Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, Ontario Network of Injured Workers’ Groups, Industrial Accident Victims’ Group of Ontario, Community Legal Assistance Society et British Columbia Federation of Labour
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Côté et Brown
Motifs de jugement : Le juge Brown (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Wagner)
Motifs dissidents en partie : La juge Côté
Répertorié : Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal) c. Fraser Health Authority
No du greffe : 36300.
2016 : 14 janvier; 2016 : 24 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Côté et Brown.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
Accidents du travail — Maladie professionnelle — Lien de causalité — Preuve — Norme de preuve — Techniciennes du laboratoire d’un hôpital atteintes d’un cancer du sein demandant une indemnisation parce que leur cancer constitue une maladie professionnelle — Indemnisation payable s’il existe un lien causal significatif entre l’emploi et l’évolution de la maladie — Experts médicaux incapables de conclure à l’existence de données scientifiques permettant d’établir un lien de causalité entre le cancer des employées et leur travail — Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur dans son analyse du lien de causalité en décidant que le cancer dont étaient atteintes les employées était une maladie professionnelle attribuable à la nature de leur travail? — Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1996, c. 492, art. 6, 250(4).
H, S et M (les « employées ») font partie des sept techniciennes du même laboratoire d’un hôpital qui ont appris être atteintes d’un cancer du sein. Chacune d’elles a réclamé une indemnité au titre de la Workers Compensation Act (la « Loi ») en affirmant que le cancer constituait une maladie professionnelle. Selon la Loi, lorsqu’un travailleur est invalide à cause d’une maladie professionnelle attribuable à la nature de son travail, une indemnité doit lui être versée tout comme s’il s’agissait d’une blessure corporelle survenue par le fait et à l’occasion de ce travail. La directive applicable assujettit le versement des prestations au fait que le travail a eu un effet « causal significatif » sur l’évolution de la maladie qui frappe le travailleur.
La preuve fournie par les experts médicaux indique qu’ils ont conclu à l’absence de données scientifiques permettant d’établir l’existence d’un lien de causalité entre l’incidence du cancer du sein et le travail en laboratoire des employées. Un agent de révision du Workers’ Compensation Board (la « Commission ») a rejeté chacune des demandes des employées. Chacune d’elles a fait appel de la décision de la Commission devant le Workers’ Compensation Appeal Tribunal (« Tribunal »). Une majorité des membres du Tribunal a qualifié de maladie professionnelle le cancer du sein dont étaient atteintes les employées. L’employeur a demandé au Tribunal de réexaminer sa décision et un comité de réexamen a confirmé cette décision. La demande de contrôle judiciaire de l’employeur à l’encontre de la décision initiale du Tribunal et de sa décision sur la demande de réexamen a été accueillie; les deux décisions ont été annulées et l’affaire a été renvoyée au Tribunal. Dans l’appel interjeté par les employées, la Cour d’appel à la majorité a rejeté l’appel, concluant que la décision du Tribunal sur la demande de réexamen était nulle et que sa décision initiale était manifestement déraisonnable. Les employées se pourvoient maintenant devant la Cour et soulèvent la question de savoir si le Tribunal a commis une erreur dans son analyse de la causalité. Le Tribunal se pourvoit lui aussi devant la Cour, soulevant la question de savoir s’il peut, par une décision sur une demande de réexamen, rouvrir une décision antérieure pour déterminer si elle était manifestement déraisonnable.
Arrêt (la juge Côté est dissidente en partie) : Le pourvoi des employées est accueilli. Le pourvoi du Tribunal est rejeté.
La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Brown : La norme de contrôle applicable à la décision initiale du Tribunal commande la retenue, en l’absence d’une conclusion de fait ou de droit manifestement déraisonnable. Étant donné qu’une cour doit faire preuve de retenue lorsque les éléments de preuve peuvent étayer une conclusion de fait, le caractère manifestement déraisonnable n’est pas établi lorsque la cour de révision estime simplement que la preuve est insuffisante.
La présence ou l’absence de témoignage d’opinion d’un expert qui confirme ou réfute l’existence d’un lien de causalité n’est pas un critère déterminant en matière de causalité. Il est possible d’inférer la causalité — même en présence d’une preuve d’expert non concluante ou contraire — à partir d’autres éléments de preuve, y compris d’une preuve simplement circonstancielle. Sous réserve de la norme de contrôle applicable, l’évaluation de la preuve incombe au juge des faits. En l’espèce, on ne saurait dire que la décision initiale du Tribunal était manifestement déraisonnable. Bien que le dossier sur lequel reposait la décision ne contienne aucune preuve d’expert confirmative, le Tribunal s’est néanmoins fondé sur d’autres éléments de preuve qui, perçus de façon raisonnable, pouvaient étayer sa conclusion quant à l’existence d’un lien causal entre le cancer du sein des employées et leurs conditions de travail.
De plus, selon la norme de preuve établie au par. 250(4) de la Loi, lorsque les éléments de preuve ont une valeur probante égale quant au lien de causalité, la question doit être tranchée en faveur des employés. Cette norme de preuve contraste nettement avec les normes d’ordre scientifique appliquées par les experts médicaux en l’espèce. Les membres majoritaires du Tribunal ont estimé avec raison que les experts imposaient une norme de preuve trop stricte. En se fondant sur les conclusions incertaines des experts pour se prononcer quant à l’existence de la preuve d’un lien de causalité entre le cancer du sein des employées et leur travail, le juge en cabinet et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur de droit.
Pour ce qui est de l’appel du Tribunal, l’employeur estime à l’instar de la Cour d’appel que la décision du Tribunal sur la demande de réexamen était nulle. En conséquence, il n’y a aucune raison de modifier la décision de la Cour d’appel à cet égard.
La juge Côté (dissidente en partie) : Il y a accord avec les juges majoritaires uniquement en ce qui concerne l’appel du Tribunal. Pour ce qui est de l’appel des employées, il doit être rejeté puisque la décision initiale du Tribunal est manifestement déraisonnable et doit être annulée. Il n’existe dans ce dossier aucun élément de preuve — et certainement aucun élément de preuve positive — susceptible d’étayer l’existence d’un lien de causalité entre l’emploi des employées et le développement de leur maladie respective.
Le rôle de l’expert est précisément de fournir au décideur une conclusion que ce dernier, en raison de la nature technique de la question à trancher, ne peut formuler. Le Tribunal n’est pas présumé posséder une expertise spécialisée dans le domaine médical. Ainsi, bien qu’il ne soit pas lié par les conclusions des experts médicaux, le Tribunal ne peut simplement écarter leurs conclusions non contredites. En l’espèce, les rapports d’experts soumis au Tribunal étaient catégoriques : la preuve présentée ne permettait pas d’établir l’existence d’un lien de causalité entre le travail de chaque employée en tant que technicienne de laboratoire et le cancer du sein que chacune avait développé.
Dans la présente affaire, les experts médicaux ne cherchaient pas à établir l’existence d’un lien de causalité avec un degré de certitude scientifique. Ayant ainsi limité le cadre de leur analyse, les experts médicaux ont simplement conclu qu’aucune exposition à des substances en milieu de travail ne pouvait de façon plausible avoir augmenté le risque de développer un cancer du sein. En conséquence, même en appliquant la norme assouplie de preuve applicable aux termes du par. 250(4) de la Loi, on ne trouve aucun élément de preuve positive susceptible de démontrer l’existence d’un lien causal significatif.
Bien qu’il faille accorder de l’importance aux conclusions tirées par le juge des faits, la preuve au dossier doit néanmoins permettre d’étayer les conclusions ainsi tirées. Sinon, le juge des faits risque de déborder le cadre des inférences et des déductions raisonnables et de s’aventurer dans la jungle des pures hypothèses et spéculations. Le raisonnement par induction ou fondé sur le bon sens ne peut tout simplement pas combler les lacunes insurmontables dans la preuve, que ce soit dans une action civile ou dans une demande administrative présentée en vertu de la Loi. En l’espèce, la décision initiale du Tribunal repose uniquement sur l’existence d’un groupe de cas diagnostiqués de cancer du sein. Les conclusions de fait tirées par le Tribunal ne vont pas au‑delà de simples spéculations. Le Tribunal a écarté l’opinion unanime des experts médicaux, malgré le fait qu’il ne possédait lui‑même aucune connaissance spécialisée dans le domaine médical. Le Tribunal a également fait fi de la directive applicable, qui prévoit qu’il doit exister suffisamment d’éléments de preuve positive permettant de conclure à l’existence d’un lien causal significatif, à défaut de quoi la seule décision possible est le rejet de la demande.
Jurisprudence
Citée par le juge Brown
Arrêts mentionnés : Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487; Sam c. Wilson, 2007 BCCA 622, 78 B.C.L.R. (4th) 199; Moore c. Castlegar & District Hospital (1998), 49 B.C.L.R. (3d) 100; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848; Ediger c. Johnston, 2013 CSC 18, [2013] 2 R.C.S. 98; Speckling c. Workers’ Compensation Board (B.C.), 2005 BCCA 80, 209 B.C.A.C. 86; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; Kovach, Re (1998), 52 B.C.L.R. (3d) 98, inf. par 2000 CSC 3, [2000] 1 R.C.S. 55; Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890; Medwid c. Ontario (1988), 63 O.R. (2d) 578; Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181.
