Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown
Motifs de jugement : Le juge Wagner (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Karakatsanis et Gascon)
Motifs dissidents : La juge Côté (avec l’accord des juges Abella et Brown)
Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352
Albert Benhaim et
Michael O’Donovan Appelants
c.
Cathie St‑Germain, personnellement et
en sa qualité de tutrice à son fils mineur
dont le nom est gardé confidentiel, et en sa qualité de
légataire universelle de feu Marc Émond Intimée
Répertorié : Benhaim c. St‑Germain
No du greffe : 36291.
2016 : 28 avril; 2016 : 10 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown.
en appel de la cour d’appel du québec
Responsabilité civile — Faute médicale — Négligence — Causalité — Preuve — Présomption de fait — Diagnostic de cancer chez le patient retardé en raison de la négligence des médecins — Décès du patient atteint de cancer du poumon — Possibilité pour la demanderesse de prouver l’existence du lien de causalité minée par la négligence des médecins — Refus par la juge de première instance d’admettre une présomption de fait en faveur de la causalité et conclusion selon laquelle le lien de causalité n’a pas été établi — Le juge des faits est-il tenu de tirer une inférence de causalité défavorable ou d’admettre la présomption de fait lorsque la négligence du défendeur compromet la possibilité pour le demandeur d’établir le lien de causalité, et lorsqu’au moins certains éléments de preuve du lien de causalité ont été produits? — La Cour d’appel a‑t‑elle infirmé à bon droit la décision de la juge de première instance au motif qu’elle était entachée d’une erreur de droit? — La juge de première instance a-t-elle commis une erreur manifeste et dominante dans son appréciation des faits? — Code civil du Québec, art. 2849.
Non-fumeur qui faisait régulièrement de l’exercice et prenait soin de sa personne, E est décédé tragiquement d’un cancer du poumon à l’âge de 47 ans. Sa conjointe, personnellement, en sa qualité de tutrice à son fils et en sa qualité de légataire universelle de E, a intenté une action contre les médecins de E. Selon elle, c’est le diagnostic de cancer intervenu trop tard par négligence qui a causé la mort de E. De l’avis des médecins, le cancer aurait vraisemblablement eu raison de E même s’il avait été rapidement diagnostiqué, et, en conséquence, le diagnostic tardif n’a pas causé la mort de E. Au procès, les trois témoins experts ont fondé leurs avis sur des renseignements incomplets, et leurs avis comportaient une certaine part de conjectures et d’hypothèses quant à l’évolution du cancer du poumon de E. La juge de première instance a accueilli l’action en partie au motif que, bien que les médecins de E aient tous deux fait preuve de négligence, leur négligence n’avait pas causé la mort de E. En arrivant à cette conclusion, la juge de première instance a reconnu qu’elle pouvait tirer une inférence de causalité défavorable aux médecins, car, en raison de leur négligence, il était impossible de prouver l’existence d’un lien de causalité; elle n’a toutefois pas tiré une telle inférence. Des dommages‑intérêts ont été accordés uniquement à la conjointe de E personnellement et en sa qualité de légataire universelle pour l’angoisse dont celle‑ci avait souffert en raison de la négligence des médecins dans le traitement de E. La Cour d’appel du Québec a infirmé cette décision. Les juges majoritaires ont conclu que la juge de première instance avait commis une erreur de droit en ne tirant pas d’inférence de causalité défavorable. Dans ses motifs concordants, l’autre juge a estimé qu’elle aurait dû conclure que le lien de causalité avait été établi.
Arrêt (les juges Abella, Côté et Brown sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.
La juge en chef McLachlin et les juges Karakatsanis, Wagner et Gascon : Le juge des faits n’est pas tenu de tirer une inférence de causalité défavorable ou d’appliquer la présomption de fait prévue à l’art. 2849 du Code civil du Québec dans les affaires de responsabilité médicale où la négligence du défendeur compromet la possibilité pour le demandeur d’établir le lien de causalité et où le demandeur produit au moins certains éléments de preuve du lien de causalité. Les arrêts de la Cour Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, et St-Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491, indiquent clairement que dans ces circonstances une inférence de causalité défavorable peut être tirée par le juge des faits. Ce dernier n’est pas obligé de la tirer. En droit civil québécois, l’inférence défavorable dont il est question dans l’arrêt Snell n’est rien de plus que la présomption de fait prévue à l’art. 2849, et les principes énoncés dans l’arrêt Snell sur les inférences dans le cadre du processus ordinaire d’appréciation des faits s’appliquent lorsqu’il s’agit de décider si le lien de causalité a été établi. Il ne faut pas interpréter ces principes de sorte à modifier le fardeau de preuve ou à rompre avec les critères en matière de présomptions de fait. Le juge qui apprécie la preuve peut prendre en considération la possibilité pour chaque partie d’en produire. Il faut décider selon une norme juridique, et non scientifique, si les faits donnent naissance ou non à l’inférence ou à la présomption. De plus, comme une inférence de causalité défavorable s’inscrit dans le processus d’appréciation des faits, la décision sur la question de savoir si une inférence est justifiée dans une affaire donnée relève du pouvoir discrétionnaire du juge des faits, qui tranche au vu de l’ensemble de la preuve, et une telle décision est assujettie à la norme exigeante de l’erreur manifeste et dominante.
Dans la présente affaire, la Cour d’appel décrit l’inférence défavorable dont il est question dans l’arrêt Snell comme étant discrétionnaire, mais elle ne tient pas compte de ce caractère discrétionnaire. En fait, en infirmant la décision de la juge de première instance au motif qu’elle avait commis une erreur de droit, la cour confère à tort à l’inférence un caractère obligatoire. La juge de première instance n’a commis aucune erreur de droit en appliquant les règles de preuve. Elle a suivi l’arrêt St‑Jean, selon lequel les présomptions de causalité ne sont appliquées que si elles sont graves, précises et concordantes. Elle ne croyait pas qu’il avait été satisfait à ces critères en l’espèce, car elle a retenu le témoignage de l’expert des médecins, plutôt que ceux des experts de la demanderesse. Elle n’était pas tenue en droit d’appliquer une présomption de fait défavorable aux médecins simplement parce que (i) leur faute empêchait de prouver le lien de causalité et que (ii) la demanderesse avait produit certains éléments de preuve affirmative d’un lien unissant la faute des médecins à la perte.
De plus, la Cour d’appel n’a pas fait preuve de déférence à l’égard de l’appréciation de la preuve par la juge de première instance. Cette dernière ne s’est pas fondée à tort sur la preuve d’expert conjecturale produite en l’espèce au détriment de la preuve statistique. Un juge de première instance a le pouvoir de tirer en droit une conclusion même lorsque les experts médicaux ne sont pas en mesure d’exprimer leur avis avec certitude. En outre, bien que les tribunaux puissent tenir compte des statistiques dans l’analyse relative au lien de causalité, une preuve statistique commande la prudence; elle n’est pas déterminante. Il appartient aussi au juge de première instance de décider quel poids, s’il y en a, accorder à la preuve statistique; tirer une inférence à partir d’une telle preuve constitue une partie inhérente, et souvent implicite, de l’appréciation des faits. Elle doit être interprétée à la lumière de l’ensemble de la preuve, et cette interprétation commande un degré élevé de déférence en appel. En l’espèce, la juge de première instance n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en s’appuyant sur l’opinion d’un expert ayant reconnu la part d’incertitude de celle‑ci. Elle a soigneusement évalué la preuve dans son ensemble, notamment les statistiques, les éléments propres au cas de E et les avis des trois experts, chacun comportant une certaine part de conjectures. Elle n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en concluant que la demanderesse n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un lien de causalité.
Les juges Abella, Côté et Brown (dissidents) : Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que la Cour d’appel a eu tort d’assimiler à une erreur de droit la décision de la juge de première instance de ne pas tirer une inférence défavorable ou de ne pas appliquer la présomption de fait prévue au Code. Cependant, la Cour d’appel a bien énoncé la règle établie dans les arrêts Snell et St-Jean. D’ailleurs, elle a bien résumé l’arrêt Snell et conclu qu’il est loisible au juge de tirer une inférence défavorable dans certaines circonstances.
Quoi qu’il en soit, la caractérisation erronée par la Cour d’appel de la décision de la juge de première instance de ne pas tirer une inférence défavorable n’a pas de conséquence sur l’issue de l’affaire, parce que cette décision constitue une erreur manifeste et dominante. La juge de première instance a commis trois erreurs dans son appréciation de la preuve. Premièrement, elle a mal interprété le témoignage de l’expert des médecins. Deuxièmement, elle a fait abstraction d’une preuve objective clé : le fait que E ait survécu plus de 31 mois alors que l’espérance de vie pour les patients atteints d’un cancer pulmonaire de stade III ou IV varie entre 8 et 12 mois. Cette preuve était étayée par des données statistiques non contestées, et, bien que de telles données à elles seules ne puissent fonder la décision de tirer l’inférence ou d’appliquer une présomption de fait, elles peuvent toutefois aider à confirmer les conclusions de fait du juge de première instance. Troisièmement, son processus inférentiel lui‑même était erroné. Si la juge de première instance n’avait pas tenu compte des conjectures sur lesquelles reposait le témoignage de l’expert des médecins, et avait tenu compte de la période de survie de E, elle aurait tiré une inférence de causalité. La juge a commis une erreur manifeste et dominante en n’appliquant pas la présomption prévue à l’art. 2849 du Code. Vu les erreurs commises en première instance, il appartenait à la Cour d’appel d’intervenir et d’apprécier à nouveau la preuve.
Jurisprudence
Citée par le juge Wagner
Arrêts mentionnés : Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181; Ediger c. Johnston, 2013 CSC 18, [2013] 2 R.C.S. 98; South Yukon Forest Corp. c. R., 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31; J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167; McGhee c. National Coal Board, [1973] 1 W.L.R. 1; Wilsher c. Essex Area Health Authority, [1988] 2 W.L.R. 557; Laferrière c. Lawson, [1991] 1 R.C.S. 541; Sentilles c. Inter‑Caribbean Shipping Corp., 361 U.S. 107 (1959); Blatch c. Archer (1774), 1 Cowp. 63, 98 E.R. 969; Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621.
Citée par la juge Côté (dissidente)
St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; Ediger c. Johnston, 2013 CSC 18, [2013] 2 R.C.S. 98; Martel c. Hôtel‑Dieu St‑Vallier, [1969] R.C.S. 745; Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., [1980] 2 R.C.S. 78; Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705; J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, art. 2846 à 2849.
Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01.
Doctrine et autres documents cités
Cohen, L. Jonathan. The Probable and the Provable, Oxford, Clarendon Press, 1977.
Jutras, Daniel. « Expertise scientifique et causalité », dans Congrès annuel du Barreau du Québec (1992), Montréal, Service de la formation permanente, Barreau du Québec, 1992, 897.
Khoury, Lara. Uncertain Causation in Medical Liability, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2006.
Larombière, M. L. Théorie et pratique des obligations, nouv. éd., t. 7, Paris, A. Durand et Pedone‑Lauriel, 1885.
Linden, Allen M., and Bruce Feldthusen. Canadian Tort Law, 10th ed., Toronto, LexisNexis, 2015.
Wright, Richard W. « Causation, Responsibility, Risk, Probability, Naked Statistics, and Proof : Pruning the Bramble Bush by Clarifying the Concepts » (1988), 73 Iowa L. Rev. 1001.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Kasirer, Fournier et Bélanger), 2014 QCCA 2207, 16 C.C.L.T. (4th) 190, [2014] AZ‑51130892, [2014] J.Q. no 13772 (QL), 2014 CarswellQue 12131 (WL Can.), qui a infirmé en partie une décision de la juge Marcotte, 2011 QCCS 4755, [2011] AZ‑50785409, [2011] J.Q. no 12173 (QL), 2011 CarswellQue 10033 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Abella, Côté et Brown sont dissidents.
David E. Platts et Élisabeth Brousseau, pour les appelants.
Gordon Kugler et Stuart Kugler, pour l’intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Karakatsanis, Wagner et Gascon rendu par
Le juge Wagner —
I. Introduction
[1] Dans certaines affaires de responsabilité professionnelle, il se peut que la négligence du défendeur compromette la possibilité pour le demandeur d’établir le lien de causalité. Le demandeur peut néanmoins produire certains éléments de preuve affirmative de causalité. Dans de telles circonstances, le juge des faits doit‑il tirer une inférence de causalité défavorable au défendeur? C’est la question juridique qui est au cœur du pourvoi.
[2] Marc Émond est décédé tragiquement d’un cancer du poumon à l’âge de 47 ans. Il laissait dans le deuil sa conjointe, Cathie St‑Germain, et leur jeune fils. Mme St‑Germain a intenté une action en dommages‑intérêts contre les appelants, deux des médecins ayant traité M. Émond.
[3] La juge de première instance a conclu que, bien que les médecins, appelants en l’espèce, aient été négligents, la preuve ne permettait pas de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que cette négligence avait causé la mort de M. Émond. La Cour d’appel du Québec a infirmé cette décision. Les juges majoritaires ont conclu que la juge de première instance avait commis une erreur de droit en ne tirant pas d’inférence de causalité défavorable. Dans ses motifs concordants, l’autre juge a estimé que la juge de première instance aurait dû conclure que le lien de causalité avait été établi.
[4] Le Code civil du Québec et le Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, fournissent un ensemble détaillé de règles de preuve. Les règles de la présomption énoncées aux art. 2846 à 2849 du Code civil régissent les inférences que peut tirer le juge des faits. À mon avis, aucune règle de droit n’oblige le juge des faits à tirer une inférence de causalité défavorable lorsque la négligence du défendeur a nui à la possibilité pour le demandeur d’établir le lien de causalité, même si certains éléments de preuve du lien de causalité ont été produits.
[5] Dans l’affaire qui nous occupe, la juge de première instance n’a commis aucune erreur de droit dans son analyse du lien de causalité. De plus, elle n’a commis aucune erreur de fait manifeste et dominante. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi.
