Répertorié : R. c. Cyr‑Langlois
No du greffe : 37760.
Audition et jugement : 15 octobre 2018.
Motifs déposés : 6 décembre 2018.
En appel de Cour d'appel de Québec
Intervenantes : Procureure générale de l’Ontario, Association québécoise des avocats et avocates de la défense et Criminal Lawyers’ Association
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin
Motifs de jugement (par. 1 à 19) : Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown, Rowe et Martin)
Motifs dissidents (par. 20 à 59) : La juge Côté
Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est accueilli, le verdict d’acquittement est écarté et un nouveau procès est ordonné.
Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown, Rowe et Martin : Pour réfuter les présomptions de l’al. 258(1) c) du Code criminel , l’accusé doit offrir une preuve qui tend à démontrer que le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’appareil approuvé permet de douter de la fiabilité des résultats. L’accusé se décharge de son fardeau si les conditions suivantes sont réunies : (1) il offre une preuve portant directement sur le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’appareil, et (2) il établit que ce vice tend à mettre en doute la fiabilité des résultats. En cas d’utilisation incorrecte d’un appareil, bien qu’une démonstration abstraite puisse parfois satisfaire, à elle seule, à l’obligation de soulever un doute raisonnable sur la fiabilité des résultats, il est plus probable qu’une preuve qui se rattache plus concrètement aux faits en cause soit requise. Ce qui est essentiel, c’est que la possibilité que le vice ait influé sur la fiabilité des résultats soit suffisamment sérieuse pour soulever un doute raisonnable.
En l’espèce, la preuve présentée ne permettait pas de réfuter les présomptions. Même à supposer que l’utilisation incorrecte de l’appareil a été ici établie par le non‑respect de la période d’observation de 15 ou 20 minutes, la preuve que cette utilisation incorrecte tendait à mettre en doute la fiabilité des résultats était manifestement absente. La simple utilisation incorrecte invoquée par l’accusé ne tend pas à elle seule à démontrer que la fiabilité des résultats est mise en doute. Sans une preuve qui se rattache plus concrètement aux faits en cause, l’argument de l’accusé s’inscrit dans le domaine de la conjecture et ne peut respecter le critère du doute raisonnable. Se satisfaire d’une preuve théorique qui relève de la conjecture traduit une interprétation erronée du fardeau de preuve incombant à l’accusé, ce qui constitue une erreur de droit.
La juge Côté (dissidente) : L’appel doit être rejeté. Le fardeau imposé à l’accusé qui entend repousser les présomptions prévues à l’al. 258(1) c) du Code criminel se limite à soulever un doute raisonnable quant au mauvais fonctionnement ou à une utilisation incorrecte de l’alcootest susceptible d’affecter la fiabilité des résultats. Exiger une preuve qui se rattache plus concrètement aux faits en cause oblige l’accusé à mettre en doute l’exactitude des résultats dans les faits de l’affaire, ce qui va à l’encontre du raisonnement de la Cour dans R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187.
Dans St‑Onge Lamoureux, la Cour a conclu que l’exigence de produire une preuve tendant à démontrer le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’appareil était justifiée au regard de l’article premier de la Charte, notamment parce que l’accusé conserve la possibilité réelle de repousser les présomptions légales en démontrant que les procédures pertinentes n’ont pas été suivies, auquel cas la fiabilité des résultats ne peut être tenue pour acquise. Ainsi, lorsque la preuve tend à démontrer — selon la norme du doute raisonnable — que le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’alcootest a augmenté la possibilité d’un résultat inexact, la fiabilité s’en trouve affectée, et l’accusé a satisfait à son fardeau. Ce dernier n’a pas à produire une preuve additionnelle afin de soulever directement un doute raisonnable quant à l’exactitude des résultats dans les faits de l’affaire. Il suffit que l’accusé présente une preuve tendant à démontrer qu’une procédure recommandée n’a pas été suivie fidèlement, et que cette procédure vise à assurer la fiabilité des résultats.
À cet effet, le témoignage d’un technicien qualifié peut suffire à repousser les présomptions. Lorsque celui‑ci témoigne lui‑même au sujet d’une procédure recommandée, qu’il précise que la procédure vise à assurer la fiabilité des résultats, et qu’il admet enfin ne pas avoir suivi celle‑ci fidèlement ou ignorer si elle l’a été, l’accusé n’a pas l’obligation de produire une preuve additionnelle. Si le ministère public ne prouve pas alors, hors de tout doute raisonnable, que la défaillance en cause n’a eu aucune incidence sur l’exactitude des résultats dans les faits de l’affaire, il perd définitivement le bénéfice des présomptions légales prévues à l’al. 258(1) c). Il revient au juge des faits d’apprécier la preuve administrée afin de déterminer si celle‑ci est suffisante pour repousser les présomptions légales.
En l’espèce, le juge du procès n’a commis aucune erreur de droit qui justifierait l’intervention d’une cour d’appel en concluant que l’accusé avait soulevé un doute raisonnable quant à une utilisation incorrecte de l’alcootest susceptible d’affecter les résultats, et que les présomptions d’exactitude et d’identité prévues à l’al. 258(1) c) étaient par conséquent repoussées. Il était loisible au juge du procès d’arriver à cette conclusion, vu la preuve concrète et précise démontrant qu’une procédure visant à assurer la fiabilité des résultats n’avait pas été suivie, et que cette défaillance était susceptible d’affecter cette fiabilité. Exiger que l’accusé témoigne au sujet de sa consommation d’alcool et de ses réactions physiologiques, alors que le témoignage du technicien qualifié était suffisant pour soulever un doute raisonnable quant à une utilisation incorrecte de l’alcootest susceptible d’affecter la fiabilité des résultats, viendrait rompre l’équilibre fragile entre les droits constitutionnels de l’accusé et les objectifs du législateur.
Enfin, la Cour ne devrait pas ordonner un nouveau procès sur la base d’arguments présentés pour la première fois en appel, puisque cela reviendrait à donner une deuxième chance au ministère public de faire déclarer l’accusé coupable. Un tel résultat heurterait le principe de la protection contre le double péril.
Jurisprudence
Citée par le juge en chef Wagner
Arrêts mentionnés : R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187; R. c. So, 2014 ABCA 451, 9 Alta. L.R. (6th) 382; R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320.
