COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12
Date : 20120322
Dossier : 33594
Entre :
Gilles Doré
Appelant
et
Pierre Bernard, ès qualités de syndic adjoint du Barreau du Québec,
Tribunal des professions et procureur général du Québec
Intimés
- et -
Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, Association canadienne des libertés civiles et Association du Jeune Barreau de Montréal
Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 72)
La juge Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Fish, Rothstein et Cromwell)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
doré c. barreau du québec
Gilles Doré Appelant
c.
Pierre Bernard, ès qualités de syndic adjoint
du Barreau du Québec, Tribunal des professions et
procureur général du Québec Intimés
et
Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada,
Association canadienne des libertés civiles et
Association du Jeune Barreau de Montréal Intervenantes
Répertorié : Doré c. Barreau du Québec
No du greffe : 33594.
2011 : 26 janvier; 2012 : 22 mars.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Rochon, Dufresne et Léger), 2010 QCCA 24, [2010] R.J.Q. 77, 326 D.L.R. (4th) 749, [2010] J.Q. no 88 (QL), 2010 CarswellQue 77, qui a confirmé une décision du juge Déziel, 2008 QCCS 2450 (CanLII), [2008] J.Q. no 5222 (QL), 2008 CarswellQue 5285, qui avait rejeté une requête en révision judiciaire d’une décision du Tribunal des professions, 2007 QCTP 152 (CanLII), [2007] D.T.P.Q. no 152 (QL). Pourvoi rejeté.
Sophie Dormeau et Sophie Préfontaine, pour l’appelant.
Claude G. Leduc et Luce Bastien, pour l’intimé Pierre Bernard, ès qualités de syndic adjoint du Barreau du Québec.
Dominique A. Jobin et Noémi Potvin, pour les intimés le Tribunal des professions et le procureur général du Québec.
Babak Barin et Frédéric Côté, pour l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada.
David Grossman, Sylvain Lussier, Julien Morissette et Annie Gallant, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Mathieu Bouchard et Audrey Boctor, pour l’intervenante l’Association du Jeune Barreau de Montréal.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Abella —
[1] Le présent appel porte principalement sur la décision d’un comité de discipline de réprimander un avocat pour le contenu d’une lettre qu’il a écrite à un juge après une audience.
[2] L’avocat ne conteste pas la constitutionnalité de la disposition du Code de déontologie en vertu de laquelle il a été sanctionné. Il ne conteste pas non plus, devant nous, la durée de la suspension qui lui a été infligée. Ce qu’il conteste, c’est la constitutionnalité de la décision elle‑même, puisqu’il prétend qu’elle enfreint la liberté d’expression que lui garantit la Charte canadienne des droits et libertés.
[3] Cela pose, sans détour, la question de la protection des garanties visées par la Charte et des valeurs qu’elles reflètent, dans le contexte des décisions administratives en matières contentieuses. Normalement, si un décideur a rendu une décision administrative conforme à son mandat en exerçant un pouvoir discrétionnaire, la révision judiciaire qui la concerne vise à juger de son caractère raisonnable. Ainsi, la question à trancher est celle de savoir si la présence d’une question relative à la Charte appelle le remplacement de ce cadre d’analyse de droit administratif par le test énoncé dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, test utilisé traditionnellement pour déterminer si l’État a justifié la violation de la Charte par une loi en démontrant que cette violation s’inscrit dans les limites raisonnables au sens de l’article premier.
[4] Il me semble possible de concilier les deux régimes de manière à protéger l’intégrité de chacun d’entre eux. Pour ce faire, il faut reconnaître qu’une décision administrative en matière contentieuse n’est pas assimilable à une loi qui peut, en théorie, être objectivement justifiée par l’État et que, dans ce contexte, l’analyse traditionnelle fondée sur l’article premier est boiteuse. Sur qui pèserait, par exemple, le fardeau de formuler et de défendre l’objectif urgent et réel d’une telle décision administrative, sans parler du fardeau de démontrer l’existence d’un lien rationnel, d’une atteinte minimale ainsi que la proportionnalité de cette atteinte à l’objectif visé? Par ailleurs, la protection des garanties visées par la Charte constitue une obligation fondamentale et omniprésente, quel que soit le forum décisionnel qui en assure l’application. Dans ce contexte, comment pouvons‑nous assurer cette protection constitutionnelle rigoureuse tout en reconnaissant que l’évaluation doit nécessairement être modulée de manière à ce qu’elle soit adaptée à ce qui est évalué et à l’instance qui y procède ?
[5] Nous le faisons en reconnaissant que même si l’application convenue du test énoncé dans Oakes pourrait ne pas convenir dans le contexte d’une décision administrative en matière contentieuse, en extraire l’essence fait intervenir les mêmes réflexes justificateurs : l’équilibre et la proportionnalité. Je ne vois rien dans l’approche du droit administratif qui soit intrinsèquement incompatible avec la solide protection conférée par la Charte — soit la protection des garanties qui y sont énoncées et des valeurs qu’elle consacre — que nous attendons d’une analyse conforme à Oakes. De plus, la notion de déférence applicable en droit administratif ne devrait pas plus constituer un obstacle à une protection constitutionnelle efficace que ne le fait la marge d’appréciation quand nous appliquons l’analyse complète fondée sur l’article premier.
[6] Lorsque nous cherchons à déterminer si une loi viole la Charte, nous mettons en balance les objectifs urgents et réels du gouvernement, d’une part, et le degré d’atteinte au droit en cause protégé par la Charte, d’autre part. Si la loi ne restreint pas plus le droit qu’il n’est raisonnablement nécessaire de le faire pour atteindre les objectifs visés, la violation sera jugée proportionnelle et, de ce fait, la restriction raisonnable au sens de l’article premier. Toutefois, lorsque nous nous demandons si une décision en matière contentieuse viole la Charte, nous sommes appelés à mettre en balance des considérations quelque peu différentes, bien que liées. En effet, il s’agit alors de déterminer si le décideur a restreint le droit protégé par la Charte de manière disproportionnée et donc déraisonnable. Dans les deux cas, nous cherchons à savoir si un juste équilibre a été atteint entre les droits et les objectifs et, dans les deux cas aussi, les exercices visent à garantir que les droits en cause ne sont pas restreints de manière déraisonnable.
[7] Comme la Cour l’a déjà souligné, le plus récemment dans l’arrêt Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, la nature de l’analyse du caractère raisonnable est toujours tributaire du contexte. Dans celui de la Charte, cette analyse du caractère raisonnable porte avant tout sur la proportionnalité, soit, sur la nécessité d’assurer que la décision n’interfère avec la garantie visée par la Charte pas plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs visés par la loi. Si la décision porte atteinte à la garantie de manière disproportionnée, elle est déraisonnable. Si, par contre, elle établit un juste équilibre entre le mandat et la protection conférée par la Charte, elle est raisonnable.
[8] En l’espèce, la décision du Comité de discipline de réprimander l’avocat a établi un juste équilibre, soit un équilibre proportionné, entre son mandat — qui consiste à garantir que les avocats agissent avec « objectivité, [. . .] modération et [. . .] dignité » — et le droit de l’avocat concerné à la libre expression. Par conséquent, cette décision est raisonnable.
Contexte
[9] Me Gilles Doré représentait M. Daniel Lanthier dans une instance criminelle. Les 18 et 19 juin 2001, il comparaissait devant le juge Boilard de la Cour supérieure du Québec pour demander l’arrêt des procédures ou, subsidiairement, la mise en liberté sous caution de son client. Au cours de la plaidoirie de Me Doré, le juge Boilard a dit à son sujet qu’« un avocat insolent est rarement utile à son client ». Dans les motifs écrits de la décision rendue le 21 juin 2001 par laquelle il a rejeté la requête de Me Doré, le juge Boilard a formulé d’autres critiques à l’égard de l’avocat (R. c. Lanthier, 2001 CanLII 9351), l’accusant de faire de la « rhétorique ronflante et de l’hyperbole », ajoutant que la cour devait « mettre de côté » son « outrecuidance ». Il a qualifié la requête de Me Doré de « tout à fait ridicule » et l’un de ses arguments d’« argutie sans fondement ». Enfin, il a également écrit qu’« obnubilé ou obsédé dans sa vision d’une réalité étriquée, non conforme aux faits, Me Doré n’a rien fait pour assister son client à se décharger de son fardeau ».
