Répertorié : Mennillo c. Intramodal inc.
No du greffe : 36124.
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown
Motifs de jugement (par. 1 à 81) : Le juge Cromwell (avec l’accord des juges Abella, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Brown)
Motifs concordants (par. 82 à 89) : La juge en chef McLachlin (avec l’accord du juge Moldaver)
Motifs dissidents (par. 90 à 263) : La juge Côté
2015 : 8 décembre; 2016 : 18 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown.
en appel de la cour d’appel du Québec
Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est rejeté.
Les juges Abella, Cromwell, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Brown : Les conclusions de fait du juge de première instance ne sont pas susceptibles de révision en appel car elles ne sont entachées d’aucune erreur manifeste et dominante. Il faut donc statuer sur le recours pour abus de M à partir des conclusions de fait du juge de première instance selon lesquelles, à compter du 25 mai 2005, M n’a plus voulu être actionnaire, n’a plus voulu être traité comme tel et a de ce fait transféré ses actions à R.
Deux choses incombent à celui qui allègue l’abus. D’abord, il doit préciser quelles attentes ont censément été frustrées et en établir le caractère raisonnable. Ensuite, il doit démontrer que ces attentes raisonnables ont été frustrées par un comportement que vise le libellé de la loi, à savoir le fait d’abuser des droits d’un détenteur de valeurs mobilières ou de se montrer injuste à son égard en lui portant préjudice ou en ne tenant pas compte de ses intérêts.
Dans la présente affaire, le recours pour abus est sans fondement. M ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à être traité comme un actionnaire : il ne l’était plus et il avait expressément demandé à ne plus être traité comme tel. On peut tout au plus reprocher à la société de ne pas avoir donné suite au vœu de M en omettant d’observer certaines formalités requises de sa part. Cependant, on ne saurait affirmer au vu de ces conclusions qu’elle a agi abusivement à l’égard de M ou qu’elle l’a dépouillé illégalement de sa qualité d’actionnaire. En fait, la société a omis de s’assurer de l’observation de toutes les formalités d’ordre juridique avant d’inscrire le transfert des actions à R. Les mesures de la société que M tient pour abusives ont en fait été prises, bien que de manière imparfaite, selon la volonté qu’il avait exprimée.
L’inobservation des formalités de la LCSA par une société ne constitue pas en soi de l’abus. Peut ouvrir droit au recours pour abus le comportement qui frustre l’attente raisonnable, mais pas celui qui est seulement contraire à la LCSA . En l’espèce, l’inobservation des formalités nécessaires au retrait de M à titre d’actionnaire, conformément à la volonté qu’il avait exprimée, ne saurait constituer un acte injustement préjudiciable à son égard en ce qu’elle le prive de sa qualité d’actionnaire. La société a omis d’observer les formalités requises pour donner suite à sa volonté de cesser d’être actionnaire. L’omission d’effectuer régulièrement son retrait à titre d’actionnaire, selon la volonté qu’il avait exprimée, ne saurait non plus rendre juste et équitable la réintégration de M au sein de l’actionnariat.
Quant à savoir si le transfert des actions aurait pu être annulé rétroactivement, une telle mesure n’aurait pu intervenir sur simple consentement verbal. Il ne peut y avoir annulation d’une émission d’actions que a) par modification des statuts de la société ou b) par achat de gré à gré des actions par la société, ce qui requiert une résolution des administrateurs, le consentement exprès de l’actionnaire en cause et le respect des critères de solvabilité et de liquidité. La conformité aux exigences relatives au maintien du capital‑actions ne saurait être facultative puisque le capital‑actions constitue le gage commun des créanciers en fonction duquel ces derniers acceptent de faire affaire avec la société.
Nul ne conteste que les actions transférées n’ont pas été endossées par M. La société a donc bel et bien inscrit un transfert qui ne respectait pas toutes les conditions prévues par la LCSA . S’agissant d’une formalité légale importante, son inobservation exposait l’opération à la nullité. Or, il ne fait aucun doute que M savait que cette formalité n’avait pas été accomplie lorsque la société a inscrit le transfert dans ses registres et que son certificat n’était pas endossé lors du transfert de ses actions à R, comme l’a conclu le juge de première instance. Puisque, plus de trois ans auparavant, il connaissait la situation qu’il déplore aujourd’hui, son recours était et demeure prescrit. Même s’il était susceptible d’annulation, le transfert existait tout de même.
Enfin, en ce qui concerne la possibilité que les actions aient été émises conditionnellement, la condition en cause résultait d’un accord entre M et R selon lequel le premier ne serait actionnaire que s’il se portait garant du passif de la société. L’accord est intervenu entre M et R, et la société n’y est pas partie. Il ne requérait donc pas l’observation des formalités liées à une émission conditionnelle d’actions.
La juge en chef McLachlin et le juge Moldaver : Point n’est besoin de décider s’il y a effectivement eu transfert des actions de M à R. On peut statuer sur le pourvoi à partir du fait que M n’a pas démontré qu’il pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les registres de la société continuent de faire état de sa qualité d’actionnaire puisqu’il avait demandé à ne plus être actionnaire. Cela est d’ailleurs confirmé par le fait qu’il a cessé par la suite d’agir comme actionnaire participatif et a avancé des fonds sous forme de prêts. La conclusion de fait du juge de première instance trouve appui dans la preuve. Il n’a donc pas eu tort de rejeter le recours pour abus intenté par M.
La juge Côté (dissidente) : Deux grands principes sont profondément enracinés en droit canadien des sociétés par actions et ne peuvent simplement être écartés ou ignorés : il s’agit du principe de la personnalité juridique distincte de la société par rapport à celle de son ou ses actionnaires, et du principe ou de la règle du maintien du capital. Les formalités prévues par les lois relatives aux sociétés par actions sont imposées en raison de ces principes et elles sont nécessaires à la protection du patrimoine de la société, gage commun de ses créanciers.
Ces principes ne peuvent être à géométrie variable. Le principe de la personnalité juridique distincte de la société et celui du maintien du capital sont tout aussi importants — sinon plus — dans le cas d’une petite société que dans celui d’une grande. Bien que les attentes des actionnaires puissent varier de l’un à l’autre dans le cas d’une société par actions à capital fermé, l’importance de ces principes n’est pas pour autant diminuée. Il en va de même des formalités prévues par la loi pour faire respecter ces principes.
Il s’ensuit que la conclusion selon laquelle il y a eu en l’espèce émission conditionnelle d’actions ou encore celle selon laquelle il y a eu en l’espèce annulation rétroactive de l’entente entre les deux actionnaires quant aux actions de M sur simple consentement de ceux‑ci et que cette annulation a eu quelque effet que ce soit sur la société, en dépit de l’absence du formalisme requis, mettent en péril des piliers importants du droit canadien des sociétés.
Dans le même sens, la prétention d’un actionnaire suivant laquelle une entente de transfert d’actions est intervenue entre lui et son coactionnaire ne libère pas la société en cause de son devoir légal de faire les vérifications requises avant d’entériner par résolution ce transfert d’actions et de l’inscrire dans ses registres. La LCSA soumet l’inscription d’un transfert d’actions à des conditions préalables très strictes, dont l’endossement du titre et le caractère régulier du transfert. L’omission de telles vérifications par la société en l’espèce constituait en soi une forme d’abus.
En exprimant l’intention de se retirer de la société à titre d’actionnaire, M ne mettait fin à toutes attentes raisonnables qu’il pouvait avoir de demeurer dans les registres de la société en tant qu’actionnaire. Conclure le contraire revient à dire que la simple expression de l’intention de se retirer d’une société en tant qu’actionnaire mettrait également fin à l’attente raisonnable que la société en question agisse en conformité avec la loi et ses statuts et règlements et qu’elle procède aux vérifications requises avant de priver une personne de son statut d’actionnaire, faisant ainsi échec au recours pour abus. Or, la LCSA elle‑même ne limite pas ainsi l’accès au recours pour abus et, de plus, les actionnaires sont en droit de s’attendre à ce que la société agisse en conformité avec ses statuts et règlements et, plus généralement, avec la loi. Il s’agit pour ainsi dire d’attentes présumées.
La question des attentes raisonnables a une plus grande pertinence lorsqu’il s’agit de déterminer les droits d’un actionnaire au‑delà de ce qui est spécifiquement prévu dans la loi et les statuts et règlements de la société. Lorsque l’illégalité de la conduite de la société est alléguée, comme c’est le cas en l’espèce, l’analyse ne porte pas tant sur la question des attentes raisonnables que sur celle visant à déterminer si la conduite de la société est effectivement illégale et, partant, abusive. De simples irrégularités, qui ne constituent pas pour autant un abus ou un acte injustement préjudiciable, ne seront pas suffisantes pour donner ouverture au recours du plaignant. À l’inverse, l’omission de se conformer à une disposition impérative de la loi ainsi qu’aux exigences prévues par les statuts et règlements de la société en ce qui concerne la reconnaissance même du statut d’actionnaire pourra donner ouverture au recours pour abus.
En l’espèce, plusieurs aspects de la conduite de la société posent problème. La preuve révèle que le certificat d’actions en cause n’a pas été endossé. Elle révèle également que la société n’a fait aucune vérification avant d’adopter la résolution de transfert des actions de M, et que c’est rétroactivement et avec la signature d’un seul actionnaire (c’est‑à‑dire l’actionnaire majoritaire) que la résolution a été adoptée. Cette conduite de la société, qui contrevient à des dispositions expresses de la loi, de ses statuts et de ses règlements, a été préjudiciable à M : elle l’a dépouillé illégalement de son statut d’actionnaire. Et il est difficile d’imaginer conduite plus abusive d’une société par actions à l’endroit d’un actionnaire que celle de le priver de ce statut.
La conduite d’une société qui avalise un transfert d’actions sans vérification aucune, et qui confond ses intérêts avec ceux de son actionnaire majoritaire comme si elle n’était qu’une simple marionnette, n’est pas moins abusive seulement parce que, à un certain moment donné, un coactionnaire a exprimé son intention de se retirer de la société, sans qu’il y ait eu entente quant aux modalités d’un tel retrait.
Par ailleurs, le premier juge n’a pas conclu que les actionnaires de la société s’étaient entendus afin de procéder à un transfert d’actions. Cette interprétation dénote une lecture parcellaire du jugement de première instance et en dénature les conclusions. Le juge de première instance a plutôt conclu que l’intention exprimée par M de se retirer de la société, dans la mesure où ses actions avaient été émises conditionnellement à ce qu’il garantisse le passif de la société, était suffisante pour le dépouiller de son statut d’actionnaire. Il n’est pas exact en l’espèce d’affirmer que le juge de première instance a conclu à la cession des actions, indépendamment du caractère conditionnel de leur émission.
Les parties ont qualifié l’entente qui serait intervenue entre les actionnaires de la société de maintes façons, y voyant tantôt une émission conditionnelle, tantôt une annulation rétroactive, tantôt un contrat de vente ou de donation. Cela traduit un problème plus fondamental : le fait que, sauf conjecture, aucune intention à cet effet ne ressort de la preuve. En fait, la difficulté éprouvée par les juridictions inférieures à qualifier la prétendue entente résulte du fait que la preuve est muette sur l’opération juridique qui aurait été envisagée par les actionnaires de la société le 25 mai 2005 et qui aurait eu comme résultat le transfert de ses actions.
Il est d’ailleurs impossible de conclure en droit que M a transféré ses actions le 25 mai 2005. En effet, peu importe la conclusion quant à la crédibilité des témoins à cet égard, l’intention manifestée par M de se retirer de la société était sans effet sur ses droits en tant qu’actionnaire. En l’espèce, l’intention exprimée par M constituait tout au plus une invitation à contracter.
L’analyse qui s’impose dans les circonstances ne peut ignorer l’interaction du droit civil québécois avec la LCSA . Soutenir que l’intention exprimée par M en l’espèce donnait lieu à un accord de volontés, et ce, malgré l’absence d’entente quant à l’opération juridique projetée, va à l’encontre de principes élémentaires du droit civil québécois. Conclure que l’expression d’une telle intention constitue une fin de non‑recevoir au recours pour abus de M — avalisant ainsi a posteriori le transfert inscrit par la société dans ses registres — heurte la loi, l’équité et le sens commun.
La conclusion suivant laquelle M aurait exprimé son intention de se retirer en tant qu’actionnaire et aurait transféré ses actions en mai 2005, en plus de n’avoir aucun fondement en droit, ne trouve aucune assise dans la preuve et repose donc sur des erreurs manifestes et dominantes. Lorsque le juge de première instance rejette le témoignage de M à cet égard, il commet une erreur puisqu’il le fait en s’appuyant sur une interprétation déraisonnable de plusieurs pièces versées au dossier. Tout au plus, la preuve démontre qu’une intention de se départir de ses actions a été exprimée par M, sans toutefois qu’il n’y ait eu d’entente quant à la façon dont il disposerait de ses actions.
Enfin, le délai de prescription applicable au recours exercé en application de l’art. 241 de la LCSA dépendra du fondement du recours. Lorsque le statut d’actionnaire a été à un moment reconnu au plaignant — comme c’est le cas en l’espèce —, et que celui‑ci prétend que la société l’en a illégalement dépouillé, le recours est alors imprescriptible.
Jurisprudence
Citée par le juge Cromwell
Arrêt appliqué : BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, [2008] 3 R.C.S. 560; arrêts mentionnés : Premier Tech ltée c. Dollo, 2015 QCCA 1159, autorisation d’appel refusée, 2016 CanLII 21792; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Stein c. Le navire « Kathy K », [1976] 2 R.C.S. 802; Ingles c. Tutkaluk Construction Ltd., 2000 CSC 12, [2000] 1 R.C.S. 298; Martin c. Dupont, 2016 QCCA 475; Inspecteur général des institutions financières c. Assurances funéraires Rousseau et frère Ltée, [1990] R.R.A. 473.
Citée par la juge en chef McLachlin
Arrêt appliqué : BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, [2008] 3 R.C.S. 560.
Citée par la juge Côté (dissidente)
Smith c. Gow‑Ganda Mines, Ltd. (1911), 44 R.C.S. 621; Budd c. Gentra Inc. (1998), 111 O.A.C. 288; BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, [2008] 3 R.C.S. 560; Journet c. Superchef Food Industries Ltd., [1984] C.S. 916; Martin c. Dupont, 2016 QCCA 475; Paré c. Paré (Succession de), 2014 QCCA 1138; Grusk c. Sparling (1992), 44 C.A.Q. 219; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Bénard c. Gagnon, 2002 CanLII 23768, conf. par 2004 CanLII 73057; Regroupement des marchands actionnaires inc. c. Métro Inc., 2011 QCCS 2389; Greenberg c. Gruber, 2004 CanLII 14882.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, art. 1378, 1381, 1414, 1416, 1422, 1824, 1825, 2922, 2925, 2927.
Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C‑44, art. 24(4) , 25(3) , 34 , 39(6) , 49(4) a), (13) , 50(1) c), 53d), 60(1) , 64 , 65(3) , 76 , 79(1) a), 115(3) , 117(1) , 118(7) , 119(3) , 121a), 146 , 238 , 241 , 243 , 247 .
Loi sur la publicité légale des entreprises, RLRQ, c. P‑44.1.
Doctrine et autres documents cités
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Koehnen, Markus. Oppression and Related Remedies, Toronto, Thomson/Carswell, 2004.
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Morritt, David S., Sonia L. Bjorkquist and Allan D. Coleman. The Oppression Remedy, Toronto, Canada Law Book, 2004 (loose‑leaf updated December 2015, release 17).
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Wegenast, F. W. The Law of Canadian Companies, Toronto, Carswell, 1979 (reissue of 1931 ed.).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Vézina, Gagnon et St‑Pierre), 2014 QCCA 1515, [2014] AZ‑51101093, [2014] J.Q. no 8429 (QL), 2014 CarswellQue 10625 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Poirier, 2012 QCCS 1640, [2012] AZ‑50849648, [2012] J.Q. no 3574 (QL), 2012 CarswellQue 3855 (WL Can.). Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.
Claude Marseille, Paul Martel et Caroline Dion, pour l’appelant.
Hubert Camirand et Marie‑Geneviève Masson, pour l’intimée.
Version française du jugement des juges Abella, Cromwell, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Brown rendu par
Le juge Cromwell —
I. Introduction
[1] La question qui, aux fins du présent pourvoi, sous‑tend le recours pour abus intenté sur le fondement de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C‑44 (« LCSA »), est celle de savoir si, comme l’allègue l’appelant, Johnny Mennillo, Intramodal inc. a abusé des droits de ce dernier ou s’est montrée injuste à son égard en lui portant préjudice ou en ne tenant pas compte de ses intérêts, par la façon dont elle a conduit ses activités commerciales ou ses affaires internes (par. 241(2) de la LCSA ).
[2] Le caractère informel des rapports entre les parties et le peu d’attention que ces dernières ont porté à l’établissement des documents requis soulèvent certains points techniques du droit des sociétés, notamment en ce qui concerne la manière dont un transfert d’actions peut être inscrit régulièrement ou annulé. Toutefois, la question fondamentale de savoir si M. Mennillo a fait l’objet d’un abus au sens du droit des sociétés dépend de la version des faits que l’on retient entre les deux, nettement différentes, offertes par M. Mennillo et Mario Rosati, l’actionnaire contrôlant d’Intramodal.
[3] M. Mennillo allègue l’abus de ses droits. Investisseur dans Intramodal, il aurait été exclu de toute participation au capital par M. Rosati. Intramodal nie l’abus et affirme que, loin d’avoir été évincé de la société, M. Mennillo ne voulait plus faire partie de ses administrateurs et de ses actionnaires et a transféré ses actions à M. Rosati.
[4] Le juge de première instance rejette en bloc la version des faits de M. Mennillo et retient essentiellement celle d’Intramodal. À son avis, M. Mennillo a convenu qu’il ne demeurerait actionnaire que tant qu’il serait disposé à garantir le passif de la société. Finalement, M. Mennillo y a renoncé et a transféré ses actions à M. Rosati. De l’avis du juge, ce serait une erreur ou un oubli de la part de l’avocat de M. Rosati qui expliquerait l’inobservation des formalités nécessaires pour mener à bien le transfert des actions.
[5] Si les conclusions de fait du juge de première instance sont justes, comme j’estime qu’elles le sont, le recours pour abus de M. Mennillo est sans fondement. Selon la conclusion cruciale, M. Mennillo n’a pas souhaité demeurer actionnaire et a demandé à M. Rosati de faire en sorte qu’il ne le soit plus. Partant, la seule chose que l’on peut reprocher à la société est de ne pas avoir observé les formalités. Or, cette inobservation ne saurait en soi constituer de l’abus. La façon dont la société et son actionnaire contrôlant ont considéré M. Mennillo, c’est‑à‑dire exactement comme il le voulait, ne saurait non plus constituer de l’abus. Bien que les juridictions inférieures aient commis des erreurs sur des points touchant au droit des sociétés, j’estime que l’allégation d’abus a été rejetée à raison et je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Aperçu du contexte juridique, des thèses des parties et des questions en litige
A. Contexte juridique
[6] Pour bien comprendre les faits et les questions en litige, il importe de préciser le contexte juridique dans lequel ils doivent être examinés.
[7] Le redressement demandé par M. Mennillo prend entièrement appui sur son allégation d’abus formulée en application de l’art. 241 de la LCSA . Les autres allégations qu’il aurait pu formuler, mais qu’il n’a pas formulées, sont sans pertinence et ne peuvent être prises en compte. Voici le texte de cette disposition :
241 (1) Tout plaignant peut demander au tribunal de rendre les ordonnances visées au présent article.
(2) Le tribunal saisi d’une demande visée au paragraphe (1) peut, par ordonnance, redresser la situation provoquée par la société ou l’une des personnes morales de son groupe qui, à son avis, abuse des droits des détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs ou dirigeants, ou, se montre injuste à leur égard en leur portant préjudice ou en ne tenant pas compte de leurs intérêts :
a) soit en raison de son comportement;
b) soit par la façon dont elle conduit ses activités commerciales ou ses affaires internes;
c) soit par la façon dont ses administrateurs exercent ou ont exercé leurs pouvoirs.
