Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté
Motifs de jugement conjoints (par. 1 à 44) : Les juges Wagner et Gascon (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Cromwell, Karakatsanis et Côté)
Répertorié : Lafortune c. Financière agricole du Québec
No du greffe : 36210.
2015 : 10 décembre; 2016 : 29 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté.
en appel de la cour d’appel du québec
Agriculture — Stabilisation des revenus agricoles — Compensation — Mode de calcul — Cadre juridique applicable au Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles du Québec — Adhérents au programme contestant le mode de calcul des compensations payables retenu par La Financière agricole du Québec qui s’appuie sur une étude économique et statistique — Le programme est-il un contrat et, dans l’affirmative, est-il régi par les règles applicables aux contrats d’assurance au sens du Code civil du Québec? — Le juge de première instance a-t-il fait erreur en refusant d’octroyer des dommages-intérêts aux adhérents au programme pour le préjudice allégué quant aux compensations versées? — Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles, (2001) 133 G.O. 1, 1336, art. 86, 87.
Les appelants sont des producteurs de porcs et de porcelets ayant adhéré au Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles (« Programme ASRA ») administré par La Financière agricole du Québec (« La Financière »). Le Programme ASRA, décrit dans le pourvoi connexe Ferme Vi-Ber inc. c. Financière agricole du Québec, 2016 CSC 34, [2016] 1 R.C.S. 1032, a comme objectif de protéger les adhérents qui participent à la production de 10 produits ou catégories de produits désignés comme « assurables », dont les porcs et les porcelets, contre une baisse de leurs revenus sous un seuil préalablement défini par La Financière. Ce seuil est atteint lorsque le revenu annuel net d’une ferme‑type moyenne est inférieur au revenu annuel net stabilisé. Une étude portant sur les coûts de production est réalisée périodiquement pour ajuster le revenu annuel net de la ferme‑type et veiller à ce que les compensations accordées aux adhérents reflètent bien la réalité du marché. En 2002, l’étude est confiée au Groupe de recherche en économie et politique agricole de l’Université Laval.
Au cours des années 2006 à 2008, les appelants subissent des pertes financières et s’étonnent d’un tel résultat, car le Programme ASRA doit selon eux leur garantir un revenu annuel positif. Ils intentent un recours en dommages‑intérêts contre La Financière devant la Cour supérieure, dans lequel ils soutiennent que le Programme ASRA doit être qualifié de contrat d’assurance au sens du Code civil du Québec et que le processus suivi et les méthodes statistiques et comptables utilisées dans le cadre de l’étude économique pour calculer leurs compensations mènent à un résultat injuste. Ils prétendent que les compensations reçues sont insuffisantes et non conformes à leurs attentes raisonnables en tant que parties à un contrat d’assurance. La Cour supérieure rejette la demande des appelants. Elle conclut que le Programme ASRA ne constitue pas un contrat d’assurance et que les décisions prises par La Financière sont équitables et respectent les règles de l’art. La Cour d’appel confirme ce jugement.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
Le Programme ASRA n’est pas un contrat d’assurance mais un simple contrat innommé soumis aux règles générales du droit privé. Les règles qui régissent l’interprétation du Programme ASRA sont celles applicables à tout autre contrat, en particulier celles énoncées aux art. 1425 à 1432 du Code civil du Québec. Pour apprécier la légalité des décisions prises par La Financière dans l’exécution de ses obligations et dans l’exercice de ses pouvoirs contractuels, les normes applicables sont la bonne foi et l’équité contractuelle. L’intérêt public et l’objectif social poursuivi par l’État qui agit comme cocontractant doivent également être considérés tant dans l’interprétation de l’étendue des pouvoirs et des droits accordés par le contrat que dans l’appréciation de la conformité des décisions prises par l’autorité étatique dans l’exercice de ces pouvoirs. C’est ce cadre juridique, et non les règles propres au contrat d’assurance régi par le Code civil du Québec, qui s’applique au Programme ASRA.
Même si le Programme ASRA était qualifié de contrat d’assurance, cela n’aurait aucun impact sur l’issue du pourvoi. En droit québécois, la règle des attentes raisonnables de l’assuré à laquelle réfèrent les appelants s’applique exclusivement dans sa dimension minimale, et elle n’autorise l’interprétation d’un texte qu’en présence d’une ambiguïté. Or, en l’espèce, la disposition centrale du débat ne souffre d’aucune ambiguïté et donne clairement à La Financière la faculté de recourir à une étude statistique ou de se baser sur d’autres données jugées pertinentes.