[10] Le 21 juin, Me Doré a adressé une lettre privée au juge Boilard, dans laquelle il écrivait :
SOUS RÉSERVE ET SANS ADMISSION
Monsieur,
Je sors à peine de cour. Il y a quelques minutes, vous cachant lâchement derrière votre statut, vous avez tenu à mon égard des propos aussi injustes qu’injustifiés, parsemés ici et là dans une décision dont la bonne foi sera vraisemblablement débattue devant notre Cour d’appel.
Comme vous vous êtes défilé rapidement et avez refusé de m’entendre, je choisis la forme épistolaire pour répondre à titre purement personnel aux propos tout aussi personnels que vous vous êtes permis à mon endroit. La présente est donc d’homme à homme, hors le circuit de ma profession et de vos fonctions.
Si ce qui suit ne vous a jamais été signalé, il était grand temps que ça le soit. Si votre incapacité chronique à maîtriser quelque aptitude sociale (« social skills » vous qui aimez tant l’anglais) vous a amené à adopter un comportement pédant, hargneux et mesquin dans votre vie de tous les jours, peu m’importe; cela semble après tout vous convenir.
Si toutefois, délibérément, vous importez ces traits de caractère dans l’exercice de votre magistrature et que vous en faites votre marque de commerce, cela m’importe beaucoup et il me semble approprié de vous en faire part.
En effet, vos connaissances juridiques qui semblent rallier l’approbation d’un certain nombre de vos collègues, sont loin d’être suffisantes pour faire de vous ce que vous auriez pu et du [sic] être au plan professionnel. Votre détermination à évacuer toute humanité de votre magistrature, votre capacité d’écoute à toutes fins pratiques nulle et votre propension à vous servir de votre tribune — de laquelle vous n’avez pas le courage de faire face à l’expression d’opinions contraires aux vôtres — pour vous adonner à des attaques personnelles d’une mesquinerie à ce point repoussante qu’elles en sont vulgaires, non seulement confirme [sic] l’être exécrable qu’on devine mais encore, font de votre magistrature une honte pour ce poste extraordinairement important qui vous fut jadis confié.
J’aurais bien aimé vous en faire part personnellement mais je doute fort que dans votre arrogance et en l’absence de votre paravent judiciaire, vous soyez capable de faire face à vos détracteurs.
Pis encore, vous avez la pire des tares pour un homme de votre position : vous êtes foncièrement injuste et je doute que cela puisse changer un jour.
Sincèrement,
Gilles Doré
P.S. Comme cette missive est à titre purement personnelle [sic], je ne vois nullement la nécessité d’en faire la diffusion.
(Jugement de la C.A., 2010 CAQ 24, 326 D.L.R. (4th) 749, par. 5)
[11] Le lendemain, soit le 22 juin 2001, Me Doré a écrit à la juge en chef Lyse Lemieux et expédié une copie conforme de cette lettre au juge Boilard. Il a clairement indiqué que cette démarche ne constituait pas une plainte à l’endroit du juge Boilard. Il demandait plutôt, respectueusement, de ne plus avoir à plaider devant ce juge, parce qu’il craignait de ne pas pouvoir représenter ses clients adéquatement devant lui.
[12] Le 10 juillet 2001, Me Doré a saisi le Conseil canadien de la magistrature d’une plainte au sujet de la conduite du juge Boilard. Le 13 juillet, la juge en chef Lemieux a transmis une copie de la lettre envoyée au juge Boilard par Me Doré au syndic du Barreau du Québec, l’organisme responsable dans cette province des questions disciplinaires concernant les avocats.
[13] Au mois de mars 2002, le syndic adjoint a formulé une plainte contre Me Doré fondée sur la lettre qu’il avait adressée au juge Boilard. Selon cette plainte, l’avocat avait contrevenu à l’art. 2.03 du Code de déontologie des avocats, R.R.Q. 1981, ch. B‑1, r. 1, et manqué à son serment d’office. L’article 2.03 énonçait que : « [l]a conduite de l’avocat doit être empreinte d’objectivité, de modération et de dignité. »
[14] Entre le dépôt de la plainte du syndic adjoint contre Me Doré et l’audience disciplinaire, un comité de juges nommés par le Conseil canadien de la magistrature pour étudier la plainte formulée par Me Doré a communiqué ses conclusions au plaignant et au juge en leur expédiant des lettres le 15 juillet 2002. Le comité a conclu que le juge Boilard avait fait des « remarques désobligeantes et injustifiées à Me Doré » et il a notamment indiqué que de :
. . . parler de la « rhétorique ronflante et de l’hyperbole » et de l’« outrecuidance » de l’avocat qui plaide devant vous, de toute évidence de bonne foi, est inutilement offensant. Répliquer à un avocat, qui soumet que vous ne l’avez pas laissé plaider, « qu’un avocat insolent est rarement utile à son client » n’est [sic] non seulement injustifié dans les circonstances mais risque de porter atteinte à la réputation de l’avocat en tant que professionnel devant son client, ses paires [sic] et le public. Dire à un avocat qui plaide devant vous que « j’ai l’impression que cela va être pénible » abaisse gratuitement l’avocat. Qualifier une procédure devant la Cour « de tout à fait ridicule » est inutilement humiliant. Le sous‑comité est d’avis que de tels commentaires sembleraient témoigner d’une attitude de dédain envers l’avocat non seulement en tant qu’individu, mais aussi en tant que professionnel.
La preuve décèle un manque flagrant de respect envers un officier de la Cour, dont Me Doré qui, en tout temps, est néanmoins resté respectueux envers le Tribunal. La preuve révèle en outre des écarts d’impatience de votre part qui surprennent, face au devoir de tout juge d’écouter les parties et les avocats en toute sérénité. Le sous‑comité est d’avis qu’en abusant ainsi de votre pouvoir de magistrat, vous avez non seulement terni votre image de justicier mais vous avez également porté atteinte à la magistrature, dont l’image en est sortie malheureusement amoindrie. Le sous‑comité vous rappelle que votre indépendance et votre autorité en tant que juge ne vous dispensent pas de respecter la dignité de tout individu qui se trouve à plaider devant vous. Dispenser justice en insultant gratuitement l’avocat ne sied ni au juge, ni à la magistrature.
Ayant également pris connaissance des jugements de la Cour d’appel du Québec dans R. c. Proulx, R. c. Bisson et R. c. Callochia, le sous‑comité a pu constater votre penchant à vous servir de votre tribune pour dénigrer injustement l’avocat qui paraît devant vous. La transcription de l’audience du 9 avril 2002 dans Sa Majesté la Reine c. Sébastien Beauchamp, qui témoigne d’attaques personnelles à l’encontre d’un autre avocat, est venue également confirmer que la plainte de Me Doré ne soulève pas un cas unique ou isolé, mais témoigne d’un comportement et de propos excessifs qui semblent s’inscrire dans une attitude plus générale. Qu’une telle attitude puisse perdurer, malgré les avertissements de la Cour d’appel, est un constat troublant, de l’avis du sous‑comité, pour autant que cela continue.
Le sous‑comité est d’avis que vos écarts d’impatience et vos remarques immodérées faites à l’égard d’un officier de la Cour, Me Doré, sont inacceptables et méritent la désapprobation du sous‑comité conformément au paragraphe 55(2) du Règlement administratif du Conseil.
Le sous‑comité a pris soin de noter que vous vous en remettiez à la décision du sous‑comité et prend pour acquis que le fait que Me Doré se soit plaint vous fasse réfléchir et vous rappelle votre obligation de magistrat de traiter tout avocat qui se présente devant vous avec respect et courtoisie.