Citée par la juge Côté (dissidente en partie)
Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487; Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644; R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24; R. c. Abbey, 2009 ONCA 624, 97 O.R. (3d) 330, autorisation d’appel refusée, [2010] 2 R.C.S. v; Page c. British Columbia (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2009 BCSC 493; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; Fairchild c. Glenhaven Funeral Services Ltd., [2002] UKHL 22, [2003] 1 A.C. 32; Caswell c. Powell Duffryn Associated Collieries, Ltd., [1940] A.C. 152; Kozak c. Funk (1997), 158 Sask. R. 283, conf. en partie (1995), 135 Sask. R. 81; Meringolo c. Oshawa General Hospital (1991), 46 O.A.C. 260, autorisation de pourvoi refusée, [1991] 3 R.C.S. vii; Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227.
Lois et règlements cités
Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, c. 45, art. 58.
Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1996, c. 492, art. 6, 96, 96.2 à 96.4, 245.1(w), 250(2), (4), 253.1, 254, 255(1), 256(2), ann. B.
Doctrine et autres documents cités
Anderson, Glenn R. Expert Evidence, 3rd ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2014.
Cheifetz, David. « The Snell Inference and Material Contribution : Defining the Indefinable and Hunting the Causative Snark » (2005), 30 Advocates’ Q. 1.
Colombie‑Britannique. Workers’ Compensation Board. Rehabilitation Services & Claims Manual, vol. II (online : http://www.worksafebc.com).
Haack, Susan. Evidence Matters : Science, Proof, and Truth in the Law, New York, Cambridge University Press, 2014.
Hill, Austin Bradford. « The Environment and Disease : Association or Causation? » (1965), 58 Proc. R. Soc. Med. 295.
Occupational Health and Safety Agency for Healthcare in British Columbia. Cancer Cluster Investigation within the Mission Memorial Hospital Laboratory, Final Report by George Astrakianakis et al., March 31, 2006 (online : http://www.phsa.ca).
Wright, Richard W. « Proving Causation : Probability versus Belief », in Richard Goldberg, ed., Perspectives On Causation, Oxford, Hart, 2011, 195.
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Newbury, Chiasson, Frankel, Bennett et Goepel), 2014 BCCA 499, 364 B.C.A.C. 241, 82 Admin. L.R. (5th) 246, 67 B.C.L.R. (5th) 213, 380 D.L.R. (4th) 204, 625 W.A.C. 241, [2015] 4 W.W.R. 1, [2014] B.C.J. No. 3111 (QL), 2014 CarswellBC 3824 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Savage, 2013 BCSC 524, [2013] B.C.J. No. 605 (QL), 2013 CarswellBC 795 (WL Can.). Pourvoi du Workers’ Compensation Appeal Tribunal rejeté. Pourvoi de Katrina Hammer, Patricia Schmidt et Anne MacFarlane accueilli, la juge Côté est dissidente.
Timothy J. Martiniuk et Jeremy Thomas Lovell, pour l’appelant/intimé Workers’ Compensation Appeal Tribunal.
Tonie Beharrell, Randall J. Noonan et Kaity Cooper, pour les appelantes/intimées Katrina Hammer, Patricia Schmidt et Anne MacFarlane.
Nazeer T. Mitha, Dianne D. Rideout et Erin Cutler, pour l’intimée Fraser Health Authority.
Christine Mohr et Alexander Pless, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Sara Blake et Sandra Nishikawa, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Ivana Petricone, pour les intervenants Ontario Network of Injured Workers’ Groups et Industrial Accident Victims’ Group of Ontario.
Monique Pongracic‑Speier, pour les intervenantes Community Legal Assistance Society et British Columbia Federation of Labour.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Brown rendu par
Le juge Brown —
I. Introduction
[1] En l’espèce, la Cour est appelée à déterminer (1) si le Workers’ Compensation Appeal Tribunal de la Colombie‑Britannique (« Tribunal ») peut, par une décision sur une « demande de réexamen », rouvrir une décision antérieure pour déterminer si elle était manifestement déraisonnable (« l’appel du Tribunal »); et (2) si, eu égard aux circonstances de l’espèce, le Tribunal a commis une erreur dans son analyse de la causalité[1] en statuant que le cancer du sein dont chacune des trois employées était atteinte constituait une [traduction] « maladie professionnelle attribuable à la nature de [leur] emploi » (« l’appel des employées »). La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu à la majorité que la décision du Tribunal sur la demande de réexamen (qui confirmait simplement sa décision initiale) était nulle, et que le Tribunal avait commis une erreur dans sa décision initiale en concluant à l’existence d’un lien de causalité entre le cancer du sein dont étaient atteintes les employées et leur emploi.
[2] Je suis d’avis d’accueillir l’appel des employées et de rejeter l’appel du Tribunal. Pour ce qui est de l’appel du Tribunal, comme je l’explique plus loin, l’intimée Fraser Health Authority estime à l’instar de la Cour d’appel que la décision du Tribunal sur la demande de réexamen était nulle. En conséquence, je ne vois aucune raison de modifier la décision de la Cour d’appel à cet égard. Toutefois, pour ce qui est de la question de la causalité que soulève l’appel des employées, j’estime, pour les motifs exposés ci‑après, que compte tenu de la norme de contrôle applicable, il n’y avait pas lieu de modifier la conclusion du Tribunal quant à l’existence d’un lien de causalité entre le cancer du sein qui a frappé les employées et leur emploi.
II. Aperçu des faits et des procédures
A. Contexte et dispositions législatives
[3] Katrina Hammer, Patricia Schmidt et Anne MacFarlane font partie des sept techniciennes du même laboratoire d’un hôpital qui ont appris être atteintes d’un cancer du sein. Chacune d’elles a réclamé une indemnité au titre de la loi intitulée Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1996, c. 492 (la « Loi »), en affirmant que le cancer constituait une « maladie professionnelle ».
[4] La Loi établit un régime exhaustif d’assurance sans égard à la responsabilité à l’intention des travailleurs blessés en milieu de travail ou atteints de maladies professionnelles. Plus particulièrement, suivant l’art. 6 de la Loi, lorsqu’un travailleur est invalide à cause d’une maladie professionnelle attribuable à la nature de son travail, une indemnité doit lui être versée tout [traduction] « comme s’il s’agissait d’une blessure corporelle survenue par le fait et à l’occasion de ce travail ».
[5] À la réception d’une demande, la commission des accidents du travail, le Workers’ Compensation Board (la « Commission »), tranche, après examen et audition, toutes les questions de fait et de droit (art. 96). Certaines décisions de la Commission sont susceptibles de révision par un agent de révision (art. 96.2 à 96.4), et peuvent ensuite être portées en appel devant le Tribunal. L’article 254 confère au Tribunal la [traduction] « compétence exclusive pour trancher, après examen et audition, toutes les questions de fait, de droit, ainsi que les questions relatives à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, qui se posent ou qui doivent être résolues [dans les appels interjetés sous le régime de la Loi] ». En outre, le Tribunal peut modifier ses propres décisions pour corriger une erreur d’écriture ou de typographie, une « erreur accidentelle ou commise par inadvertance, une omission ou toute autre erreur semblable », ou une erreur de calcul (art. 253.1), et il peut réexaminer une décision pour corriger un vice juridictionnel ou s’il existe de nouveaux éléments de preuve (par. 253.1(5) et 256(2)).
[6] Quant à la question de savoir si un travailleur souffre d’une maladie professionnelle attribuable à la nature de son travail, le volume II du guide de la Commission intitulé Rehabilitation Services & Claims Manual (« RSCM II ») (en ligne), qui énonce la directive que le Tribunal doit appliquer pour trancher ces appels (par. 250(2) de la Loi), assujettit le versement des prestations au fait que le travail a eu un effet [traduction] « causal significatif » sur l’évolution de la maladie qui frappe le travailleur. C’est dire que le travail doit avoir joué un rôle « plus qu’anodin ou insignifiant dans la blessure ou le décès » (RSCM II, c. 3, art. 14.00), et il faut donc déterminer :
[traduction]
• s’il existe un lien physiologique entre la blessure ou le décès et l’activité professionnelle, notamment si l’intensité ou la durée de cette activité étaient telles qu’elles ont eu un effet causal significatif sur la blessure ou le décès;
• s’il existe un lien chronologique entre l’activité professionnelle et la blessure ou le décès;
• si un problème de santé non lié au travail a contribué à la blessure ou au décès.
[7] Selon le par. 250(4) de la Loi, lorsqu’il est saisi d’un appel portant sur l’indemnisation d’un travailleur et que les éléments de preuve relatifs à une question sont [traduction] « de valeur probante égale », le Tribunal doit trancher la question « en faveur du travailleur ». Autrement dit, le fardeau de la preuve n’est pas celui de la « prépondérance des probabilités » applicable en droit civil. Si les éléments de preuve contradictoires sont de valeur probante équivalente, la décision doit être favorable au travailleur. Il en va de même pour déterminer si la maladie professionnelle est « attribuable » à la nature du travail — c’est‑à‑dire pour trancher la question du lien de causalité : [traduction] « . . . si la valeur probante des éléments de preuve tendant à indiquer que la maladie a été causée par le travail est à peu près équivalente à celle des éléments de preuve tendant à indiquer le contraire, la question du lien de causalité sera tranchée en faveur du travailleur » (RSCM II, c. 4, art. 26.22).
[8] Par l’effet conjugué de l’al. 245.1(w) de la Workers Compensation Act et de l’al. 58(2)(a) de l’Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, c. 45, la cour de révision ne peut modifier une conclusion de fait ou de droit tirée par le Tribunal et relative à une question relevant de sa compétence exclusive que si cette conclusion est manifestement déraisonnable.