II. Les faits
[6] En novembre 2005, M. Émond semble en excellente santé. Il a alors 44 ans, ne fume pas, fait régulièrement de l’exercice et prend soin de sa personne. Il se soumet annuellement à un examen médical à la Clinique Physimed, où il est suivi par l’un des appelants, le Dr Albert Benhaim, médecin généraliste.
[7] Lors de son bilan de santé annuel, le 9 novembre 2005, M. Émond est invité par le Dr Benhaim à subir une radiographie des poumons, même s’il ne présente aucun symptôme de troubles pulmonaires.
[8] L’autre appelant, le Dr Michael O’Donovan, radiologue, examine la radiographie de M. Émond. Il constate la présence d’une [traduction] « opacité floue de 1,5 à 2 cm » dans le poumon droit de M. Émond et dont « l’étiologie est incertaine ». Il ne voit aucune autre anomalie associée à cette opacité. Il suggère au Dr Benhaim de consulter, à des fins de comparaison, les radiographies pulmonaires antérieures de M. Émond, si elles sont disponibles. Sinon, il recommande une radiographie de suivi et « probablement une tomographie (CT scan) ».
[9] Le Dr Benhaim n’essaie pas de trouver des radiographies pulmonaires antérieures de son patient, comme l’avait suggéré le Dr O’Donovan. Il ne consulte pas non plus le dossier médical de M. Émond, lequel contient les rapports de radiographies prises en 1994, en 1998 et en 1999. Le Dr Benhaim ordonne une radiographie pulmonaire de suivi, qui est prise le 17 janvier 2006.
[10] Le Dr O’Donovan examine la radiographie de suivi et ne constate aucun changement quant à l’opacité au poumon droit de M. Émond. Il soupçonne une lésion chronique et suggère que M. Émond subisse une troisième radiographie quatre mois plus tard. Cette radiographie n’est jamais prise.
[11] M. Émond se présente à son bilan de santé annuel, le 4 décembre 2006, et subit une nouvelle radiographie pulmonaire. Le Dr O’Donovan observe une augmentation de la taille de la lésion au poumon, qui mesure alors environ 2,5 cm. Il soupçonne la présence d’un cancer et recommande d’autres examens.
[12] M. Émond subit un tomodensitogramme, le 19 décembre 2006, et une tomographie par émission de positrons (TEP) en janvier 2007. Ces examens confirment qu’il souffre d’un cancer du poumon de stade IV. Le diagnostic est posé en janvier 2007. Le cancer est incurable. À cette date, cependant, M. Émond ne présente toujours aucun signe de sa maladie.
[13] Dès février 2007, M. Émond se soumet à des traitements de chimiothérapie de nature palliative dans l’espoir de freiner la propagation du cancer. Les traitements de chimiothérapie sont suspendus entre juin et novembre 2007, car M. Émond se sent bien. Il fait régulièrement de l’exercice et parcourt cet été‑là plus de 5 000 km à vélo. M. Émond commence à présenter des signes de sa maladie à l’automne. Il reprend les traitements de chimiothérapie en novembre, mais les abandonne en février 2008, car ils se révèlent inefficaces.
[14] M. Émond meurt le 6 juin 2008. Il laisse dans le deuil sa conjointe, Mme St‑Germain, et leur fils de 8 ans. Mme St‑Germain intente la présente action contre les Drs Benhaim et O’Donovan en son propre nom, en sa qualité de tutrice à son fils et à titre de légataire universelle de M. Émond.
[15] Au procès, la demanderesse fait valoir que dès novembre 2005, ou à tout le moins dès janvier 2006, les Drs Benhaim et O’Donovan auraient dû informer M. Émond de la possibilité que l’opacité observée sur la radiographie de son poumon droit soit cancéreuse, et procéder à d’autres examens pour voir si c’était le cas. Selon les témoins experts cités par la demanderesse, en novembre 2005, le cancer en était au stade I ou IIA. S’il avait été rapidement diagnostiqué et traité, M. Émond aurait probablement guéri. Or, en raison des erreurs des défendeurs, le cancer n’a été diagnostiqué qu’en janvier 2007; il avait alors atteint le stade IV et était incurable. En conséquence, la demanderesse fait valoir que c’est le diagnostic intervenu trop tard par négligence qui a causé la mort de M. Émond.
[16] En revanche, selon le témoin expert des défendeurs, le Dr Ferraro, le cancer de M. Émond avait déjà atteint le stade III ou le stade IV en novembre 2005, et les chances de survie étaient alors faibles. En conséquence, le cancer aurait vraisemblablement eu raison de M. Émond même s’il avait été rapidement diagnostiqué. Le diagnostic tardif n’a pas causé la mort de M. Émond.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure du Québec (la juge Marcotte, 2011 QCCS 4755)
[17] Après avoir examiné la preuve de manière exhaustive dans des motifs rédigés avec soin, la juge de première instance, la juge Marcotte (maintenant juge à la Cour d’appel du Québec), a accueilli l’action en partie.
[18] Elle a conclu que les Drs Benhaim et O’Donovan avaient tous deux fait preuve de négligence en ne procédant pas à des examens plus poussés de l’opacité constatée sur les radiographies pulmonaires de M. Émond prises en novembre 2005 et en janvier 2006. À cause de leur négligence, le cancer de M. Émond n’a été diagnostiqué qu’en janvier 2007. Les conclusions de négligence tirées par la juge de première instance ne sont pas contestées dans le pourvoi.
[19] Toutefois, la juge de première instance a conclu que la preuve n’établissait pas, selon la prépondérance des probabilités, que la négligence des Drs Benhaim et O’Donovan ait causé la mort de M. Émond. Elle n’était pas convaincue que, n’eût été la lenteur du diagnostic de cancer, M. Émond aurait probablement survécu. Selon elle, en novembre 2005 et en janvier 2006, le cancer de M. Émond avait selon toute vraisemblance déjà atteint le stade III et il était probablement incurable.
[20] Elle a déclaré qu’« [i]l ne peut par ailleurs y avoir de présomption de causalité du fait que la faute des défendeurs aurait privé la partie demanderesse de la possibilité de prouver l’existence du lien de causalité » (par. 92 (CanLII)). En fait, elle a reconnu que la cour pouvait recourir à la notion « d’inférence défavorable » au défendeur en de telles circonstances (par. 100).
[21] La juge de première instance a rejeté la preuve des experts cités par la demanderesse selon laquelle, en novembre 2005, le cancer en était au stade I. Celle-ci reposait sur trois facteurs : la lésion constatée au poumon de M. Émond mesurait moins de 3 cm, M. Émond ne présentait aucun symptôme et son état de santé était bon. La juge a conclu que ces trois facteurs étaient également présents en décembre 2006 et en janvier 2007, lorsque M. Émond a reçu un diagnostic de cancer de stade IV. Il s’agissait à son avis d’indicateurs non fiables de la progression du cancer.
[22] La juge a retenu l’opinion de l’expert cité par les défendeurs, le Dr Ferraro, qui a déclaré que le cancer avait au moins atteint le stade III en novembre 2005. Cette opinion reposait sur trois considérations. Premièrement, le cancer du poumon de M. Émond ne pouvait en 12 mois environ (de novembre 2005 à décembre 2006) passer du stade I au stade IV parce que ce type de cancer évolue lentement. Deuxièmement, a posteriori — c’est‑à‑dire compte tenu des résultats des examens effectués en décembre 2006 et en janvier 2007 — il était évident que les ombres observées sur la radiographie de novembre 2005 révélaient un cancer de stade III ou IV. Troisièmement, la majorité des cancers diagnostiqués le sont à un stade avancé.
[23] La juge de première instance a examiné la preuve suivant laquelle les patients souffrant d’un cancer de stade III ou IV non traité vivent en général au plus un an. L’un des témoins experts cités par la demanderesse a déclaré que, si M. Émond avait eu un cancer de stade III ou IV en novembre 2005, il n’aurait pas survécu jusqu’au bilan annuel de santé suivant, qui a eu lieu en décembre 2006. La juge de première instance a cependant signalé que, selon le Dr Ferraro, le cas de M. Émond défiait les statistiques.
[24] En conséquence, la juge de première instance a conclu que les fautes des Drs Benhaim et O’Donovan n’avaient pas causé la mort de M. Émond. Elle a cependant accordé 70 000 $ en dommages‑intérêts à Mme St‑Germain personnellement et en sa qualité de légataire universelle pour l’angoisse dont celle‑ci avait souffert en raison de la négligence des défendeurs dans le traitement de M. Émond.
B. Cour d’appel du Québec (les juges Kasirer, Fournier et Bélanger, 2014 QCCA 2207, 16 C.C.L.T. (4th) 190)
[25] La Cour d’appel a accueilli l’appel et a conclu que les fautes commises par les Drs Benhaim et O’Donovan avaient causé la mort de M. Émond.
(1) Motifs majoritaires (les juges Kasirer et Bélanger)
[26] Les juges majoritaires de la Cour d’appel, soit les juges Kasirer et Bélanger, ont conclu dans une décision fort bien articulée que la juge de première instance avait commis une erreur de droit dans son analyse relative au lien de causalité. Son erreur a été d’omettre de tirer l’inférence de causalité défavorable que notre Cour lui imposait de tirer, selon eux, dans les arrêts Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, et St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491.
[27] Selon les juges Kasirer et Bélanger, une inférence de causalité défavorable s’impose lorsque deux critères sont réunis. Premièrement, la négligence du médecin défendeur doit avoir compromis la possibilité pour le demandeur de prouver le lien de causalité[1]. Deuxièmement, le demandeur doit produire au moins [traduction] « certains » ou « très peu d’éléments de preuve affirmative ». Ces deux critères permettent de tirer une inférence de causalité défavorable au défendeur qui dégage a priori le demandeur de son fardeau d’établir le lien de causalité. Le défendeur peut ensuite repousser l’inférence de causalité en présentant des éléments de preuve contraires. Les juges majoritaires soulignent que tirer une inférence de causalité défavorable ne revient pas à faire peser sur le défendeur le fardeau de prouver l’absence de lien de causalité. C’est au demandeur qu’incombe la [traduction] « charge ultime d’établir le lien de causalité, selon la prépondérance des probabilités » (motifs de la C.A., par. 168).
[28] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que les critères justifiant l’existence d’une inférence de causalité défavorable étaient respectés en l’espèce.
[29] D’une part, la négligence des défendeurs a compromis la possibilité pour la demanderesse de prouver le lien de causalité. Cette négligence tenait au fait qu’ils n’avaient pas cherché à en savoir plus sur l’opacité observée sur les radiographies pulmonaires de M. Émond. S’ils l’avaient fait et avaient procédé aux examens nécessaires, ils auraient déterminé le stade du cancer en novembre 2005, ce qui aurait permis de savoir si un traitement rapide aurait pu le guérir. Ainsi, à cause de la négligence des défendeurs, [traduction] « il était impossible pour [la demanderesse] de prouver de façon scientifique, au moyen d’une preuve directe de l’évolution du cancer, que la faute avait retardé le traitement de la maladie et que ce retard avait ultimement causé la mort de M. Émond » (motifs de la C.A., par. 142).
[30] D’autre part, la demanderesse a produit certains éléments de preuve affirmative démontrant un stade précoce de cancer en novembre 2005, et la possibilité, selon toute vraisemblance, de guérison s’il avait été diagnostiqué et traité rapidement. Il s’agissait d’une statistique suivant laquelle 78 p. 100 des cancers découverts fortuitement — comme l’avait été celui de M. Émond — en sont au stade I. Le taux de guérison des cancers de stade I est de 70 p. 100.
[31] Selon les juges Kasirer et Bélanger, ces deux facteurs justifiaient la reconnaissance d’une inférence défavorable aux défendeurs : leur négligence avait causé la mort de M. Émond. Les défendeurs avaient tout le loisir de produire une preuve réfutant cette inférence défavorable — une preuve démontrant que M. Émond faisait partie de l’autre groupe, celui composé des 22 p. 100 de gens dont le cancer est découvert fortuitement à un stade avancé et incurable —, mais ils ne l’ont pas fait. En particulier, les juges majoritaires de la Cour d’appel concluent au caractère conjectural et non fiable du témoignage du Dr Ferraro sur l’évolution lente du cancer du poumon et de sa lecture rétrospective de la radiographie de novembre 2005.
[32] Selon les juges majoritaires de la Cour d’appel, la juge de première instance a commis une erreur de droit en ne tirant pas d’inférence de causalité défavorable. Si elle avait tiré l’inférence, elle aurait conclu que le lien de causalité avait été démontré selon la prépondérance des probabilités.
(2) Motifs concordants (le juge Fournier)
[33] Le juge Fournier a rédigé des motifs concordants. Selon lui, la juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que le lien de causalité n’avait pas été démontré. Il se fonde essentiellement sur la preuve qu’une personne souffrant d’un cancer de stade III ou IV meurt en général dans un délai de 12 mois si elle n’est pas traitée. M. Émond n’a reçu aucun traitement entre novembre 2005 et janvier 2007. Ainsi, s’il était atteint d’un cancer de stade III ou IV en novembre 2005, il serait vraisemblablement mort en janvier 2007 au plus tard. En fait, M. Émond a survécu jusqu’en juin 2008. C’est pourquoi, en novembre 2005, son cancer devait être au stade I ou II, de sorte qu’il aurait vraisemblablement été curable s’il avait été traité rapidement.
[34] Le juge Fournier a pris acte du témoignage du Dr Ferraro selon qui, a posteriori, la radiographie de novembre 2005 montrait des ombres qui correspondaient à un cancer de stade III ou IV. Or, ni les experts cités par la demanderesse ni le Dr O’Donovan ne voyaient ces ombres. Selon le juge Fournier, elles ne pouvaient en soi miner la thèse du lien de causalité avancée par la demanderesse, puisque les radiographies sont d’une utilité limitée dans le diagnostic des stades de cancer.
[35] En conséquence, le juge Fournier conclut que la demanderesse a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que la faute des défendeurs avait causé la mort de M. Émond.