[15] Le 22 juillet 2002, après avoir écopé de cette réprimande, le juge Boilard s’est récusé dans un procès complexe intenté contre les Hell’s Angels et lié au procès dans lequel Me Doré représentait M. Daniel Lanthier. Par suite de cette récusation, le procureur général du Québec a demandé au Conseil canadien de la magistrature de mener une enquête. Au terme de celle‑ci, le Conseil a conclu que le juge Boilard ne s’était pas conduit de façon inappropriée en se récusant.
[16] Pour ce qui est de Me Doré, l’audition de la plainte par le Comité de discipline du Barreau du Québec s’est déroulée entre les mois d’avril 2003 et de janvier 2006. Dans une décision rendue le 18 janvier 2006, le Comité de discipline a conclu que la lettre de Me Doré « est de nature à choquer et constitue des propos grossiers et injurieux » (2006 CanLII 53416, par. 58). Il a jugé que les propos de l’avocat n’avaient que peu de valeur sur le plan expressif parce qu’il ne s’agissait que d’« opinions, [de] perceptions et [d’]insultes » (par. 62). Le Comité de discipline a rejeté l’argument de Me Doré selon lequel la lettre était de nature privée, jugeant que c’est en tant qu’avocat qu’il l’avait écrite. Il a également conclu que l’avocat ne pouvait invoquer la conduite du juge Boilard pour justifier la lettre.
[17] Le Comité de discipline a également rejeté l’argument de Me Doré selon lequel l’art. 2.03 violerait l’al. 2b) de la Charte. Tout en reconnaissant que la disposition restreint la liberté d’expression, le Comité a conclu comme suit :
Il s’agit d’une restriction à la liberté d’expression qui est tout à fait raisonnable, voire même nécessaire dans le système de droit canadien où les avocats et les juges doivent collaborer entre eux dans les meilleurs intérêts de la justice. [Par. 88]
En outre, le Comité a conclu que Me Doré avait librement adhéré à une profession régie par un code de déontologie dont il savait qu’il limiterait sa liberté d’expression. Si ces règles peuvent « être perçu[e]s comme des restrictions imposées aux membres du Barreau en comparaison avec la liberté dont peuvent bénéficier les autres citoyens canadiens », il s’agit d’une « contrepartie aux privilèges qui sont accordés aux avocats qui sont membre [sic] d’une “profession à exercice exclusif” » (par. 109‑110). Le 24 juillet 2006, la même formation du Comité de discipline, estimant que le manquement de Me Doré à son obligation était grave et qu’il n’avait exprimé aucun repentir, a prononcé la sanction qu’il lui infligeait, soit une suspension de son droit de pratique durant 21 jours (2006 CanLII 53436).
[18] Me Doré a interjeté appel des décisions du Comité de discipline devant le Tribunal des professions, invoquant plusieurs moyens (2007 TPQC 152 (CanLII)). Cette fois, il n’a pas contesté la constitutionnalité de l’art. 2.03. Il a plutôt fait valoir que l’application des dispositions pertinentes par le Comité de discipline était inconstitutionnelle, puisque les commentaires qu’il avait formulés étaient protégés par l’al. 2b) de la Charte.
[19] Le Tribunal a examiné la constitutionnalité de la décision du Comité de discipline selon la norme de la décision correcte, mais il a précisé que l’application intégrale de l’analyse élaborée dans Oakes fondée sur l’article premier de la Charte ne convenait pas à l’égard des décisions applicables à une seule personne. Il a conclu que « [l]a question se réduit [plutôt] à un problème de proportionnalité ou, plus précisément, de restriction minimale du droit garanti » (par. 69, citant Multani c. Commission scolaire Marguerite‑Bourgeois, 2006 CSC 6, [2006] 1 R.C.S. 256, par. 155). Compte tenu des circonstances, le Tribunal a jugé que la décision du Comité d’imposer une mesure disciplinaire à Me Doré constituait une « restriction minimale de la liberté d’expression » (par. 76). Il a écarté l’argument de Me Doré selon lequel les remarques désobligeantes du juge Boilard justifiaient sa lettre. Il n’a pas non plus retenu l’argument du caractère privé de la lettre, estimant que Me Doré n’avait pas cessé « d’être officier de justice et avocat » (par. 77) et qu’il n’avait pas fait preuve de l’objectivité, de la modération et de la dignité qu’on attendait de lui. Même s’il a jugé que la sanction infligée par le Comité de discipline était « sévère » (par. 135), le Tribunal a conclu qu’elle n’était pas déraisonnable compte tenu de la gravité de la conduite de Me Doré et de son absence de repentir.
[20] À l’issue d’une révision judiciaire, la Cour supérieure du Québec a maintenu la décision du Tribunal, a notamment souscrit à l’opinion de ce dernier que la lettre ne constituait pas un acte privé et a conclu que le raisonnement du Tribunal était « sans reproche » (2008 CSQ 2450 (CanLII), par. 105, 109, 139 et 149). La Cour supérieure a jugé, en outre, qu’en concluant à l’existence d’une restriction minimale à la liberté d’expression de Me Doré, le Tribunal avait « implicitement » statué que la restriction était « justifiée dans une société libre et démocratique » (par. 104).
[21] La Cour d’appel du Québec a jugé qu’en raison du statut et de la fonction des parties, Me Doré ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que sa lettre demeure confidentielle ou privée. La Cour d’appel a toutefois reconnu que la décision du Comité de discipline contrevenait à l’al. 2b) mais, au terme d’une analyse complète fondée sur l’article premier, a conclu que la lettre de Me Doré revêtait une « importance limitée [. . .] par rapport aux valeurs sous‑jacentes à la liberté d’expression, soit la recherche de la vérité, la participation à la prise de décision d’intérêt social et politique, la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement » (par. 36). Soulignant l’importance de l’objectif de protection du public, la Cour d’appel a considéré que la décision du Comité de discipline avait un lien rationnel avec cet objectif en raison, notamment, de la position importante du juge dans le système judiciaire. Concernant l’atteinte minimale, après examen de la décision et de la sanction, la Cour d’appel a statué que, bien que cette dernière fût sévère, elle visait la manière dont Me Doré avait critiqué le juge Boilard, sans en interdire l’expression elle‑même :
La décision attaquée me semble mesurée et constitue, en l’espèce, une application correcte de l’article 2.03 de Code de déontologie. La sanction est importante (suspension du droit de pratique durant 21 jours). Elle comporte également le stigmate attaché à la culpabilité disciplinaire. Elle n’est toutefois pas déraisonnable. Elle m’apparaît empreinte de retenue à l’égard d’un avocat qui a commis une faute déontologique grave. [Par. 47]
La Cour d’appel a conclu que la décision avait des effets proportionnels aux objectifs qu’elle visait.
Analyse
[22] Me Doré fonde sa thèse sur sa prétention que le fait de conclure à une violation du Code de déontologie enfreint la liberté d’expression protégée par l’al. 2b) de la Charte. Puisque la radiation avait déjà pris fin lorsqu’il a été entendu par la Cour d’appel, Me Doré n’a pas interjeté appel de la sanction. Nous n’avons donc pas à nous prononcer sur le caractère raisonnable de sa durée.
[23] Il ressort clairement des décisions du Tribunal et des cours qui ont procédé à la révision judiciaire en l’espèce qu’une certaine confusion entoure la question du cadre d’analyse applicable pour examiner la conformité des décisions administratives aux valeurs consacrées par la Charte. Certaines cours de justice ont eu recours au cadre d’analyse fondé sur l’article premier élaboré dans Oakes, qui sert à juger de la conformité des lois à la Charte, tandis que d’autres ont appliqué l’approche classique de la révision judiciaire.