B. Preuve relative au lien de causalité
[9] Devant la Commission, le Tribunal et les cours d’instance inférieure, la question de la causalité concernait l’étiologie du cancer du sein dont étaient atteintes les employées[2]. La preuve relative à cette question comprenait les trois rapports d’expert suivants :
a) le rapport final de l’agence de la santé et de la sécurité au travail, l’Occupational Health and Safety Agency for Healthcare de la Colombie‑Britannique (« OHSAH »), concernant les cas de cancer parmi le personnel du laboratoire où les employées avaient travaillé (Cancer Cluster Investigation within the Mission Memorial Hospital Laboratory, rapport final, 31 mars 2006, p. 35 (en ligne)), et deux rapports préliminaires antérieurs, rédigés par divers employés de l’OHSAH, des consultants et des stagiaires (collectivement les « rapports de l’OHSAH »);
b) le rapport du Dr Jeremy R. Beach, spécialiste en médecine du travail;
c) le rapport du Dr M. W. Yamanaka, conseiller médical de la Commission et spécialiste en médecine du travail.
[10] Les rapports de l’OHSAH comprenaient une analyse des ouvrages scientifiques sur les facteurs associés au risque de cancer du sein, une analyse épidémiologique de l’incidence du cancer parmi le personnel du laboratoire et une enquête sur le terrain concernant l’exposition possible des techniciens du laboratoire à des substances potentiellement cancérigènes. Ces rapports confirmaient que le nombre de diagnostics de cancer du sein (7 des 63 employées faisant l’objet de l’étude avaient reçu un tel diagnostic) constituait un groupe de cas statistiquement significatif, et que le [traduction] « taux d’incidence normalisé » pour le cancer du sein était d’environ huit fois celui auquel on pouvait s’attendre dans la population en général. Au sujet des causes potentielles, les auteurs des rapports n’ont constaté aucune exposition actuelle à des substances chimiques en milieu de travail, mais ont noté que l’exposition antérieure à de telles substances était [traduction] « vraisemblablement beaucoup plus élevée », notamment à un agent cancérigène pour les humains (rapport final, p. 35).
[11] En définitive, les auteurs des rapports de l’OHSAH ne faisaient pas état de [traduction] « conclusions scientifiques révélant un lien entre l’exposition en milieu de travail et le cancer du sein dans ce groupe de cas » (rapport final, p. iii). Plus particulièrement, selon les auteurs des rapports, « [l]’examen des ouvrages scientifiques ne nous a pas permis d’établir le fondement [d’une hypothèse étiologique qui reposerait sur des données scientifiques quant aux mécanismes à l’origine du cancer du sein], car nous n’avons trouvé aucune preuve scientifique permettant de conclure à une hypothèse plausible concernant l’étiologie du cancer du sein qui serait liée au travail en laboratoire » (p. iv). Les auteurs avançaient l’hypothèse que l’incidence élevée du cancer du sein parmi les employées du laboratoire pourrait être attribuable à « (1) un regroupement de facteurs liés à la reproduction et d’autres facteurs de risque connus autres que professionnels, (2) à l’exposition antérieure à des substances chimiques cancérigènes et moins probablement à l’exposition aux radiations ionisantes, et (3) à une anomalie statistique » (p. 39 (je souligne)).
[12] Dans leurs rapports, les Drs Beach et Yamanaka souscrivaient pour l’essentiel aux conclusions des rapports de l’OHSAH. Plus précisément, les Drs Beach et Yamanaka souscrivaient aux conclusions des rapports de l’OHSAH quant à l’absence de données scientifiques permettant d’établir l’existence d’un lien de causalité entre l’incidence du cancer du sein et le travail en laboratoire des employées. Le Dr Yamanaka allait un peu plus loin que le Dr Beach, affirmant (sans fournir des détails) qu’il [traduction] « préférerai[t] réfuter plutôt qu’appuyer » l’existence de ce lien, et qu’il « estimerai[t] que le cancer du sein dans ce cas était attribuable à des facteurs autres que professionnels » (d.c., vol. 4, p. 230).
C. Décisions des juridictions inférieures
(1) La Commission
[13] Un agent de révision de la Commission a rejeté chacune des demandes, concluant que [traduction] « la preuve ne [. . .] permet pas de conclure que la période pendant laquelle [chaque employée] a travaillé comme technicienne de laboratoire a joué un rôle significatif dans le développement du cancer du sein », et désignant divers facteurs de risque, autres que professionnels, en ce qui concerne le cancer du sein (d.c., vol. 3, p. 21).
(2) Les décisions initiales du Tribunal
[14] Chacune des employées a fait appel de la décision de la Commission devant le Tribunal. Une majorité constituée de deux membres du Tribunal a qualifié de maladie professionnelle le cancer du sein dont étaient atteintes les employées. Ce faisant, les membres majoritaires ont reconnu la nécessité d’une [traduction] « preuve positive reliant la maladie et l’emploi » (d.c., vol. 1, p. 16), et ont cité l’arrêt de la Cour Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, pour affirmer qu’un décideur peut tirer une conclusion de causalité « conforme au bon sens » en l’absence d’une preuve scientifique établissant le lien de causalité — les normes scientifiques étant plus rigoureuses que la « norme moins stricte exigée par le droit » (d.c., vol. 1, p. 17). En cherchant à [traduction] « tirer des conclusions scientifiques révélant l’existence d’un lien entre l’exposition en milieu de travail et ce groupe de cas de cancer du sein » (rapport final, p. iii), les auteurs des rapports de l’OHSAH ont donc appliqué une norme de preuve trop stricte. La norme applicable n’était pas celle qui est nécessaire pour étayer une conclusion scientifique, mais plutôt celle que prévoit le par. 250(4) de la Loi.
[15] La majorité a ensuite examiné la preuve en se reportant aux indices décrits par A. Bradford Hill (« The Environment and Disease : Association or Causation? » (1965), 58 Proc. R. Soc. Med. 295) pour apprécier la preuve épidémiologique de la causalité. En l’espèce, les critères que sont [traduction] « l’importance de l’association » (l’incidence de la maladie parmi les employés exposés par rapport à son incidence dans la population en général) et le « lien chronologique » (la proximité temporelle entre l’exposition et l’apparition de la maladie) étaient clairement respectés, bien que ce n’était pas le cas pour d’autres critères. Les membres majoritaires ont toutefois conclu qu’il n’était pas nécessaire d’identifier un agent causal en particulier, puisqu’il suffisait que la preuve fasse simplement ressortir un lien de causalité entre une maladie et un travail. En l’espèce, la preuve relative à l’exposition antérieure à des substances cancérigènes, à laquelle s’ajoutait le groupe statistiquement significatif de cas de cancer du sein parmi le personnel de laboratoire, constituait « une preuve positive » permettant de conclure qu’il était aussi probable qu’improbable que le cancer du sein dont étaient atteintes les employées ait été causé par une exposition à des substances cancérigènes au lieu de travail.
[16] La membre dissidente a expliqué qu’elle convenait qu’il n’était pas nécessaire d’exprimer une certitude scientifique, mais que les rapports d’expert ne fournissaient aucune « preuve positive » de l’existence d’un lien de causalité. En conséquence, ces rapports ne permettaient pas à eux seuls de conclure que l’exposition en milieu de travail avait un lien de causalité significatif.
(3) Les décisions du Tribunal sur les demandes de réexamen
[17] Fraser Health a demandé, au titre du par. 253.1(5) de la Workers Compensation Act, le réexamen[3] des décisions initiales du Tribunal. Bien que l’art. 253.1 autorise le Tribunal à modifier ses décisions pour corriger une erreur d’écriture, de typographie ou de calcul, ou pour préciser ses décisions, le par. (5) de cet article prévoit que [traduction] « [l]e présent article n’a pas pour effet de limiter le pouvoir du tribunal d’appel d’accéder à la demande d’une partie de rouvrir un appel pour remédier à un vice juridictionnel. » Fraser Health a soutenu qu’il y avait eu, en l’espèce, un « vice juridictionnel », puisque la conclusion tirée par le Tribunal dans ses décisions initiales quant à l’existence d’un lien de causalité entre le cancer du sein des employées et leur emploi n’était pas étayée par la preuve et était donc manifestement déraisonnable.
[18] Le comité de réexamen (formé d’un seul membre) a examiné les décisions initiales pour déterminer si elles étaient manifestement déraisonnables et a conclu que, compte tenu du haut taux d’incidence normalisé et de l’exposition antérieure à des substances cancérigènes, la formation initiale disposait d’une preuve suffisante pour étayer ses conclusions relatives au lien de causalité.
(4) Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2013 BCSC 524
[19] Fraser Health a demandé le contrôle judiciaire des décisions du Tribunal, à savoir les décisions initiales et les décisions sur les demandes de réexamen. Le juge Savage (maintenant juge de la Cour d’appel) a expliqué qu’il examinerait la décision initiale pour savoir si elle était manifestement déraisonnable et qu’il déterminerait si la décision sur la demande de réexamen était correcte. Le juge a fait remarquer que les décisions du Tribunal appellent le plus haut degré de retenue et, en particulier, que [traduction] « le [Tribunal] a le privilège de se tromper, pourvu que certains éléments de preuve puissent étayer sa conclusion » (par. 11 (CanLII), citant Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, par. 44).