Le juge de première instance n’a pas fait erreur en refusant d’octroyer des dommages‑intérêts aux producteurs pour le préjudice allégué quant aux compensations versées pour les années 2006 à 2008. L’étude de l’Université Laval n’est entachée d’aucun vice. Les appelants n’allèguent aucune erreur précise qui pourrait justifier l’intervention de la Cour à l’égard de la conclusion générale du juge de première instance selon laquelle l’étude a été réalisée avec compétence et selon les règles de l’art, satisfaisant par le fait même aux impératifs de la bonne foi. Le calcul des compensations payables aux appelants pour les années 2006 à 2008 s’est fait dans le respect de la bonne foi et de l’équité contractuelle qui lient tant La Financière que les producteurs en tant que cocontractants et qu’adhérents au Programme ASRA.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Ferme Vi‑Ber inc. c. Financière agricole du Québec, 2016 CSC 34, [2016] 1 R.C.S. 1032; Martel Building Ltd. c. Canada, 2000 CSC 60, [2000] 2 R.C.S. 860; Brissette, succession c. Westbury Life Insurance Co., [1992] 3 R.C.S. 87; Reid Crowther & Partners Ltd. c. Simcoe & Erie General Insurance Co., [1993] 1 R.C.S. 252; Souscripteurs du Lloyd’s c. Alimentation Denis & Mario Guillemette inc., 2012 QCCA 1376; Affiliated FM Insurance Company c. Hafner Inc., 2006 QCCA 465, [2006] R.R.A. 268; Excellence (L’), compagnie d’assurance‑vie c. Desjardins, 2005 QCCA 1035, [2005] R.R.A. 1085; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, art. 6, 7, 1375, 1425 à 1432, 2389 et suiv.
Loi sur La Financière agricole du Québec, RLRQ, c. L‑0.1, art. 3.
Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles, (2001) 133 G.O. 1, 1336, art. 2, 16, 18, 78, 86, 87, 89.
Doctrine et autres documents cités
Garant, Patrice, avec la collaboration de Philippe Garant et Jérôme Garant. Droit administratif, 6e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2010.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Hilton, Bouchard et Savard), 2014 QCCA 1891, [2014] AZ‑51115440, [2014] J.Q. no 11217 (QL), qui a confirmé une décision du juge Martin de la Cour supérieure du Québec, no 200‑17‑012231‑098, 18 juin 2012. Pourvoi rejeté.
Serge Fournier et Camille Janvier‑Langis, pour les appelants.
Matthieu Brassard, Jean‑Pierre Émond et Valérie Blanchet, pour l’intimée.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Les juges Wagner et Gascon —
I. Aperçu
[1] L’État participe à l’économie agricole et l’appuie de plusieurs façons. Les programmes publics d’assurance agricole offerts aux producteurs québécois par l’intimée, La Financière agricole du Québec (« La Financière »), illustrent bien cette réalité parfois complexe. Tout comme dans le pourvoi connexe Ferme Vi-Ber inc. c. Financière agricole du Québec, 2016 CSC 34, [2016] 1 R.C.S. 1032, la Cour est appelée ici à identifier les règles qui régissent les droits et obligations des parties au Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles, (2001) 133 G.O. 1, 1336 (« Programme ASRA »), administré par La Financière.
[2] Les appelants sont des producteurs de porcs et de porcelets qui ont adhéré au Programme ASRA. Aux termes de ce programme, La Financière s’engage, moyennant une contribution des adhérents, à leur verser des compensations de soutien. Les appelants contestent la valeur des compensations reçues de La Financière en vertu du Programme ASRA pour les années 2006 à 2008. Ils assimilent ce programme à un contrat d’assurance. Ils soutiennent que les compensations reçues sont insuffisantes et non conformes à leurs attentes raisonnables en tant que parties à un contrat d’assurance. Selon eux, le processus suivi et les méthodes statistiques et comptables utilisées dans le cadre de l’étude économique pour calculer leurs compensations pour ces années mènent à un résultat injuste.