Citée par la juge Côté (dissidente)
R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187; R. c. Gubbins, 2018 CSC 44; R. c. Drolet, 2010 QCCQ 7719, [2010] R.J.Q. 2610; R. c. Gibson, 2008 CSC 16, [2008] 1 R.C.S. 397; R. c. So, 2014 ABCA 451, 9 Alta. L.R. (6th) 382; R. c. Crosthwait, [1980] 1 R.C.S. 1089; Sunbeam Corporation (Canada) Ltd. c. The Queen, [1969] R.C.S. 221; Lampard c. The Queen, [1969] R.C.S. 373; Schuldt c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 592; R. c. Varga (1994), 90 C.C.C. (3d) 484; R. c. Knight, 2015 ABCA 24; R. c. Suarez‑Noa, 2017 ONCA 627, 139 O.R. (3d) 508; R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865; R. c. Vaillancourt, 1995 CanLII 5036; R. c. Patel, 2017 ONCA 702, 356 C.C.C. (3d) 187; Wexler c. The King, [1939] R.C.S. 350.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 11d).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 254(3) a)(i), 258(1) c), d.01), d.1), 320.31(1) [aj. 2018, c. 21, art. 15].
Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, L.C. 2018, c. 21 .
Doctrine et autres documents cités
Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, nouvelle éd., Paris, Le Robert, 2012, « exactitude », « fiabilité ».
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Chamberland, Bélanger et Hogue), 2017 QCCA 1033, 39 C.R. (7th) 123, 17 M.V.R. (7th) 75, [2017] J.Q. no 8609 (QL), 2017 CarswellQue 5419 (WL Can.), [2017] AZ‑51405750, qui a infirmé une décision du juge Zigman, 2015 QCCS 4369, [2015] J.Q. no 9181 (QL), 2015 CarswellQue 9159 (WL Can.), [2015] AZ‑51216659, qui avait annulé le verdict d’acquittement prononcé en faveur de l’accusé et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
Gabriel Bervin et Maxime Lacoursière, pour l’appelante.
Marie‑Pier Boulet et Hugo T. Marquis, pour l’intimé.
Argumentation écrite seulement par James V. Palangio pour l’intervenante la procureure générale de l’Ontario.
Jean‑Philippe Marcoux, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.
Adam Little, Jonathan M. Rosenthal et James Foy, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association.
Le jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown, Rowe et Martin a été rendu par
Le juge en chef —
I. Contexte
[1] Dans les cas d’accusation de conduite d’un véhicule à moteur alors que l’alcoolémie dépasse 80 mg d’alcool par 100 ml de sang, une fois que certaines conditions sont établies par le ministère public, il appartient à l’accusé de soulever un doute raisonnable sur la fiabilité des résultats de l’alcootest. En l’absence d’une preuve soulevant un tel doute, les résultats sont présumés exacts, c’est-à-dire que le taux d’alcool dans l’échantillon d’haleine est présumé refléter le taux d’alcool dans le sang de l’accusé au moment du test, et ce taux est présumé identique au taux d’alcool dans le sang de ce dernier au moment des faits reprochés.
[2] Le pourvoi porte sur l’étendue de la preuve à présenter pour réfuter les présomptions d’exactitude et d’identité que l’al. 258(1) c) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46 (« C. cr. ») confère aux résultats de l’alcootest. La Cour a accueilli séance tenante l’appel interjeté par le ministère public à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel, mis de côté le verdict d’acquittement rétabli par la Cour d’appel, ordonné un nouveau procès et précisé que les motifs suivraient. Les voici.
[3] L’étendue du fardeau incombant à l’accusé en pareilles circonstances a fait l’objet de plusieurs débats auxquels notre Cour a mis un terme dans R. c. St-Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187. Depuis cet arrêt, il est acquis que, pour réfuter les présomptions de l’al. 258(1) c) C. cr., l’accusé doit offrir une preuve qui tend à démontrer que le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’appareil approuvé permet de douter de la fiabilité des résultats (St-Onge Lamoureux, par. 52). Ainsi,
les nouvelles dispositions [du C. cr.] n’ont pas pour effet de rendre irréfutables les résultats des analyses. Elles reconnaissent plutôt que les résultats ne seront fiables que dans la mesure où les appareils sont bien utilisés et bien entretenus, et que des défaillances peuvent survenir dans l’entretien ou le processus d’analyse. Ce que les nouvelles dispositions exigent, c’est que la preuve tendant à remettre en question la fiabilité des résultats porte directement sur de telles défaillances. [par. 41]
Cette exigence poursuit deux objectifs. D’une part, elle vise à garantir que les résultats d’alcootest continuent de jouir de la reconnaissance scientifique et, d’autre part, elle veille à encourager le bon fonctionnement et l’utilisation correcte des appareils afin d’éviter que la fiabilité des résultats ne soit compromise (St-Onge Lamoureux, par. 33-36).
[4] L’accusé se décharge de son fardeau si les conditions suivantes sont réunies : (i) il offre une preuve portant directement sur le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’appareil et (ii) il établit que ce vice tend à mettre en doute la fiabilité des résultats. Chacune de ces conditions comporte un volet théorique et un volet pratique. En conséquence, pour établir l’utilisation incorrecte de l’appareil, il faut d’abord conclure qu’une procédure précise est généralement requise (volet théorique), puis établir que celle-ci n’a pas été respectée dans les faits (volet pratique). La preuve qui permet d’inférer que ce vice tend à mettre en doute la fiabilité des résultats doit également être envisagée de la même manière. Il est satisfait au volet théorique s’il est prouvé que la procédure en question a pour objectif d’assurer la fiabilité des résultats. Pour le volet pratique, la preuve doit établir que ce vice est susceptible ici d’avoir influé sur la fiabilité des résultats.
[5] En l’espèce, il n’est pas nécessaire de se pencher sur la première condition. Même à supposer, sans en décider, que l’utilisation incorrecte de l’appareil a été ici établie par le non-respect de la période d’observation de 15 ou 20 minutes, la preuve que cette utilisation incorrecte tendait à mettre en doute la fiabilité des résultats était manifestement absente. L’arrêt de la Cour d’appel doit être infirmé. Le jugement de la Cour supérieure qui a cassé le verdict d’acquittement de la Cour du Québec et ordonné la tenue d’un nouveau procès doit être rétabli.
