Répertorié : R. c. G.
No du greffe : 38270.
2019 : 16 janvier; 2019 : 28 juin.
Coram : Les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown, Rowe et Martin
Motifs de jugement (par. 1 à 76) : La juge Karakatsanis (avec l’accord des juges Abella, Gascon et Martin)
Motifs concordants (par. 77 à 148) : Le juge Moldaver (avec l’accord du juge Rowe)
Motifs dissidents (par. 149 à 205) : Le juge Brown
Procureure générale de l’Ontario et Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Intervenantes
Arrêt (le juge Brown est dissident) : Le pourvoi est rejeté.
Les juges Abella, Karakatsanis, Gascon et Martin : La preuve en l’espèce ne satisfaisait pas aux exigences de l’art. 276 du Code criminel . L’admission de cette preuve constituait une erreur de droit justifiant l’annulation de la décision, et on peut raisonnablement penser que cette erreur a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement. Un nouveau procès est nécessaire.
Le système de justice canadien vise à protéger la capacité des juges des faits de découvrir la vérité. Dans les cas d’agression sexuelle, la preuve concernant le passé sexuel de la plaignante — si elle est invoquée pour suggérer que celle‑ci était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en cause ou qu’elle est généralement moins digne de foi — compromet cette fonction de recherche de la vérité et menace les droits à l’égalité, à la vie privée et à la sécurité des plaignantes. L’article 276 a été adopté afin d’atténuer ces dangers : il met en balance diverses considérations liées à l’équité du procès et vise à exclure les éléments de preuve connus pour fausser le processus de détermination des faits. Il protège l’intégrité du processus judiciaire en établissant un équilibre entre la dignité et le droit à la vie privée des plaignantes et le droit des accusés à une défense pleine et entière. Il vise à exclure les renseignements non pertinents dont l’effet préjudiciable sur l’administration de la justice l’emporte sur leur valeur probante.
Les paragraphes 276(1) et (2) s’appliquent ensemble en vue d’atteindre ces objectifs. Le paragraphe 276(1) interdit de façon absolue la présentation d’une preuve concernant une activité sexuelle antérieure de la plaignante dans le but de tirer des inférences fondées sur les deux mythes. Lorsqu’un accusé cherche à présenter une preuve de cette nature à une autre fin, celle‑ci est présumée inadmissible à moins que l’accusé ne satisfasse aux exigences du par. 276(2). Pour ce faire, l’accusé doit démontrer que la preuve porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle, qu’elle est en rapport avec un élément de la cause et que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante. L’accusé doit indiquer la preuve et la fin à laquelle elle sera utilisée avec suffisamment de précision pour permettre au juge d’appliquer le par. 276(2) et de soupeser les facteurs énoncés au par. 276(3), qui comprennent notamment le droit de l’accusé à une défense pleine et entière, la nécessité d’écarter du processus de détermination des faits les opinions ou préjugés discriminatoires, le risque d’atteinte à la dignité de la plaignante et à son droit à la vie privée et le droit de chacun à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi.
La preuve d’une relation qui suppose des activités sexuelles fait manifestement intervenir le par. 276(1), et pour être admissible, elle doit satisfaire aux exigences du par. 276(2). Le risque que la preuve d’une relation comportant des activités sexuelles soit utilisée pour étayer un raisonnement fondé sur les deux mythes est évident. Même la preuve relativement inoffensive d’une relation doit être examinée attentivement et utilisée avec prudence. Si l’accusé ne peut indiquer aucune utilisation pertinente de la preuve autre que celle visant à étayer les deux mythes, la simple assurance que cette preuve ne sera pas utilisée à ces fins ne suffit pas.
En l’espèce, la preuve était inadmissible suivant le par. 276(1) parce qu’elle ne servait qu’à étayer l’inférence selon laquelle la plaignante était plus susceptible d’avoir consenti à une activité sexuelle le soir en question parce qu’elle y avait consenti dans le passé. Elle ne répondait pas non plus aux conditions d’admissibilité du par. 276(2).
Pour ce qui est de la première condition, l’accusé a démontré avec succès que la preuve portait sur des cas particuliers d’activité sexuelle. L’expression « cas particuliers d’activité sexuelle » à l’al. 276(2)a) doit être interprétée à la lumière du régime de l’art. 276 et de son objectif plus large. La preuve d’une relation supposant des activités sexuelles comprend nécessairement des cas particuliers d’activité sexuelle. Pour que l’al. 276(2)a) soit respecté, l’accusé doit faire état d’une activité identifiable, mais le degré de particularité requis dans une affaire donnée dépendra de la nature de la preuve, de la façon dont l’accusé entend l’utiliser et de la possibilité qu’elle ait un effet préjudiciable sur l’administration de la justice. En l’espèce, l’accusé a précisé les parties à la relation, la nature de cette relation et la période pertinente. Exiger plus de détails porterait inutilement atteinte au droit à la vie privée de la plaignante.
Toutefois, l’accusé n’a pas réussi à respecter la deuxième condition, soit celle voulant que la preuve soit en rapport avec un élément de la cause, comme le prévoit l’al. 276(2)b). L’accusé doit indiquer, avec précision, la façon dont la preuve est en rapport avec un élément de la cause. Le rapport entre la preuve et un élément de la cause ne peut être l’un des deux mythes interdits par le par. 276(1), et les allusions générales à la crédibilité de l’accusé ou de la plaignante, au récit ou au contexte ne suffisent pas non plus. Même si la jurisprudence offre des exemples de la façon dont la preuve concernant une activité sexuelle antérieure entre un accusé et une plaignante peut être en rapport avec un élément de la cause, aucun de ceux‑ci ne s’applique en l’espèce. Il peut y avoir des circonstances où la preuve concernant une relation sexuelle sera fondamentale pour la cohérence du récit de l’accusé, et par extension, pour sa crédibilité, mais en l’espèce, aucun élément du témoignage de l’accusé ne le présentait sous un mauvais jour ou ne rendait son récit indéfendable si on ne sait pas que la plaignante et lui entretenaient une relation d’amis‑amants.
Pour ce qui est de la troisième condition — qui exige une mise en balance de facteurs afin d’établir si le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante — le droit de l’accusé à une défense pleine et entière n’aurait pas été compromis par l’exclusion de la preuve du caractère sexuel de sa relation avec la plaignante. De fait, la preuve n’était pas en rapport avec un élément de la cause, et elle n’a donc pas de valeur probante.
L’admission de cette preuve constituait une erreur de droit justifiant l’annulation de la décision, et on peut raisonnablement penser que cette erreur a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement; un nouveau procès est donc nécessaire. L’admission irrégulière de la preuve à titre de « contexte » risque de vicier le procès en introduisant les idées reçues préjudiciables que l’art. 276 visait justement à écarter. Le jury n’aurait pas dû être au courant des détails concernant la fréquence des rapports sexuels ou du témoignage de l’accusé caractérisant la soirée d’« habituelle » ou de « typique ». Cette preuve invoquait manifestement le raisonnement fondé sur les deux mythes, car elle laisse entendre que parce que la plaignante avait « habituellement » consenti à avoir des rapports sexuels avec l’accusé par le passé, elle était plus susceptible d’avoir consenti à un tel rapport lors de cette soirée « typique ».
Les juges Moldaver et Rowe : La juge du procès a commis une erreur en admettant la preuve de la relation « amis‑amants » en application de l’art. 276 du Code criminel , compte tenu notamment des lacunes évidentes dans la demande de l’accusé visant la présentation de cette preuve. L’admission injustifiée de cet élément de preuve à des fins générales de mise en « contexte » a mené à un élargissement important et hautement préjudiciable de la preuve concernant une activité sexuelle présentée au procès, ce qui pourrait raisonnablement avoir eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement de l’accusé. Par conséquent, la tenue d’un nouveau procès est justifiée, et le pourvoi devrait être rejeté.
Le régime établi par l’art. 276 vise à assurer le respect et la protection des droits des plaignantes aussi bien que ceux des accusés, en excluant des éléments de preuve susceptibles de compromettre la légitimité de notre système de justice criminelle et d’entraver la recherche de la vérité, tout en permettant la présentation d’éléments de preuve qui renforceraient la légitimité de notre système de justice criminelle et favoriseraient la recherche de la vérité. De cette façon, le régime vise à promouvoir l’intégrité du procès dans son ensemble — un concept essentiel à la confiance du public dans le système de justice criminelle. En vue de l’atteinte de cet objectif, le régime de l’art. 276 fonctionne par étapes. De la demande initiale de l’accusé fondée sur l’art. 276.1 jusqu’aux directives restrictives qu’exige l’art. 276.4, le régime de l’art. 276 établit un processus strict à plusieurs étapes au cours duquel la preuve concernant une activité sexuelle présentée par l’accusé ou son représentant doit être soigneusement examinée et ramenée à l’essentiel. Pour pouvoir être présentée au procès, une telle preuve doit résister à un examen minutieux à chaque étape du processus.
L’alinéa 276(1) interdit l’utilisation d’une preuve concernant une activité sexuelle à l’appui de l’un des deux mythes décrits dans l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577. Ce faisant, il donne effet au principe selon lequel ces mythes ne sont simplement pas pertinents au procès et peuvent dénaturer gravement celui‑ci. Par conséquent, si la preuve concernant une activité sexuelle n’est présentée que pour étayer l’un des deux mythes, elle sera jugée inadmissible en application du par. 276(1).
Toutefois, cela ne veut pas dire que la preuve concernant une activité sexuelle sera toujours jugée inadmissible. Bien que la preuve concernant une activité sexuelle présentée par l’accusé ou son représentant soit présumée inadmissible, elle peut être admise si elle respecte le test en trois volets prévu au par. 276(2). Avant qu’une preuve concernant une activité sexuelle puisse être admise au titre de cette disposition, l’accusé doit déposer une demande écrite fondée sur l’art. 276.1. Si le juge n’est pas convaincu du respect de certaines exigences (p. ex. la demande écrite présente des lacunes), il peut tout simplement rejeter la demande. En revanche, si la demande écrite de l’accusé résiste à l’examen, l’instance passe alors à l’étape du voir‑dire et l’attention du tribunal se dirige vers le par. 276(2).
Le paragraphe 276(2) exige en premier lieu que la preuve porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle. Comme il est énoncé dans R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 40 C.R. (7th) 351, le contenu de cette exigence est lié à la nature de la preuve que l’accusé cherche à présenter. Lorsque celui‑ci cherche à présenter la preuve d’un cas particulier d’activité sexuelle, il doit décrire ce cas avec précision. Par contre, lorsque l’accusé cherche à présenter une preuve générale qui décrit la nature de la relation entre lui et la plaignante, l’exigence relative aux cas particuliers renvoie aux facteurs permettant de définir la relation et sa nature et non aux détails des rapports sexuels particuliers. Ces facteurs comprennent notamment les parties à la relation, la période pertinente et la nature de la relation.
Le paragraphe 276(2) exige en second lieu que la preuve soit « en rapport avec un élément de la cause ». Pour satisfaire à cette exigence, l’accusé doit démontrer que la preuve s’attache à un aspect légitime de sa défense et qu’elle est essentielle à sa capacité de présenter une défense pleine et entière. Pour cela, l’accusé doit pouvoir cerner les questions ou faits précis liés à sa défense que le juge des faits ne pourrait résoudre ou comprendre adéquatement que s’il est fait référence à la preuve en cause concernant une activité sexuelle. Au moment de formuler ces questions ou faits précis, l’accusé ne pourra se contenter de faire valoir la nécessité d’une mise en « contexte » plus générale ou d’un « récit » plus détaillé. De la même façon, invoquer simplement la crédibilité ne suffit pas non plus. Par ailleurs, l’exigence voulant que la preuve soit « essentielle » à la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière signifie que, même s’il est possible de rattacher la preuve à des questions ou faits précis liés à la défense de l’accusé, son admission n’est pas garantie. Il peut y avoir des cas où la preuve, bien qu’elle soit en rapport avec des questions ou faits précis liés à la défense de l’accusé, n’a que peu d’incidence sur celle‑ci. En pareils cas, le juge du procès peut, à sa discrétion, exclure la preuve au motif que des considérations faisant contrepoids, telles que la nécessité de protéger le droit à la vie privée et la dignité de la plaignante, l’emportent sur le lien ténu qui existe entre la preuve et la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière.
En troisième lieu, le par. 276(2) exige que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante. Comme il est expliqué dans R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, l’exigence relative à la valeur probante sert à exclure les éléments de preuve peu pertinents qui, même s’ils ne sont pas utilisés pour étayer les deux inférences interdites, compromettraient néanmoins la bonne administration de la justice.
Lorsqu’il procède à l’analyse que commande le par. 276(2), qui vise à ce que toute preuve admissible concernant une activité sexuelle ait une portée limitée et que la fin légitime qu’elle vise soit précisée et soupesée au regard de considérations faisant contrepoids, le juge du procès doit prendre en considération les facteurs énumérés au par. 276(3). Dans la mesure où la preuve concernant une activité sexuelle est finalement admise, le juge du procès doit expliquer au jury, en termes clairs et précis, les fins auxquelles celle‑ci peut — et ne peut pas — être utilisée. Enfin, tous les participants au procès — y compris le juge, les avocats de la poursuite et de la défense, et les témoins — doivent s’en tenir à la fin précise et légitime pour laquelle la preuve a été admise, sans élargir la portée de la décision ou utiliser la preuve admissible à des fins inadmissibles. Cela est essentiel non seulement pour protéger les droits de l’accusé et de la plaignante, mais aussi pour préserver l’intégrité du procès dans son ensemble.
En l’espèce, la preuve de la relation « amis‑amants » pourrait, à première vue, servir à étayer le premier des deux mythes — celui voulant que, parce que la plaignante a déjà consenti à avoir des relations sexuelles avec l’accusé, elle était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation d’agression sexuelle. Or, le par. 276(1) écarte cette utilisation potentielle. Ainsi, à moins que l’accusé ait pu indiquer une utilisation légitime de la preuve concernant une activité sexuelle qui justifierait son admission en application du par. 276(2), celle‑ci était inadmissible.