IV. Analyse
A. Norme de contrôle
[36] La norme de contrôle applicable aux questions de droit est celle de la décision correcte, alors que c’est la norme de l’erreur manifeste et dominante qui s’applique aux conclusions et inférences de fait (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8, 10 et 19; St‑Jean, par. 33‑36). L’existence du lien de causalité est une question de fait, de sorte que la conclusion du juge du procès à cet égard commande la retenue en appel (St‑Jean, par. 104‑105; Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181, par. 8; Ediger c. Johnston, 2013 CSC 18, [2013] 2 R.C.S. 98, par. 29).
[37] Il peut être utile de rappeler les nombreuses raisons pour lesquelles les cours d’appel s’en remettent aux conclusions de fait des tribunaux de première instance, raisons que notre Cour a longuement décrites dans l’arrêt Housen, par. 15-18. La retenue à l’égard des conclusions de fait réduit le nombre, la durée et le coût des appels, ce qui favorise l’autonomie du procès et son intégrité. Qui plus est, il est présumé en droit que les juges de première instance et les juges d’appel sont également capables d’apporter des solutions justes aux litiges. Donner aux cours d’appel toute latitude pour infirmer les conclusions de fait des tribunaux de première instance reviendrait à reprendre le procès à grands frais, sans garantie de solutions plus justes. Enfin, en traitant avec déférence les conclusions de fait du juge de première instance, on reconnaît qu’il est le mieux placé pour tirer des conclusions de fait. Il est plongé dans la preuve, entend les témoins et connaît le dossier dans son ensemble. Son expertise lorsqu’il s’agit d’apprécier de grandes quantités d’éléments de preuve et de tirer des conclusions de fait commande le respect. Ces considérations revêtent une importance particulière en l’espèce, vu le dossier de preuve volumineux et complexe.
[38] Il est tout aussi utile de rappeler ce qu’on entend par « erreur manifeste et dominante ». Le juge Stratas décrit la norme déférente en ces termes dans l’arrêt South Yukon Forest Corp. c. R., 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31, par. 46 :
L’erreur manifeste et dominante constitue une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue [. . .] Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier.
[39] Ou, comme le dit le juge Morissette dans l’arrêt J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167, par. 77 (CanLII), « une erreur manifeste et dominante tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’œil. Et il est impossible de confondre ces deux dernières notions. »
[40] Or, les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas examiné la conclusion de causalité tirée par la juge de première instance pour y déceler une erreur manifeste et dominante. Après avoir reconnu que le lien de causalité est une question de fait, ils ont déclaré que la juge avait commis une erreur de droit en ne tirant pas l’inférence de causalité défavorable. Je vais maintenant analyser cette prétendue erreur de droit.
B. La juge du procès a‑t‑elle commis une erreur de droit en ne tirant pas d’inférence de causalité défavorable?
[41] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que la juge de première instance avait commis une erreur de droit en ne tirant pas d’inférence de causalité défavorable aux défendeurs, comme il aurait fallu suivant les arrêts Snell et St‑Jean de la Cour. À leur avis, ces arrêts exigent que le juge des faits tire une inférence de causalité défavorable au médecin défendeur, lorsque la négligence de ce dernier compromet la possibilité du demandeur d’établir le lien de causalité, et lorsque le demandeur produit au moins [traduction] « certains » ou « très peu d’éléments de preuve affirmative ». Cette inférence défavorable permet a priori de dégager le demandeur du fardeau de prouver l’existence du lien de causalité. Le défendeur peut repousser cette inférence de causalité en produisant une preuve contraire.
[42] Cette opinion est erronée. La Cour conclut, dans l’arrêt Snell, que dans ces circonstances une inférence de causalité défavorable peut dégager le demandeur du fardeau de prouver l’existence du lien de causalité. Ces circonstances n’emportent pas une telle inférence. C’est au juge des faits qu’il appartient de décider si une inférence de causalité est justifiée et de quelle manière elle doit être appréciée au regard de la preuve. En l’espèce, les motifs de la juge de première instance révèlent qu’elle n’a pas tiré une telle inférence même si elle savait qu’elle était à sa portée (par. 100). Cette conclusion est une question de fait qui commande la retenue en appel.
[43] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont correctement exprimé ce caractère discrétionnaire lorsqu’ils expliquent l’arrêt Snell de notre Cour. Toutefois, en infirmant la décision de la juge de première instance au motif qu’elle avait commis une erreur de droit, les juges majoritaires confèrent à l’inférence décrite dans les arrêts Snell et St‑Jean un caractère obligatoire en présence de certains critères.
[44] La manière dont les juges majoritaires de la Cour d’appel apprécient la preuve illustre cette erreur. Ils examinent la preuve en partant du principe qu’il incombait aux défendeurs, dont la négligence avait entraîné l’incertitude, de réfuter l’unique élément de preuve statistique produit sur la découverte fortuite d’un cancer. Comme, de l’avis des juges majoritaires, la preuve produite par les défendeurs était conjecturale, du fait même de cette incertitude, ils concluent que l’inférence défavorable aurait dû emporter une conclusion de causalité. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ne tiennent pas compte des faiblesses dans la preuve d’expert produite par la demanderesse, comme l’a fait la juge de première instance, car ils tirent l’inférence défavorable sur le fondement de la preuve statistique. Soit dit en tout respect pour l’opinion contraire, les arrêts Snell et St‑Jean n’appuient pas pareille démarche. La décision de tirer ou non une inférence défavorable doit plutôt reposer sur l’appréciation de l’ensemble de la preuve. Sinon, cela équivaudrait à renverser indûment le fardeau de preuve. J’y reviendrai plus loin.
[45] Comme je l’expliquerai maintenant, il ressort des arrêts Snell et St‑Jean que les règles ordinaires de causalité s’appliquent aux affaires de faute médicale. Ces arrêts, qui illustrent tout à fait ces règles dans le contexte de la responsabilité médicale, sont également pertinents au Québec.
[46] J’aimerais commencer par l’examen de l’arrêt Snell. Le juge Sopinka se penche sur l’évolution du droit anglais en matière de responsabilité délictuelle tendant à inverser le fardeau de prouver le lien de causalité dans certaines circonstances[2]. Traditionnellement, en common law, c’était au demandeur dans une action pour négligence qu’il appartenait de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’aurait pas subi de préjudice, n’eût été la négligence du défendeur. Le juge Sopinka indique que sa tâche consiste à « déterminer s’il est nécessaire de s’écarter des principes bien établis pour résoudre le présent pourvoi » (p. 320). Le juge Sopinka est d’avis qu’il n’est pas justifié de s’en écarter, tant que les principes traditionnels ne sont pas appliqués de manière trop rigide (p. 328).
[47] Premièrement, le juge Sopinka conclut qu’il n’est pas nécessaire pour le demandeur de produire une preuve scientifique ou médicale d’expert étayant fermement sa thèse quant à l’existence d’un lien de causalité, puisque « [l]a causalité n’a pas à être déterminée avec une précision scientifique » (p. 328; voir également p. 330‑331). Le droit exige seulement que le lien de causalité soit démontré selon la prépondérance des probabilités, alors que les experts scientifiques ou médicaux nécessitent souvent, avant de tirer des conclusions sur l’existence du lien de causalité, un degré de certitude plus élevé (p. 330). Bref, la causalité scientifique et la causalité factuelle en droit sont deux choses différentes. La causalité factuelle en droit est une question qu’il appartient au juge des faits, non aux témoins experts, de trancher (Laferrière c. Lawson, [1991] 1 R.C.S. 541, p. 607‑608; voir aussi Sentilles c. Inter‑Caribbean Shipping Corp., 361 U.S. 107 (1959), p. 109‑110).
[48] Deuxièmement, dans les affaires de responsabilité médicale, le défendeur est souvent mieux placé que le demandeur pour déterminer la cause du préjudice (p. 322). Le juge Sopinka ajoute que dans ces circonstances le juge des faits peut donc tenir compte de la possibilité relative pour chacune des parties de produire des éléments de preuve sur un fait en litige :
Le fardeau ultime de la preuve incombe au demandeur, mais en l’absence de preuve contraire présentée par le défendeur, une inférence de causalité peut être faite même si une preuve positive ou scientifique de la causalité n’a pas été produite. Si le défendeur présente des éléments de preuve contraires, le juge de première instance a le droit de tenir compte du fameux principe de lord Mansfield. [p. 330]
Selon ce principe, énoncé par lord Mansfield dans l’arrêt Blatch c. Archer (1774), 1 Cowp. 63, 98 E.R. 969, p. 970, tout élément de preuve doit être [traduction] « apprécié en fonction de la preuve qu’une partie avait le pouvoir de produire et que la partie adverse avait le pouvoir de contredire » (cité dans Snell, p. 328).
[49] Il est loisible au juge des faits de tirer une inférence de causalité par la simple application de ces principes au contexte d’une faute médicale :
Dans un grand nombre d’affaires en matière de faute professionnelle, le défendeur possède une connaissance particulière des faits. Dans ces circonstances, il suffit de très peu d’éléments de preuve affirmative de la part du demandeur pour justifier une déduction de causalité en l’absence de preuve contraire.
(Snell, p. 328‑329)
[50] Les juges majoritaires de la Cour d’appel fondent en grande partie sur ce passage leur conclusion selon laquelle l’arrêt Snell a créé une règle de droit qui oblige à tirer une inférence de causalité défavorable dans certaines circonstances. L’inférence de causalité que décrit le juge Sopinka dans l’arrêt Snell peut être tirée par le juge des faits même en l’absence d’une preuve positive ou scientifique; ce dernier n’est pas obligé de la tirer dès lors que certains critères sont établis. La décision relève du pouvoir discrétionnaire du juge. Les juges majoritaires de la Cour d’appel décrivent l’inférence défavorable dont il est question dans l’arrêt Snell comme étant discrétionnaire, mais leur décision ne tient pas compte du caractère non obligatoire ou discrétionnaire de cette inférence.
[51] En infirmant la décision de la juge de première instance au motif qu’elle était entachée d’une erreur de droit, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont transformé implicitement l’inférence non obligatoire décrite par la Cour dans l’arrêt Snell en une inférence obligatoire en présence de certains faits. La décision des juges majoritaires aurait pour effet de créer une nouvelle règle de droit régissant les présomptions. Il semble pourtant que le juge Sopinka ne cherchait pas à créer une telle règle dans l’arrêt Snell. En fait, il décrivait simplement le fonctionnement du processus habituel d’appréciation des faits dans le contexte de la faute médicale :
Il n’est pas tout à fait exact de parler d’un déplacement du fardeau vers le défendeur lorsqu’on veut dire que la preuve présentée par le demandeur peut avoir comme résultat une inférence défavorable au défendeur. Qu’une inférence puisse ou non être tirée dépend de l’évaluation de la preuve. Le défendeur s’expose à une inférence défavorable en l’absence de preuve contraire. Quelquefois cette situation est désignée comme l’imposition au défendeur d’un fardeau provisoire ou tactique. [. . .] À mon avis, il ne s’agit pas d’un véritable fardeau de la preuve et l’utilisation d’une étiquette supplémentaire pour décrire ce qui constitue une étape ordinaire du processus de constatation des faits n’est pas justifiée. [Je souligne; p. 329‑330.]
[52] L’inférence de causalité défavorable décrite dans l’arrêt Snell est discrétionnaire, précisément parce qu’elle s’inscrit dans le processus d’appréciation des faits. De même, la question de savoir si une inférence est justifiée dans une affaire donnée relève du pouvoir discrétionnaire du juge des faits, qui tranche au vu de l’ensemble de la preuve. La Cour a récemment confirmé ce principe dans l’arrêt Ediger, par. 36. Il n’était donc pas loisible aux juges majoritaires de substituer leur décision à celle de la juge de première instance en tirant l’inférence défavorable. Les juges majoritaires de la Cour d’appel n’auraient eu dans ce cas d’autre choix que celui de conclure que la juge de première instance avait commis une erreur manifeste et dominante en décidant de ne pas tirer l’inférence défavorable. J’y reviendrai plus loin.
[53] L’affaire Snell illustre les circonstances dans lesquelles il est possible de tirer une inférence de causalité. La demanderesse a poursuivi le défendeur, un ophtalmologue, après avoir perdu l’usage de l’œil droit à la suite d’une chirurgie de la cataracte. Avant l’intervention, le défendeur a remarqué un saignement au moment d’injecter l’anesthésiant, mais il a fait preuve de négligence en poursuivant quand même la chirurgie. La cécité pouvait résulter du saignement ou de causes naturelles. Les témoins experts n’ont pu en déterminer la cause avec certitude. Concluant que la demanderesse a démontré que la négligence du défendeur avait causé sa cécité, le juge Sopinka déclare :
[Le défendeur] était présent pendant l’intervention chirurgicale et était mieux placé pour observer ce qui s’est produit. En outre, il était en mesure d’interpréter d’un point de vue médical ce qu’il a vu. De plus, en poursuivant l’intervention qui, a‑t‑on conclu, a constitué de la négligence, il a rendu impossible pour [la demanderesse] ou pour toute autre personne de déceler le saignement qui, allègue‑t‑on, a causé le préjudice. Dans de telles circonstances, le juge de première instance pouvait déduire que le préjudice a été causé par le saignement rétrooculaire. Il n’y avait aucun élément de preuve qui réfutait cette déduction. . .
. . . il n’est pas essentiel d’obtenir une opinion médicale positive pour justifier une conclusion de causalité. En outre, ce n’est pas faire des conjectures mais appliquer le bon sens que de faire une telle déduction lorsque, comme en l’espèce, les circonstances, autres qu’une opinion médicale positive, le permettent. [p. 335‑336]
[54] En somme, la Cour dans l’arrêt Snell affirme que « le demandeur, dans les affaires de responsabilité médicale — comme dans n’importe quelle autre affaire — a la charge d’établir le lien de causalité selon la prépondérance des probabilités » (Ediger, par. 36). Il n’est pas nécessaire, cependant, que le lien de causalité soit établi avec une certitude scientifique ou médicale. En fait, les tribunaux doivent aborder les faits d’une façon « décisive et pragmatique », et peuvent tirer des inférences de causalité fondées sur le « bon sens » (Snell, p. 330‑331; Clements, par. 10 et 38). Le juge des faits peut tirer une inférence de causalité même en l’absence de « preuve positive ou scientifique », si le défendeur ne produit pas une preuve contraire suffisante. Si le défendeur en produit une, le juge des faits peut, en la soupesant, tenir compte de la possibilité relative de chacune des parties de produire une preuve (Ediger, par. 36).