[8] Dans l’arrêt BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, [2008] 3 R.C.S. 560, par. 53‑94, la Cour fait état de la nature de l’allégation d’abus et de ses composantes. Le recours pour abus s’inspire des principes d’equity : le tribunal se voit conférer le vaste pouvoir d’imposer « le respect non seulement du droit, mais [aussi] de l’équité » (par. 58; voir aussi Premier Tech ltée c. Dollo, 2015 QCCA 1159, autorisation de pourvoi refusée (2016 CanLII 21792 (C.S.C.)). L’existence d’un abus tient à la « réalité commerciale », pas seulement aux « considérations strictement juridiques » (BCE, par. 58). En outre, le tribunal détermine ce qui est juste et équitable « selon les attentes raisonnables des parties intéressées en tenant compte du contexte et des rapports en jeu » (par. 59).
[9] Deux choses incombent à celui qui allègue l’abus. D’abord, il doit « préciser quelles attentes ont censément été frustrées [. . .] et en établir le caractère raisonnable » (BCE, par. 70). Ensuite, il doit démontrer que ces attentes raisonnables ont été frustrées par un comportement visé par le libellé de la loi, à savoir le fait d’abuser des droits d’un détenteur de valeurs mobilières ou de se montrer injuste à son égard en lui portant préjudice ou en ne tenant pas compte de ses intérêts (par. 68; par. 241(2) de la LCSA ).
[10] Suivant les conclusions de fait du juge de première instance, M. Mennillo avait convenu qu’il demeurerait actionnaire de la société à la condition d’en garantir le passif. Il avait ensuite fait savoir qu’il ne souhaitait plus être garant de ce passif et il avait cédé ses actions à M. Rosati. Il ne pouvait donc pas raisonnablement s’attendre à être considéré comme un actionnaire par la suite. Il était par contre concevable qu’il s’attende raisonnablement à ce que la société s’assure de l’observation des formalités alors requises pour inscrire l’accord. Mais l’omission de la société de s’en assurer (soit le comportement par lequel elle a « frustré » les attentes de l’intéressé) ne saurait être assimilée au fait d’abuser des droits de M. Mennillo ou de se montrer injuste à son égard en lui portant préjudice ou en ne tenant pas compte de ses intérêts. La société en cause était une société fermée constituée de deux personnes dont les rapports entre elles se caractérisaient par une absence totale de formalisme. Comme le dit la Cour dans BCE, « [i]l est possible que les tribunaux accordent une plus grande latitude pour déroger à des formalités strictes aux administrateurs d’une petite société fermée qu’à ceux d’une société ouverte de plus grande taille » (par. 74). En somme, M. Mennillo n’a pas été victime d’abus, mais a été traité par la société comme il l’avait souhaité. Le fait que l’avocat de celle‑ci n’a pas observé les formalités du droit des sociétés pour donner effet à cette volonté ne constitue pas de l’abus.
[11] Contrairement à ce que conclut ma collègue la juge Côté, l’inobservation des formalités de la LCSA par une société ne constitue pas en soi de l’abus (par. 166 et 195). Le recours pour abus est de nature discrétionnaire et a pour assise l’equity (D. S. Morritt, S. L. Bjorkquist et A. D. Coleman, The Oppression Remedy (feuilles mobiles), p. 5‑10.4; D. H. Peterson et M. J. Cumming, Shareholder Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 17‑14). Peut ouvrir droit au recours le comportement qui frustre l’attente raisonnable, mais pas celui qui est seulement contraire à la LCSA . J’estime que non seulement l’approche de ma collègue rompt sensiblement avec la jurisprudence de la Cour, mais aussi que, en l’espèce, elle permet à M. Mennillo de faire du recours pour abus un instrument d’abus plutôt que de redressement.
B. Thèses des parties
[12] M. Mennillo soutient qu’Intramodal a illégalement rayé son nom de la liste des actionnaires dans une déclaration modificative déposée auprès du Registraire des entreprises du Québec (« REQ ») le 18 juillet 2005. Il prétend par ailleurs que, en tant qu’actionnaire, il avait le droit de consulter les registres de la société pendant les heures normales de bureau, mais qu’on lui a refusé l’exercice de ce droit jusqu’au quatrième jour du procès en Cour supérieure. Autrement dit, il s’agirait d’un actionnaire et investisseur qu’on aurait évincé de la société.
[13] Intramodal rétorque que M. Mennillo a démissionné de son poste d’administrateur, qu’il a demandé à ne plus être actionnaire et qu’il a cédé ses actions à M. Rosati. Il y a eu remboursement intégral des sommes avancées par M. Mennillo et versement d’une prime généreuse à ce dernier. L’entreprise soutient en somme que M. Mennillo ne voulait pas être un actionnaire participatif et, comme nous le verrons, qu’il ne l’est plus.
C. Questions en litige
[14] M. Mennillo soulève en appel deux points de droit et un point de fait sur lesquels je me penche sans égard aux questions de prescription et de redressement.
[15] S’agissant du droit, il fait valoir ce qui suit :
a) Le juge de première instance conclut à tort qu’il a cédé ses actions à M. Rosati alors qu’aucun transfert valable en droit n’a été effectué (2012 QCCS 1640);
b) Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont tort de conclure qu’il est possible d’annuler rétroactivement une souscription d’actions par simple entente verbale, sans accomplir les formalités juridiques requises (2014 QCCA 1515).
[16] S’agissant des faits, M. Mennillo invoque les conclusions du juge dissident de la Cour d’appel et soutient que le juge de première instance rejette à tort sa prétention selon laquelle il est actionnaire de l’entreprise.
[17] Je donne raison à M. Mennillo quant au deuxième point qui touche au droit des sociétés, mais cela n’a aucune incidence sur l’issue du recours pour abus. Le juge de première instance conclut que, en mai 2005, M. Mennillo ne souhaitait plus être actionnaire, car il ne voulait plus être garant de la totalité du passif d’Intramodal. Certaines des formalités nécessaires au transfert des actions de M. Mennillo à M. Rosati n’ont pas été accomplies à cause d’une erreur ou d’un oubli de la part de l’avocat de M. Rosati. Dès ce moment, M. Mennillo a consenti à n’être qu’un simple prêteur vis‑à‑vis de son ami, M. Rosati. Le 25 mai 2005, M. Mennillo a cessé d’être actionnaire de la société et c’est exactement ainsi que la société l’a traité. À mon avis, le juge dissident de la Cour d’appel a tort d’infirmer ces conclusions de fait. Il y a certes eu un grand manque de formalisme, mais à la lumière de ces conclusions de fait cruciales, la société a pour l’essentiel simplement traité M. Mennillo comme il avait souhaité l’être et ce dernier a été remboursé de toutes les sommes prêtées en plus de toucher une prime substantielle.
III. Analyse
A. Le litige factuel
(1) Remarques préliminaires
[18] L’objet principal du pourvoi est de savoir si le juge de première instance commet une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il conclut que, en mai 2005, M. Mennillo ne souhaitait plus être actionnaire, car il ne voulait plus être garant de la totalité du passif d’Intramodal, de sorte qu’il a cédé ses actions à M. Rosati. Si ces conclusions de fait demeurent, le recours pour abus exercé par M. Mennillo est sans fondement : la société n’a pas abusé des droits de M. Mennillo et elle ne s’est pas montrée injuste à son égard en lui portant préjudice ou en ne tenant pas compte de ses intérêts puisqu’elle l’a traité comme il l’avait demandé. Rappelons que, comme le dit la Cour dans BCE, le tribunal saisi d’une allégation d’abus doit tenir compte de la réalité commerciale et pas seulement des considérations strictement juridiques (par. 58).
[19] Le pourvoi soulève par ailleurs quelques points en droit des sociétés ainsi qu’en droit de la prescription. Ces points de droit n’ont cependant aucune incidence sur l’issue du pourvoi. Je les examinerai brièvement une fois exposés les motifs pour lesquels je suis d’avis de confirmer les principales conclusions du juge de première instance.
(2) Aperçu des faits essentiels
[20] À l’hiver 2004, deux amis, MM. Mennillo et Rosati, ont envisagé la création d’une entreprise. M. Mennillo devait avancer les fonds de démarrage et M. Rosati, mettre ses compétences à contribution pour assurer la réussite d’une société de transport routier. En avril 2004, M. Rosati a réservé la dénomination « Intramodal ».
[21] Le 13 juillet 2004, M. Rosati constituait Intramodal en personne morale. Le même jour, le conseil d’administration d’Intramodal adoptait une résolution par laquelle les avis de souscription d’actions de MM. Rosati et Mennillo étaient acceptés et 51 actions de catégorie « A » étaient émises à M. Rosati, 49 à M. Mennillo. Tant les avis de souscription que la résolution n’ont été signés que par M. Rosati.
[22] Il convient de mentionner que, dans la présente affaire, bon nombre des problèmes d’ordre juridique tiennent à l’absence quasi totale de formalisme dans les relations d’affaires. Les parties n’ont que rarement observé les exigences de la LCSA et n’ont en fait presque jamais rien consigné par écrit. Elles n’ont pas non plus conclu de contrat de société ou de convention d’actionnaires. Elles ont rarement échangé des courriels ou des lettres, ou ne l’ont jamais fait. Avant la constitution d’Intramodal, MM. Mennillo et Rosati convenaient par une simple poignée de main des fonctions de l’un et de l’autre dans l’entreprise. Une fois Intramodal constituée en société (le 13 juillet 2004), ils en sont devenus les administrateurs et les actionnaires, mais aucun n’a versé la somme nécessaire pour libérer ses actions, contrairement aux exigences du par. 25(3) de la LCSA . En outre, le certificat d’actions de M. Mennillo n’a jamais été signé comme l’exige l’al. 49(4) a) de la LCSA .
[23] Les avances de fonds substantielles de M. Mennillo à M. Rosati n’ont été constatées par aucun contrat écrit et n’ont d’ailleurs fait l’objet d’aucune autre formalité juridique. La preuve des sommes ainsi versées à Intramodal se résume à deux fiches de Rolodex annotées par M. Mennillo et paraphées par M. Rosati.
[24] Le 25 mai 2005, M. Mennillo a fait parvenir à Intramodal sa lettre de démission à titre d’administrateur et de dirigeant de la société. Les versions de MM. Mennillo et Rosati diffèrent tant sur les motifs de ce geste que sur sa portée. Intramodal soutient que M. Mennillo a transféré ses actions à M. Rosati, tandis que M. Mennillo affirme qu’il n’a jamais eu l’intention de cesser d’être actionnaire de la société. Le 18 juillet 2005, l’avocat d’Intramodal, Me Daniel Ovadia, a déposé auprès du REQ une déclaration modificative faisant état du retrait de M. Mennillo à titre d’administrateur et d’actionnaire de la société.
[25] Du mois de septembre 2005 au 5 décembre de la même année, M. Mennillo a avancé 145 000 $ à M. Rosati. Les activités d’Intramodal ont débuté en décembre 2005, et M. Mennillo a continué de verser des sommes à M. Rosati. Au total, il aura avancé 440 000 $, ce qui comprend les 145 000 $ déjà versés en 2005. En juillet 2007, les deux hommes se sont rencontrés deux fois, mais conservent chacun un souvenir différent de ces rencontres.
[26] Selon la version de M. Mennillo, c’est lors d’un repas avec M. Rosati et un autre ami, le 14 juillet 2007, au restaurant Rib’N Reef, qu’il aurait constaté qu’Intramodal était devenue prospère et que M. Rosati menait un grand train de vie. Contrarié par la situation, il se serait plaint de ne bénéficier aucunement de la réussite de l’entreprise. Lors de la seconde rencontre, le 21 juillet 2007, il aurait demandé le remboursement des sommes prêtées et le versement de sa part des profits d’Intramodal. Il aurait alors rejeté l’offre de transférer ses actions à M. Rosati.
[27] Selon la version de M. Rosati, après la rencontre du 14 juillet, M. Mennillo se serait montré assez mécontent de l’absence de rendement de son investissement de 440 000 $, qui avait permis le démarrage d’une entreprise lucrative. M. Rosati aurait proposé une rencontre une semaine plus tard pour régler le différend puis, lors de cette rencontre, il aurait demandé à M. Mennillo de lui indiquer quel montant pourrait le satisfaire et mettre fin à la mésentente. M. Mennillo aurait alors fixé ce montant à 150 000 $ de sorte que la créance totale s’élève à 690 000 $, y compris l’intérêt au taux annuel de 10 p. 100 et une prime de 100 000 $.
[28] En octobre 2007, de nombreuses rencontres ont eu lieu entre MM. Rosati et Mennillo et le comptable de ce dernier, Antoine Papadimitriou. Selon M. Mennillo, ces rencontres avaient pour but de fixer le prix de rachat de ses actions. Il prétend que c’est à l’occasion de ces rencontres que ses conseillers lui ont proposé d’obtenir le remboursement de ses avances (440 000 $) au moyen de fausses factures. M. Papadimitriou aurait en outre proposé de majorer d’environ 35 p. 100 le capital de 440 000 $ puisque cette somme serait imposée entre les mains de la société de gestion de M. Mennillo, 147488 Canada inc. Suivant ce scénario, le montant du remboursement se serait élevé à 690 000 $.
[29] M. Rosati dit pour sa part s’être présenté seul à ces rencontres et que les négociations visaient plutôt à augmenter le montant du remboursement déjà convenu en juillet 2007. Afin que M. Mennillo puisse profiter de la déduction pour gains en capital, un avocat fiscaliste, Me Paolo Carzoli, lui aurait conseillé de rectifier les registres de la société de façon qu’il reçoive 49 actions ordinaires et les vende à M. Rosati, ce que ce dernier aurait refusé.
[30] Les avances de fonds de M. Mennillo à M. Rosati ont été entièrement remboursées entre le mois de juillet 2006 et le 7 décembre 2009. Le remboursement s’est fait par chèques d’Intramodal sur présentation de fausses factures établies par 147488 Canada inc. pour des « consultations » (« consultations fees ») ou de la « gestion » (« management fees »). La somme totale versée par Intramodal à la société de gestion de M. Mennillo se monte à 690 000 $.
[31] Le 7 décembre 2009, lors d’une rencontre dans un restaurant, M. Rosati a remis à M. Mennillo un chèque de 40 000 $ portant la mention « Full and Final Payment » (règlement total et définitif). Quelques jours plus tard, M. Mennillo a consulté son avocat, Me Israel Kaufman, au sujet de cette mention. C’est alors qu’il aurait compris qu’il n’était plus actionnaire d’Intramodal.
[32] Le 25 février 2010, Me Kaufman a fait parvenir une mise en demeure à Intramodal. Le 7 septembre 2010, M. Mennillo a intenté contre Intramodal un recours pour abus dans le cadre duquel il alléguait qu’Intramodal et M. Rosati l’avaient dépouillé indûment et illégalement de sa qualité d’actionnaire.
(3) Conclusions de fait tirées en première instance
[33] Le juge Poirier affirme d’abord que l’issue de l’affaire dont il est saisi repose essentiellement sur la crédibilité des témoins, puis il rejette en bloc la version de M. Mennillo. Il conclut que, à compter du 25 mai 2005, M. Mennillo
a refusé cette aventure [soit le fait d’être actionnaire participatif d’Intramodal] et a demandé son retrait de la compagnie à titre d’actionnaire et d’administrateur à compter du 25 mai 2005. À compter de cette date, [M.] Mennillo a accepté de n’être que le prêteur d’une somme de 440 000 $ à son ami [M.] Rosati. Le fait que la cession des actions de [M.] Mennillo à [M.] Rosati n’ait pas été complétée résulte de l’erreur ou l’oubli de la part de l’avocat de [M.] Rosati.
Depuis le 25 mai 2005, [M.] Mennillo n’est plus détenteur d’aucune action ni administrateur de Intramodal. [par. 74-75 (CanLII)]
[34] Il ressort de la lecture attentive de ses motifs que, pour le juge, M. Mennillo cessait d’être actionnaire dès le transfert de ses actions à M. Rosati. À son avis, M. Mennillo n’a pas seulement eu l’intention de se retirer de la société, mais a cédé ses actions à M. Rosati et cessé d’être actionnaire d’Intramodal. Cette conclusion a une assise dans la preuve même si, de l’avis de tous, cette dernière est confuse et source de confusion. Toutefois, selon la conclusion cruciale sur le bien‑fondé de l’allégation d’abus, en date du 25 mai 2005, M. Mennillo ne souhaitait plus être actionnaire et a demandé son retrait. Sur ce point, le témoignage de M. Rosati demeure constant, et le juge y ajoute foi.
[35] Les conclusions du juge et le rejet par ce dernier de la version de M. Mennillo reposent sur le constat des faits suivants :
(i) Le motif invoqué par M. Mennillo pour démissionner à titre d’administrateur d’Intramodal (à savoir que M. Rosati ne voulait pas que La Brasserie Labatt (« Labatt »), un client éventuel, sache que M. Mennillo avait des intérêts dans la société) était faux.
(ii) Les sommes avancées par M. Mennillo avant la constitution en société d’Intramodal étaient des prêts, non des investissements dans la société.
(iii) Le montant de 250 000 $ qui figure sur le Rolodex, lequel fait état de toutes les sommes avancées par M. Mennillo, correspond à la somme dont ont convenu MM. Mennillo et Rosati en juillet 2007 et qui a servi à établir le montant du remboursement total (440 000 $ + 250 000 $ = 690 000 $).
(iv) Les deux documents relatifs à l’assurance contractée sur la vie de M. Mennillo et celle de M. Rosati et dont le bénéficiaire était Intramodal établissent, d’une part, que M. Rosati se croyait, depuis le 15 août 2006, seul actionnaire et administrateur d’Intramodal et, d’autre part, que M. Mennillo n’était que créancier de la société.
(v) Dans une lettre de l’avocat de M. Mennillo, Me Kaufman, datée du 31 octobre 2007, il n’est nullement fait mention du financement d’un éventuel achat d’actions, mais plutôt d’une reconnaissance de dette.
(vi) Dans un mémorandum en date du 26 novembre 2007, Me Carzoli, un avocat fiscaliste dont M. Papadimitriou (le comptable de M. Mennillo) retenait les services, décrit l’actionnariat d’Intramodal à l’automne 2007 et conclut que M. Mennillo n’est plus, à ce moment, actionnaire de la société.
(vii) La mise en demeure transmise par Me Kaufman à Intramodal le 25 février 2010 montre que M. Mennillo savait qu’il n’était plus actionnaire, et ce, depuis mai 2005, lorsqu’il avait démissionné à titre d’administrateur et transféré ses actions.
(viii) Les registres d’Intramodal révèlent l’existence d’un certificat d’actions ordinaires au nom de M. Mennillo. Or, celui‑ci n’est pas signé, non plus que le formulaire de transfert d’actions figurant à l’endos, qui ne contient que des renseignements nominatifs. Par ailleurs, ces registres contiennent une résolution datée du 25 mai 2005 portant sur le transfert des actions de M. Mennillo à M. Rosati. Si le transfert des actions de M. Mennillo à M. Rosati n’a pas été effectué, c’est à cause d’une erreur ou d’un oubli de la part de l’avocat de M. Rosati.
(ix) L’interrogatoire préalable de M. Mennillo le 28 octobre 2010 confirme l’opinion selon laquelle ce dernier a reconnu avoir souhaité ne plus être actionnaire d’Intramodal à partir du mois de mai 2005. Lors de cet interrogatoire, il a mentionné à quelques reprises qu’il avait démissionné comme actionnaire d’Intramodal, pour se reprendre ensuite et affirmer que cette démission n’était qu’à titre d’administrateur. De plus, la date à laquelle il dit avoir appris qu’il n’était plus actionnaire ne correspond pas à celle indiquée dans sa requête introductive d’instance et diffère également de celle qui figure dans son affidavit du 29 juillet 2010. Selon le juge de première instance, le moment de cette révélation si importante aurait dû imprégner la mémoire de M. Mennillo.
(4) Thèse de M. Mennillo sur ces conclusions
[36] M. Mennillo invoque les conclusions du juge dissident de la Cour d’appel, à savoir que, dans ses motifs, le juge de première instance commet un certain nombre d’erreurs qui justifient l’infirmation de ses conclusions de fait. Je les examine tour à tour.
a) Le motif invoqué par M. Mennillo pour démissionner à titre d’administrateur
[37] Le juge de première instance conclut que le motif invoqué par M. Mennillo pour démissionner à titre d’administrateur en mai 2005 était faux.