Bien que la demande de l’accusé fondée sur l’art. 276.1 respectait le critère relatif aux cas particuliers d’activité sexuelle prévu à l’al. 276(2)a), elle ne satisfaisait pas à l’exigence de pertinence énoncée à l’al. 276(2)b). L’accusé soutenait que le critère de la pertinence était respecté parce que la preuve de la relation « amis‑amants » : (1) était nécessaire pour éviter que le jury croit, en raison d’une interprétation erronée, que la plaignante et lui entretenaient une relation platonique au moment de l’agression sexuelle reprochée; et (2) mettait en « contexte » les éléments de la cause. Cependant, l’accusé n’a pas expliqué pourquoi il était nécessaire que soit corrigée toute interprétation erronée quant au caractère sexuel de sa relation avec la plaignante. De plus, l’accusé a omis d’invoquer une fin légitime précise pour laquelle il voulait présenter la preuve au jury — il n’a établi aucun lien entre la preuve et des questions ou faits précis liés à sa défense dont la résolution ou la compréhension nécessitait qu’il soit fait référence à la preuve de la relation « amis‑amants ».
De plus, la preuve ne respectait pas la troisième exigence énoncée au par. 276(2). Étant donné que la preuve n’était pas en rapport avec un élément de la cause eu égard à la demande présentée à la juge du procès, elle était nécessairement dénuée de toute valeur probante.
Cependant, il ne faut pas écarter la possibilité que le juge qui préside l’audience lors du nouveau procès, dans le cas où une demande dûment formulée conformément à l’art. 276.1 lui est présentée, admette la preuve après avoir appliqué le critère et soupesé les facteurs énoncés aux par. 276(2) et (3). Sans trancher définitivement la question, il y avait au moins une question précise que l’accusé aurait pu mentionner dans sa demande et qui était susceptible de justifier adéquatement l’admission de la preuve concernant la relation « amis‑amants » : l’appréciation par le jury de son témoignage concernant le fait qu’il aurait articulé en silence à l’intention de la plaignante les mots « je vais te baiser ». Si le jury ne savait pas que la plaignante et l’accusé entretenaient une relation à caractère sexuel à l’époque, cette déclaration aurait pu leur sembler bizarre et même menaçante. De plus, le témoignage de l’accusé concernant le fait qu’il se soit ainsi adressé à la plaignante aurait pu en lui‑même paraître invraisemblable. De cette façon, le fait de priver le jury de la preuve relative au caractère sexuel de la relation de l’accusé avec la plaignante aurait été susceptible d’avoir une incidence négative sur son évaluation de la crédibilité de l’accusé, ce qui aurait potentiellement porté atteinte à son droit à une défense pleine et entière. Si l’accusé avait fait mention de cet aspect du témoignage qu’il entendait livrer dans sa demande fondée sur l’art. 276.1, la juge du procès aurait été plus en mesure d’effectuer la mise en balance qu’exigent les par. 276(2) et (3) et aurait pu conclure à juste titre que la preuve était admissible à seule fin de permettre au jury d’apprécier le témoignage de l’accusé sur ce point.
Un nouveau procès est nécessaire. Un certain nombre d’erreurs ont été commises au procès en raison de la décision inappropriée de la juge du procès au titre de l’art. 276 , qui permettait l’admission de la preuve concernant une activité sexuelle à titre général de « contexte ». Les directives restrictives erronées de la juge du procès, qui reposaient sur cette décision, n’énonçaient pas comment la preuve concernant une activité sexuelle pouvait aider le jury à résoudre les questions ou faits précis liés à la défense de l’accusé. L’effet dénaturant de cette directive erronée s’est aggravé lorsqu’une autre preuve concernant une activité sexuelle, n’ayant pas fait l’objet d’une décision distincte quant à son admissibilité ni d’une directive restrictive, a été admise au procès. On peut raisonnablement penser que l’effet cumulatif de ces erreurs a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement de l’accusé.
Le juge Brown (dissident) : La preuve était admissible. La juge du procès a appliqué les bons principes de droit pour statuer sur l’admissibilité de la preuve et le jury a rendu son verdict après avoir reçu de bonnes directives sur la façon d’y parvenir. L’appel devrait être accueilli et les acquittements rétablis.
Premièrement, la preuve relative à la relation « amis‑amants » ne tirait pas sa pertinence uniquement des raisonnements fondés sur les deux mythes. Elle aurait donc dû être filtrée en fonction de l’examen prévu au par. 276(1). Le test d’exclusion prévu au par. 276(1) consiste donc à se demander si la pertinence de la preuve découle uniquement des raisonnements fondés sur les deux mythes et non pas si elle fait intervenir dans ce type de raisonnement. Si l’intervention était le test pour catégoriquement exclure la preuve en application du par. 276(1), cela risquerait d’exclure toute preuve relative à des relations, ou à tout le moins toute preuve de relations qui comportent une dimension sexuelle, puisqu’il est concevable qu’elle puisse aussi faire intervenir les raisonnements fondés sur les deux mythes. Cette approche redonnerait vie à la création de catégories préétablies d’admissibilité, ce qui a été rejeté par l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, et réduirait la portée du texte et l’objet de dispositions législatives comme l’art. 276.4 qui reconnaît qu’une preuve peut être admissible à certaines fins, mais non à d’autres, et qui oblige le juge à donner des directives restrictives au jury lorsqu’une preuve d’antécédents sexuels est présentée, même si cette preuve ne mentionne qu’indirectement ou implicitement les antécédents sexuels en question, pour réparer le préjudice causé et pour mettre le jury en garde contre les utilisations interdites de cette preuve. La preuve de relations devrait typiquement plutôt être filtrée en fonction de l’examen prévu à l’al. 276(2)b), soit en se demandant si la preuve de la relation est pertinente à une question identifiable lors du procès.
En l’espèce, le ministère public n’a pas expliqué en quoi la preuve de la relation « amis‑amants » est condamnable, tandis que la preuve d’autres types de relations qui passent régulièrement le filtre du par. 276(1) et qui pourraient malgré tout également suggérer des antécédents sexuels n’est pas répréhensible. La preuve de relations qui comportent des activités sexuelles, mais qui ne supposent pas d’attentes quant à une union plus formelle ou même le désir d’établir une telle union, peut aussi fournir un contexte important au sujet des interactions non sexuelles entre les partenaires, ce qui peut être nécessaire, comme en l’espèce, pour permettre à l’accusé de présenter une défense pleine et entière. La preuve d’une relation « amis‑amants » peut, dans certains cas, et sans mener à des raisonnements interdits, expliquer à un jury le contexte des fréquentations de deux personnes, comme le fait la preuve d’autres types de relations présentées à des jurys. Dans sa décision relative à la preuve, la juge de première instance a traité la relation entre l’appelant et la plaignante de la même manière que les autres relations que peuvent entretenir des individus.
Deuxièmement, la preuve de la relation « amis‑amants » satisfaisait au test énoncé à l’al. 276(2)b) parce qu’elle était pertinente pour garantir le droit de l’accusé à une défense pleine et entière. En effet, elle était nécessaire pour que le jury soit en mesure d’évaluer la crédibilité du témoignage de l’accusé, la question la plus importante et la plus pertinente soumise à son appréciation. Nier à l’accusé la capacité de parler de sa relation revient dans ces circonstances à priver les jurés de leur capacité de remplir véritablement leur mission principale, soit celle de constater les faits et de rechercher la vérité, et le force à raconter une histoire incomplète, qui comprend un récit de l’acte reproché, mais aucune explication quant à la façon dont la plaignante et lui « en sont arrivés là » et à la raison pour laquelle il a dit ce qu’il a dit et a fait ce qu’il a fait. Sans cette preuve, ses actes semblent avoir surgi de nulle part et son droit à une défense pleine et entière est limité à un point tel qu’il en est réduit à se dépeindre, au mieux, comme un être insensible et insouciant ou, au pire, comme un prédateur.
Ordonner la tenue d’un nouveau procès est injuste, parce que la théorie de la cause du ministère public était tirée directement de la nature sexuelle de la relation et parce que c’est le ministère public, et non l’accusé, qui a dérogé à la décision de la juge du procès relative à la preuve et qui a exploré les détails et la fréquence des relations sexuelles qu’avaient eues l’accusé et la plaignante. Un appel victorieux du ministère public de l’acquittement en l’espèce abaisse inévitablement la barre qu’il doit franchir pour démontrer qu’une erreur de droit a eu une incidence telle sur l’acquittement qu’elle justifie la tenue d’un nouveau procès.
Jurisprudence
Citée par la juge Karakatsanis
Arrêts mentionnés : R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Handy, 2002 CSC 56, [2002] 2 R.C.S. 908; R. c. Grant, 2015 CSC 9, [2015] 1 R.C.S. 475; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 354 C.C.C. (3d) 71; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440; R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346; R. c. Barton, 2019 CSC 33; R. c. Barton, 2017 ABCA 216, 354 C.C.C. (3d) 245; R. c. Rodney, [2008] O.J. No. 528; R. c. A.R.C., [2002] O.J. No. 5364; R. c. Strickland (2007), 45 C.R. (6th) 183; R. c. Harris (1997), 118 C.C.C. (3d) 498; R. c. Temertzoglou (2002), 11 C.R. (6th) 179; R. c. M. (M.) (1999), 29 C.R. (5th) 85; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609.
Citée par le juge Moldaver
Arrêts mentionnés : R. c. Seaboyer, [1991] 1 R.C.S. 577; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 40 C.R. (7th) 351; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Barton, 2019 CSC 33, R. c. Morrison, 2019 CSC 15.
Citée par le juge Brown (dissident)
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 40 C.R. (7th) 351; R. c. Grant, 2015 CSC 9, [2015] 1 R.C.S. 475; R. c. Harris (1997), 118 C.C.C. (3d) 498; R. c. M. (M.) (1999), 29 C.R. (5th) 85; R. c. Temertzoglou (2002), 11 C.R. (6th) 179; R. c. Blea, [2005] O.J. No. 4191; R. c. A.A., 2009 ABQB 602, 618 A.R. 137; R. c. Provo, 2018 ONCJ 474, 48 C.R. (7th) 1; R. c. W.(D.), [1991] 1 R.C.S. 742; R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912; R. c. Nyznik, 2017 ONSC 4392, 40 C.R. (7th) 241; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Luciano, 2011 ONCA 89, 273 O.A.C. 273; R. c. Lane and Ross (1969), 6 C.R.N.S. 273; R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d) .
Code criminel, L.R.C. 1970, c. C‑34, art. 143.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 276 , 276.1 , 276.2 , 276.4 , 276.5 , 676(1) a).
Projet de loi C‑49, Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), 3e sess., 34e lég., 1992, préambule.
Projet de loi C‑51, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi , 1re sess., 42 e lég., 2018 (sanctionné le 13 décembre 2018).
Doctrine et autres documents cités
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Boyle, Christine. « Sexual Assault as Foreplay : Does Ewanchuk Apply to Spouses? » (2004), 20 C.R. (6th) 359.
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Craig, Elaine. « Capacity to Consent to Sexual Risk » (2014), 17 New Crim. L. Rev. 103.
Craig, Elaine. Putting Trials on Trial : Sexual Assault and the Failure of the Legal Profession, Montréal, McGill‑Queen’s University Press, 2018.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges McDonald, Strekaf et Berger), 2018 ABCA 240, 48 C.R. (7th) 22, 72 Alta. L.R. (6th) 317, 363 C.C.C. (3d) 406, [2018] A.J. No. 830 (QL), 2018 CarswellAlta 1312 (WL Can.), qui a annulé les verdicts d’acquittement prononcés en faveur de l’accusé et ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté, le juge Brown est dissident.
Deborah R. Hatch, pour l’appelant.
Joanne B. Dartana et Matthew Griener, pour l’intimée.
G. Karen Papadopoulos et Jill Witkin, pour l’intervenante la procureure générale de l’Ontario.
Megan Savard et Colleen McKeown, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.
Version française du jugement des juges Abella, Karakatsanis, Gascon et Martin rendu par
La juge Karakatsanis —
[1] Notre système de justice vise à protéger la capacité des juges des faits de découvrir la vérité. Dans les cas d’agression sexuelle, la preuve concernant le passé sexuel de la plaignante[1] — si elle est invoquée pour suggérer que celle‑ci était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en cause ou encore qu’elle est généralement moins digne de foi — compromet cette fonction de recherche de la vérité et menace les droits à l’égalité, à la vie privée et à la sécurité des plaignantes.
[2] En 1992, le Parlement a adopté l’art. 276 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , afin de protéger les procès de ces dangers. Près de 30 ans plus tard, les enquêtes et les poursuites relatives aux agressions sexuelles continuent d’être marquées par des mythes. Selon l’un d’eux, la victime d’une agression sexuelle ne connaît pas son agresseur. En fait, en 2016‑2017, Statistique Canada a révélé que plus de 80 % des agressions sexuelles déclarées se produisent entre des personnes qui se connaissent d’une façon ou d’une autre[2]. Autrement dit, la plupart des plaignantes ont un certain type de relation avec l’accusé. Dans le présent pourvoi, la Cour doit se livrer à un examen portant sur l’équilibre qu’il faut établir entre, d’une part, l’admission d’une preuve d’une relation à caractère sexuel qui peut s’avérer fondamentale pour que l’accusé puisse présenter une défense pleine et entière et, d’autre part, la protection des plaignantes et de l’intégrité du processus judiciaire contre un raisonnement préjudiciable.
[3] En l’espèce, l’accusé a cherché à présenter des éléments de preuve établissant que la plaignante et lui étaient [traduction] « amis‑amants » (« friends with benefits »), ce qui constitue une relation à caractère sexuel. Il a fait valoir que le caractère sexuel de la relation fournissait une mise en contexte importante sans laquelle le jury aurait la fausse impression que la plaignante et lui entretenaient une relation platonique, ce qui aurait rendu le consentement improbable.
[4] Pour être admissible, la preuve d’une relation qui suppose des activités sexuelles doit satisfaire aux exigences de l’art. 276 du Code criminel . Selon moi, la preuve en l’espèce ne satisfaisait pas à ces exigences. La présentation d’une preuve du caractère sexuel de la relation ne servait qu’à étayer l’inférence selon laquelle la plaignante était plus susceptible d’avoir consenti à une activité sexuelle le soir en question parce qu’elle y avait consenti dans le passé. La preuve était donc inadmissible suivant le par. 276(1) . Elle ne répondait pas non plus aux conditions d’admissibilité du par. 276(2) . Bien que la preuve du caractère sexuel de la relation fût une preuve portant sur des « cas particuliers d’activité sexuelle », elle n’était pas « en rapport avec un élément de la cause ».