[55] Je conclus que l’arrêt Snell n’a pas créé la règle de droit que lui attribuent les juges majoritaires de la Cour d’appel. Cette lecture s’accorde avec l’approche adoptée par les auteurs Allen M. Linden et Bruce Feldthusen dans leur ouvrage Canadian Tort Law (10e éd. 2015), p. 129 : [traduction] « Il n’y a rien d’inhabituel à propos de [la conclusion dans l’arrêt Snell]; une inférence peut être tirée dans l’appréciation des faits autant en matière de causalité que dans d’autres matières. Il ne s’agit donc pas d’une rupture avec l’analyse du “facteur déterminant”, mais d’une illustration de celle‑ci, au moyen de la simple logique et du raisonnement, comme dans d’autres contextes. »
[56] Quoi qu’il en soit, j’estime que, s’il subsistait des doutes quant à l’application de l’arrêt Snell au contexte du droit civil québécois, ceux‑ci ont été dissipés par la décision de la Cour dans St‑Jean. Comme elle l’explique au par. 116 :
Dans la mesure où cette notion est un moyen de preuve distinct comportant une norme moins exigeante à satisfaire, l’arrêt Snell et sans aucun doute l’arrêt Laferrière, précités, auraient dû mettre fin à ces tentatives de contourner les règles de preuve traditionnelles selon la prépondérance des probabilités. Il se peut que l’on ait mal interprété ce que je dis dans Laferrière, p. 609 : « Dans certains cas, lorsqu’une faute comporte un danger manifeste et que ce danger se réalise, il peut être raisonnable de présumer l’existence du lien de causalité, sous réserve d’une démonstration ou d’une indication contraire » [. . .] Cet énoncé ne fait que répéter la règle traditionnelle applicable aux présomptions, et ne crée pas d’autres moyens de preuve en droit civil québécois relativement à l’établissement d’un lien de causalité. La Cour d’appel a eu raison de considérer que cet extrait avait trait aux présomptions dans le cadre des règles traditionnelles de causalité. [Je souligne; soulignement dans l’original omis.]
[57] Les enseignements de l’arrêt St‑Jean sont limpides. Correctement appliqué en droit civil, l’arrêt Snell a simplement pour effet l’application des règles de preuve prévues au Code civil et au Code de procédure civile, plus précisément celles relatives aux présomptions (Code civil, art. 2846 à 2849). Cette interprétation respecte le principe selon lequel, au Québec, le Code civil et le Code de procédure civile sont exhaustifs et renferment toutes les règles de preuve nécessaires au règlement d’un litige. Comme la Cour l’explique dans l’arrêt Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, « [i]l importe [. . .] de souligner que le nouveau Code n’édicte pas seulement un corps de règles de droit privé ou encore, “un droit d’exception”. Il constitue, selon sa disposition préliminaire, le droit commun du Québec » (par. 28 (souligné dans l’original)).
[58] Si les tribunaux sont parfois tenus d’interpréter ou d’étendre les dispositions du Code civil pour adapter ses principes à des situations inédites, il n’est pas nécessaire de le faire dans ce pourvoi. Le pouvoir discrétionnaire qui permet au juge des faits d’admettre des présomptions de fait, en conformité avec les principes énoncés dans l’arrêt Snell, donne à la Cour tous les outils nécessaires pour lui permettre de trancher le litige. Circonscrire aux limites des art. 2846 à 2849 du Code civil, comme ces limites sont expliquées dans la jurisprudence, l’action des tribunaux québécois lorsqu’il s’agit de tirer ou non une présomption ou une inférence dans une affaire donnée assure la stabilité et la prévisibilité du droit.
[59] En droit civil québécois, l’inférence défavorable dont il est question dans l’arrêt Snell n’est rien de plus que la présomption de fait prévue à l’art. 2849 du Code civil. Aux termes de cette disposition, les « présomptions qui ne sont pas établies par la loi sont laissées à l’appréciation du tribunal qui ne doit prendre en considération que celles qui sont graves, précises et concordantes ». Suivant l’arrêt St‑Jean, « [l]e refus de tirer des présomptions [de fait] est autant une décision sur la preuve que tout autre acceptation ou refus de moyens de preuve » (par. 114). Ainsi, la décision du juge des faits de tirer ou non une inférence défavorable repose sur les faits et dépend exclusivement de l’application correcte de l’art. 2849 aux circonstances de l’affaire.
[60] L’article 2849 dispose que seules les présomptions graves, précises et concordantes peuvent être prises en considération par les tribunaux. Le professeur M. L. Larombière, Théorie et pratique des obligations (nouv. éd. 1885), t. 7, p. 216, récemment cité par notre Cour dans l’arrêt Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621, par. 71, explique ainsi les présomptions graves, précises et concordantes :
Les présomptions sont graves, lorsque les rapports du fait connu au fait inconnu sont tels que l’existence de l’un établit, par une induction puissante, l’existence de l’autre. . .
Les présomptions sont précises, lorsque les inductions qui résultent du fait connu tendent à établir directement et particulièrement le fait inconnu et contesté. S’il était également possible d’en tirer les conséquences différentes et même contraires, d’en inférer l’existence de faits divers et contradictoires, les présomptions n’auraient aucun caractère de précision et ne feraient naître que le doute et l’incertitude.
Elles sont enfin concordantes, lorsque, ayant toutes une origine commune ou différente, elles tendent, par leur ensemble et leur accord, à établir le fait qu’il s’agit de prouver. [. . .] Si, au contraire, elles se contredisent [. . .] et se neutralisent, elles ne sont plus concordantes, et le doute seul peut entrer dans l’esprit du magistrat.
[61] Si les critères applicables à la présomption ne sont pas établis, « il incombe au demandeur d’établir effectivement le fait inconnu sans qu’il soit permis au juge des faits de tirer une inférence d’un fait connu à un fait inconnu » (St‑Jean, par. 113).
[62] Le raisonnement suivi dans l’arrêt Snell vient étoffer l’application de l’art. 2849, particulièrement dans le contexte de la faute médicale. Rappelons que l’inférence décrite dans cet arrêt est assimilée à la présomption de fait du Code civil. Les principes énoncés dans l’arrêt Snell sur les inférences dans le cadre du processus ordinaire d’appréciation des faits s’appliquent lorsqu’il s’agit de décider, dans le cadre de l’art. 2849, si le lien de causalité a été établi. Il ne faut pas interpréter ces principes de sorte à modifier le fardeau de preuve ou à rompre avec les critères en matière de présomptions de fait (St‑Jean, par. 116), comme l’ont fait les juges majoritaires de la Cour d’appel.
[63] L’arrêt Snell donne toutefois des directives sur la manière d’apprécier la preuve dans les affaires de faute médicale dans le contexte du droit civil. Premièrement, le juge qui apprécie la preuve peut prendre en considération la possibilité pour chaque partie d’en produire (Snell, p. 330). Deuxièmement, la distinction entre l’appréciation juridique et scientifique des faits énoncée dans les arrêts Snell (p. 328) et Laferrière (p. 609) importe également dans le cas des présomptions définies au Code civil. Il faut décider selon une norme juridique, et non scientifique, si les faits donnent naissance à une présomption grave, précise et concordante. Dans certains cas, très peu d’éléments de preuve affirmative pourraient suffire à établir le lien de causalité selon la prépondérance des probabilités. En outre, l’absence de certitude médicale en soi ne repoussera pas la présomption de fait. À titre d’exemple, si la juge de première instance avait rejeté le témoignage de l’expert des défendeurs, le Dr Ferraro, et retenu ceux des experts de la demanderesse, à savoir les Drs Langleben et Agulnik, il aurait pu lui être loisible, suivant les principes énoncés dans l’arrêt Snell, d’admettre la présomption de fait malgré la nature conjecturale de leurs opinions et l’existence d’une autre explication.
[64] Même si la décision des juges majoritaires de la Cour d’appel tentait de corriger ce qui leur semblait être une injustice, elle ne respectait toutefois pas ces principes, car elle abaissait les critères applicables à la présomption de fait. Si l’on suit leur raisonnement, dans les affaires de responsabilité médicale, la préoccupation relative à l’impossibilité pour le demandeur de présenter une preuve scientifique ou directe du lien de causalité résultant de la faute du médecin oblige le juge des faits à tirer une présomption défavorable au médecin défendeur, même si celle‑ci n’est pas grave, précise et concordante. Selon eux, le juge doit tirer une présomption si le demandeur a produit « peu d’éléments de preuve affirmative ». Ils abaissent ainsi considérablement les critères.
[65] En outre, la décision des juges majoritaires de la Cour d’appel semble a priori ne s’appliquer qu’à un nombre restreint d’affaires de faute médicale. Or, si nous devions l’entériner, aucune raison de principe n’empêcherait son application à nombre d’autres affaires de responsabilité professionnelle lorsque la négligence du défendeur empêche que le lien de causalité soit établi avec une certitude scientifique.
[66] Dans les cas où le lien de causalité n’est pas certain, les deux parties ont la tâche difficile d’établir les faits en l’absence de renseignements complets. Il s’agit en l’espèce de déterminer la répartition de cette difficulté entre elles dans les cas présentant ce que la professeure Lara Khoury appelle une [traduction] « causalité incertaine résultant de la négligence » (Uncertain Causation in Medical Liability (2006), p. 223 (italique omis)). Cette répartition doit concilier deux considérations : d’une part, veiller à ce que les défendeurs ne soient tenus responsables que dans les cas où un lien important unit leur faute au préjudice; d’autre part, empêcher que l’incertitude résultant de leur propre négligence ne profite aux défendeurs. Dans l’arrêt Snell, la Cour a établi un juste équilibre en précisant qu’il est possible de tirer une inférence défavorable dans de telles circonstances, mais que cette décision appartient au juge des faits, qui tient compte pour ce faire des principes habituels propres à l’établissement du lien de causalité.
[67] La démarche des juges majoritaires de la Cour d’appel rompt cet équilibre. La professeure Khoury souligne :
[traduction] Dans les affaires où règne l’incertitude scientifique, il devient difficile pour le défendeur de repousser une présomption de fait quant à l’existence du lien de causalité, à moins qu’il n’ait certaines connaissances spéciales que le demandeur ne possède pas. Lorsque le défendeur et le demandeur sont exposés aux mêmes difficultés en matière de preuve, exiger que le premier démontre une cause subsidiaire lui impose en définitive les conséquences de l’incertitude de la preuve. Qu’une présomption résulte automatiquement d’un dossier de preuve mince pourrait avoir les mêmes conséquences dans les faits que le pur renversement du fardeau de la preuve. [Notes en bas de page omises; p. 226.]
C’est là précisément la résultante de la démarche des juges majoritaires de la Cour d’appel. Même s’ils soutiennent que le fardeau de preuve appartient à la demanderesse (par. 145 et 167), leur analyse de la preuve révèle le contraire. En effet, ayant conclu que la donnée statistique selon laquelle 78 p. 100 des cancers découverts fortuitement en sont au stade I faisait naître une inférence défavorable, les juges majoritaires de la Cour d’appel se sont demandé si les autres éléments de preuve étaient suffisamment concrets pour réfuter cette donnée statistique : [traduction] « La véritable question est [. . .] de savoir [. . .] si les défendeurs ont présenté des éléments démontrant qu’il appartenait au groupe, représentant 22 p. 100 des cas, de ceux dont le cancer a été découvert fortuitement à un stade avancé » (par. 191). Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont estimé que les défendeurs n’ont pas fait cette démonstration, le témoignage de leur expert étant conjectural. Toutefois, comme la Cour d’appel le reconnaît, toute opinion est hypothétique en l’absence d’une biopsie (par. 162); et pourtant, le témoignage des experts de la demanderesse n’est pas soumis à cette même critique, en raison de la preuve statistique ayant fondé l’inférence défavorable.
[68] Ainsi que le fait remarquer la professeure Khoury, l’inférence défavorable résultant d’une preuve ténue produit le même effet qu’un renversement du fardeau de preuve et devrait généralement être évitée (p. 226). Elle propose toutefois que les tribunaux reconnaissent les cas de causalité incertaine résultant de la négligence à titre d’exception justifiant, en droit, une inférence réfutable — la présomption judiciaire en droit civil (p. 227 et 236‑237). Je ne suis pas d’accord. Leur imposer de la sorte les conséquences d’un lien de causalité incertain risque de transformer les professionnels défendeurs en assureurs, ce que le régime de responsabilité civile québécois n’admet pas. Quoi qu’il en soit, comme l’effet serait le même qu’un renversement du fardeau de preuve — à témoin l’appréciation de la preuve par les juges majoritaires de la Cour d’appel — j’estime que l’arrêt Snell et l’arrêt St‑Jean plus particulièrement n’appuient pas pareille évolution du droit.
[69] La juge de première instance n’a commis aucune erreur de droit en appliquant les règles de preuve. Elle a suivi l’arrêt St‑Jean, selon lequel les présomptions de causalité ne sont admises que si elles sont graves, précises et concordantes. Elle ne croyait pas qu’il avait été satisfait à ces critères, car elle a retenu le témoignage du Dr Ferraro, l’expert des défendeurs, plutôt que ceux des experts de la demanderesse. Elle n’était pas tenue en droit d’admettre une présomption de fait, que les défendeurs pouvaient réfuter, simplement parce que (i) leur faute empêchait de prouver le lien de causalité et que (ii) la demanderesse avait produit [traduction] « certains éléments de preuve affirmative » d’un lien unissant la faute des défendeurs à la perte.
[70] En conséquence, j’estime que la juge de première instance n’a commis aucune erreur de droit dans son analyse du lien de causalité et que l’intervention des juges majoritaires de la Cour d’appel n’était donc pas justifiée. La conclusion de la juge sur le lien de causalité ne pouvait donc être révisée que selon la norme exigeante de l’erreur manifeste et dominante.
