COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Hay, 2013 CSC 61, [2013] 3 R.C.S. 694
Date : 20131108
Dossier : 33536
Entre :
Leighton Hay
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell et Wagner
Motifs de jugement :
(par. 1 à 78)
Motifs concordants :
(par. 79 à 102)
Le juge Rothstein (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Cromwell et Wagner)
Le juge Fish
R. c. Hay, 2013 CSC 61, [2013] 3 R.C.S. 694
Leighton Hay Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Hay
2013 CSC 61
N o du greffe : 33536.
2013 : 23 avril; 2013 : 8 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell et Wagner.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
Droit criminel — Exposé au jury — Déposition d'un témoin oculaire — Le juge du procès a‑t‑il donné au jury la directive qu'il pouvait déclarer l'accusé coupable sur le seul fondement de la déposition d'un témoin oculaire? — Dans l'affirmative, pareille directive était‑elle erronée?
Droit criminel — Preuve — Nouvel élément de preuve — Bouts de poils mis en preuve par le ministère public pour expliquer l'apparence de l'accusé au moment de son arrestation et la modification de son apparence après le fait — Nouveaux rapports et témoignages d'experts en criminalistique indiquant que la plupart des bouts de poils ne provenaient pas du cuir chevelu — Y a‑t‑il lieu d'accueillir la requête de l'accusé en production de nouveaux éléments de preuve?
Tôt le matin du 6 juillet 2002, deux hommes, dont un portait une chemise de couleur bleue/verte, ont fait feu sur C.M. dans une boîte de nuit de Toronto, et l'ont tué. E a été vu quittant les lieux dans une voiture immatriculée au nom de la mère de l'appelant H, qui vivait avec elle. Un bon nombre de témoins ont pu identifier avec assurance E au tireur. Étant donné les liens existant entre H et la résidence, et ses antécédents criminels en matière d'armes à feu, révélés par l'interrogation de bases de données, la police le considérait lui aussi comme un suspect. Une série de photos comprenant une photo de H prise environ deux ans auparavant a été montrée à L. M., qui avait été témoin de la fusillade. Quand on a demandé à L.M. d'identifier le tireur à la chemise bleue/verte, elle a désigné la photo de H. Trois semaines après la fusillade, L.M. a participé à une deuxième séance d'identification photographique. La série de photos comprenait une photo de H prise le jour de son arrestation, mais L.M. n'a désigné aucune de ces photos. E et H ont par la suite été accusés du meurtre au premier degré de C.M. et de tentative de meurtre à l'endroit du frère de C.M.
La preuve à charge du ministère public à l'encontre de H était constituée du témoignage de L.M. et de quatre éléments de preuve matérielle : des balles trouvées dans une chaussette retirée d'un panier à linge dans la chambre de H; un tee‑shirt blanc provenant du même panier à linge et sur lequel il y avait une granule de résidu de poudre ; des bouts de poils trouvés dans un journal jeté dans la poubelle de la salle de bain la plus près de la chambre de H; et des bouts de poils provenant d'un rasoir électrique trouvé dans la table de nuit de H. Selon la thèse du ministère public, H s'était rasé la tête à son retour à la maison après la fusillade. Il fallait expliquer ainsi pourquoi la longueur des cheveux de H lors de son arrestation — il avait les cheveux très courts — ne correspondait pas à la longueur décrite par le témoin oculaire, selon lequel le second tireur portait des tresses rastas longues d'au moins deux pouces. Cette thèse devait aussi expliquer pourquoi, trois semaines après la fusillade, L.M. n'avait pas pu identifier H à partir de la photo prise lors son arrestation. Le ministère public a également soutenu qu'en se coupant les cheveux, H avait tenté, après le fait, de modifier son apparence pour dissimuler son implication dans la fusillade. Le jury a déclaré E et H coupables du meurtre au premier degré de C.M. et de tentative de meurtre à l'endroit du frère de ce dernier. En Cour d'appel, H a contesté sa déclaration de culpabilité aux motifs que le verdict du jury était déraisonnable et que le juge du procès avait adressé au jury des directives erronées concernant l'identification par témoin oculaire. La Cour d'appel a estimé que le juge du procès n'avait pas indiqué au jury qu'il pouvait déclarer H coupable en se fondant sur le seul témoignage de L.M. et a conclu que, malgré des faiblesses relevées dans la déposition de L.M., le témoin oculaire, le verdict du jury n'était pas déraisonnable parce que d'autres éléments corroborants avaient été présentés au jury.
Pendant que la demande d'autorisation d'appel devant notre Cour suivait son cours, H a demandé par requête que le ministère public soit tenu de produire, à des fins d'analyse criminalistique, des bouts de poils déposés en preuve lors du procès. L'analyse sollicitée visait à déterminer de quelle partie du corps provenaient ces éléments de preuve. Notre Cour a accueilli la requête. Par la suite, H a déposé une requête pour présentation des rapports et témoignages des experts ayant procédé à l'analyse criminalistique.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli, il est fait droit à la requête en production de nouveaux éléments de preuve et l'affaire est renvoyée pour la tenue d'un nouveau procès.
La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell et Wagner : Le fait d'expliquer au jury qu'il pouvait déclarer H coupable sur le seul fondement du témoignage de L.M. aurait constitué une erreur. Lorsque le ministère public a recours à l'identification par témoin oculaire, le juge du procès a l'obligation de mettre le jury en garde au sujet des faiblesses reconnues de la preuve d'identification. Toutefois, un jury ayant reçu les directives appropriées peut, en dépit des faiblesses de l'identification par témoin oculaire, conclure à la fiabilité de la déposition du témoin oculaire et rendre un verdict de culpabilité sur ce fondement, et ce, même si le ministère public n'a cité qu'un seul témoin oculaire. Cependant, si la preuve du ministère public consiste uniquement en la déposition d'un témoin oculaire qui soulèverait nécessairement un doute raisonnable dans l'esprit d'un juré raisonnable, le juge du procès saisi d'une demande de verdict imposé doit ordonner un acquittement. Le témoignage de L.M. n'aurait pas, en lui‑même, permis à un juré raisonnable de conclure hors de tout doute raisonnable que H était l'un des tireurs et, par conséquent, le juge du procès aurait commis une erreur s'il avait donné au jury la directive qu'il pouvait déclarer H coupable sur la seule foi du témoignage de L.M. La déposition de L.M. ne pouvait, à elle seule, étayer une inférence de culpabilité hors de tout doute raisonnable. Toutefois, les directives du juge, considérées dans leur ensemble, n'indiquaient pas au jury qu'il pouvait déclarer H coupable sur le seul fondement de ce témoignage. En passant en revue le témoignage de L.M., le juge a plutôt décrit chacun des problèmes particuliers que posait l'identification qu'elle avait faite et il a donné comme directive au jury qu'il devait rechercher des éléments de preuve corroborants. Le juge du procès n'était pas obligé de s'en tenir à des termes précis dans ses directives concernant la suffisance du témoignage de L.M. Il faut lui laisser une certaine latitude dans le choix de la meilleure façon d'expliquer aux jurés les principes juridiques appropriés et la façon de les appliquer à la preuve présentée au procès. Le juge du procès a apporté beaucoup de soin à son exposé au jury et, plus particulièrement, aux directives concernant la preuve par témoin oculaire. Jumelé à la preuve corroborante, le témoignage de L.M. était suffisant pour fonder une conclusion de culpabilité hors de tout doute raisonnable et, par conséquent, l'exposé au jury n'était entaché d'aucune erreur.
Il y a lieu d'accueillir la requête en production de nouveaux éléments de preuve et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès. Ces nouveaux éléments de preuve apportés par H se composent des affidavits et des contre‑interrogatoires de deux experts en criminalistique exposant leurs avis respectifs concernant le pourcentage de cheveux de H trouvés dans le journal et le rasoir par rapport au pourcentage de poils provenant de son visage ou de son tronc. Les experts s'entendaient pour dire que les échantillons provenaient principalement de poils faciaux. Les experts du ministère public ont analysé les rapports et témoigné qu'aucune preuve ne permettait d'affirmer qu'il s'agissait de cheveux. L'élément prépondérant dans l'examen d'une requête en production de nouveaux éléments de preuve est « l'intérêt de la justice » et il importe à cet égard d'examiner les principes énoncés dans Palmer c. La Reine . Le ministère public a reconnu la plausibilité de l'expertise que H cherche à présenter. La seule ignorance de la part de l'avocat de H au procès, sans indication qu'il se soit informé de la possibilité d'obtenir et de produire l'élément de preuve, constitue un facteur jouant contre l'admission de l'élément en preuve pour la première fois en appel. Toutefois, comme il s'agit d'une affaire criminelle portant sur des accusations extrêmement graves, il n'y a pas lieu d'exclure la preuve sur le seul fondement du manque de diligence. On ne peut raisonnablement contester que le nouvel élément de preuve que veut produire H porte sur une question décisive. Les bouts de poils mis en preuve ont servi à expliquer pourquoi la description du tireur donnée par le témoin oculaire ne correspondait pas à l'apparence de H au moment de son arrestation. Ils ont aussi servi à expliquer pourquoi, selon le ministère public, L.M. avait été incapable d'identifier H à partir de la photo prise le jour de son arrestation. Les bouts de poils avaient également été mis en preuve pour démontrer que H avait tenté, après le fait, de modifier son apparence . La preuve se rapporte directement à la question de savoir si H était bien le tireur à la chemise bleue/verte. On peut raisonnablement penser que les nouveaux éléments de preuve que H cherche à faire admettre auraient influé sur le verdict du jury. Au procès, le ministère public s'est fortement appuyé sur la preuve relative à la coupe de cheveux. L'exposé du juge au jury révèle lui aussi l'importance des bouts de poils. La Cour d'appel a elle aussi reconnu l'importance de la preuve relative aux bouts de poils pour la thèse du ministère public et a fait remarquer que les bouts de poils permettaient de tirer une inférence solide de culpabilité. Compte tenu de l'importance de la question de la coupe de cheveux pour le ministère public, on peut raisonnablement penser que les nouveaux éléments de preuve auraient influé sur le résultat. Pour ces motifs, il y a lieu d'accueillir la requête de H en production de nouveaux éléments de preuve. La tenue d'un nouveau procès constitue la réparation appropriée en l'espèce.
Le juge Fish : On s'entend pour dire qu'il y a lieu de faire droit à la requête de l'appelant en production de nouveaux éléments de preuve, d'accueillir le pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès . Le juge du procès a toutefois commis une erreur fatale en disant au jury qu'il pouvait déclarer l'appelant coupable sur la foi du seul témoignage de L.M.