A. Faits
[6] Le 12 juillet 2012, l’intimé, M. Marc Cyr-Langlois, est intercepté au volant de son véhicule par les agents Boissonneault et Cousineau. Vers 0 h 35, l’agent Cousineau procède à son arrestation. L’intimé est soumis à une fouille sommaire avant d’être conduit au poste de police. À leur arrivée vers 0 h 54, tous trois se rendent dans deux salles adjacentes séparées par une fenêtre. L’agent Boissonneault, technicien qualifié, entre à l’intérieur de la salle d’alcootest pour préparer l’appareil et procéder à un test de contrôle. L’agent Cousineau accompagne quant à lui l’intimé dans la salle d’interrogatoire, puis rejoint l’agent Boissonneault dans la salle d’alcootest adjacente pendant que l’intimé exerce confidentiellement son droit à l’assistance d’un avocat. L’agent Cousineau observe l’intimé par la fenêtre durant l’appel à son avocat, qui se termine vers 1 h 05.
[7] L’agent Boissonneault fait passer à l’intimé un premier test d’alcoolémie à 1 h 08, lequel indique un taux de 157 mg d’alcool par 100 ml de sang. Durant la période d’attente légale précédant le second test, l’intimé attend dans la salle d’interrogatoire seul avec l’agent Cousineau. L’agent Boissonneault effectue le second test d’alcoolémie à 1 h 30, lequel indique un taux de 148 mg d’alcool par 100 ml de sang. Les deux résultats obtenus se situent donc au-dessus de la limite légale, avec un écart de moins de 10 mg. L’intimé est alors accusé d’avoir conduit un véhicule à moteur alors que sa capacité de conduire ce véhicule était affaiblie par l’alcool, ainsi que de conduite d’un véhicule à moteur alors que son alcoolémie dépassait 80 mg d’alcool par 100 ml de sang. Seul le deuxième chef d’accusation est en cause ici.
B. Historique procédural
(1) Cour du Québec
[8] Au procès devant la Cour du Québec, les parties conviennent de trancher d’abord la question de savoir si l’agent Boissonneault a manqué à l’obligation d’utiliser correctement l’alcootest en omettant d’observer lui-même l’accusé durant une période de 15 ou 20 minutes avant de procéder à chaque test. Selon l’accusé, les présomptions sont réfutées dans un tel cas, ce qui doit, en l’absence de preuve à charge supplémentaire, entraîner son acquittement.
[9] Seul l’agent Boissonneault témoigne pour le ministère public et le juge du procès rend sa décision séance tenante. Ce dernier conclut que, bien que le technicien ne soit pas tenu d’observer lui-même l’accusé, la période pendant laquelle l’agent Cousineau s’est acquitté de cette tâche n’était pas continue. Il affirme ensuite que, comme la procédure d’observation a pour objectif général d’assurer la fiabilité des résultats, sa conclusion selon laquelle celle-ci n’a pas été respectée en l’espèce suffit pour soulever un doute raisonnable. Il ne mentionne aucun élément additionnel à ce chapitre. Il acquitte donc l’intimé du second chef d’accusation et le ministère public déclare n’avoir aucune preuve à offrir sur le premier.
(2) Cour supérieure du Québec, 2015 QCCS 4369
[10] D’avis que la preuve nécessaire pour réfuter les présomptions n’a pas été présentée, le ministère public interjette appel de plein droit devant la Cour supérieure, qui accueille l’appel, casse le jugement d’acquittement et ordonne la tenue d’un nouveau procès. Le juge Zigman s’appuie sur les enseignements de l’arrêt R. c. So, 2014 ABCA 451, 9 Alta. L.R. (6th) 382, et conclut ceci :
Le Tribunal est d’accord avec les principes énoncés par la Cour d’appel de l’Alberta au paragraphe 47 de So et, en conséquence, conclut que dans la présente affaire, le juge de première instance n’a pas appliqué correctement la loi, et a commis une erreur de droit qui est déterminante, quand il a acquitté l’[intimé]. [par. 10 (CanLII)]
[11] Dans l’arrêt So, la Cour d’appel de l’Alberta avait résumé ainsi le fardeau de preuve incombant à l’accusé en pareilles circonstances :
[traduction] Pour réfuter les présomptions établies par la loi, l’accusé doit établir selon la norme du doute raisonnable l’existence (a) d’une défaillance dans le fonctionnement ou l’utilisation de l’appareil, et (b) d’un lien direct entre cette défaillance et la fiabilité des résultats de l’alcootest. [par. 47]
(3) Cour d’appel du Québec, 2017 QCCA 1033, 39 C.R. (7th) 123
[12] L’intimé sollicite par la suite l’autorisation d’en appeler devant la Cour d’appel sur une question de droit, laquelle est accordée. La Cour d’appel, à la majorité, infirme le jugement de la Cour supérieure et rétablit le verdict d’acquittement. Tous les juges sont d’accord pour dire qu’un accusé doit non seulement établir l’utilisation incorrecte de l’alcootest, mais également offrir une preuve tendant à démontrer que celle-ci est « susceptible [d’]influencer le résultat » (par. 38 et 69). En somme, la défaillance soulevée doit être suffisamment sérieuse pour susciter un doute raisonnable (St-Onge Lamoureux, par. 59). Les juges majoritaires estiment qu’en l’espèce, cette conclusion portait essentiellement sur une question de fait et que la Cour supérieure a commis une erreur en intervenant en l’absence d’une appréciation déraisonnable de la preuve par le premier juge. La juge dissidente aurait quant à elle maintenu la décision de la Cour supérieure au motif que « [l]e juge [de la Cour du Québec] ne disposait pas d’une preuve démontrant une défaillance susceptible d’affecter le résultat » (par. 71).
II. Analyse
[13] La seule question véritablement en litige est celle de savoir comment, dans l’hypothèse d’une preuve d’utilisation incorrecte d’un appareil (le fonctionnement de l’appareil n’ayant pas été remis en cause par l’intimé), un accusé peut démontrer que ce vice tend à mettre en doute la fiabilité des résultats. Le cœur du désaccord se résume à ceci : une preuve purement théorique est-elle suffisante à ce chapitre?
[14] Bien qu’il ne soit pas exclu qu’une démonstration abstraite puisse parfois satisfaire, à elle seule, à l’obligation de soulever un doute raisonnable sur la fiabilité des résultats, il est plus probable qu’une preuve qui se rattache plus concrètement aux faits en cause soit requise. C’était le cas ici : sans une telle preuve, l’argument de l’accusé s’inscrit dans le domaine de la conjecture et ne peut respecter le critère du doute raisonnable (St-Onge Lamoureux, par. 52-53).