[38] Selon M. Mennillo, Labatt voulait examiner les registres d’Intramodal et visiter ses locaux. Il dit que Labatt aurait vu d’un mauvais œil sa participation dans l’entreprise à cause de ses activités dans le domaine des serres hydroponiques et celui de la vente de produits du tabac. Il fait coïncider la visite des représentants de Labatt avec l’acquisition d’équipements de transport importants par Intramodal et il mentionne plusieurs fois dans son témoignage la visite des locaux d’Intramodal par Labatt.
[39] Le juge de première instance conclut cependant que la démission de M. Mennillo ne peut avoir été liée à l’examen des registres d’Intramodal par les représentants de Labatt, car Intramodal ne possédait alors ni équipements ni locaux. Quoi qu’il en soit, l’explication de M. Mennillo ne se tient pas, car sa démission à titre d’administrateur n’aurait pas fait disparaître son nom des registres de la société si, comme il le prétend, il était demeuré actionnaire. Le juge invoque également les incohérences de son témoignage sur sa démission.
[40] Le juge dissident de la Cour d’appel conclut que le juge de première instance écarte à tort la version des faits de M. Mennillo. Il explique que même si Intramodal n’avait pas d’équipement, elle se livrait à certaines activités de relations publiques au moment où devait avoir lieu la visite. De plus, l’explication de M. Mennillo se tient puisque Labatt ne se serait pas vraisemblablement inquiétée de la participation de M. Mennillo au seul titre d’actionnaire minoritaire et que, de toute façon, le problème aurait pu être résolu par le simple transfert de ses actions à sa société de gestion.
[41] En tout respect, aucun fondement ne permettait au juge dissident d’écarter la décision du juge de première instance de ne pas ajouter foi à l’explication de sa démission à titre d’administrateur offerte par M. Mennillo. Comme le soulignent les juges majoritaires de la Cour d’appel, M. Mennillo fait coïncider la visite des représentants de Labatt avec l’acquisition d’équipements de transport par Intramodal. Or, il appert clairement que ce n’est pas ce que faisait Intramodal au cours de la période qui a précédé la démission de M. Mennillo en mai 2005. J’ajoute que M. Mennillo fait également coïncider la visite avec une période où Labatt aurait pu visiter les locaux, ce qui était invraisemblable, car Intramodal n’en disposait pas le jour de la démission de M. Mennillo à titre d’administrateur. Qui plus est, le juge de première instance n’a pas tort de conclure que si M. Mennillo était demeuré actionnaire, sa participation dans la société aurait été évidente à la lecture non seulement des registres de l’entreprise, mais aussi du registre public.
[42] Le juge de première instance ne commet aucune erreur manifeste et déterminante sur ce point.
b) Les documents relatifs à l’assurance‑vie
[43] Le juge dissident reproche au juge de première instance de se fonder sur des documents d’assurance‑vie dans lesquels M. Rosati dit être l’unique actionnaire de la société. Il estime que cette affirmation doit être considérée avec circonspection dans la mesure où M. Rosati en est l’auteur. De plus, on comprend mal pourquoi Intramodal aurait assuré la vie de M. Mennillo s’il n’avait été qu’un simple créancier. Toutefois, comme le font observer les juges majoritaires de la Cour d’appel, M. Rosati retenait les services d’un courtier qui faisait affaire avec M. Mennillo depuis plus de 20 ans. Le juge de première instance pouvait donc tenir compte du fait que, en septembre 2006, M. Rosati affirmait ouvertement, lorsqu’il avait affaire au courtier d’assurance de M. Mennillo, que ce dernier n’était pas actionnaire de la société. Il pouvait très bien conclure que le comportement de M. Rosati ajoutait à la véracité de sa thèse. Il n’y avait assurément aucune raison valable d’intervenir à l’égard des conclusions du juge sur ce point.
c) Le mémorandum de Me Carzoli
[44] Le juge dissident est également d’avis que le juge de première instance interprète mal le mémorandum de Me Carzoli, un avocat fiscaliste dont le comptable de M. Mennillo, M. Papadimitriou, retenait les services.
[45] Le juge de première instance indique que, dans un mémorandum rédigé après sa rencontre avec le comptable de M. Mennillo, Me Carzoli écrit : [traduction] « [l]e registre des procès‑verbaux de la société indique que les actions n’appartiennent qu’à un seul actionnaire [. . .] L’autre actionnaire [. . .] n’est qu’un investisseur de l’entreprise » (par. 50). Cet élément prouve selon lui que M. Mennillo ne se croyait pas actionnaire à la date du mémorandum (soit le 26 novembre 2007).
[46] Le juge dissident estime qu’il s’agit d’une inférence erronée, car dans le reste de son mémo, Me Carzoli explique que le registre doit être rectifié afin de constater que M. Mennillo est en fait actionnaire. Il conclut également du mémorandum que la stratégie proposée par Me Carzoli supposait que M. Mennillo soit actionnaire.
[47] Toutefois, comme le signalent les juges majoritaires de la Cour d’appel, la déclaration selon laquelle il n’y a qu’un seul actionnaire a été faite au comptable de M. Mennillo, mais elle a pourtant été passée sous silence. Qui plus est, comme le font observer le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel, le témoignage de M. Mennillo selon lequel il n’aurait appris qu’à l’hiver 2009 qu’il n’était pas actionnaire ne concorde pas avec le fait que le mémorandum a été rédigé environ deux ans auparavant.
[48] Encore une fois, ce n’est pas parce que le juge de première instance s’appuie sur le mémorandum de Me Carzoli que la Cour d’appel est admise à intervenir quant à sa décision d’écarter le témoignage de M. Mennillo.
d) La lettre du 31 octobre 2007
[49] Le juge dissident déplore aussi le fait que le juge de première instance se fonde sur une lettre de l’avocat de M. Mennillo, Me Kaufman, datée du 31 octobre 2007. Selon lui, une lecture attentive révèle que cette lettre ne va pas à l’encontre de la thèse de M. Mennillo.
[50] Le juge de première instance fait remarquer que même si Me Kaufman et M. Mennillo ont fait valoir que cette lettre visait un montage financier qui aurait permis à M. Rosati d’acheter les actions de M. Mennillo, la lettre comme telle ne fait pas mention d’un achat d’actions et revêt plutôt la forme d’une reconnaissance de dette. Les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont rien à redire, et moi non plus, sur ce que le juge de première instance conclut de la lettre. Il lui était loisible d’en inférer, surtout en l’absence de toute mention d’un achat d’actions, que l’omission d’une telle mention était invraisemblable au vu de la prétention de M. Mennillo selon laquelle il n’avait jamais renoncé à sa qualité d’actionnaire.
e) La mise en demeure du 25 février 2010
[51] Enfin, le juge dissident estime que le juge de première instance tire des conclusions erronées de la mise en demeure du 25 février 2010 que l’avocat de M. Mennillo, Me Kaufman, a fait parvenir à Intramodal. Le document fait mention de la demande qui aurait été faite à M. Mennillo de [traduction] « démissionner de la société » à cause de l’intérêt manifesté par Labatt et ajoute que la participation de M. Mennillo dans l’entreprise ne lui a pas été rendue après sa démission comme on le lui avait promis.
[52] Le juge de première instance s’appuie sur ce document non seulement pour conclure qu’en mai 2005, lorsqu’il a présenté sa démission à titre d’administrateur, M. Mennillo savait qu’il n’était plus actionnaire, mais aussi pour inférer la date à laquelle M. Mennillo a cessé de l’être.
[53] Le juge dissident de la Cour d’appel estime que la mise en demeure n’étaye pas ces conclusions. À son avis, employée par un avocat (Me Kaufman), la formule [traduction] « démissionner de la société » ne pouvait viser que la qualité d’administrateur de M. Mennillo, à l’exclusion de sa qualité d’actionnaire. De surcroît, la mise en demeure souligne que M. Mennillo est associé à raison de 50 p. 100 dans l’entreprise. Le juge dissident y voit la manifestation claire du fait que « [M.] Mennillo se considérait toujours actionnaire (partner) d’Intramodal à près de 50 % et, à ce titre, [qu’]il avait le droit au partage des profits (share of the profits) dans la même proportion » (par. 110 (CanLII)).
[54] Mais, encore une fois, le fait que le juge de première instance s’appuie sur cette mise en demeure ne justifie pas une intervention en appel. Je souscris aux motifs pour lesquels les juges majoritaires de la Cour d’appel rejettent l’affirmation de leur collègue dissident :
On peut différer d’opinion sur l’interprétation à donner au texte de cette [mise en demeure], mais celle du Juge ne me paraît pas « manifestement erronée », elle se défend même aisément. [M.] Mennillo réclame 1 M$, entre autres, « for failing to remit to him his share of the company » [[traduction] « pour omission de lui rendre sa participation dans l’entreprise »]. On ne saurait réclamer quelque chose que l’on détient déjà. Sa réclamation implique qu’il n’est pas actionnaire d’Intramodal puisqu’il veut le devenir. [par. 184]
f) Conclusion sur les conclusions de fait du juge de première instance
[55] Les conclusions de fait du juge de première instance ne sont susceptibles de révision en appel que si elles sont entachées d’une erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 10; Stein c. Le navire « Kathy K », [1976] 2 R.C.S. 802, p. 808; Ingles c. Tutkaluk Construction Ltd., 2000 CSC 12, [2000] 1 R.C.S. 298, par. 42). Je conviens avec les juges majoritaires de la Cour d’appel qu’il n’y a aucune erreur de la sorte en l’espèce. Le juge dissident voit certes dans certains éléments de preuve autre chose que le juge de première instance, mais il ne peut pour autant faire primer son opinion, sauf erreur manifeste et dominante. Au vu du dossier, nous estimons que les conclusions du juge ne sont pas entachées d’une telle erreur.
[56] Nous devons donc considérer que, dès le 25 mai 2005, M. Mennillo ne voulait plus être actionnaire et qu’il ne souhaitait pas être tenu pour tel, d’où le transfert de ses actions à M. Rosati.
[57] Eu égard à ces conclusions de fait, le recours pour abus est sans fondement. M. Mennillo ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à être traité comme un actionnaire : il ne l’était plus et avait expressément demandé à ne plus être considéré comme un actionnaire. Tout au plus peut‑on dire d’Intramodal qu’elle n’a pas donné suite à son vœu du fait qu’elle a omis d’observer certaines formalités requises de sa part. Cependant, on ne saurait affirmer au vu de ces conclusions que la société a agi abusivement à l’égard de M. Mennillo ou qu’elle l’a dépouillé illégalement de son statut d’actionnaire, comme le conclut la juge Côté (par. 198). En fait, la société a omis de s’assurer de l’observation de toutes les formalités d’ordre juridique avant d’inscrire le transfert. Les mesures de la société que M. Mennillo tient pour abusives ont en fait été prises, bien que de manière imparfaite, selon la volonté qu’il avait exprimée. La société ne peut donc pas s’être montrée injuste à son égard en lui portant préjudice du fait qu’elle a inscrit le transfert d’actions qu’il avait lui‑même voulu et, comme je l’explique plus loin, qu’il ne peut plus contester. En conséquence, les allégations de M. Mennillo doivent toutes être rejetées.
[58] Soit dit en tout respect, l’inobservation des formalités nécessaires au retrait de M. Mennillo à titre d’actionnaire, conformément à la volonté qu’il avait exprimée, ne saurait constituer un acte injustement préjudiciable [à son égard] dans la mesure où elle le prive de son statut d’actionnaire (la juge Côté, par. 207). La société a omis d’observer les formalités requises pour donner suite à sa volonté de cesser d’être actionnaire. L’omission d’effectuer régulièrement le retrait à titre d’actionnaire, selon la volonté exprimée par M. Mennillo, ne saurait non plus rendre juste et équitable sa réintégration en qualité d’actionnaire (par. 204).
B. Points relevant du droit des sociétés
[59] Même si, à strictement parler, ce n’est pas nécessaire, je me penche sur trois points du droit des sociétés, car certains éclaircissements à leur sujet seront utiles : le transfert d’actions aurait‑il pu être annulé rétroactivement comme le prétendent les juges majoritaires de la Cour d’appel, quelles sont les conséquences de l’omission d’observer les formalités prescrites par la LCSA et les actions auraient‑elles pu être émises conditionnellement?
(1) La possibilité d’annuler rétroactivement le transfert d’actions
[60] En première instance et en Cour d’appel, M. Mennillo a soutenu qu’il était devenu actionnaire d’Intramodal dès sa constitution en société et qu’il l’était toujours. En première instance, Intramodal a fait valoir deux théories différentes pour réfuter la thèse de M. Mennillo. Elle a d’abord prétendu que M. Mennillo serait devenu actionnaire s’il avait accepté d’appuyer financièrement l’entreprise et de se porter garant de la totalité de son passif, mais qu’il avait refusé ou négligé de le faire, de sorte qu’il n’était jamais devenu actionnaire. Elle a ensuite soutenu que M. Mennillo avait démissionné de son poste d’administrateur et qu’il avait transféré ses actions à M. Rosati. En Cour d’appel, Intramodal a mis l’accent sur sa deuxième théorie et soutenu que M. Mennillo avait cédé ses actions à M. Rosati le 25 mai 2005.
[61] Selon le juge de première instance, M. Mennillo a convenu qu’il ne demeurerait actionnaire que tant qu’il serait disposé à garantir le passif de la société. M. Mennillo a finalement décidé de ne pas se porter ainsi garant et a transféré ses actions à M. Rosati. Voici ce qu’opinent les juges majoritaires de la Cour d’appel sur ce point :
. . . peut‑on conclure qu’il y a eu véritablement cession des actions de [M.] Mennillo à [M.] Rosati? Il me semble plutôt que, tout simplement, ils conviennent le 25 mai 2005 d’annuler rétroactivement leur entente d’association convenue au départ en 2004. L’entente avait été conclue sans aucun formalisme, de même son annulation. [par. 225]
[62] Il convient de souligner que cette thèse de l’annulation rétroactive de l’entente n’est pas retenue par le juge de première instance, ni défendue par l’une ou l’autre des parties.
[63] Contrairement à ce que laissent entendre les juges majoritaires de la Cour d’appel, on ne peut selon moi annuler rétroactivement une émission d’actions sur simple consentement verbal. Comme le souligne M. Mennillo, il ne peut y avoir annulation d’une émission d’actions que a) par modification des statuts de la société ou b) par achat de gré à gré des actions par la société, ce qui requiert une résolution des administrateurs, le consentement exprès de l’actionnaire en cause et le respect des critères de solvabilité et de liquidité. Un tel acte de la société peut‑il être valide malgré le non‑respect de ces conditions de la LCSA ? J’estime que non.
[64] Les auteurs reconnaissent que le respect des exigences relatives au maintien du capital‑actions ne saurait être facultatif puisque le capital‑actions constitue le gage commun des créanciers en fonction duquel ces derniers acceptent de faire affaire avec la société (P. Martel, La société par actions au Québec, vol. I, Les aspects juridiques (feuilles mobiles), par. 12‑79 à 12‑82, 14‑107 et 14‑108; R. Crête et S. Rousseau, Droit des sociétés par actions (3e éd. 2011), p. 550‑552; F. W. Wegenast, The Law of Canadian Companies (1979 (réédition de l’éd. de 1931)), p. 313).
[65] Qui plus est, certains auteurs américains relèvent que la protection stricte du capital‑actions d’une société est nécessaire dans la mesure où la responsabilité de l’actionnaire est pour sa part limitée :
[traduction] La protection stricte de l’entité et la responsabilité limitée sont très complémentaires; l’une appelle généralement l’autre. . .
. . . la responsabilité limitée exige généralement la protection stricte de l’entité, surtout parce qu’elle est de nature à inciter des propriétaires à quitter l’entreprise lorsque son avenir est incertain. À son tour, cette incitation expose le capital‑actions à des retraits massifs, lesquels sont susceptibles de réduire à néant la valeur de l’entreprise au détriment de ses créanciers et de ses propriétaires. En refusant aux propriétaires le droit de se retirer unilatéralement, la protection stricte de l’entité empêche de tels retraits. [Note en bas de page omise.]
(H. Hansmann, R. Kraakman et R. Squire, « The New Business Entities in Evolutionary Perspective », [2005] U. Ill. L. Rev. 5, p. 11‑12)
[66] De manière plus concrète, pourquoi la loi établirait‑elle des exigences strictes visant principalement la protection des intérêts des créanciers si de telles exigences pouvaient être ignorées en toute impunité? Je ne puis trouver de réponse satisfaisante à cette question et, à mon avis, l’intimée n’est pas non plus en mesure d’en avancer une.
(2) Les conséquences de l’inobservation des formalités prescrites par la LCSA
[67] Le juge de première instance conclut que M. Mennillo a cessé d’être actionnaire d’Intramodal le 25 mai 2005 et que « [l]e fait que la cession des actions de [M.] Mennillo à [M.] Rosati n’ait pas été complétée résulte de l’erreur ou l’oubli de la part de l’avocat de [M.] Rosati » (par. 74).
[68] Il va sans dire qu’aucun écrit n’atteste cette cession. Mais pour les motifs détaillés qui précèdent, le juge de première instance ne commet aucune erreur manifeste et dominante lorsqu’il rejette la version des faits de M. Mennillo et qu’il retient essentiellement celle d’Intramodal. C’est pourquoi je fais mienne sa conclusion voulant que M. Mennillo ait refusé de se porter garant du passif d’Intramodal et transféré ses actions à M. Rosati. La preuve relative au transfert des actions est contradictoire et incohérente. Son interprétation par le juge Poirier est légitime compte tenu du caractère extrêmement informel des rapports entre les parties et de l’inobservation par ces dernières de la quasi‑totalité des formalités requises d’une société. Suivant mon interprétation de ses motifs, un contrat à titre onéreux liait MM. Mennillo et Rosati concernant le transfert des actions, ce qui est étayé par la preuve (Martin c. Dupont, 2016 QCCA 475; art. 1381 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »)).
[69] Nul ne conteste qu’Intramodal a omis de s’assurer que MM. Mennillo et Rosati s’étaient acquittés de certaines de leurs obligations suivant la LCSA lorsqu’elle a inscrit le transfert d’actions. Or, pareille omission ne peut en soi invalider un transfert intervenu entre les deux hommes (Inspecteur général des institutions financières c. Assurances funéraires Rousseau et frère Ltée, [1990] R.R.A. 473 (C.A.); Martel, par. 16‑103 à 16‑108).
[70] À cet égard, l’art. 76 de la LCSA dispose ce qui suit :
76 (1) L’émetteur doit procéder à l’inscription du transfert d’une valeur mobilière nominative lorsque les conditions suivantes sont réunies :
a) la valeur mobilière est endossée par une personne compétente au sens de l’article 65;
b) des assurances suffisantes sur l’authenticité et la validité de cet endossement sont données;
c) il n’est pas tenu de s’enquérir de l’existence d’oppositions ou il s’est acquitté de cette obligation;
d) les lois relatives à la perception de droits ont été respectées;
e) le transfert est régulier ou est effectué au profit d’un acheteur de bonne foi;
f) les droits prévus au paragraphe 49(2) ont été acquittés.
(2) L’émetteur tenu de procéder à l’inscription du transfert d’une valeur mobilière est responsable, envers la personne qui la présente à cet effet, du préjudice causé par tout retard indu ou par tout défaut ou refus.
[71] En l’espèce, la condition prévue à l’al. 76(1) a) de la LCSA n’est pas remplie. Nul ne conteste que les actions transférées n’ont pas été endossées par M. Mennillo. Il est donc exact de prétendre qu’Intramodal a inscrit un transfert qui ne respectait pas toutes les conditions prévues par la LCSA . Or, cette irrégularité n’appuie pas la thèse de M. Mennillo. Ce n’est pas à cause d’une inscription irrégulière du transfert d’actions qu’il n’est plus actionnaire d’Intramodal, mais parce qu’il a transféré ses actions à M. Rosati, comme le conclut le juge de première instance.
[72] L’endossement des actions était nécessaire pour mener à bien le transfert de M. Mennillo à M. Rosati. Il était requis pour la livraison des actions, laquelle s’imposait à son tour pour qu’il y ait transfert (par. 60(1) et 65(3) de la LCSA ). S’agissant d’une formalité légale importante, son inobservation exposait l’opération à la nullité (art. 1414 et 1416 C.c.Q.; Martel, par. 16‑91 et suiv.).
[73] Cela dit, il ne fait aucun doute que M. Mennillo savait que cette formalité n’avait pas été accomplie lorsque, en 2007, la société a inscrit le transfert dans ses registres. Nul ne peut non plus douter qu’il savait que son certificat n’était pas endossé lors du transfert des actions à M. Rosati, comme le conclut le juge de première instance.