[3] La Financière répond que les décisions contestées sont valides. Selon elle, le Programme ASRA relève du droit administratif public et n’est pas soumis aux règles du droit des assurances. Partant, la règle des attentes raisonnables de l’assuré n’est d’aucun secours aux appelants.
[4] La Cour supérieure a rejeté la demande des appelants. Elle a conclu que le Programme ASRA ne constitue pas un contrat d’assurance au sens du Code civil du Québec (« C.c.Q. »), et que les décisions prises par La Financière sont équitables et respectent les règles de l’art. La Cour d’appel a confirmé ce jugement.
[5] Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi. Le Programme ASRA n’est pas un contrat d’assurance mais un simple contrat innommé qui est soumis aux normes applicables en semblable matière, soit la bonne foi et l’équité contractuelle, et qui, de surcroît, confère de larges pouvoirs discrétionnaires à La Financière. Rien ne justifie d’écarter les conclusions du juge de première instance. Le calcul des compensations payables aux appelants pour les années 2006 à 2008 s’est fait dans le respect de la bonne foi et de l’équité contractuelle qui lient tant La Financière que les producteurs québécois en tant que cocontractants et qu’adhérents au Programme ASRA.
II. Les faits
[6] La Financière est une personne morale de droit public constituée en vertu de la Loi sur La Financière agricole du Québec, RLRQ, c. L-0.1 (« LFAQ »). Elle a pour mission de « soutenir et de promouvoir, dans une perspective de développement durable, le développement du secteur agricole et agroalimentaire » (art. 3 LFAQ). Pour ce faire, elle met sur pied des programmes de protection du revenu, d’assurance et de financement agricole.
[7] Les appelants sont des producteurs de porcs et de porcelets ayant adhéré au Programme ASRA de La Financière. Ce programme, analysé dans le pourvoi connexe Ferme Vi-Ber, a comme objectif de protéger les adhérents qui participent à la production de 10 produits ou catégories de produits désignés comme « assurables », dont les porcs et les porcelets, contre une baisse de leurs revenus sous un seuil préalablement défini par La Financière. Ce seuil est atteint lorsque le « revenu annuel net » d’une ferme-type moyenne est inférieur au « revenu annuel net stabilisé », lequel correspond à un pourcentage du salaire régulier annuel moyen d’un ouvrier spécialisé au Québec (art. 89 Programme ASRA). Autrement dit, le Programme ASRA fait en sorte que le producteur agricole moyen participant ne gagne jamais moins qu’un pourcentage prédéterminé du revenu moyen d’un ouvrier spécialisé au Québec.
[8] En contrepartie de cette protection, les producteurs qui choisissent d’adhérer au Programme ASRA doivent payer une contribution fixe par unité de produit désigné (art. 78). Ils sont tenus de s’engager pour une période minimale de cinq ans (art. 16) et d’assurer la totalité de leur production annuelle pour chaque produit désigné (art. 18).
[9] Une étude portant sur les coûts de production est réalisée périodiquement pour ajuster le revenu annuel net de la ferme-type et veiller à ce que les compensations accordées reflètent bien la réalité du marché. C’est ce que prévoit l’al. 3 de l’art. 87 du Programme ASRA :
La Financière agricole ajuste et fixe, pour chaque année d’assurance, le revenu annuel net en fonction d’études statistiques ou en fonction d’autres données qu’elle juge pertinentes.
[10] En 2002, La Financière confie au ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (« MAPAQ ») le mandat de retenir les services du Groupe de recherche en économie et politique agricole (« GRÉPA ») de l’Université Laval pour réaliser une étude sur les coûts de production du porc et du porcelet, afin d’actualiser le « revenu annuel net » de la ferme-type aux fins du calcul des compensations payables en vertu du Programme ASRA pour ces produits.
[11] Madame Diane Gilbert du GRÉPA effectue la recherche économique et statistique sur les coûts de production et rédige l’étude finale. Un comité technique composé de représentants du GRÉPA, de La Financière, du MAPAQ et de la Fédération des producteurs de porcs du Québec (« FPPQ ») fait le suivi de l’étude. Un comité de travail composé des représentants des mêmes organismes est également mis sur pied pour soutenir les aspects plus techniques de l’étude, tels que la collecte de données et le suivi de la recherche.