[24] Il va sans dire que les décideurs administratifs doivent agir de manière compatible avec les valeurs sous‑jacentes à l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire, y compris les valeurs consacrées la Charte (voir Chamberlain c. Surrey School District No. 36, 2002 CSC 86, [2002] 4 R.C.S. 710, par. 71; Pinet c. St. Thomas Psychiatric Hospital, 2004 CSC 21, [2004] 1 R.C.S. 528, par. 19‑24; et Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815, par. 62‑75). La question est donc celle de savoir quel cadre d’analyse il faut utiliser pour examiner l’application de ces valeurs.
[25] Dans l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, le juge Lamer a affirmé, dans des motifs concordants, que la décision rendue par un arbitre du travail était assujettie à la Charte. Il s’est, en outre, servi du cadre d’analyse fondé sur l’article premier élaboré dans Oakes pour apprécier la conformité à la Charte de la sentence arbitrale en cause dans cette affaire. Au nom des juges majoritaires de la Cour, le juge en chef Dickson a jugé, comme le juge Lamer, que les décisions administratives étaient assujetties à la Charte. Cela étant dit, tout en recourant au cadre d’analyse établi dans Oakes, il a notamment souligné, faisant en cela preuve de prescience, que « [l]e rapport précis entre la norme traditionnelle de contrôle, en droit administratif, du caractère déraisonnable manifeste et la nouvelle norme constitutionnelle de contrôle va se dégager de la jurisprudence à venir » (p. 1049 (Je souligne)).
[26] Or, l’approche adoptée dans Slaight ne peut être correctement interprétée que dans son contexte. Fait important, c’est devant ce qui semblait être l’incapacité du droit administratif de traiter des violations de la Charte dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire que le juge Lamer a jugé que les décisions administratives de nature discrétionnaire, mettant en cause les valeurs consacrées par la Charte, devraient être révisées en appliquant le cadre d’analyse élaboré dans Oakes. Cette conclusion imprègne l’ensemble des motifs formulés dans Slaight. Comme la professeure Geneviève Cartier l’a souligné :
[traduction]
[. . .] bien que, selon le juge Lamer, la norme de droit administratif ne soit pas adaptée aux contestations fondées sur la Charte, parce qu’elle ne permet pas d’examiner à fond les décisions de nature discrétionnaire, le juge en chef Dickson a estimé qu’elle n’est pas adaptée parce qu’elle ne permet pas de décortiquer adéquatement l’examen des valeurs que comportent les litiges intéressant la Charte.
(The « Baker Effect : A New Interface Between the Canadian Charter of Rights and Freedoms and Administrative Law — The Case of Discretion » dans David Dyzenhaus, éd., The Unity of Public Law (2004), 61, p. 68)
[27] L’approche adoptée dans l’arrêt Slaight a suscité des préoccupations chez les universitaires spécialisés en droit administratif. Le professeur John Evans a soutenu que si les tribunaux étaient trop prompts à esquiver le droit administratif au profit d’analyses fondées sur la Charte, [traduction] « une source précieuse de connaissances et d’expériences en matière de droit et de gouvernance ne sera pas prise en compte ou sera complètement perdue » (« The Principles of Fundamental Justice : The Constitution and the Common Law » (1991), 29 Osgoode Hall L.J. 51, p. 73). Dans le même ordre d’idées, la professeure Cartier a affirmé que l’approche préconisée dans Slaight réduisait le rôle du droit administratif à [traduction] « déterminer la compétence de façon formelle en fonction de l’interprétation des lois », et que cela empêche la révision de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les « valeurs » et donne « une image appauvrie du droit administratif » (p. 68‑69).
[28] La portée de la révision des décisions administratives de nature discrétionnaire qui a servi de toile de fond à la décision rendue dans Slaight a été modifiée par la décision de la Cour dans l’affaire Baker c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 65. Dans cet arrêt, la juge L’Heureux‑Dubé a conclu que les décideurs administratifs devaient tenir compte des valeurs canadienne fondamentales, notamment celles consacrées par la Charte, lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire (Baker, par. 53‑56).
[29] Fort de la décision rendue dans Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227 (« S.C.F.P. »), l’arrêt Baker s’est davantage écarté des principes énoncés par Dicey. En reconnaissant que les décideurs administratifs sont à la fois liés par des valeurs fondamentales et habilités à statuer sur elles, Baker leur a cédé le pouvoir d’interprétation quant à ces questions (David Dyzenhaus et Evan Fox‑Decent, « Rethinking the Process/Substance Distinction : Baker v. Canada » (2001), 51 U.T.L.J. 193, p. 240). La Charte peut ainsi [traduction] « favoriser le développement » du droit administratif en mettant l’accent pour que les valeurs qu’elle consacre infusent l’enquête (Cartier, p. 75 et 86; voir également Mary Liston, « Governments in Miniature : The Rule of Law in the Administrative State », dans Colleen M. Flood et Lorne Sossin, édit., Administrative Law in Context (2008), 77, p. 100; Susan L. Gratton et Lorne Sossin, « In Search of Coherence : The Charter and Administrative Law under the McLachlin Court », dans David A. Wright and Adam M. Dodek, eds., Public Law at the McLachlin Court: The First Decade (2011), 145, p. 157‑58).
[30] Lorsque l’affirmation qui précède est appréciée au regard des décisions ultérieures de la Cour, nous entrevoyons une relation entre la Charte, les tribunaux et le droit administratif complètement différente de celle qui dont il a été question pour la première fois dans Slaight. Dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour a conclu que la révision judiciaire doit être orientée par une politique de retenue justifiée par le respect de la volonté du législateur, le respect de l’expertise spécialisée que possèdent les décideurs administratifs et la reconnaissance que les cours de justice n’ont pas le pouvoir exclusif de statuer sur toutes les questions dans le domaine administratif (par. 49). Dans R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765, par. 78‑82, s’appuyant sur l’évolution de la jurisprudence, la Cour a conclu que les tribunaux administratifs dotés du pouvoir de trancher des questions de droit ont le pouvoir d’appliquer la Charte et d’accorder les réparations qu’autorise cette dernière dans les affaires dont ils sont régulièrement saisis.
[31] Cela étant dit, depuis, comme l’avait prédit le juge en chef Dickson, notre Cour a exploré différentes méthodes d’examen de la constitutionnalité des décisions administratives. Elle a oscillé entre, d’une part, l’approche fondée sur les valeurs préconisées dans Baker et, d’autre part, le modèle plus formaliste préconisé dans Slaight. L’approche proposée par le juge Lamer dans Oakes et fondée sur l’article premier a été suivie dans Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483, Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, Eldridge c. British Columbia (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283 et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442.
[32] Dans d’autres affaires, plus particulièrement des affaires récentes, c’est plutôt l’analyse droit administratif /révision judiciaire qui a été effectuée pour déterminer si le décideur a pris suffisamment compte des valeurs consacrées par la Charte. C’est cette approche qui a été privilégiée dans Baker, Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772, Chamberlain; Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 2, [2002] 1 R.C.S. 72, Pinet; Lake c. Canada (ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, et Criminal Lawyers’ Association; et Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 R.C.S. 281.
[33] C’est dans Multani que notre Cour a utilisé pour la dernière fois l’analyse intégrale fondée sur l’article premier élaborée dans Oakes pour juger de la conformité à la Charte de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi. La doctrine qui a suivi a été uniformément critique. En somme, les auteurs, pour la plupart, ont fait valoir que le recours à une analyse fondée strictement sur l’art. 1 réduisait le droit administratif à un rôle formel dans le contexte de la révision de l’exercice du pouvoir discrétionnaire (voir Gratton et Sossin, p. 157; David Mullan, « Administrative Tribunals and Judicial Review of Charter Issues after Multani » (2006) 21 N.J.C.L. 127; Stéphane Bernatchez, « Les rapports entre le droit administratif et les droits et libertés : la révision judiciaire ou le contrôle constitutionnel? » (2010), 55 McGill L.J. 641).