[74] M. Mennillo aurait pu contester le transfert en invoquant l’inobservation de cette formalité exigée par la LCSA , mais il ne l’a pas fait et n’aurait pas pu le faire au moment d’intenter son recours en septembre 2010. Puisque, plus de trois ans auparavant, il connaissait la situation qu’il déplore aujourd’hui, son recours était et demeure prescrit (art. 2925 C.c.Q.). Même s’il était susceptible d’annulation, le transfert existait tout de même. En droit civil québécois, la sanction qu’est la nullité doit être prononcée par le tribunal (S. Gaudet, « Inexistence, nullité et annulabilité du contrat : essai de synthèse » (1995), 40 R.D. McGill 291, p. 331‑335; J.‑L. Baudoin et P.‑G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.‑G. Jobin et N. Vézina, par. 386; D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), par. 1101). Ce n’est qu’une fois la nullité prononcée par une cour de justice que le contrat « est réputé n’avoir jamais existé » (art. 1422 C.c.Q.). En effet, le « contrat qui n’est pas conforme aux conditions nécessaires à sa formation peut [et non pas doit] être frappé de nullité » (art. 1416 C.c.Q.). La mesure judiciaire doit être demandée au plus tard trois ans après que l’intéressé a eu connaissance de la cause de nullité (art. 2925 et 2927 C.c.Q.).
(3) L’émission conditionnelle des actions
[75] Le juge dissident de la Cour d’appel conclut des motifs du juge de première instance que les actions ont été émises à M. Mennillo à la condition qu’il demeure garant du passif. Il ajoute que la LCSA ne prévoit pas un tel actionnariat conditionnel et que, de toute manière, s’il avait été possible, il aurait fallu qu’il soit indiqué dans les registres de la société. Toujours selon lui, un tel actionnariat conditionnel ne saurait tenir à un accord informel entre deux personnes.
[76] Je suis d’accord pour l’essentiel avec le juge dissident quant au droit applicable sur ce point. La condition dont une action est assortie doit être précisée dans les statuts de la société et dans son registre des valeurs mobilières. De même, la résolution autorisant l’émission des actions à M. Mennillo aurait dû préciser qu’elles étaient assorties d’une condition (par. 24(4) et 49(13) et al. 50(1) c) de la LCSA ). Ces formalités n’ont pas été accomplies.
[77] Toutefois, à mon humble avis, le juge dissident interprète erronément les motifs du juge de première instance. Aucune des parties ne prétend avoir voulu que les actions soient émises à quelque condition et, à mon sens, le juge de première instance n’entend pas dire et ne dit pas que les actions sont assorties comme telles d’une condition. Au vu de la preuve, il appert plutôt de ses motifs que la condition dont il fait mention résulte d’un accord entre MM. Mennillo et Rosati selon lequel le premier ne serait actionnaire que s’il se portait garant du passif d’Intramodal. L’accord en question est intervenu entre MM. Mennillo et Rosati, et Intramodal n’y est pas partie. Il ne requérait donc pas l’observation des formalités applicables à une émission conditionnelle d’actions. Dans cette optique, la démarche du juge de première instance n’est entachée d’aucune erreur de droit.
C. Prescription et mesure de redressement
[78] Le juge de première instance arrive à la conclusion que le recours pour abus de M. Mennillo est prescrit. Il explique que le délai de trois ans imparti à l’art. 2925 du C.c.Q. s’applique et qu’il a commencé à courir en mai 2005, soit au moment où, selon lui, M. Mennillo a appris qu’il ne serait plus traité comme un actionnaire. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ne se prononcent pas sur la question. Le juge dissident estime cependant que le délai n’a commencé à courir qu’en décembre 2009 et que, de toute façon, l’abus s’était poursuivi. Devant notre Cour, M. Mennillo reprend à son compte, dans un même paragraphe de son mémoire, le raisonnement du juge dissident sur ce point. Quant à Intramodal, elle se range à l’avis du juge de première instance.
[79] Étant donné le peu d’attention que la Cour supérieure et la Cour d’appel accordent à ces questions, et la conclusion selon laquelle le recours pour abus intenté par M. Mennillo doit être rejeté sur le fond, je préfère ne pas me prononcer sur ce point précis de manière définitive dans le cadre du pourvoi.
[80] Vu la manière dont je propose de statuer en l’espèce sur le rejet du recours pour abus, point n’est besoin de me prononcer sur les mesures de redressement qui auraient été indiquées si l’abus avait été établi.
IV. Dispositif
[81] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens et de confirmer les ordonnances de la Cour supérieure et de la Cour d’appel sur les dépens.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Moldaver rendus par
[82] La Juge en chef — Je suis d’avis de rejeter le pourvoi pour les motifs suivants.
[83] M. Mennillo a intenté un recours pour abus. Il reproche à Intramodal inc. d’avoir agi de façon abusive en le dépouillant de sa qualité d’actionnaire dans les registres de la société.
[84] Pour établir l’abus, l’actionnaire doit prouver (1) qu’il s’attendait raisonnablement à ce que la société le traite d’une certaine manière et (2) que la société a frustré cette attente raisonnable (BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, [2008] 3 R.C.S. 560, par. 68). Issu de l’equity, le recours vise à protéger les attentes raisonnables et légitimes de l’actionnaire, lesquelles constituent la « pierre angulaire [du recours] pour abus » (BCE, par. 61). La preuve des attentes de l’actionnaire est essentielle pour qualifier un comportement d’abusif dans une situation donnée (BCE, par. 59; P. Martel, La société par actions au Québec, vol. I, Les aspects juridiques (feuilles mobiles), par. 31‑197 à 31‑198; D. H. Peterson et M. J. Cumming, Shareholder Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), § 17.41 à 17.43; D. S. Morritt, S. L. Bjorkquist et A. D. Coleman, The Oppression Remedy (feuilles mobiles), p. 3‑2).
[85] Je n’estime pas nécessaire de décider s’il y a effectivement eu transfert à M. Rosati des actions de M. Mennillo dans Intramodal inc. Je me contente de dire que, entre autres choses, la question de la nature des prestations que les parties se sont consenties l’une à l’autre par voie de « contrat à titre onéreux » — M. Rosati obtenant les actions de M. Mennillo en contrepartie de la libération de ce dernier par Intramodal inc. de son obligation de garantir le passif de la société — me laisse quelque peu perplexe (le point est soulevé par la juge Côté au par. 229 de ses motifs dissidents).
[86] Quoi qu’il en soit, le fait que M. Mennillo n’a pas démontré qu’il pouvait raisonnablement s’attendre à continuer de figurer à titre d’actionnaire dans les registres d’Intramodal inc. permet de statuer sur le pourvoi. Le juge de première instance conclut que M. Mennillo a accepté que ses actions devaient être cédées à M. Rosati : « [M.] Mennillo a refusé cette aventure [c’est‑à‑dire être actionnaire participatif d’Intramodal] et a demandé son retrait de la compagnie à titre d’actionnaire et d’administrateur à compter du 25 mai 2005 » (2012 QCCS 1640, par. 74 (CanLII)).
[87] Ayant demandé à ne plus être actionnaire, M. Mennillo ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce que les registres de la société continuent de faire état de sa qualité d’actionnaire. Cela est d’ailleurs confirmé par le fait qu’il a cessé par la suite d’agir comme actionnaire participatif et a avancé des fonds sous forme de prêts. Cette conclusion de fait du juge de première instance trouve appui dans la preuve.
[88] M. Mennillo n’a pas prouvé qu’il pouvait raisonnablement s’attendre à demeurer actionnaire d’Intramodal inc. Son recours pour abus doit donc échouer. Par conséquent, le juge de première instance n’a pas eu tort de le débouter.
[89] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Les motifs suivants ont été rendus par
La juge Côté (dissidente) —
I. Introduction
[90] Il est parfois essentiel de revenir aux fondements du droit afin de rendre la décision qui s’impose dans certaines circonstances. Il est tout aussi essentiel de rappeler certains de ces fondements.
[91] Deux grands principes sont profondément enracinés en droit canadien des sociétés par actions et ne peuvent simplement être écartés ou ignorés : il s’agit du principe de la personnalité juridique distincte de la société par rapport à celle de son ou ses actionnaires, et du principe ou de la règle du maintien du capital.
[92] À mon avis, tant le juge de première instance que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont totalement fait abstraction de ces deux principes dans leurs analyses respectives.
[93] Avec égards, l’analyse qui s’impose dans les circonstances ne peut ignorer l’interaction du droit civil québécois avec la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C-44 (« LCSA »), et ne doit pas fragiliser les exigences strictes du droit des sociétés sur le plan du formalisme — en ce domaine « forma dat esse rei » — et ne doit pas non plus confondre la société par actions avec la société de personnes. Il faut se garder de tenir pour acquis que l’inscription d’un transfert d’actions signifie qu’il y a eu contrat de transfert d’actions. Au même titre que l’affirmation du juge de première instance selon laquelle il peut y avoir émission conditionnelle d’actions sans que celle-ci ne soit entérinée par la société, et celle des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle une émission d’actions peut être annulée rétroactivement sans aucune formalité, la solution préconisée par la majorité est, à mon avis, irréconciliable avec les principes élémentaires du droit des sociétés et du droit civil.
[94] Je ne puis donc me résoudre à souscrire à l’opinion de la majorité.
[95] L’appelant, Johnny Mennillo, reproche à la société intimée, Intramodal inc., l’adoption d’une résolution et l’inscription dans ses registres d’un transfert de ses actions au bénéfice de son actionnaire majoritaire, Mario Rosati. Bien qu’Intramodal ait d’abord prétendu, déclaration sous serment à l’appui, que l’appelant n’avait jamais été actionnaire d’Intramodal, elle reconnaît aujourd’hui qu’il a effectivement été actionnaire, mais refuse de lui reconnaître ce statut et les avantages qui s’y rattachent, et ce, en contravention à la loi et à ses propres statuts et règlements.
[96] Il importe de plus de préciser qu’il s’agit d’un recours entrepris par l’appelant à l’encontre d’Intramodal en vertu de l’art. 241 LCSA . Contrairement à ce que semble laisser entendre mon collègue, il ne s’agit pas d’un litige où un coactionnaire en poursuit un autre relativement à la propriété de ses actions dans la société. M. Rosati n’est pas partie au présent litige.
[97] Dans le cadre de son recours, l’appelant demande l’annulation de la résolution adoptée par la société intimée et la rectification de ses registres. En ce sens, son recours, bien que tombant sous le coup de l’art. 241 LCSA , aurait également pu être entrepris en vertu des art. 243 LCSA (rectification des registres) ou 247 LCSA (inobservation par la société de la loi ou de ses statuts ou règlements). L’appelant soutient qu’Intramodal a manqué à ses obligations légales en adoptant ladite résolution et en procédant à l’inscription du transfert de ses actions, alors qu’aucune des formalités requises par la loi n’avait été accomplie. La conduite de la société intimée, par son refus de reconnaître son statut d’actionnaire, est selon lui abusive et un redressement s’impose en vertu de l’art. 241 LCSA . En sus d’une déclaration selon laquelle il est toujours demeuré actionnaire de la société, l’appelant demande donc l’annulation de la résolution avalisant le transfert de ses actions de même que la rectification des registres de la société en conséquence.
[98] Le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont estimé que le recours de l’appelant n’était pas fondé au motif qu’il avait, selon eux, en mai 2005, exprimé son intention de se retirer de la société intimée, tant à titre d’administrateur et de dirigeant que d’actionnaire. Intramodal pouvait donc procéder à l’inscription du transfert des actions de l’appelant à M. Rosati, et ce, malgré l’absence d’échange de volontés quant aux modalités du retrait de l’appelant et même si les principales formalités prescrites par la loi en matière de transfert d’actions n’avaient pas été respectées. Le juge dissident a pour sa part conclu que l’opinion de ses collègues faisait fi du formalisme requis en droit des sociétés.
[99] Suivant le raisonnement du juge de première instance, de la majorité de la Cour d’appel et de mes collègues, l’intention manifestée par un actionnaire de se retirer d’une société par actions constitue une fin de non-recevoir à tout recours pour abus visant précisément à faire reconnaître ce statut d’actionnaire. Selon mon collègue le juge Cromwell, l’expression d’une telle volonté équivaut en droit civil québécois à un transfert d’actions. En d’autres mots, elle suffit pour faire perdre à une personne son statut d’actionnaire.
[100] Avec égards, je suis d’avis que la prétention d’un actionnaire suivant laquelle une entente de transfert d’actions est intervenue entre lui et son coactionnaire ne libère pas la société en cause de son devoir légal de faire les vérifications requises avant d’entériner par résolution ce transfert d’actions et de l’inscrire dans ses registres. Or, il est manifeste, à la lumière de la preuve, qu’Intramodal n’a respecté aucune de ses obligations légales à cet égard. Si la société intimée avait procédé aux vérifications qui s’imposaient, elle aurait alors constaté que le certificat d’actions de l’appelant (certificat d’actions no 2 d’Intramodal) n’avait pas été endossé, contrairement aux exigences de la LCSA et aux restrictions de transfert figurant sur le certificat d’actions lui-même ainsi que dans les statuts d’Intramodal. Cette dernière aurait dès lors dû s’abstenir d’inscrire le transfert dans ses registres. Également, la résolution contestée n’aurait pas dû être adoptée.
[101] À mon avis, Intramodal a plutôt confondu ses intérêts avec ceux de son actionnaire majoritaire et fait preuve d’un laxisme troublant dans la préparation de sa documentation corporative, ainsi que d’aveuglement volontaire quant au respect de ses obligations légales. Cette confusion a été plus qu’apparente — pour dire le moins — devant chacune des juridictions inférieures, et devant notre Cour, où Intramodal s’est employée à défendre vigoureusement les intérêts de son actionnaire majoritaire, lequel n’a même pas jugé bon d’intervenir au litige, utilisant plutôt Intramodal comme sa marionnette. Intramodal pouvait certainement se défendre des reproches formulés à son endroit, mais elle a plutôt choisi de consacrer ses énergies à la défense d’une prétendue entente à laquelle elle n’était même pas partie et dont elle ne s’était même pas donné la peine de déterminer l’étendue et de vérifier l’authenticité.
[102] Le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel, en s’attachant uniquement à la portée de la prétendue entente conclue entre l’appelant et M. Rosati, sans égard à la conduite de la société intimée, au non-respect de ses obligations légales et aux conséquences de ce non-respect, ont fait fi de la personnalité juridique distincte de celle-ci ainsi que des prescriptions élémentaires du droit des sociétés. Plutôt que de sanctionner la conduite illégale de la société intimée, ils ont choisi de cautionner ses agissements.
[103] De plus, le juge de première instance a commis des erreurs manifestes et dominantes et a fait abstraction d’éléments clés de la preuve en arrivant à la conclusion que M. Mennillo aurait transféré ses actions à M. Rosati en mai 2005.
[104] Enfin, le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont également, à mon avis, eu tort de conclure que le recours de l’appelant était prescrit. Les parties s’entendent devant notre Cour pour dire que l’appelant était, à un certain moment du moins, actionnaire d’Intramodal. L’appelant, en attaquant la décision de la société intimée de le priver illégalement de son statut, exerce un recours qui, de par sa nature, se rattache à son droit de propriété sur ses actions. Ni la LCSA ni le Code civil du Québec (« C.c.Q. ») ne prévoient de prescription extinctive dans un tel cas. Tel que nous le verrons, la propriété des actions, par opposition aux droits qu’elles confèrent, ne fait pas l’objet d’une prescription extinctive au Québec. Partant, l’appelant ne peut se voir opposer, à l’encontre de son recours pour abus, le délai de prescription de trois ans de l’art. 2925 C.c.Q.
[105] Pour ces motifs, je suis d’avis qu’il y a lieu d’accueillir le pourvoi.
II. Les faits
[106] Au cours de l’année 2004, l’appelant et son ami de longue date, M. Rosati — qui travaille alors chez Canvec Logistique —, discutent de la possibilité de créer une société œuvrant dans le domaine du transport routier. Ils conviennent que l’appelant en financera le démarrage et que M. Rosati y contribuera par le biais de ses compétences et de ses contacts.
[107] En avril 2004, le nom d’Intramodal est réservé auprès du Registraire des entreprises du Québec (« REQ »). La société intimée est constituée le 13 juillet 2004. Le certificat de constitution et les registres de la société confirment que MM. Rosati et Mennillo en sont nommés administrateurs et dirigeants et qu’ils détiennent respectivement 51 pour M. Rosati et 49 pour M. Mennillo (certificats d’actions no 1 et no 2) des 100 actions ordinaires de catégorie « A » émises au prix d’un dollar chacune.
[108] Le 25 mai 2005, M. Mennillo démissionne à titre d’administrateur et de dirigeant d’Intramodal. Un avis de démission, rédigé par Me Daniel Ovadia, agissant comme avocat d’Intramodal, lui est transmis, avis que M. Mennillo signe avant de le retourner à Me Ovadia par télécopieur. L’avis en question ne fait aucunement mention du statut d’actionnaire de M. Mennillo, mais seulement de son retrait à titre d’administrateur et de dirigeant. Les raisons expliquant cette démission ont fait l’objet d’un débat en première instance, MM. Mennillo et Rosati proposant des interprétations divergentes des événements.
[109] Intramodal demeurera inactive pendant plusieurs mois. La preuve révèle que le 18 juillet 2005, Me Ovadia a déposé auprès du REQ une déclaration modificative prévoyant le retrait de l’appelant à titre d’administrateur et de dirigeant, ainsi que d’actionnaire. La déclaration en question porte la signature de Me Ovadia. Nulle part toutefois n’y apparaît celle de l’appelant.
[110] Le 5 août 2005, M. Rosati cesse de travailler pour Canvec Logistique. Il s’investit alors à temps plein dans le démarrage d’Intramodal. À l’automne 2005, des sommes d’argent sont avancées par M. Mennillo. En décembre, les activités d’Intramodal débutent officiellement. M. Mennillo continue d’avancer des sommes d’argent qui sont utilisées pour financer les activités de la société. Au fur et à mesure que M. Mennillo fait ces avances, les sommes prêtées sont consignées sur les fiches d’un Rolodex avec les initiales de M. Rosati. Au total, 440 000 $ seront ainsi avancés entre juin 2004 et octobre 2006.
[111] Ce montant sera remboursé en totalité par Intramodal au cours de la période du 3 juillet 2006 au 7 décembre 2009, et ce, au moyen de chèques portant la mention [traduction] « frais de consultation » ou « frais de gestion » (« consultation fees » ou « management fees »). Une somme de 690 000 $, incluant les intérêts et une prime à laquelle s’ajoutent les taxes applicables, est donc versée à M. Mennillo durant cette période.
[112] Dès 2006, l’entreprise fondée par MM. Mennillo et Rosati connaît un vif succès.
[113] Le 24 mars 2006, M. Rosati dépose au REQ une déclaration annuelle portant la date du 8 février 2006 dans laquelle M. Mennillo apparaît toujours comme actionnaire de la société.
[114] En juillet 2007, lors d’un souper entre amis, la discorde éclate alors que M. Mennillo prend conscience du succès de l’entreprise. En 2007 (la date exacte n’est pas établie par la preuve), Intramodal adopte une résolution avec effet rétroactif qui reconnaît la démission de M. Mennillo à titre d’administrateur et de dirigeant et qui entérine le transfert de ses actions à M. Rosati. Cette résolution, qui est au cœur du présent litige et qui atteste que, à tout le moins avant le transfert, M. Mennillo était actionnaire de la société, n’est pas signée par lui. Par ailleurs, le certificat d’actions de M. Mennillo ne sera jamais endossé par lui non plus. Il demeurera en tout temps entre les mains d’Intramodal et ne sera jamais délivré à son prétendu cessionnaire.
[115] Dès l’automne 2007, sont entreprises des discussions auxquelles prennent part les personnes suivantes : Antoine Papadimitriou, comptable dont les services sont retenus par plusieurs entreprises de l’appelant, Me Paolo Carzoli, avocat fiscaliste consulté par M. Papadimitriou pour l’occasion et Me Israel Kaufman, avocat commercialiste consulté par l’appelant pour le montage de l’opération projetée. L’appelant et M. Rosati offrent également des versions différentes quant à l’objet de ces discussions : selon l’appelant, ces discussions ont pour but de fixer le prix pour le rachat de ses actions, alors que selon M. Rosati, elles visent à augmenter le montant du remboursement à verser à l’appelant. La version de l’appelant est toutefois corroborée sous ce rapport par M. Papadimitriou, Me Carzoli et Me Kaufman.