L'avocat du ministère public a demandé au juge d'expliquer au jury qu'il pouvait déclarer l'appelant coupable sur la base de la déposition d'un seul témoin oculaire . L'avocat a clairement indiqué qu'il parlait précisément du témoignage de L.M. Dans sa plaidoirie finale, l'avocat du ministère public s'est exprimé conformément à l'entente suivant laquelle le juge du procès donnerait au jury des directives en ce sens . Le juge du procès n'a jamais corrigé dans son exposé ces affirmations du ministère public . Aux termes de la plaidoirie finale du ministère public, le jury aurait ainsi tenu pour acquis qu'il était habilité à déclarer l'appelant coupable en se fondant uniquement sur l'identification faite par L.M., le témoin oculaire. L e juge du procès a renforcé cette conception erronée du droit dans ses directives adressées au jury . B ien que le juge du procès ait exhorté le jury à la prudence, il lui a fait savoir sans équivoque que la déposition d'un seul témoin oculaire pouvait fonder une déclaration de culpabilité . Le jury aurait donc compris que cette règle s'appliquait à moins que le juge lui ait donné une directive contraire à l'égard d'un témoin en particulier. Aucune directive de la sorte ne lui a été donnée . Au contraire, le juge du procès a expliqué que la preuve d'identification est plus solide si le témoin connaissait déjà l'accusé . À n'en pas douter, il renvoyait ainsi directement au témoignage de L.M. impliquant l'appelant. Les directives subséquentes du juge du procès relatives au témoignage de L.M. ont donné encore plus de poids à la déclaration non corrigée faite par l'avocat du ministère public aux jurés, selon laquelle ils pouvaient déclarer l'appelant coupable sur le seul fondement de son identification par L.M. à partir d'une photo. Il est impossible de conclure, à la lumière du dossier en l'espèce, que le juge du procès n'a pas expliqué au jury qu'il pouvait déclarer l'appelant coupable sur la foi du seul témoignage de L.M .
Jurisprudence
Citée par le juge Rothstein
Arrêt appliqué : Palmer c. La Reine , [1980] 1 R.C.S. 759; arrêts mentionnés : R. c. Hay , 2010 CSC 54, [2010] 3 R.C.S. 206; R. c. Mezzo , [1986] 1 R.C.S. 802; R. c. Turnbull , [1976] 3 All E.R. 549; R. c. Hibbert , 2002 CSC 39, [2002] 2 R.C.S. 445; R. c. Canning , [1986] 1 R.C.S. 991; R. c. Nikolovski , [1996] 3 R.C.S. 1197; R. c. Arcuri , 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828; R. c. Reitsma , [1998] 1 R.C.S. 769, inf. (1997), 97 B.C.A.C. 303; R. c. Zurowski , 2004 CSC 72, [2004] 3 R.C.S. 509; États‑Unis d'Amérique c. Shephard , [1977] 2 R.C.S. 1067; R. c. Jaw , 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26; R. c. Avetysan , 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745; R. c. Candir , 2009 ONCA 915, 257 O.A.C. 119; R. c. Pickton , 2010 CSC 32, [2010] 2 R.C.S. 198; R. c. G.D.B. , 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520; R. c. M. (P.S.) (1992), 77 C.C.C. (3d) 402; McMartin c. The Queen , [1964] R.C.S. 484; R. c. Stolar , [1988] 1 R.C.S. 480.
Lois et règlements cités
Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , art. 683 .
Code criminel , S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 610.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (les juges Moldaver, Blair et MacFarland), 2009 ONCA 398, 249 O.A.C. 24, [2009] O.J. No. 1904 (QL), 2009 CarswellOnt 2518, qui a confirmé les déclarations de culpabilité de l'accusé de meurtre au premier degré et tentative de meurtre inscrites par le juge McCombs. Pourvoi accueilli.
James Lockyer , Philip Campbell et Joanne McLean , pour l'appelant.
Susan L. Reid , pour l'intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell et Wagner rendu par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
[1] Leighton Hay a été déclaré coupable de meurtre au premier degré et de tentative de meurtre à la suite d'une fusillade survenue dans une boîte de nuit de Toronto. Il se pourvoit devant nous contre sa déclaration de culpabilité en invoquant deux moyens. Premièrement, il soutient que le juge du procès a donné une directive erronée au jury en lui disant qu'il pouvait rendre un verdict de culpabilité sur la seule foi de la déposition de l'unique témoin oculaire l'ayant impliqué lors du procès. Deuxièmement, il a demandé à la Cour l'autorisation de produire un nouvel élément de preuve qui, selon lui, justifie son acquittement ou la tenue d'un nouveau procès.
[2] Je conviens avec la Cour d'appel que les directives que le juge du procès a adressées au jury n'étaient pas entachées d'erreur. La déposition du témoin oculaire impliquant M. Hay ne pouvait, à elle seule, étayer une inférence de culpabilité hors de tout doute raisonnable; toutefois, les directives du juge, considérées dans leur ensemble, n'indiquaient pas au jury qu'il pouvait déclarer M. Hay coupable sur le seul fondement de ce témoignage.
[3] Il y a lieu, cependant, d'autoriser M. Hay à produire un nouvel élément de preuve. Celui‑ci a demandé à la Cour d'examiner la preuve apportée par deux experts ayant effectué une analyse criminalistique de bouts de poils que le ministère public avait mis en preuve pour établir que M. Hay s'était rasé la tête après la fusillade. Cette preuve avait servi à expliquer pourquoi la description du tireur donnée par le témoin oculaire ne correspondait pas à l'apparence de M. Hay au moment de son arrestation, et à démontrer que celui‑ci avait tenté, après le fait, de modifier son apparence. Or, les nouveaux éléments de preuve indiquent que les bouts de poils ne provenaient pas du cuir chevelu de M. Hay. Je suis d'avis que M. Hay s'est conformé à la norme énoncée dans Palmer c. La Reine , [1980] 1 R.C.S. 759, p. 775, en matière de production d'une nouvelle preuve et que la tenue d'un nouveau procès constitue la réparation appropriée.
II. Contexte factuel
[4] Tôt le matin du 6 juillet 2002, deux hommes ont fait feu sur Collin Moore dans une boîte de nuit de Toronto et l'ont tué. Ils ont également tiré sur son frère, Roger Moore, qui s'en est cependant sorti avec une égratignure au front.
[5] Il a été établi au procès que Collin animait une soirée‑bénéfice mensuelle dans la boîte de nuit. Peu après minuit, trois ou quatre hommes sont arrivés à l'établissement et ont refusé de payer le coût d'entrée. De multiples témoins présents connaissaient deux d'entre eux, soit Gary Eunick qui, d'après les témoignages, portait une veste orange, et son frère. Les intrus ont forcé leur chemin dans le vestibule. Lorsque Collin et Roger sont intervenus, une bagarre a éclaté, des bouteilles de bière ont été fracassées et la porte vitrée de la boîte de nuit a volé en éclats.
[6] Après la bagarre dans le vestibule, Collin et Roger ont retraité à la cuisine. Les intrus sont sortis de la boîte de nuit, et M. Eunick a alors été vu en train de manier une arme à feu dans le stationnement. Quelques minutes plus tard, il est revenu dans l'établissement, accompagné de deux des autres intrus, dont un qui portait une chemise de couleur bleue/verte. M. Eunick tenait une arme de poing semi‑automatique et l'homme à la chemise bleue/verte tenait un revolver à canon long. M. Eunick et l'homme à la chemise bleue/verte sont allés à la cuisine et ont fait feu à huit reprises sur Collin, le tuant. Ils ont également tiré sur Roger, qui a été effleuré par un projectile et n'a subi qu'une blessure superficielle.
[7] Le propriétaire de la boîte de nuit a vu M. Eunick quitter les lieux dans une voiture de marque Honda, de couleur verte, et a noté le numéro de la plaque. La voiture était immatriculée au nom de Lydia Hay, qui résidait au 6927 Chigwel Court , avec sa fille, Lisa Hay — la petite amie de Gary Eunick — et son fils, Leighton Hay, l'appelant. Les policiers sont arrivés à la résidence de Chigwel Court environ une demi‑heure après la fusillade et ont noté la présence de la voiture Honda verte garée dans l'entrée. Ils ont alors surveillé la résidence pendant une dizaine d'heures.
[8] Entre‑temps, au poste de police, avaient lieu des séances d'identification photographique auxquelles avaient été convoqués plusieurs témoins de l'incident à la boîte de nuit. Un bon nombre d'entre eux ont d'ailleurs pu identifier avec assurance Gary Eunick au tireur à la veste orange et à l'arme semi‑automatique. Étant donné les liens existant entre M. Hay et la résidence de Chigwel Court et ses antécédents criminels en matière d'armes à feu, révélés par l'interrogation de bases de données, la police le considérait comme un suspect. Une série de photos comprenant celle de M. Hay a donc été montrée à Leisa Maillard, une connaissance de Collin Moore qui se trouvait dans la cuisine lorsque les intrus y sont entrés et ont tiré sur lui. Quand on a demandé à M me Maillard d'identifier le tireur à la chemise bleue/verte, elle a désigné la photo de M. Hay. Nous reviendrons plus loin sur cette identification de façon plus détaillée.
[9] Aucune des parties n'a présenté de preuve établissant si la photo de M. Hay figurait parmi les photos présentées à d'autres témoins que M me Maillard.
[10] Après la fusillade, vers midi, Lisa Hay, sœur de M. Hay, est sortie de la résidence de Chigwel Court et semblait s'apprêter à laver la voiture Honda verte. La police est alors intervenue, a sécurisé la résidence et a arrêté Gary Eunick et Leighton Hay, lesquels ont par la suite été accusés du meurtre au premier degré de Collin Moore et de tentative de meurtre à l'endroit de Roger Moore.
III. Historique judiciaire
A. Le procès
[11] MM. Eunick et Hay ont été jugés ensemble relativement aux deux chefs d'accusation. Selon la thèse du ministère public exposée au procès, il s'agissait des deux hommes qui étaient entrés dans la cuisine et avaient fait feu sur les frères Moore.