[15] En conséquence, je ne souscris pas à l’argument de l’intimé selon lequel démontrer que le vice de procédure en cause peut théoriquement compromettre la fiabilité suffisait en l’espèce. Se contenter d’une telle preuve équivaut à avaliser une « simple possibilité théorique », ce qui est nettement insuffisant pour soulever un doute raisonnable (R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, par. 30). Du reste, il est important de rappeler à ce sujet que l’intimé a été fouillé à deux reprises, qu’il a été soumis à la surveillance des policiers et que les tests révèlent deux résultats cohérents entre eux, de sorte que s’il y a eu un phénomène digestif perturbateur, celui-ci doit s’être produit avant chacun des tests et en avoir influencé de la même façon chacun des résultats. Dans ce contexte, la simple utilisation incorrecte invoquée par l’intimé ne tend pas à elle seule à démontrer que la fiabilité des résultats est mise en doute. La preuve minimale requise à cet égard n’a tout simplement pas été présentée.
[16] Je n’exclus pas la possibilité qu’une utilisation incorrecte soit si grave ou si intimement liée à la fiabilité qu’elle suffise à elle seule à soulever un doute raisonnable sur la fiabilité des résultats obtenus. En somme, que l’incidence possible sur la fiabilité se déduise de la nature même du vice, de son ampleur ou d’autres circonstances externes importe peu. Ce qui est essentiel, c’est que la possibilité que le vice ait influé sur la fiabilité des résultats soit suffisamment sérieuse pour soulever un doute raisonnable. La juge Bélanger, dissidente en Cour d’appel, souligne à ce propos :
Quoiqu’une preuve d’expert ne soit pas essentielle, il doit y avoir une preuve concrète que la mauvaise utilisation ou le fonctionnement défaillant ait pu avoir un lien possible avec les résultats (par opposition à la nécessité de démontrer que dans les faits, l’utilisation incorrecte a engendré des résultats non fiables). Bref, la preuve ne doit pas tendre à démontrer une simple supputation ou hypothèse. [par. 75]
Je souscris entièrement à son analyse. Le juge de la Cour du Québec n’a relevé aucun élément concret à ce sujet, et pour cause : au-delà des suppositions ou des hypothèses, la preuve ne révèle rien. Le juge Zigman de la Cour supérieure a eu raison de conclure à l’absence d’une preuve tendant à mettre en doute la fiabilité des résultats et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont fait erreur en infirmant sa décision.
[17] L’intervenante Criminal Lawyers’ Association prétend qu’il serait impossible pour l’accusé de témoigner sur sa consommation d’alcool ou ses malaises digestifs sans contrevenir à l’al. 258(1) d.01) C. cr. Elle a tort. Il est acquis que les contestations mettant en cause les présomptions prévues à l’al. 258(1) c) C. cr. sont limitées aux questions relatives au bon fonctionnement et à l’utilisation correcte de l’appareil. Cependant, l’accusé qui établit par son témoignage l’existence d’un problème digestif ne cherche pas par le fait même à démontrer l’utilisation incorrecte de l’appareil. Il offre plutôt une preuve concrète et rationnelle d’une possible incidence sur la fiabilité des résultats, et ce, après avoir préalablement constaté une défaillance dans l’utilisation de celui-ci. Cette distinction est cruciale. Il va sans dire que le fait qu’une telle preuve testimoniale soit admissible ne la rend pas pour autant obligatoire.
[18] En outre, je ne suis pas d’accord avec l’intimé, qui soutient ne pas avoir présenté de « défense d’éructation », puisque cette dernière relèverait uniquement de l’al. 258(1) d.1) C. cr. Cette défense constituait un élément essentiel de son argumentation. En effet, l’intimé a plaidé que, si l’utilisation incorrecte de l’appareil permettait de mettre en doute la fiabilité des résultats, c’était précisément parce que certains phénomènes digestifs perturbateurs pouvaient dans un tel cas échapper aux policiers : les échanges lors de l’audience devant le juge de la Cour du Québec confirment que cette question était au cœur des représentations de l’intimé.
[19] Au bout du compte, eu égard aux éléments au dossier et notamment à la cohérence des résultats, il y avait absence totale de preuve tendant à démontrer que le vice invoqué permettait de mettre en doute la fiabilité des résultats et celui-ci ne pouvait donc fonder de doute raisonnable. De plus, se satisfaire d’une preuve théorique qui relève de la conjecture traduit une interprétation erronée du fardeau de preuve incombant à l’accusé, ce qui constitue une erreur de droit. La Cour supérieure n’a pas commis d’erreur en annulant l’acquittement de l’intimé et en ordonnant un nouveau procès.
Les motifs suivants ont été rendus par
La juge Côté —
I. Aperçu
[20] L’arrêt R. c. St-Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187, par. 27, établit que le régime de preuve applicable aux infractions liées à la conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite permise porte atteinte à la présomption d’innocence garantie par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés . Si cette atteinte est en partie justifiée, c’est notamment en raison de la fiabilité reconnue des résultats d’alcootest. Cependant, cette fiabilité est elle-même tributaire du bon fonctionnement et de l’utilisation correcte de l’appareil. Lorsque l’accusé soulève un doute raisonnable à cet égard, les présomptions d’exactitude et d’identité prévues à l’al. 258(1) c) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« C. cr. »)[1], n’ont plus lieu d’être et doivent être écartées.
[21] Dans la présente affaire, le juge du procès a conclu que le témoignage du technicien qualifié tendait à démontrer que la période d’observation requise avant l’administration de l’alcootest n’avait pas été respectée, ce qui suffisait à soulever un doute raisonnable quant à la fiabilité des résultats et, par conséquent, à faire perdre à la poursuite le bénéfice des présomptions légales. Je suis d’avis que le juge du procès n’a commis aucune erreur de droit qui justifierait l’intervention d’une cour d’appel. Il s’agit en définitive d’une question d’appréciation de la preuve et l’acquittement doit par le fait même être confirmé.
[22] Exiger, comme le fait en pratique la majorité, une preuve tendant à démontrer que l’utilisation incorrecte de l’alcootest a entraîné dans les faits des résultats inexacts — par exemple, dans ce cas-ci, en imposant à l’accusé l’obligation de témoigner de ses réactions physiologiques (une éructation par exemple) — viendrait rompre l’équilibre fragile entre les droits constitutionnels de l’accusé et les objectifs du législateur. Jumelée au récent jugement majoritaire dans R. c. Gubbins, 2018 CSC 44, selon lequel les registres d’entretien des alcootests échappent à l’obligation de communication de la preuve incombant à la partie poursuivante, cette exigence rendrait encore plus illusoires les moyens de défense dont dépend la constitutionnalité du régime de preuve en cause dans St-Onge Lamoureux.