[116] Le 22 décembre 2008, Intramodal modifie ses statuts en supprimant tous les droits et privilèges afférents aux actions de catégories « A » à « G » de son capital pour les remplacer par de nouveaux droits et privilèges afférents aux actions de catégories « A » à « I ». De nouvelles actions sont émises à Fiducie Intra 4 (une fiducie créée par M. Rosati) et à M. Rosati lui-même.
[117] Le 7 décembre 2009, l’appelant rencontre M. Rosati dans un restaurant et ce dernier lui remet un chèque de 40 000 $ tiré par Intramodal, sur lequel apparaît la mention [traduction] « règlement total et définitif » (« Full and Final Payment »). Quelques jours après ce paiement, l’appelant consulte son avocat, qui examine alors les rapports « CIDREQ » disponibles en ligne et obtient copie des déclarations déposées par Intramodal auprès du REQ. Il constate que l’appelant n’apparaît plus comme actionnaire et l’informe de sa découverte.
[118] Le 25 février 2010, Me Kaufman envoie une mise en demeure à Intramodal. L’appelant intente un recours pour abus contre la société intimée le 7 septembre 2010.
[119] La version de l’appelant et celle de M. Rosati diffèrent quant aux événements ayant mené au différend en cause.
[120] M. Rosati soutient que dans le cadre de l’entente initiale, l’appelant s’est engagé à assumer le financement de la société intimée et à garantir son passif. Au procès, il a témoigné que sa relation avec l’appelant avait commencé à se détériorer à partir de juillet 2004. Toujours selon M. Rosati, l’appelant aurait alors exprimé de sérieux doutes quant à sa capacité à mener à bien leur projet. M. Mennillo en a discuté avec M. Rosati et lui a fait part de son intention de se retirer de la société. M. Rosati reconnaît que lui et M. Mennillo n’ont jamais formellement établi les modalités d’un tel retrait. Leur discussion à cet égard survient, toujours selon M. Rosati, alors que les activités de la société n’ont pas encore débuté. M. Rosati insiste pour que l’appelant continue de le financer, ce qu’il convient de faire à hauteur de 300 000 $.
[121] L’appelant, pour sa part, nie catégoriquement avoir manifesté, à quelque moment que ce soit, son intention de se retirer de la société comme actionnaire. Il nie de plus qu’il y ait eu entente visant son retrait comme actionnaire. Il admet s’être retiré uniquement à titre d’administrateur et de dirigeant, comme le confirme son avis de démission, et ce, à la demande de son ami. L’appelant affirme que quelques semaines avant le 25 mai 2005, ce dernier lui aurait indiqué que des gens de La Brasserie Labatt Ltée — un client potentiel — souhaitaient consulter les registres d’Intramodal. M. Mennillo témoigne que M. Rosati lui a alors indiqué qu’il valait mieux qu’il se retire le temps que les vérifications nécessaires soient faites. Selon son propre témoignage, M. Mennillo n’aurait démissionné comme administrateur et dirigeant que sous promesse d’être rétabli dans ses fonctions. C’est M. Rosati qui, par l’entremise de son avocat, lui fait parvenir une lettre de démission que l’appelant signe immédiatement.
[122] Plus particulièrement, l’appelant et M. Rosati offrent des versions diamétralement opposées des événements suivants :
- Concernant une rencontre au restaurant le 14 juillet 2007, M. Rosati soutient que l’appelant lui a indiqué qu’il était insatisfait du rendement de son prêt. Tous les deux ont alors décidé de fixer une rencontre afin de déterminer le montant auquel l’appelant a droit et mettre fin à leur différend. Les rencontres subséquentes ayant eu lieu en 2007 visaient, toujours selon M. Rosati, à augmenter le montant déjà convenu.
- L’appelant soutient que c’est le 14 juillet 2007 qu’il a réalisé qu’Intramodal avait le vent dans les voiles. Une rencontre est fixée, non seulement pour convenir du remboursement des prêts, mais également pour déterminer le prix de rachat de ses actions. Des discussions à ce sujet auront lieu à plusieurs reprises en 2007, mais avorteront. Ce n’est qu’en décembre 2009, suite aux vérifications de Me Kaufman, qu’il apprendra qu’il n’est plus actionnaire d’Intramodal.
[123] MM. Rosati et Mennillo s’entendent toutefois sur un point. Le 25 mai 2005, il n’a jamais été question de vente, d’échange ou de donation d’actions. Tout au plus, selon M. Rosati, l’appelant ayant manifesté son intention de se retirer d’Intramodal alors que ses actions lui avaient été émises conditionnellement à ce qu’il finance la société et en garantisse le passif, il a alors perdu son statut d’actionnaire. C’est cette version des faits qui a été retenue par le juge de première instance.
III. Décisions antérieures
A. Cour supérieure du Québec, 2012 QCCS 1640 (le juge Poirier)
[124] Le juge de première instance estime que l’issue de la présente affaire repose entièrement sur la crédibilité des témoins. Il indique que le témoignage de l’appelant et celui de M. Rosati sont contradictoires quant à trois événements en particulier, à savoir :
- la démission de l’appelant à titre d’administrateur et de dirigeant d’Intramodal en date du 25 mai 2005;
- la rencontre du 14 juillet 2007 au restaurant ainsi que celle entre l’appelant et M. Rosati le 21 juillet 2007;
- la série de rencontres avec le comptable de l’appelant, d’octobre à décembre 2007.
[125] En ce qui concerne le premier de ces événements, le juge de première instance estime que le motif du retrait de l’appelant à titre d’administrateur et de dirigeant « ne peut être lié à la visite du local de Intramodal et l’examen des livres de la compagnie par les représentants de Labatt », rejetant ainsi la prétention de l’appelant suivant laquelle M. Rosati lui aurait demandé de démissionner afin de rassurer ce client potentiel (par. 29 (CanLII)). Quant aux autres événements, il rejette également la version de l’appelant.
[126] Le juge de première instance procède en outre à une analyse détaillée des pièces produites par les parties. Il est d’avis que plusieurs d’entre elles contredisent directement la version de l’appelant.
[127] Il retient de l’ensemble de la preuve que l’appelant a détenu 49 actions ordinaires conditionnellement à ce qu’il finance les activités d’Intramodal et garantisse l’ensemble de son passif dès que débuteraient les activités de l’entreprise. Il retient également que, lors de la constitution de la société intimée, les actions ont été réparties de la façon suivante : 51 p. 100 pour M. Rosati et 49 p. 100 pour l’appelant.
[128] Plus important encore, le juge de première instance retient que c’est l’appelant qui a demandé son retrait de la société (tant à titre d’administrateur et de dirigeant que d’actionnaire) à compter du 25 mai 2005. Selon lui, à partir de ce jour, l’appelant devenait simple prêteur d’une somme de 440 000 $ au seul actionnaire d’Intramodal, à savoir M. Rosati. En d’autres termes, dans la mesure où l’émission des actions de l’appelant était conditionnelle à ce que celui-ci finance les activités d’Intramodal et garantisse son passif, les actions ont été cédées à M. Rosati lorsque l’appelant a exprimé le souhait d’être libéré de ses obligations à l’égard d’Intramodal. L’appelant a pourtant continué à financer les activités d’Intramodal après le 25 mai 2005. Le juge de première instance ajoute que « [l]e fait que la cession des actions de [l’appelant] à Rosati n’ait pas été complétée résulte de l’erreur ou l’oubli de la part de l’avocat de Rosati » (par. 74). Bref, selon lui, l’appelant n’est plus détenteur d’aucune action ni administrateur ou dirigeant d’Intramodal. Son recours doit par conséquent être rejeté.
B. Cour d’appel du Québec, 2014 QCCA 1515
(1) Motifs des juges majoritaires (les juges Vézina et St-Pierre)
[129] La majorité de la Cour d’appel, sous la plume du juge Vézina, partage l’avis du juge de première instance selon lequel l’issue de la présente affaire repose sur la crédibilité des témoins. Selon elle, le juge de première instance n’a commis aucune erreur manifeste et dominante justifiant l’intervention de la Cour d’appel. Qui plus est, son appréciation des faits, notamment la conclusion selon laquelle c’est à sa propre demande que l’appelant a été exclu d’Intramodal comme actionnaire, menait nécessairement à la conclusion que le recours devait être rejeté.
[130] Par ailleurs, les juges majoritaires estiment que peu de poids doit être accordé aux documents de l’entreprise dans la présente affaire dans la mesure où les documents pertinents ont été rédigés sans aucune rigueur. Ils donnent quelques exemples qui les amènent à affirmer que, « [m]anifestement, ni les parties ni leurs professionnels ne se souciaient des papiers et des formalités », et qu’il n’est alors pas surprenant que le retrait de l’appelant comme actionnaire n’ait pas été dûment inscrit (par. 216 (CanLII)). Ils ajoutent que « [c]ette absence de documents dûment complétés et fiables oblige à chercher dans l’ensemble de la preuve, dont les dépositions, ce qui s’est réellement passé dans cette affaire, ce dont les parties ont vraiment convenu » (par. 219).
[131] Après avoir examiné la preuve relative aux trois événements analysés par le juge de première instance, les juges majoritaires de la Cour d’appel concluent ce qui suit :
Selon son avocat, Mennillo ne peut avoir été actionnaire et ne pas l’avoir été. Or, Rosati admet qu’il l’a été, donc c’est à lui de prouver qu’il a cessé de l’être. D’où la question des 49 $, ci-dessus traitée.
À mon avis, et c’est le seul point où j’ai un doute par rapport au jugement : peut-on conclure qu’il y a eu véritablement cession des actions de Mennillo à Rosati? Il me semble plutôt que, tout simplement, ils conviennent le 25 mai 2005 d’annuler rétroactivement leur entente d’association convenue au départ en 2004. L’entente avait été conclue sans aucun formalisme, de même son annulation.
Et en ce sens, on peut affirmer que Mennillo a été actionnaire d’Intramodal et qu’il ne l’a jamais été. C’est le cas dans tout contrat annulé ab initio (depuis le début). Le propriétaire d’un immeuble qui en demande l’annulation demeure propriétaire jusqu’au jugement, le lendemain il est réputé ne jamais l’avoir été. Si un contrat de mariage est annulé, ce n’en est pas moins un mariage putatif, et l’époux de bonne foi n’a jamais été marié, mais c’est tout comme, il (ou elle) bénéficie des effets du mariage.
Enfin, peu importe comment s’est effectué le retrait de Mennillo de l’entreprise le 25 mai 2005 puisque les intéressés n’ont pas jugé bon eux-mêmes de le préciser et d’y mettre les formes. Que ce soit par annulation de leur entente initiale ou par rachat d’actions, le fait est que seul Rosati est demeuré dans la société et, par la suite, il a développé son entreprise pour lui et les siens. [Je souligne; par. 224-227.]
[132] Bref, bien qu’ils n’interviennent pas quant aux conclusions factuelles du juge de première instance, les juges majoritaires expriment des doutes quant à sa conclusion selon laquelle il y a eu cession d’actions de l’appelant à M. Rosati. En effet, la preuve est muette sur l’existence de quelque discussion concernant les modalités du retrait de l’appelant à titre d’actionnaire. Selon les juges majoritaires, même si tous deux se sont effectivement entendus sur le retrait de l’appelant, ils n’ont toutefois pas cru bon de prévoir comment ce retrait s’effectuerait. De l’avis des juges Vézina et St-Pierre, dans la mesure où l’entente initiale avait été conclue sans aucun formalisme, elle pouvait être annulée de la même façon.
(2) Motifs du juge dissident (le juge Gagnon)
[133] Le juge Gagnon aurait pour sa part accueilli l’appel au motif que le jugement de première instance est entaché d’erreurs de droit ainsi que d’erreurs de fait manifestes et dominantes. Il reproche entre autres au juge de première instance et aux juges majoritaires de faire abstraction de la loi ainsi que des statuts et des règlements de la société intimée lorsqu’ils réduisent le litige à une simple affaire de crédibilité.
[134] Selon le juge Gagnon, le juge de première instance ne pouvait conclure que la détention par l’appelant de 49 actions ordinaires d’Intramodal était « conditionnelle » (par. 32). Le caractère conditionnel du statut d’actionnaire, dit-il, n’est pas prévu par la loi. D’ailleurs, rien dans les registres de la société intimée n’appuie cette thèse.
[135] Le juge Gagnon ajoute que « la qualité d’actionnaire ne peut dépendre d’une entente informelle intervenue entre des individus, selon que l’un d’eux choisit ou pas de la résilier » (par. 32). Il estime que la preuve présentée en première instance relativement à la qualité d’actionnaire de l’appelant pour la période du 13 juillet 2004 au 25 mai 2005 est incontestable. Il ne fait selon lui aucun doute que l’appelant était l’un des deux actionnaires fondateurs d’Intramodal. La seule question qui se pose est donc de savoir si, à un moment ou à un autre, il a cessé de l’être et, si oui, comment.
[136] Sur la question d’un possible transfert des actions de l’appelant à M. Rosati, le juge Gagnon considère qu’il appartenait à M. Rosati de démontrer qu’il était le cessionnaire dûment inscrit des actions de l’appelant en vertu de l’al. 53d) LCSA .
[137] À l’argument de la société intimée selon lequel le défaut de l’appelant de respecter son engagement de garantir le passif de la société équivaudrait au prix payé par M. Rosati pour l’acquisition de ses actions, le juge Gagnon rétorque que c’est confondre l’intérêt de la société avec celui de son actionnaire majoritaire, en plus de ne pas tenir compte de leurs personnalités juridiques distinctes.
[138] Le juge Gagnon rejette également l’hypothèse avancée subsidiairement par la société intimée et selon laquelle l’appelant aurait « donné » ses actions à M. Rosati. Il s’appuie sur l’art. 1824 C.c.Q., qui prévoit que la donation d’un bien meuble s’effectue par acte notarié en minute, sauf dans le seul cas où le consentement à la donation d’un tel bien s’accompagne de la délivrance et de la possession immédiate du bien. Le juge Gagnon souligne que, en l’espèce, Intramodal ne s’est vu remettre aucun contrat notarié dans lequel M. Mennillo transférait ses actions à M. Rosati. Il ajoute que la preuve ne révèle pas un don manuel de l’appelant à M. Rosati accompagné de la délivrance du titre.
[139] Le juge Gagnon termine ses motifs sur ce point en soulignant que, pour obtenir le rejet du recours, la société intimée devait démontrer que M. Rosati était le véritable cessionnaire des actions en cause, ce qui nécessitait l’endossement de son certificat d’actions, le tout conformément à l’art. 64 LCSA . De plus, les statuts d’Intramodal prévoient qu’aucune action ne peut être transférée sans le consentement du conseil d’administration exprimé par voie de résolution. Dans ces circonstances, Intramodal ne pouvait tout simplement pas faire fi de ces exigences et ratifier un transfert d’actions à M. Rosati.
[140] Le juge Gagnon est par ailleurs d’avis que le juge de première instance n’aurait pas dû écarter la version des faits de l’appelant et que son analyse, sur ce point, est entachée d’erreurs manifestes et dominantes.
[141] Enfin, le juge Gagnon rejette également l’argument selon lequel le recours est prescrit.
IV. Questions en litige
[142] Les principales questions en litige sont les suivantes :
- La société intimée, en adoptant la résolution entérinant le transfert des actions de l’appelant au bénéfice de son actionnaire majoritaire et en inscrivant ce transfert dans ses registres, en contravention de la législation applicable et de ses propres statuts et règlements, a-t-elle provoqué une situation d’abus qui satisfait aux conditions d’ouverture du recours pour abus prévu à l’art. 241 LCSA ?
- L’appelant peut-il se voir opposer l’expression de son intention de se retirer de la société intimée comme fin de non-recevoir à un tel recours?
- Le juge de première instance a-t-il commis des erreurs manifestes et dominantes dans son appréciation de la preuve?
- Le recours de l’appelant est-il prescrit?
V. Analyse
A. Importance du formalisme en droit des sociétés
[143] Tel que mentionné plus avant, l’analyse des questions en litige exige un rappel de certains principes de base. S’il est vrai que l’appelant et M. Rosati se sont peu souciés de transposer dans des écrits complets les modalités exactes de leurs relations d’affaires et qu’ils ont fait preuve d’un certain laxisme dans la préparation des documents relatifs à la société, il est incontestable qu’une société a bel et bien été formée en vertu de la LCSA le 13 juillet 2004 et que l’appelant a été actionnaire du 13 juillet 2004 jusqu’au moins le 25 mai 2005.
[144] Le sort réservé aux actions de l’appelant en l’espèce et, en l’occurrence, à sa qualité d’actionnaire, a donné lieu à plusieurs thèses, entre autres celles suivant lesquelles l’appelant n’aurait jamais été actionnaire de la société intimée, il aurait convenu de les transférer à M. Rosati, il aurait été un actionnaire conditionnel, ou encore les actions en cause auraient été annulées rétroactivement.
[145] En ce qui concerne l’annulation des actions, l’avocat de l’appelant, à l’audience, et en réponse au jugement majoritaire de la Cour d’appel, a souligné à juste titre qu’une telle annulation ne pouvait se faire que conformément à la loi, soit par voie de modification des statuts, soit, si les actions ont déjà été payées, par voie d’achat ou de rachat.
[146] La LCSA encadre l’annulation des actions de la société dans le but de garantir l’intégrité du capital-actions et de préserver le gage commun des créanciers, le tout conformément à la règle du maintien du capital, laquelle est au cœur du droit des sociétés :
Même si la doctrine du Trust fund ne s’applique pas intégralement dans notre droit des sociétés, elle n’en constitue pas moins un fondement d’une règle qui, elle, se manifeste dans les lois actuelles : la règle du maintien du capital.
Cette règle se déduit des dispositions statutaires interdisant ou soumettant à des tests de solvabilité, au fédéral, ou comptables, diverses opérations ayant pour conséquence directe ou indirecte d’affecter le capital souscrit de la société, comme par exemple la réduction du capital émis, la déclaration de dividendes, l’acquisition de ses propres actions par la société, l’émission d’actions à escompte, le transfert d’actions impayées, etc. Dans la Loi sur les sociétés par actions, il est significatif que la plupart de ces dispositions soient regroupées dans une section, intitulée « Maintien du capital ».
Le capital souscrit de la société doit être maintenu, sauvegardé, et ce dans l’intérêt des créanciers : dans cette mesure, on peut parler d’une manifestation de la doctrine du Trust fund, surtout quand on constate que toutes les opérations mentionnées plus haut engagent la responsabilité personnelle des administrateurs.
À la base, le principe dégagé par la doctrine et la jurisprudence en matière de capital souscrit est le suivant : la société n’a pas le droit de « trafiquer » dans son capital. Les dispositions statutaires auxquelles nous avons fait allusion ne viennent que préciser les limites de ce principe, en créant certaines exceptions à cette défense pour la société de toucher à son capital souscrit. Tout geste qui n’entre pas dans le cadre de ces exceptions contrevient à la règle du maintien du capital et est de ce fait illégal. [Je souligne; notes en bas de page omises.]
(P. Martel, La société par actions au Québec, vol. I, Les aspects juridiques (feuilles mobiles), par. 12-79 à 12-82)
[147] Rappelons que la société par actions, malgré qu’elle comporte certaines similitudes avec la société de personnes, notamment en ce qui concerne les rapports entre les actionnaires dans le cas d’une société par actions à capital fermé, s’en distingue à plusieurs égards, notamment par le fait qu’elle requiert un formalisme plus grand visant à assurer son existence autonome.
[148] Une société par actions n’est pas que le produit d’une entente entre les associés. Comme le souligne Martel : « La société est une “société par actions”, constituée par l’intervention de l’État et non pas par contrat et comme telle elle n’est pas assujettie au régime général des sociétés du Code civil » (par. 27-122 (note en bas de page omise)).
[149] En choisissant le véhicule juridique qu’est la société par actions pour exercer leurs activités, les fondateurs et actionnaires d’une telle société décident volontairement de s’assujettir à un régime qui est certes soumis à de nombreuses formalités, mais qui comporte aussi plusieurs avantages, notamment la responsabilité limitée des administrateurs quant au passif de la société, soit un avantage qui découle directement de sa personnalité juridique distincte.