[12] L'identification de M. Eunick avec l'un des tireurs n'a jamais été sérieusement mise en doute. En effet, il a été identifié par de nombreux témoins présents à la boîte de nuit, dont l'épouse de Collin Moore, qui connaissait M. Eunick, ainsi que par le propriétaire de l'établissement, qui l'avait nommé dans l'appel initial au service 911. En outre, la preuve matérielle reliant M. Eunick à la fusillade était accablante. Le ministère public a mis en preuve une empreinte de paume et un échantillon de sang prélevés sur la porte d'entrée de la boîte de nuit et correspondant à l'empreinte et au sang de M. Eunick. Il a également présenté en preuve divers articles recueillis à la résidence de Chigwel Court et impliquant M. Eunick, notamment un sac à provisions récupéré à l'arrière de la maison et contenant la veste orange qu'il portait dans la boîte de nuit, maculée de son sang et de granules de poudre; un sac à dos dans lequel se trouvaient un tee‑shirt blanc et un jeans, eux aussi tachés du sang de M. Eunick et de résidus de poudre; des chaussures trouvées dans le placard de Lisa Hay, et dont les semelles retenaient des éclats de verre provenant de la porte brisée de la boîte de nuit; des balles d'arme à feu à l'intérieur d'une chaussette trouvée dans un panier à linge sale à l'entrée de la chambre de M. Hay — dont une aurait pu connaître un cycle d'armement, c.‑à‑d. qu'elle aurait été chargée à un certain moment dans la chambre de l'arme de poing semi‑automatique utilisée par M. Eunick —; et du sang de M. Eunick prélevé du côté du passager à l'avant de l'habitacle de la voiture Honda Civic.
[13] Selon la thèse du ministère public, M. Hay était le deuxième tireur, l'homme qui portait la chemise bleue/verte et tenait un revolver à canon long. Ce dernier a soutenu pour sa défense qu'il n'était pas allé à la boîte de nuit avec M. Eunick cette nuit‑là et qu'il dormait à la maison pendant la période en cause.
[14] La preuve à charge du ministère public à l'encontre de M. Hay était constituée du témoignage de M me Maillard et de quatre éléments de preuve matérielle : (1) les balles susmentionnées, trouvées à l'intérieur d'une chaussette dans un panier à linge sale à l'entrée de la chambre de M. Hay, (2) un tee‑shirt blanc provenant du même panier et sur lequel on avait décelé une particule de résidu de poudre, (3) des bouts de poils trouvés dans un journal dans la poubelle de la salle de bain, et (4) des bouts de poils recueillis dans un rasoir électrique déposé dans la table de nuit de M. Hay. Il faut bien comprendre la pertinence de chaque élément de preuve et la force probante générale de la preuve du ministère public pour apprécier les arguments que M. Hay a invoqués en appel.
(1) La déposition de M me Maillard , le témoin oculaire
[15] M me Maillard est le seul témoin oculaire ayant désigné M. Hay comme l'un des tireurs. Selon son témoignage, elle se trouvait dans la cuisine lorsque les deux tireurs y sont entrés, et son attention s'est dirigée vers celui qui portait un tee‑shirt blanc avec une chemise à carreaux bleue/verte boutonnée et qui tenait un revolver à canon long. Selon elle, il portait des tresses rastas [ traduction ] « ébouriffées » longues de deux pouces : d.a., vol. II, p. 832. Toujours d'après son témoignage, elle a dit au tireur : « Ce n'est pas nécessaire de faire ça, tu sais. Si vous voulez vous battre, battez‑vous. Il a une femme et des enfants » (p. 835). L'homme s'est alors tourné vers elle et l'a mise en joue en lui lançant : [ traduction ] « Ferme ta maudite gueule ou je te descends » ( ibid .). M me Maillard a continué d'observer l'homme à la chemise bleue/verte qui s'est encore avancé dans la cuisine avant de commencer à tirer sur les frères Moore. Après le quatrième coup de feu, elle est sortie de la cuisine et s'est cachée dans le couloir.
[16] Après la fusillade, on l'a vu, la police soupçonnait M. Hay d'être le deuxième tireur et a donc inclus sa photo dans une séance d'identification photographique tenue avec M me Maillard. La preuve présentée au procès établit que 12 photos ont alors été montrées, soit une photo de M. Hay prise environ deux ans auparavant et 11 photos d'hommes partageant des traits similaires.
[17] Le détective Derek Young a servi plusieurs mises en garde à M me Maillard avant de lui exhiber les photos. Il lui a notamment mentionné qu'il allait lui montrer une page présentant 12 photos, parmi lesquelles pourrait ou non se trouver une photo du suspect. Il lui a dit qu'elle devait, avant de sélectionner une photo, examiner toutes les photos et qu'elle ne devait pas attacher trop d'importance aux caractéristiques faciales susceptibles de changer. Il a ajouté que si elle était en mesure d'identifier le tireur avec une certitude absolue, elle devait le dire; sinon, elle devait préciser le pourcentage de probabilité, selon elle, que la personne dont elle avait sélectionné la photo soit le suspect.
[18] Il ressort des témoignages du détective Young et de M me Maillard que celle‑ci a regardé chacune des photos et qu'elle s'est agitée en regardant celle de M. Hay. Elle a désigné la photo en déclarant : [ traduction ] « Parmi toutes ces photos, c'est cet homme qui correspond le mieux à celui que j'ai vu tirer » : d.a., vol. III, p. 999. Elle a déclaré à l'enquêteur qu'elle croyait que la photo de M. Hay représentait le tireur à la chemise bleue/verte, et a ajouté : « . . . en pourcentage, je dirais à environ 80 p. 100 » (p. 979-980). Le détective Young a alors cherché à lui faire préciser sa déclaration, ce qui a donné lieu à l'échange suivant :
[ traduction ]
[Dét. Young :] Affirmez‑vous que cette photo ressemble à la personne à environ 80 p. 100?
. . .
[M me Maillard :] C'est ça.
. . .
[Dét. Young :] La personne qui a tiré?
. . .
[M me Maillard:] C'est ça.
. . .
[Dét. Young :] Mais est‑ce que vous dites que c'est la personne qui a tiré? Vous devez répondre par un oui ou un non.
. . .
[M me Maillard :] Non. La photo ressemble à la personne qui a tiré à environ 80 p. 100.
. . .
[Dét. Young :] O.K.
. . .
[M me Maillard :] Je souhaiterais pouvoir le dire. [d.a., vol. III, p. 1014‑1016]
[19] Au procès, M me Maillard a déclaré que son intention était d'identifier M. Hay au tireur à la chemise bleue/verte. Elle a ainsi expliqué son commentaire selon lequel la photo lui ressemblait à 80 p. 100 :
[ traduction ] Je voulais dire que la photo étant une photocopie, que je ne pouvais distinguer la pilosité du visage, je ne pouvais voir, vous comprenez, et je savais que ça pouvait être une photo non récente et que les cheveux pouvaient avoir changé. Je tenais compte de tous les facteurs dont on m'avait parlé, et après avoir vu quelqu'un se faire tirer dessus, et sachant que je faisais quelque chose de très important, c'est‑à‑dire identifier quelqu'un, à partir d'une série de photos, qui était responsable de la mort d'un homme, j'étais prudente. [d.a., vol. II, p. 856‑857]
[20] Selon le témoignage de M me Maillard, elle a téléphoné au poste de police un jour ou deux après la fusillade [ traduction ] « pour savoir si l'identification [qu'elle avait faite] correspondait assez bien à la bonne personne » : d.a., vol. II, p. 893‑894.
[21] Trois semaines après la fusillade, M me Maillard a participé à une deuxième séance d'identification photographique au cours de laquelle on lui a présenté plusieurs photos de façon séquentielle en lui demandant d'indiquer si l'une d'elles correspondait au tireur à la chemise bleue/verte. La série de photos comprenait une photo de M. Hay prise le jour de son arrestation, après la fusillade, mais M me Maillard n'a désigné aucune des photos. Elle a témoigné, au procès, qu'elle avait [ traduction ] « passé vite » sur les photos, et que la photo prise lors de l'arrestation ne montrait pas un homme au visage émacié conforme au souvenir qu'elle conservait du tireur de la boîte de nuit : d.a., vol. II, p. 895.
[22] Enfin, l'avocat de la défense a fait témoigner M me Maillard sur le fait qu'à l'enquête préliminaire, elle avait plusieurs fois identifié M. Eunick, et non M. Hay, au tireur à la chemise bleue/verte. Elle a répondu s'être trompée en désignant M. Eunick parce qu'elle était nerveuse, qu'elle avait peur et que M. Hay avait pris du poids depuis la fusillade.
[23] Lors du procès, on n'a pas demandé à M me Maillard si elle pouvait identifier M. Hay dans la salle d'audience.
(2) La preuve matérielle : les balles, le tee‑shirt blanc et les bouts de poils
[24] Comme je l'ai déjà indiqué, le ministère public a présenté les éléments de preuve matérielle suivants pour démontrer l'implication de M. Hay : (1) des balles trouvées dans une chaussette retirée d'un panier à linge dans sa chambre — une de ces balles pouvait avoir été engagée dans l'arme de poing semi‑automatique dont s'était servi M. Eunick —, (2) un tee‑shirt blanc provenant du même panier à linge et sur lequel il y avait une granule de résidu de poudre, (3) des bouts de poils trouvés dans un journal jeté dans la poubelle de la salle de bain la plus près de la chambre de M. Hay, et (4) des bouts de poils provenant d'un rasoir électrique trouvé dans la table de nuit de M. Hay.
[25] Les balles et le tee‑shirt blanc impliquaient M. Hay à cause de l'endroit où ils avaient été trouvés — le panier à linge dans sa chambre — et du témoignage d'expert qui les reliait à la fusillade. L'expert en armes à feu cité par le ministère public a déclaré que l'une des balles non utilisées trouvées dans la chaussette avait été engagée dans l'arme semi-automatique dont M. Eunick s'était servi lors de la fusillade. L'expert en armes à feu cité par l'avocat de M. Hay n'a pas remis en question la méthodologie suivie par l'expert du ministère public ni les hypothèses qu'il a formulées, mais il a témoigné ne pas pouvoir tirer la même conclusion. Il était incontestable que s'il existait un lien entre les balles trouvées dans la chaussette et la fusillade, c'était avec l'arme semi‑automatique utilisée par M. Eunick et non le revolver à canon long utilisé par le tireur à la chemise bleue/verte.
[26] Le tee‑shirt blanc était lié à la fusillade en raison des dépositions des témoins oculaires affirmant que le tireur à la chemise bleue/verte en portait un sous sa chemise, et parce qu'il avait été trouvé sur le dessus de la pile de linge dans le panier de M. Hay et qu'il y avait une granule de résidu de poudre dessus. Le ministère public soutenait que M. Hay avait mis les balles et son tee‑shirt blanc dans le panier à son retour à la maison après la fusillade.