[12] Le GRÉPA reçoit du MAPAQ des études antérieures portant sur les coûts de production du porc et du porcelet, ainsi qu’un registre des producteurs à partir duquel un échantillon de gens à contacter est constitué pour réaliser un sondage sur les coûts de production dans le cadre de l’étude. Ultimement, ce sondage établit le « revenu annuel net » de la ferme-type moyenne utilisé pour calculer les compensations payables aux adhérents. L’étude finale est déposée en novembre 2003.
[13] Au cours des années 2006 à 2008, les appelants subissent des pertes financières et s’étonnent d’un tel résultat, car le Programme ASRA doit selon eux leur garantir un « revenu annuel positif » (m.a., par. 78). Ils affirment avoir constaté des irrégularités dans les calculs effectués par La Financière qui ont pour effet de les priver de compensations auxquelles ils ont droit. Insatisfaits, ils intentent un recours en dommages-intérêts contre La Financière devant la Cour supérieure.
[14] Dans leur acte de procédure, les appelants soutiennent que le Programme ASRA doit être qualifié de contrat d’assurance au sens du C.c.Q. Ils plaident que ce genre de contrat permet l’application de la théorie des « attentes raisonnables de l’assuré », aussi appelée la « théorie des attentes légitimes de l’assuré », selon laquelle toute ambiguïté, voire toute disposition non ambiguë d’un contrat d’assurance, doit être interprétée conformément à ces attentes. Ils ajoutent qu’il était raisonnable de prévoir que le Programme ASRA garantirait à chacun d’eux un revenu annuel positif.
[15] De plus, les appelants soutiennent que, en raison de leur valeur scientifique déficiente, les paramètres fixés par l’étude GRÉPA pour déterminer les compensations dues pour les années 2006 à 2008 ne satisfont pas à leurs attentes raisonnables. Plus particulièrement, ils avancent que l’échantillon utilisé pour établir les coûts de production de la ferme-type n’est pas représentatif, puisque de nombreux producteurs ont refusé de participer au sondage. Ils ajoutent que plusieurs volets de l’étude GRÉPA « ne tien[nent] pas compte des principes comptables généralement reconnus » (requête introductive d’instance, par. 10).
[16] La Financière rétorque que les tribunaux ne doivent pas s’immiscer dans ses activités en l’absence d’une décision clairement injuste au regard des normes régissant la révision judiciaire en droit public. Pour La Financière, le Programme ASRA est un programme d’aide gouvernemental et non un contrat d’assurance. De surcroît, il ne met pas chaque adhérent à l’abri d’une perte financière, puisque la compensation est calculée plutôt sur la base d’une moyenne qui ne reflète pas nécessairement la situation de chacun. L’étude GRÉPA et les autres calculs sont conformes aux règles de l’art et ne justifient nullement l’intervention des tribunaux.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure du Québec, no 200-17-012231-098, 18 juin 2012
[17] Le juge Martin rejette la prétention des producteurs selon laquelle l’étude GRÉPA ne respecte pas les règles de l’art en matière de statistique et de comptabilité. Il se range à l’avis de l’expert de La Financière, qui a eu accès à beaucoup plus d’informations que l’expert des appelants. S’il est vrai que la qualité de l’échantillon a souffert du refus de certains producteurs de participer à l’étude, cela ne justifie pas pour autant l’intervention du tribunal. De plus, la personne responsable de l’étude « convainc la Cour de sa haute compétence professionnelle pour la cueillette d’informations, la confection et l’exécution d’études de coûts de production agricole, végétale ou animale » (par. 66). Le juge écarte également les reproches formulés à l’encontre de la méthode comptable utilisée pour le calcul du revenu annuel net. Bien qu’un autre comptable ait exprimé certaines opérations différemment, les méthodes retenues ne créent pas d’injustice pour le producteur. Selon le juge, les appelants n’ont pas prouvé les reproches qu’ils opposent à l’étude, qui résulte d’ailleurs de la collaboration de plusieurs acteurs du milieu, dont les producteurs eux-mêmes.
[18] Le juge conclut que le Programme ASRA n’est pas assimilable à un contrat d’assurance. Les adhérents contribuent au fonds et ne paient pas de prime d’assurance. De plus, le risque n’est pas aléatoire mais omniprésent. Tous réalisent qu’il y aura des pertes pour certaines années. Aussi, le Programme ASRA ne garantit pas un revenu annuel positif à tous les producteurs, car la compensation est calculée sur la base d’une moyenne. En conséquence, même si la règle des attentes raisonnables propre au contrat d’assurance s’appliquait, les appelants n’auraient pas droit à la réparation recherchée.