[23] Je reviendrai donc brièvement sur le raisonnement de notre Cour dans St‑Onge Lamoureux. J’apporterai ensuite certaines précisions sur les fardeaux respectifs de la défense et du ministère public en ce qui a trait au fonctionnement et à l’utilisation de l’alcootest. Je poursuivrai en examinant les faits de la présente affaire afin de démontrer que le verdict initial d’acquittement est, selon moi, inattaquable. Enfin, je conclurai en soulignant qu’il serait injuste d’ordonner un nouveau procès, compte tenu du fait que le ministère public s’appuie sur des arguments présentés pour la première fois en appel.
II. Cadre d’analyse
A. Le respect des procédures pertinentes sous-tend la constitutionnalité des présomptions prévues à l’al. 258(1) c) C. cr.
[24] Pour l’essentiel, la Cour est appelée en l’espèce à examiner le fardeau imposé à l’accusé qui entend repousser les présomptions d’exactitude et d’identité prévues à l’al. 258(1) c) C. cr., ainsi que le type de preuve que celui-ci doit présenter pour satisfaire à ce fardeau.
[25] Tout comme dans le récent arrêt Gubbins, ma position repose sur les motifs des juges majoritaires dans St-Onge Lamoureux. Dans la présente affaire, la majorité reconnaît elle aussi la pertinence de cet arrêt, mais, à mon avis, et avec égards, elle s’en écarte. Si la validité du régime de preuve applicable aux infractions liées à la conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite permise a été partiellement confirmée dans St-Onge Lamoureux, malgré l’atteinte à la présomption d’innocence (par. 24 et 27-28), c’est notamment parce que l’accusé conserve la possibilité réelle de repousser les présomptions légales en soulevant un doute raisonnable quant à l’utilisation correcte de l’alcootest.
[26] Bien que la preuve scientifique produite dans l’affaire St-Onge Lamoureux ait démontré la fiabilité des alcootests, cette même preuve a également fait ressortir l’importance de respecter fidèlement les procédures pertinentes afin d’obtenir des résultats exacts :
La preuve d’expertise produite dans la présente instance révèle que la possibilité de mauvais fonctionnement ou de mauvaise utilisation de l’appareil lors de la prise d’échantillons d’haleine n’est pas fondée sur de simples conjectures, mais est bien réelle . . .
. . . Il peut donc se produire des erreurs humaines au cours du processus de prélèvement et aux diverses étapes d’entretien de ces appareils qui, il faut le noter, sont utilisés à travers tout le Canada. Le rapport Hodgson — que la poursuite elle-même a invoqué comme source des modifications législatives — fait état de l’importance d’une bonne manipulation et d’un bon entretien :
Pour parvenir à des résultats rigoureusement scientifiques lors de leur utilisation sur le terrain, les alcootests approuvés doivent être manipulés par du personnel qualifié suivant des procédures fondées sur de bonnes pratiques de laboratoire. [p. 97] [Je souligne; par. 25-26.]
(voir aussi par. 26, 38, 41 et 72)
[27] Parmi les procédures pertinentes pour assurer la fiabilité des résultats, la Cour donne l’exemple précis de la période d’observation préalable du prévenu :
Le Comité des analyses d’alcool (« Comité ») constitué sous l’égide de la Société canadienne des sciences judiciaires (« SCSJ ») a formulé un ensemble de recommandations relatives aux procédures que doivent suivre les professionnels qui opèrent les appareils [. . .]. Avant de prélever un échantillon d’haleine, le Comité prévoit que le technicien qualifié doit notamment observer le sujet de l’analyse pendant 15 minutes . . . [Je souligne; par. 25.]
(voir aussi R. c. Drolet, 2010 QCCQ 7719, [2010] R.J.Q. 2610, par. 92-94, citée au par. 35 de St-Onge Lamoureux)
[28] À l’étape de la justification au regard de l’article premier de la Charte , la Cour a insisté expressément sur le fait que la constitutionnalité des dispositions en cause dépendrait notamment de la « possibilité pour la personne accusée de repousser la présomption et la facilité avec laquelle elle peut le faire » (par. 30-31 (je souligne)).
[29] À cet égard, la Cour a conclu que seule la première des trois exigences imposées à l’accusé par l’al. 258(1) c) C. cr. — celle de produire une preuve tendant à démontrer le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’appareil — constitue une limite raisonnable à la présomption d’innocence (par. 3). En effet, ce fardeau se justifie puisqu’il respecte le fait que « les résultats ne seront fiables que dans la mesure où les appareils sont bien utilisés » (par. 41).
[30] La Cour s’est abstenue de circonscrire avec précision la nature et l’étendue de la preuve requise pour démontrer une utilisation incorrecte de l’appareil (par. 42). La juge Deschamps a cependant pris soin de signaler la pertinence des recommandations du Comité des analyses d’alcool constitué sous l’autorité de la Société canadienne des sciences judiciaires :
Dans ses recommandations, le Comité de la SCSJ suggère également des mécanismes pour assurer le bon fonctionnement des appareils et la qualité des analyses d’alcoolémie. Il est possible d’inférer de ces recommandations que, si les procédures suggérées ne sont pas suivies, le fonctionnement des appareils pourrait ne pas être optimal. [Je souligne; par. 43.]
[31] C’est donc en tenant compte de la possibilité pour l’accusé de démontrer que les procédures pertinentes n’ont pas été suivies — auquel cas la fiabilité des résultats ne peut être tenue pour acquise — que la Cour a finalement conclu que la première exigence de l’al. 258(1) c) C. cr. était justifiée au regard de l’article premier de la Charte . À mon avis, ce constat nous éclaire sur le fardeau imposé à l’accusé qui entend repousser les présomptions légales.
B. Le fardeau imposé à l’accusé qui entend repousser les présomptions prévues à l’al. 258(1) c) C. cr. se limite à soulever un doute raisonnable quant à une utilisation incorrecte de l’alcootest susceptible d’affecter la fiabilité des résultats
[32] Je ne prétends point que l’arrêt St-Onge Lamoureux a élevé les diverses recommandations relatives à l’utilisation des alcootests — y compris le respect d’une période d’observation du prévenu — au rang de conditions législatives auxquelles le ministère public devrait satisfaire pour bénéficier des présomptions d’exactitude et d’identité prévues à l’al. 258(1) c) C. cr. Les seules conditions législatives applicables sont celles imposées par le législateur aux sous-al. 258(1) c)(ii) à (iv).