[34] Depuis le prononcé de cet arrêt, et en grande partie à cause de la révision du modèle d’analyse des décisions administratives opérée par Dunsmuir, notre Cour semble s’être écartée de Multani, ce qui laisse croire qu’elle a peut‑être [traduction] « décidé de faire table rase avant d’établir une nouvelle cohérence en droit public » (Gratton et Sossin, p. 161). Aujourd’hui, la Cour a deux options quant à la révision des décisions administratives de nature discrétionnaire qui soulèvent des questions relatives aux valeurs consacrées par la Charte. La première consiste à adopter le cadre d’analyse décrit dans Oakes et élaboré pour examiner la constitutionnalité des lois. Cette approche protège indéniablement les droits visés par la Charte, mais elle le fait au détriment d’une conception plus riche du droit administratif. Comme l’exprime le professeur Evans, si les tribunaux étaient trop prompts à esquiver le droit administratif au profit de la Charte, [traduction] « une source précieuse de connaissance et d’expérience en matière de droit et de gouvernance ne sera pas prise en compte ou sera complètement perdue ».
[35] En choisissant plutôt la seconde option, la Cour donnerait son aval à cette conception plus riche du droit administratif en vertu de laquelle le pouvoir discrétionnaire est exercé « à l’aune des garanties constitutionnelles et des valeurs que comportent celles‑ci » (Multani, par. 152, le juge LeBel). Cette approche n’exige pas de se rabattre sur l’analyse requise par l’article premier telle qu’elle a été établie dans Oakes pour protéger les valeurs consacrées par la Charte; elle suppose plutôt que les décisions administratives prennent toujours en considération les valeurs fondamentales. La Charte n’agit alors que comme [traduction] « un rappel que certaines valeurs sont manifestement fondamentales et [. . .] ne peuvent être violées à la légère » (Cartier, p. 86). L’approche du droit administratif reconnaît, en outre, la légitimité que la Cour a donnée à la prise de décisions administratives dans des arrêts tels Dunsmuir et Conway. Ces derniers soulignent que les organismes administratifs ont le pouvoir, et même le devoir, de tenir compte des valeurs consacrées par la Charte dans leur domaine d’expertise. Intégrer ces valeurs dans l’approche qui préconise l’application des règles de droit administratif et reconnaître l’expertise des décideurs administratifs instaure [traduction] « un dialogue institutionnel quant à l’utilisation qui doit être faite du pouvoir discrétionnaire et quant à la révision appropriée de son exercice plutôt que de faire appel à la relation plus ancienne d’autorité et de contrôle » (Liston, p. 100).
[36] Comme la juge en chef McLachlin l’a expliqué dans Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, l’examen de la constitutionnalité d’une loi doit être différent de la révision d’une décision administrative qui est contestée parce qu’elle porterait atteinte aux droits d’un individu en particulier (voir également Bernatchez). Lorsque les valeurs consacrées par la Charte sont appliquées à une décision administrative particulière, elles sont appliquées relativement à un ensemble précis de faits. Dunsmuir nous dit que la retenue s’impose dans un tel cas (par. 53; voir aussi Suresh c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, par. 39). Par contre, lorsqu’on vérifie si une « loi » particulière respecte la Charte, il est question de principes d’application générale.
[37] L’approche plus souple du droit administratif pour mettre en balance les valeurs consacrées par la Charte est également plus compatible avec la nature de la prise de décision qui découle de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Quoi qu’il en soit, certains aspects du test élaboré dans Oakes conviennent peu à la révision des décisions prises à la suite de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, qu’elles aient été prises par des juges ou par des décideurs administratifs. Par exemple, la Cour a jugé que l’exigence de l’article premier selon laquelle la restriction doit découler de l’application d’une « règle de droit » s’applique à des normes dont l’« adoption est autorisée par une loi, [des normes, en outre,] obligatoires et d’application générale et [. . .] suffisamment accessibles et précis[es] pour ceux qui y sont assujettis. » (Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 312, [2009] 2 R.C.S. 295, par. 53).
[38] En outre, lorsqu’un décideur exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère une disposition législative ou un régime légal dont la constitutionnalité n’est pas contestée, il est difficile, d’un point de vue conceptuel, d’imaginer ce qui pourrait constituer l’« objectif urgent et réel » d’une décision ou de savoir qui devrait assumer le fardeau de le définir et de le défendre.
[39] La Cour a déjà reconnu la difficulté que pose l’application du cadre d’analyse formulé dans Oakes au‑delà du contexte de la révision d’une loi ou d’un autre type de règles de droit d’application générale. Le défi s’est posé lorsqu’il s’est agi d’appliquer les valeurs protégées par la Charte à la common law [traduction] « qui ne recèle aucun texte réglementaire qui puisse être examiné en terme d’objectif, de lien rationnel, d’atteinte minimale et d’effet proportionnel » (Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. Supp.) vol. 2, art. 38.15). Dans R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63, par exemple, la Cour devait évaluer la règle de common law relative à l’établissement de l’existence de l’intention dans le cas d’une intoxication extrême. Elle a conclu qu’il n’était pas nécessaire de procéder à l’analyse prescrite par Oakes dans le contexte de la révision d’une règle de common law pour s’assurer de sa conformité aux valeurs consacrées par la Charte :
S’il est possible d’énoncer une nouvelle règle de common law qui ne contrevienne pas au droit de l’accusé de contrôler la conduite de sa défense, je n’ai aucune difficulté à imaginer que la Cour puisse simplement la formuler, en remplacement de l’ancienne, sans chercher à savoir si l’ancienne règle pourrait néanmoins être maintenue en vertu de l’article premier de la Charte. Vu que la règle de common law a été créée par des juges et non par le législateur, l’égard que les tribunaux doivent avoir envers les organismes élus n’est pas en cause. S’il est possible de reformuler une règle de common law de façon qu’elle ne s’oppose pas aux principes de justice fondamentale, il faudrait le faire. [p. 93‑94; Citant R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 978.]
[40] Dans Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, la Cour a explicitement rejeté, pour deux raisons, l’utilisation du cadre d’analyse formulé dans Oakes lorsqu’il s’est agi d’élaborer la common law en matière de diffamation. Premièrement, quand il est question d’interpréter une règle de common law, il n’y a pas de violation d’un droit visé par la Charte, mais plutôt un conflit entre deux principes, de sorte que, d’une part, « la pondération doit être plus souple que l’analyse traditionnelle effectuée en vertu de l’article premier » et que, d’autre part, les valeurs consacrées par la Charte offrent alors des lignes directrices quant à toute modification de la common law (par. 97). Deuxièmement, la Cour a souligné que « le partage habituel du fardeau dans [une] contestation fondée sur la Charte » ne convenait pas pour un litige privé en common law puisque la partie qui cherche à faire modifier la common law ne devrait pas pouvoir profiter d’un renversement du fardeau de la preuve (par. 98). La Cour a donc examiné « la common law de la diffamation à la lumière des valeurs de la Charte » (par. 99). De plus, dans Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640, la Cour s’est fondée sur les valeurs consacrées par la Charte pour introduire dans le droit relatif à la diffamation le nouveau moyen de défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public, et ce, sans faire intervenir l’analyse élaborée dans Oakes.
[41] L’arrêt S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi‑Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156, est un autre exemple de décision allant en ce sens. Il s’agit de l’affaire où la Cour a traité de la notion de common law de piquetage secondaire. Or, après avoir conclu que la liberté d’expression était en jeu, elle n’a pas procédé à l’analyse décrite dans Oakes. Elle a plutôt conclu que la question qu’il fallait se poser était celle de savoir quelle est « l’approche [pour régir le piquetage secondaire] qui pondère le mieux les intérêts en jeu, d’une façon conforme aux valeurs fondamentales reflétées dans la Charte » (par. 65).
[42] Ainsi, même si toutes ces causes mettaient en jeu des valeurs consacrées par la Charte, la Cour n’a pas jugé bon d’utiliser le test élaboré dans Oakes pour décider si ces valeurs avaient été suffisamment prises en compte. Il en va de même, à mon avis, dans le contexte du droit administratif, où les décideurs sont appelés à exercer le pouvoir discrétionnaire que leur confère la loi en s’assurant de protéger les droits visés par la Charte.