[19] Au final, le juge rejette la demande sans frais, puisque les appelants ont obtenu très peu de réponses lorsqu’ils ont sollicité La Financière et qu’ils sont parties prenantes d’une fédération de producteurs qui est elle-même un « important participant de la Financière » (par. 67).
B. Cour d’appel du Québec, 2014 QCCA 1891
[20] La juge Savard rédige les motifs unanimes de la Cour d’appel. Elle conclut que la qualification du contrat n’est pas déterminante, étant donné que la réclamation ne soulève aucune question d’interprétation du Programme ASRA mais repose plutôt sur une contestation de la validité des paramètres du calcul. La règle d’interprétation fondée sur les attentes raisonnables de l’assuré ne serait donc d’aucun secours aux appelants dans ce contexte. Cela dit, la juge souligne que le juge Martin n’a commis aucune erreur sur la qualification du contrat, puisque le Programme ASRA n’est pas un contrat d’assurance mais plutôt un contrat administratif sui generis relevant à la fois du droit public (pour la détermination des paramètres du programme) et du droit privé (pour l’exécution des obligations découlant des paramètres fixés). Sur la question de la qualification, la juge Savard renvoie à ses motifs dans le pourvoi connexe Ferme Vi-Ber.
[21] La juge Savard écarte par ailleurs les arguments des appelants sur (1) l’absence d’une véritable consultation des producteurs, (2) le manque d’indépendance et d’objectivité de l’étude en raison des interventions du MAPAQ et de La Financière, (3) l’adoption d’une méthodologie déficiente et (4) l’absence de représentativité des données de l’étude. Sur l’ensemble de ces arguments, elle se range à la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’étude a été réalisée par une personne de « haute compétence professionnelle » et « résulte de la collaboration de plusieurs représentants, notamment ceux des producteurs et du MAPAQ » (par. 38 (CanLII)).
[22] La juge Savard note que les appelants ne plaident pas que La Financière a exercé ses pouvoirs de modification du programme à des fins contraires à la LFAQ; ils attaquent plutôt « la validité des données retenues dans l’exercice de son pouvoir » (par. 40). Or, l’appréciation de la preuve relative à la conformité scientifique de l’étude et aux mécanismes de consultation relève du juge des faits. La juge Savard ne voit aucune erreur qui justifie l’intervention de la Cour d’appel à ce chapitre. Elle rejette le pourvoi, chaque partie payant ses frais pour les motifs énoncés par le premier juge.
IV. La question en litige
[23] La question principale que soulève ce pourvoi est celle de savoir si La Financière et les responsables de l’étude GRÉPA ont agi correctement en fixant les compensations payables aux appelants pour les années 2006 à 2008. Pour y répondre, il faut cerner le cadre juridique qui s’applique au Programme ASRA et décider si ce dernier constitue un contrat d’assurance au sens du C.c.Q. La solution du litige dépend de l’établissement du cadre juridique auquel est soumis le Programme ASRA ainsi que de la nature du contrat intervenu entre les parties.
V. Analyse
A. Le Programme ASRA est-il un contrat et, dans l’affirmative, est-il régi par les règles applicables aux contrats d’assurance?
[24] Pour les appelants, le Programme ASRA possède les caractéristiques d’un contrat d’assurance au sens du C.c.Q. et il doit s’interpréter selon les règles propres à ce type de contrat, incluant celle portant sur les attentes raisonnables de l’assuré. L’avocat des appelants a d’ailleurs concédé devant notre Cour que sa position juridique est entièrement tributaire de cette qualification du contrat et de l’application de la règle des attentes raisonnables de l’assuré. Il a reconnu que si le Programme ASRA n’est pas qualifié de contrat d’assurance, le recours des appelants est voué à l’échec.