[5] Une demande fondée sur l’art. 276 exige que l’accusé indique expressément une utilisation de la preuve apportée qui ne fait pas appel au raisonnement fondé sur les deux mythes. Autrement dit, la pertinence est la clé qui permet de lever l’obstacle en matière de preuve, ce qui fait en sorte que le juge peut prendre en compte les facteurs énumérés au par. 276(3) et décider s’il y a lieu d’admettre la preuve. Pour satisfaire aux exigences de l’art. 276 , il ne suffit pas de simplement affirmer que la preuve a un lien avec le contexte, le récit ou la crédibilité. La preuve en l’espèce n’aurait pas dû être admise et un nouveau procès est nécessaire. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
I. Faits
[6] M. Goldfinch et la plaignante se sont rencontrés, se sont fréquentés et ont vécu ensemble pendant sept ou huit mois, après quoi la plaignante a mis fin à la relation. Au cours des mois qui ont suivi, ils ont repris contact. Bien que chacun ait décrit leur relation de diverses manières, les deux ont finalement convenu qu’ils pouvaient la qualifier de relation d’[traduction] « amis‑amants ».
[7] Le soir du 28 mai 2014, la plaignante a téléphoné à M. Goldfinch, qui s’est ensuite rendu chez elle en voiture, puis l’a ramenée chez lui. M. Goldfinch a témoigné qu’elle l’avait appelé quelques jours plus tôt pour lui demander du [traduction] « sexe pour son anniversaire », ce que la plaignante n’était pas capable de se rappeler avoir fait ou non. M. Goldfinch a indiqué qu’il ne s’attendait pas « totalement » à avoir une relation sexuelle ce soir‑là, « mais c’était ce qu’ils faisaient habituellement » (d.a., vol. III, p. 228). Selon lui, il s’agissait d’une « soirée typique », en ce sens que la plaignante « appelait au milieu de la nuit, voulait venir faire un tour et on finissait par coucher ensemble » (d.a., vol. III, p. 201).
[8] M. Goldfinch habitait au sous‑sol d’une vieille petite maison qu’il partageait avec un colocataire. Après leur arrivée à la maison, M. Goldfinch et la plaignante ont bu de l’alcool et discuté avec le colocataire, tout en regardant la télévision. M. Goldfinch a témoigné que, durant cette période, il a articulé en silence à la plaignante [traduction] « [j]e vais te baiser ». Il a affirmé qu’elle lui avait répondu par un sourire. La plaignante ne pouvait pas se rappeler si cet échange s’était produit, mais a reconnu que c’était possible.
[9] Quelques minutes plus tard, M. Goldfinch a invité la plaignante à descendre au sous‑sol. La plaignante a témoigné qu’elle avait dit à M. Goldfinch qu’il n’allait [traduction] « rien se passer », c’est‑à‑dire qu’elle ne souhaitait pas avoir de relation sexuelle. M. Goldfinch nie avoir entendu ces paroles.
[10] Au sous‑sol, les deux se sont assis ensemble sur un canapé. À un certain moment, ils se sont embrassés de façon consensuelle. Après le baiser, M. Goldfinch a proposé qu’ils aillent au lit.
[11] À partir de ce moment, les deux récits de la soirée divergent radicalement.
[12] Selon M. Goldfinch, après le baiser consensuel, il a suivi la plaignante dans sa chambre à lui, où chacun s’est déshabillé. Ils ont ensuite eu une discussion concernant le côté du lit où chacun voulait se coucher. Après cette discussion et à la suite de préliminaires consensuels, ils ont eu une brève relation sexuelle. M. Goldfinch s’est endormi et, quelques heures plus tard, la plaignante l’a réveillé pour se plaindre qu’il l’avait frappée à la tête pendant son sommeil. Agacé, il lui a dit de partir, puis a appelé un taxi avec le téléphone de la plaignante.
[13] La plaignante a témoigné avoir répondu à l’invitation de M. Goldfinch en lui disant qu’elle ne voulait pas avoir de relation sexuelle. Il lui a alors saisi le bras et l’a entraînée dans la chambre. Elle a expliqué que le comportement de M. Goldfinch a changé, [traduction] « [c]omme si quelque chose s’était brisé », et qu’elle avait eu peur. Elle s’est déshabillée parce qu’il lui a dit de le faire. Il l’a poussée sur le lit, l’a frappée au visage, a poussé son épaule si fort qu’elle a cru que son bras s’était cassé et lui a dit qu’« il allait [l’]avoir, comme tous les autres » (d.a., vol. II, p. 91). Après l’agression, elle s’est habillée et a appelé un taxi avec son cellulaire. Elle a appelé la police peu après son retour chez elle. L’agent qui a répondu à l’appel et l’agent en criminalistique qui a rencontré la plaignante à l’hôpital ont confirmé que sa joue et son coude gauches étaient enflés.
II. Historique judiciaire
A. Voir‑dire, la juge Pentelechuk — Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 140600008Q1, 23 janvier 2017
[14] La défense a demandé la tenue d’un voir‑dire pour que le tribunal établisse si la preuve que la plaignante et M. Goldfinch étaient des « amis‑amants » était admissible au titre de l’art. 276 du Code criminel , faisant valoir qu’il était fort artificiel de décrire la relation sans mentionner les activités sexuelles. La procureure a affirmé que M. Goldfinch n’avait pas l’intention de s’appuyer sur des inférences fondées sur les deux mythes, mais elle n’a indiqué aucune autre inférence ou utilisation pertinente de la preuve, mise à part celle visant à établir le « contexte ». La Couronne était disposée à présenter une preuve selon laquelle la plaignante et M. Goldfinch se connaissaient depuis quatre à cinq ans, qu’ils s’étaient fréquentés et avaient vécu ensemble pendant sept à huit mois, et qu’ils avaient ensuite rompu. La Couronne était également prête à présenter une preuve indiquant qu’ils étaient restés amis et que la plaignante allait parfois chez M. Goldfinch et y passait la nuit.
[15] La juge du procès a reconnu que des [traduction] « amis‑amants » sont « des amis qui [. . .] se rencontrent à l’occasion pour avoir des relations sexuelles » (d.a., vol. I, p. 10). Elle a convenu que de ne pas présenter cette preuve au jury conférerait un élément d’artificialité à l’instance et porterait atteinte au droit de M. Goldfinch à une défense pleine et entière. Elle a conclu que cette preuve « relativement inoffensive » ne « porterait pas atteinte à la dignité, au droit à la vie privée ou à la sécurité de la plaignante » si elle était admise sous cette forme limitée.
B. Procès, la juge Pentelechuk — Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 140600008Q1, 9 février 2017
[16] Le procès, qui a duré quatre jours, s’est déroulé devant jury en février 2017.
[17] Avant d’interroger la plaignante, la procureure de la Couronne a demandé des précisions quant à la portée permise des questions concernant les activités sexuelles antérieures, et a souligné qu’elle n’aurait pas présenté cette preuve si la demande fondée sur l’art. 276 n’avait pas été accueillie. La juge du procès a indiqué que selon ce qu’elle avait prévu, les [traduction] « renseignements contextuels » identifiés lors du voir‑dire se résumeraient à un exposé conjoint des faits. Toutefois, comme les parties n’en avaient pas présenté, la juge du procès a rappelé qu’elle s’attendait à ce que les questions soient « extrêmement limitées », qu’elles respectent « des limites assez étroites à des fins de mise en contexte et qu’elles visent simplement à informer le jury de la nature de la relation » (d.a., vol. II, p. 54).
[18] Durant l’interrogatoire principal, la plaignante a d’abord nié que M. Goldfinch et elle avaient déjà été [traduction] « plus que juste des amis » après leur rupture. Peu après, cependant, elle a admis qu’elle était allée dans la chambre de M. Goldfinch pour avoir des relations sexuelles à « diverses » dates, pendant « un bon bout de temps » après la fin de leur relation (d.a., vol. II, p. 81).
[19] Avant le début du contre‑interrogatoire, l’avocate de M. Goldfinch a également demandé des précisions sur la portée permise des questions. La juge du procès a convenu que la Couronne avait ouvert la porte à des questions relatives à la preuve, et a donc permis à la défense de poser des questions concernant [traduction] « le nombre de fois, la période visée par rapport à la véritable rupture et la dernière relation avant les infractions reprochées » (d.a., vol. II, p. 112). Pendant le contre‑interrogatoire, lorsque l’avocate de la défense a suggéré qu’ils avaient couché ensemble des « dizaines de fois », la plaignante a estimé qu’ils avaient couché ensemble 15 fois après la rupture.
[20] À la suite du témoignage de la plaignante, la juge du procès a donné au jury la directive restrictive suivante :
[traduction] Vous avez entendu des témoignages selon lesquels [la plaignante] et M. Goldfinch se sont fréquentés et ont brièvement vécu ensemble. Quelque temps après la fin de cette relation, [la plaignante] et M. Goldfinch se sont revus à l’occasion et ont eu des relations sexuelles. Cette preuve donne un certain contexte à leur relation; toutefois, elle ne doit pas vous amener à conclure que, parce que [la plaignante] et M. Goldfinch ont eu des relations sexuelles dans le passé, [la plaignante] est plus susceptible d’avoir consenti à M. — consenti à ce que M. Goldfinch aurait fait le 29 mai 2014, et vous ne devez pas non plus vous servir de cette preuve pour conclure que, parce que [la plaignante] et M. Goldfinch ont eu des relations sexuelles dans le passé, elle est un témoin moins crédible ou moins fiable dans la présente affaire, d’accord? Merci.
(d.a., vol. II, p. 148)
[21] M. Goldfinch a maintes fois fait état — autant lors de l’interrogatoire principal que du contre‑interrogatoire — de la fréquence de ses rapports sexuels antérieurs avec la plaignante, qualifiant la soirée de [traduction] « typique » ou d’« habituelle », indiquant qu’il « l’avait eue à plusieurs reprises » et déclarant : « lorsque nous étions ensemble, nous nous attendions à [du sexe], tous les deux, je pense » (d.a., vol. III, p. 203 et 227).
[22] Lors de son exposé final au jury, la juge du procès a donné des directives détaillées sur la notion de consentement, soulignant que celui‑ci doit être concomitant et qu’il ne s’attache qu’à l’état d’esprit subjectif de la plaignante. Elle a réitéré la même directive restrictive qu’elle avait donnée au cours du procès, précisant que, bien que le jury ne puisse pas utiliser la preuve concernant les activités sexuelles pour inférer que la plaignante était moins crédible ou moins fiable, il pouvait tenir compte de toute contradiction quant à la nature de la relation pour évaluer la crédibilité générale de la plaignante.
[23] Le jury a déclaré M. Goldfinch non coupable d’agression sexuelle.
C. Cour d’appel de l’Alberta, les juges McDonald et Strekaf; le juge Berger, dissident — 2018 ABCA 240, 48 C.R. (7th) 22
[24] La Couronne a porté en appel le verdict d’acquittement de M. Goldfinch sur une question de droit en vertu de l’al. 676(1) a) du Code criminel . L’article 276.5 du Code criminel prévoit que l’admissibilité d’une preuve concernant une activité sexuelle est une question de droit. Voici comment les juges majoritaires, les juges McDonald et Strekaf, ont qualifié l’appel intenté par la Couronne :
[traduction] La Couronne, appelante en l’espèce, soutient que la juge du procès a commis une erreur de droit en admettant, au titre de l’art. 276 du Code criminel , la preuve d’une relation antérieure à caractère sexuel entre [M. Goldfinch] et la plaignante. [par. 14]
[25] Les juges majoritaires ont conclu que le fait que la preuve fournisse une [traduction] « mise en contexte » ne suffit pas pour démontrer qu’elle est en rapport avec un élément de la cause pour l’application du par. 276(2). Ils ont donc conclu que la juge du procès n’avait pas cerné de lien entre la preuve de la relation et tout élément utile pour la défense de M. Goldfinch. Les juges majoritaires ont aussi rejeté l’argument selon lequel la preuve était pertinente pour établir la crédibilité de M. Goldfinch ou pour une « mise en contexte ». À leur avis, il n’y avait aucune différence entre permettre à la défense de présenter une preuve concernant des activités sexuelles antérieures de la plaignante pour éviter que le jury conclue que celle‑ci était peu susceptible d’avoir consenti à l’activité à l’origine de l’accusation, et admettre cette même preuve pour établir que la plaignante était plus susceptible d’avoir consenti à une telle activité. Compte tenu des faits que la Couronne était prête à admettre, il n’y avait aucun risque que le jury soit amené à croire, à tort, que M. Goldfinch et la plaignante ne se connaissaient pas. Les seules inférences pouvant être tirées de la preuve concernant des activités sexuelles antérieures de la plaignante étaient celles reposant sur les deux mythes. De l’avis des juges majoritaires, des directives restrictives ne pouvaient pas remédier au fait que le jury avait entendu une preuve inadmissible pour laquelle aucune utilisation n’était permise. Ils ont accueilli l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès.
[26] Le juge Berger, dissident, a reconnu que la preuve n’avait pas été présentée à l’appui des deux mythes. Il a conclu que la juge du procès avait correctement exercé son pouvoir discrétionnaire en admettant une preuve qu’elle a qualifiée de « relativement inoffensive » afin d’éviter les interprétations erronées de la part du jury. À son avis, le droit de M. Goldfinch à une défense pleine et entière exigeait que [traduction] « la véritable nature de la relation soit révélée » (par. 67). Pour lui, il était préférable de croire que le jury s’appuierait sur les directives restrictives imposées à l’égard de la preuve admise au titre de l’art. 276 plutôt que de laisser celui-ci conjecturer sur ce qui se cachait derrière les faits admis par la Couronne, pour lesquels aucune directive n’aurait été nécessaire.
III. Analyse
[27] En l’espèce, il s’agit d’établir si la preuve d’une relation ayant une composante sexuelle implicite fait intervenir l’art. 276 du Code criminel et, le cas échéant, dans quelles circonstances une telle preuve peut être admise.
A. Article 276 : libellé, historique et objectifs
[28] L’article 276[3] met en balance diverses considérations liées à l’équité du procès; il vise à exclure les éléments de preuve connus pour fausser le processus de détermination des faits, tout en protégeant les droits de l’accusé et de la plaignante :
276 (1) Dans les poursuites pour [diverses infractions d’ordre sexuel], la preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle avec l’accusé ou un tiers est inadmissible pour permettre de déduire du caractère sexuel de cette activité qu’il est :
a) soit plus susceptible d’avoir consenti à l’activité à l’origine de l’accusation;
b) soit moins digne de foi.
(2) Dans les poursuites visées au paragraphe (1), l’accusé ou son représentant ne peut présenter de preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle autre que celle à l’origine de l’accusation sauf si le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix décide, conformément aux articles 276.1 et 276.2 , à la fois :
a) que cette preuve porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle;
b) que cette preuve est en rapport avec un élément de la cause;
c) que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.