[20] Cela étant dit, le juge en cabinet a fait observer que le Tribunal [traduction] « ne pouvait pas écarter la preuve d’expert et se fier à sa propre expertise ou au bon sens, et qu’il était manifestement déraisonnable [pour le Tribunal] d’agir ainsi » (par. 34). En l’espèce, le juge s’est fondé sur la jurisprudence de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique — plus précisément sur l’arrêt Sam c. Wilson, 2007 BCCA 622, 78 B.C.L.R. (4th) 199, par. 41, citant l’arrêt Moore c. Castlegar & District Hospital (1998), 49 B.C.L.R. (3d) 100 (C.A.), par. 11 — selon lequel [traduction] « lorsqu’une preuve médicale affirmative mène à une conclusion d’ordre médical, la cour ne peut pas appliquer “le raisonnement conforme au bon sens préconisé dans Snell c. Farrell” », ce qui faisait obstacle à « l’application du bon sens aux questions de causalité en présence d’un avis d’expert contraire » (motifs du juge en cabinet, par. 40). En l’espèce, les experts ont conclu sans équivoque que rien ne prouvait que des facteurs liés au milieu de travail avaient causé le cancer du sein dont étaient atteintes les employées. Compte tenu de « l’absence de tout élément de preuve en ce sens et [de] la présence d’un avis d’expert contraire » (par. 49), la décision initiale du Tribunal était manifestement déraisonnable et la décision sur la demande de réexamen était incorrecte. Les deux décisions ont été annulées et l’affaire a été renvoyée au Tribunal.
(5) Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2014 BCCA 499, 67 B.C.L.R. (5th) 213
[21] Les employées ont fait appel de la décision du juge Savage, et la Cour d’appel a invité les parties à présenter des observations concernant, notamment, la compétence du Tribunal pour réexaminer sa décision initiale dans la présente affaire. Le juge Chiasson, avec l’appui des juges Frankel et Goepel, a conclu que le par. 253.1(5) de la Workers Compensation Act ne fait que préserver le pouvoir de common law du Tribunal de rouvrir un dossier afin de compléter la tâche que lui confie la loi, et qu’il n’autorise donc pas le Tribunal à corriger les erreurs commises dans les limites de sa compétence. L’interprétation du par. 253.1(5) que donne le Tribunal, selon laquelle il peut réexaminer ses propres décisions afin d’y relever les erreurs manifestement déraisonnables qu’il aurait pu commettre et de les corriger, ne trouve aucun appui dans le pouvoir de common law de rouvrir une décision ni dans l’historique législatif de la Loi. Comme aucun vice de compétence véritable n’était allégué, la décision du Tribunal sur la demande de réexamen était nulle. Le juge Chiasson a donc rejeté l’appel de l’ordonnance par laquelle le juge en cabinet a annulé la décision sur la demande de réexamen.
[22] La juge Newbury, avec l’appui de la juge Bennett, n’était pas d’accord. L’expression [traduction] « vice juridictionnel » à l’art. 253.1, lequel est antérieur à l’arrêt de la Cour Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, ne devrait pas seulement permettre au Tribunal de réexaminer ses décisions afin de pouvoir corriger les erreurs touchant « véritablement » à la compétence, au sens que l’arrêt Dunsmuir donne à ce terme. Elle devrait plutôt être interprétée à la lumière du pouvoir de common law de rouvrir une décision, qui, selon la juge Newbury, s’entend notamment du pouvoir d’un tribunal de déterminer si une décision initiale était manifestement déraisonnable. D’un point de vue pratique, le fait de restreindre le pouvoir du Tribunal de réexaminer ses propres décisions afin de déterminer si elles sont manifestement déraisonnables entraînerait davantage de procédures judiciaires et contreviendrait à l’objet de la Loi et aux principes de droit administratif en général.
[23] En ce qui concerne la question du lien de causalité, le juge Chiasson, avec l’appui du juge Frankel, a estimé que, malgré la présence de [traduction] « certains éléments de preuve » permettant au Tribunal de conclure à l’existence d’un lien de causalité (plus précisément, l’« anomalie statistique » relative au taux élevé de cancer du sein parmi le personnel du laboratoire), une telle conclusion exigeait « plus d’éléments de preuve » (par. 198 et 199). La conclusion du Tribunal relative au lien de causalité était par conséquent manifestement déraisonnable.
[24] Dans des motifs distincts, le juge Goepel a convenu que le juge en cabinet avait eu raison d’annuler la décision initiale puisqu’elle était manifestement déraisonnable. Pour trancher les questions relatives au lien de causalité soulevées dans la présente affaire, il fallait disposer d’une preuve d’expert d’ordre [traduction] « médical » et « scientifique » (par. 209). Faute d’une telle expertise, le Tribunal ne peut faire fi d’une preuve d’expert non contredite et y substituer sa propre opinion. En l’absence d’une « preuve positive établissant un lien entre la maladie et l’emploi » (par. 211), et en présence d’une preuve d’expert à l’effet contraire, la décision du Tribunal était manifestement déraisonnable.
[25] La juge Newbury, toujours avec l’appui de la juge Bennett, a fait remarquer que la norme de contrôle de la décision « manifestement déraisonnable » commande le degré de retenue le plus élevé et permet aux tribunaux d’intervenir uniquement si [traduction] « aucun élément de preuve » n’étayait les conclusions du Tribunal ou si sa décision était « ostensiblement et manifestement erronée » (par. 70 (en italique dans l’original)). En l’espèce, les experts n’ont pas écarté l’existence d’un lien causal entre les conditions de travail au laboratoire et le cancer des employées. Si les experts ont reconnu que l’exposition actuelle à des substances chimiques était minime, l’exposition antérieure était probablement beaucoup plus élevée et comprenait au moins un agent cancérigène pour les humains. Après un examen minutieux de la preuve, le Tribunal pouvait à juste titre conclure que la probabilité d’une anomalie statistique ne l’emportait pas sur la probabilité que les cas de cancer du sein en cause constituent une maladie professionnelle. Compte tenu de l’esprit et des objets du régime d’indemnisation des travailleurs, qui exige que le Tribunal statue en faveur du travailleur lorsque les éléments de preuve étayant des conclusions différentes sur une question sont de valeur probante égale, la décision initiale du Tribunal n’était pas manifestement déraisonnable et le juge en cabinet n’aurait pas dû la modifier.
III. Analyse
A. Compétence du Tribunal pour réexaminer sa propre décision
[26] Fraser Health, qui a demandé au Tribunal de réexaminer sa décision, fait maintenant valoir que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont à juste titre qualifié de décision nulle la décision sur la demande de réexamen. Selon elle, le pouvoir du Tribunal de revenir sur une décision au titre du par. 253.1(5) de la Workers Compensation Act [traduction] « pour remédier un vice juridictionnel » se limite au pouvoir de common law de rouvrir une décision, comme l’a souligné la Cour dans Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, p. 861, où elle dit que le tribunal « ne peut revenir sur sa décision [finale] simplement parce qu’il a changé d’avis, parce qu’il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé ».
[27] À l’encontre, le Tribunal soutient que l’énoncé [traduction] « remédier un vice juridictionnel », au par. 253.1(5), a une portée suffisamment large pour permettre le réexamen d’une décision manifestement déraisonnable. Le Tribunal estime que, lorsqu’il procède au réexamen de sa propre décision, il agit effectivement comme une cour saisie d’un contrôle judiciaire, en appliquant la norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable énoncée à l’al. 58(2)(a) de l’Administrative Tribunals Act.
[28] Étant donné que Fraser Health prétend qu’elle n’aurait pas dû obtenir le réexamen de la décision initiale du Tribunal et que la décision sur la demande de réexamen est nulle, je ne vois aucune raison de modifier la décision de la Cour d’appel sur cette question.
B. Causalité
(1) Norme de contrôle
[29] Tel qu’indiqué précédemment et comme les parties l’ont reconnu, la norme de contrôle applicable commande la retenue, en l’absence d’une conclusion de fait ou de droit manifestement déraisonnable (al. 58(2)(a) de l’Administrative Tribunals Act).
[30] En concluant que le cancer du sein dont étaient atteintes les employées constituait une maladie professionnelle causée par la nature de leur emploi, le Tribunal a tiré une conclusion de fait (Ediger c. Johnston, 2013 CSC 18, [2013] 2 R.C.S. 98, par. 29). Cette conclusion commande donc la retenue, sauf si Fraser Health démontre son caractère manifestement déraisonnable, à savoir que « les éléments de preuve, perçus de façon raisonnable, ne peuvent étayer les conclusions de fait du tribunal » (Conseil de l’éducation de Toronto (Cité), par. 45). Étant donné que la cour doit faire preuve de retenue lorsque les éléments de preuve peuvent étayer (par opposition à démontrer de façon concluante) une conclusion de fait, le caractère manifestement déraisonnable n’est pas établi lorsque la cour de révision estime simplement que la preuve est insuffisante (Speckling c. Workers’ Compensation Board (B.C.), 2005 BCCA 80, 209 B.C.A.C. 86, par. 37). En d’autres termes, selon cette norme de contrôle, la cour de révision doit s’abstenir d’apprécier de nouveau la preuve, de rejeter les conclusions que le juge des faits en avait tirées ou de substituer ses propres conclusions à celles du juge des faits.
(2) La conclusion du Tribunal relative au lien de causalité
[31] Naturellement, les employées invoquent le par. 250(4) de la Workers Compensation Act, selon lequel, lorsque les éléments de preuve ont une valeur probante égale quant au lien de causalité, la question doit être tranchée en leur faveur. Nous convenons qu’il s’agit là d’une distinction importante par rapport aux actions en responsabilité civile délictuelle, où le lien de causalité doit toujours être établi selon la prépondérance des probabilités (F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, par. 49; Ediger, par. 28; Kovach, Re (1998), 52 B.C.L.R. (3d) 98 (C.A.), par. 30 (le juge Donald, dissident), inf. par 2000 CSC 3, [2000] 1 R.C.S. 55). Ce fardeau de preuve moins rigoureux, tout comme la directive du RSCM II, selon laquelle il suffit que le lieu de travail ait un effet [traduction] « causal significatif » ou joue un rôle « plus qu’anodin ou insignifiant » dans l’évolution de la maladie dont est atteint le travailleur, favorise au moins l’un des principaux objectifs généraux des régimes d’indemnisation des travailleurs reconnus par la Cour dans Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890, par. 27, citant Medwid c. Ontario (1988), 63 O.R. (2d) 578 (H.C.), p. 586, consistant en [traduction] « l’indemnisation rapide des travailleurs blessés, sans poursuites judiciaires ». Le paragraphe 250(4) reflète donc l’intention du législateur de faire en sorte que les employés victimes de maladies professionnelles soient indemnisés sans qu’ils aient à satisfaire aux exigences des actions en responsabilité civile délictuelle.