[150] Dans le cas qui nous occupe, si MM. Mennillo et Rosati avaient voulu que le consensualisme prime le formalisme dans la conduite de leurs affaires, ils auraient facilement pu opter pour une société de personnes, mais ils ne l’ont pas fait. Dans la mesure où ils ont plutôt choisi de créer une société par actions, ils ne peuvent bénéficier des avantages de ce type de société sans se soumettre aux règles plus strictes qui s’y rattachent.
[151] La société par actions est une personne morale de droit privé dotée d’une personnalité juridique et d’un patrimoine distincts : R. Crête et S. Rousseau, Droit des sociétés par actions (3e éd. 2011), par. 51. Elle s’exprime en principe au moyen des résolutions adoptées par son conseil d’administration. Les décisions du conseil d’administration doivent se prendre lors de réunions régulièrement convoquées, à moins que tous les administrateurs ne signent une résolution écrite, auquel cas cette dernière a la même valeur qui si elle avait été adoptée au cours d’une réunion : par. 117(1) LCSA .
[152] Les pouvoirs de gestion du conseil d’administration ne peuvent être exercés par les actionnaires que lorsque ceux-ci adoptent une convention unanime des actionnaires en vertu de l’art. 146 LCSA . De plus, parmi les nombreux pouvoirs conférés au conseil d’administration, plusieurs ne peuvent être délégués et doivent faire l’objet d’une autorisation du conseil lui-même : al. 121a) et par. 115(3) LCSA . On notera que, en l’espèce, aucune convention unanime des actionnaires n’a été signée.
[153] Dès que les actionnaires ont bel et bien procédé à la souscription des actions, les montants investis appartiennent à la société. Ce capital est immobilisé de manière que les actionnaires ne puissent récupérer unilatéralement leur investissement et liquider partiellement ou totalement les actifs de la société au détriment des créanciers de cette dernière. Il s’agit du principe du maintien du capital.
[154] Ce principe implique en outre que l’accord des actionnaires entre eux ne peut permettre à l’un d’eux de forcer le rachat par la société des actions qu’il détient et d’ainsi se retirer de la société sans l’intervention de cette dernière.
[155] Différentes lois accordent une valeur considérable à la documentation corporative d’une société, et ce, afin de protéger les tiers (dont les créanciers) qui s’y fient pour connaître la situation de la société, dont, au Québec, la Loi sur la publicité légale des entreprises, RLRQ, c. P-44.1.
[156] Les formalités prévues par les lois relatives aux sociétés par actions ne relèvent pas que de la « forme » comme le laissent entendre le juge de première instance, les juges majoritaires de la Cour d’appel, de même que mon collègue le juge Cromwell. Il faut plutôt voir dans leur respect la condition de la validité des actes de la société, de ses administrateurs et de ses actionnaires. Elles sont imposées en raison du principe de la personnalité juridique distincte de la société et du principe du maintien du capital et elles sont nécessaires à la protection du patrimoine de la société, gage commun de ses créanciers.
[157] Ces principes ne peuvent d’ailleurs être à géométrie variable. Le principe de la personnalité juridique distincte de la société et celui du maintien du capital sont tout aussi importants — sinon plus — dans le cas d’une petite société que dans celui d’une grande. Bien que les attentes des actionnaires puissent varier de l’un à l’autre dans le cas d’une société par actions à capital fermé, l’importance de ces principes n’est pas pour autant diminuée. Il en va de même des formalités prévues par la loi pour faire respecter ces principes.
[158] À la lumière de ce qui précède, la conclusion des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle il y a eu annulation rétroactive de l’entente entre les deux actionnaires quant aux actions de l’appelant sur simple consentement de ceux-ci et que cette annulation a eu quelque effet que ce soit sur la société, en dépit de l’absence du formalisme requis, met en péril des piliers importants du droit canadien des sociétés.
[159] À supposer qu’une entente sur une opération juridique précise soit effectivement intervenue entre MM. Mennillo et Rosati afin de mettre fin à leur association d’affaires ou d’en changer les modalités — ce que la preuve ne révèle d’aucune façon —, pour que cette entente puisse être opposable à la société intimée eu égard aux actions en cause, les formalités requises devaient être accomplies.
[160] À l’instar du juge dissident de la Cour d’appel, l’appelant reproche aux juges majoritaires de la Cour d’appel d’avoir complètement fait abstraction des formalités impératives de la LCSA en matière de rachat et de transfert d’actions. À mon avis, l’appelant a raison. Le raisonnement des juges majoritaires de la Cour d’appel revient à assimiler la société par actions à une société de personnes et porte sérieusement atteinte au principe de la personnalité juridique distincte de la société par actions et à celui du maintien du capital et, ce faisant, il sème l’incertitude quant à la sécurité des opérations relatives au capital-actions des sociétés.
[161] Avec égards, le fait que l’appelant et M. Rosati eux-mêmes ont fait abstraction du formalisme requis dans leur façon de mener leurs affaires n’autorisait pas la Cour supérieure et les juges majoritaires de la Cour d’appel à faire de même.
[162] Comme le souligne le juge Idington de notre Cour dans l’arrêt Smith c. Gow-Ganda Mines, Ltd. (1911), 44 R.C.S. 621, p. 624, les actionnaires peuvent certes, dans le cadre de leur relation d’affaires, conclure différentes ententes, mais pour que ces ententes engagent la société, les formalités prévues par la loi doivent impérativement être respectées.
B. Portée du formalisme en droit des sociétés
[163] Dans leurs motifs respectifs, le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel insistent abondamment sur l’intention exprimée par l’appelant de se retirer de la société intimée à titre d’administrateur, de dirigeant et d’actionnaire pour justifier le rejet de son recours pour abus. Ils sont d’avis que la présente affaire ne soulève qu’une simple question de crédibilité.
[164] Avec égards, une telle conclusion ne tient aucunement compte de la portée du formalisme qui s’impose en droit des sociétés. De plus, cette conclusion fait totalement abstraction de la personnalité juridique distincte de la société intimée. Le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel, en ne se préoccupant que de la question de savoir si l’appelant avait exprimé son intention de se retirer de la société intimée, ont esquivé la principale question en litige, à savoir celle du caractère abusif ou non de la conduite de la société intimée.
[165] L’article 76 LCSA est on ne peut plus clair. Une société ne peut inscrire un transfert d’actions dans ses registres sans d’abord procéder à certaines vérifications. La loi soumet l’inscription d’un transfert d’actions à des conditions préalables très strictes, dont l’endossement du titre et le caractère régulier du transfert :
76 (1) L’émetteur doit procéder à l’inscription du transfert d’une valeur mobilière nominative lorsque les conditions suivantes sont réunies :
a) la valeur mobilière est endossée par une personne compétente au sens de l’article 65;
b) des assurances suffisantes sur l’authenticité et la validité de cet endossement sont données;
c) il n’est pas tenu de s’enquérir de l’existence d’oppositions ou il s’est acquitté de cette obligation;
d) les lois relatives à la perception de droits ont été respectées;
e) le transfert est régulier ou est effectué au profit d’un acheteur de bonne foi;
f) les droits prévus au paragraphe 49(2) ont été acquittés.
(2) L’émetteur tenu de procéder à l’inscription du transfert d’une valeur mobilière est responsable, envers la personne qui la présente à cet effet, du préjudice causé par tout retard indu ou par tout défaut ou refus.
[166] La LCSA de même que les statuts et les règlements de la société intimée exigeaient que cette dernière fasse un minimum de vérifications, notamment s’assurer que le certificat d’actions de l’appelant avait été endossé, avant de procéder à l’inscription du transfert. L’omission de telles vérifications par la société intimée en l’espèce constituait en soi une forme d’abus. Pareille conclusion est d’autant plus justifiée lorsque, comme dans la présente affaire, cette exigence figure en toutes lettres dans le certificat d’actions.
[167] Soutenir, comme le fait la société intimée, que l’intention exprimée par l’appelant en l’espèce donnait lieu à un accord de volontés, et ce, malgré l’absence d’entente quant à l’opération juridique projetée, va à l’encontre de principes élémentaires du droit civil québécois. Si l’appelant et M. Rosati ne se sont effectivement pas entendus le 25 mai 2005 sur les modalités du retrait de l’appelant à titre d’actionnaire de la société intimée, l’intention exprimée par l’appelant à cet égard constituait tout au plus une offre de contracter. Conclure que l’expression d’une telle intention constitue une fin de non-recevoir au recours pour abus de l’appelant — avalisant ainsi a posteriori le transfert inscrit par la société intimée dans ses registres — heurte la loi, l’équité et le sens commun.
C. Recours pour abus
[168] Pour les fins de mon analyse au sujet du recours pour abus, j’aborderai tour à tour : (1) les conditions d’ouverture de ce recours, (2) les obligations de la société intimée quant à l’inscription d’un transfert d’actions et la situation d’abus provoquée par son omission de s’en acquitter, (3) la prétendue entente entre l’appelant et M. Rosati quant aux actions en cause et, enfin, (4) la question de la prescription du recours.
(1) Les conditions d’ouverture du recours pour abus
[169] Le paragraphe 241(2) LCSA prévoit qu’un plaignant peut demander au tribunal de redresser toute situation provoquée par la société lorsqu’elle
abuse des droits des détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs ou dirigeants, ou, se montre injuste à leur égard en leur portant préjudice ou en ne tenant pas compte de leurs intérêts :
a) soit en raison de son comportement;
b) soit par la façon dont elle conduit ses activités commerciales ou ses affaires internes;
c) soit par la façon dont ses administrateurs exercent ou ont exercé leurs pouvoirs.
[170] La Cour d’appel de l’Ontario, dans l’affaire Budd c. Gentra Inc. (1998), 111 O.A.C. 288, décrit ainsi l’objet du recours pour abus et la nature de la conduite visée :
[traduction] L’article 241 [de la LCSA ] permet à un intéressé dans la société d’obtenir une ordonnance pour remédier au comportement de la société qui a l’un des effets mentionnés au par. 241(2) . Il constitue un frein judiciaire à l’abus des pouvoirs de la société, en particulier, mais pas seulement, par les actionnaires majoritaires susceptibles d’infléchir la volonté des actionnaires minoritaires. L’article 241 permet au tribunal de s’immiscer dans les affaires et dans l’exploitation d’une société et d’annuler les décisions des personnes auxquelles incombe la régie de l’entreprise. [par. 32]
[171] Le recours pour abus introduit par la réforme du droit des sociétés amorcée dans les années 70 confère aux tribunaux d’importants pouvoirs à l’égard des affaires internes de la société visée. Il s’agit d’un recours en equity qui permet notamment aux administrateurs, aux dirigeants et aux actionnaires d’une société de résoudre leurs conflits en cas d’abus.
[172] Dans une société par actions à capital fermé, les actionnaires jugent parfois inutile de conclure une entente détaillée pour régir leurs rapports internes. Or, un actionnaire peut avoir des attentes légitimes qui dépassent le cadre de ce qui est spécifiquement prévu dans les statuts et règlements de la société; un recours pour abus comme celui que prévoit l’art. 241 LCSA est donc d’autant plus justifié.
[173] Comme le rappelle notre Cour dans l’arrêt BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, [2008] 3 R.C.S. 560, la portée de l’art. 241 LCSA est extrêmement large. Les vastes pouvoirs conférés au tribunal par cette disposition lui permettent notamment d’empêcher la société d’opposer la légalité de ses actes comme fin de non-recevoir au recours pour abus d’un plaignant : Crête et Rousseau, par. 1576-1577.
[174] Le recours pour abus permettra également, dans certaines circonstances, lorsque l’illégalité alléguée constitue par ailleurs un abus ou un acte injustement préjudiciable, de sanctionner la société qui omet de se conformer à ses obligations légales, même si la démonstration d’une telle omission ne constitue pas une condition préalable aux fins de l’art. 241 LCSA :
[traduction] . . . le recours pour abus repose moins sur des droits reconnus par la loi que sur des notions d’équité et de justice. Une conduite peut être abusive même si elle est “légale” au sens où elle résulte de l’exercice d’un droit reconnu par la loi. L’exercice du recours confère au tribunal le pouvoir général, fondé sur l’equity, de faire respecter non seulement ce qui est légal, mais aussi ce qui est juste. Certains tribunaux ont subordonné leur intervention à l’établissement d’une quelconque réclamation en common law, mais le recours pour abus n’est pas seulement le résultat de la codification de la common law. Il appert de la jurisprudence que même si le manquement à une obligation légale constitue un abus, il n’est pas requis pour que l’on puisse conclure à l’abus. Partant, pour prouver l’abus, le demandeur n’a pas à établir l’existence d’une conduite qui justifie un redressement en droit. On a exhorté les tribunaux appelés à se prononcer sur le caractère abusif d’une conduite à tenir compte de la réalité commerciale et non des considérations strictement juridiques. [Je souligne; notes en bas de page omises.]
(M. Koehnen, Oppression and Related Remedies (2004), p. 78-79)
[175] Dans le cadre d’un recours fondé sur l’art. 241 LCSA , le tribunal doit, suivant la méthode d’analyse mise de l’avant dans l’arrêt BCE, procéder en deux étapes. Il doit d’abord déterminer si la preuve démontre une attente raisonnable du plaignant compte tenu des faits propres à l’espèce. Il doit ensuite déterminer si la violation de cette attente constitue un abus ou un acte injustement préjudiciable au sens de l’art. 241 LCSA : BCE, par. 68.
[176] Lorsque le tribunal conclut qu’il y a eu conduite abusive de la part de la société, il dispose alors d’un large pouvoir discrétionnaire pour choisir l’ordonnance réparatrice à rendre. L’article 241 LCSA prévoit une liste non exhaustive d’ordonnances qu’il peut imposer, l’ordonnance envisagée devant prendre en compte les intérêts mutuels des parties.
[177] À la première étape axée sur l’attente raisonnable, le tribunal peut prendre en compte différents facteurs, comme l’a rappelé notre Cour dans BCE (par. 72) :
Des facteurs utiles pour l’appréciation d’une attente raisonnable ressortent de la jurisprudence. Ce sont notamment les pratiques commerciales courantes, la nature de la société, les rapports entre les parties, les pratiques antérieures, les mesures préventives qui auraient pu être prises, les déclarations et conventions, ainsi que la conciliation équitable des intérêts opposés de parties intéressées.
[178] Je ne puis souscrire à l’opinion selon laquelle en exprimant l’intention de se retirer de la société intimée à titre d’actionnaire, M. Mennillo mettait fin à toutes attentes raisonnables qu’il pouvait avoir de demeurer dans les registres de la société en tant qu’actionnaire, ni que l’expression de cette intention constituait une fin de non-recevoir à son recours pour abus. Selon cette logique, la simple expression de l’intention de se retirer d’une société en tant qu’actionnaire mettrait également fin à l’attente raisonnable que la société en question agisse en conformité avec la loi et ses statuts et règlements et qu’elle procède aux vérifications requises avant de priver une personne de son statut d’actionnaire, faisant ainsi échec au recours pour abus. Je ne peux souscrire à ce raisonnement pour les raisons qui suivent.
[179] Tout d’abord, la LCSA elle-même ne limite pas ainsi l’accès au recours pour abus. En effet, l’art. 238 prévoit qu’un plaignant (notamment en cas de recours pour abus) peut être le détenteur inscrit de valeurs mobilières, mais également un ancien détenteur de valeurs mobilières d’une société. Donc, le recours prévu à l’art. 241 est ouvert à un ancien actionnaire, non seulement celui qui aurait exprimé une intention de ne plus l’être, mais aussi celui qui aurait conclu une opération juridique précise en vertu de laquelle il a effectivement cédé ses actions.
[180] Ensuite, lorsque les attentes du plaignant se fondent sur le droit strict, et qu’il allègue l’illégalité de la conduite reprochée à la société, je suis d’avis que la question des attentes raisonnables joue un rôle extrêmement limité et n’en joue peut-être même aucun. Cela se comprend aisément puisque les actionnaires sont en droit de s’attendre à ce que la société agisse en conformité avec ses statuts et règlements et, plus généralement, avec la loi. Il s’agit pour ainsi dire d’attentes présumées :
[traduction] Les attentes raisonnables de l’actionnaire constitueraient le meilleur cadre d’analyse pour décider si une société fermée s’est montrée injuste à l’égard d’un actionnaire en lui portant préjudice ou en ne tenant pas compte de ses intérêts. L’analyse s’attache alors intrinsèquement à la notion d’injustice et se veut intuitive. Elle définit aussi l’injustice d’une manière propice à l’application d’un principe de droit.
D’autres situations peuvent évidemment justifier le prononcé d’une ordonnance pour remédier à un abus. L’acte de la société qui va à l’encontre de ses statuts constitutifs ou qui constitue un défaut, par les administrateurs, de respecter leurs obligations envers la société peut être considéré comme un abus des droits de l’actionnaire ou comme une mesure injuste lui causant préjudice ou ne tenant pas compte de ses intérêts. Dans de telles situations, on pourrait soutenir que l’analyse fondée sur les attentes raisonnables de l’actionnaire a peu de pertinence. Que l’actionnaire s’attende raisonnablement à ce que la société agisse en toute légalité ou à ce que les administrateurs agissent conformément à leurs obligations est plutôt évident. La conclusion selon laquelle une conduite illégale devrait permettre un redressement dans le cadre d’un recours pour abus pourrait être tirée par application d’une autre théorie. [Je souligne.]
(J. A. Campion, S. A. Brown et A. M. Crawley, « The Oppression Remedy : Reasonable Expectations of Shareholders », dans Law of Remedies : Principles and Proofs (1995), 229, p. 249)
[181] À mon avis, la question des attentes raisonnables a une plus grande pertinence lorsqu’il s’agit de déterminer les droits d’un actionnaire au-delà de ce qui est spécifiquement prévu dans la loi et les statuts et règlements de la société. D’ailleurs, notre Cour, dans BCE, rappelait que « la demande de redressement pour abus [. . .] confère au tribunal un vaste pouvoir, en equity, d’imposer le respect non seulement du droit, mais de l’équité » (par. 58).
[182] En conséquence, lorsque l’illégalité de la conduite de la société est alléguée, comme c’est le cas en l’espèce, l’analyse ne porte pas tant sur la question des attentes raisonnables que sur celle visant à déterminer si la conduite de la société est effectivement illégale et, partant, abusive : Martel, par. 31-213.
[183] S’il est vrai, comme le souligne notre Cour dans BCE, que « [l]a taille, la nature et la structure de la société constituent [. . .] des facteurs pertinents dans l’appréciation d’une attente raisonnable » et qu’« [i]l est possible que les tribunaux accordent une plus grande latitude pour déroger à des formalités strictes aux administrateurs d’une petite société fermée qu’à ceux d’une société ouverte de plus grande taille » (par. 74), cette latitude dépend bien sûr de la nature de la violation alléguée.
[184] En somme, de simples irrégularités, qui ne constituent pas pour autant un abus ou un acte injustement préjudiciable, ne seront pas suffisantes pour donner ouverture au recours du plaignant. À l’inverse, l’omission de se conformer à une disposition impérative de la loi ainsi qu’aux exigences prévues par les statuts et règlements de la société en ce qui concerne la reconnaissance même du statut d’actionnaire pourra donner ouverture au recours pour abus. Je suis d’avis que cela est particulièrement important pour la protection de l’actionnaire minoritaire dans une société fermée telle qu’Intramodal. Sinon, quel recours serait à la disposition de l’actionnaire qui se prétend illégalement évincé?
(2) La situation d’abus provoquée par la société intimée
[185] En l’espèce, plusieurs aspects de la conduite de la société intimée posent problème.
[186] Il y a d’abord la résolution attaquée, qui a été adoptée en 2007, avec effet rétroactif en 2005. La preuve n’est pas plus précise quant à la date de son adoption. Cette résolution, dont l’appelant n’a eu connaissance qu’une fois son recours entrepris, est libellée comme suit :
[traduction]
IL A ÉTÉ RÉSOLU QUE :
. . .
5. Par la présente, la Société approuve et accepte la cession par Johnny MENNILLO à Mario ROSATI de quarante-neuf (49) actions de catégorie « A » immatriculées à son nom, tel qu’attesté par le certificat numéro 2.
6. En raison de cession d’actions, il est confirmé par la présente, avec effet immédiatement, que Mario ROSATI est l’unique actionnaire de la Société, cent (100) actions de catégorie « A » étant immatriculées à son nom.