C. La juge de première instance a‑t‑elle commis une erreur manifeste et dominante dans son appréciation des faits?
[71] Le juge Fournier a conclu que la juge de première instance a commis, dans son appréciation de la preuve, une erreur manifeste et dominante qui justifiait l’intervention de la Cour d’appel. Les juges majoritaires de la Cour d’appel étaient d’avis que la juge avait eu tort de se fonder sur la preuve conjecturale produite par l’expert des défendeurs, le Dr Ferraro, au détriment de la preuve statistique qui, selon les juges majoritaires, permettait d’établir que le cancer de M. Émond en était au stade I en novembre 2005 (par. 207). Ma collègue, la juge Côté, reconnaît que l’inférence défavorable décrite dans l’arrêt Snell n’est pas obligatoire, mais estime que la décision de la juge de première instance de ne pas la tirer constituait une erreur manifeste et dominante en l’espèce (par. 95 et 105‑107). Soit dit en tout respect, aucune de ces démarches ne témoigne de la déférence que commande l’appréciation de la preuve par la juge de première instance.
[72] Les juges majoritaires de la Cour d’appel décrivent ainsi cette tâche [traduction] : « Elle avait le choix entre les éléments concrets de preuve statistique, d’une part, et, d’autre part, les explications de nature conjecturale données par la défense pour justifier les pertes subies » (par. 212). Je ne puis malheureusement souscrire à cette description de la preuve d’expert ou de la preuve statistique. Les experts ont fondé leurs avis sur des renseignements incomplets et, ainsi que l’a reconnu la juge de première instance, leurs avis comportaient nécessairement une certaine part de conjectures et d’hypothèses (par. 120, 123, 125 et 147). Suivant l’arrêt Snell, le juge de première instance a le pouvoir de tirer en droit une conclusion même lorsque les experts médicaux ne sont pas en mesure d’exprimer leur avis avec certitude (p. 330). La juge de première instance n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en s’appuyant sur l’avis d’un expert ayant reconnu la part d’incertitude inhérente aux circonstances. Au contraire, elle avait pour rôle de se prononcer en droit sur le lien de causalité malgré cette incertitude. Pour ce faire, elle a pris connaissance à fond du dossier et de toute la documentation pertinente disponible. Elle était au fait des points forts et faibles de tous les éléments, y compris la preuve d’expert et la preuve statistique. Il lui était loisible, après avoir apprécié l’ensemble de la preuve, de retenir la conclusion du Dr Ferraro.
[73] Comme la preuve statistique a joué un rôle en l’espèce, d’autres observations s’imposent. Deux données statistiques reviennent souvent dans l’examen en appel de la décision de la juge de première instance : l’espérance de vie moyenne des patients atteints d’un cancer du poumon de stade III ou IV qui varie de 8 à 12 mois (décision de première instance, par. 143) et la conclusion que 78 p. 100 des cancers découverts fortuitement en sont au stade I (ibid., par. 119). La conclusion du juge Fournier de la Cour d’appel quant à l’erreur manifeste et dominante concernant la progression du cancer de M. Émond repose largement sur la preuve relative à l’espérance de vie (par. 92‑93). Selon les juges majoritaires de la Cour d’appel, la donnée statistique de 78 p. 100 fournit le « peu d’éléments de preuve affirmative » qui permet de tirer une inférence de causalité défavorable (par. 143).
[74] À mon avis, ce genre de preuve statistique commande une certaine prudence. Les généralisations statistiques ne permettent pas de trancher des cas précis. Un exemple tiré de la doctrine — le fameux paradoxe de L. Jonathan Cohen — illustre le risque de la preuve purement statistique. Selon lui, dans un cas où il est établi que seulement 499 des 1 000 spectateurs d’un rodéo ont acquitté leur droit d’entrée et où il est impossible de prouver le paiement, il serait injuste de s’appuyer sur une probabilité de 50,1 p. 100 pour démontrer qu’un spectateur choisi au hasard n’a pas payé son droit d’entrée et, de ce fait, le tenir responsable du non‑paiement (The Probable and the Provable (1977), p. 75). Même si des données indiquaient une probabilité plus élevée dans les cas correspondant étroitement à la situation du spectateur en question — à titre d’exemple, son âge ou son sexe —, il y aurait tout de même un risque d’injustice si la personne appartenait néanmoins à la minorité à l’égard de laquelle la généralisation ne tient pas (Cohen, p. 78). Cette statistique à elle seule ne permet tout simplement pas d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’un spectateur donné n’ait pas payé son droit d’entrée :
[traduction] Quelle que soit la règle qui régit la norme ou la prépondérance de preuve, les données statistiques pures, qui constituent simplement des regroupements aléatoires, n’établissent aucunement ce qui s’est réellement produit dans une situation précise. Pour déterminer ce qui s’est réellement produit — notamment, le comment et le qui — il faut rapprocher les éléments propres à la situation et les généralisations de causalité qui peuvent s’appliquer . . .
Ce qui pose problème, c’est non pas, comme certains l’ont laissé entendre, qu’il est normalement inopportun de s’appuyer uniquement sur des données statistiques pures, mais plutôt que ces données n’ont aucune valeur probante pour déterminer effectivement le quoi, le comment et le qui. [En italique dans l’original; note en bas de page omise.]
(R. W. Wright, « Causation, Responsibility, Risk, Probability, Naked Statistics, and Proof : Pruning the Bramble Bush by Clarifying the Concepts » (1988), 73 Iowa L. Rev. 1001, p. 1056‑1057)
[75] La cour d’appel ne devrait généralement pas modifier la décision du juge de première instance de ne pas tirer d’inférence en appliquant une statistique générale à un cas en particulier. Les statistiques en soi ne disent pas si les parties au litige se seraient conformées à la tendance ou si elles auraient fait partie des cas d’exception. En l’absence de preuve établissant un lien avec les circonstances particulières du plaignant, la preuve statistique est peu utile. Les tendances générales de ce genre ne sont donc pas déterminantes dans des cas précis (Laferrière, p. 609). La décision de tirer ou non une inférence à partir de tels éléments de preuve — à savoir si la généralisation statistique est pertinente en l’espèce (Wright, p. 1057) — appartient au juge des faits, qui tranche au vu de toute la preuve.
[76] Les statistiques sont issues de l’observation d’un grand nombre de cas. Les liens qu’elles révèlent entre les conditions et les résultats sont fonction de la répétition d’événements sur une grande échelle (D. Jutras, « Expertise scientifique et causalité », dans Congrès annuel du Barreau du Québec (1992), 897, p. 908‑909). La présente affaire nous rappelle la distinction entre l’appréciation scientifique et l’appréciation en droit (Laferrière, p. 606). L’appréciation des faits en droit s’attache à ce qui s’est réellement produit entre les parties en litige, et non à ce qui se produit dans la plupart des cas, la plupart du temps. Le juge Gonthier dans l’arrêt Laferrière tient les propos suivants :
Dans la mesure du possible, le tribunal doit examiner la question de la responsabilité en ayant à l’esprit les faits particuliers de l’espèce selon qu’ils se rattachent de façon concrète à la faute, à la causalité et au préjudice réel qui sont allégués dans l’espèce. Bien que les probabilités fassent incontestablement partie de l’évaluation de ces éléments pour décider de la responsabilité, j’hésite beaucoup à transporter l’analyse du plan concret à celui d’un calcul de probabilités. [p. 606]
[77] Certes, les tribunaux peuvent tenir compte des statistiques dans l’analyse relative au lien de causalité (Laferrière, p. 607). En l’espèce, l’existence du lien de causalité dépendait du stade du cancer en novembre 2005, précisément parce que la juge de première instance avait à bon droit déterminé, sur le fondement des données statistiques de curabilité, le moment où M. Émond aurait moins d’une chance sur deux de survivre (par. 113‑115 et 154‑156). La valeur probante des statistiques dépend de plusieurs facteurs, telles la méthodologie utilisée, la clarté de la tendance qui s’en dégage et la ressemblance entre les conditions sous‑jacentes et la situation du plaignant (Jutras, p. 909).
[78] Tirer une inférence dans un cas précis à partir d’une statistique générale constitue une partie inhérente, et souvent implicite, de l’appréciation des faits. Une statistique à elle seule ne révèle rien à propos d’un cas précis. Elle doit être interprétée à la lumière de l’ensemble de la preuve. Cette interprétation appartient au juge des faits, et un tel exercice commande un degré élevé de déférence en appel. La Cour d’appel n’a malheureusement pas fait preuve d’une telle déférence.
[79] La juge de première instance a tenu compte de la statistique selon laquelle 78 p. 100 des cancers découverts fortuitement en sont au stade I. Elle a admis que le cancer de M. Émond avait été découvert fortuitement (par. 119). Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, elle a refusé de tirer l’inférence que le cancer de M. Émond en était probablement au stade I comme il lui était loisible de le faire. En revanche, les juges majoritaires de la Cour d’appel accordent à cette statistique la preuve de la probabilité, de l’ordre de 78 p. 100, que le cancer de M. Émond en soit au stade I (par. 204, 207‑208 et 211‑212) du seul fait qu’il avait été découvert fortuitement. Les juges majoritaires ont ainsi usurpé le rôle de la juge de première instance.
[80] Il appartenait à la juge de première instance de décider quel poids, s’il y en avait, à accorder à cette statistique dans la situation de M. Émond. Sa décision de lui accorder très peu de poids reposait sur un fondement raisonnable. Comme on l’avait fait remarquer initialement au Dr Ferraro, l’expert de la défense, durant son contre‑interrogatoire, la statistique portait sur les cancers découverts fortuitement au moyen d’un tomodensitogramme, un outil diagnostique plus précis. On s’attendrait logiquement à ce qu’un tomodensitogramme décèle une proportion plus élevée de cancers à un stade précoce que la découverte fortuite d’une masse décelée sur une radiographie. C’est pourquoi ce suivi avait initialement été recommandé à la suite de la radiographie prise en novembre 2005. En outre, M. Émond ne présentait pas de symptômes au cours de l’évolution de son cancer jusqu’au stade IV (décision de première instance, par. 130). Le cancer de M. Émond aurait donc très bien pu être découvert fortuitement à n’importe quel stade. C’est pourquoi il était loisible à la juge de première instance de décider que la corrélation générale entre la découverte fortuite et le stade précoce du cancer n’étayait pas l’inférence. Elle n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en l’écartant.
[81] Le même principe de déférence s’applique à l’appréciation par la juge de première instance de l’espérance de vie moyenne du patient ayant reçu un diagnostic de cancer pulmonaire de stade III ou IV. Selon l’expert de la demanderesse, le Dr Langleben, le patient qui reçoit un diagnostic de cancer pulmonaire de stade III survit généralement 12 mois sans traitement et en général 8 mois sans traitement si le cancer en est au stade IV (décision de première instance, par. 143). En l’espèce, à partir du moment où son cancer a atteint le stade III, M. Émond a vécu 14 mois sans traitement (de novembre 2005 à janvier 2007), et encore 17 mois avec traitements (de février 2007 à juin 2008). D’après le juge Fournier de la Cour d’appel, ces résultats ne pouvaient permettre de conclure que le cancer en était déjà à un stade avancé au moment où les défendeurs ont négligé de le déceler (par. 92-93). Les avis des experts sur la période de survie moyenne des patients atteints d’un cancer pulmonaire de stade avancé, tout comme la statistique de 78 p. 100, auraient pu étayer une inférence par la juge de première instance suivant laquelle il n’était pas possible que le cancer de M. Émond en soit à un stade avancé en novembre 2005. Ces avis n’étaient toutefois pas déterminants. Il était loisible à la juge de conclure que la période de survie de M. Émond supérieure à la moyenne, de novembre 2005 à juin 2008, défiait les statistiques et pouvait s’expliquer par son bon état de santé général (par. 144).
[82] Je vais maintenant m’attarder aux faits ayant expressément fondé la décision de la juge de première instance. Elle a soigneusement examiné la preuve qui lui a été présentée. Les témoignages d’experts étant contradictoires, elle a ajouté foi à celui du Dr Ferraro, l’expert des défendeurs. Selon elle, l’opinion du Dr Ferraro se fondait sur trois éléments, dont celui‑ci : la grande majorité des patients atteints d’un cancer du poumon reçoivent un diagnostic à un stade avancé de la maladie (décision de première instance, par. 134). Il faut considérer avec prudence pareil énoncé, comme je l’expliquais précédemment. En fait, étant donné qu’il ne mentionne pas les patients dont le cancer a été découvert par hasard, il s’applique encore moins à la situation de M. Émond, comme l’a reconnu la juge de première instance (par. 119). Dans sa conclusion sur le lien de causalité, elle ne revient pas sur cet énoncé.
[83] La juge de première instance a fondé sa décision sur deux autres éléments de l’opinion du Dr Ferraro. Elle a retenu l’affirmation de ce dernier selon qui, en comparant la radiographie pulmonaire de novembre 2005 avec le tomodensitogramme de décembre 2006 et la tomographie par émissions de positrons de janvier 2007, on constate la présence d’une « proéminence » (masse) dans les régions hilaire et médiastinale. Cette affirmation étaye la conclusion selon laquelle le cancer de M. Émond avait atteint le stade III en novembre 2005, puisqu’à ce stade, il s’est généralement propagé aux ganglions du médiastin (décision de première instance, par. 108). En acceptant cette affirmation, la juge de première instance a souligné que le Dr Ferraro, un chirurgien thoracique dont le travail dépend de radiographies et de tomographies, était à même de faire une lecture fiable de la radiographie de novembre 2005 (par. 150).