[27] La défense a fait valoir que M. Eunick — qui avait témoigné être allé, à son retour de la boîte de nuit à la salle de bain située à côté de la chambre de M. Hay — avait placé les balles dans le panier de M. Hay situé à l'entrée de la chambre à coucher. Ce faisant, M. Eunick avait contaminé le tee‑shirt blanc qui se trouvait sur le dessus de la pile avec une seule granule de résidu de poudre. Selon la défense, l'absence de résidu de poudre sur les autres pièces déposées dans le panier étayait cette thèse.
[28] L'autre élément de preuve matérielle du ministère public consistait en des bouts de poils recueillis à deux endroits : (1) dans une feuille de journal froissée vieille de trois semaines recueillie dans la poubelle de la salle de bain située près de la chambre de M. Hay, et (2) dans un rasoir électrique trouvé dans la table de nuit à côté du lit de M. Hay. La preuve a établi que les cheveux trouvés dans le journal et le rasoir mesuraient moins d'un centimètre. Les cheveux n'ont pas été soumis à un expert en criminalistique en vue du procès et aucun expert n'a témoigné à leur sujet.
[29] Selon la thèse du ministère public concernant les bouts de poils, M. Hay s'était rasé la tête à son retour à la maison après la fusillade. Il fallait en effet expliquer pourquoi la longueur des cheveux de M. Hay lors de son arrestation — il avait les cheveux très courts — ne correspondait pas à la longueur décrite par les témoins oculaires, selon lesquels le second tireur portait des tresses rastas longues d'au moins deux pouces. Cette thèse devait aussi expliquer pourquoi, trois semaines après la fusillade, M me Maillard n'avait pas pu identifier M. Hay à partir de la photo prise lors de son arrestation. Le ministère public a également soutenu qu'en se coupant les cheveux, M. Hay avait tenté, après le fait, de modifier son apparence pour dissimuler son implication dans la fusillade.
[30] Outre ces éléments de preuve matérielle, le ministère public a aussi déposé un enregistrement vidéo montrant la résidence de Chigwel Court, réalisé après l'arrestation de MM. Eunick et Hay, et dans lequel on peut notamment voir une chemise bleue étendue sur un lit superposé dans une autre chambre à coucher. Toutefois, selon le dossier, le ministère public n'a pas cherché à saisir la chemise ni même à la faire analyser ou à la montrer à l'un des témoins oculaires pour prouver qu'il s'agissait bien de la chemise bleue/verte portée par le deuxième tireur.
(3) Le verdict du jury
[31] S'appuyant sur la preuve décrite précédemment, le jury a déclaré MM. Eunick et Hay coupables du meurtre au premier degré de Collin Moore et de tentative de meurtre à l'endroit de Roger Moore.
B. Cour d'appel de l'Ontari o, 2009 ONCA 398, 249 O.A.C. 24
[32] En Cour d'appel, M. Hay a contesté sa déclaration de culpabilité aux motifs que le verdict du jury était déraisonnable et que le juge du procès avait adressé au jury des directives erronées concernant l'identification par témoin oculaire. Le juge Moldaver, maintenant juge de notre Cour, rendant le jugement unanime de la Cour d'appel, a rejeté l'appel.
[33] La Cour d'appel a conclu que, malgré des faiblesses relevées dans la déposition de M me Maillard, le témoin oculaire, le verdict du jury n'était pas déraisonnable parce que d'autres éléments de preuve corroborants présentés au jury, notamment les balles et le tee‑shirt trouvés dans le panier à linge de M. Hay ainsi que les bouts de poils, autorisaient une [ traduction ] « inférence solide » que M. Hay s'était rasé la tête après le meurtre pour modifier son apparence (par. 36). La Cour d'appel a reconnu que le jury aurait pu tirer de multiples inférences de la preuve présentée, mais elle a conclu que cette preuve corroborante « élev[ait] le verdict au‑dessus du seuil sous lequel un verdict est déraisonnable » ( ibid .).
[34] En ce qui concerne les directives que le juge du procès a données au jury au sujet de l'identification par témoin oculaire, M. Hay a invoqué trois arguments. Il a d'abord soutenu que le premier juge avait fait erreur en indiquant au jury qu'il pouvait déclarer M. Hay coupable en se fondant sur le seul témoignage de M me Maillard. La Cour d'appel n'a pas retenu cet argument, estimant que le juge du procès n'avait pas donné une telle directive, mais avait plutôt incité le jury à rechercher des éléments de preuve corroborants.
[35] M. Hay a soulevé deux autres motifs de contestation à l'égard des directives portant sur le témoignage de témoins oculaires et a aussi contesté les directives concernant la préméditation et le propos délibéré, des éléments nécessaires pour qu'il y ait meurtre au premier degré. La Cour d'appel a rejeté ces moyens, qui n'ont pas été repris devant notre Cour.
C. Requête sollicitant la production de pièces
[36] Pendant que la demande d'autorisation d'appel devant nous suivait son cours, M. Hay a demandé par requête que le ministère public soit tenu de produire deux éléments de preuve à des fins d'analyse criminalistique, à savoir les bouts de poils trouvés dans le journal froissé et ceux qui avaient été prélevés dans le rasoir électrique. L'analyse sollicitée visait à faire déterminer de quelle partie du corps provenaient ces éléments de preuve. Notre Cour a accueilli la requête; voir R. c. Hay , 2010 CSC 54, [2010] 3 R.C.S. 206, par. 10. Elle a toutefois reporté à l'audition du pourvoi l'examen de toute requête en production de nouveaux éléments de preuve (par. 9).
[37] Le 1 er décembre 2010, les parties ont soumis un projet de protocole visant la production des bouts de poils pour analyse par le Centre des sciences judiciaires. Puis, notre Cour en a ordonné la production et l'examen conformément au protocole. Par la suite, M. Hay a déposé une requête fondée sur l' art. 683 du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , pour présentation des rapports et des témoignages des experts ayant procédé à l'analyse criminalistique.
IV. Questions en litige
[38] Le présent pourvoi soulève deux questions :
(1) Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en donnant au jury la directive qu'il pouvait déclarer M. Hay coupable sur le seul fondement de la déposition de M me Maillard, le témoin oculaire?
(2) Y a‑t‑il lieu d'accueillir la requête de M. Hay en production de nouveaux éléments de preuve et, le cas échéant, quelle est la réparation appropriée?
V. Analyse
A. L'exposé au jury relatif à la déposition des témoins oculaire s
[39] M. Hay plaide que le juge du procès a fait erreur en expliquant au jury qu'il pouvait déclarer M. Hay coupable en s'appuyant uniquement sur la déposition de M me Maillard, le témoin oculaire. Tout comme la Cour d'appel, j'estime qu'on ne saurait retenir cet argument. Ainsi que je l'expliquerai, le fait d'expliquer au jury qu'il pouvait déclarer M. Hay coupable sur le seul fondement du témoignage de M me Maillard aurait certes constitué une erreur parce que ce témoignage était trop faible pour établir hors de tout doute raisonnable la culpabilité de M. Hay. Toutefois, l'exposé du juge au jury, pris dans son ensemble, n'indique pas qu'un verdict de culpabilité pouvait être rendu sur la foi de ce seul témoignage. De fait, il a plutôt donné comme directive au jury qu'il devait rechercher des éléments de preuve corroborants. Nul ne conteste que, jumelé à la preuve corroborante, le témoignage de M me Maillard était suffisant pour fonder une conclusion de culpabilité hors de tout doute raisonnable et, par conséquent, l'exposé au jury n'était entaché d'aucune erreur.
(1) Aurait‑il été erroné d'expliquer au jury qu'il pouvait déclarer M. Hay coupable sur la seule foi du témoignage de M me Maillard ?
[40] Les questions relatives à la crédibilité des témoins oculaires et au poids à accorder à leur témoignage relèvent du juge des faits — en l'espèce, le jury : R. c. Mezzo , [1986] 1 R.C.S. 802, p. 844‑845. Il est bien établi que lorsque le ministère public a recours à l'identification par témoin oculaire, le juge du procès a l'obligation de mettre le jury en garde au sujet des faiblesses reconnues de la preuve d'identification; voir Mezzo , p. 845, citant R. c. Turnbull , [1976] 3 All E.R. 549 (C.A.); R. c. Hibbert , 2002 CSC 39, [2002] 2 R.C.S. 445, par. 78‑79 (le juge Bastarache, dissident, mais non sur ce point); R. c. Canning , [1986] 1 R.C.S. 991. Toutefois, un jury ayant reçu les directives appropriées peut, en dépit des faiblesses de l'identification par témoin oculaire, conclure à la fiabilité de la déposition du témoin oculaire et rendre un verdict de culpabilité sur ce fondement, et ce, même si le ministère public n'a cité qu'un seul témoin oculaire; voir Mezzo , p. 844; R. c. Nikolovski , [1996] 3 R.C.S. 1197, par. 23.
[41] Bien que l'appréciation de la crédibilité et du poids de la déposition d'un témoin oculaire relève du jury et que, dans certaines circonstances, la déposition d'un seul témoin oculaire puisse fonder une déclaration de culpabilité, un jury ne devrait pas être autorisé à rendre un verdict de culpabilité en s'appuyant sur une déposition d'un témoin oculaire qui ne pourrait étayer une inférence de culpabilité hors de tout doute raisonnable. Autrement dit, il ne faudrait pas expliquer au jury qu'il peut déclarer un accusé coupable en se basant uniquement sur la déposition d'un témoin oculaire lorsque la déposition, même si l'on y accorde foi, laisserait nécessairement subsister un doute raisonnable dans l'esprit d'un juré raisonnable; voir R. c. Arcuri , 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828, par. 21‑25; R. c. Reitsma , [1998] 1 R.C.S. 769, inf. (1997), 97 B.C.A.C. 303; R. c. Zurowski , 2004 CSC 72, [2004] 3 R.C.S. 509; États‑Unis d'Amérique c. Shephard , [1977] 2 R.C.S. 1067, p. 1080. En fait, si la preuve du ministère public consiste uniquement en la déposition d'un témoin oculaire qui soulèverait nécessairement un doute raisonnable dans l'esprit d'un juré raisonnable, le juge du procès saisi d'une demande de verdict imposé doit ordonner un acquittement ( Arcuri , par. 21).