(3) Pour décider si la preuve est admissible au titre du paragraphe (2), le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix prend en considération :
a) l’intérêt de la justice, y compris le droit de l’accusé à une défense pleine et entière;
b) l’intérêt de la société à encourager la dénonciation des agressions sexuelles;
c) la possibilité, dans de bonnes conditions, de parvenir, grâce à elle, à une décision juste;
d) le besoin d’écarter de la procédure de recherche des faits toute opinion ou préjugé discriminatoire;
e) le risque de susciter abusivement, chez le jury, des préjugés, de la sympathie ou de l’hostilité;
f) le risque d’atteinte à la dignité du plaignant et à son droit à la vie privée;
g) le droit du plaignant et de chacun à la sécurité de leur personne, ainsi qu’à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi;
h) tout autre facteur qu’il estime applicable en l’espèce.
[29] L’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit à l’accusé le droit « d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable ». Cette garantie comprend le droit de l’accusé à une défense pleine et entière, lequel est crucial pour éviter qu’un innocent ne soit déclaré coupable (R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 69 et 76).
[30] Pour cette raison, le principe général selon lequel toute preuve pertinente et substantielle est admissible constitue le fondement du droit de la preuve en matière criminelle. Le droit à un procès équitable ne garantit toutefois pas les procédures les plus favorables que l’on puisse imaginer : il n’y a pas automatiquement atteinte au droit de l’accusé à une défense pleine et entière lorsqu’une preuve pertinente est exclue (R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390, par. 64; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, par. 24; Mills, par. 75). Un procès équitable exige également qu’aucune partie ne puisse dénaturer le processus en produisant des éléments de preuve non pertinents ou préjudiciables (Darrach, par. 24).
[31] La moralité générale d’une personne et son comportement antérieur fournissent le contexte nécessaire à la compréhension de certains événements (R. c. Handy, 2002 CSC 56, [2002] 2 R.C.S. 908, par. 39). Or, une telle preuve repose souvent sur des généralisations fondées sur un préjugé ou un jugement de valeur (D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (7e éd. 2015), p. 54). Cela pose problème, car la « mauvaise moralité n’est pas une infraction en droit » (Handy, par. 72). Notre système juridique ne punit ni ne protège les gens en fonction de leur style de vie, de leur moralité ou de leur réputation. Le juge du procès doit mettre en balance la valeur probante d’une telle preuve et ses effets préjudiciables afin de protéger le procès contre le raisonnement fondé sur la propension.
[32] En règle générale, la preuve présentée par la défense ne sera écartée que si son effet préjudiciable potentiel l’emporte sensiblement sur sa valeur probante (R. c. Grant, 2015 CSC 9, [2015] 1 R.C.S. 475, par. 19; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 611). De plus, comme seul l’accusé est jugé au procès, les règles d’exclusion ne l’empêchent généralement pas de présenter une preuve de la mauvaise moralité d’une autre personne (Paciocco et Stuesser, p. 98).
[33] Dans le passé, aucune limite ne restreignait la capacité de la défense à présenter une preuve concernant des activités sexuelles antérieures de la plaignante. Une telle preuve était couramment utilisée pour attaquer [traduction] « la moralité de la plaignante, dénaturer le processus judiciaire et miner la capacité du système de justice criminelle à juger efficacement et équitablement des allégations d’ordre sexuel » (R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 354 C.C.C. (3d) 71, par. 79). Il était courant de soumettre la plaignante à un interrogatoire humiliant ou prolongé et de recourir à des idées reçues portant sur [traduction] « la communication, la tenue vestimentaire, la vengeance, le mariage, le passé sexuel, la thérapie, l’absence de résistance et la divulgation tardive » (D. M. Tanovich, « ‛Whack’ No More: Infusing Equality into the Ethics of Defence Lawyering in Sexual Assault Cases » (2013‑2014), 45 Ottawa L. Rev. 495, p. 498‑499[4]). Ces stratégies dirigeaient l’attention ailleurs que sur l’accusé et faisaient essentiellement subir un procès à la plaignante.
[34] En 1982, le Parlement a adopté des dispositions prévoyant l’exclusion générale de toute preuve concernant une activité sexuelle, sous réserve d’exceptions limitées. Ces dispositions visaient à contrecarrer les deux mythes selon lesquels les femmes ayant de l’expérience sexuelle seraient plus susceptibles de consentir à une activité sexuelle ou qu’elles seraient moins dignes de foi. Comme les agressions sexuelles étaient étroitement liées au genre et largement sous‑dénoncées, le Parlement a également cherché à encourager la dénonciation des crimes sexuels (Seaboyer, p. 606, la juge McLachlin, et p. 648‑650, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente en partie).
[35] Dans Seaboyer, la Cour a annulé cette exclusion générale, concluant que le Parlement avait ratissé trop large, portant ainsi atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable. Les éléments de preuve écartés à tort qui étaient essentiels à la défense comprenaient ceux se rapportant à : i) une croyance sincère mais erronée au consentement; ii) un préjugé ou un motif de fabrication d’une preuve par la plaignante; iii) des faits matériels établissant l’usage de la force; et iv) un modus operandi constant, par exemple le fait de menacer d’accuser une personne de viol afin de l’extorquer (Seaboyer, p. 613‑616).
[36] Le Parlement a donné suite à la décision de la Cour dans l’arrêt Seaboyer en codifiant en grande partie les principes de cet arrêt à l’art. 276 du Code criminel parce que « lors des procès pour infraction d’ordre sexuel, la preuve concernant le passé sexuel du plaignant est rarement pertinente et [. . .] son admission devrait être examinée avec précaution » (préambule, projet de loi C‑49, Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), 3e sess., 34e lég., 1992). Les récentes modifications adoptées par le Parlement — qui confirment l’exclusion d’éléments de preuve fondés sur les deux mythes — renforcent l’importance que revêt toujours la disposition.
[37] La situation préjudiciable à laquelle le Parlement a voulu remédier en adoptant l’art. 276 est toujours d’actualité. Les agressions sexuelles comptent encore parmi les crimes les plus genrés et les moins dénoncés (J. Desrosiers et G. Beausoleil‑Allard, L’agression sexuelle en droit canadien (2e éd. 2017), p. 41‑42). Même les luttes acharnées visant à mettre fin aux agressions sexuelles en milieu de travail sont toujours en cours (comparons, par exemple, K. Lippel, « Conceptualising Violence at Work Through A Gender Lens: Regulation and Strategies for Prevention and Redress » (2018), 1 U of OHRH J 142, et C. Backhouse, « Sexual Harassment: A Feminist Phrase that Transformed the Workplace » (2012), 24 C.J.W.L. 275). Avec le temps, nous comprenons de mieux en mieux les répercussions profondes que la violence sexuelle peut avoir sur la santé physique et mentale d’une victime. Le Parlement a adopté l’art. 276 pour s’attaquer aux préjugés sociaux réels qui nuisent à l’équité du procès ainsi qu’aux préjudices réels que subissent les victimes d’agression sexuelle. Tout au long de leur vie, celles‑ci peuvent souffrir d’une multitude de symptômes physiques et psychologiques : dépression (dans une forte proportion); troubles d’anxiété, troubles du sommeil, crises de panique et troubles alimentaires; toxicomanie; troubles d’automutilation et comportements suicidaires[5]. Selon une récente étude menée par le ministère de la Justice, on estime que les agressions sexuelles ont coûté environ 4,8 milliards de dollars en 2009, dont une part stupéfiante de 4,6 milliards de dollars est liée aux frais médicaux, à la perte de productivité (largement attribuable à une incapacité pour des raisons de santé mentale) et aux coûts des souffrances et douleurs des victimes[6]. Le préjudice causé par une agression sexuelle, ainsi que les réactions tendancieuses de la société à l’égard de ce préjudice, ne sont pas des reliques d’une ère victorienne révolue.
[38] C’est dans ce contexte que l’art. 276 doit être interprété et appliqué.
B. L’examen de la preuve de la relation sous le régime de l’article 276
[39] L’article 276 protège l’intégrité du processus judiciaire en établissant un équilibre entre la dignité et le droit à la vie privée des plaignantes et le droit des accusés à une défense pleine et entière. Dans le présent pourvoi, nous sommes appelés à examiner cet équilibre en ce qui a trait à la preuve d’une relation de laquelle on peut raisonnablement inférer qu’il y a eu des activités sexuelles.
[40] Comme l’a expliqué le juge Gonthier dans l’arrêt Darrach, l’art. 276 « vise à exclure les renseignements non pertinents et [. . .] les renseignements pertinents dont l’effet préjudiciable sur la bonne administration de la justice l’emporte sur leur valeur probante » (par. 43). Les paragraphes 276(1) et (2) s’appliquent ensemble pour atteindre cet objectif. Premièrement, le par. 276(1) interdit de façon absolue la présentation d’une preuve concernant une activité sexuelle antérieure de la plaignante dans le but de tirer des inférences fondées sur les deux mythes. Lorsqu’un accusé cherche à présenter une preuve de cette nature à une autre fin, celle‑ci est présumée inadmissible à moins que l’accusé ne satisfasse aux exigences du par. 276(2). Pour ce faire, l’accusé doit indiquer la preuve et la fin à laquelle elle sera utilisée avec suffisamment de précision pour permettre au juge d’appliquer le par. 276(2) et de soupeser les facteurs énoncés au par. 276(3).
[41] Je commencerai par me demander quels sont les cas où la preuve fait intervenir le par. 276(1). Je me pencherai ensuite sur les deux exigences du par. 276(2) qui nécessitent une attention particulière en l’espèce :
a) La preuve porte‑t‑elle sur « des cas particuliers d’activité sexuelle »?
b) Qu’est‑ce qui constitue une preuve qui « est en rapport avec un élément de la cause »?
(1) Paragraphe 276(1)
[42] En ce qui concerne la première question, la preuve d’une relation qui suppose des activités sexuelles fait manifestement intervenir le par. 276(1).
[43] Le paragraphe 276(1) interdit la présentation d’une preuve concernant une activité sexuelle antérieure de la plaignante pour étayer les deux mythes. Une telle preuve n’est « pas probant[e] quant au consentement ou à la crédibilité, et [elle] peu[t] dénaturer gravement le procès » (Darrach, par. 33). En interdisant de telles inférences, la disposition confirme les droits à l’égalité et à la dignité des plaignantes et vise à encourager la dénonciation des agressions sexuelles (projet de loi C‑49). Le risque que la preuve d’une relation supposant des activités sexuelles soit utilisée pour étayer un raisonnement fondé sur les deux mythes est évident.
[44] Prenons le premier mythe, selon lequel une activité sexuelle antérieure de la plaignante peut permettre d’inférer qu’elle a donné son consentement dans un cas précis. Le rejet de ce mythe — et de son lien avec les relations — est étroitement lié à la compréhension moderne du consentement. Jusqu’en 1983, le fait que l’accusé soit marié à la plaignante suffisait à rendre légitime une agression sexuelle; d’ailleurs, le viol était défini comme une relation sexuelle non consensuelle entre une personne du sexe masculin et « une personne du sexe féminin qui n’est pas son épouse » (Code criminel, S.R.C. 1970, c. C‑34, art. 143). Aujourd’hui, l’accusé ne peut plus faire valoir que le consentement était implicite compte tenu de la relation : chaque acte sexuel doit faire l’objet d’un consentement concomitant et communiqué (R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440, par. 34 et 47; R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346, par. 27; R. c. Barton, 2019 CSC 33, par. 90 à 94). Aujourd’hui, non veut dire non, et seul oui veut dire oui. Il ne faut rien de moins qu’une manifestation positive.
[45] Prenons également le second mythe, soit l’idée selon laquelle une activité sexuelle antérieure rend la plaignante moins digne de foi ou, par extension, moins digne de la plénitude de la protection de la loi (Barton, par. 201, le juge Moldaver, et par. 222 et 231, les juges Abella et Karakatsanis). Devant notre Cour, M. Goldfinch a affirmé que les mœurs sociales ont changé, si bien que le fait d’être [traduction] « non chastes » ne discrédite plus les plaignantes. Cependant, la Cour a statué que le second mythe ne se limite pas aux attitudes à l’égard des femmes « non chastes » (Darrach, par. 33). De plus, s’il est vrai que les activités sexuelles suscitent généralement moins de réprobation qu’autrefois, les plaignantes continuent d’être traitées comme si elles étaient moins dignes de foi en raison de leur comportement sexuel antérieur. L’idée selon laquelle certaines plaignantes « incitent » à l’agression et, par inférence, ne méritent pas d’être protégées persiste tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos tribunaux (R. c. Barton, 2017 ABCA 216, 354 C.C.C. (3d) 245, par. 128, cité dans Barton, par. 201, le juge Moldaver, et par. 231, les juges Abella et Karakatsanis; voir aussi E. Craig, Putting Trials on Trial: Sexual Assault and the Failure of the Legal Profession (2018), p. 32 et suiv.). Cela ressort implicitement de la lutte constante qui est menée en vue de l’exclusion des idées reçues inexactes au sujet de ce qui constitue une activité « typique » ou « inhabituelle » dans le cadre d’une relation donnée (voir, p. ex., Craig, « Section 276 Misconstrued: The Failure to Properly Interpret and Apply Canada’s Rape Shield Provisions » (2016), 94 Can. Bar. Rev. 45, p. 69; M. Randall, « Sexual Assault in Spousal Relationships, “Continuous Consent”, and the Law: Honest But Mistaken Judicial Beliefs » (2008), 32 Man. L.J. 144; C. Boyle, « Sexual Assault as Foreplay: Does Ewanchuk Apply to Spouses? » (2004), 20 C.R. (6th) 359). Enfin, la thèse voulant que l’agression sexuelle soit moins préjudiciable à celles qui sont actives sexuellement ou qui entretiennent des relations est tout simplement erronée (voir, p. ex., J. Koshan, « Marriage and Advance Consent to Sex: A Feminist Judgment in R v JA » (2016), 6:6 Oñati Socio‑legal Series 1377 (en ligne), p. 1387 et 1391).
[46] Même la preuve « relativement inoffensive » d’une relation doit être examinée attentivement et utilisée avec prudence. Si l’accusé ne peut indiquer aucune utilisation pertinente de la preuve autre que celle visant à étayer les deux mythes, la simple assurance que cette preuve ne sera pas utilisée à ces fins ne suffit pas. La présente affaire met en évidence les dangers que présente le fait de s’appuyer sur pareille assurance.