[43] Quel est l’effet de cette approche sur la norme de révision applicable à l’appréciation de la conformité d’une décision administrative aux valeurs consacrées par la Charte? Il ne fait aucun doute que la décision d’un tribunal administratif au sujet de la constitutionnalité d’une loi s’examine suivant la norme de la décision correcte (Dunsmuir, par. 58). Cela étant dit, compte tenu de la jurisprudence de la Cour, il n’est pas du tout clair, selon moi, que c’est cette norme qu’il faut appliquer pour déterminer si un décideur administratif a suffisamment tenu compte des valeurs consacrées par la Charte en rendant une décision à la suite de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire.
[44] La Cour a approfondi la question de la norme de contrôle applicable aux décisions d’organismes disciplinaires dans l’arrêt Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247, antérieur à Dunsmuir, et le juge Iacobucci y a retenu la norme de la décision raisonnable pour l’examen de la sanction infligée à l’égard d’une faute professionnelle :
Bien que la loi prévoie un droit d’appel des décisions du comité de discipline, l’expertise du comité, l’objet de sa loi habilitante et la nature de la question en litige militent tous en faveur d’un degré plus élevé de déférence que la norme de la décision correcte. Ces facteurs indiquent que le législateur voulait que le comité de discipline du barreau autonome soit un organisme spécialisé ayant comme responsabilité primordiale la promotion des objectifs de la Loi par la surveillance disciplinaire de la profession et, au besoin, le choix de sanctions appropriées. Compte tenu de l’ensemble des facteurs pris en compte dans l’analyse qui précède, je conclus que la norme appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter. Par conséquent, sur la question de la sanction appropriée pour le manquement professionnel, la Cour d’appel ne devrait pas substituer sa propre opinion quant à la réponse « correcte » et ne peut intervenir que s’il est démontré que la décision est déraisonnable. [Je souligne; par. 42.]
[45] Je suis d’avis que, si on applique les principes établis dans Dunsmuir, la norme de la décision raisonnable reste celle à laquelle il faut recourir pour réviser les décisions des comités de discipline. Il s’agit donc de se demander si c’est une norme différente dont les tribunaux doivent se servir lorsque l’analyse porte sur l’application par l’organisme disciplinaire des garanties visées par la Charte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré. À mon avis, il n’y a pas lieu d’appliquer une norme différente du fait que la Charte est en cause.
[46] Le premier point à considérer est l’expertise des tribunaux administratifs concernant leur loi constitutive. L’arrêt Dunsmuir, citant le professeur David Mullan, a confirmé qu’il importait de reconnaître que
[traduction]
les personnes qui se consacrent quotidiennement à l’application de régimes administratifs souvent complexes possèdent ou acquièrent une grande connaissance ou sensibilité à l’égard des impératifs et des subtilités des régimes législatifs en cause. . .
(par. 49, citant « Establishing the Standard of Review: The Struggle for Complexity? » (2004), 17 C.J.A.L.P. 59, p. 93.)
Comme le professeur Evans l’a souligné, les [traduction] « motifs invoqués pour faire montre de retenue dans le cadre de l’examen des décisions d’organismes relatives à leur champ d’expertise ne perdent pas leur bien‑fondé du seul fait que la question en litige comporte également une dimension constitutionnelle » (p. 81).
[47] Le décideur administratif exerçant un pouvoir discrétionnaire en vertu de sa loi constitutive est, de par son expertise et sa spécialisation, particulièrement au fait des considérations opposées en jeu dans la mise en balance des valeurs consacrées par la Charte. Comme la Cour l’a expliqué en faisant siens les commentaires de la professeure Danielle Pinard dans Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570 :
. . . les tribunaux administratifs possèdent une compétence, une expertise et une connaissance d’un milieu particulier qu’ils pourraient avantageusement mettre au service de la mise en œuvre de la primauté de la Constitution. Leur position privilégiée quant à l’appréhension des faits pertinents leur permet d’élaborer une approche fonctionnelle des droits et libertés tout comme des préceptes constitutionnels généraux.
(p. 605, citant « Le pouvoir des tribunaux administratifs québécois de refuser de donner effet à des textes qu’ils jugent inconstitutionnels » (1987‑88), R.D. McGill 170, p. 173‑74.)
[48] Cette cause, entre autres, a illustré que la Cour reconnaît de plus en plus la position privilégiée qu’occupent les tribunaux administratifs en matière d’application de la Charte à un ensemble particulier de faits dans le contexte de leur loi habilitante (voir Conway, par. 79‑80). Comme le juge Major l’a signalé dans les motifs dissidents qu’il a signés dans Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 R.C.S. 75, leur « fonction particulière de détermination des droits au cas par cas dans leur domaine de spécialisation placerait même plutôt les tribunaux administratifs en meilleure position » pour appliquer la Charte à une situation donnée (par. 64; voir aussi S.C.F.P., p. 235‑236).
[49] Ces principes ont amené la Cour à appliquer la norme de la décision raisonnable dans Chamberlain, où la juge en chef McLachlin a conclu que le refus d’un conseil scolaire d’approuver l’utilisation de manuels présentant des familles homoparentales était déraisonnable. Elle a jugé que le conseil n’avait pas respecté les « valeurs d’accommodement, de tolérance et de respect de la diversité » qui sont incorporées dans sa loi habilitante et qui « se traduisent par la protection constitutionnelle du droit à l’égalité et des droits des minorités » (par. 21). De même, dans Pinet, le juge Binnie a appliqué la norme de la décision raisonnable à l’examen de la conformité à l’art. 7 de la Charte de la décision de la Commission ontarienne d’examen de renvoyer l’appelant dans un hôpital à sécurité maximum, en signalant que c’est cette norme qui tient le mieux compte de « l’expertise des membres des commissions d’examen » (par. 22). Il s’agissait de juger si la décision était « [la] moins sévère [. . .] et [la] moins privative [. . .] » pour la liberté de l’appelant tout en tenant compte de « la sécurité du public, de l’état mental de l’individu en cause et de ses besoins, notamment sa réinsertion sociale éventuelle » (par. 19 et 23). Dans cette affaire, le critère était énoncé dans la loi, mais le juge Binnie a exposé clairement que la recherche de la décision la moins attentatoire était une exigence constitutionnelle.
[50] L’affaire Lake portait sur la révision d’une décision ministérielle d’extradition visant un citoyen canadien et faisant intervenir le par. 6(1) et l’art. 7 de la Charte. Là encore, la Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable. Le juge LeBel a déclaré qu’il y a lieu, en raison de l’expertise du ministre et de sa proximité avec les faits pertinents, de déférer aux décisions de ce dernier pour la mise en balance des considérations opposées en jeu :
Notre Cour a confirmé à maintes reprises que la déférence s’imposait à l’endroit de la décision du ministre de prendre ou non un arrêté d’extradition une fois le fugitif incarcéré. Elle doit aujourd’hui déterminer quelle norme de révision judiciaire s’applique à l’appréciation ministérielle des droits constitutionnels du fugitif. Cette norme demeure celle de la raisonnabilité, même lorsque le fugitif fait valoir que l’extradition porterait atteinte à ses droits constitutionnels. Il ressort de la jurisprudence de notre Cour que pour assurer le respect de la Charte dans le contexte d’une demande d’extradition, le ministre doit tenir compte de considérations opposées et possède à l’égard de bon nombre de celles‑ci une plus grande expertise. L’affirmation selon laquelle les tribunaux n’interviendront que dans les cas exceptionnels où cela « s’impose réellement » traduit bien la portée du pouvoir discrétionnaire du ministre. La décision ne doit en effet être modifiée que si elle est déraisonnable (Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500) (voir l’analyse de la norme de la décision correcte et de la norme de la décision raisonnable dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190. [Je souligne; par. 34.]