[42] À mon avis, le jury aurait rendu un verdict déraisonnable s'il avait déclaré M. Hay coupable sur la seule foi de la déposition de M me Maillard, le témoin oculaire. En effet, outre la faiblesse habituellement associée à l'identification par témoin oculaire et aux séances d'identification photographique, la preuve présentée au procès a révélé plusieurs autres problèmes touchant la capacité de M me Maillard d'identifier M. Hay au tireur. Comme je l'ai déjà indiqué, lorsqu'elle a désigné la photo de M. Hay lors de la première séance d'identification, M me Maillard a déclaré qu'elle ne l'identifiait pas au tireur, mais plutôt à une personne ressemblant à 80 p. 100 au tireur. De plus, quelques jours après la fusillade, M me Maillard a téléphoné à la police pour savoir si l'identification qu'elle avait faite [ traduction ] « correspondait assez bien à la bonne personne » : d.a., vol. II, p. 893‑894. Également, la preuve a démontré que, trois semaines après la fusillade, M me Maillard a été incapable de désigner M. Hay comme étant le tireur à partir de la photo de celui‑ci prise lors de son arrestation le jour même du crime et que, lors de l'enquête préliminaire, elle a plusieurs fois désigné M. Eunick, et non M. Hay, comme étant le tireur à la chemise bleue/verte. Chacun de ces incidents a jeté un certain doute sur la capacité de M me Maillard d'identifier M. Hay au deuxième tireur.
[43] Certes, le ministère public a présenté des éléments de preuve afin de corriger certains problèmes liés à la déposition de M me Maillard. Ainsi, il a obtenu de celle‑ci l'affirmation que, malgré ses déclarations contraires au moment de désigner la photo de M. Hay le matin suivant la fusillade, son intention était effectivement de l'identifier au tireur. En outre, le ministère public a produit des bouts de poils trouvés dans la salle de bain et le rasoir électrique de M. Hay afin d'expliquer l'incapacité de M me Maillard d'identifier M. Hay à partir de la photo prise lors de son arrestation par le fait qu'il s'était coupé les cheveux.
[44] J'estime toutefois que ces éléments de preuve ne permettent pas de conclure que le témoignage de M me Maillard permettait à lui seul de rendre un verdict de culpabilité. Ainsi, sa déclaration portant qu'elle avait l'intention d'identifier M. Hay au tireur n'aurait pu dissiper le doute raisonnable découlant du fait qu'elle a confirmé, lors de la séance d'identification photographique, ne pas pouvoir l'identifier et qu'elle a été incapable de l'identifier lors de la séance subséquente de même qu'à l'enquête préliminaire. De surcroît, l'explication du ministère public selon laquelle M. Hay s'était coupé les cheveux après la fusillade, même si elle permettait au jury de comprendre la difficulté éprouvée par M me Maillard à identifier M. Hay lors de la deuxième séance, reposait elle‑même sur une preuve corroborante — les bouts de poils. Cette explication ne modifie donc en rien le fait que le témoignage de M me Maillard n'aurait pas, en lui‑même , permis à un juré raisonnable de conclure hors de tout doute raisonnable que M. Hay était l'un des tireurs.
[45] C'est pourquoi j'estime que le juge du procès aurait commis une erreur s'il avait donné au jury la directive qu'il pouvait déclarer M. Hay coupable sur la seule foi du témoignage de M me Maillard. D'ailleurs, le ministère public n'a pas tenté de soutenir le contraire dans le présent pourvoi. Il a plutôt fait valoir que le juge n'avait pas commis d'erreur parce qu'il n'avait pas adressé une telle directive au jury. C'est cet argument que j'aborde maintenant.
(2) Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans ses directives au jury?
[46] Selon moi, la Cour d'appel a conclu à bon droit que le juge du procès n'avait commis aucune erreur dans ses directives au jury concernant la déposition de M me Maillard, le témoin oculaire.
[47] Lors de l'examen d'un exposé fait au jury, « [u]ne cour d'appel doit examiner l'erreur alléguée dans le contexte de l'ensemble de l'exposé au jury et du déroulement général du procès » : R. c. Jaw , 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 32. Si, dans un exposé au jury, un passage contesté pris isolément peut amener à conclure qu'il renferme une erreur de droit, une cour d'appel n'interviendra pas s'il est évident, compte tenu de l'exposé complet, que le jury a reçu les directives appropriées : ibid. , par. 3 et 24.
[48] En outre, bien que des directives au jury inadéquates entraînent l'intervention des cours d'appel, le juge du procès doit jouir d'une certaine latitude sur la façon de donner ses directives; voir R. c. Avetysan , 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745, par. 9. Ainsi, le juge du procès n'est pas tenu de recourir à [ traduction ] « une formulation particulière » pour attirer l'attention du jury sur les faiblesses de la preuve par témoin oculaire; il faut, au contraire, lui accorder une latitude considérable dans le choix de la meilleure façon d'informer les jurés de ces faiblesses : Turnbull , p. 552; R. c. Candir , 2009 ONCA 915, 257 O.A.C. 119, par. 110.
[49] Dans l'affaire qui nous occupe, avant de revenir à l'examen en détail de la preuve présentée contre MM. Eunick et Hay, le juge du procès a formulé les remarques générales qui suivent concernant la fiabilité de la preuve par témoin oculaire :
[ traduction ] Vous avez entendu le témoignage de divers témoins oculaires. Vous devez faire preuve d'une grande prudence avant de déclarer l'un ou l'autre des deux accusés coupable sur le fondement de la déposition d'un témoin oculaire. Cette prudence s'impose parce que l'expérience nous enseigne que toute preuve d'identification comporte une faiblesse inhérente. Les observations et les souvenirs des êtres humains sont notoirement peu fiables dans ce domaine.
En fait, beaucoup d'erreurs judiciaires sont attribuables à une erreur d'identification de la part d'un ou de plusieurs témoins sérieux dont l'honnêteté n'était pas contestée qui avaient disposé d'amples possibilités d'observation, mais dont l'identification s'est par la suite révélée erronée.
Il se peut que vous ne doutiez aucunement qu'un ou des témoins sont intimement convaincus d'avoir observé et reconnu les caractéristiques permettant l'identification, mais un témoin convaincant et tout à fait honnête peut aussi se tromper. Quelqu'un peut être persuadé de bien identifier une personne et être pourtant dans l'erreur. Dans ce contexte, vous ne devez pas perdre de vue la différence entre la crédibilité ou la véracité, d'une part, et la fiabilité ou l'exactitude, d'autre part.
Je répète donc, mesdames et messieurs, que vous devez exercer une grande prudence avant de conclure à la culpabilité de l'un ou l'autre défendeur sur la seule foi d'une déposition d'un témoin oculaire. Il y a eu des erreurs judiciaires dans le passé. Des gens ont été injustement déclarés coupables parce que des témoins oculaires se sont trompés dans l'identification des personnes qu'ils avaient vues commettre le crime.
Par conséquent, vous devez rechercher des éléments de preuve corroborants étayant la preuve d'identification par témoin oculaire. Si vous trouvez d'autres éléments de preuve appuyant l'identification par un témoin oculaire, vous pouvez décider que la fragilité d'une déclaration de culpabilité fondée uniquement sur la preuve d'identification a été écartée. C'est à vous qu'appartient cette décision.
Mais même si vous ne trouvez aucun élément de preuve corroborant — bien que vous deviez faire preuve de prudence en raison des faiblesses de la preuve d'identification par témoin oculaire — vous pouvez malgré tout rendre un verdict de culpabilité reposant sur la déposition d'un seul témoin oculaire si vous acceptez cette identification et jugez qu'elle établit la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Vous devez toutefois vous montrer réellement prudents avant de déclarer quelqu'un coupable en vous appuyant uniquement sur une telle preuve. [Je souligne; d.a., vol. V, p. 2145‑2146.]
M. Hay soutient que le dernier paragraphe de cet extrait aurait amené le jury à penser qu'il pouvait le déclarer coupable sur le seul fondement du témoignage de M me Maillard.
[50] Pris isolément, le passage soulignant au jury qu'il [ traduction ] « [peut] [. . .] rendre un verdict de culpabilité reposant sur la déposition d'un seul témoin oculaire » peut sembler faire une telle affirmation. Je conviens toutefois avec la Cour d'appel que cette directive du juge du procès ne peut s'interpréter ainsi lorsqu'on tient compte du contexte global de l'exposé fait au jury.
[51] Ainsi que l'a fait remarquer la Cour d'appel, la directive en question constituait, de façon générale, un exposé exact du droit. Je le répète, malgré les faiblesses de l'identification par témoin oculaire, un jury peut rendre un verdict de culpabilité reposant sur la déposition d'un seul témoin oculaire si ce témoignage permet de conclure hors de tout doute raisonnable à la culpabilité.
[52] En outre, la directive contestée s'inscrivait dans le contexte de directives générales s'appliquant tant à M. Hay qu'à son codéfendeur, M. Eunick, à l'égard duquel la déposition de nombreux témoins pouvait étayer une conclusion de culpabilité hors de tout doute raisonnable. Par exemple, les témoins Jennifer Moore et Hugh Robinson ont tous deux pu reconnaître M. Eunick à cause de précédents contacts avec lui, et ils ont pu l'identifier à l'un des tireurs pendant et immédiatement après la fusillade.
[53] Après avoir exposé la directive générale précitée, le juge du procès a formulé des mises en garde additionnelles à propos des faiblesses de la preuve par témoin oculaire, puis il a passé en revue la preuve présentée contre chaque défendeur. Ses directives au sujet de la preuve impliquant M. Hay n'indiquaient pas au jury qu'il pouvait déclarer l'accusé coupable sur la seule base du témoignage de M me Maillard. En passant en revue ce témoignage, le juge a plutôt décrit chacun des problèmes particuliers que posait l'identification qu'elle avait faite, notamment son incapacité d'identifier M. Hay lors de la deuxième séance d'identification photographique, à présentation séquentielle — qui était, selon le juge, [ traduction ] « une meilleure façon de montrer les photos » que la première séance (d.a., vol. V, p. 2178) — et l'erreur d'identification commise par M me Maillard lors de l'enquête préliminaire. Après avoir examiné ces problèmes, le juge du procès a ajouté :
[ traduction ] Vous devez faire montre de beaucoup de prudence à l'égard du témoignage de M me Maillard en raison des problèmes que je vous ai signalés. Vous devriez rechercher d'autres éléments de preuve confirmant l'identification qu'elle a faite. [Je souligne; d.a., vol. V, p. 2181.]