[25] Pour les motifs énoncés dans le pourvoi connexe Ferme Vi-Ber (par. 56 et suiv.), nous sommes d’avis que le Programme ASRA n’est pas un contrat d’assurance au sens des art. 2389 et suiv. C.c.Q. Il constitue plutôt un simple contrat innommé soumis aux règles générales du droit privé. Les règles qui régissent l’interprétation du Programme ASRA sont celles applicables à tout autre contrat, en particulier celles énoncées aux art. 1425 à 1432 C.c.Q. Par ailleurs, comme nous le précisons également dans nos motifs dans Ferme Vi-Ber (par. 49-51), pour apprécier la légalité des décisions prises par La Financière dans l’exécution de ses obligations et dans l’exercice de ses pouvoirs contractuels, les normes applicables sont la bonne foi et l’équité contractuelle (art. 6, 7 et 1375 C.c.Q.; Martel Building Ltd. c. Canada, 2000 CSC 60, [2000] 2 R.C.S. 860, par. 88; P. Garant, avec la collaboration de P. Garant et J. Garant, Droit administratif (6e éd. 2010), p. 354). Enfin, l’intérêt public et l’objectif social poursuivi par l’État qui agit comme cocontractant doivent être considérés tant dans l’interprétation de l’étendue des pouvoirs et des droits accordés par le contrat que dans l’appréciation de la conformité des décisions prises par l’autorité étatique dans l’exercice de ces pouvoirs. C’est ce cadre juridique, et non les règles propres au contrat d’assurance régi par le C.c.Q., qui s’applique au Programme ASRA.
[26] Cela dit, nous estimons que le fait de qualifier le Programme ASRA de contrat d’assurance n’avait de toute façon aucun impact sur l’issue du pourvoi. En effet, comme nous l’expliquons dans nos motifs dans le pourvoi connexe Ferme Vi-Ber, en droit québécois, la règle des attentes raisonnables de l’assuré s’applique exclusivement dans sa dimension « minimale », et elle n’autorise l’interprétation d’un texte qu’en présence d’une ambiguïté (par. 65). Ce principe suit en cela la jurisprudence de notre Cour ainsi que celle de la Cour d’appel du Québec (Brissette, succession c. Westbury Life Insurance Co., [1992] 3 R.C.S. 87, p. 105; Reid Crowther & Partners Ltd. c. Simcoe & Erie General Insurance Co., [1993] 1 R.C.S. 252, p. 269; Souscripteurs du Lloyd’s c. Alimentation Denis & Mario Guillemette inc., 2012 QCCA 1376, par. 38 (CanLII); Affiliated FM Insurance Company c. Hafner Inc., 2006 QCCA 465, [2006] R.R.A. 268, par. 47; Excellence (L’), compagnie d’assurance-vie c. Desjardins, 2005 QCCA 1035, [2005] R.R.A. 1085, par. 11). Or, le pourvoi entrepris ne nécessite aucun exercice d’interprétation contractuelle, puisque les textes pertinents au litige ne sont pas ambigus.
[27] En l’espèce, les appelants contestent l’exécution par La Financière de certaines obligations contractuelles bien identifiées. Plus particulièrement, ils se bornent à attaquer la validité de l’étude GRÉPA et l’utilisation de cette étude par La Financière pour établir les compensations versées. La question qui se pose consiste donc à décider si La Financière a procédé convenablement à la fixation du revenu annuel net de la ferme-type en fonction d’une étude statistique (l’étude GRÉPA) « ou en fonction d’autres données qu’elle juge pertinentes » comme le lui permet l’art. 87 du programme. Toutefois, cette disposition centrale du débat ne souffre d’aucune ambiguïté. Elle donne clairement à La Financière la faculté de recourir à une étude statistique, comme en l’espèce, ou de se baser sur d’autres données jugées pertinentes. Aucune interprétation de ces termes clairs n’est nécessaire. Il s’agit plutôt ici simplement de déterminer si La Financière a exercé de façon conforme les pouvoirs conférés par le programme.
[28] On ne saurait davantage retenir l’argument des appelants selon lequel les tribunaux devraient tenir compte que leur adhésion au Programme ASRA s’est appuyée sur des déclarations garantissant à chacun d’eux « un revenu annuel net positif les mettant à l’abri de la fluctuation du marché et des coûts des matières premières » (m.a., par. 12). Une telle attente, pour autant qu’elle soit établie, contredit le libellé autrement limpide du Programme ASRA, qui mentionne à son art. 86 que le calcul des compensations accordées est basé non pas sur des données propres à chaque adhérent, mais plutôt « sur une étude économique d’une ferme-type spécialisée pour chacun des produits ou catégories de produits ». Le texte est là encore clair et les règles d’interprétation des contrats ne sont d’aucun secours aux appelants à cet égard.