Chacune des six (6) résolutions qui précèdent est par la présente approuvée par l’unique administrateur et actionnaire de la Société ayant droit de vote à l’égard de telles résolutions suivant la Loi canadienne sur les sociétés par actions , ce qui est attesté par sa signature apposée en ce 25e jour de mai 2005, à 10 heures. [Je souligne; en caractères gras dans l’original.]
(d.a., vol. VIII (les « registres d’Intramodal »), p. 118)
[187] Ensuite, la preuve révèle que la société intimée a inscrit dans ses registres le transfert auquel la résolution réfère. Or, en vertu de la LCSA , la société ne pouvait procéder à l’inscription d’un tel transfert que si la valeur mobilière était endossée, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
[188] En effet, le par. 60(1) LCSA prévoit que les droits transmissibles de celui qui cède la valeur mobilière ne passent à l’acquéreur qu’à la « livraison » de la valeur mobilière, c’est-à-dire au moment du transfert volontaire de possession :
(1) Dès livraison de la valeur mobilière, les droits transmissibles du cédant passent à l’acquéreur, mais le fait de détenir une valeur d’un acheteur de bonne foi ne saurait modifier la situation du cessionnaire qui a participé à une fraude ou à un acte illégal mettant en cause la validité de cette valeur ou qui, en tant qu’ancien détenteur, connaissait l’existence d’une opposition.
[189] Qui plus est, l’acquéreur d’une valeur mobilière ne devient acquéreur de bonne foi qu’après son endossement : art. 64 LCSA . Il est à noter que le par. 65(3) LCSA précise ce qui suit au sujet de l’endossement aux fins de cession ou de transfert d’une valeur mobilière :
(3) L’endossement d’une valeur mobilière nominative aux fins de cession ou de transfert se fait par l’apposition, soit à l’endos de cette valeur sans autre formalité, soit sur un document distinct ou sur une procuration à cet effet, de la signature d’une personne compétente.
[190] L’endossement constitue une condition sine qua non pour qu’un contrat intervenu entre deux coactionnaires quant à l’acquisition d’une valeur mobilière puisse avoir quelque effet juridique sur la société. D’ailleurs, si la valeur mobilière n’est pas assortie des endossements requis, et que la société procède tout de même à l’inscription de son transfert, elle est responsable du préjudice causé par une telle inscription : al. 79(1) a) LCSA . De plus, tel que mentionné précédemment, l’art. 76 LCSA prévoit expressément qu’une société ne peut inscrire un transfert d’actions dans ses livres et registres sans d’abord procéder à certaines vérifications, y compris quant aux endossements requis.
[191] En l’espèce, d’autres restrictions s’appliquaient expressément en vertu des statuts de la société, notamment celle voulant que cette dernière ne puisse inscrire un transfert d’actions dans ses registres que si le certificat d’actions a été régulièrement endossé et que toutes les exigences relatives au transfert ont été respectées :
[traduction]
C. CESSION DE VALEURS MOBILIÈRES
. . .
133. Inscription d’une cession. Sous réserve de la Loi et du paragraphe 135, la cession d’une valeur mobilière ou d’un bon de souscription ne peut être inscrite au registre des valeurs mobilières de la Société que si :
(a) le certificat d’action est dûment endossé par la personne habilitée à le faire;
(b) des assurances raisonnables sont données que la signature ainsi apposée est authentique;
(c) les exigences de toute loi canadienne, y compris d’une province ou d’un territoire du Canada, relative à la perception de l’impôt sur le revenu, de la taxe de vente ou de frais ou de droits ont été respectées;
(d) toute restriction applicable à son émission, à sa cession ou à sa détention autorisées par les statuts a été respectée;
(e) toute sûreté réelle grevant la valeur mobilière comme le prévoit le paragraphe 131 a été levée. [En caractères gras dans l’original.]
(registres d’Intramodal, p. 94-95)
[192] De toute évidence, l’endossement du certificat d’actions, à titre de condition préalable à l’inscription d’un transfert d’actions, était suffisamment important pour que les fondateurs de la société intimée jugent pertinent d’inclure une disposition expresse à cet effet dans leurs statuts, en plus d’en faire mention sur les certificats d’actions.
[193] Sur le certificat de l’appelant, on peut en effet lire la mention suivante : [traduction] « Seule la personne dont le nom figure au recto du présent certificat ou son mandataire ou son représentant dûment autorisé peut valablement céder les actions dont la détention est attestée par le présent certificat » (registres d’Intramodal, p. 170).
[194] L’obligation légale de la société intimée de procéder aux vérifications requises avant d’inscrire le transfert d’actions créait ipso facto une attente raisonnable chez ses actionnaires. Il est manifeste que la société intimée n’a pas respecté cette obligation et que son défaut dépasse le cadre d’une simple irrégularité.
[195] L’appelant avait l’attente raisonnable que la société intimée agisse en conformité avec la loi et ses statuts et règlements. Il avait l’attente raisonnable que la société intimée, avant de le priver de son statut d’actionnaire, procède aux vérifications requises. L’omission de ce faire constitue un acte injustement préjudiciable à l’appelant dans la mesure où elle le prive de son statut d’actionnaire.
[196] La preuve révèle que le certificat d’actions en cause n’a pas été endossé. Elle révèle également que la société intimée n’a fait aucune vérification avant d’adopter la résolution de transfert des actions de l’appelant, et que c’est rétroactivement et avec la signature d’un seul actionnaire (c’est-à-dire M. Rosati) que la résolution a été adoptée. L’avocat de la société intimée a reconnu en contre-interrogatoire que sa tâche consistait à obtempérer aux demandes de l’actionnaire majoritaire d’Intramodal, M. Rosati, sans plus :
[traduction]
Q. Donc, si un client vous dit de supprimer le nom d’un actionnaire sans vous remettre un document signé à l’appui, le faites-vous?
R. Si on me donne des instructions, j’agis conformément à ces instructions.
[197] Malgré toute l’insistance mise sur l’intention manifestée par l’appelant de se retirer d’Intramodal, le fait est qu’Intramodal n’avait aucun moyen de savoir qu’une telle intention avait effectivement été exprimée car, de son propre aveu, elle n’a pas fait les vérifications requises à cet égard, estimant que de telles vérifications n’étaient pas nécessaires.
[198] Conclure à l’abus dans les circonstances ne revient pas à permettre à M. Mennillo d’instrumentaliser le recours pour abus prévu par l’art. 241 LCSA , mais tout simplement à reconnaître l’évidence : M. Rosati a utilisé sa position d’actionnaire majoritaire pour dépouiller M. Mennillo de son statut d’actionnaire. Pour paraphraser la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Budd, c’est précisément afin de mettre un frein à ce genre de conduite que le législateur a cru nécessaire d’introduire le recours pour abus prévu à l’art. 241 LCSA .
[199] Si la société intimée avait fait les vérifications requises, elle n’aurait pas inscrit le transfert d’actions. À supposer qu’il y ait effectivement eu entente entre l’appelant et M. Rosati à cet égard, les parties à l’entente auraient alors dû se rencontrer à nouveau afin de prendre les moyens nécessaires pour consigner cette entente et s’assurer que les conditions établies par la loi étaient satisfaites. Si M. Mennillo avait effectivement consenti au transfert de ses actions, il aurait été très simple de lui demander de signer la résolution d’Intramodal en 2007. En cas de mésentente, l’actionnaire majoritaire d’Intramodal aurait alors pu intenter les recours nécessaires afin de forcer l’appelant à endosser son certificat d’actions et à signer les documents corporatifs pertinents :
La loi impose au cédant l’obligation de fournir à l’acquéreur les pièces nécessaires à l’inscription du transfert, et précise que s’il ne se conforme pas à toute demande à cet effet dans un délai raisonnable, l’acquéreur peut refuser le transfert ou en demander la rescision. [Note en bas de page omise.]
(Martel, par. 16-106)
[200] Nul besoin d’une grande démonstration pour conclure que cette conduite d’Intramodal a été préjudiciable à l’appelant : elle l’a dépouillé illégalement de son statut d’actionnaire. Et il est difficile d’imaginer conduite plus abusive d’une société par actions à l’endroit d’un actionnaire que celle de le priver de ce statut.
[201] La conduite d’une société qui avalise un transfert d’actions sans vérification aucune, et qui confond ses intérêts avec ceux de son actionnaire majoritaire comme si elle n’était qu’une simple marionnette, n’est pas moins abusive seulement parce que, à un certain moment donné, un coactionnaire a exprimé son intention de se retirer de la société, sans qu’il y ait eu entente quant aux modalités d’un tel retrait. Soutenir le contraire revient à inciter les actionnaires d’une société à s’abstenir de toute forme de discussions ou de pourparlers relativement à un possible transfert d’actions.
[202] En l’espèce, il est question d’un plaignant dont le statut d’actionnaire a été initialement reconnu, qui reproche à la société des violations claires de la loi et de ses statuts et règlements, et qui intente un recours pour abus en vertu de l’art. 241 LSCA. La situation abusive provoquée par la société peut effectivement être corrigée par le truchement d’un tel recours, ou d’un recours en rectification des registres fondé sur l’art. 243 LCSA , ou encore d’un recours fondé sur l’art. 247 LCSA visant à contraindre la société à se conformer à ses obligations, pour autant que les conditions du recours choisi soient satisfaites, ce qui est le cas en l’espèce. Rappelons que l’al. 241(3) k), indépendamment des art. 243 et 247 LCSA , octroie au tribunal le pouvoir d’ordonner la rectification des registres et permet de sanctionner la société pour l’illégalité de sa conduite.
[203] L’exemple classique en la matière correspond à l’affaire Journet c. Superchef Food Industries Ltd., [1984] C.S. 916, p. 925, où la Cour supérieure a conclu à une conduite abusive sur la base de plusieurs actes illégaux et frauduleux commis par la société en cause. La preuve de l’illégalité des actes a été jugée suffisante pour satisfaire les conditions d’ouverture du recours pour abus et aucune preuve additionnelle n’a été exigée.
[204] À mon avis, le même raisonnement s’applique en l’espèce. J’estime, avec égards pour l’opinion contraire, que l’appelant s’est déchargé de son fardeau de preuve quant au bien-fondé de son recours pour abus. La preuve démontre que les actes commis par la société, soit l’adoption de la résolution de transfert des actions de l’appelant, l’inscription de ce transfert dans les registres et les déclarations subséquentes au même effet, constituent des violations des dispositions expresses de la loi, de ses statuts et de ses règlements. Il s’agit d’une preuve suffisante pour conclure à une conduite abusive et préjudiciable justifiant l’annulation de la résolution adoptée par la société et la rectification de ses registres.
[205] Le redressement demandé vise à faire reconnaître l’inobservation par la société de ses obligations légales et à faire rectifier ses registres en conséquence. Tel que mentionné ci-dessus, l’appelant aurait certes pu entreprendre un recours sur le fondement des art. 243 ou 247 LCSA . Il aurait alors eu gain de cause. Vu l’interprétation libérale de l’art. 241 LCSA et la nature du redressement demandé, ce serait faire preuve de bien peu de pragmatisme que de rejeter son recours pour le seul motif qu’il a été entrepris en vertu de l’art. 241 plutôt que des art. 243 ou 247 LCSA . À cet égard, les auteurs Raymonde Crête et Stéphane Rousseau écrivent ce qui suit :
L’examen de la jurisprudence montre que, dans certains cas, les demandeurs font appel au recours en cas d’abus même si les actes reprochés constituent en fait des violations claires de la réglementation qui peuvent aisément donner lieu à des recours alternatifs conformément à la loi. Malgré la présence de ces mesures alternatives, les juges adoptent en cette matière une approche pragmatique et acceptent d’intervenir sur la base du recours pour abus bien que, dans ce contexte, la preuve des actes illégaux réduise l’utilité des interventions fondées sur l’équité en vertu du recours en cas d’abus. Notons, par ailleurs, que rien n’empêche un demandeur de joindre à sa demande d’autres recours prévus dans la loi sur les sociétés par actions ou dans les principes de droit commun, notamment en y joignant un recours de nature oblique ou une demande en vue d’obtenir une enquête, une ordonnance mandatoire ou négatoire, la rectification des registres ou même la liquidation de la société. [Je souligne; note en bas de page omise; par. 1629.]
[206] La portée de l’art. 241 LCSA est extrêmement large et confère de vastes pouvoirs au tribunal : BCE, par. 58. Cette portée extrêmement large du recours pour abus permet de considérer dans la présente instance le recours en rectification des registres (art. 243 LCSA ) ou celui pour inobservation par la société de la loi ou de ses statuts ou règlements (art. 247 LCSA ).
[207] À tout événement, la conclusion selon laquelle la société intimée a illégalement privé l’appelant de son statut d’actionnaire mène irrémédiablement à la conclusion qu’il y a eu abus en l’espèce. En effet, quelle forme plus grave d’abus y a-t-il que celle de se faire dépouiller illégalement de son statut d’actionnaire?
[208] Cette conclusion suffit à mon avis pour statuer sur le fond de l’affaire. Néanmoins, vu l’importance accordée par les parties à la question et vu les propos de mon collègue sur celle-ci, lesquels pourraient avoir de lourdes conséquences dépassant le cadre du présent litige, j’estime important d’aborder la prétendue entente qui serait intervenue entre MM. Mennillo et Rosati le 25 mai 2005.
(3) La prétendue entente entre l’appelant et M. Rosati
a) Nature de la prétendue entente
[209] Ma lecture du jugement de première instance diffère de celle de la majorité. Je suis d’avis que le premier juge n’a pas conclu que l’appelant et M. Rosati s’étaient entendus afin de procéder à un transfert d’actions. Cette interprétation, mise de l’avant par la société intimée, dénote une lecture parcellaire du jugement de première instance et en dénature les conclusions. Le juge de première instance a plutôt conclu que l’intention exprimée par l’appelant de se retirer de la société, dans la mesure où ses actions avaient été émises conditionnellement à ce qu’il garantisse le passif de la société intimée, était suffisante pour le dépouiller de son statut d’actionnaire :
Le Tribunal arrive à la conclusion que Mennillo a détenu 49 actions ordinaires émises par Intramodal, le tout conditionnellement à ce que ce dernier garantisse l’ensemble des créances de Intramodal dès que cette dernière débute ses activités. Mennillo a refusé cette aventure et a demandé son retrait de la compagnie à titre d’actionnaire et d’administrateur à compter du 25 mai 2005. À compter de cette date, Mennillo a accepté de n’être que le prêteur d’une somme de 440 000 $ à son ami Rosati. Le fait que la cession des actions de Mennillo à Rosati n’ait pas été complétée résulte de l’erreur ou l’oubli de la part de l’avocat de Rosati.
Depuis le 25 mai 2005, Mennillo n’est plus détenteur d’aucune action ni administrateur de Intramodal. [Je souligne; par. 74-75.]
[210] Ces propos ne peuvent donner lieu à des interprétations divergentes. Certes, les conclusions factuelles du juge de première instance doivent être traitées avec déférence, sauf erreur manifeste et dominante, mais les tribunaux d’appel n’ont pas carte blanche pour retenir isolément certains passages du jugement de première instance et leur donner un sens qu’ils n’ont pas. Les conclusions factuelles du juge de première instance doivent être considérées telles quelles, dans leur ensemble. Bref, avec égards, je suis d’avis qu’il n’est pas exact en l’espèce d’affirmer que le juge de première instance a conclu à la cession des actions, indépendamment du caractère conditionnel de leur émission.
[211] Le raisonnement de mon collègue me paraît contradictoire. Il est d’avis que le juge de première instance a accepté comme conclusion de fait que « M. Mennillo a convenu qu’il ne demeurait actionnaire que tant qu’il serait disposé à garantir le passif de la société » (motifs du juge Cromwell, par. 4 et 61 (je souligne)) et que « M. Mennillo [a] convenu qu’il demeurerait actionnaire de la société à condition d’en garantir le passif » (par. 10 (je souligne)). Or, le reste de l’affirmation du juge de première instance selon laquelle la réalisation de la condition suspensive aurait donné lieu à une cession d’actions ne peut être considéré en vase clos. De plus, mon collègue le juge Cromwell est d’avis que la preuve appuie la conclusion du juge de première instance, malgré que cette preuve soit, selon lui, « confuse et source de confusion » (par. 34) et « contradictoire et incohérente » (par. 68). Je reviendrai plus loin sur la question de l’appréciation de la preuve par le juge de première instance. Je note pour l’instant que mon collègue reconnaît qu’aucune condition n’était rattachée à l’émission des actions en l’espèce et qu’il est erroné en droit de prétendre le contraire (par. 76), mais qu’il conclut néanmoins que « la condition dont [le juge de première instance] fait mention résulte d’un accord entre MM. Mennillo et Rosati selon lequel le premier ne serait actionnaire que s’il se portait garant du passif d’Intramodal » (par. 77). Avec égards, je vois mal comment on peut à la fois accepter la conclusion du juge de première instance voulant que M. Mennillo ait détenu 49 actions ordinaires émises par Intramodal conditionnellement à ce qu’il garantisse l’ensemble des créances de celle-ci et postuler que M. Mennillo ne pouvait pas, en droit, être actionnaire conditionnel en l’espèce.
[212] Pour leur part, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont également conclu que l’appelant n’avait plus le statut d’actionnaire, mais pour une autre raison, à savoir que l’intention manifestée de se retirer de la société intimée avait entraîné l’annulation rétroactive de ses actions.
[213] Les parties ont qualifié l’entente qui serait intervenue entre MM. Mennillo et Rosati de maintes façons, y voyant tantôt une émission conditionnelle, tantôt une annulation rétroactive, tantôt un contrat de vente ou de donation. Cela traduit un problème plus fondamental : le fait que, sauf conjecture, aucune intention à cet effet ne ressort de la preuve. En fait, la difficulté éprouvée par les juridictions inférieures à qualifier la prétendue entente résulte du fait que la preuve est muette sur l’opération juridique qui aurait été envisagée par MM. Rosati et Mennillo le 25 mai 2005 et qui aurait eu comme résultat le transfert de ses actions. Il en est de même pour notre Cour.
[214] La LCSA prévoit, en règle générale, que l’annulation des actions d’un actionnaire n’est possible que selon deux modalités, soit la modification des statuts de la société, soit le rachat des actions par la société. En cas de rachat, deux formes peuvent être envisagées : le rachat unilatéral par la société ou le rachat de gré à gré.
[215] En l’espèce, à aucun moment avant le 25 mai 2005, la société intimée n’a procédé à une modification de ses statuts. Quant à la possibilité qu’elle ait procédé unilatéralement au rachat des actions de l’appelant, un tel rachat devait être prévu par les statuts de la société, ce qui n’est pas le cas des actions de catégorie « A » détenues par l’appelant. Les statuts de la société prévoient certes un droit de rachat unilatéral par la société, mais pour les actions de catégorie « G » seulement.
[216] Le rachat de gré à gré est pour sa part soumis à plusieurs formalités, y compris l’adoption d’une résolution des administrateurs à cet effet et, en vertu de l’art. 34 LCSA , des tests de solvabilité et de liquidité.
[217] Plus important encore, la LCSA prévoit qu’un tel rachat, unilatéral ou de gré à gré, entraîne l’annulation des actions acquises :
39 . . .
. . .
(6) Les actions ou fractions d’actions de toute catégorie ou série de la société émettrice acquises par elle, notamment par achat ou rachat, sont annulées; elles peuvent reprendre le statut d’actions autorisées non émises de la catégorie dont elles relèvent, au cas où les statuts limitent le nombre d’actions autorisées.
[218] Or, en l’espèce, même en tenant pour acquis qu’il y a effectivement eu consentement du principal intéressé du rachat de ses actions — ce que ce dernier conteste —, force est d’admettre qu’aucune des formalités applicables à un tel rachat n’a été accomplie, si bien que l’on ne peut prétendre que les actions de l’appelant ont été annulées par rachat.
[219] La société intimée, dans son mémoire, affirme d’ailleurs que le capital déclaré n’a en aucun temps été réduit. De plus, aucune résolution n’a été adoptée pour approuver le rachat de ses actions par la société. En fait, la seule résolution en cause vise, comme nous le verrons plus loin, un transfert d’actions qui serait intervenu entre l’appelant et l’actionnaire majoritaire d’Intramodal, M. Rosati.
[220] Qui plus est, on voit mal comment les critères de liquidité et de solvabilité auraient pu être satisfaits étant donné que la société intimée ne comptait alors, de son propre aveu, aucun actif.