En outre, le juge du procès a établi une distinction entre la déposition que M me Maillard a faite à titre de témoin oculaire, et les dépositions, plus solides, d'autres témoins oculaires qui avaient été présentées contre M. Eunick :
[ traduction ] Pour ce qui est de Leisa Maillard, contrairement à Hugh Robinson et à Jennifer Moore, elle n'avait jamais vu Leighton Hay auparavant, la personne dont elle avait désigné la photo au cours de la séance d'identification. Il faut donc se montrer plus prudent à l'égard de son témoignage. [d.a., vol. V, p. 2186]
[54] Je suis d'accord avec la Cour d'appel pour dire que [ traduction ] « [c]ompte tenu de ces directives, penser que le jury aurait déclaré M. Hay coupable sur la seule foi du témoignage oculaire de M me Maillard relève de la fantaisie » (par. 48). La thèse de M. Hay revient essentiellement à affirmer que le juge du procès aurait dû prononcer des mots tels que « vous ne pouvez déclarer M. Hay coupable sur la base du seul témoignage de Leisa Maillard ». Or, le juge n'était pas obligé de s'en tenir à ces termes précis dans ses directives concernant la suffisance du témoignage de M me Maillard. Il avait l'obligation « d'expliquer aux jurés — le juge des faits — les principes juridiques appropriés et la façon de les appliquer à la preuve présentée au procès », et il faut lui laisser une certaine latitude dans le choix de la meilleure façon de le faire : R. c. Pickton , 2010 CSC 32, [2010] 2 R.C.S. 198, par. 61. Un juré raisonnable à qui on aurait donné la directive ci‑dessus n'aurait pas interprété le passage contesté comme une indication qu'il pouvait rendre un verdict de culpabilité reposant uniquement sur le témoignage de M me Maillard; voir Jaw , par. 24.
[55] Il ressort du dossier que le juge du procès a apporté beaucoup de soin à son exposé au jury et, plus particulièrement, aux directives concernant la preuve par témoin oculaire. Par exemple, en cours d'instance, immédiatement après le témoignage de M me Maillard, il a exposé au jury les faiblesses de la preuve par témoin oculaire et a alors réitéré les problèmes notés dans son témoignage. À ce moment, il a offert aux deux parties l'occasion de formuler une objection et de présenter des observations demandant des directives supplémentaires, mais aucun des avocats ne s'en est prévalu. En outre, avant de présenter son exposé au jury à la fin de l'instruction, le juge a tenu une audience au cours de laquelle il a entendu les arguments des avocats à propos des directives concernant la preuve par témoin oculaire. Au cours de cette audience, les avocats du ministère public et des deux défendeurs ont été invités à examiner le passage que M. Hay conteste à présent, et se sont dits satisfaits de sa formulation. L'avocat de M. Hay a formulé plusieurs arguments au sujet de problèmes relevés dans l'identification faite par M me Maillard, et le juge les a tous pris en note avant de les intégrer dans ses directives au jury. Jamais au cours de ces audiences une partie n'a exprimé l'opinion que la directive du juge laisserait entendre au jury qu'il pourrait rendre un verdict de culpabilité fondé uniquement sur le témoignage de M me Maillard.
[56] Pour ces motifs, je suis d'avis que le juge du procès n'a pas commis d'erreur dans ses directives au jury et que ce moyen d'appel doit être rejeté.
B. Requête en production de nouveaux éléments de preuve
[57] Comme je l'ai déjà mentionné, M. Hay a demandé par requête l'autorisation de produire une expertise concernant l'analyse criminalistique des bouts de poils déposés en preuve par le ministère public lors du procès. Il soutient que cette nouvelle preuve établit qu'il ne s'agissait pas de cheveux qu'il avait rasés et qu'il faut en conséquence prononcer un verdict d'acquittement ou ordonner la tenue d'un nouveau procès. J'explique plus loin qu'il y a lieu d'accueillir la requête en production de nouveaux éléments de preuve et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.
(1) Les nouveaux éléments de preuve
[58] Ces nouveaux éléments de preuve apportés par M. Hay se composent des affidavits et des contre‑interrogatoires de deux experts en criminalistique exposant leurs avis respectifs concernant le pourcentage de cheveux de M. Hay trouvés dans le journal et le rasoir par rapport au pourcentage de poils provenant de son visage ou de son tronc.
[59] Johanne Almer, scientifique travaillant au Centre des sciences judiciaires, a analysé les cheveux et les poils produits au procès. Dans son rapport initial, elle a conclu, après examen du diamètre et de la morphologie des poils et cheveux individuels, que 68 p. 100 des cheveux ou poils prélevés dans le journal et 48 p. 100 de ceux prélevés dans le rasoir tiraient leur origine du visage ou du tronc. Le reste aurait pu provenir du visage, du tronc ou du cuir chevelu.
[60] Le deuxième expert, le scientifique Richard Bisbing, a approuvé la méthodologie suivie par M me Almer. Après avoir examiné les cheveux et les poils ainsi que le travail de M me Almer, il a conclu que [ traduction ] « dans les deux cas, les échantillons se composent principalement de poils faciaux » et que « [m]ême si on ne peut exclure la présence de cheveux, rien n'indique qu'il y en ait beaucoup dans chacun des échantillons » : dossier de demande, vol. I, onglet D, p. 3.
[61] M. Bisbing a recommandé que M. Hay fournisse un échantillon représentatif de ses cheveux afin d'améliorer l'exactitude des résultats, ce à quoi le ministère public a consenti. Après avoir obtenu cet échantillon, M me Almer a procédé à d'autres examens et présenté un second rapport confirmant ses conclusions antérieures. Elle a noté qu'en excluant, dans ses calculs, un cheveu aberrant trouvé dans l'échantillon fourni par M. Hay, elle conclurait qu'au moins 91 p. 100 des cheveux ou poils prélevés dans le journal et 70 p. 100 de ceux prélevés dans le rasoir ne provenaient pas du cuir chevelu de M. Hay. M. Bisbing a lui aussi effectué un deuxième examen et a souscrit aux conclusions de M me Almer, précisant comme suit dans sa conclusion :
[ traduction ] Il est à présent possible d'affirmer avec un degré raisonnable de certitude scientifique que ce qui se trouvait dans le rasoir (pièce 87) et dans le journal (pièce 88) était des ensembles de poils faciaux (barbe). Aucun des échantillons ne renferme un nombre significatif de cheveux permettant de contester cette conclusion. [dossier de demande, vol. I, onglet E, p. 3]
[62] Le ministère public a lui aussi retenu les services de deux experts : David Exline, spécialiste de l'analyse de la pilosité, et M. Jeffrey Rosenthal, professeur de statistique. Les deux experts ont analysé les rapports de M me Almer et de M. Bisbing sans examiner eux‑mêmes les cheveux ou poils. Une grande partie de leur analyse a porté sur la question de savoir s'il convenait d'exclure de l'échantillon fourni par M. Hay le cheveu considéré comme aberrant par M me Almer et M. Bisbing. Or, M. Exline et M. Rosenthal ont tous deux témoigné qu'ils auraient inclus ce cheveu, mais ont ajouté que cette inclusion n'aurait pas eu d'incidence significative sur les résultats et qu'ils seraient ainsi parvenus à des conclusions analogues à celles de M me Almer et de M. Bisbing. Abondant dans le sens du témoignage de M me Almer et de M. Bisbing, M. Exline a témoigné que, même s'il ne pouvait confirmer avec une certitude absolue l'absence de cheveux dans les bouts de poils mis en preuve, aucune preuve scientifique ne permettait d'affirmer qu'il s'agissait de cheveux .
(2) Y a‑t‑il lieu d'accueillir la requête en production de nouveaux éléments de preuve?
[63] Dans l'arrêt Palmer , notre Cour a analysé le pouvoir discrétionnaire d'une cour d'appel de recevoir de nouveaux éléments de preuve en vertu de l'art. 610 du Code criminel , S.R.C. 1970, ch. C‑34, à présent l' art. 683 . L'élément prépondérant dans l'examen d'une requête en production de nouveaux éléments de preuve est « l'intérêt de la justice » : Code criminel , art. 683 ; Palmer , p. 775. À cet égard, il importe d'examiner les principes suivants :
(1) On ne devrait généralement pas admettre une déposition qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produite au procès, à condition de ne pas appliquer ce principe général de manière aussi stricte dans les affaires criminelles que dans les affaires civiles : voir McMartin c. The Queen , [1964] R.C.S. 484.
(2) La déposition doit être pertinente, en ce sens qu'elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès.
(3) La déposition doit être plausible, en ce sens qu'on puisse raisonnablement y ajouter foi, et
(4) elle doit être telle que si l'on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu'avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat. [p. 775]
En l'espèce, le ministère public a reconnu la plausibilité de l'expertise que M. Hay cherche à présenter, de sorte que le troisième facteur est respecté. Comme on le verra, l'examen des autres facteurs porte à conclure à l'admission des nouveaux éléments de preuve.
a) Diligence raisonnable
[64] Le facteur de la diligence raisonnable existe pour assurer le caractère définitif et le déroulement ordonné du processus judiciaire criminel — des valeurs essentielles à l'intégrité du processus en matière criminelle : R. c. G.D.B. , 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520, par. 19 (citant R. c. M. (P.S.) (1992), 77 C.C.C. (3d) 402 (C.A. Ont.), le juge Doherty, p. 411). La condition de la diligence raisonnable oblige les cours d'appel à examiner la raison pour laquelle l'élément de preuve n'a pas été présenté au procès : G.D.B. , par. 20. Notre Cour a toutefois reconnu que « la diligence raisonnable n'[est] pas une condition essentielle d'admissibilité de nouveaux éléments de preuve, particulièrement dans les affaires criminelles » et que ce « critère ne doit pas être retenu lorsque son application rigide est susceptible d'entraîner une erreur judiciaire » (par. 19). Il s'agit néanmoins d'un facteur important qui doit s'apprécier en fonction de l'ensemble des circonstances ( ibid. ).
[65] Dans le présent pourvoi, M. Hay plaide que le nouvel élément de preuve n'a pas été présenté au procès parce que son avocat ignorait qu'il était possible, au moyen d'analyses criminalistiques, d'établir si l'on était en présence de cheveux ou de poils. M. Hay a déposé en ce sens un affidavit de l'avocat qui l'avait représenté au procès.