[32] La norme de preuve prévue au par. 250(4) contraste nettement avec les normes d’ordre « scientifique » appliquées par les auteurs des rapports de l’OHSAH. L’impossibilité pour ces derniers [traduction] « de tirer des conclusions scientifiques » (rapport final, p. iii) étayant le lien de causalité entre les conditions présentes au lieu de travail et le cancer du sein dont étaient atteintes les employées, ou de trouver une « preuve scientifique permettant de conclure à la plausibilité d’une hypothèse concernant l’étiologie du cancer du sein liée au travail en laboratoire » (p. iv), n’avait pas trait au fardeau que le par. 250(4) imposait aux employées, ni même au fardeau imposé aux demandeurs dans les actions en responsabilité civile délictuelle (Ediger, par. 36; Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181, par. 9; Snell, p. 328-330), mais à une norme de certitude scientifique. Les membres majoritaires du Tribunal ont estimé que les rapports de l’OHSAH imposaient donc une norme de preuve trop stricte. Je suis d’accord. Cette norme n’est nullement applicable à l’analyse de la causalité que commandent les demandes des employées (R. W. Wright, « Proving Causation : Probability versus Belief », dans R. Goldberg, dir., Perspectives On Causation (2011), 195; S. Haack, Evidence Matters : Science, Proof, and Truth in the Law (2014), p. 22). J’estime donc qu’en se fondant sur les conclusions incertaines des rapports de l’OHSAH pour se prononcer quant à l’existence de la preuve d’un lien de causalité entre le cancer des employées et leur emploi, le juge en cabinet et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur de droit.
[33] Cela dit, le problème fondamental que pose l’approche adoptée par les cours d’instance inférieure en matière de causalité ne tient pas à leur défaut de tenir compte comme il se doit de la norme de preuve moins rigoureuse exigée par le par. 250(4), mais à leur erreur fondamentale d’appréciation quant à la façon dont la preuve — quelle que soit la norme applicable — permet d’inférer la causalité.
[34] Rappelons que la preuve relative au lien de causalité dont disposait le Tribunal comprenait pour l’essentiel les rapports de l’OHSAH (corroborés par les rapports des Drs Beach et Yamanaka), qui (1) confirmaient l’existence d’un [traduction] « groupe de cas statistiquement significatif » de cancer du sein, dont le taux d’incidence normalisé était d’environ huit fois supérieur au taux du cancer du sein dans la population en général; et (2) indiquaient que l’exposition antérieure à des substances chimiques, notamment à un agent cancérigène connu, avait vraisemblablement été « beaucoup plus élevée » que l’exposition actuelle; mais qui (3) faisaient aussi état de l’impossibilité « de tirer des conclusions scientifiques étayant le lien entre l’exposition en milieu de travail et le cancer du sein dans ce groupe » (rapport final, p. iii). En conséquence, les rapports de l’OHSAH ne faisaient qu’avancer l’hypothèse selon laquelle l’incidence accrue du cancer du sein parmi les employées du laboratoire pourrait être attribuable à des facteurs de risque autres que professionnels, à des facteurs de risque professionnels comme l’exposition à des substances chimiques ou aux radiations ionisantes, ou à une anomalie statistique.
[35] Dans des motifs longs et détaillés expliquant pourquoi il concluait à l’existence d’un « lien causal significatif » entre la preuve de l’exposition antérieure à des substances cancérigènes et le groupe statistiquement significatif de cas de cancer du sein, le Tribunal a examiné avec soin les rapports de l’OHSAH. Il a fait observer à juste titre que ces rapports [traduction] « n’excluaient pas la possibilité d’un lien de causalité avec le lieu de travail », et qu’il ne disposait pas de « suffisamment d’éléments de preuve quant à l’exposition antérieure à des substances cancérigènes » (d.c., vol. 1, p. 47). En outre, le Tribunal a reconnu « qu’il est possible que le groupe de cas de cancer du sein constitue une anomalie statistique », « ce qui n’était pas sans soulever quelque incertitude » (p. 48). Le Tribunal a choisi cependant d’« accorder de l’importance » aux observations formulées dans les rapports suivant lesquelles l’exposition antérieure était « vraisemblablement beaucoup plus élevée » (p. 47), ce qui lui a permis de conclure que la probabilité d’une anomalie statistique ne l’emportait pas sur la probabilité que le cancer du sein dont étaient atteintes les employées constitue une maladie professionnelle causée par la nature de leur emploi. Comme l’explique le Tribunal :
[traduction] À notre avis, la preuve la plus convaincante tient peut‑être au fait que les employées atteintes d’un cancer du sein ont été exposées à des substances cancérigènes et que le [taux d’incidence normalisé] statistiquement significatif est très élevé pour le cancer du sein. Notre décision ne repose pas simplement sur le [taux d’incidence normalisé] statistiquement significatif très élevé à l’égard du cancer du sein.
Ce [taux d’incidence normalisé] est pris en compte au regard de la norme de preuve particulière que nous avons appliquée, de l’exposition des employées à des substances cancérigènes, ainsi que des commentaires formulés [dans le rapport final] selon lesquels tous les agents cancérigènes peuvent contribuer à l’apparition et au développement d’un cancer, que les possibles effets synergiques, cumulatifs ou antagonistes des cas multiples d’exposition à des substances chimiques sont peu connus, et que dans le passé, l’exposition à de telles substances était vraisemblablement beaucoup plus fréquente. [d.c., vol. 1, p. 48]
[36] Estimant qu’[traduction] « aucun élément de preuve n’indiquait que des facteurs relatifs au lieu de travail avaient causé le cancer [dont les employées étaient atteintes] » (par. 44), le juge en cabinet a conclu que le Tribunal avait, de manière inacceptable, « écart[é] la preuve d’expert et s’était fié à sa propre expertise ou au bon sens » (par. 34). De même, ayant conclu à l’absence d’une [traduction] « preuve positive établissant un lien entre la maladie et l’emploi » (par. 211), le juge Goepel de la Cour d’appel (s’exprimant au nom de la majorité sur ce point) a convenu que « [l]a question à trancher exigeait une preuve d’expert scientifique » (par. 209), et l’on ne saurait présumer que le Tribunal disposait d’une telle expertise.
[37] En toute déférence, la question que le Tribunal a tranchée était exactement une question du type de celles que le législateur entendait qu’il tranche. L’article 254 de la Loi prévoit que, dans les appels interjetés à l’encontre des décisions de la Commission, le Tribunal jouit d’une compétence exclusive pour statuer sur toutes les questions de fait. Il est vrai que, ce faisant, le Tribunal peut choisir de s’appuyer sur la preuve d’expert qui lui est présentée (comme il s’est appuyé en l’espèce sur la preuve d’expert concernant l’historique de l’exposition à des substances chimiques et le groupe statistiquement significatif de cas de cancer du sein parmi le personnel du laboratoire), mais il reste que la décision lui appartient.
[38] En conséquence, la présence ou l’absence de témoignage d’opinion d’un expert qui confirme (ou réfute) l’existence d’un lien de causalité n’est pas un critère déterminant en matière de causalité (par exemple Snell, p. 330 et 335). Le juge des faits peut tenir compte d’autres éléments de preuve, tout comme l’a fait le Tribunal, pour déterminer s’ils permettent de conclure que, en l’espèce, le cancer du sein dont étaient atteintes les employées était causé par leur emploi. C’est ce qui explique l’importance que le juge en cabinet a attachée aux décisions de la Cour d’appel dans Sam et Moore, et la déclaration du juge Goepel selon qui il faut établir par une [traduction] « preuve positive » un lien entre le cancer du sein des appelantes et leurs conditions de travail. Quelle que soit la façon dont il fallait envisager la « preuve positive » dans ces décisions, il ne faut pas oublier qu’il est possible d’inférer la causalité — même en présence d’une preuve d’expert non concluante ou contraire — à partir d’autres éléments de preuve, y compris d’une preuve simplement circonstancielle. Cela ne veut pas dire pour autant que la preuve d’un historique pertinent de l’exposition à des substances cancérigènes et d’un groupe de cas de cancer statistiquement significatif permettra toujours, à elle seule, de conclure que le cancer du sein dont est atteinte une employée est une maladie professionnelle. Cela signifie toutefois que cette preuve peut s’avérer suffisante. Tout dépend de la façon dont le juge des faits choisit, en exerçant son propre jugement, d’évaluer la preuve. Et je le répète, sous réserve de la norme de contrôle applicable, l’évaluation de la preuve incombe au juge des faits — en l’occurrence au Tribunal.
[39] Compte tenu de ce qui précède, on ne saurait dire que la décision initiale du Tribunal était « manifestement déraisonnable ». Bien que le dossier sur lequel reposait la décision ne contienne aucune preuve d’expert confirmative, le Tribunal s’est néanmoins fondé sur d’autres éléments de preuve qui, perçus de façon raisonnable, pouvaient étayer sa conclusion quant à l’existence d’un lien causal entre le cancer du sein des employées et leurs conditions de travail.