[84] Le rapport d’expert du Dr Ferraro, en concluant que le cancer de M. Émond en était au moins au stade III en novembre 2005, au moment de la radiographie, ne mentionne que la proéminence dans la région hilaire. De plus, dans l’essentiel de son témoignage, il est muet sur la présence d’une masse dans le médiastin. Cela peut sembler problématique, puisque selon la juge, la présence d’une masse dans la région hilaire (mais non dans le médiastin) permet de conclure que le cancer en est au stade II, et non au stade III. Le Dr Ferraro était au fait de cette différence. Or, il a déclaré en réinterrogatoire avoir observé sur la radiographie de novembre 2005 une « masse au niveau du hile et du médiastin », ce qui correspond à un cancer de stade III. Selon ma collègue la juge Côté, il s’agit d’une erreur de la part du Dr Ferraro (par. 122) et d’une une erreur manifeste et dominante de la juge de première instance qui a donné foi à ce témoignage. Malgré tout le respect pour l’opinion contraire, je suis d’avis que ce n’est pas là le genre d’erreur qui satisfait au seuil élevé qui justifie l’intervention en appel. Les tribunaux d’appel doivent se garder d’adopter une « vision étroite » lorsqu’ils examinent la preuve médicale présentée en première instance pour établir s’il y a eu erreur manifeste et dominante. En l’espèce, la juge de première instance a évalué la mention du médiastin au regard de l’ensemble de la preuve et notamment des forces et des faiblesses du témoignage de chaque expert et de la fiabilité de la lecture rétrospective de la radiographie de novembre 2005 faite par le Dr Ferraro. Toutefois, le fait pour la juge de n’avoir pas mentionné spécifiquement cette incohérence lorsqu’elle a conclu que le cancer s’était vraisemblablement propagé au médiastin en novembre 2005 ne constitue pas une erreur manifeste et dominante dans l’appréciation de la preuve.
[85] Enfin, la juge de première instance a souligné l’avis du Dr Ferraro selon qui le cancer n’aurait pu progresser du stade I au stade IV entre novembre 2005 et décembre 2006, puisque ce type de cancer évolue généralement lentement et peut prendre jusqu’à trois ans avant d’atteindre le stade IV (par. 134). Elle a cité des publications médicales confirmant que le cancer pulmonaire évolue particulièrement lentement chez les non‑fumeurs comme M. Émond. Ma collègue, la juge Côté, fait observer que les études qui font état d’une évolution moins rapide du cancer chez les non‑fumeurs ne signifient pas nécessairement que cette évolution est lente (par. 116). Or, la juge de première instance n’a pas interprété ces études en vase clos. Il lui était loisible de conclure que le fait pour M. Émond d’être un non‑fumeur le plaçait à l’extrémité supérieure de la fourchette de trois ans qu’elle avait relevée dans le témoignage du Dr Ferraro. Elle a également fait remarquer que l’opacité constatée sur le poumon de M. Émond n’avait pas grossi entre novembre 2005 et janvier 2006, et qu’elle n’avait augmenté que de 0,5 à 1 cm en décembre 2006 (par. 138‑139). Ces observations étayent sa conclusion selon laquelle l’évolution lente du cancer de M. Émond faisait en sorte qu’il était déjà trop avancé pour être curable en novembre 2005. La juge de première instance pouvait, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, tirer cette conclusion au vu de la preuve dont elle disposait. Pour arriver à une autre conclusion, il faudrait réévaluer la preuve d’une manière qui, à mon humble avis, ne respecte pas la norme de l’erreur manifeste et dominante.
[86] Il est possible d’affirmer, particulièrement si chaque élément de preuve avait été examiné isolément, que la juge de première instance aurait pu donner gain de cause à la demanderesse. Cependant, elle a soigneusement évalué la preuve dans son ensemble, notamment les statistiques et les éléments propres au cas de M. Émond. Dans ce contexte, elle a entendu et évalué les avis de trois experts, chacun comportant nécessairement une certaine part de conjectures. Son analyse du lien de causalité était fondée sur l’ensemble de cette preuve. Elle n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en concluant que la demanderesse n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un lien de causalité, et sa conclusion commande la déférence.
V. Dispositif
[87] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.
Version française des motifs des juges Abella, Côté et Brown rendus par
[88] La juge Côté (dissidente) — Dans la présente affaire, nous devons décider si la Cour d’appel du Québec a infirmé à tort la conclusion de la juge de première instance, suivant laquelle la faute commise par les appelants, selon prépondérance des probabilités, n’a pas causé le décès de Marc Émond.
I. Les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec ont‑ils appliqué la bonne norme de contrôle?
[89] Les juges Kasirer et Bélanger, pour la majorité, ont conclu que la décision de la juge de première instance de ne pas tirer d’inférence défavorable aux défendeurs en l’espèce constituait une erreur de droit justifiant l’intervention de la cour (2014 QCCA 2207, 16 C.C.L.T. (4th) 190).
[90] Il est bien établi qu’une cour d’appel ne doit pas modifier les conclusions de fait du juge de première instance, sauf en cas d’erreur manifeste et dominante dans l’interprétation de la preuve (St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491, par. 36; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 10‑18).
[91] Ce principe vaut également pour les inférences de fait tirées par un juge de première instance (Housen, par. 19‑25). En effet, en l’absence d’erreur manifeste et dominante quant aux faits sur lesquels repose l’inférence, ce n’est que lorsque le processus inférentiel lui‑même est manifestement erroné que la cour d’appel peut modifier l’inférence factuelle (Housen, par. 22‑23). Il est utile de rappeler l’analyse de la norme de contrôle applicable aux conclusions factuelles, faite par la Cour dans l’arrêt H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 52‑55 :
L’appréciation des faits dans le contexte d’un litige suppose une série d’opérations mentales qui peuvent être simples ou complexes, successives ou simultanées. Au Canada, elle est généralement du seul ressort des tribunaux de première instance. À moins que le législateur ne lui confère clairement le pouvoir de le faire, une cour d’appel ne « réentend » pas une affaire ni ne « l’instruit à nouveau ». Elle vérifie si la décision est exempte d’erreur.
Le contrôle d’erreur a été décrit de différentes façons. Ces dernières années, l’expression « erreur manifeste et dominante » trouve un écho dans toute la jurisprudence. L’application de cette norme à toutes les conclusions de fait — celles portant sur « ce qui s’est passé » — est universellement reconnue; elle n’est pas subordonnée à ce que la décision contestée du juge de première instance touche à la crédibilité, à des faits prouvés directement, à des faits « inférés » ou à l’appréciation globale de la preuve.
Nul n’a prétendu non plus que la norme variait selon que l’on se trouve ou non en présence de faits que Hohfeld a qualifiés, il y a longtemps, de « probatoires » ou de « constitutifs » (voir W. N. Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning and Other Legal Essays (1923), p. 32). L’on n’a pas dit non plus, en d’autres termes, que la norme variait selon que l’on avait affaire ou non à la preuve directe d’un fait en litige ou à la preuve indirecte de faits à partir desquels un fait en litige a été inféré.
L’expression « manifeste et dominante » décrit de manière à la fois élégante et colorée la norme bien établie et généralement applicable en appel à l’égard d’une conclusion de fait tirée lors du procès. Elle ne supplante cependant pas les autres formulations de la norme applicable. Par exemple, dans l’arrêt Housen, les juges majoritaires (au par. 22) et les juges minoritaires (au par. 103) ont convenu que les inférences de fait « manifestement erronée[s] » tirées au procès pouvaient être annulées en appel. Les deux expressions consacrent le même principe : une cour d’appel modifiera les conclusions de fait du juge de première instance seulement si elle peut relever clairement l’erreur alléguée et s’il est établi que cette erreur a joué dans la décision. [Je souligne.]
[92] La causalité est indubitablement une question de fait (St‑Jean, par. 98 et 103‑105) :
La causalité en l’espèce est une question de fait. . .
. . .
La confusion qui entoure cette question découle peut‑être d’une difficulté à distinguer la causalité au sens purement physique et la causalité susceptible d’être reconnue en droit. Cette dernière est une question de droit seulement dans la mesure où les faits sont examinés selon leur portée juridique. Cependant, la banalité de cette observation est évidente car, dans les instances judiciaires, tout est examiné selon la portée juridique. Cela ne veut pas dire pour autant que tout est une question de droit. Par exemple, même des questions purement factuelles, comme celles de savoir si une personne était présente à un certain endroit ou celles de savoir si une personne a commis un acte donné, sont tranchées suivant les probabilités (ou suivant une certitude hors de tout doute raisonnable en matière pénale). L’utilisation de la règle juridique de la prépondérance des probabilités dans l’appréciation des faits ne transforme pas la question de fait en une question de droit.
L’attribution d’une faute comporte l’application à un ensemble de faits des normes de comportement prescrites par des règles de droit. Cela en fait évidemment une question mixte de droit et de fait. Par contre, dans la détermination de la causalité, on examine si quelque chose s’est produit entre la faute et le préjudice subi qui puisse établir un lien entre les deux. Ce lien doit être juridiquement important au niveau de la preuve, mais il ne s’agit pas moins d’une question de fait.
La difficulté à cet égard peut aussi découler du fait que l’analyse de la causalité se fonde parfois sur des présomptions. Cependant, comme le législateur l’indique dans le Code civil du Québec en leur réservant un chapitre intitulé « De la présomption » dans le titre consacré à la preuve, et comme le fait ressortir le juge L’Heureux‑Dubé dans Québec (Curateur public), précité, par. 47, les présomptions sont des moyens de preuve parmi d’autres et relèvent à bon droit du domaine des faits. [Soulignement dans l’original omis.]
[93] Il convient également de rappeler que le refus de tirer une inférence ou d’appliquer une présomption de fait prévue au Code civil du Québec « est autant une décision sur la preuve que tout autre acceptation ou refus de moyens de preuve » (St‑Jean, par. 114).
[94] Sur ce point, je suis d’accord avec mon collègue, le juge Wagner, pour dire que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu à tort que la décision de la juge de première instance de ne pas tirer d’inférence défavorable ou de ne pas appliquer la présomption de fait prévue au Code civil était une question de droit et donc assujettie à la norme de la décision correcte.
[95] Quoi qu’il en soit, qualifier de stricte une norme de contrôle ne signifie pas qu’il est impossible d’y satisfaire. En l’espèce, à mon avis, le juge Fournier de la Cour d’appel a démontré la déférence qui s’imposait et a conclu à bon droit que l’intervention de la cour était justifiée. Par ailleurs, même si les juges majoritaires de la Cour d’appel ont eu tort d’assimiler à une erreur de droit la décision de la juge de première instance de ne pas tirer une inférence défavorable, j’estime que cette dernière décision constitue en l’espèce une erreur manifeste et dominante. La caractérisation de la nature de l’erreur par les juges majoritaires n’a donc pas de conséquence sur l’issue de l’affaire.
[96] Cependant, avant d’aborder la question de savoir si la juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante dans son interprétation de la preuve ou dans le processus inférentiel, il importe de préciser que selon moi, et contrairement à l’avis mon collègue, les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec ont bien énoncé la règle établie par la Cour dans les arrêts Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, et St‑Jean. Leur raisonnement est d’ailleurs conforme au processus inférentiel décrit dans ces arrêts.
II. La Cour d’appel du Québec a‑t‑elle mal énoncé le droit applicable à l’inférence défavorable et aux présomptions en matière de causalité?
[97] D’après mon collègue, les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec ont créé une nouvelle règle selon laquelle le juge des faits « doit » tirer une inférence de causalité défavorable au défendeur lorsque la négligence de celui‑ci compromet la possibilité pour le demandeur de prouver la causalité et lorsque ce dernier produit « certains » ou « très peu d’éléments de preuve affirmative » (par. 27 et 41). J’estime qu’il s’agit d’une interprétation erronée de ce que les juges majoritaires ont réellement décidé.
[98] En fait, la Cour d’appel, se fondant sur les arrêts Snell et St‑Jean, affirme que [traduction] « [l]orsqu’un médecin compromet, par sa faute, la possibilité pour le demandeur de prouver la causalité, les tribunaux ont conclu à bon droit qu’il convient d’assouplir les règles de preuve qui imposent entièrement le fardeau au demandeur » (par. 165) et que cet assouplissement ne s’obtient pas « en dégageant le demandeur du fardeau ultime de prouver la causalité, mais plutôt en reconnaissant la possibilité de tirer une inférence défavorable contre le médecin défendeur lorsque le demandeur produit certains éléments de preuve affirmative » (par. 166 (je souligne)). Les motifs de la Cour d’appel sont émaillés de termes exprimant le caractère non obligatoire (voir par. 145, 213 et 218) :
[traduction] Nous sommes d’avis qu’en appliquant le fardeau de preuve ultime — lequel appartient toujours, bien entendu, aux demandeurs —, la juge aurait dû conclure que la preuve statistique non contredite produite par les appelantes permettait d’inférer la causalité, au détriment des intimés, vu l’absence d’une preuve contraire concrète.
. . .
Il s’agit d’une situation où les tribunaux devraient se garder de réduire à néant les avantages que confèrent les règles de preuve applicables pour prouver la causalité et dont il était question dans les arrêts Snell et St‑Jean. Le danger se pose dans les cas, comme en l’espèce, où la défense avance diverses explications possibles, au lieu de produire une preuve factuelle concrète, pour expliquer ce qui aurait causé le préjudice, dans le but de neutraliser l’« inférence défavorable » mentionnée par la Cour suprême. Il est juste de dire que la défense pourra souvent trouver une hypothèse qu’elle qualifiera de « preuve du contraire », quelle que soit sa valeur probante, pour tenter de miner l’inférence défavorable susceptible de jouer contre elle. . .
. . .
Pour souligner les facteurs qui permettent de tirer une inférence de causalité défavorable aux intimés en l’espèce, il est utile de comparer la présente situation à celle qui existait dans les arrêts St‑Cyr c. Fisch et Aristorenas c. Comcare Heath Services, affaires du Québec et de l’Ontario, respectivement, dans lesquelles l’inférence visée dans l’arrêt Snell n’a pas été appliquée. [Je souligne; notes en bas de page omises.]