[66] Dans les motifs de l'ordonnance accueillant la requête sollicitant la production des deux pièces en vue d'une analyse criminalistique, le juge Cromwell a déduit de la preuve dont il disposait qu'il n'était simplement pas venu à l'esprit d'aucun des criminalistes d'expérience qu'une telle analyse était possible :
Aucune analyse de ce genre n'a été effectuée par le ministère public en vue du procès et on n'en a demandé une, pour le compte de la défense, que plusieurs mois après le rejet de l'appel par la Cour d'appel. Dans son affidavit, l'avocat qui a occupé pour la défense au procès dit qu'il ne savait pas que des analyses scientifiques permettaient de distinguer les cheveux des poils faciaux. Une lettre au dossier indique que l'avocat ayant représenté le demandeur devant la Cour d'appel n'était pas non plus au courant de la possibilité de telles analyses. Rien ne prouve que le ministère public était au fait de cette possibilité. Puisqu'il semble que personne n'a demandé pareille analyse et, vu l'importance que pourraient avoir les résultats susceptibles d'être obtenus grâce à celle‑ci, j'en déduis qu'il n'est tout simplement pas venu à l'esprit de l'un ou l'autre des criminalistes d'expérience concernés que pareilles analyses existaient. [par. 8]
Les parties n'ont invoqué aucune raison justifiant un réexamen de cette conclusion.
[67] En général, la seule ignorance de la part d'un avocat au procès, sans indication qu'il se soit informé de la possibilité d'obtenir et de produire l'élément de preuve, constitue un facteur jouant contre l'admission de l'élément en preuve pour la première fois en appel : McMartin , p. 490‑491. Toutefois, comme il s'agit d'une affaire criminelle portant sur des accusations extrêmement graves, je n'exclurais pas la preuve sur le seul fondement du manque de diligence.
b) La preuve porte‑t‑elle sur une question décisive ou potentiellement décisive?
[68] On ne peut raisonnablement contester que le nouvel élément de preuve que veut produire M. Hay porte sur une question décisive. Comme on l'a vu, les bouts de poils provenant de la corbeille et du rasoir de M. Hay ont été utilisés à deux fins. Premièrement, ils ont servi à expliquer pourquoi la description faite par des témoins oculaires selon laquelle le tireur portait des tresses rastas ne concordait pas avec les cheveux courts de M. Hay au moment de son arrestation. Ils ont aussi servi à expliquer pourquoi, selon le ministère public, M me Maillard avait été incapable d'identifier M. Hay à partir de la photo prise le jour de son arrestation. Deuxièmement, les bouts de poils ont servi à impliquer M. Hay en donnant à entendre qu'il s'était coupé les cheveux immédiatement après la fusillade, ce qui indiquait qu'il avait tenté après le fait de modifier son apparence.
[69] La preuve se rapporte donc directement à la question de savoir si M. Hay était bien le tireur à la chemise bleue/verte.
c) Peut‑on raisonnablement penser que l'élément de preuve aurait influé sur le résultat ?
[70] On peut raisonnablement penser que les nouveaux éléments de preuve que M. Hay cherche à faire admettre auraient influé sur le verdict du jury. Des remarques du juge du procès et de l'avocat du ministère public, l'exposé du juge au jury et l'analyse de la Cour d'appel témoignent tous de l'importance que revêtaient les bouts de poils. Je décrirai ici chacun de ces éléments.
[71] Bien qu'ayant cherché dans le présent pourvoi à minimiser l'importance des bouts de poils, le ministère public s'est fortement appuyé au procès sur la preuve relative à la coupe de cheveux. En plaidoirie, par exemple, l'avocat du ministère public a peint le tableau suivant à l'intention du jury :
[ traduction ] À leur arrivée à la maison, ils se sont réunis à l'arrière de la maison. M. Hay a enlevé son tee‑shirt et ils se sont partagé les tâches. Ils ont pris les vêtements maculés de sang d'Eunick pour les laver. À un certain moment, une vieille feuille de journal a été étalée, et les très courtes tresses de Leighton Hay ont été rasées. Il les a peut‑être rasées lui‑même, mais il est plus probable que ce soit M. Eunick qui l'ait fait parce qu'il sait couper les cheveux. Les tresses ont ensuite été jetées dans la cuvette de la toilette. Il les a donc enlevées, et seuls les petits bouts de poils les plus légers ont adhéré au journal, qu'il a ensuite roulé en boule avant de le jeter à la poubelle. C'est là que se trouvait la feuille de journal, sur le dessus, car c'est la dernière chose qui y a été mise. Tout le reste est parti à l'égout.
M. House veut tirer argument de la date du journal. Si je comprends bien ce qu'il avance, Leighton Hay se serait rasé pour la dernière fois le 18 juin. Mais il conserve dans sa table de nuit le rasoir à cheveux dont il se sert. Il s'est rasé la tête cette nuit‑là. Il a jeté les courtes tresses dans la cuvette de la toilette. Il n'a laissé que les petits bouts de poils dans la feuille de journal.
M. House, s'il vous a laissé entendre — et je crois qu'il l'a fait — qu'il y en avait partout sur la feuille, ce n'était pas le cas; ils étaient enveloppés à l'intérieur. Le sergent détective Tony Smith a témoigné de ce fait. Et il les a jetés dans la poubelle. Et c'était pour modifier son apparence. Il n'aurait pas été très logique de cacher les vêtements et les balles, et de laisser les cheveux dans la poubelle. Ils ont été jetés dans la toilette. [Je souligne; d.a., vol. VI, p. 128‑129.]
[72] De plus, dans des observations présentées au cours du procès en l'absence du jury et des témoins, le juge du procès a reconnu que si le ministère public pouvait établir que M. Hay s'était rasé la tête le matin suivant la fusillade, cela constituerait un [ traduction ] « élément solide de preuve l'identifiant » au tireur et indiquant qu'« il l'avait fait pour modifier son apparence » : d.a., vol. II, p. 928.
[73] L'exposé du juge au jury révèle lui aussi l'importance des bouts de poils. Il comportait la directive selon laquelle le jury [ traduction ] « [devait] vérifier si la preuve établi[ssait] que Leighton Hay s'[était] rasé la tête cette nuit‑là à son retour à la maison », parce que celui‑ci avait la tête rasée au moment de son arrestation : d.a., vol. V, p. 2153 (je souligne). Le juge a indiqué au jury qu'il devait examiner la question des éléments de preuve corroborants avant de s'appuyer sur le témoignage de M me Maillard, et ce, à cause des faiblesses de la preuve d'identification par témoin oculaire et de l'incapacité de cette dernière d'identifier M. Hay lors de la seconde séance d'identification photographique et aussi lors de l'enquête préliminaire. Le juge a d'ailleurs maintes fois répété que, pour expliquer l'incapacité de M me Maillard d'identifier M. Hay à partir de la photo prise lors de son arrestation, le ministère public devait établir que M. Hay s'était coupé les cheveux après le meurtre, et que la seule preuve de ce fait résidait dans les bouts de poils.
[74] La Cour d'appel a elle aussi reconnu l'importance de la preuve relative aux bouts de poils pour la thèse du ministère public. En concluant que le verdict du jury n'était pas déraisonnable, elle a expliqué que les bouts de poils permettaient de tirer [ traduction ] « une inférence solide » de culpabilité, suffisante pour « faire pencher la balance et élever le verdict au‑dessus du seuil sous lequel un verdict est déraisonnable » (par. 36). Compte tenu de l'importance de la question de la coupe de cheveux pour le ministère public, on peut raisonnablement penser que les nouveaux éléments de preuve indiquant que ce qui avait été mis en preuve n'était pas des cheveux rasés auraient influé sur le résultat.
[75] Pour ces motifs, je suis d'avis d'accueillir la requête de M. Hay en production de nouveaux éléments de preuve.
(3) La réparation appropriée
[76] Ayant conclu qu'il y a lieu de faire droit à la requête de M. Hay en production de nouveaux éléments de preuve, j'aborde la question de la réparation appropriée. Notre Cour a expliqué que si une cour d'appel juge qu'un nouvel élément de preuve serait concluant quant aux questions en litige, elle peut statuer sur l'affaire en conséquence : R. c. Stolar , [1988] 1 R.C.S. 480, p. 492. Toutefois, si le nouvel élément de preuve n'est pas décisif au point de permettre à la cour d'appel de statuer immédiatement sur l'affaire, mais qu'il revêt néanmoins une force probante telle qu'il aurait pu changer l'issue du procès s'il avait été accepté par le juge des faits, la cour d'appel devrait alors admettre l'élément de preuve et ordonner la tenue d'un nouveau procès : ibid. ; Palmer , p. 776‑777.
[77] La réparation appropriée en l'espèce est la tenue d'un nouveau procès. Comme je l'ai expliqué, on peut raisonnablement penser que l'expertise indiquant que ce qui avait été mis en preuve n'était pas des cheveux aurait influé sur le verdict. Cette expertise, toutefois, n'est pas décisive au point de justifier une décision immédiate sous la forme d'un acquittement. Dans son argumentation relative à la requête en production de nouveaux éléments de preuve, le ministère public a évoqué de possibles limites ou lacunes touchant l'expertise présentée en l'espèce. Il est donc dans l'intérêt de la justice que la Cour ordonne la tenue d'un nouveau procès au cours duquel le ministère public aura l'occasion de présenter une preuve contestant la fiabilité des nouveaux éléments de preuve.
VI. Conclusion
[78] Pour ces motifs, il est fait droit à la requête de M. Hay en production de nouveaux éléments de preuve, et l'appel est accueilli. L'affaire est renvoyée pour la tenue d'un nouveau procès.
Version française des motifs rendus par
Le juge Fish —
I
[79] À l'instar du juge Rothstein et pour les motifs qu'il expose, je suis d'avis d'accueillir la requête de l'appelant en production de nouveaux éléments de preuve et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.
[80] Notre désaccord ne porte que sur les directives du juge du procès concernant le témoignage de Leisa Maillard. Selon le juge Rothstein, le juge du procès n'a pas dit au jury qu'il pouvait déclarer coupable l'appelant, Leighton Hay, sur la foi du seul témoignage de M me Maillard. Avec égards, je crois qu'il l'a fait.
[81] De toute évidence, comme nous le verrons, le juge du procès et l'avocat du ministère public étaient aussi de cet avis. Le jury n'a sans doute pas interprété différemment l'exposé du juge.
[82] Cette erreur me semble fatale, bien que l'exposé du juge était par ailleurs irréprochable et éminemment juste. Et je crois opportun d'ajouter que le droit en la matière est plus clair aujourd'hui qu'il l'était au moment du procès.