[33] Comme l’ont affirmé les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec, le fardeau imposé à l’accusé qui entend repousser les présomptions légales se limite à produire une preuve tendant à démontrer un mauvais fonctionnement ou une utilisation incorrecte de l’alcootest susceptible d’affecter la fiabilité des résultats, sans toutefois requérir de démontrer dans les faits l’inexactitude des résultats (2017 QCCA 1033, 39 C.R. (7th) 123, par. 38, 41, 56 et 60). Il va de soi, par ailleurs, que la preuve en question n’a qu’à soulever un doute raisonnable à cet égard (St-Onge Lamoureux, par. 16; R. c. Gibson, 2008 CSC 16, [2008] 1 R.C.S. 397, par. 17).
[34] Cette formulation est conforme à l’arrêt St-Onge Lamoureux, qui insiste simplement sur la preuve d’un « vice de nature à mettre en doute la fiabilité des résultats » (par. 63; voir aussi par. 41 et 48), de même qu’aux enseignements de l’arrêt R. c. So, 2014 ABCA 451, 9 Alta. L.R. (6th) 382, par. 44 et 47.
[35] Tout comme le ministère public, la majorité dit accepter que le fardeau de l’accusé se résume à soulever un doute raisonnable quant à la fiabilité des résultats en s’appuyant sur une preuve tendant à démontrer le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’alcootest (motifs majoritaires, par. 4). Pourtant, en exigeant une « preuve qui se rattache plus concrètement aux faits en cause » (par. 14), ce qu’elle appelle le « volet pratique », la majorité impose en réalité à l’accusé l’obligation de mettre en doute l’exactitude des résultats dans les faits de l’affaire. Avec égards, j’estime que ce fardeau va à l’encontre du raisonnement de notre Cour dans St-Onge Lamoureux. En effet, un tel fardeau revient à faire renaître sous une forme atténuée la seconde exigence de l’al. 258(1) c) C. cr. Rappelons que l’arrêt St-Onge Lamoureux établit que cette deuxième exigence — soit celle de démontrer un lien entre la défaillance et les résultats indiquant une alcoolémie supérieure à la limite permise — constitue une atteinte sérieuse à la présomption d’innocence qui ne peut être justifiée (par. 59).
[36] Ce n’est pas par hasard que l’arrêt St-Onge Lamoureux requiert une preuve de nature à soulever un doute raisonnable quant à la fiabilité plutôt que quant à l’exactitude des résultats. Bien qu’ils soient liés, ces deux termes n’ont pas le même sens. Le premier désigne, dans son sens technique, l’« [a]ptitude d’un système [. . .] à fonctionner sans incidents pendant un temps donné », et, par extension, le « [c]aractère d’une chose à laquelle on peut se fier » (Le Petit Robert (nouv. éd. 2012), p. 1036). Le second renvoie à la « [c]onformité avec la réalité » (p. 964). Dans St-Onge Lamoureux, la Cour aurait pu exiger que l’accusé réfute la présomption d’exactitude en présentant une preuve soulevant un doute raisonnable quant à l’exactitude des résultats. Or, la Cour a plutôt invité l’accusé à soulever un doute raisonnable à l’égard de la fiabilité des résultats. Selon moi, cette nuance est significative.
[37] En clair, lorsque la preuve tend à démontrer — selon la norme du doute raisonnable — que le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’alcootest a augmenté la possibilité d’un résultat inexact, la fiabilité s’en trouve affectée, et l’accusé a satisfait à son fardeau. Ce dernier n’a pas à produire une preuve additionnelle afin de soulever directement un doute raisonnable quant à l’exactitude des résultats dans les faits de l’affaire. En pratique, il suffira de présenter une preuve tendant à démontrer qu’une procédure recommandée n’a pas été suivie fidèlement, et que cette procédure vise à assurer la fiabilité des résultats. Il s’agit, selon moi, d’un « vice de nature à mettre en doute la fiabilité des résultats » au sens de l’arrêt St-Onge Lamoureux (je souligne). Le fardeau de l’accusé s’arrête là, puisque l’application des présomptions prévues à l’al. 258(1) c) C. cr. n’est justifiée que dans la mesure où les procédures pertinentes sont respectées (voir St‑Onge Lamoureux, par. 27, 38, 41, 43 et 63).
[38] Il revient alors au ministère public de prouver, hors de tout doute raisonnable, que la défaillance en cause n’a eu aucune incidence sur l’exactitude des résultats dans les faits de l’affaire. La juge Deschamps a d’ailleurs fait remarquer dans St-Onge Lamoureux que ce renversement du fardeau n’a rien d’excessif : « [L]e fait que la poursuite soit la partie tenue de présenter à son tour une preuve d’absence de lien après que la défense aura soumis une preuve mettant en doute le bon fonctionnement ou l’utilisation correcte de l’appareil ne lui impose pas un fardeau additionnel important » (par. 57 (je souligne)). Si toutefois le ministère public ne parvient pas à satisfaire à ce fardeau, il perd définitivement le bénéfice des présomptions légales prévues à l’al. 258(1) c) C. cr. Comme le souligne avec justesse M. Cyr-Langlois dans son mémoire, « [l]e ministère public ne doit pas pouvoir utiliser la rigueur des techniciens pour convaincre cette Cour de la fiabilité des résultats, pour ensuite banaliser l’importance de cette même rigueur lorsque la fiabilité des résultats est attaquée » (par. 192).
C. Le témoignage d’un technicien qualifié peut suffire à repousser les présomptions prévues à l’al. 258(1) c) C. cr.
[39] Rien n’empêche l’accusé de s’appuyer uniquement sur le témoignage du technicien qualifié pour soulever un doute raisonnable quant à la fiabilité des résultats. Comme l’a précisé la Cour dans l’arrêt R. c. Crosthwait, [1980] 1 R.C.S. 1089, p. 1100, une preuve visant à repousser les présomptions légales peut être « puisée autant dans les dépositions des témoins du ministère public que dans celles des témoins de la défense ».