[29] Il s’ensuit que ni la qualification du Programme ASRA ni son interprétation ne soulèvent de véritable polémique. Le débat se limite en définitive à déterminer si La Financière s’est comportée adéquatement dans l’exécution de ses obligations et dans l’exercice de ses pouvoirs contractuels.
B. Le juge de première instance a-t-il fait erreur en refusant d’octroyer des dommages-intérêts aux appelants pour le préjudice allégué quant aux compensations versées pour les années 2006 à 2008?
[30] Sous ce rapport, les appelants contestent les décisions adoptées par La Financière dans le cadre de l’étude GRÉPA. Plus précisément, ils s’opposent au calcul des compensations payables pour les années 2006 à 2008. Ces arguments ne portent pas sur l’interprétation du Programme ASRA, mais bien sur l’exécution par La Financière de ses obligations contractuelles et sur l’exercice des pouvoirs que lui confère le contrat. Au risque de nous répéter, les normes applicables à ces questions sont la bonne foi et l’équité contractuelle.
[31] De ce point de vue, les appelants soutiennent que l’étude GRÉPA ne peut être considérée comme « une étude économique indépendante, fiable, sérieuse et représentative » (m.a., par. 95). Ils plaident que l’étude GRÉPA (et le calcul de leurs compensations plus généralement) est entachée de vices relevant de quatre catégories : (1) l’utilisation d’une méthode statistique déficiente, (2) l’absence d’indépendance et d’objectivité de la part de La Financière, (3) l’insuffisance de la consultation des entreprises agricoles visées et (4) l’utilisation de paramètres économiques « déconnectés de la réalité » (m.a., par. 107). Ils demandent à la Cour d’ordonner le versement d’un manque à gagner au titre de leurs compensations, tel que l’a calculé l’expert qu’ils ont fait entendre en première instance. La Cour supérieure et la Cour d’appel ont toutes deux rejeté chacune de ces prétentions. Nous estimons qu’il n’y a pas lieu d’intervenir à l’égard de l’un ou l’autre de ces quatre arguments.
(1) L’utilisation d’une méthode statistique déficiente dans le cadre de l’étude GRÉPA
[32] Selon les appelants, la méthode statistique utilisée serait déficiente, car on aurait « volontairement retenu un nombre limité de fermes à titre d’échantillon en raison notamment de l’absence de participation et de suivi des intervenants » (m.a., par. 108). La preuve révélerait que Mme Gilbert a ajusté l’échantillon pour éliminer les ouvriers agricoles moins performants, faussant ainsi la moyenne. L’étude ne serait donc pas représentative et n’aurait pas été réalisée selon les règles de l’art.
[33] Le juge de première instance a rejeté ces arguments, concluant que « [l]es [appelants] ne [le] convainquent pas des reproches qu’ils formulent à l’égard de l’étude GRÉPA, d’autant plus que cette étude résulte de la collaboration de plusieurs représentants, notamment ceux des producteurs et du MAPAQ » (par. 66). Il a ajouté que la responsable de l’étude GRÉPA « [le] convainc [. . .] de sa haute compétence professionnelle pour la cueillette d’informations, la confection et l’exécution d’études de coûts de production agricole, végétale ou animale » (par. 66). Cette conclusion de fait ne peut être écartée que si le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 19-25).
[34] Or, les appelants n’ont pas su démontrer l’existence d’une telle erreur en l’espèce. Le premier juge a soigneusement soupesé les témoignages des experts comptables et des experts en statistique et il a justifié sa conclusion de manière exhaustive. Nous ne décelons aucun motif justifiant de l’écarter. Cet argument doit échouer.
(2) Absence d’indépendance et d’objectivité dans le cadre de l’étude GRÉPA
[35] Les appelants prétendent qu’il y a eu « intervention constante » du MAPAQ et de La Financière dans l’étude GRÉPA, et qu’il y a eu des modifications apportées à l’étude à la suite de « plusieurs échanges » entre le GRÉPA et le MAPAQ (m.a., par. 125). Le GRÉPA aurait subordonné son pouvoir décisionnel à celui de La Financière, et l’étude ne serait donc pas indépendante.