II
[83] Leighton Hay a été déclaré coupable de meurtre au premier degré et de tentative de meurtre. Leisa Maillard est le seul témoin oculaire ayant impliqué M. Hay dans le meurtre de la victime. Lors d'une séance d'identification photographique tenue par les policiers, M me Maillard a dit être certaine [ traduction ] « à environ 80 p. 100 » que M. Hay était le tireur, mais elle ne pouvait pas répondre « par oui ou par non » à cette question. Elle n'a pas identifié M. Hay en salle d'audience. D'autres faiblesses importantes de sa déposition sont bien exposées dans les motifs du juge Rothstein (notamment aux par. 15-23 et, en résumé, au par. 42).
[84] Dans les observations qu'il a faites avant l'exposé au jury, l'avocat du ministère public a malgré tout demandé au juge d'expliquer au jury qu'il pouvait déclarer M. Hay coupable sur la base de la déposition d'un seul témoin oculaire (d.a., vol. V, p. 2004, 2008 et 2011). L'avocat a clairement indiqué qu'il parlait précisément du témoignage de M me Maillard (p. 2008 et 2014). En fait, il ne pouvait guère parler de qui que ce soit d'autre : je le répète, aucun autre témoin oculaire n'a impliqué M. Hay .
[85] À juste titre, l'avocat du ministère public a donné au juge du procès l'assurance qu'il [ traduction ] « [voulait] être en mesure d'adapter [son] exposé final au jury de façon responsable et en conformité avec ce que [le juge allait] leur dire » (d.a., vol. V, p. 2014; sauf indication contraire, dans les présents motifs, les italiques sont ajoutés). Le juge du procès a répondu que la demande du ministère public [ traduction ] « ne [lui] pos[ait] pas de problème » et a précisé qu'il donnerait au jury des directives en ce sens, quoique pas nécessairement avec la formulation proposée (p. 2011 et 2014).
[86] L'avocat du ministère public s'est exprimé selon cette entente dans sa plaidoirie finale. Cela était évident dès le tout début :
[ traduction ] J'imagine que monsieur le Juge vous dira également qu'après avoir évalué la force probante de la déposition du témoin oculaire, vous êtes habilités à conclure à la culpabilité sur la seule foi de cette déposition si elle vous convainc, hors de tout doute raisonnable, que la personne identifiée était le tireur. [d.a., vol. VI, p. 111]
[87] Le ministère public a ensuite souligné au jury que ce principe s'appliquait au témoignage de Leisa Maillard :
[ traduction ] L'avocat [de M. Hay] a beaucoup insisté sur le fait que [M me Maillard] avait dit 80 p. 100. Elle vous a expliqué ce qu'elle voulait dire par là. Les mots 80 p. 100 renvoient à la photo, parce qu'il peut s'agir d'une photo plus ancienne. [. . .] Si vous acceptez son explication — et il n'y a aucune raison de ne pas le faire — vous pouvez conclure à la culpabilité sur le seul fondement de l'identification faite à partir d'une série de photos et de [la] réaction viscérale [que la séance a suscitée chez elle] . Si cette explication vous préoccupe, alors vos préoccupations seront dissipées par l'imposante preuve corroborante produite en l'espèce qui, en droit canadien, compense toute faiblesse que vous pourriez déceler dans la séance d'identification photographique. [d.a., vol. VI, p. 117]
Et encore :
En l'espèce, vous pourriez déclarer M. Hay coupable sur la foi de l'identification faite par Leisa Maillard à partir d'une série de photos . . . [p. 119]
[88] Le compétent et chevronné juge du procès n'a jamais corrigé dans son exposé ces affirmations du ministère public. Cela me confirme, surtout au vu des propos échangés avant l'exposé, que ces affirmations correspondaient à la façon dont le juge envisageait le droit.
[89] Aux termes de la plaidoirie finale du ministère public, le jury aurait ainsi tenu pour acquis qu'il était habilité à déclarer M. Hay coupable en se fondant uniquement sur l'« identification » faite par M me Maillard, le témoin oculaire.
[90] Malheureusement, le juge du procès n'a pas tardé à renforcer cette conception erronée du droit dans ses propres directives adressées au jury.
[91] Au début de son exposé, le juge du procès a clairement indiqué au jury que [ traduction ] « la principale question en litige dans ce procès est l'identité des personnes qui ont tué Collin Moore » (d.a., vol. V, p. 2144). Il a ensuite expliqué les dangers liés au fait de se fonder sur la déposition de témoins oculaires pour établir la culpabilité. Puis, reprenant dans une certaine mesure l'observation faite auparavant par l'avocat du ministère public, le juge a donné au jury les explications suivantes :
[ traduction ] . . . vous devez rechercher des éléments de preuve corroborants étayant la preuve d'identification par témoin oculaire. Si vous trouvez d'autres éléments de preuve appuyant l'identification par un témoin oculaire, vous pouvez décider que la fragilité d'une déclaration de culpabilité fondée uniquement sur la preuve d'identification a été écartée. C'est à vous qu'appartient cette décision.
Mais même si vous ne trouvez aucun élément de preuve corroborant — bien que vous deviez faire preuve de prudence en raison des faiblesses de la preuve d'identification par témoin oculaire — vous pouvez malgré tout rendre un verdict de culpabilité reposant sur la déposition d'un seul témoin oculaire si vous acceptez cette identification et jugez qu'elle établit la culpabilité hors de tout doute raisonnable. [d.a., vol. V, p. 2146]
[92] Ainsi, bien que le juge du procès ait exhorté le jury à la prudence, il lui a fait savoir sans équivoque que la déposition d'un seul témoin oculaire pouvait fonder une déclaration de culpabilité. Le jury aurait donc compris que cette règle s'appliquait à moins que le juge lui ait donné une directive contraire à l'égard d'un témoin en particulier. Aucune directive de la sorte ne lui a été donnée.
[93] Plus précisément, le juge du procès n'a jamais dit au jury que ses directives générales, que je viens de citer, ne valaient pas pour le témoignage de Leisa Maillard. Au contraire, il a expliqué peu après que la preuve d'identification est plus solide si le témoin connaissait déjà l'accusé. Et il a fait explicitement le lien entre ces directives et [ traduction ] « la preuve contre Leighton Hay » (d.a., vol. V, p. 2148). À n'en pas douter, il renvoyait ainsi directement au témoignage de M me Maillard impliquant M. Hay.
[94] Quoi qu'il en soit, il ne peut y avoir de doute sur l'identité du défendeur dont parlait le juge du procès lorsque ce dernier a dit aux jurés qu'ils [ traduction] « pouv[aient ] [. . . ] rendre un verdict de culpabilité reposant sur la déposition d'un seul témoin oculaire » (d.a., vol. V, p. 2146). Plusieurs témoins oculaires ont identifié le coaccusé de M. Hay, Gary Eunick, avec l'un des tireurs. Seul M. Hay a été identifié par « un seul témoin oculaire », M me Maillard ( ibid. ). En conséquence, cette directive générale ne valait de manière significative que pour le témoignage de M me Maillard.
[95] À tout le moins, les directives subséquentes du juge relatives au témoignage de M me Maillard ont donné plus de poids à la déclaration non corrigée faite par l'avocat du ministère public aux jurés, selon laquelle ils pouvaient déclarer M. Hay coupable sur le seul fondement de son identification par M me Maillard à partir d'une photo, et ont aussi donné plus de poids à la directive du juge lui‑même en ce sens (reproduite au par. 91).
[96] Par exemple, le juge a par la suite dit au jury, en des termes pratiquement identiques à sa mise en garde générale concernant la preuve d'identification par un témoin oculaire, qu'il [traduction] « [ devrait ] rechercher d'autres éléments de preuve confirmant l'identification [faite par M me Maillard] » (d.a., vol. V, p. 2181). Le mot « devrait » enlève manifestement tout caractère impératif à cette directive. Et, avec égards, je ne peux conclure de cet extrait, ou de tout autre, que le juge du procès « a [. . .] donné comme directive au jury qu'il devait rechercher des éléments de preuve corroborants » (motifs du juge Rothstein, par. 39).
[97] Finalement, vers la toute fin de son exposé, le juge du procès a de nouveau indiqué au jury qu'il pouvait déclarer M. Hay coupable sur le fondement du seul témoignage de M me Maillard. Sans aucunement laisser entendre que cette affirmation était erronée en droit, le juge du procès a repris le propos de l'avocat du ministère public suivant lequel [ traduction ] « compte tenu uniquement du témoignage de Leisa Maillard , vous devriez être certains que Leighton Hay était le tireur » (d.a., vol. V, p. 2245).
[98] Comme je l'ai mentionné au début, et avec égards pour l'opinion de mon collègue, il m'est impossible de conclure, à la lumière du dossier en l'espèce, que le juge du procès n'a pas expliqué au jury qu'il pouvait déclarer M. Hay coupable sur la foi du seul témoignage de M me Maillard.
III
[99] La Cour d'appel a statué au par. 48 de ses motifs que [ traduction ] « [c]ompte tenu de ces directives [données au jury], penser que le jury aurait déclaré M. Hay coupable sur la seule foi du témoignage oculaire de M me Maillard relève de la fantaisie. » Mon collègue le juge Rothstein partage cet avis (par. 54).
[100] Bien que ce propos relève manifestement de la conjecture et que son bien‑fondé ne puisse sûrement pas être vérifié, c'est peut‑être ce qui s'est effectivement passé. Comme le juge du procès s'est employé à préciser au jury qu'il devait faire preuve de prudence avant de déclarer M. Hay coupable en se fondant uniquement sur l'identification faite par M me Maillard, il semble en fait peu probable que le jury ait déclaré M. Hay coupable sans tenir compte de la preuve corroborante. Nous ne sommes toutefois pas appelés ni autorisés à résoudre la question de savoir si c'est le cas ou non.
[101] La question qui nous intéresse en l'espèce est de savoir si le juge du procès a commis une erreur dans ses directives au jury, et non pas de savoir pourquoi le jury a rendu la décision qu'il a rendue, un point qui nous dépasse.
IV
[102] Comme je l'ai indiqué au début, je partage l'avis du juge Rothstein qu'il y a lieu de faire droit à la requête de l'appelant en production de nouveaux éléments de preuve, d'accueillir le pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l'appelant : Lockyer Campbell Posner, Toronto; Joanne McLean, Toronto.
Procureur de l'intimée : Procureur général de l'Ontario, Toronto.