[40] Suivant le Code criminel , le technicien qualifié est responsable de l’utilisation correcte de l’alcootest (voir, par exemple, sous-al. 254(3) a)(i) et 258(1) c)(iv)). Lorsque ce technicien témoigne lui-même au sujet d’une procédure recommandée, qu’il précise que la procédure en question vise à assurer la fiabilité des résultats, et qu’il admet enfin ne pas avoir suivi celle-ci fidèlement ou ignorer si elle l’a été, l’accusé n’a pas l’obligation de produire une preuve additionnelle — telle une copie du manuel de formation en cause — pour corroborer le témoignage. Il s’agit, en soi, d’une preuve susceptible de soulever un doute raisonnable quant à la fiabilité des résultats. Adopter la position contraire serait faire fi du rôle unique que le législateur accorde au technicien qualifié en matière d’analyse de l’alcoolémie.
[41] Il revient au juge des faits d’apprécier la preuve administrée afin de déterminer si celle-ci est suffisante pour repousser les présomptions légales. Il va sans dire que le juge pourrait très bien considérer que, dans les circonstances, le témoignage du technicien qualifié ne soulève pas en soi un doute raisonnable, par exemple parce que les problèmes constatés sont « futiles ou anodins » (St-Onge Lamoureux, par. 52 et 59).
III. Application aux faits
A. Le juge du procès n’a commis aucune erreur de droit
[42] Le juge du procès s’est bien dirigé en droit. Il affirme avec raison que l’accusé doit produire une preuve tendant à démontrer le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’alcootest, et que la défaillance en question doit soulever un doute raisonnable quant à la « fiabilité du test qui a été prélevé » (d.a., vol. 1, p. 3 et 6). Ses conclusions de fait à cet égard trouvent appui dans la preuve produite par les parties. À mon avis, le verdict d’acquittement est par conséquent inattaquable.
[43] Le ministère public n’a décelé aucune erreur de droit qui justifierait l’intervention de la Cour. Contrairement à ce qu’il prétend, ce n’est pas une « simple possibilité conjecturale » qui lui a fait perdre le bénéfice des présomptions prévues à l’al. 258(1) c) C. cr., mais une preuve concrète et précise démontrant qu’une procédure pertinente — la période d’observation du prévenu — n’a pas été suivie, et que cette défaillance était susceptible d’affecter la fiabilité les résultats.
[44] À cet égard, je ne peux souscrire à l’opinion de la majorité voulant que le juge du procès ait mal interprété la norme du doute raisonnable et que ses conclusions relèvent de la « conjecture » (motifs majoritaires, par. 14, 15 et 19). C’est perdre de vue que l’accusé n’a pas à soulever un doute raisonnable quant au fait que l’alcoolémie dépassait la limite permise, ni même quant à l’exactitude des résultats dans les faits de l’affaire. Le doute raisonnable devait simplement porter sur une utilisation incorrecte de l’alcootest susceptible d’affecter la fiabilité des résultats. À ce chapitre, la preuve offerte en l’espèce n’était pas « théorique ».
[45] Qui plus est, la majorité concède qu’il est possible, dans certaines circonstances, que la preuve d’une utilisation incorrecte soulève en elle-même un doute raisonnable quant à la fiabilité des résultats (par. 16). À mon sens, il appartient au juge des faits de se prononcer sur cette question, car il s’agit d’apprécier le caractère suffisant de la preuve (voir Sunbeam Corporation (Canada) Ltd. c. The Queen, [1969] R.C.S. 221, p. 231; Lampard c. The Queen, [1969] R.C.S. 373, p. 380-381; Schuldt c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 592, p. 608).
B. La preuve présentée à l’audience suffisait à repousser les présomptions prévues à l’al. 258(1) c) C. cr.
[46] En l’espèce, M. Cyr-Langlois a présenté une preuve pertinente quant à l’utilisation incorrecte de l’alcootest, et le juge du procès a conclu que cette preuve suffisait à soulever un doute raisonnable quant à la fiabilité des résultats. Notre Cour ne devrait donc pas intervenir.
[47] D’abord, l’agent Boissonneault, le technicien qualifié, a lui-même affirmé que les procédures prescrites par l’École nationale de police du Québec prévoient une période d’observation de 20 minutes. Selon lui, cette période vise à s’assurer que le prévenu n’a pas consommé, vomi, régurgité ou éructé avant le prélèvement des échantillons d’haleine, ce qui risque d’entraîner la présence d’alcool résiduel dans sa bouche et ainsi de fausser les résultats. Ce témoignage était largement suffisant pour démontrer l’existence d’une procédure visant à assurer la fiabilité des résultats d’analyses. Il n’était pas nécessaire de produire le manuel de formation de l’École nationale de police du Québec auquel le témoin a fait référence, ni de faire témoigner un expert pour corroborer ses observations.
[48] Ensuite, le contre-interrogatoire de l’agent Boissonneault tend également à démontrer que M. Cyr-Langlois n’a pas été observé pendant la période prescrite de manière à s’assurer qu’aucune réaction physiologique n’affecte la fiabilité des résultats. Le technicien qualifié a affirmé qu’il n’avait pas lui-même observé le prévenu parce qu’il était occupé à préparer l’alcootest. C’est plutôt un autre policier, l’agent Cousineau, qui s’en serait chargé. Cependant, l’agent Boissonneault n’a pu confirmer que son collègue avait observé le prévenu de manière constante pendant la période de 20 minutes ayant précédé l’alcootest. De plus, pendant un certain laps de temps, l’agent Cousineau ne pouvait déterminer si M. Cyr‑Langlois éructait puisque ce dernier se trouvait seul dans une salle insonorisée pour exercer son droit à l’avocat. L’agent Boissonneault ne semble pas s’en être préoccupé même s’il a reconnu avoir la responsabilité, à titre de technicien qualifié, de s’assurer de l’absence de réactions physiologiques avant de procéder aux prélèvements d’haleine. De ce fait, le juge du procès pouvait certainement estimer que le témoignage du technicien qualifié était suffisant pour soulever un doute raisonnable quant au respect de la période d’observation prescrite.
[49] En définitive, il était loisible au juge du procès de conclure que M. Cyr‑Langlois avait présenté une preuve tendant à démontrer une utilisation incorrecte de l’alcootest susceptible d’affecter la fiabilité des résultats, et non une « simple possibilité de défaillance ». À mon avis, il ne s’agit ni de « suppositions » ni d’« hypothèses » (motifs majoritaires, par. 16), puisque, selon la preuve présentée, le technicien qualifié a procédé aux analyses sans avoir suivi fidèlement la procédure prescrite et sans s’être assuré, comme il le devait, que le prévenu n’avait eu aucune réaction physiologique susceptible de fausser les résultats. Le juge du procès pouvait donc entretenir un doute raisonnable sur leur fiabilité.