IV. Conclusion
[40] Je suis d’avis d’accueillir l’appel des employées, avec dépens devant cette Cour et devant les cours d’instance inférieure payables par Fraser Health Authority en faveur de Katrina Hammer, Patricia Schmidt et Anne MacFarlane. Les décisions initiales du Tribunal sont rétablies. Je suis d’avis de rejeter l’appel du Tribunal, sans dépens.
Version française des motifs rendus par
[41] La juge Côté (dissidente en partie) — Je diverge d’opinion avec mon collègue le juge Brown en ce qui concerne l’appel interjeté par Katrina Hammer, Patricia Schmidt et Anne MacFarlane (l’« appel des employées ») car selon moi, la décision initiale du Workers’ Compensation Appeal Tribunal (« Tribunal ») est manifestement déraisonnable. Selon mon analyse, il n’existe dans ce dossier aucun élément de preuve — et certainement aucun élément de preuve positive — susceptible d’étayer l’existence d’un lien de causalité entre l’emploi des employées et le développement de leur maladie respective. Les trois rapports d’experts soumis au Tribunal établissaient seulement l’existence d’un groupe de cas de cancer du sein diagnostiqués, et rien de plus. À mon avis, le Tribunal s’est fondé sur ce qu’il a appelé [traduction] « le simple bon sens » pour spéculer quant à un possible lien de causalité tout en écartant carrément l’opinion unanime d’experts médicaux. Ainsi, « on ne peut contester [et il] est tout à fait évident » que la décision du Tribunal est erronée et doit être annulée : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, par. 57.
[42] En ce qui a trait à l’appel du Tribunal, lequel soulève la question de la nullité de la décision rendue par le Tribunal saisi de la demande de réexamen, je suis d’accord avec mon collègue le juge Brown pour dire qu’il doit être rejeté. À cet égard, il n’y a pas lieu de modifier la conclusion des juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique.
A. Contexte
[43] La question dont le Tribunal était saisi était de savoir si le cancer du sein dont chacune des trois employées était atteinte était [traduction] « attribuable à » leur emploi de technicienne au laboratoire du Mission Memorial Hospital, un lien de causalité exigé par l’al. 6(1)(b) de la Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1996, c. 492 (« WCA »).
[44] Bien que l’annexe B de la WCA énumère plusieurs maladies professionnelles réputées être [traduction] « attribuable[s] à la nature de l’emploi » dans le contexte de certains processus ou secteurs d’activité, le cancer du sein ne figure pas dans la liste. La preuve soumise au Tribunal doit donc établir l’existence d’un lien de causalité entre l’emploi et la maladie.
[45] Une directive d’un guide du Workers’ Compensation Board (la « Commission ») intitulé Rehabilitation Services & Claims Manual, vol. II (« RSCM II ») (en ligne), précise que, pour qu’une maladie soit [traduction] « attribuable à » la nature de l’emploi, celui‑ci doit « avoir un lien causal significatif, c’est‑à‑dire qu’il doit avoir joué un rôle plus qu’anodin ou insignifiant dans la blessure ou le décès » : c. 3, art. 14.00 (je souligne).
[46] La directive de la Commission va toutefois plus loin et exige qu’il existe une preuve positive suffisante pour que l’on puisse conclure à l’existence d’un lien causal significatif. Selon le RSCM II, [traduction] « [s]i la Commission ne dispose pas d’éléments de preuve positive tendant à démontrer que la maladie est attribuable à la nature de l’emploi du travailleur, ou si ces éléments de preuve sont insuffisants, la seule décision que peut rendre la Commission est le rejet de la demande » : c. 4, art. 26.22 (je souligne). Comme mon collègue le juge Brown le fait observer, le Tribunal est tenu d’appliquer les directives de la Commission lorsqu’il rend ses décisions : par. 250(2) de la WCA. Le Tribunal a également reconnu cette exigence : WCAT‑2010‑03503 (la « décision initiale »), par. 46‑47.
[47] Dans le cas qui nous occupe, la Commission a d’abord rejeté les demandes soumises par les employées. Un agent de révision de la division des révisions de la Commission a confirmé ces décisions, étant d’avis que la preuve ne permettait pas de conclure que la période pendant laquelle chaque employée avait travaillé comme technicienne de laboratoire avait joué un rôle important dans le développement du cancer du sein. En appel, une majorité constituée de deux membres du Tribunal a conclu que la preuve positive était suffisante pour établir que le cancer du sein des employées était attribuable à leur emploi, mais la membre dissidente du Tribunal a exprimé une opinion différente et a conclu que les rapports d’experts n’avaient pas fourni de preuve positive suffisante quant à l’existence d’un lien de causalité. La conclusion de la membre dissidente a par la suite été confirmée, puisque la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a annulé la décision du Tribunal et que les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ont confirmé cette ordonnance.
[48] Nul ne conteste qu’une juridiction de révision ne peut modifier la décision du Tribunal que si cette décision est manifestement déraisonnable : art. 58 de l’Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, c. 45; par. 255(1) de la WCA. Selon la jurisprudence antérieure à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, une décision est manifestement déraisonnable si « on ne peut contester [et qu’]il est tout à fait évident » qu’elle est erronée : Southam, par. 57. Plus précisément, une conclusion de fait sera « manifestement déraisonnable » si elle ne repose sur « aucune preuve » ou lorsque « les éléments de preuve, perçus de façon raisonnable, ne peuvent étayer » la conclusion de fait en question : Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, par. 44-45; Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, p. 669.
[49] Ni la Cour suprême de la Colombie‑Britannique ni les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont soupesé de nouveau la preuve soumise au Tribunal. En d’autres termes, les juridictions inférieures ne se sont pas écartées de la norme de contrôle requérant un degré élevé de retenue judiciaire. Les juges Chiasson, Frankel et Goepel de la Cour d’appel et le juge Savage de la Cour suprême se sont plutôt dits d’avis que le Tribunal ne disposait d’aucun élément de preuve lui permettant de conclure à l’existence d’un lien causal significatif. Je suis du même avis. Même en appliquant cette norme de contrôle requérant un degré de retenue élevé, la décision du Tribunal devrait être annulée.
B. Les rapports d’experts soumis au Tribunal
[50] Les trois rapports d’experts soumis au Tribunal étaient catégoriques. Les experts ont exprimé un avis unanime, en des termes clairs et non ambigus, selon lequel la preuve présentée ne permettait pas d’établir l’existence d’un lien de causalité entre le travail de chaque employée en tant que technicienne de laboratoire et le cancer du sein que chacune avait développé.
[51] Au sujet d’une des employées en cause, Mme Katrina Hammer, le conseiller médical de la Commission, le docteur Yamanaka, a conclu ce qui suit : [traduction] « … il n’y a pas suffisamment de preuve médicale pour conclure que le milieu de travail a causé le développement du cancer du sein gauche de Mme Hammer ou y a contribué de façon significative » (d.c., vol. 4, p. 226). Cette conclusion fût formulée de façon encore plus catégorique dans la version définitive du rapport intitulé Cancer Cluster Investigation within the Mission Memorial Hospital Laboratory, réalisé par un groupe de sept auteurs pour le compte de l’Occupational Health and Safety Agency for Healthcare, l’agence de santé et de sécurité du travail de la Colombie‑Britannique (le « rapport final de l’OHSAH ») (en ligne). Les auteurs ont fait observer qu’ils n’avaient [traduction] « trouvé aucune preuve scientifique permettant de conclure à une hypothèse plausible concernant l’étiologie du cancer du sein qui serait liée au travail en laboratoire » : p. iv (je souligne). Enfin, le docteur Beach, un expert en médecine professionnelle chargé de réviser le rapport final de l’OHSAH, s’est pour l’essentiel rallié aux conclusions du rapport.
[52] On ne saurait trop insister sur l’importance de l’opinion unanime des experts dans le cas qui nous occupe. Le rôle de l’expert est précisément de fournir au décideur une conclusion que ce dernier, en raison de la nature technique de la question à trancher, ne peut formuler : R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, p. 42; R. c. Abbey, 2009 ONCA 624, 97 O.R. (3d) 330, par. 71, autorisation d’appel refusée, [2010] 2 R.C.S. v; voir également G. R. Anderson, Expert Evidence (3e éd. 2014), p. 625.
[53] Je tiens à signaler ici que le Tribunal n’est pas présumé posséder une expertise spécialisée dans le domaine médical : Page c. British Columbia (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2009 BCSC 493, par. 62‑66 (CanLII). Par conséquent, bien qu’il ne soit pas lié par les conclusions des experts médicaux, le Tribunal ne peut simplement écarter leurs conclusions non contredites. En l’absence d’autres éléments de preuve à l’effet contraire, il faut se demander comment le Tribunal a pu conclure à l’existence d’un lien de causalité là où tous les experts n’en ont vu aucun.
[54] Dans le cas qui nous occupe, les deux membres majoritaires du Tribunal ont exprimé l’avis que les experts avaient tenté d’établir l’existence d’un lien de causalité avec un degré de certitude scientifique, plutôt que selon la norme de preuve sensiblement moins exigeante prévue au par. 250(4) de la WCA : décision initiale, par. 180-182. Si tel était le cas, le Tribunal aurait certainement eu raison d’écarter les conclusions unanimes des experts. En effet, l’analyse qu’a faite le Tribunal fait écho au principe retenu dans l’arrêt Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, selon lequel il n’est pas nécessaire que le lien de causalité soit établi avec une précision scientifique. Ce principe s’applique avec encore plus de force dans le contexte de demandes présentées dans le cadre de la WCA.
[55] Cependant, les faits de la présente affaire diffèrent de ceux de l’affaire Snell. Les auteurs des trois rapports d’experts ne cherchaient pas à établir l’existence d’un lien de causalité avec un degré de certitude scientifique. Au contraire, ils se sont plutôt demandé à plusieurs reprises si certaines expositions en milieu de travail [traduction] « pourraient » ou « pouvaient » être reliées à une « augmentation des risques », « y contribuer sensiblement » ou avoir eu « un effet causal important ».