[99] J’estime que la Cour d’appel a bien résumé l’arrêt Snell, dans lequel la Cour affirme, aux p. 329-330, qu’« [i]l n’est pas tout à fait exact de parler d’un déplacement du fardeau vers le défendeur lorsqu’on veut dire que la preuve présentée par le demandeur peut avoir comme résultat une inférence défavorable au défendeur » (je souligne). Cet énoncé concorde également avec l’analyse effectuée dans l’arrêt récent Ediger c. Johnston, 2013 CSC 18, [2013] 2 R.C.S. 98, par. 36, dans lequel la Cour confirme que « [l]e juge des faits peut, en soupesant la preuve, tirer une inférence défavorable au défendeur qui ne produit pas une preuve suffisante contraire à la thèse du demandeur concernant le lien de causalité » (je souligne). Autrement dit, la Cour d’appel a conclu à raison qu’il est loisible au juge de première instance de tirer une inférence défavorable dans certaines circonstances (« peut »), mais qu’il n’est pas obligé (« doit ») de le faire. La Cour d’appel n’a pas dit que les juges devaient tirer une inférence défavorable dès que les conditions susmentionnées sont remplies, contrairement à ce que suggère mon collègue.
[100] À mon avis, la Cour d’appel du Québec n’a ni créé une nouvelle présomption légale, ni inversé le fardeau de preuve. Même si certains passages des motifs des juges majoritaires peuvent prêter à confusion, il me semble qu’ils ont appliqué les principes énoncés par la Cour dans l’arrêt Snell concernant les présomptions de fait, principes dont l’application a été reconnue au Québec dans l’arrêt St‑Jean. La Cour d’appel n’a fait qu’appliquer la présomption de fait visée à l’art. 2849 du Code civil, aux termes duquel ces présomptions sont « laissées à l’appréciation du tribunal qui ne doit prendre en considération que celles qui sont graves, précises et concordantes ».
[101] Faute de preuve directe, la Cour d’appel a fondé sa conclusion sur la causalité sur la preuve indirecte et a appliqué la présomption visée à l’art. 2849 du Code civil. Il est utile de rappeler l’analyse du juge Pigeon dans l’arrêt Martel c. Hôtel‑Dieu St‑Vallier, [1969] R.C.S. 745, p. 749 :
C’est à bon droit que les tribunaux du Québec à l’instar de ceux des autres provinces et de Grande‑Bretagne ont depuis assez longtemps rejeté une certaine théorie d’après laquelle en matière de responsabilité médicale, une preuve directe de la faute aurait été nécessaire. Les textes qui admettent la preuve par présomption de fait (art. 1238, 1242, C.C.) ne font aucune distinction et il n’y a pas lieu d’en introduire arbitrairement.
Il faut donc uniquement rechercher si la preuve faite était suffisante pour permettre de conclure qu’en toute probabilité ce qui s’est produit ne serait pas arrivé en l’absence de faute. Je dis « en toute probabilité » car il est clair que lorsque dans le texte ci‑dessus cité le juge Taschereau dit « il est évident », il n’entend pas exiger un degré de certitude autre que celui qui doit servir à juger les causes civiles, soit une probabilité raisonnable. Il ne s’agit pas d’une certitude hors de tout doute raisonnable qui est exigée en matière criminelle seulement. Encore moins peut‑on exiger une certitude mathématique, une démonstration qui exclut toute autre probabilité. Dans Montreal Tramways c. Léveillé, cette Cour a admis une présomption de fait comme preuve suffisante de la relation de cause à effet entre une chute faite par une femme enceinte et la difformité de son enfant.
[102] La décision de tirer ou non une inférence défavorable, ou d’appliquer ou non une présomption, est discrétionnaire. La preuve par présomption est un moyen de preuve parmi tant d’autres auxquels le tribunal peut recourir pour tirer des conclusions de fait (St‑Jean, par. 114). Ultimement, la question de savoir si une inférence de causalité doit être ou non tirée est une question d’« évaluation de la preuve » (Snell, p. 330). Les juges de première instance peuvent tirer des inférences de causalité défavorables aux défendeurs en appliquant les présomptions de fait prévues au Code civil, selon leur appréciation et pondération de tous les éléments de preuve. À mon avis, c’est ce qu’a fait la Cour d’appel en l’espèce.
III. La juge de première instance a‑t‑elle commis une erreur manifeste et dominante dans son appréciation de la preuve?
[103] Mon opinion diffère de celle de mon collègue sur la question de savoir si l’appréciation par la juge de première instance de la preuve dont elle disposait était entachée d’erreurs manifestes et dominantes. Je suis d’avis que la juge a commis trois telles erreurs : (1) elle a fait une lecture erronée du témoignage du Dr Ferraro; (2) elle a fait abstraction d’une preuve objective clé et (3) son processus inférentiel lui‑même était erroné.
[104] L’intervention de la Cour d’appel sera justifiée lorsque, en tirant des conclusions de fait, le juge de première instance « a omis d’étudier un élément de preuve pertinent ou a mal compris la preuve » (Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., [1980] 2 R.C.S. 78, p. 84; voir aussi Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705, p. 794; Housen, par. 72).
[105] Premièrement, en l’espèce, la juge de première instance a fondé sa décision sur le témoignage de l’expert cité par la défense (2011 QCCS 4755). À mon avis, elle a mal apprécié la preuve du Dr Ferraro à plusieurs égards. Elle a mal interprété son opinion sur le taux de progression du cancer du poumon et sa déclaration à propos d’opacités qu’il dit avoir constatées sur la radiographie de novembre 2005, dans les régions du hile et du médiastin. En ce faisant, la juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante.
[106] Deuxièmement, la juge de première instance a complètement ignoré, dans ses motifs, un élément de preuve essentiel relatif à l’état de santé de M. Émond en novembre 2005 : le fait qu’il ait survécu plus de 31 mois, soit 14 mois sans traitement et 17 autres mois avec traitements, alors que l’espérance de vie des patients atteints d’un cancer pulmonaire de stade III ou IV varie entre 8 et 12 mois. Le défaut de considérer ce très important élément de preuve clé, en ligne avec la donnée statistique non contestée à l’effet que 78 p. 100 des cancers pulmonaires découverts fortuitement — ce qui était incontestablement le cas de M. Émond — sont au stade I, constitue également une erreur manifeste et dominante.
[107] Troisièmement, je le répète, je suis d’accord avec mon collègue pour dire qu’aucun juge de première instance n’est tenu de tirer une inférence de causalité dès lors que certains facteurs sont réunis, et pour dire que cette décision doit résulter de l’appréciation de la preuve. Dire cela ne signifie cependant pas que le processus inférentiel lui‑même est à l’abri de la révision en appel. Dans certaines circonstances, la décision de tirer ou non une inférence de causalité constituera une erreur manifeste et dominante. Et, comme cette Cour l’a reconnu dans H.L., par. 4 :
À l’instar des autres cours d’appel du pays, [une cour d’appel] peut substituer sa propre appréciation de la preuve et tirer ses propres inférences de fait lorsqu’il est établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante ou tiré des conclusions de fait manifestement erronées, déraisonnables ou non étayées par la preuve. [Souligné dans l’original.]
La preuve des faits devant elle faisait assurément naître une présomption « grav[e], précis[e] et concordant[e] » (art. 2849 du Code civil) selon laquelle le cancer de M. Émond n’avait pas atteint le stade III ou un stade plus avancé en novembre 2005. Autrement dit, le processus inférentiel lui‑même — la décision de la juge de première instance de ne pas tirer une inférence défavorable et de ne pas appliquer la présomption qui s’imposait — constitue également une erreur manifeste et dominante.
[108] Bien que les juges majoritaires et le juge minoritaire de la Cour d’appel soient arrivés par des raisonnements différents à la conclusion que l’appel devait être accueilli, leurs motifs respectifs ont reconnu l’existence de ces erreurs et y ont trouvé appui. Il s’agit à mon avis d’erreurs manifestes et dominantes, évidentes à la lecture des motifs de la juge de première instance. Pour reprendre les propos du juge Morissette dans l’arrêt J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167, par. 77 (CanLII), ces erreurs tiennent « de la poutre dans l’œil » et non « de l’aiguille dans une botte de foin ».
[109] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Examinons chacune de ces erreurs de plus près.
A. La juge de première instance a mal interprété la preuve d’expert
[110] En l’espèce, le rôle de la juge de première instance à l’égard de la question de causalité était limité. Le seul point à trancher était celui de savoir si le cancer du poumon du défunt en était au plus au stade II en novembre 2005. Si c’était le cas, la demanderesse aurait acquitté son fardeau de preuve, étant donné que le défunt aurait probablement survécu s’il avait reçu un diagnostic à temps.
[111] Nul ne conteste que la faute commise par les défendeurs fait en sorte qu’il était impossible, du point de vue médical, de confirmer le stade exact du cancer de M. Émond en novembre 2005. En fait, un diagnostic en novembre 2005 ― qui n’est malheureusement pas intervenu à ce moment ― aurait été le seul moyen de déterminer le stade du cancer. Les autres éléments de preuve dont disposait la juge de première instance étaient les suivants : la radiographie de novembre 2005, laquelle ne peut fonder le diagnostic; les résultats du tomodensitogramme de décembre 2006 et de la tomographie par émission de positrons de janvier 2007, qui permettaient de connaître l’état de santé du défunt en décembre 2006 seulement; et le laps de temps écoulé avant que la maladie emporte M. Émond.
[112] Trois experts ont témoigné quant à ces éléments de preuve. La juge de première instance a conclu que la causalité n’avait pas été établie. Elle a préféré le témoignage du Dr Ferraro à ceux des experts de la demanderesse, Drs Agulnik et Langleben, pour trois raisons :
• Le cancer pulmonaire évoluant lentement, il était « impossible » que le cancer de M. Émond passe d’un stade I à un stade IV en 12 mois, comme le fait valoir la demanderesse.
• Dr Ferraro aurait constaté la présence d’opacités dans les régions du hile et du médiastin sur la radiographie de novembre 2005, ce qui concorde avec un cancer métastasé.
• Elle a considéré les statistiques démontrant que la majorité des cancers pulmonaires sont diagnostiqués à un stade avancé.
[113] Quant au premier de ces trois éléments, Dr Ferraro n’a jamais dit qu’il était « impossible » que le cancer de M. Émond passe du stade I au stade IV en 12 mois. Il a dit qu’un tel scénario était, à son avis « possible mais [. . .] peu probable » ou « très, très peu probable ». Tel que noté par la juge de première instance, Dr Ferraro a également admis ce qui suit :
. . . il n’existe aucune littérature médicale qui confirme qu’il est impossible qu’un cancer progresse d’un stade I à IV en moins de 12 mois lorsqu’il n’est pas traité, puisqu’il serait contraire à l’éthique de laisser un patient atteint d’un cancer du poumon stade I sans traitement pour permettre d’évaluer le rythme de progression du cancer. [par. 137 (CanLII)]
[114] Par ailleurs, Dr Ferraro n’a jamais dit que l’évolution d’un cancer pulmonaire est nécessairement lente. Premièrement, il reconnaît qu’il ne s’agit pas d’une règle absolue et que, dans le cas précis de M. Émond, il ne sait pas si ce cancer pulmonaire avait évolué lentement vu que le diagnostic avait été posé trop tardivement :
R. Règle générale les cancers du poumon évoluent lentement, règle générale.
Q. Et est‑ce que vous avez la preuve objective que, — que dans le cas de monsieur Émond ça progressait lentement ou est‑ce que c’est une hypothèse que vous faites?
R. Euh! la seule façon d’évaluer la vitesse d’évolution, mais quand on a parlé de l’histoire naturelle, et malheureusement l’histoire naturelle dans la, — chez la majorité des patients on l’a pas parce qu’on n’a pas suivi le patient pendant cinq (5) ans sans traitement.
Fait que c’est des hypothèses parce que on n’a pas un staging formel au début puis un staging formel à la fin puis qui nous permet de comparer. Fait que ce qu’on, — ce que je dis c’est, — c’est hypothétique. [Je souligne; d.a., vol. III, p. 139‑140.]
[115] À propos de l’évolution de la maladie, il a aussi ajouté qu’elle commence souvent par une phase de latence suivie d’une période pendant laquelle le cancer devient plus agressif. En fait, dans son rapport d’expert, Dr Ferraro indique lui‑même que l’évolution d’un cancer pulmonaire est rapide :
Globalement, lorsqu’un cancer du poumon est découvert chez un patient les taux de guérison sont de l’ordre de 10‑15% à long terme. Ces pauvres résultats sont dus à deux facteurs principaux : 1) lors du diagnostic il s’agit déjà d’un cancer avancé de stade III ou IV; 2) le cancer progresse rapidement et se généralise peu importe le traitement préconisé (chirurgie vs chimiothérapie/radiothérapie vs traitement combiné). [Je souligne; d.a., vol. VII, p. 117.]
[116] La juge de première instance a donc mal interprété le témoignage du Dr Ferraro à propos de la progression d’un cancer du poumon. Elle a tenté d’étayer sa conclusion selon laquelle le cancer pulmonaire évolue lentement en observant que « la littérature médicale confirme la thèse d’une progression lente du cancer du poumon particulièrement chez les patients non‑fumeurs » (par. 140; voir également le par. 152). Or, cette littérature se limite à confirmer que l’évolution du cancer pulmonaire est plus lente chez les non‑fumeurs que chez les fumeurs. Elle ne dit rien au sujet de l’évolution du cancer pulmonaire en soi; relativement plus lent ne veut pas nécessairement dire « lent ».
[117] Quant au deuxième élément, l’affirmation par la juge de première instance selon qui Dr Ferraro aurait décelé la présence d’opacités dans les régions du hile et du médiastin sur la radiographie de novembre 2005 est tout simplement erronée. L’opacité à laquelle Dr Ferraro a référé dans son rapport d’expert, dans son témoignage en chef et en contre‑interrogatoire était une opacité dans la région du hile seulement.
[118] Par exemple, et contrairement à ce qu’affirme mon collègue, lorsque Dr Ferraro mentionne la radiographie de 2005, il utilise toujours le terme « opacité » au singulier, et non au pluriel :
Q. O.K. Dans votre rapport vous invoquez une autre raison, soit la révision des films radiologiques.
R. Oui. Quand on regarde les films, et évidemment moi, j’ai, — j’ai regardé ces films‑là de façon rétrospective, j’ai vu tous les films. J’avais en tête le rapport, et en main, le rapport du CT scan, donc on savait qu’il y avait un cancer de stade 4. On savait qu’il y avait des biopsies qui avaient prouvé que c’était un cancer de stade 4, donc on avait la preuve que c’était un cancer de stade 4. Et quand, de façon rétrospective on regarde la radiographie, bien! on constate que au niveau du hile pulmonaire, il y a une espèce de masse. Hier on a parlé de pro‑éminence. C’est pas évident, je suis pas radiologiste ça c’est, — je pense que c’est clair, c’est pas évident, mais de façon rétrospective, on la voit la pro‑éminence.