[221] Bref, la thèse selon laquelle les actions de l’appelant auraient été annulées rétroactivement par voie de rachat se bute non pas à de simples irrégularités techniques dans la documentation corporative, mais bien aux exigences légales applicables à un rachat d’actions et, partant, à leur annulation.
[222] La conclusion du juge de première instance — écartée par les juges majoritaires de la Cour d’appel — selon laquelle les actions de l’appelant auraient été émises conditionnellement à ce qu’il garantisse le passif de la société intimée, le souhait exprimé par l’appelant de ne plus garantir celui-ci ayant eu pour effet de le priver du statut d’actionnaire, va également à l’encontre des dispositions de la LCSA .
[223] Comme mentionné précédemment, le juge de première instance réfère à cette possibilité au par. 74 lorsqu’il écrit que « Mennillo a détenu 49 actions ordinaires émises par Intramodal, le tout conditionnellement à ce que ce dernier garantisse l’ensemble des créances de Intramodal dès que cette dernière débute ses activités » (je souligne).
[224] Enfin, à la lecture des registres de la société intimée, on constate qu’aucune condition suspensive liée à l’émission des actions de l’appelant n’est prévue dans la résolution du conseil d’administration autorisant l’émission de celles-ci. Pour qu’une telle condition suspensive puisse produire quelque effet, encore aurait-il fallu qu’elle apparaisse dans les registres de la société intimée, sans quoi il n’y avait aucun moyen pour les créanciers de savoir que son capital-actions pouvait à tout moment être affecté.
b) Effet de la prétendue entente
[225] Je partage par ailleurs l’avis de l’appelant et du juge dissident en Cour d’appel qu’il est impossible de conclure en droit que l’appelant a transféré ses actions à M. Rosati le 25 mai 2005. En effet, peu importe la conclusion à laquelle nous pouvons arriver sur la crédibilité des témoins à cet égard, l’intention manifestée par l’appelant de se retirer de la société intimée était sans effet sur ses droits en tant qu’actionnaire.
[226] Bien qu’il soit régi par la LCSA , le transfert d’actions demeure assujetti aux conditions de formation d’un contrat.
[227] Mon collègue le juge Cromwell dit que l’appelant a transféré ses actions à M. Rosati par le biais d’un contrat à titre onéreux, mais il omet de préciser quelle serait la nature du contrat, quels sont ses éléments essentiels et quelle prestation M. Mennillo aurait reçue en retour de la part de M. Rosati. Or, « [l]e caractère innommé d’un contrat ne signifie pas pour autant qu’il échappe à tout régime législatif » : D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), par. 136.
[228] Le Code civil du Québec définit le contrat comme « un accord de volonté, par lequel une ou plusieurs personnes s’obligent envers une ou plusieurs autres à exécuter une prestation » (art. 1378). L’absence de rencontre des volontés des parties, contrairement au non-respect des conditions de formation du contrat qui, lui, entraîne la nullité, empêche de conclure à l’existence même du contrat : V. Karim, Les obligations (4e éd. 2015), par. 507; voir aussi par. 642. La proposition doit tendre de manière ferme à la conclusion d’une opération juridique précise : Lluelles et Moore, par. 275.
[229] La société intimée soutient que l’appelant a transféré ses actions à M. Rosati et qu’il était libéré, en contrepartie, de son obligation de financer les opérations d’Intramodal et de garantir le passif de la société. À mon avis, cela ne constitue pas une prestation valide. Cette prétention de la société intimée confond, encore une fois, la personnalité juridique distincte de la société avec celle de son ou ses actionnaires.
[230] Tout au plus, l’intention exprimée par l’appelant en l’espèce constituait une invitation à contracter. Le fait qu’un transfert d’actions a été inscrit par la société intimée alors que M. Rosati n’a déboursé aucune somme pour acquérir les actions de l’appelant ne prouve certainement pas que l’appelant a cédé ses actions. Conclure de l’inscription d’un transfert d’actions par la société intimée qu’un contrat a été formé relève du raisonnement circulaire : parce qu’un transfert a été inscrit, un contrat a été formé et parce que le contrat a été formé, le transfert est nécessairement valide.
[231] Les parties ont également évoqué la possibilité que la prétendue entente du mois de mai 2005 constitue un contrat de donation. Or, il est clair qu’il n’y a pas eu de donation en l’espèce. En effet, il existe en droit civil une présomption selon laquelle un acte est normalement à titre onéreux. Deux éléments doivent alors être établis pour conclure à la donation : l’absence de contrepartie et « la volonté réfléchie de s’appauvrir » (Martin c. Dupont, 2016 QCCA 475, par. 26-31 (CanLII)). Dans son mémoire, la société intimée écrit qu’« [u]ne seule volonté [. . .] anime [l’appelant] : de recevoir [traduction] “(…) de l’argent [s]a vie durant, jusqu’à [s]on décès” » (par. 30). Cela me semble, a priori, l’antithèse d’une volonté de s’appauvrir. Par ailleurs, et ce n’est pas anodin, ni la société intimée ni l’appelant ne prétendent que les actions ont été données à M. Rosati le 25 mai 2005. La première indique dans son mémoire que le prétendu contrat intervenu entre les parties est « tout sauf un contrat à titre gratuit » (par. 77). Le second nie l’existence même d’un échange de volontés, mais répond subsidiairement à l’absence de contrepartie valide en rappelant les exigences du Code civil du Québec en matière de donation et les conséquences du non-respect de telles exigences en droit.
[232] L’article 1824 C.c.Q. se lit ainsi :
1824. La donation d’un bien meuble ou immeuble s’effectue, à peine de nullité absolue, par acte notarié en minute; elle doit être publiée.
Il est fait exception à ces règles lorsque, s’agissant de la donation d’un bien meuble, le consentement des parties s’accompagne de la délivrance et de la possession immédiate du bien.
[233] En l’absence d’un acte notarié en minute et publié, le contrat à titre gratuit doit correspondre à la définition d’un don manuel, ce qui implique que le donataire soit mis en possession immédiate du bien ou, sinon, que tous les obstacles soient écartés afin qu’il puisse en prendre possession (art. 1825 C.c.Q.). S’il ne respecte pas les conditions du don manuel, le contrat est nul de nullité absolue : Paré c. Paré (Succession de), 2014 QCCA 1138.
[234] Dans la même veine, pour qu’il y ait possession aux fins d’un don manuel, la LCSA , à son par. 65(3) , prévoit une seconde exigence : le certificat d’actions constatant les actions cédées doit au minimum être endossé par le cédant (Grusk c. Sparling (1992), 44 C.A.Q. 219).
[235] En l’espèce, non seulement l’appelant n’a jamais exprimé l’intention de donner ses actions, mais il est évident que ces conditions n’ont pas été satisfaites.
[236] En somme, je ne puis souscrire à la thèse qu’il appartenait à l’appelant de soulever la nullité de la prétendue entente du 25 mai 2005, après avoir inféré qu’il y avait eu contrat parce qu’un transfert avait été inscrit, alors qu’il n’y avait pas eu, à ce jour-là, d’échange de volontés sur une opération juridique précise et que l’appelant n’a eu connaissance de l’inscription du transfert dans les registres de la société intimée qu’à une fois le présent recours intenté.
(4) Appréciation de la preuve par le juge de première instance
[237] Dans le cadre de son recours, l’appelant reproche à la société intimée sa conduite fautive, à savoir l’omission de se conformer à ses obligations légales et l’inscription d’un transfert d’actions sans le respect des formalités requises.
[238] Toutefois, dans la mesure où mon collègue le juge Cromwell accepte la conclusion de fait du juge de première instance selon laquelle l’appelant aurait exprimé son intention de se retirer d’Intramodal en tant qu’actionnaire et aurait transféré ses actions à M. Rosati en mai 2005, et puisqu’il en fait le fondement de son analyse, j’estime qu’il est important de souligner les erreurs commises par le juge de première instance dans son appréciation de la preuve. En effet, en plus de n’avoir aucun fondement en droit, cette conclusion du juge de première instance ne trouve aucune assise dans la preuve et repose donc sur des erreurs manifestes et dominantes. Je partage ainsi l’avis du juge dissident de la Cour d’appel selon lequel l’analyse du juge de première instance sur ce point comporte des erreurs justifiant l’intervention en appel : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.
[239] La conclusion selon laquelle l’appelant aurait indiqué à M. Rosati qu’il voulait se retirer en tant qu’actionnaire d’Intramodal le 25 mai 2005 s’appuie exclusivement sur le témoignage de ce dernier. Lorsque le juge de première instance rejette le témoignage de l’appelant, il commet une erreur puisque, comme le souligne à juste titre le juge dissident de la Cour d’appel, il le fait en s’appuyant sur une interprétation déraisonnable de plusieurs pièces versées au dossier.
[240] Il y a d’abord la lettre de démission signée par l’appelant le 25 mai 2005, laquelle lettre parle d’elle-même. L’appelant se retirait alors de la société comme administrateur et dirigeant. Cette lettre, préparée par l’avocat de la société intimée, lequel suivait, selon la preuve, les instructions de l’actionnaire majoritaire, aurait facilement pu prévoir davantage si telle avait été l’intention des parties. Or, ce n’est pas le cas.
[241] Il y a aussi les divers documents relatifs à la souscription d’une assurance-vie sur les personnes de l’appelant et de M. Rosati et dont l’intimée était la bénéficiaire. L’un de ces documents indique que M. Rosati est le seul actionnaire de la société intimée. Pourtant, ladite police couvre tant la vie de l’appelant que celle de M. Rosati. Quel intérêt assurable Intramodal détenait-elle sur la vie de l’appelant si celui-ci n’était plus un actionnaire? Poser la question, c’est y répondre.
[242] Quant à la lettre rédigée par Me Kaufman le 31 octobre 2007 et transmise à l’appelant, je suis également d’accord avec le juge dissident en Cour d’appel pour dire qu’on ne pouvait raisonnablement en inférer que l’appelant, en insistant pour se faire rembourser son investissement, renonçait par le fait même à ses actions.
[243] La mise en demeure du 25 février 2010 rédigée par Me Kaufman ne permettait pas non plus de tirer d’inférence négative. L’appelant y revendique son droit à 50 p. 100 des profits de la société intimée et son partenariat avec M. Rosati. Or, en date du 25 février 2010, il était devenu clair que l’appelant n’était plus actionnaire dans les registres de la société intimée. Selon son témoignage et celui de ses représentants professionnels, la lettre visait à faire corriger la situation à défaut de quoi une somme de 1 000 000 $ serait réclamée à M. Rosati.
[244] Enfin, le juge de première instance a également rejeté la version de l’appelant parce que, selon lui, le motif avancé du retrait à titre d’administrateur et de dirigeant, soit la visite du local d’Intramodal et l’examen des livres de la société par les représentants de Labatt, était faux. Le juge dissident en Cour d’appel souligne que même si la société intimée n’était pas alors active, l’affirmation de l’appelant selon laquelle des rencontres avaient eu lieu avec des représentants de Labatt n’a pas été contredite. Des sommes ont d’ailleurs été avancées avant décembre 2005 et ont continué de l’être jusqu’en octobre 2006.
[245] Bref, à mon avis, la conclusion selon laquelle une entente est intervenue entre les deux actionnaires en vertu de laquelle l’appelant s’est retiré de la société intimée en tant qu’actionnaire n’est pas étayée par la preuve. Pour arriver à cette conclusion, le juge a commis des erreurs manifestes et dominantes et a fait abstraction d’éléments clés de la preuve. Tout au plus, la preuve démontre qu’une intention de se départir de ses actions a été exprimée par l’appelant, sans toutefois qu’il n’y ait eu d’entente quant à la façon dont il disposerait de ses actions.
(5) Prescription du recours
[246] Subsidiairement, la société intimée fait valoir que le recours de l’appelant doit être rejeté au motif qu’il est prescrit. Le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont également conclu en ce sens.
[247] Le délai de prescription applicable au recours pour abus n’est prévu nulle part dans la LCSA . Celle-ci prévoit pourtant, pour d’autres recours, un délai de prescription de deux ans. C’est le cas des par. 118(7) et 119(3) LCSA . On peut donc supposer, dans le cas de ce recours du moins, que le législateur fédéral entendait s’en remettre aux principes généraux du droit civil lorsqu’un tel recours est intenté au Québec : Martel, par. 31-482.
[248] À cet égard, l’art. 2925 C.c.Q. prévoit ce qui suit :
2925. L’action qui tend à faire valoir un droit personnel ou un droit réel mobilier et dont le délai de prescription n’est pas autrement fixé se prescrit par trois ans.
[249] Le recours fondé sur l’art. 241 LCSA tend normalement à faire valoir un droit personnel. C’est le cas notamment lorsque le plaignant allègue que l’actionnaire majoritaire d’une société agit sans tenir compte des intérêts des actionnaires minoritaires (Bénard c. Gagnon, 2002 CanLII 23768 (C.S. Qc), conf. par 2004 CanLII 73057 (C.A. Qc)), ou lorsque l’abus s’entend d’actes des administrateurs qui auraient induit en erreur et traité inéquitablement certains actionnaires d’une même catégorie (Regroupement des marchands actionnaires inc. c. Métro Inc., 2011 QCCS 2389). Le recours pour abus peut également tendre à faire valoir un droit réel lorsque, par exemple, la société en cause refuse de verser au plaignant, à qui elle reconnaît pourtant le statut d’actionnaire, les dividendes qui lui sont dus.
[250] Il arrive, comme c’est le cas en l’espèce, que le recours se fonde plutôt sur la prémisse que le plaignant est propriétaire d’actions et qu’on reproche à la société de refuser de lui reconnaître le statut d’actionnaire. Le recours fondé sur l’art. 241 LCSA vise alors non pas à faire valoir un droit réel, mais à le faire reconnaître.
[251] Or, le droit civil reconnaît le caractère perpétuel du droit de propriété (en l’occurrence un droit de propriété portant sur une valeur mobilière), ce qui signifie que celui-ci ne se perd ni par le non-usage ni par le simple écoulement du temps :
Le droit de propriété est perpétuel. Cela signifie non pas que le droit demeure attaché à perpette au même patrimoine ou qu’il est transmissible perpétuellement, mais qu’il ne se perd pas par le non-usage (supra, no 18). Cependant, le propriétaire peut détruire son bien (corporel), le droit disparaissant avec celui-ci, ce qui permet de comprendre l’identification du droit au bien. Il peut encore renoncer à son droit (le bien abandonné devenant un bien sans maître — 934 et s. C.c.Q.), transférer son bien à un patrimoine fiduciaire dépourvu de propriétaire (1261 C.c.Q.), ou le droit peut se prescrire acquisitivement au bénéfice d’un tiers possesseur . . . [En italique dans l’original; note en bas de page omise.]
(D.-C. Lamontagne, Biens et propriété (7e éd. 2013), par. 207)
[252] Sur ce même point, le Professeur Pierre-Claude Lafond s’exprime ainsi :
Une des caractéristiques du droit de propriété est qu’il ne se perd pas par l’effet de la prescription extinctive (voir supra, 3.1.2.4). Puisque l’action en revendication sanctionne le droit de propriété, elle est donc aussi imprescriptible, et ce contrairement aux autres espèces d’actions qui visent à faire valoir un droit réel, lesquelles se prescrivent par dix ans (art. 2923 C.c.Q.) ou trois ans (art. 2925 C.c.Q.), selon qu’il s’agit d’un droit immobilier ou mobilier. À notre avis, ces deux dispositions ne peuvent s’appliquer, car l’action pétitoire ne vise nullement à faire valoir un droit, mais plutôt à le faire reconnaître (art. 912 C.c.Q.).
En pratique, cette imprescriptibilité peut cependant être mise en échec par l’effet d’une prescription acquisitive réclamée d’un possesseur (art. 2917 à 2919 C.c.Q.) (voir infra, 6.3.3.3.2), ce qui ne change rien au principe que le droit de propriété ne saurait se perdre par l’écoulement du temps. [Je souligne; références omises.]
(Précis de droit des biens (2e éd. 2007), par. 1205)
[253] Ainsi, la personne qui cherche à se voir reconnaître la propriété d’un bien ne peut se faire opposer la prescription extinctive.
[254] L’action d’une société constitue un droit réel sur lequel l’actionnaire peut demander que son droit de propriété soit reconnu : « Pour l’actionnaire, la propriété des actions est un droit réel, et non un droit personnel, ce qui peut rendre irrecevable au Québec un recours intenté pour se faire déclarer propriétaire d’actions dont le situs est hors du Québec » (Martel, par. 12-42 (je souligne; notes en bas de page omises)).
[255] Suivant ce raisonnement, le délai de prescription applicable au recours exercé en application de l’art. 241 LCSA dépendra du fondement du recours. Lorsque le statut d’actionnaire a été à un moment reconnu au plaignant — comme c’est le cas en l’espèce — et que celui-ci prétend que la société l’en a illégalement dépouillé, le recours est alors imprescriptible.
[256] C’est la conclusion à laquelle est arrivée la Cour d’appel du Québec dans Greenberg c. Gruber, 2004 CanLII 14882 (C.A. Qc).
[257] Dans cette affaire, le plaignant soutenait que les intimés détenaient pour lui, à titre de prête-noms, des actions dans plusieurs sociétés. Il faisait valoir qu’il était dans les faits propriétaire du tiers des actions de ces sociétés et demandait notamment que les registres soient rectifiés et qu’un certificat d’actions lui soit remis.
[258] En réponse à ce recours, les intimés ont tenté d’opposer la prescription extinctive. Le juge de première instance ayant conclu que la prescription était applicable mais que le recours n’était pas prescrit, les intimés ont fait appel de la décision. La question dont la Cour d’appel du Québec était saisie était de savoir si, dans un tel cas, la prescription extinctive pouvait être invoquée « pour prétendre qu’un actionnaire a perdu le droit de propriété de ses actions vu son défaut d’agir en temps utile » (Greenberg, par. 6). Dans l’affirmative, la Cour d’appel devait également déterminer quel délai de prescription était applicable, celui de 10 ans prévu à l’art. 2922 C.c.Q. ou celui de trois ans prévu à l’art. 2925 C.c.Q.
[259] La Cour d’appel a fait droit à la prétention du plaignant selon laquelle la prescription extinctive ne pouvait être invoquée lorsque, dans le cadre d’un recours fondé sur l’art. 241 LCSA , un plaignant cherche à faire valoir son droit de propriété ou demande que, en lien avec ce droit, le statut d’actionnaire lui soit reconnu.
[260] Plus particulièrement, la Cour d’appel est arrivée à la conclusion que « ce n’est pas parce que [le plaignant] a omis de contester la “négation” de son statut d’actionnaire à l’intérieur d’un délai de trois ans (ou de tout autre délai) qu’il ne peut plus faire valoir son droit de propriété sur les actions » (Greenberg, par. 43). Pour mettre fin au droit de propriété du plaignant, les intimés devaient démontrer qu’ils avaient acquis les actions par voie de prescription acquisitive, ce qu’ils ne soutenaient pas. Toujours selon la Cour d’appel, « [e]n tant que propriétaire, [le plaignant] ne peut certainement pas être empêché de faire valoir son droit de propriété par quelqu’un qui refuse simplement de reconnaître ce droit » (Greenberg, par. 44).
[261] Je souscris entièrement à ce raisonnement.
[262] En l’espèce, tout comme dans affaire Greenberg, la société intimée ne prétend pas être devenue propriétaire des actions de l’appelant par application de la prescription acquisitive. Elle refuse tout simplement de reconnaître à l’appelant son statut d’actionnaire et soutient que c’est son actionnaire majoritaire, M. Rosati, qui est dorénavant propriétaire de ses actions en raison d’une prétendue entente verbale et intervenue informellement entre l’appelant et M. Rosati. Or, contrairement à la situation dans l’affaire Greenberg, et j’insiste une fois de plus sur ce point, M. Rosati n’est pas partie au litige et ne peut par conséquent revendiquer la prescription acquisitive des actions. La société intimée ne peut non plus le faire pour lui.
VI. Conclusion
[263] Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la résolution de transfert des actions de l’appelant et d’ordonner la rectification des registres de la société intimée afin de refléter le statut d’actionnaire de l’appelant, le tout avec dépens devant toutes les cours.
Pourvoi rejeté avec dépens, la juge Côté est dissidente.
Procureurs de l’appelant : Blake, Cassels & Graydon, Montréal.
Procureurs de l’intimée : Langlois avocats, Montréal.