[47] Dans le cas qui nous occupe, la preuve de la relation à caractère sexuel continue visait manifestement à établir que parce que la plaignante avait consenti dans le passé à avoir des rapports sexuels avec M. Goldfinch dans des circonstances semblables, il était plus probable qu’elle ait consenti à avoir un rapport sexuel avec lui le soir en question. Comme je l’indique dans les sections qui suivent, la difficulté en l’espèce n’était pas liée au fait que M. Goldfinch et la plaignante entretenaient une relation, mais plutôt au fait que M. Goldfinch ne pouvait indiquer aucune utilisation pertinente de la preuve du caractère sexuel de la relation. Une telle approche résulte d’une compréhension erronée de la nature du consentement et est interdite par le par. 276(1).
(2) Paragraphe 276(2)
[48] Dans son ensemble, l’art. 276 vise à protéger le droit à la vie privée des plaignantes, à encourager la dénonciation des infractions sexuelles et à exclure les éléments de preuve qui alimentent le raisonnement fondé sur la propension. Dans la poursuite de ces objectifs, le par. 276(2) établit une présomption d’inadmissibilité de la preuve concernant une activité sexuelle antérieure de la plaignante.
[49] Cependant, dans certaines circonstances, le droit de l’accusé à une défense pleine et entière exige qu’une telle preuve soit admise. Conformément au par. 276(2), l’accusé doit démontrer :
a) que cette preuve porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle;
b) que cette preuve est en rapport avec un élément de la cause;
c) que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.
[50] Pour décider s’il est satisfait à ces critères, le juge doit, comme l’exige le par. 276(3), prendre en considération un certain nombre de facteurs, qui comprennent notamment le droit de l’accusé à une défense pleine et entière, la nécessité d’écarter du processus de détermination des faits les opinions ou préjugés discriminatoires, le risque d’atteinte à la dignité de la plaignante et à son droit à la vie privée et le droit de chacun à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi.
[51] Il ne suffit pas de simplement affirmer que la preuve a un lien avec le contexte, le récit ou la crédibilité pour satisfaire aux exigences du par. 276(2). Une demande fondée sur l’art. 276 doit « énonce[r] toutes précisions », ce qui permettra au juge d’appliquer de manière significative les critères énoncés aux par. 276(2) et (3). L’accusé doit proposer une utilisation de la preuve qui ne fait pas appel à un raisonnement fondé sur les deux mythes. Ces exigences sont essentielles pour préserver l’intégrité du procès en faisant en sorte qu’un raisonnement fondé sur les deux mythes, sous le couvert du « contexte » ou du « récit », ne vienne pas embrouiller le processus judiciaire.
(a) Alinéa 276(2)a) : cas particuliers d’activité sexuelle
[52] M. Goldfinch avance que la preuve de la relation est difficile à situer dans le par. 276(2) parce qu’elle ne constitue pas des « cas particuliers d’activité sexuelle » (voir aussi R. c. Rodney, [2008] O.J. No. 528 (QL) (C.S.J.); R. c. A.R.C., [2002] O.J. No. 5364 (QL) (C.S.J.)). Cette position ne tient pas compte des objets de la disposition.
[53] L’expression « cas particuliers d’activité sexuelle » doit être interprétée à la lumière du régime de l’art. 276 et de ses objectifs plus larges. L’exigence voulant que la preuve se rapporte à des cas « particuliers » empêche les questions inutiles ou d’une grande portée concernant le passé sexuel de la plaignante. L’accusé doit faire état d’une activité identifiable, mais le degré de particularité requis dans une affaire donnée dépendra de la nature de la preuve, de la façon dont l’accusé entend l’utiliser et de la possibilité qu’elle ait un effet préjudiciable sur la bonne administration de la justice. Comme l’a souligné le juge Doherty dans L.S., la précision est nécessaire pour que les juges soient en mesure d’appliquer le régime d’une manière qui protège efficacement les droits de la plaignante et assure l’équité du procès. Une interprétation téléologique commande donc une preuve qui soit suffisamment particularisée pour soutenir une analyse bien éclairée, ce qui permettrait au juge de déterminer quelle preuve peut être produite et de quelle façon elle peut être utilisée.
[54] La preuve de la relation supposant des activités sexuelles, comme une relation d’« amis‑amants », telle que définie par l’accusé en l’espèce, comprend nécessairement des cas particuliers d’activité sexuelle. Exiger plus de détails porterait inutilement atteinte au droit à la vie privée de la plaignante, ce qui contrecarrerait un objectif important de la disposition. Je souscris à l’énoncé dans L.S. selon lequel le fait de préciser les parties à la relation, la nature de cette relation et la période pertinente atteint l’objectif d’assurer l’équité du procès (par. 83). Il est clairement satisfait à ces critères en l’espèce.
(b) Alinéa 276(2)b) : rapport avec un élément de la cause
[55] En ce qui concerne la deuxième exigence, les garanties procédurales inhérentes au régime de l’art. 276 font ressortir l’importance que la preuve ait un rapport avec un élément de la cause. Le paragraphe 276.1(2) exige que l’accusé énonce, par écrit, toutes les « précisions » au sujet de la preuve qu’il veut présenter ainsi que le « rapport de celle‑ci avec un élément de la cause ». Le juge saisi de la demande doit être convaincu que la preuve en cause est susceptible d’être admise au titre du par. 276(2) avant d’ordonner la tenue d’un voir‑dire (al. 276.1(4)c)). Le juge qui admet une telle preuve doit également fournir des motifs écrits précisant la façon dont la preuve admise est en rapport avec un élément de la cause (al. 276.2(3)c)[7]). Ces exigences procédurales témoignent du fait que les poursuites pour agression sexuelle nécessitent que l’on accorde une attention accrue à la règle générale selon laquelle il ne saurait être permis à une partie de dénaturer le processus en produisant des éléments de preuve non pertinents (Darrach, par. 24 et 37).
[56] Il va sans dire que le « rapport » entre la preuve et un élément de la cause ne peut être l’un des deux mythes interdits par le par. 276(1)[8]. Les allusions générales à la crédibilité de l’accusé ou de la plaignante ne suffisent pas non plus. La crédibilité est un élément omniprésent dans la plupart des procès, et « [l]a preuve du comportement sexuel antérieur sera rarement pertinente pour appuyer une dénégation que l’activité sexuelle a eu lieu ou pour établir le consentement » (Darrach, par. 58; voir aussi Handy, par. 115‑116). Il faut examiner minutieusement les arguments en faveur de la pertinence de la preuve afin de s’assurer que le « contexte » ne constitue pas simplement un mythe déguisé.
[57] Cela dit, la relation peut constituer un élément contextuel pertinent, indépendamment de toute activité sexuelle. Lorsque la relation est décrite comme comportant des activités sexuelles, comme c’était le cas de la relation d’« amis‑amants » en l’espèce selon la juge du procès, il est essentiel que le rapport entre le caractère sexuel de la relation et un élément de la cause soit énoncé avec précision.
[58] Lors du voir‑dire, M. Goldfinch a cherché à établir un rapport général avec la cause : la preuve était nécessaire pour donner du [traduction] « contexte » ou dissiper toute « fausse impression ». Il ne se préoccupait pas seulement d’écarter l’idée selon laquelle lui et la plaignante étaient des étrangers : il visait précisément à présenter en preuve le caractère sexuel de la relation. La juge du procès était manifestement consciente de la possibilité que ces éléments de preuve soient utilisés pour étayer les deux mythes. Toutefois, la juge du procès a finalement conclu que la preuve était pertinente parce qu’elle situait la relation [traduction] « dans le bon contexte ». Pour parvenir à cette conclusion, elle s’est fondée sur la décision R. c. Strickland (2007), 45 C.R. (6th) 183 (C.S.J. Ont.). Dans cette décision, le juge du procès a conclu que la valeur probante de la preuve « contextuelle » de la relation n’étayait pas l’inférence selon laquelle il était [traduction] « plus probable qu’il y ait eu consentement », mais pouvait plutôt réfuter l’inférence selon laquelle il était « improbable qu’il y ait eu consentement » (par. 35).
[59] Soit dit en tout respect, il s’agit d’une distinction vide de sens. Les trois paragraphes suivants de la décision Strickland montrent pourquoi :
[traduction] On peut dire que, en règle générale, les gens n’ont pas des rapports sexuels avec de parfaits étrangers. De façon générale, les partenaires sexuels entretiennent une certaine forme de relation. [. . .] Ce qui importe, c’est que, à un moment donné, chaque partenaire s’est fait une opinion sur l’autre et a décidé qu’il voulait vivre cette expérience humaine des plus intimes avec cette personne.
C’est le fait que la plaignante ait pris une telle décision par le passé qui est pertinent [. . .] C’est ce qui rend au moins un peu plus probable que la plaignante ait consenti à avoir des rapports sexuels avec un homme avec lequel elle entretenait déjà une relation de nature sexuelle, qu’elle consente à de tels rapports avec cet homme s’il n’existait aucune relation entre elle et lui.
. . .
Pour paraphraser l’arrêt Darrach, l’inférence selon laquelle il est plus probable qu’il y ait eu consentement ne découle pas du caractère sexuel de l’activité, mais plutôt de l’existence d’une relation dans le cadre de laquelle a eu lieu cette activité. [par. 27, 28 et 30]
[60] J’ai peine à imaginer un exemple plus clair d’un raisonnement fondé sur les deux mythes que la thèse voulant que, parce que la plaignante avait [traduction] « à un moment donné » consenti à avoir des rapports intimes avec l’accusé, il était « plus probable » qu’elle y consente de nouveau.
[61] De plus, même si la jurisprudence offre des exemples de la façon dont la preuve concernant une activité sexuelle antérieure entre un accusé et une plaignante peut être en rapport avec un élément de la cause, aucun de ceux‑ci ne s’applique en l’espèce.
[62] Une activité sexuelle antérieure peut être particulièrement pertinente dans le cas d’une défense de croyance sincère mais erronée au consentement communiqué (Seaboyer, p. 613‑616; Darrach, par. 59; Barton, par. 91 et suiv.). Cependant, la croyance sincère mais erronée ne peut pas simplement reposer sur la preuve que la personne a donné son consentement à un « moment donné » dans le passé : il s’agirait d’un raisonnement fondé sur les deux mythes. Par définition, la défense doit se fonder sur une preuve de la façon dont la plaignante a antérieurement communiqué son consentement pour que l’accusé puisse adéquatement étayer sa croyance à un consentement exprimé. En l’espèce, la juge du procès a eu raison d’indiquer aux jurés de ne pas se fonder sur la preuve concernant la relation d’« amis‑amants » pour apprécier la défense de croyance sincère mais erronée.
[63] La preuve d’une relation à caractère sexuel peut également être pertinente lorsque la plaignante a fait des déclarations contradictoires concernant l’existence même d’une telle relation avec l’accusé (voir, p. ex., R. c. Harris (1997), 118 C.C.C. (3d) 498 (C.A. Ont.); R. c. Temertzoglou (2002), 11 C.R. (6th) 179 (C.S.J. Ont.)). Dans l’affaire qui nous occupe, il n’y avait aucune déclaration contradictoire de la plaignante dans le dossier au moment du voir‑dire et M. Goldfinch ne s’est pas fondé sur un tel argument.
[64] Dans la mesure où M. Goldfinch cherchait à établir l’existence d’un mode de comportement, le « mode » en l’espèce n’était guère distinctif; il ne serait pas admissible à titre de preuve de faits similaires (Handy, par. 82, 127 et 131). Comme je l’ai souligné, l’admissibilité limitée de la preuve de faits similaires protège la fonction de recherche de la vérité du procès par l’exclusion des éléments de preuve qui sont trop préjudiciables à l’accusé. En imposant la même norme de preuve, l’art. 276 fait en sorte que ni l’accusé ni la plaignante ne sont privés de la protection de la loi en raison de leur mode de vie, de leur moralité ou de leur réputation (Craig, « Section 276 Misconstrued », p. 71).
[65] Enfin, M. Goldfinch affirme que l’aspect sexuel d’une relation peut être pertinent pour la cohérence du récit de l’accusé, et par extension, pour sa crédibilité. Il peut certes y avoir des circonstances où le contexte sera pertinent pour permettre au jury de bien comprendre et apprécier la preuve, mais cette appréciation ne doit pas reposer sur un raisonnement fondé sur les deux mythes. Des arguments généraux selon lesquels le caractère sexuel de la relation a un lien avec le contexte, le récit ou la crédibilité ne suffiront pas à rendre la preuve admissible sous le régime du par. 276(2).
[66] Le fait que M. Goldfinch ne cite que deux décisions dans lesquelles la preuve a été admise à titre de « contexte » nécessaire témoigne de la rareté de ce type de circonstances (Temertzoglou; R. c. M. (M.) (1999), 29 C.R. (5th) 85 (C.S.J. Ont.)). Dans ces deux décisions, la preuve admise était fondamentale pour la cohérence du récit de la défense; elle ne constituait pas simplement un élément contextuel utile. Ce n’était pas le cas en l’espèce.
[67] Devant la Cour, M. Goldfinch a tenté de formuler les questions précises qui faisaient en sorte que le caractère sexuel de sa relation avec la plaignante était un élément essentiel de sa défense. Il a fait valoir que son récit serait intrinsèquement improbable si le jury ne savait pas que la plaignante et lui entretenaient une relation d’« amis‑amants ». Notamment, il a soutenu que la preuve était pertinente pour l’appréciation par le jury de l’appel que lui avait fait la plaignante afin de lui dire qu’il lui devait du « sexe pour son anniversaire » ainsi que de son témoignage selon lequel la plaignante avait souri quand il avait articulé en silence « [j]e vais te baiser ».
[68] À mon avis, aucun élément du témoignage de M. Goldfinch ne le présente sous un mauvais jour ou ne rend son récit indéfendable ou complètement improbable si on ne sait pas que la plaignante et lui entretenaient une relation d’« amis‑amants ». Le fait que la plaignante ait demandé du « sexe pour son anniversaire » n’a aucune incidence sur la moralité ou le comportement de M. Goldfinch. En outre, celle‑ci a répondu à son commentaire par un sourire — ce qui n’indique guère que ce comportement était inacceptable dans le cadre de leur relation. Qui plus est, la plaignante n’a pas nié avoir fait l’appel, ni le fait que M. Goldfinch ait dit ce commentaire, ni le fait qu’elle lui avait souri.