[56] Ayant ainsi limité de façon justifiée leur analyse, les experts médicaux n’ont pu démontrer l’existence ne serait‑ce que d’une justification plausible permettant d’établir l’existence d’un lien de causalité entre le travail des employées et leur maladie respective.
[57] Le rapport final de l’OHSAH, lequel constituait le principal élément de preuve médicale présenté au Tribunal, l’illustre bien. Ce rapport était simplement une [traduction] « étude épidémiologique préliminaire ». Ses auteurs étaient chargés de relever toute « exposition pouvant être associée à une augmentation des cas dans un milieu de travail » : p. 32 (je souligne). S’ils avaient décelé une telle exposition, les auteurs auraient alors recommandé une « étude épidémiologique plus poussée » visant à « déterminer le lien entre l’exposition et le risque accru » de développer un cancer du sein : p. 32. Ainsi, dans le résumé du rapport final de l’OHSAH, les auteurs n’ont pas abordé la question de savoir si l’exposition à certaines substances en milieu de travail avait causé le cancer du sein des employées avec un degré de certitude scientifique, mais plutôt si l’exposition à certains produits chimiques « pouvait être liée à une augmentation du risque » : p. iii (je souligne).
[58] En définitive, les auteurs du rapport final de l’OHSAH n’ont pas recommandé que l’on procède à une étude épidémiologique plus poussée en expliquant qu’ils n’avaient [traduction] « trouvé aucune preuve scientifique permettant de conclure à une hypothèse plausible concernant l’étiologie du cancer du sein qui serait liée au travail en laboratoire » : p. iv (je souligne). Les auteurs ont poursuivi, dans leur conclusion, en affirmant qu’ils n’avaient « trouvé en milieu de travail aucune exposition actuelle à des produits chimiques ou trace d’exposition antérieure à de telles substances qui permettrait d’établir un lien entre le travail en laboratoire au [Mission Memorial Hospital] et un risque élevé de développer un cancer du sein ou un cancer en général » : p. 38 (je souligne).
[59] En résumé, ce ne sont pas là des termes qu’emploieraient des experts médicaux à la recherche d’une causalité fondée sur un facteur déterminant établi avec un degré de certitude scientifique. Les auteurs ont simplement conclu qu’aucune exposition à des substances en milieu de travail ne pouvait de façon plausible avoir augmenté le risque de développer un cancer du sein. Selon la lecture que je fais du rapport final de l’OHSAH, même en appliquant la norme assouplie de preuve applicable dans le cadre du régime d’indemnisation des victimes d’accidents du travail aux termes du par. 250(4) de la WCA, on ne trouve aucun élément de preuve susceptible de démontrer l’existence d’un « lien causal significatif ».
C. Motifs sur lesquels le Tribunal s’est fondé pour conclure à l’existence d’un effet causal important
[60] Malgré le poids considérable de cette preuve d’experts à l’effet contraire, les deux membres majoritaires du Tribunal ont néanmoins décelé dans les rapports d’experts suffisamment d’éléments de preuve pour conclure à l’existence d’un lien de causalité.
[61] Les passages clés de la décision des membres majoritaires du Tribunal indiquent ce qui suit :
[traduction] Comme nous l’avons déjà expliqué, nous avons tenu compte des facteurs énumérés dans le Protocole. À notre avis, la preuve la plus convaincante tient peut‑être au fait que les employées atteintes d’un cancer du sein ont été exposées à des substances cancérigènes et que le [taux d’incidence normalisé] statistiquement significatif est très élevé pour le cancer du sein. Notre décision ne repose pas simplement sur le [taux d’incidence normalisé] statistiquement significatif très élevé à l’égard du cancer du sein.
Ce [taux d’incidence normalisé] est pris en compte au regard de la norme de preuve particulière que nous avons appliquée, de l’exposition des employées à des substances cancérigènes, ainsi que des commentaires formulés [dans le rapport final de l’OHSAH] selon lesquels tous les agents cancérigènes peuvent contribuer à l’apparition et au développement d’un cancer, que les possibles effets synergiques, cumulatifs ou antagonistes des expositions multiples à des substances chimiques sont peu connus, et que les expositions antérieures étaient vraisemblablement beaucoup plus élevées.
(Décision initiale, par. 192-193)
[62] Il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse bien poussée pour constater que ces affirmations trouvent peu ou point d’appui dans la preuve soumise au Tribunal.
(1) Le groupe de cas de cancer du sein diagnostiqués
[63] Tout d’abord, l’existence d’un groupe de cas de cancer du sein diagnostiqués ne constitue pas, en soi, une preuve d’un lien causal significatif.
[64] Comme les auteurs du rapport final de l’OHSAH l’expliquent, un groupe peut apparaître spontanément par suite d’une répartition inégale de facteurs de risque autres que professionnels dans la population en général. Dans le cas du cancer du sein, il peut s’agir de facteurs tels l’âge, le poids, les antécédents familiaux, l’âge des premières menstruations, l’âge au moment d’une grossesse et d’un premier accouchement, et certains facteurs liés au mode de vie. Comme les auteurs du rapport final de l’OHSAH l’expliquent :
[traduction] Les recherches par groupes ont démontré qu’une incidence élevée du cancer peut être le fruit du hasard dans certains lieux géographiques et à certaines périodes. En fait, les groupes apparaissent toujours et il s’agit d’un phénomène statistique — même lorsqu’il n’y a pas de facteur causal à l’origine de l’incidence plus élevée (ce qui explique que très peu d’études sur les groupes révèlent de nouveaux facteurs de risques). Par conséquent, si l’on examine diverses régions géographiques et diverses périodes, on découvrira quelques groupes; si l’on établit un lien entre un groupe et des données statistiques plutôt qu’un agent étiologique, il est fort probable qu’au cours de la période suivante, l’incidence, au même endroit, ne sera pas sensiblement plus élevée. Ainsi, il serait très prudent de continuer à évaluer l’incidence du cancer du sein chez les employées de laboratoire du [Mission Memorial Hospital] pour vérifier si cette incidence se rapproche davantage des chiffres auxquels on s’attend. [Je souligne; p. 39.]
[65] Un groupe pourrait également constituer une anomalie statistique. D’ailleurs, étant donné que seulement sept cas de cancer du sein diagnostiqués ont été recensés au laboratoire du Mission Memorial Hospital sur une période de 34 ans, la possibilité que ce groupe constitue une telle anomalie est élevée.
[66] Il est évident que, prise isolément, une corrélation ne constitue pas une preuve d’un lien de causalité. Suivant cette même logique, je suis d’avis que la simple présence d’un groupe de cas diagnostiqués dans un lieu de travail, sans plus, ne constitue pas une preuve suffisante de l’existence d’un lien de causalité entre une maladie et la nature de l’emploi.
(2) Exposition à des substances chimiques
[67] En second lieu, au sujet de la question de l’exposition à des substances chimiques, le docteur Yamanaka et les auteurs du rapport final de l’OHSAH sont catégoriques. À leur avis, les éléments de preuve disponibles concernant l’exposition des employées à des substances chimiques telles que le formaldéhyde, le xylène, l’o‑toluidine ou l’oxyde d’éthylène ne pouvaient établir un lien avec le risque accru pour les employées de développer un cancer du sein.
[68] Parmi ces produits chimiques, seul l’oxyde d’éthylène a un lien reconnu avec le développement du cancer du sein chez l’être humain, et suivant la preuve, ce lien est faible. S’inspirant des recherches menées aux États‑Unis par le National Institute for Occupational Safety and Health, le rapport du docteur Yamanaka affirme que seules les femmes qui ont été exposées à des [traduction] « niveaux très élevés » d’oxyde d’éthylène présenteraient un risque accru de développer un cancer du sein. Or, on ne trouve au dossier aucun élément de preuve permettant de conclure que l’une ou l’autre des employées ait été exposée à des « niveaux [aussi] élevés » au Mission Memorial Hospital.
[69] À cet égard, le rapport final de l’OHSAH concluait que l’exposition actuelle à des substances chimiques était minimale [traduction] « étant donné que les volumes liquides sont minimes et que la manutention est souvent minimisée par l’utilisation d’appareils de manutention verrouillables » : p. 36. Le docteur Yamanaka a noté, dans une entrée de journal datée du 31 mai 2007, que, même dans le passé, il était [traduction] « fort peu probable » que le personnel ait été exposé à des niveaux élevés d’oxyde d’éthylène.
[70] Certes, le rapport final de l’OHSAH signalait que l’exposition antérieure à certaines substances chimiques avait [traduction] « vraisemblablement [été] beaucoup plus élevée », mais cette affirmation doit être interprétée dans son contexte. D’une part, cette allusion à une « exposition antérieure » ne semble pas viser l’oxyde d’éthylène, la seule substance cancérigène dont les études ont reconnu le lien possible avec le développement du cancer du sein chez l’humain.