[51] Comme le signale le professeur Mullin, l’autre solution — soit celle qui consiste à appliquer la norme de la décision correcte chaque fois que des valeurs consacrées par la Charte sont en cause — aurait essentiellement pour effet que des décisions administratives qui auraient autrement été révisées suivant la norme de la décision raisonnable seraient « jugées à nouveau » :
[traduction] Si tous les contextes relatifs à la Charte devaient commander l’examen de la justesse de la décision, même en ce qui concerne les questions de fait et l’application du droit aux conclusions de fait, cela pourrait avoir pour effet de conférer aux tribunaux judiciaires le rôle de cours d’appel de novo à l’égard de tous les tribunaux administratifs appelés à rendre des décisions qui toucheront immanquablement des droits ou libertés garantis par la Charte, tels les commissions de révision ou de libération conditionnelle, les comités de discipline de pénitenciers, les autorités de protection de l’enfance, etc. L’opportunité d’un tel interventionnisme judiciaire dans ces divers aspects du processus administratif est une question très délicate. [Je souligne; p. 145.]
[52] Donc, nous avons le choix entre, d’une part, affirmer que, chaque fois qu’une partie prétend que des valeurs consacrées par la Charte sont en cause dans le cadre d’une révision judiciaire, un examen suivant la norme de la décision correcte doit se substituer à celui suivant la norme de la décision raisonnable ou, d’autre part, affirmer que, bien que les tribunaux et les cours de justice puissent interpréter la Charte, le décideur administratif possède l’expertise particulière exigée et le pouvoir discrétionnaire voulu dans le domaine où les valeurs consacrées par la Charte sont mises en balance.
[53] Les décisions d’organismes disciplinaires qui œuvrent relativement aux professions juridiques fournissent un bon exemple des problèmes que pose la révision judiciaire suivant la norme de la décision correcte dès lors que des valeurs consacrées par la Charte sont en cause. Le droit à la liberté d’expression des avocats est nécessairement en jeu dans la plupart des contraventions à l’art. 2.03 du Code de déontologie, qui exige que les avocats aient une conduite empreinte « d’objectivité, de modération et de dignité ». Il s’ensuit que la révision du caractère raisonnable normalement effectuée à l’égard de la plupart des décisions disciplinaires discrétionnaires fondées sur cette disposition deviendrait un contrôle de la justesse.
[54] Quoi qu’il en soit, comme la juge en chef McLachlin l’a souligné dans Catalyst, « le caractère raisonnable de la décision s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents. Il s’agit essentiellement d’une analyse contextuelle » (par. 18). Il continue donc à être justifier de faire preuve de déférence à l’endroit du décideur administratif compte tenu de son expertise et de sa proximité aux faits de la cause puisque, même quand les valeurs consacrées par la Charte sont en jeu, il sera généralement le mieux placé pour juger de l’incidence des valeurs pertinentes de ce type au regard des faits précis de l’affaire. Cela étant dit, tant les décideurs que les tribunaux qui procèdent à la révision de leurs décisions doivent analyser les questions qui leur sont soumises en gardant à l’esprit l’importance fondamentale des valeurs consacrées par la Charte.
[55] Comment un décideur administratif applique‑t‑il donc les valeurs consacrées par la Charte dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi? Il ou elle met en balance ces valeurs et les objectifs de la loi. Lorsqu’il procède à cette mise en balance, le décideur doit d’abord se pencher sur les objectifs en question. Dans Lake, par exemple, l’importance des obligations internationales du Canada, ses relations avec les gouvernements étrangers ainsi que l’enquête, la poursuite et la répression du crime à l’échelle internationale justifiait, prima facie, la violation de la liberté de circulation visée au par. 6(1) (par. 27). Dans Pinet, c’est « le double objectif de protection de la sécurité du public et de traitement équitable » qui a fondé l’évaluation de la violation du droit à la liberté pour déterminer si elle était justifiée (par. 19).
[56] Ensuite, le décideur doit se demander comment protéger au mieux la valeur en jeu consacrée par la Charte compte tenu des objectifs visés par la loi. Cette réflexion constitue l’essence même de l’analyse de la proportionnalité et exige que le décideur mette en balance la gravité de l’atteinte à la valeur protégée par la Charte, d’une part, et les objectifs que vise la loi, d’autre part. C’est à cette étape que le rôle de la révision judiciaire visant à juger du caractère raisonnable de la décision s’apparente à celui de l’analyse effectuée dans le contexte de l’application du test de l’arrêt Oakes. Comme la Cour l’a reconnu dans RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 160, « les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur » lorsqu’ils procèdent à une mise en balance au regard de la Charte et il sera satisfait au test de proportionnalité si la mesure « se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables ». Il en est de même dans le contexte de la révision d’une décision administrative pour en évaluer le caractère raisonnable où il convient de faire preuve d’une certaine déférence à l’endroit des décideurs à condition que la décision, comme l’affirme la Cour dans Dunsmuir, « [appartienne] aux issues possibles acceptables » (par. 47).
[57] Dans le contexte d’une révision judiciaire, il s’agit donc de déterminer si — en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la Charte et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel — la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte. Comme le juge LeBel l’a souligné dans Multani, lorsqu’une cour est appelée à réviser une décision administrative qui met en jeu les droits protégés par la Charte, « [l]a question se réduit à un problème de proportionnalité » (par. 155) et requiert d’intégrer l’« esprit » de l’article premier dans la révision judiciaire. Même si cette révision judiciaire est menée selon le cadre d’analyse du droit administratif, il existe néanmoins une harmonie conceptuelle entre l’examen du caractère raisonnable et le cadre d’analyse préconisé dans Oakes puisque les deux démarches supposent de donner une marge d’appréciation aux organes administratifs ou législatifs ou de faire preuve de déférence à leur égard lors de la mise en balance des valeurs consacrées par la Charte, d’une part, et les objectifs plus larges, d’autre part.
[58] Si, en exerçant son pouvoir discrétionnaire, le décideur a correctement mis en balance la valeur pertinente consacrée par la Charte et les objectifs visés par la loi, sa décision sera jugée raisonnable.
Application
[59] En l’espèce, la valeur en jeu consacrée par la Charte est la liberté d’expression et la question à trancher est, plus précisément, celle de savoir comment cette liberté devrait pouvoir s’exercer dans le contexte des obligations professionnelles de l’avocat.
[60] Au moment des faits, l’art. 2.03 du Code de déontologie (maintenant l’art. 2.00.01, décret 351‑2004 (2004), 136 G.O. II, 1272) portait que « [l]a conduite de l’avocat doit être empreinte d’objectivité, de modération et de dignité ». Cette disposition, dont la constitutionnalité n’est pas attaquée devant nous, établit un ensemble de normes générales se prêtant à une multitude d’interprétations. La question de savoir si, dans un cas donné, la conduite d’un avocat contrevient à l’art. 2.03, est entièrement laissée à l’appréciation discrétionnaire du Comité de discipline.
[61] Nul ne conteste, en l’espèce, l’importance que revêtent les règles déontologiques pour la prévention de l’incivilité dans la profession juridique, à savoir [traduction] « les manifestations flagrantes d’irrespect pour les participants au système de justice, qui dépassent la simple impolitesse ou discourtoisie » (Michael Code, « Counsel’s Duty of Civility : An Essential Component of Fair Trials and an Effective Justice System » (2007), 11 Can. Crim. L.R. 97, p. 101; voir aussi Gavin MacKenzie, Lawyers and Ethics : Professional Responsibility and Discipline) (5e éd. 2009), p. 8‑1). C’est aux tribunaux et aux avocats qu’incombe le devoir de promouvoir la civilité [traduction] « tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle d’audience » (R. c. Felderhof, (2003), 68 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 83).