(c) Alinéa 276(2)c) : la mise en balance de la valeur probante et de l’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice
[69] La dernière étape de l’analyse fondée sur l’art. 276 exige que le juge mette en balance la valeur probante de la preuve proposée et le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice, compte tenu des facteurs énoncés au par. 276(3). Ces deux considérations requièrent une attention accrue car « [le critère] . . . sert à indiquer aux juges les graves conséquences de l’utilisation de la preuve du comportement sexuel antérieur sur toutes les parties dans ces affaires » (Darrach, par. 40). La mise en balance des facteurs énoncés au par. 276(3) dépend ultimement de la nature de la preuve qui est produite et du fondement factuel de l’affaire. Elle dépend, en partie, de l’importance de la preuve eu égard au droit de l’accusé à une défense pleine et entière. Par exemple, la valeur relative de la preuve concernant le passé sexuel sera considérablement réduite si l’accusé peut défendre une thèse donnée sans faire état de ce passé. En revanche, lorsque la preuve implique directement la capacité de l’accusé de soulever un doute raisonnable, il est évident que cette preuve devient un élément fondamental de la défense pleine et entière (Mills, par. 71 et 94). Ce n’était pas le cas en l’espèce : le droit de M. Goldfinch à une défense pleine et entière n’aurait pas été compromis par l’exclusion de la preuve du caractère sexuel de la relation.
[70] De fait, ayant conclu que la preuve de la relation d’« amis‑amants » n’était pas en rapport avec un élément de la cause, je conclus également qu’elle n’a pas de valeur probante. Cette preuve n’était pertinente que pour laisser entendre que la plaignante était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle parce qu’elle l’avait fait dans le passé. Par conséquent, la preuve ne servait qu’à alimenter les deux mythes qui, comme l’a affirmé le juge Gonthier dans Darrach, ne sont « pas probants quant au consentement ou à la crédibilité, et [. . .] peuvent dénaturer gravement le procès » (par. 33).
C. R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609
[71] L’admission irrégulière de la preuve d’une relation de laquelle on peut inférer qu’il y a eu des activités sexuelles risque de vicier le procès en introduisant les idées reçues préjudiciables que l’art. 276 vise justement à écarter.
[72] Dans la présente affaire, la preuve du « contexte » présenté au jury était manifestement viciée par un raisonnement fondé sur les deux mythes. Le jury n’aurait pas dû être au courant des détails concernant la fréquence des rapports sexuels ou du témoignage de M. Goldfinch caractérisant la soirée d’« habituelle » ou de « typique ». Cette preuve invoque manifestement un raisonnement fondé sur les deux mythes, car elle laisse entendre que parce que la plaignante avait « habituellement » consenti à avoir des rapports sexuels avec M. Goldfinch par le passé, elle était plus susceptible d’avoir consenti à un tel rapport lors de cette soirée « typique ». L’admission de cette preuve constituait une erreur de droit justifiant l’annulation de la décision, et on peut raisonnablement penser que cette erreur a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement (Graveline, par. 14).
D. Dernières observations
[73] La preuve d’une relation à caractère sexuel doit être utilisée avec prudence lors d’un procès pour agression sexuelle.
[74] Lorsque le juge du procès craint que les jurés puissent conjecturer à tort sur une activité sexuelle antérieure de la plaignante, il peut être utile de leur donner une directive précisant qu’ils n’entendront aucun témoignage quant à savoir si la relation comprenait un aspect sexuel. Dans sa directive, le juge du procès devrait expliquer que les détails des rapports sexuels antérieurs ne sont tout simplement pas pertinents pour la décision de savoir si la plaignante a consenti à l’acte en question. Non veut dire non, et seul oui veut dire oui : même dans le contexte d’une relation établie, même au beau milieu d’un rapport sexuel, et même si l’acte en question en est un auquel la plaignante a régulièrement consenti dans le passé. Le fait de donner une telle directive permettrait à la fois de renforcer les principes qui régissent l’analyse adéquate du consentement et de réduire le risque que les jurés se fondent sur leurs propres conceptions de ce qui constitue une activité sexuelle « typique » dans une relation donnée.
[75] Comment la preuve doit être présentée peut également avoir une incidence sur l’équité du procès. Une grande partie de la preuve qui a finalement été présentée en l’espèce l’a été lors de l’interrogatoire de la plaignante par la Couronne et, dans une moindre mesure, lors du contre‑interrogatoire de M. Goldfinch par celle‑ci. Deux observations s’imposent à ce sujet. D’abord, je note que la procureure de la Couronne n’aurait pas présenté cette preuve si ce n’était de la demande fondée sur l’art. 276 qui, comme je l’ai conclu, n’aurait pas dû être accueillie. Bien que les parties n’aient pas bénéficié de la décision récente de notre Cour dans Barton, je tiens à réitérer que la preuve présentée par la Couronne concernant une activité sexuelle antérieure doit être régie par les principes énoncés au par. 276(1) et dans l’arrêt Seaboyer (Barton, par. 68, 80 et 197). Ensuite, les différents participants à un procès, mais plus particulièrement les juges du procès — les gardiens ultimes de la preuve — doivent faire preuve de vigilance pour assurer le traitement approprié de la preuve qui relève de l’art. 276 . La présentation de la preuve au moyen d’un exposé conjoint des faits, comme l’a proposé la juge du procès en l’espèce, constitue une façon de le faire.
[76] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs des juges Moldaver et Rowe rendus par
Le juge Moldaver —
I. Aperçu
[77] Le présent pourvoi soulève la question difficile, mais importante, de savoir si — et le cas échéant, dans quelle mesure — la preuve d’une relation continue à caractère sexuel entre l’accusé et la plaignante est admissible dans un procès pour agression sexuelle.
[78] La plaignante en l’espèce soutient que, le 28 mai 2014, l’appelant, Patrick John Goldfinch, l’a agressée sexuellement alors qu’ils étaient chez lui. Par suite de cet incident, M. Goldfinch a été accusé à la fois de voies de fait et d’agression sexuelle. M. Goldfinch clame son innocence, affirmant que l’activité sexuelle en question était consensuelle.
[79] Au procès, M. Goldfinch s’est fondé sur l’art. 276.1 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« Code[9]») pour demander l’autorisation de présenter une preuve établissant qu’au moment de l’agression sexuelle reprochée, la plaignante et lui entretenaient une relation [traduction] « amis‑amants » qui comportait des relations sexuelles occasionnelles. La Couronne s’est opposée à l’admission de cette preuve. À l’issue d’un voir‑dire, la juge du procès a conclu que la preuve était admissible d’une part afin de permettre une mise en contexte des événements en cause, et d’autre part afin d’éviter que le jury croit, en raison d’une interprétation erronée, que M. Goldfinch et la plaignante entretenaient une relation platonique. À la fin du procès, le jury a acquitté M. Goldfinch des accusations de voies de fait et d’agression sexuelle.
[80] La Couronne a interjeté appel des acquittements de M. Goldfinch à la Cour d’appel de l’Alberta. Les juges majoritaires de cette cour ont infirmé les acquittements, statuant que la juge du procès avait commis une erreur en admettant la preuve relative au caractère de la relation que M. Goldfinch entretenait avec la plaignante — « amis‑amants » — au moment de l’agression reprochée. Selon les juges majoritaires, cette preuve était inadmissible parce qu’elle ne faisait qu’étayer l’un des deux mythes qu’interdit le par. 276(1) — à savoir que la plaignante était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle le soir en question parce qu’elle avait déjà eu des relations sexuelles avec M. Goldfinch. Le juge Berger était dissident. À son avis, la preuve en cause était admissible en application du par. 276(2) parce qu’elle était essentielle à la capacité de M. Goldfinch de présenter une défense pleine et entière. M. Goldfinch se pourvoit maintenant de plein droit devant notre Cour.
[81] Le régime établi par l’art. 276 est parfois considéré comme un jeu à somme nulle opposant les droits de la plaignante à ceux de l’accusé. Or, il s’agit à mon avis d’une caractérisation erronée. Le régime établi par l’art. 276 vise à assurer le respect et la protection des droits des plaignantes aussi bien que ceux des accusés, en excluant des éléments de preuve susceptibles de compromettre la légitimité de notre système de justice criminelle et d’entraver la recherche de la vérité, tout en permettant la présentation d’éléments de preuve qui renforceraient la légitimité de notre système de justice criminelle et favoriseraient la recherche de la vérité. De cette façon, le régime vise à promouvoir l’intégrité du procès dans son ensemble — un concept essentiel à la confiance du public dans le système de justice criminelle.
[82] En vue de l’atteinte de cet objectif, le régime de l’art. 276 fonctionne par étapes. De la demande initiale de l’accusé fondée sur l’art. 276.1 jusqu’aux directives restrictives qu’exige l’art. 276.4 , le régime de l’art. 276 établit un processus strict à plusieurs étapes au cours duquel la preuve concernant une activité sexuelle présentée par l’accusé ou son représentant doit être soigneusement examinée et ramenée à l’essentiel. Pour pouvoir être présentée au procès, une telle preuve doit résister à un examen minutieux à chaque étape du processus.
[83] Comme je vais l’expliquer, pour que la preuve concernant une activité sexuelle soit admise en application du par. 276(2), l’accusé doit au moins démontrer que cette preuve s’attache à un aspect légitime de sa défense et qu’elle est essentielle à sa capacité de présenter une défense pleine et entière. Pour cela, l’accusé doit pouvoir cerner les questions ou faits précis liés à sa défense que le juge des faits ne pourrait résoudre ou comprendre adéquatement que s’il est fait référence à la preuve en cause concernant une activité sexuelle. Par ailleurs, dans la mesure où la preuve concernant une activité sexuelle est finalement admise, le juge du procès doit expliquer au jury, en termes clairs et précis, les fins auxquelles celle‑ci peut — et ne peut pas — être utilisée. Enfin, tous les participants au procès — y compris le juge, les avocats de la poursuite et de la défense, et les témoins — doivent s’en tenir à la fin précise et légitime pour laquelle la preuve a été admise, sans élargir la portée de la décision ou utiliser la preuve admissible à des fins inadmissibles. Cela est essentiel non seulement pour protéger les droits de l’accusé et de la plaignante, mais aussi pour préserver l’intégrité du procès dans son ensemble.
[84] Dans l’affaire qui nous occupe, et pour les motifs qui suivent, j’estime avec égards que la juge du procès a commis une erreur en admettant la preuve de la relation « amis‑amants » en application de l’art. 276 , compte tenu notamment des lacunes évidentes dans la demande d’autorisation de M. Goldfinch visant la présentation de cette preuve. Qui plus est, l’admission injustifiée de cet élément de preuve à des fins générales de mise en « contexte » a mené à un élargissement important et hautement préjudiciable de la preuve concernant une activité sexuelle présentée au procès, ce qui, à mon avis, pourrait raisonnablement avoir eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement de M. Goldfinch. Je rejetterais donc le pourvoi.
II. Faits et décisions des juridictions inférieures
[85] Ma collègue la juge Karakatsanis résume les faits et les décisions des juridictions inférieures dans ses motifs, et je ne vois pas la nécessité de les exposer à mon tour. Je passerai donc directement aux questions soulevées dans le présent pourvoi.
III. Questions en litige
[86] Le présent pourvoi soulève deux questions :
(1) La juge du procès a‑t‑elle commis une erreur en admettant en vertu de l’art. 276 la preuve relative au caractère sexuel de la relation qu’entretenaient M. Goldfinch et la plaignante au moment où l’agression sexuelle aurait été commise?
(2) Dans l’affirmative, peut‑on raisonnablement penser que cette erreur a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement de M. Goldfinch, de sorte que la tenue d’un nouveau procès est justifiée?
IV. Analyse
[87] Avant de commencer mon analyse, j’aimerais souligner que ma collègue la juge Karakatsanis et moi‑même nous entendons sur plusieurs, voire la plupart, des principes essentiels régissant le régime établi par l’art. 276 . Le principal point qui nous divise est que ma collègue conclut que la preuve en question concernant une activité sexuelle — l’existence d’une relation « amis‑amants » — ne peut absolument pas être admise sous le régime de l’art. 276 , alors que j’adopte une approche plus nuancée. Plus particulièrement, comme je l’explique aux par. 121 à 125 des présents motifs, je ne trancherais pas la question de savoir si le juge qui préside l’audience lors du nouveau procès, dans le cas où une demande dûment formulée conformément à l’art. 276.1 lui est présentée, admettrait la preuve après avoir appliqué le critère et soupesé les facteurs énoncés aux par. 276(2) et (3). Ces précisions étant apportées, je procéderai maintenant à l’analyse.
A. Aperçu du régime établi par l’art. 276 [10]
[88] L’article 276 du Code régit l’admissibilité de la preuve concernant une activité sexuelle de la plaignante autre que celle à l’origine de l’accusation en cause. Dans les présents motifs, je désignerai simplement cette preuve sous le nom de « preuve concernant une activité sexuelle »[11]. Comme je vais l’expliquer, les différents éléments du régime établi par l’art. 276 s’harmonisent de façon à écarter tout raisonnement stéréotypé et discriminatoire et à préserver l’intégrité du procès.
[89] Le paragraphe 276(1) se lit comme suit :
Preuve concernant le comportement sexuel du plaignant
276 (1) Dans les poursuites pour une infraction prévue aux articles 151, 152, 153, 153.1, 155 ou 159, aux paragraphes 160(2) ou (3) ou aux articles 170, 171, 172, 173, 271, 272 ou 273, la preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle avec l’accusé ou un tiers est inadmissible pour permettre de déduire du caractère sexuel de cette activité qu’il est :
a) soit plus susceptible d’avoir consenti à l’activité à l’origine de l’accusation;
b) soit moins digne de foi.
[90] En résumé, cette disposition interdit l’utilisation d’une preuve concernant une activité sexuelle à l’appui de l’un des deux mythes décrits par notre Cour dans l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577. Ce faisant, elle donne effet au principe selon lequel ces mythes « ne sont simplement pas pertinents au procès » et « peuvent dénaturer gravement le procès » (R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, par. 33). Par conséquent, si la preuve concernant une activité sexuelle n’est présentée que pour étayer l’un des deux mythes, elle sera jugée inadmissible en application du par. 276(1) — c’est aussi simple que cela.
[91] Toutefois, cela ne veut pas dire que la preuve concernant une activité sexuelle sera toujours jugée inadmissible. Si l’accusé peut indiquer une fin légitime justifiant la présentation de la preuve — une qui ne repose pas sur un raisonnement fondé les deux mythes — il est possible que celle‑ci soit admise. À cet égard, le par. 276(2) dispose que, bien que la preuve concernant une activité sexuelle présentée par l’accusé ou son représentant soit présumée inadmissible, peu importe la fin à laquelle elle est présentée, elle peut être admise si elle respecte le test en trois volets suivant :
Conditions de l’admissibilité
276 (2) Dans les poursuites visées au paragraphe (1), l’accusé ou son représentant ne peut présenter de preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle autre que celle à l’origine de l’accusation sauf si le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix décide, conformément aux articles 276.1 et 276.2 , à la fois :
a) que cette preuve porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle;
b) que cette preuve est en rapport avec un élément de la cause;
c) que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.