[36] Nous notons d’entrée de jeu que l’on ne trouve nulle part d’obligation d’assurer l’indépendance dans la réalisation de l’étude économique et statistique mentionnée aux art. 86 et 87 du Programme ASRA. Au contraire, l’art. 87 de ce programme permet à La Financière de tenir compte de toutes « autres données qu’elle juge pertinentes » dans l’établissement des recettes annuelles et du revenu annuel net de la ferme-type. Les normes juridiques applicables sont, ici encore, la bonne foi et l’équité contractuelle.
[37] Les appelants n’allèguent aucune erreur précise qui pourrait justifier l’intervention de la Cour à l’égard de la conclusion générale du juge de première instance selon laquelle l’étude a été réalisée avec compétence et selon les règles de l’art, satisfaisant par le fait même aux impératifs de la bonne foi. Cet argument doit donc être rejeté.
(3) L’insuffisance de la consultation des entreprises agricoles visées
[38] Les appelants soutiennent que le comité technique et le comité de travail n’ont pas mené une véritable consultation, car les positions exprimées par la FPPQ étaient « noyées » dans le cadre des travaux de ces comités (m.a., par. 131). On aurait ignoré les demandes de la FPPQ.
[39] En formulant cet argument, les appelants se réfèrent à une obligation mentionnée à l’art. 2 du Programme ASRA qui impose à La Financière de procéder à une « consultation des représentants des entreprises agricoles ». Cependant, cette obligation de consultation vise exclusivement la détermination du revenu annuel net stabilisé, lequel correspond à un pourcentage du salaire moyen d’un ouvrier spécialisé au Québec. Or, l’étude GRÉPA ne portait pas sur le revenu annuel net stabilisé, mais sur le revenu annuel net et plus particulièrement sur sa composante relative aux coûts de production des produits porc et porcelet. Il n’y avait donc pas d’obligation de consultation prévue à l’égard de l’étude GRÉPA.
[40] Quoi qu’il en soit, la conclusion du juge de première instance selon laquelle il y a eu une importante consultation dans la réalisation de cette étude est inattaquable. Cette conclusion atteste la bonne foi des responsables de l’étude et de La Financière, ainsi que le caractère équitable de leurs décisions. Ce troisième argument doit subir le même sort que les deux premiers.
(4) L’utilisation de paramètres économiques inadéquats
[41] Les appelants soutiennent finalement que les paramètres utilisés pour déterminer le « salaire de l’ouvrier spécialisé » ne répondent pas à leurs attentes raisonnables, car ils ne sont pas « conformes à leur réalité » mais sont plutôt « dictés par les implications financières » pour le Programme ASRA (m.a., par. 153). Les appelants mentionnent que le calcul du salaire de l’ouvrier spécialisé ne tient pas compte des contributions de l’employeur. Ils ajoutent que les revenus de la ferme-type ne tiennent pas compte des dépenses réelles engagées en ce qui a trait à l’amortissement, et que le poids des porcs livrés à l’abattoir n’est pas indexé. Ces lacunes invalideraient le calcul des compensations qui leur ont été octroyées pour les années 2006 à 2008.
[42] L’argument des appelants sur les paramètres utilisés pour déterminer le salaire de l’ouvrier spécialisé est sans fondement, puisque ce salaire n’est pris en compte que dans l’établissement du revenu annuel net stabilisé, qui ne faisait pas l’objet de l’étude GRÉPA. Or, les débats en première instance ont porté sur l’étude GRÉPA, et non sur l’établissement du revenu annuel net stabilisé. À tout événement, rien dans la preuve ne suggère que La Financière a fait preuve de mauvaise foi ou a rendu des décisions inéquitables en fixant le revenu annuel net stabilisé.
[43] En ce qui concerne les arguments sur l’amortissement et l’indexation, ici encore, les appelants ne nous convainquent pas de la justesse des reproches qu’ils formulent à l’encontre des conclusions du premier juge selon lesquelles l’étude GRÉPA et les autres paramètres retenus par La Financière ont été fixés de bonne foi et dans le respect des règles de l’art. Ce quatrième argument ne peut être retenu non plus.
VI. Dispositif
[44] Nous sommes donc d’avis de rejeter le pourvoi, et ce, sans frais pour les motifs exprimés tant par le juge de première instance que par la Cour d’appel.
Pourvoi rejeté.
Procureurs des appelants : BCF, Montréal.
Procureur de l’intimée : La Financière agricole du Québec, Lévis.