[62] On trouve donc des règles analogues à l’art. 2.03 dans tous les codes de déontologie régissant la profession juridique au Canada. Par exemple, le Code de déontologie professionnel (2009) de l’Association du Barreau Canadien énonce que « [l]’avocat doit faire preuve de courtoisie et de civilité et agir de bonne foi envers le tribunal judiciaire ou administratif et toutes les personnes avec qui il interagit en cours d’instance ou de procès » (ch. IX, par. 16; voir aussi le Code de déontologie du Barreau du Haut‑Canada (mis à jour en 2011), règle 6.03(5)).
[63] Toutefois, lorsqu’il s’agit déterminer quand un comportement passe les bornes de la civilité, il faut tenir compte du droit à la liberté d’expression garanti par la Charte et, plus particulièrement, des avantages que procure à l’ensemble de la population l’exercice par les avocats du droit de s’exprimer au sujet du système de justice en général et au sujet des juges en particulier (MacKenzie, p. 26‑1; R. c. Kopyto (1987), 62 O.R. (2d) 449 (C.A.); et Procureur général c. Times Neswpapers Ltd., [1974] A.C. 273)).
[64] Dans Histed c. Law Society of Manitoba, 2007 MBCA 150, 225 Man. R. (2d) 74, la juge Steel a maintenu une décision disciplinaire relative à la critique d’un juge par un avocat et a reconnu le rôle primordial qu’assument les avocats en matière de responsabilité judiciaire :
[traduction]
Non seulement les juges doivent‑ils répondre de leurs actions et accepter la critique, mais les avocats jouent un rôle privilégié dans l’actualisation de cette responsabilité. En tant que professionnels spécialisés et officiers de justice, les avocats ont une obligation particulière d’intrépidité devant les tribunaux. Ils doivent plaider avec courage, ce qui peut les amener à critiquer le déroulement d’une instance ou une décision. Faisant partie intégrante du système de justice, les avocats jouent un rôle crucial dans l’actualisation de la responsabilité et de la transparence judiciaires. Pour s’acquitter efficacement de ce rôle, ils doivent se sentir libres d’agir et de parler sans contrainte et avec courage lorsque les circonstances l’exigent. [Je souligne; par. 71.]
[65] Il peut découler du respect qui est dû à ce droit à la liberté d’expression que des organismes disciplinaires tolèrent certaines critiques acérées. Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a signalé dans le contexte différent de l’arrêt R. c. Kopyto, le fait qu’un avocat critique un juge, un acteur indépendant et nommé à titre inamovible du système de justice, pourrait hausser, et non abaisser, le seuil au‑delà duquel il convient de limiter l’exercice par un avocat du droit à la liberté d’expression que lui garantit la Charte. Cela étant dit, il ne faut surtout pas voir là d’argument pour un droit illimité des avocats de faire fi de la civilité que la société est en droit d’attendre d’eux.
[66] Autrement dit, les valeurs mises en balance sont, d’une part, l’importance fondamentale d’une critique ouverte et même vigoureuse de nos institutions publiques et, d’autre part, la nécessité d’assurer la civilité dans l’exercice de la profession juridique. Les organes disciplinaires doivent donc démontrer qu’ils ont dûment tenu compte de l’importance des droits d’expression en cause, tant dans la perspective du droit d’expression individuel des avocats que dans celle de l’intérêt public à l’ouverture des débats. Comme pour toutes les décisions disciplinaires, cette mise en balance dépend des faits et suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire.
[67] En l’espèce, la Cour n’est pas saisie de la sanction infligée à Me Doré, soit une suspension de son droit de pratique durant 21 jours, puisque ce dernier n’en a pas fait appel ni en Cour d’appel ni devant la Cour. Nous sommes uniquement appelés à déterminer si la conclusion du Comité de discipline selon laquelle il était justifié de le réprimander pour avoir contrevenu à l’art. 2.03 du Code de déontologie était raisonnable. Pour procéder à cette évaluation, nous devons examiner si ce résultat est le fruit d’une mise en balance proportionnée du mandat légal et du droit de Me Doré à la liberté d’expression.
[68] Les avocats sont susceptibles d’être critiqués et de subir des pressions quotidiennement. Le public, au nom de qui ils exercent, s’attend à ce que ces officiers de justice encaissent les coups avec civilité et dignité. Ce n’est pas toujours facile lorsque l’avocat a le sentiment qu’il a été injustement provoqué comme en l’espèce. Il n’en demeure pas moins que c’est précisément dans les situations où le sang froid de l’avocat est indûment testé qu’il est tout particulièrement appelé à adopter un comportement d’une civilité transcendante. Cela étant dit, on ne peut s’attendre à ce que les avocats se comportent comme des eunuques de la parole. Ils ont non seulement le droit d’exprimer leurs opinions librement, mais possiblement le devoir de le faire. Ils sont toutefois tenus par leur profession de s’exécuter avec une retenue pleine de dignité.
[69] Un avocat qui critique un juge ou le système judiciaire n’est pas automatiquement passible d’une réprimande. Comme nous en avons discuté, une telle critique, même exprimée sans ménagement, peut être constructive. Cependant, dans le contexte d’audiences disciplinaires, une telle critique sera évaluée à la lumière des attentes raisonnables du public quant au professionnalisme dont un avocat doit faire preuve. Comme l’a conclu le Comité de discipline, la lettre de Me Doré ne satisfait pas à ces attentes. Son mécontentement à l’égard du juge Boilard était légitime, mais la teneur de sa réponse ne l’était pas.
[70] Le Comité de discipline a reconnu que « [d]ans la poursuite de la défense des droits d’un client, l’avocat doit pouvoir jouir d’une totale liberté et indépendance » et a « le droit [. . .] de répondre à des critiques ou des remarques qui lui sont adressées par un juge », un droit qui, comme l’a reconnu le Comité ne « prête à aucune concession lorsqu’il est question de défendre les droits des individus devant les tribunaux » (par. 68‑70). Le Comité de discipline était aussi « conscient » du fait que l’art. 2.03 pouvait constituer une restriction à la liberté d’expression d’un avocat (par. 79). Mais lorsque, comme dans le cas présent, le juge a été traité d’« être exécrable », arrogant et « foncièrement injuste », et a été accusé par Me Doré de se « cach[er] lâchement derrière [son] statut », d’avoir une « incapacité chronique à maîtriser quelque aptitude sociale », d’« adopter un comportement pédant, hargneux et mesquin dans [sa] vie de tous les jours », d’avoir « évacu[é] toute humanité de [sa] magistrature », d’avoir une « capacité d’écoute à toutes fins pratiques nulle », d’avoir une «propension à [se] servir de [sa] tribune — de laquelle [il] n’a [. . .] pas le courage de faire face à l’expression d’opinions contraires aux [siennes] — pour [s’] adonner à des attaques personnelles d’une mesquinerie à ce point repoussante qu’elles en sont vulgaires » ce qui « non seulement confirme [sic] l’être exécrable qu’on devine mais encore, font de [sa] magistrature une honte », et d’être incapable « en l’absence de [son] paravent judiciaire, [. . .] de faire face à [ses] détracteurs », le Comité de discipline a conclu que « la norme de modération et de dignité généralement acceptée » a été « outrepassée » (par. 86).
[71] Dans les circonstances, le Comité de discipline a conclu que la lettre de Me Doré justifiait qu’il fasse l’objet d’une réprimande. À la lumière du degré excessif de vitupération dans le contenu de la lettre et de son ton, on ne peut prétendre que cette conclusion est le fruit d’une mise en balance déraisonnable du droit à la liberté d’expression de Me Doré, d’une part, et des objectifs visés par la loi, d’autre part.
[72] En conséquence, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureur de l’appelant : Sophie Dormeau, Outremont.
Procureurs de l’intimé Pierre Bernard, ès qualités de syndic adjoint du Barreau du Québec : Mercier Leduc, Montréal.
Procureur des intimés le Tribunal des professions et le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Sainte‑Foy.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : BCF, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Osler, Hoskin & Harcourt, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association du Jeune Barreau de Montréal : Irving Mitchell Kalichman, Westmount.