[92] Lorsqu’il procède à l’analyse que commande le par. 276(2), le juge du procès à qui il incombe de décider de l’admissibilité de la preuve doit prendre en considération les facteurs énumérés au par. 276(3) :
a) l’intérêt de la justice, y compris le droit de l’accusé à une défense pleine et entière;
b) l’intérêt de la société à encourager la dénonciation des agressions sexuelles;
c) la possibilité, dans de bonnes conditions, de parvenir, grâce à elle, à une décision juste;
d) le besoin d’écarter de la procédure de recherche des faits toute opinion ou préjugé discriminatoire;
e) le risque de susciter abusivement, chez le jury, des préjugés, de la sympathie ou de l’hostilité;
f) le risque d’atteinte à la dignité du plaignant et à son droit à la vie privée;
g) le droit du plaignant et de chacun à la sécurité de leur personne, ainsi qu’à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi;
h) tout autre facteur qu’il estime applicable en l’espèce.
[93] Par conséquent, toute preuve concernant une activité sexuelle présentée par l’accusé ou son représentant qui est susceptible d’être liée à l’un des deux mythes pourrait néanmoins être admise si elle vise une fin distincte et légitime qui satisfait au critère énoncé aux par. 276(2) et (3).
[94] Or, avant qu’une preuve concernant une activité sexuelle puisse être admise au titre du par. 276(2), l’accusé doit déposer une demande fondée sur l’art. 276.1 . Cette demande doit être formulée par écrit et énoncer « toutes précisions au sujet de la preuve en cause » et « le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause » (par. 276.1(2)). Une fois convaincu a) que la demande a été établie conformément au par. 276.1(2), b) que certaines exigences en matière de dépôt ont été respectées, et c) qu’il y a des possibilités que la preuve en cause soit admissible en application du par. 276(2), le juge tient un voir‑dire — duquel sont exclus le jury et le public — afin de décider de l’admissibilité de la preuve en application du par. 276(2) (par. 276.1(4)). Toutefois, si le juge n’est pas convaincu que chacune de ces trois exigences est respectée (p. ex. la demande écrite présente des lacunes), il peut tout simplement rejeter la demande. Par exemple, si une demande écrite fondée sur l’art. 276.1 ne convainc pas le juge que la preuve que l’accusé cherche à présenter est en rapport avec un élément de la cause, le juge peut la rejeter sans tenir de voir‑dire. Bien que les parties en l’espèce n’aient pas axé leurs observations sur les exigences de l’art. 276.1 , il convient de garder à l’esprit ces exigences et les conséquences de leur non‑respect.
[95] Si la demande écrite de l’accusé résiste à l’examen, l’instance passe alors à l’étape du voir‑dire et l’attention du tribunal se dirige vers le par. 276(2). À mon avis, pour satisfaire au critère de la pertinence au titre de l’al. 276(2)b), l’accusé doit démontrer que cette preuve s’attache à un aspect légitime de sa défense et qu’elle est essentielle à sa capacité de présenter une défense pleine et entière. Pour cela, l’accusé doit pouvoir cerner les questions ou faits précis liés à sa défense que le juge des faits ne pourrait résoudre ou comprendre adéquatement que s’il est fait référence à la preuve en cause concernant une activité sexuelle. Au moment de formuler ces questions ou faits précis, l’accusé ne pourra se contenter de faire valoir la nécessité d’une mise en « contexte » plus générale ou d’un « récit » plus détaillé. En fait, si un tel argument suffisait pour justifier l’admission d’une preuve concernant une activité sexuelle, alors le régime établi par l’art. 276 ne serait rien de plus qu’un dos d’âne législatif sur le chemin de l’admission.
[96] Par ailleurs, l’exigence voulant que la preuve soit « essentielle » à la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière signifie que, même s’il est possible de rattacher la preuve à des questions ou faits précis liés à la défense de l’accusé, son admission n’est pas garantie. Il peut y avoir des cas où la preuve, bien qu’elle soit en rapport avec des questions ou faits précis liés à la défense de l’accusé, n’a que peu d’incidence sur celle‑ci. En pareils cas, le juge du procès peut, à sa discrétion, exclure la preuve au motif que des considérations faisant contrepoids, telles que la nécessité de protéger le droit à la vie privée et la dignité de la plaignante, l’emportent sur le lien ténu qui existe entre la preuve et la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière.
[97] Gardant ces points à l’esprit, j’estime que lorsqu’il applique ce régime, le juge du procès doit adopter une approche prudente et rigoureuse — une approche qui tient compte des risques allant de pair avec la preuve concernant une activité sexuelle et qui assure une protection contre de tels risques. Les exigences énoncées au par. 276(2) visent à ce que toute preuve admissible concernant une activité sexuelle ait une portée limitée et que la fin légitime qu’elle vise soit précisée et soupesée au regard de considérations faisant contrepoids. L’application consciencieuse de ces exigences est essentielle à l’intégrité du procès.
[98] L’intégrité du procès peut également être protégée par l’adoption de certaines pratiques exemplaires relatives à la communication de la preuve générale d’une relation, comme celle que l’accusé cherche à présenter en l’espèce, une fois que la décision concernant l’admissibilité a été rendue. Comme la procureure générale de l’Ontario (« PGO ») l’a suggéré dans les observations qu’elle a présentées à notre Cour en sa qualité d’intervenante, lorsque la preuve générale d’une relation est jugée admissible en application du par. 276(2), les parties devraient la présenter avant le procès sous la forme d’un exposé conjoint des faits clair et concis. Grâce à cet exposé, la preuve obtenue au procès ne s’écarterait pas des paramètres établis par le juge du procès dans sa décision. Par ailleurs, le juge du procès peut, à sa discrétion, permettre aux avocats de la poursuite et de la défense d’amener la plaignante et l’accusé à donner, respectivement, une description précise de leur relation. Ces pratiques simples et prudentes peuvent grandement contribuer à ce que la preuve concernant une activité sexuelle obtenue au procès se limite à ce qui est nécessaire, ce qui protège le droit à la vie privée et la dignité de la plaignante, préserve l’intégrité du procès et favorise la recherche de la vérité.
[99] De plus, lorsqu’une preuve concernant une activité sexuelle est jugée admissible en application du par. 276(2), tous les participants au procès — y compris le juge, les avocats de la poursuite et de la défense, et les témoins — doivent s’en tenir à la fin précise et légitime pour laquelle la preuve a été admise, sans élargir la portée de la décision ou utiliser la preuve admissible à des fins inadmissibles. Tout nouveau motif militant en faveur de l’admissibilité soulevé pendant le procès devrait faire l’objet d’une nouvelle demande fondée sur l’art. 276 . Et lorsqu’une preuve concernant une activité sexuelle est finalement présentée au procès, elle doit être rapidement suivie d’une directive restrictive en cours de procès indiquant au jury les utilisations qu’il peut ou non en faire. Cette directive devrait être confirmée par les directives finales au jury. Bref, tout le monde doit comprendre de façon parfaitement claire — et en tout temps — pourquoi la preuve est admise.
[100] En gardant ces principes à l’esprit, j’examinerai maintenant la question de savoir si la juge du procès a, en l’espèce, commis une erreur en admettant la preuve de la relation « amis‑amants » en application de l’art. 276 .
B. Application de l’article 276
[101] La décision quant à l’admissibilité d’une preuve concernant une activité sexuelle en application de l’art. 276 soulève une question de droit (voir l’art. 276.5 ). Toute décision sur le sujet est donc susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Pour établir si la juge du procès a commis une erreur en l’espèce, nous devons examiner les faits dont elle avait connaissance au moment du voir‑dire.
[102] Dans l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de sa demande fondée sur l’art. 276.1 , M. Goldfinch a déclaré qu’après leur rupture, la plaignante et lui [traduction] « se rencontraient chez lui [. . .] pour avoir des relations sexuelles ». Il a également mentionné qu’ils « qualifiaient tous deux cette relation d’entente “amis‑amants” » (d.a., vol. I, p. 5). Lors du voir‑dire tenu en application de l’art. 276.2 , M. Goldfinch a soutenu que la preuve du caractère sexuel de la relation qu’il entretenait avec la plaignante était nécessaire pour que cette relation soit placée « dans le bon contexte » et « pour éviter que le jury ait la fausse impression que, après la fin de leur cohabitation, la plaignante et [lui] avaient entretenu une relation d’amitié purement platonique » (d.a., vol. I, p. 5).
[103] Lors du voir‑dire mené en application de l’art. 276.2 [12], la juge du procès devait d’abord examiner le par. 276(1) et se demander ensuite si, à la lumière des motifs en vue de l’admission énoncés dans la demande de M. Goldfinch, la preuve que ce dernier cherchait à présenter respectait les trois exigences du par. 276(2), eu égard aux facteurs du par. 276(3). J’examinerai et appliquerai ces dispositions tour à tour, tout en gardant à l’esprit que l’analyse doit se limiter aux faits connus à la date du voir‑dire.
[104] Avant de commencer mon analyse, je constate que la preuve de la relation que l’accusé cherche à présenter en l’espèce — la preuve d’une relation « amis‑amants » comportant des relations sexuelles occasionnelles — implique directement des activités sexuelles et est donc assujettie au régime établi par l’art. 276 . La Cour n’est pas appelée à trancher la question de savoir si la preuve générale de certains types de relations qui peuvent ou non comporter des activités sexuelles — comme le mariage, les fréquentations, etc. — est aussi susceptible de faire intervenir l’art. 276 . Il vaut mieux remettre l’examen de cette question à une autre occasion. Cela dit, sans trancher l’affaire de façon définitive, je suis porté à croire qu’une telle preuve ne ferait pas, sans plus, intervenir l’art. 276 , puisqu’elle n’équivaut pas à une « preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle » (par. 276(1) et (2)). Évidemment, si l’accusé cherchait à entrer dans les détails concernant la relation, lesquels révèleraient que la plaignante a eu une activité sexuelle — par exemple, une preuve établissant que l’accusé et la plaignante étaient unis par une relation conjugale comportant des relations sexuelles régulières (voir R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 40 C.R. (7th) 351) — la preuve devrait passer par le filtre de l’art. 276 .
(1) Paragraphe 276(1)
[105] Tel qu’il est indiqué précédemment, aux termes du par. 276(1), la preuve concernant une activité sexuelle est inadmissible pour permettre d’inférer du caractère sexuel de cette activité que la plaignante était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation ou qu’elle est moins digne de foi.
[106] Dans l’affaire qui nous occupe, comme je l’ai expliqué, M. Goldfinch a demandé l’autorisation de présenter une preuve établissant que, à l’époque de l’agression sexuelle reprochée, la plaignante et lui entretenaient une relation « amis‑amants » comportant des relations sexuelles occasionnelles. À première vue, cette preuve pourrait servir à étayer le premier des deux mythes — celui voulant que, parce que la plaignante a déjà consenti à avoir des relations sexuelles avec M. Goldfinch, elle était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation d’agression sexuelle. Or, le par. 276(1) écarte cette utilisation potentielle. Ainsi, à moins que M. Goldfinch ait pu indiquer une utilisation légitime de la preuve concernant une activité sexuelle qui justifierait son admission, celle‑ci était inadmissible. Pour établir si une utilisation légitime justifiait l’admission de la preuve, nous devons examiner le par. 276(2).
(2) Paragraphe 276(2)
[107] Le paragraphe 276(2) dispose que, pour être admissible, la preuve concernant une activité sexuelle doit : a) porter sur des cas particuliers d’activité sexuelle; b) être en rapport avec un élément de la cause; et c) avoir une valeur probante qui l’emporte sensiblement sur le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice. J’examinerai et appliquerai chacune de ces exigences à tour de rôle.
(a) Cas particuliers d’activité sexuelle
[108] Le paragraphe 276(2) exige en premier lieu que la preuve « porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle ».
[109] Dans l’arrêt L.S., la Cour d’appel de l’Ontario s’est demandé si la « preuve d’une relation » pouvait satisfaire à l’exigence relative aux cas particuliers de l’al. 276(2)a). Dans cette affaire, la plaignante et l’accusé vivaient dans une relation conjugale. La plaignante soutenait que l’accusé l’avait agressée sexuellement. L’accusé a demandé l’autorisation de présenter une preuve établissant la nature de la relation qu’il entretenait avec la plaignante en vertu de l’art. 276 . Dans l’affidavit déposé à l’appui de sa demande, il a déclaré que la plaignante et lui [traduction] « avaient formé un couple pendant toute l’année 2009 » et que « pendant cette année, ils avaient eu une vie sexuelle active », c’est‑à‑dire qu’ils « avaient eu régulièrement des relations sexuelles » (par. 53).
[110] Le juge Doherty, s’exprimant au nom d’une formation unanime, a conclu que, même si l’affidavit de l’accusé ne faisait mention d’aucune caractéristique particulière de l’activité sexuelle ou de cas particuliers d’activité sexuelle, la preuve répondait quand même à l’exigence voulant qu’elle porte sur des « cas particuliers » comme le prévoit l’al. 276(2)a). Selon lui, le contenu de cette exigence est lié à la nature de la preuve que l’accusé cherche à présenter. Lorsque celui-ci cherche à présenter la preuve d’un cas particulier d’activité sexuelle, il doit décrire ce cas avec précision. Par contre, lorsque l’accusé cherche à présenter une preuve générale qui décrit la nature de la relation entre lui et la plaignante, [traduction] « l’exigence relative aux cas particuliers renvoie aux facteurs permettant de définir la relation et sa nature et non aux détails des rapports sexuels particuliers » (par. 83). Ces facteurs comprennent notamment « les parties à la relation, la période pertinente et la nature de la relation » (par. 83).
[111] Je ferais mienne l’interprétation que donne le juge Doherty à l’al. 276(2)a) dans la mesure où elle s’applique à la preuve établissant la nature de la relation qu’entretenaient la plaignante et l’accusé avant, pendant et après l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation.
[112] En l’espèce, l’affidavit de M. Goldfinch précisait qui étaient les parties à la relation (lui‑même et la plaignante), la période pertinente (de leur rupture en 2012 jusqu’à l’agression sexuelle qui aurait eu lieu en mai 2014) et la nature de la relation (« amis‑amants »). Par conséquent, la juge du procès a eu raison de conclure que M. Goldfinch avait satisfait à l’exigence de démontrer que la preuve portait sur des cas particuliers d’activité sexuelle comme le prévoit l’al. 276(2)a).