De façon prospective, je sais pas qu’est‑ce qui un radiologiste aurait vu, euh! je sais pas ce que moi, j’aurais vu, puis ça je vous dis ça en toute honnêteté. Mais de façon rétrospective, en sachant ce qui est était là un (1) an après, puis quand on regarde la série des radiographies, bien! en décembre deux mille six (2006), au niveau du hile c’était évident, puis quand on recule puis on compare, on constate que, bien! oui, c’était là. Donc en rétrospective, puis la radiologie, en rétrospective c’est, en passant c’est très, très facile parce que on, — on a évidemment le luxe de voir le résultat douze (12) mois après puis on compare, on dit, ah! oui, c’était là. [Je souligne; d.a., vol. III, p. 74‑75.]
[119] Dr Ferraro reprend ce point lors de son contre‑interrogatoire :
. . . quand on révise d’une façon rétrospective les radiographies puis on constate que il y a déjà une masse ganglionnaire au niveau du hile, près du médiastin, bien! quand je mets tout ça ensemble, bien! mon hypothèse, hein! puis je reste convaincu que monsieur Émond, malheureusement, avait un cancer de stade 3 quand il est arrivé. [Je souligne; d.a., vol. III, p. 139.]
[120] Dans son rapport d’expert, Dr Ferraro ne dit rien au sujet de la région du médiastin lorsqu’il traite de l’opacité floue sur la radiographie de 2005 :
Dans le cas présent, lorsque la lésion pulmonaire a été identifiée pour la première fois (novembre 2005), il s’agissait fort probablement déjà d’une lésion de stade III ou IV. Il y a deux arguments principaux pour supporter cette hypothèse : Premièrement, la révision des films radiologiques confirme la proéminence du hile pulmonaire droit en novembre 2005 ce qui serait compatible avec la présence de métastases ganglionnaires. [Je souligne; d.a., vol. VII, p. 117.]
[121] À une seule occasion, et ce, seulement en réinterrogatoire, Dr Ferraro parle d’« une masse au niveau du hile et du médiastin ».
[122] Ma lecture du dossier me porte à conclure que cette dernière remarque, faite pour la première fois en réinterrogatoire, était une erreur et ne doit pas être utilisée pour remplacer ou supplanter l’ensemble de son rapport et de son témoignage. À part cette remarque, Dr Ferraro n’a toujours parlé que d’une opacité dans la région du hile. En effet, à la lumière du rapport du Dr Ferraro, de son témoignage en chef et de son contre‑interrogatoire, qui mentionnent seulement la région du hile, la seule lecture plausible de la preuve est que la mention du médiastin constituait une erreur et que Dr Ferraro n’essayait ni de compléter ni de revenir sur sa déclaration, par ailleurs constante, qui faisait mention d’une opacité dans la région du hile. La juge de première instance a donc mal interprété la preuve d’expert en concluant que Dr Ferraro avait constaté des opacités dans les régions du hile et du médiastin sur la radiographie de novembre 2005.
[123] Cette erreur est problématique. En effet, les experts des deux parties expliquent dans leurs témoignages respectifs qu’une opacité dans la région du médiastin correspond à un cancer métastasé (stade III ou plus avancé), alors qu’une opacité dans la région du hile seulement correspond à un cancer pulmonaire de stade I ou II. La juge de première instance a tenu cette preuve pour avérée :
L’ensemble des médecins experts qui ont témoigné s’entendent sur la définition des différents stades du cancer du poumon. Ils décrivent le cancer du poumon de stade I comme se limitant à une lésion au poumon. En ce qui concerne le stade II, ils reconnaissent qu’il s’agit d’un cancer qui s’est propagé aux ganglions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du poumon, notamment dans la région du hile. Au stade III, les ganglions ont atteint le niveau du médiastin. Au stade IV, le cancer est généralisé et s’accompagne de métastases.
Ils partagent le même avis à l’égard du schéma de progression du cancer, en ce que les cellules cancéreuses débutent au niveau du poumon, puis s’attaquent aux ganglions avant de progresser vers le hile puis vers le médiastin. [Notes en bas de page omises; par. 108‑109.]
Ainsi, la remarque erronée de Dr Ferraro dans son réinterrogatoire à l’effet que la région du médiastin était aussi affectée a mené la juge de première instance à conclure que le cancer était à un stage plus avancé (stade III ou IV) en novembre 2005 (par. 132‑134). Il s’agit ici d’une erreur manifeste et dominante puisqu’elle n’est pas, et ne peut raisonnablement être, supportée par la preuve.
[124] Quant au troisième des éléments susmentionnés, le fait que la vaste majorité des cancers pulmonaires soient diagnostiqués à un stade avancé ne tient pas compte du contexte dans lequel ce diagnostic est posé. La majorité des patients que mentionne Dr Ferraro dans son témoignage l’ont consulté pour obtenir un diagnostic; il ne s’agit pas de patients dont le cancer est diagnostiqué fortuitement dans le cadre d’un bilan de santé. M. Émond faisait partie de cette dernière catégorie, et non de la première. Nul ne conteste cette conclusion de fait tirée par la juge de première instance (par. 59‑60). La preuve selon laquelle la majorité des cancers du poumon sont diagnostiqués à un stade avancé est d’une utilité limitée en ce sens qu’elle est muette à propos des cas, comme celui de M. Émond, où le cancer est diagnostiqué fortuitement. En revanche, la donnée statistique selon laquelle 78 p. 100 des cancers découverts fortuitement en sont au stade I a plus de poids, étant plus spécifique à la situation de M. Émond.
[125] En somme, force est de constater — ainsi que l’ont souligné les juges majoritaires de la Cour d’appel — que l’ensemble du témoignage du Dr Ferraro est conjectural (par. 201‑212). Traiter les conjectures et les hypothèses comme des éléments de preuve, avérés de surcroît, à l’instar de la juge de première instance, constitue également une mauvaise appréciation de la preuve (Martel, p. 750).
[126] À mon avis, la mauvaise appréciation de la preuve par la juge de première instance constitue une erreur manifeste et dominante.
B. La juge de première instance a fait abstraction ou ignoré de la preuve objective clé
[127] En outre, la juge de première instance n’a pas tenu compte d’un élément clé de preuve objective : le fait que le défunt ait survécu plus de 31 mois — soit 14 mois sans traitement et 17 mois avec traitements — alors que l’espérance de vie pour les patients atteints d’un cancer pulmonaire de stade III ou IV varie entre 8 et 12 mois. Cet élément essentiel du dossier concorde avec la donnée statistique selon laquelle 78 p. 100 des cancers pulmonaires découverts fortuitement — comme celui de M. Émond — en sont au stade I. Bien que les données statistiques à elles seules ne puissent fonder la décision de tirer (ou non) l’inférence ou d’appliquer (ou non) une présomption de fait, ces données statistiques peuvent toutefois aider à confirmer les conclusions de fait du juge de première instance.
[128] Le juge Fournier de la Cour d’appel a bien apprécié le fait que M. Émond ait survécu, après la radiographie de novembre 2005, pendant plus de 14 mois sans traitement et 17 mois avec traitements :
Selon les experts de la demande, il est possible pour une personne atteinte d’un cancer de stade IV de survivre 17 mois avec des traitements, car les traitements ont pour effet de ralentir le cancer. Comme l’explique bien le docteur Langleben, si le cancer de Marc Émond était rendu à un stade IV en janvier 2007, la durée de sa survie se situerait dans la moyenne : « I’m sorry to say this, he died exactly on schedule ».
En outre, le docteur Langleben exprime l’avis que si Marc Émond était atteint d’un cancer de stade avancé en novembre 2005, il serait décédé dans l’année, ou du moins, il n’aurait pu parcourir des milliers de kilomètres à bicyclette à l’été 2007. Le docteur Agulnik, expert en oncologie, exprime le même avis : les patients atteints d’un cancer de stade IV et qui ne reçoivent aucun traitement vivent moins de 12 mois.
. . .
Pour le deuxième élément, je ne crois pas qu’on puisse dire que la bonne santé de Marc Émond explique une progression lente de la maladie, surtout pour la période avant le début des traitements de chimiothérapie. En l’espèce, le docteur Langleben explique plutôt que la survie d’un patient atteint d’un cancer de stade IV et qui est en excellente santé est d’environ 8 mois. Il ajoute qu’avec des traitements de chimiothérapie, la vie peut être prolongée d’environ 6 mois et que certaines personnes vivent une période supplémentaire allant jusqu’à 4 mois. Dans le cas de Marc Émond, sa survie devrait être de 14 à 18 mois à partir du début du stade IV de la maladie.
Or, si on retient la thèse de la défense, Marc Émond aurait survécu près de 30 mois, alors atteint d’un stade avancé du cancer et n’ayant reçu aucun traitement pendant les 13 premiers mois. Rien dans la preuve ne permet de croire qu’il est probable de vivre aussi longtemps d’un cancer de stade avancé, surtout lorsqu’il existe un tel délai dans le traitement.
. . .
Les trois médecins s’entendent pour dire qu’un cancer qui a évolué aux stades III ou IV est fatal à douze mois s’il n’est pas traité et qu’un traitement de chimiothérapie palliative pourra prolonger la vie du patient de quelques mois. J’en ai fait mention précédemment.
La preuve révèle également que Marc Émond n’a subi aucun traitement entre novembre 2005 et janvier 2007.
Selon donc l’opinion unanime des médecins et selon toute probabilité, Marc Émond serait mort au moment où on lui fait les biopsies qui confirment que son cancer en est à un stade IV.
. . .
Marc Émond est décédé 31 mois plus tard, soit le 6 juin 2008. La durée de sa survie de 31 mois, dans les conditions décrites par la preuve et les expertises, est improbable. Je retiens que, sur une balance de probabilité, on doit exclure que Marc Émond était atteint d’un cancer de stade III ou IV, ce qui démontre, selon la même balance de probabilité, qu’il était atteint, en novembre 2005, d’un cancer de stade I ou II. [par. 73‑93]
[129] Je fais mien son raisonnement.
[130] La juge de première instance a fait fi d’une autre donnée statistique concordante, à savoir que les experts des deux parties ont déclaré que 78 p. 100 des cancers pulmonaires découverts de manière fortuite en sont au stade I. Selon Dr Langleben, un nodule pulmonaire unique découvert de manière fortuite se révélera, dans 80 p. 100 des cas, un cancer de stade I. Selon Dr Ferraro lui‑même, « règle générale, si c’est découvert fortuitement, c’est un stade plus précoce ». Son témoignage nous apprend que « les stades I c’est les cancers précoces ». La juge de première instance a donc tenu cette donnée pour un fait avéré :
Tous les experts se sont entendus pour dire que globalement, seulement 10 à 15% des patients atteints du cancer du poumon réussissent à survivre au‑delà de la période charnière de cinq ans, au‑delà de laquelle ils sont considérés guéris.
Ils expliquent ce faible pourcentage par le fait que plus de 75% des cancers sont diagnostiqués à un stade avancé et ne peuvent être guéris à compter du moment de la découverte, même s’ils reconnaissent que 78% des cancers décelés de manière fortuite s’avèrent des cancers de stade I. . . [par. 118‑119]
[131] À mon avis, la juge de première instance, en faisant fi de l’élément clé de preuve objective ci-dessus, étayé par des données statistiques non contestées, a également commis une erreur manifeste et dominante.
C. La juge de première instance aurait dû tirer une inférence défavorable en appliquant la présomption de fait prévue au Code civil
[132] Vu ces erreurs, il appartenait à la Cour d’appel d’intervenir et d’apprécier à nouveau la preuve. Les trois juges de la Cour d’appel ont conclu à bon droit que si la juge de première instance n’avait pas tenu compte des conjectures sur lesquelles reposait le témoignage du Dr Ferraro, et avait tenu compte de la période de survie de M. Émond, un fait incontesté étayé par la donnée statistique non contestée selon laquelle 78 p. 100 des cancers diagnostiqués de manière fortuite en sont à un stade précoce, elle aurait tiré une inférence de causalité.
[133] La demanderesse n’était pas tenue de prouver qu’il était impossible que le cancer du défunt en ait été au stade III ou IV. Elle devait uniquement prouver que le cancer de M. Émond en était probablement au stade I ou II en novembre 2005, et c’est ce qu’elle a fait.
[134] À mon avis, le fait que M. Émond ait survécu 31 mois après la radiographie de novembre 2005 — ce qui ne correspond aucunement à l’espérance de vie d’un patient atteint d’un cancer pulmonaire de stade III ou IV — étayé par une donnée statistique non contestée selon laquelle 78 p. 100 des cancers pulmonaires diagnostiqués de manière fortuite, comme dans le cas de M. Émond, en sont au stade I, aurait dû, vu la nature éminemment conjecturale de la preuve contraire, résulter en l’application d’une présomption « grav[e], précis[e] et concordant[e] » que le cancer n’avait pas atteint le stade III ou un stade plus avancé en novembre 2005 (art. 2849 du Code civil). En n’appliquant pas une telle présomption, la juge a commis une erreur manifeste et dominante.
IV. Conclusion
[135] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Abella, Côté et Brown sont dissidents.
Procureurs des appelants : McCarthy Tétrault, Montréal.
Procureurs de l’intimée : Kugler Kandestin, Montréal.
[1] Ailleurs dans leurs motifs, les juges majoritaires précisent que, suivant ce critère, il faut qu’en raison de la négligence du défendeur, il soit impossible pour le demandeur de prouver l’existence du lien de causalité, ou impossible pour lui d’en prouver l’existence de façon scientifique (par. 142, 144 et 162).
[2] McGhee c. National Coal Board, [1973] 1 W.L.R. 1 (H.L.); Wilsher c. Essex Area Health Authority, [1988] 2 W.L.R. 557 (H.L.).