[50] À ce moment, l’accusé avait satisfait au fardeau qui lui incombe en vertu de l’al. 258(1) c) C. cr. et n’avait aucune autre preuve à présenter. Comme l’a écrit avec justesse la juge Hogue de la Cour d’appel du Québec :
À défaut d’une preuve supplémentaire permettant de conclure que la possibilité d’un résultat inexact auquel réfère l’agent Boissonneault doit être écartée, le juge d’instance pouvait priver le ministère public du bénéfice des présomptions. Il n’avait pas à exiger plus de la part de l’accusé. [par. 50]
[51] De fait, il serait contraire au droit de garder le silence et à la présomption d’innocence d’exiger que l’accusé témoigne au sujet de sa consommation d’alcool et de ses réactions physiologiques, alors qu’il a déjà présenté une preuve tendant à démontrer une utilisation incorrecte de l’alcootest susceptible d’affecter la fiabilité des résultats. Avec égards, l’approche de la majorité transfère au prévenu l’obligation de s’observer lui-même et de noter ses moindres réactions physiologiques, puis de témoigner à ce sujet, à défaut de quoi l’utilisation incorrecte de l’alcootest est présumée sans conséquence. Je doute fortement qu’il puisse s’agir d’une atteinte justifiée aux droits de l’accusé. C’est la responsabilité de l’État, et non celle du prévenu, de s’assurer que les conditions requises pour obtenir des résultats exacts sont respectées.
[52] La majorité suggère que la relative cohérence entre les résultats des deux tests — entre autres éléments au dossier — tend à démontrer que le non-respect de la période d’observation n’a eu aucune incidence en l’espèce et donc à confirmer la fiabilité des résultats (motifs majoritaires, par. 15). À supposer même que ce soit le cas, il appartenait au ministère public de le prouver, par exemple en faisant témoigner le technicien qualifié ou un expert à ce sujet. Or, cette preuve n’a pas été faite et le ministère public doit en assumer les conséquences. L’application des présomptions d’exactitude et d’identité prévues à l’al. 258(1) c) C. cr. n’était plus justifiée et celles‑ci devaient par le fait même être écartées. En l’absence de toute autre preuve démontrant la culpabilité de M. Cyr-Langlois, le juge du procès n’avait d’autre choix que de prononcer l’acquittement.
C. La Cour ne devrait pas ordonner un nouveau procès sur la base d’arguments présentés pour la première fois en appel
[53] En terminant, j’ajouterais que, même si j’étais en accord avec la thèse du ministère public selon laquelle l’accusé devait mettre en preuve le manuel de formation du technicien qualifié et témoigner sur sa consommation d’alcool et ses réactions physiologiques, j’hésiterais à ordonner un nouveau procès en l’espèce. Comme l’a fait remarquer l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense, la position de la poursuite en appel diffère manifestement de celle adoptée lors du procès.
[54] Devant le juge du procès, le procureur du ministère public n’a jamais prétendu que le témoignage du technicien qualifié ne pouvait suffire, en droit, à repousser les présomptions prévues à l’al. 258(1) c) C. cr. Il n’a pas plaidé que les procédures recommandées devaient être mises en preuve par la production des manuels de formation ou d’instruction pertinents (en fait, il semblait s’objecter à leur production). Mais surtout, il n’a pas soutenu que l’accusé se devait de témoigner au sujet de sa consommation d’alcool et de ses réactions physiologiques (telle qu’une éructation), sans quoi aucun doute raisonnable ne pouvait être soulevé quant à la fiabilité des résultats. La position du procureur était plutôt que les policiers Boissonneault et Cousineau avaient effectué une période d’observation suffisante dans les circonstances.
[55] En conséquence, ordonner la tenue d’un nouveau procès reviendrait à donner une deuxième chance au ministère public de faire déclarer M. Cyr-Langlois coupable, et ce, sur la base d’arguments présentés pour la première fois en appel. Selon moi, un tel résultat heurterait le principe de la protection contre le double péril (voir notamment R. c. Varga (1994), 90 C.C.C. (3d) 484 (C.A. Ont.), p. 494; R. c. Knight, 2015 ABCA 24, par. 22 (CanLII); R. c. Suarez-Noa, 2017 ONCA 627, 139 O.R. (3d) 508, par. 30-35; R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865, p. 895-896; R. c. Vaillancourt, 1995 CanLII 5036 (C.A. Qc); R. c. Patel, 2017 ONCA 702, 356 C.C.C. (3d) 187, par. 34 et 58-61; Wexler c. The King, [1939] R.C.S. 350, p. 353-356).
IV. Conclusion
[56] En résumé, le juge du procès n’a commis aucune erreur révisable en concluant que M. Cyr-Langlois avait soulevé un doute raisonnable quant à une utilisation incorrecte de l’alcootest susceptible d’affecter les résultats, et que les présomptions d’exactitude et d’identité prévues à l’al. 258(1) c) C. cr. étaient par conséquent repoussées. Je suis d’accord avec la juge Hogue pour dire que le juge du procès « n’avait pas à exiger plus de la part de l’accusé » (par. 50; voir aussi les motifs du juge Chamberland, par. 60-61).
[57] À mon avis, l’approche de la majorité restreint indûment les moyens de défense fondés sur l’utilisation incorrecte de l’alcootest, qui permettent pourtant de justifier, au regard de l’article premier de la Charte , le régime de preuve applicable aux infractions liées à la conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite permise.
[58] Enfin, les motifs de la majorité reposent essentiellement sur des arguments que le ministère public a fait valoir pour la première fois en appel. Il serait d’autant plus inapproprié, dans les circonstances, d’ordonner un nouveau procès.
[59] Pour tous ces motifs, je rejetterais l’appel.
Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
Procureur de l’appelante : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Québec.
Procureurs de l’intimé : BMD, Laval.
Procureur de l’intervenante la procureure générale de l’Ontario : Procureure générale de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Marcoux et Associés, Longueuil.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association : Frederick S. Fedorsen Professional Corporation, Toronto; Jonathan M. Rosenthal, Toronto; Addario Law Group, Toronto.
[1] La Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, L.C. 2018, c. 21 , qui a reçu la sanction royale le 21 juin 2018, abroge l’al. 258(1) c) C. cr. et le remplace en substance par le par. 320.31(1) . La modification entrera en vigueur le 18 décembre 2018.