[71] D’autre part, et fait plus important, une allusion à une exposition antérieure [traduction] « vraisemblablement beaucoup plus élevée » ne dit rien sur la question de savoir s’il est « aussi probable qu’improbable » que cette exposition antérieure ait augmenté le risque que les employées développent un cancer du sein. Dans leur résumé, les auteurs du rapport final de l’OHSAH font plutôt observer que « l’analyse chimique des substances cancérigènes présentes en milieu de travail n’a par ailleurs pas permis d’établir l’existence d’un lien entre une exposition antérieure évidente et extrême (selon les ouvrages scientifiques actuels) et une augmentation du risque » : p. iii (je souligne). Les auteurs reprennent la même idée dans leur conclusion, en expliquant qu’« aucune exposition actuelle à des produits chimiques en milieu du travail ou exposition antérieure à de telles substances n’a été démontrée qui permettrait d’établir un lien entre le travail en laboratoire au [Mission Memorial Hospital] et un risque élevé de développer un cancer du sein ou tout autre cancer » : p. 38 (je souligne). En fin de compte, comme je l’ai déjà dit, malgré cette exposition antérieure « vraisemblablement beaucoup plus élevée » à certains produits chimiques, les auteurs du rapport final de l’OHSAH ont néanmoins conclu qu’ils n’avaient « trouvé aucune preuve scientifique permettant de conclure à une hypothèse plausible concernant l’étiologie du cancer du sein qui serait liée au travail en laboratoire » : p. iv (je souligne).
[72] Enfin, au lieu d’affirmer que l’exposition à de multiples substances pouvait avoir un effet [traduction] « synergique » ou « cumulatif », comme le Tribunal semble le laisser entendre, le rapport final de l’OHSAH indique que les ouvrages scientifiques n’ont identifié aucun effet synergique ou cumulatif.
[73] En toute déférence, ces extraits du rapport final ne permettent tout simplement pas de conclure à l’existence d’un « lien causal significatif ».
[74] Certes, comme le fait observer mon collègue le juge Brown, le rapport final de l’OHSAH n’a pas exclu la possibilité que l’exposition antérieure à certaines substances chimiques ait pu contribuer au développement du cancer du sein chez les employées. À la fin de leur rapport, les auteurs déclarent ce qui suit :
[traduction] En résumé, cette étude a confirmé que le groupe perçu correspondait aux observations et qu’on a constaté une incidence élevée du cancer du sein chez les employées de laboratoire du [Mission Memorial Hospital]. Les facteurs associés à cette incidence élevée n’ont pas pu être établis; ils pouvaient toutefois être attribuables à : (1) un regroupement de facteurs liés à la reproduction et d’autres facteurs de risque connus autres que professionnels, (2) à l’exposition antérieure à des substances chimiques cancérigènes et moins probablement à l’exposition aux radiations ionisantes, et (3) à une anomalie statistique. [p. 39]
[75] Cette affirmation ne doit toutefois pas être assimilée à une preuve, et elle n’a certainement pas valeur de preuve positive. Les auteurs du rapport final de l’OHSAH entendaient seulement proposer une liste exhaustive des facteurs qui pouvaient possiblement expliquer l’incidence élevée de cancer du sein chez les techniciennes de laboratoire du Mission Memorial Hospital. L’incapacité d’écarter une explication possible ne transforme pas cette explication en preuve positive de l’existence d’un lien de causalité significatif. De plus, une liste de trois possibilités exhaustives ne dit rien au sujet de la vraisemblance d’un « lien causal significatif ». Plus simplement, ce passage ne permet pas de conclure à l’existence d’un tel lien de causalité, d’autant plus que le rapport final de l’OHSAH prend bien soin de réfuter la proposition selon laquelle l’exposition à des substances chimiques en milieu de travail aurait pu augmenter le risque que les employées développent un cancer du sein.
D. Les conclusions de fait du Tribunal se résument à de simples spéculations
[76] Je n’ai d’autre choix que de constater que la décision initiale du Tribunal repose uniquement sur l’existence d’un groupe de cas diagnostiqués de cancer du sein. Les conclusions de fait tirées par le Tribunal ne vont pas au‑delà de simples spéculations. Le Tribunal reconnaît d’ailleurs le caractère spéculatif de sa propre conclusion. Par exemple, les deux membres de la majorité déclarent ce qui suit :
[traduction] . . . nous reconnaissons que nous ignorons le degré d’exposition, de même que les substances cancérigènes précises qui ont contribué au développement de leur cancer du sein. En suivant toujours ce raisonnement fondé sur « le simple bon sens », nous rappelons que nous apprécions la preuve en appliquant la norme de preuve que prévoit le paragraphe 250(4) de la [WCA].
(Décision initiale, par. 179)
[77] En spéculant ainsi, le Tribunal a complètement écarté l’opinion unanime des experts médicaux, malgré le fait qu’il ne possédait lui‑même aucune connaissance spécialisée dans le domaine médical. Le Tribunal a également fait fi de la directive de la Commission énoncée dans le RSCM II, qui prévoit qu’il doit exister suffisamment d’éléments de preuve positive permettant de conclure à l’existence d’un lien causal significatif, à défaut de quoi la seule décision possible est le rejet de la demande. J’ajouterais qu’en appliquant une norme de preuve aussi peu exigeante, le Tribunal n’a pas respecté la volonté du législateur de ne pas inclure, à l’annexe B de la WCA, le cancer du sein dans la liste des maladies professionnelles réputées avoir été causées par la nature de certains types d’emplois.
[78] Par ailleurs, bien qu’il assouplisse jusqu’à un certain point le fardeau de la preuve, le par. 250(4) de la WCA n’est d’aucun secours pour les employées en l’espèce. Ce paragraphe prévoit que lorsque [traduction] « les éléments de preuve étayant des conclusions différentes sur une question sont de valeur probante égale, le tribunal d’appel doit trancher la question en faveur du travailleur ». Selon une interprétation littérale de cette disposition, avant que le par. 250(4) puisse s’appliquer, il doit exister des éléments de preuve permettant de tirer deux conclusions différentes tout aussi plausibles l’une que l’autre. En l’espèce, il n’y a tout simplement aucun élément de preuve permettant de conclure à l’existence d’un « lien causal significatif ». Le paragraphe 250(4) ne peut tout simplement pas servir à combler une lacune aussi importante dans la preuve.
[79] Mon collègue le juge Brown souligne l’importance qu’il faut accorder aux conclusions tirées par le juge des faits. Cela est peut‑être vrai, mais je me dois d’insister pour dire que la preuve au dossier doit néanmoins permettre d’étayer les conclusions ainsi tirées. Sinon, le juge des faits risque de déborder le cadre des inférences et des déductions raisonnables et de s’aventurer dans [traduction] « la jungle des ‟pures hypothèses et spéculationsˮ » : Fairchild c. Glenhaven Funeral Services Ltd., [2002] UKHL 22, [2003] 1 A.C. 32, Lord Rodger, par. 150, citant Caswell c. Powell Duffryn Associated Collieries, Ltd., [1940] A.C. 152, Lord Wright, p. 169‑170; voir également D. Cheifetz, « The Snell Inference and Material Contribution : Defining the Indefinable and Hunting the Causative Snark » (2005), 30 Advocates’ Q. 1, p. 46‑47.
[80] Ce type de raisonnement par induction ou fondé sur le « bon sens » ne peut tout simplement pas combler les lacunes insurmontables dans la preuve — que ce soit dans une action civile ou dans une demande administrative présentée en vertu de la WCA : voir par exemple Kozak c. Funk (1997), 158 Sask. R. 283 (C.A.), par. 22, conf. en partie (1995), 135 Sask. R. 81 (B.R.); Meringolo c. Oshawa General Hospital (1991), 46 O.A.C. 260, par. 89, autorisation de pourvoi refusée, [1991] 3 R.C.S. vii.
[81] En l’espèce, comme je l’ai déjà dit, il n’existe tout simplement aucun élément de preuve — et certainement aucun élément de preuve positive — susceptible d’étayer une conclusion quant à l’existence d’un lien causal significatif. Le Tribunal s’étant contenté de simples spéculations, « on ne peut contester [et il] est tout à fait évident » que sa décision est déraisonnable et qu’elle doit être annulée : Southam, par. 57; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité), par. 44; Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227.
E. Dispositif
[82] Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi des employées et celui du Tribunal.
Pourvoi du Workers’ Compensation Appeal Tribunal rejeté. Pourvoi de Katrina Hammer, Patricia Schmidt et Anne MacFarlane accueilli avec dépens, la juge Côté est dissidente.
Procureur de l’appelant/intimé Workers’ Compensation Appeal Tribunal : Workers’ Compensation Appeal Tribunal, Richmond.
Procureurs des appelantes/intimées Katrina Hammer, Patricia Schmidt et Anne MacFarlane : Health Sciences Association of British Columbia, New Westminster; Hospital Employees’ Union, New Westminster.
Procureurs de l’intimée Fraser Health Authority : Harris & Company, Vancouver; Health Employers Association of British Columbia, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs des intervenants Ontario Network of Injured Workers’ Groups et Industrial Accident Victims’ Group of Ontario : IAVGO Community Legal Clinic, Toronto.
Procureurs des intervenantes Community Legal Assistance Society et British Columbia Federation of Labour : Ethos Law Group, Vancouver.
[1] Le droit de la responsabilité délictuelle reconnaît deux dimensions à la causalité : la dimension factuelle (en fait), et la dimension juridique (en droit/caractère éloigné) (Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114, par. 3). Dans les présents motifs, le terme « causalité » s’entend de la causalité factuelle.
[2] Les parties au contrôle judiciaire ont convenu de procéder seulement à l’égard de la demande de Mme Hammer et ont accepté que l’issue s’appliquerait aux demandes des deux autres appelantes (étant donné que les décisions du Tribunal à l’égard de chacune d’elles étaient essentiellement identiques) : 2013 BCSC 524, par. 8 (CanLII).
[3] Selon le Tribunal, le par. 253.1(5) lui confère le pouvoir de réviser ses propres décisions si elles sont manifestement déraisonnables. Il est plus exact de dire que le Tribunal « rouvre » une décision, mais, par souci de clarté, j’adopte le terme (« réexamen ») utilisé par le Tribunal.