(b) Rapport avec un élément de la cause
[113] Le paragraphe 276(2) exige en second lieu que la preuve soit « en rapport avec un élément de la cause ». Pour satisfaire à cette exigence, l’accusé doit « établir l’existence d’un lien entre le comportement sexuel antérieur de la plaignante et le moyen de défense invoqué par l’accusé » (Darrach, par. 56).
[114] En l’espèce, M. Goldfinch soutient que le critère de la pertinence est respecté parce que la preuve de la relation « amis‑amants » : (1) était nécessaire pour éviter que le jury croit, en raison d’une interprétation erronée, que la plaignante et lui entretenaient une relation platonique au moment de l’agression sexuelle reprochée; et (2) mettait en « contexte » les éléments de la cause. Je vais examiner chacun de ces arguments tour à tour.
[115] À titre indicatif, la procureure de la Couronne, lors du voir‑dire, a présenté un exposé des faits qui ne faisait pas mention de l’existence d’une relation « amis‑amants » entre M. Goldfinch et la plaignante. Il y était plutôt mentionné que M. Goldfinch et la plaignante avaient entretenu une relation amoureuse pendant sept ou huit mois et qu’à cette époque, ils vivaient ensemble. Il y était également mentionné qu’ils étaient amis au moment des événements en cause et que la plaignante passait parfois la nuit chez M. Goldfinch.
[116] Le problème que pose la première justification avancée par M. Goldfinch est qu’il n’explique pas pourquoi il serait nécessaire que soit corrigée toute « interprétation erronée » éventuelle quant au caractère sexuel de sa relation avec la plaignante. Un juge qui examine la demande de M. Goldfinch pourrait en toute légitimité conclure que la preuve de la relation « amis‑amants » a été présentée seulement pour informer le jury que, pendant la période pertinente, l’accusé et la plaignante avaient occasionnellement eu des relations sexuelles, et pour possiblement étayer l’inférence interdite que la plaignante était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle le soir en question. S’il s’agit de l’unique raison pour laquelle la défense cherchait à corriger la soi‑disant « interprétation erronée », il s’ensuit que la preuve était inadmissible en application du par. 276(1). À supposer, cependant, qu’il puisse y avoir eu une raison légitime pour laquelle toute « interprétation erronée » éventuelle de la part du jury aurait dû être corrigée, la demande de M. Goldfinch n’en mentionnait aucune.
[117] Comme seconde justification, M. Goldfinch a fait valoir que la preuve concernant une activité sexuelle était pertinente pour assurer sa défense parce qu’elle mettait en « contexte » l’activité à l’origine de l’accusation d’agression sexuelle. La juge du procès a qualifié l’existence de la relation continue à caractère sexuel entre la plaignante et M. Goldfinch d’[traduction] « élément de preuve contextuel » que les jurés pouvaient utiliser pour évaluer les éléments de preuve directs et contradictoires portant sur « la question de savoir si la plaignante avait consenti à l’activité en cause » (d.a., vol. I, p. 9).
[118] Selon moi, ce raisonnement ratisse trop large. Bien qu’il soit vrai dans tous les cas que l’existence d’une relation « amis‑amants » entre la plaignante et l’accusé mette en « contexte » les événements en cause, en l’espèce, ni l’affidavit de M. Goldfinch, rédigé en termes vagues, ni les arguments qu’il a fait valoir à l’étape du voir‑dire n’indiquaient l’inférence précise qu’il souhaitait que le jury tire de ce « contexte ». Autrement dit, il a omis d’invoquer une fin légitime précise pour laquelle il voulait présenter la preuve de la relation « amis‑amants » au jury — il n’a établi aucun lien entre la preuve et des questions ou faits précis liés à sa défense dont la compréhension ou la résolution nécessitait qu’il soit fait référence à la preuve de la relation « amis‑amants ».
[119] Lorsqu’il est question d’une preuve concernant une activité sexuelle, l’omission de préciser le lien explicite entre la preuve et des questions ou faits précis liés à la défense de l’accusé peut aboutir à un raisonnement fondé sur les deux mythes qui se glisserait dans la salle d’audience en tant qu’élément de « contexte ». À titre d’exemple, il existe un risque que la preuve concernant une activité sexuelle soit utilisée, consciemment ou non, pour « mettre en contexte » le témoignage d’une plaignante selon lequel elle n’a pas consenti à l’activité sexuelle en cause au moyen d’un raisonnement fondé sur les deux mythes : comme la plaignante a consenti à une telle activité par le passé (le « contexte »), elle est plus susceptible d’y avoir consenti cette fois‑ci. Il s’agit, à l’évidence, précisément du type de raisonnement stéréotypé que le par. 276(1) est censé bannir des salles d’audience. Or, sans indication claire et précise concernant la fin particulière pour laquelle une partie cherche à présenter une preuve concernant une activité sexuelle, ce type de raisonnement peut beaucoup trop facilement s’introduire dans les salles d’audience en utilisant le « contexte » comme cheval de Troie.
[120] En bref, la justification liée au « contexte » invoquée par M. Goldfinch était insuffisante pour satisfaire à l’exigence de l’al. 276(2)b). À mon humble avis, toute conclusion contraire ouvrirait la porte à l’admission d’une preuve concernant une activité sexuelle dans tous les cas où la plaignante et l’accusé ont, ou ont eu, une relation à caractère sexuel, pour autant que l’accusé invoque dans sa demande la nécessité de fournir plus de « contexte ». Le législateur ne peut avoir voulu un tel résultat. J’estime que les mots « contexte » et « récit » ne doivent pas donner à l’accusé un moyen de contourner l’analyse attentive qu’exige l’art. 276 .
[121] Par conséquent, le principal problème de la demande de M. Goldfinch tenait au fait qu’il n’a pas invoqué de questions ou faits précis liés à sa défense que le juge des faits aurait pu résoudre ou comprendre adéquatement que s’il était fait référence à la preuve de la relation « amis‑amants ». Il peut être utile d’examiner plus attentivement ce que j’entends par « questions ou faits précis liés à la défense [de l’accusé] ». Comme je vais l’expliquer, sans trancher définitivement la question, je constate que, dans la présente affaire, il y avait au moins une question précise que M. Goldfinch aurait pu mentionner dans sa demande et qui était susceptible de justifier adéquatement l’admission de la preuve concernant la relation « amis‑amants » : l’appréciation par le jury de son témoignage concernant le fait qu’il aurait articulé en silence à l’intention de la plaignante les mots « [j]e vais te baiser » peu de temps avant qu’ils descendent au sous‑sol. Il ne doit pas être inféré de l’examen que je vais maintenant faire de cet exemple que j’empêche la possibilité que des faits ou questions supplémentaires liés à la défense de M. Goldfinch soient invoqués, lors du nouveau procès, à l’appui de l’admission de la preuve concernant la relation « amis‑amants ».
[122] Voici ce que M. Goldfinch a déclaré lorsqu’il a expliqué les événements ayant mené à l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation d’agression sexuelle :
[traduction] Eh bien, nous sommes allés au sous‑sol, [la plaignante] et moi. Je l’avais invitée à descendre au sous‑sol avec moi. Avant cela, nous parlions et faisions des blagues et ainsi de suite; pendant que nous étions à l’étage, nous nous entendions très bien… et je lui ai comme dit à voix basse « je vais te baiser ». Et elle a souri, elle m’a fait un joli petit sourire.
(d.a., vol. III, p. 198)
[123] La preuve que la plaignante et M. Goldfinch entretenaient une relation « amis‑amants » au moment où ces événements se sont produits aurait peut‑être fourni le contexte nécessaire pour aider le jury à évaluer le témoignage de M. Goldfinch selon lequel il a articulé en silence, à l’intention de la plaignante, les mots « je vais te baiser ». Si le jury ne savait pas que la plaignante et M. Goldfinch entretenaient une relation à caractère sexuel à l’époque, cette déclaration de M. Goldfinch aurait pu leur sembler bizarre et même menaçante. De plus, son témoignage concernant le fait qu’il se soit ainsi adressé à la plaignante aurait pu en lui‑même paraître invraisemblable. De cette façon, le fait de priver le jury de la preuve concernant la relation « amis‑amants » aurait été susceptible de l’amener à tirer une conclusion défavorable concernant la crédibilité de M. Goldfinch qu’il n’aurait pas autrement tirée. La décision du jury quant à savoir si un témoin est crédible est une démarche globale qui repose sur l’évaluation de la vraisemblance et de la cohérence du témoignage du témoin concerné tout au long du procès. Le fait de priver le jury de la preuve relative au caractère sexuel de la relation de M. Goldfinch avec la plaignante aurait été susceptible d’avoir une incidence négative sur son évaluation de la crédibilité de M. Goldfinch, ce qui aurait potentiellement porté atteinte à son droit à une défense pleine et entière.
[124] Précisons toutefois qu’il ne suffit pas de mentionner de façon générale le « contexte » ou le « récit » pour justifier l’admission d’une preuve concernant une activité sexuelle en application du par. 276(2), et invoquer simplement la « crédibilité » ne suffit pas non plus. La crédibilité est un enjeu clé dans presque tous les procès pour agression sexuelle — cependant, l’importance de l’appréciation de la crédibilité ne permet pas que l’accusé contourne les exigences de l’art. 276 . De fait, lorsque la crédibilité est en jeu, l’accusé doit faire mention des questions ou faits précis dont la compréhension nécessite qu’il soit fait référence à la preuve concernant une activité sexuelle et qui sont susceptibles d’avoir une incidence importante sur l’évaluation de la crédibilité.
[125] Dans la présente affaire, M. Goldfinch aurait peut‑être été en mesure d’établir un lien légitime entre la preuve concernant la relation « amis‑amants » et sa crédibilité en faisant ressortir la nécessité de permettre au jury d’évaluer adéquatement son témoignage selon lequel il avait articulé en silence les mots « je vais te baiser » à l’intention de la plaignante. Si M. Goldfinch avait fait mention de cet aspect du témoignage qu’il entendait livrer dans sa demande fondée sur l’art. 276 , la juge du procès aurait été plus en mesure d’effectuer la mise en balance qu’exigent les par. 276(2) et (3). De fait, elle aurait pu conclure à juste titre que la preuve concernant la relation « amis‑amants » était admissible à seule fin de permettre au jury d’apprécier le témoignage de M. Goldfinch sur ce point. Elle aurait aussi pu conclure que l’incidence sur le droit à la vie privée et la dignité de la plaignante aurait été peu importante, étant donné que le simple fait que M. Goldfinch et la plaignante étaient dans une relation « amis‑amants » au moment de l’agression sexuelle reprochée était peu susceptible de susciter abusivement des sentiments négatifs chez le jury et ne nécessiterait pas une enquête exhaustive et préjudiciable concernant le passé sexuel de la plaignante. Peut‑être aurait‑elle aussi conclu que l’admission de la preuve était nécessaire pour assurer à M. Goldfinch le respect de son droit à une défense pleine et entière.
[126] Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins que, en l’espèce, la preuve concernant la relation « amis‑amants » a été admise à une autre fin — beaucoup plus générale. Elle a été introduite dans la salle d’audience à titre général de « contexte » sans être associée à des questions ou faits précis concernant la défense de M. Goldfinch dont la compréhension ou la résolution adéquate nécessitait une mise en « contexte ». En bref, la demande de M. Goldfinch n’était pas suffisamment ciblée et précise pour justifier l’admission de la preuve en question.
[127] Pour ces motifs, je conclus que la demande présentée par M. Goldfinch sur le fondement de l’art. 276 ne satisfaisait pas à l’exigence que la preuve soit « en rapport avec un élément de la cause » énoncée à l’al. 276(2)b). Elle aurait donc dû être rejetée.
(c) Valeur probante par opposition au risque d’effet préjudiciable
[128] En troisième lieu, le par. 276(2) exige « que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de [la] preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante ». Comme l’a expliqué notre Cour dans Darrach, « [l]’exigence que la preuve ait une “valeur probante” sert à exclure les éléments de preuve peu pertinents qui, même s’ils ne sont pas utilisés pour étayer les deux déductions interdites, compromettraient néanmoins la “bonne administration de la justice” » (par. 41).
[129] Une preuve qui n’est pas en rapport avec un élément de la cause selon l’al. 276(2)b) est nécessairement dénuée de toute valeur probante, étant donné que le concept de la valeur probante suppose que la preuve se rapporte à un élément de la cause. Ainsi, vu ma conclusion selon laquelle, eu égard à la demande soumise à la juge du procès, la preuve concernant une activité sexuelle présentée en l’espèce n’était pas en rapport avec un élément de la cause, je conclus que cette preuve ne respectait pas la troisième exigence énoncée au par. 276(2).
[130] Cela dit, dans le but de donner des directives plus complètes, je vais brièvement expliquer pourquoi le manque de précision de la demande de M. Goldfinch a aussi nui à la capacité de la juge du procès de mettre en balance la valeur probante de la preuve et le risque d’effet préjudiciable comme l’exige l’al. 276(2)c).
[131] Pour permettre au juge du procès de répondre adéquatement à la question de savoir si la valeur probante de la preuve concernant une activité sexuelle que l’accusé cherche à présenter l’emporte sensiblement sur le risque d’effet préjudiciable, l’accusé doit situer la preuve dans le cadre factuel particulier de l’affaire. Ce n’est qu’en ayant connaissance des questions ou faits précis nécessitant l’admission de la preuve que le juge du procès pourra établir si le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice que pose la preuve en question l’emporte sur sa valeur probante. Une mention générale du « contexte », du « récit » ou d’éventuelles « interprétations erronées » n’aidera pas le juge du procès à s’acquitter de la tâche d’effectuer cette opération de mise en balance; il faut plus.
[132] Cette conclusion est mise en évidence par le fait que le juge du procès doit examiner plusieurs facteurs en application du par. 276(3) lorsqu’il prend une décision sur le fondement du par. 276(2). Ces facteurs sont de nature particulière et ils exigent que le juge du procès soit en mesure d’évaluer l’incidence précise que l’exclusion de la preuve aurait sur la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. L’accusé doit mettre à la disposition du juge du procès les outils nécessaires pour procéder à cette vérification et, notamment, lui indiquer quel est le lien particulier — clairement formulé — entre la preuve concernant une activité sexuelle et les questions ou faits précis liés à sa défense. Malheureusement, cela n’a pas été fait en l’espèce.
(d) Conclusion sur l’admissibilité
[133] Pour les motifs exposés ci‑dessus, bien que la demande de M. Goldfinch respectait le critère relatif aux « cas particuliers d’activité sexuelle » prévu à l’al. 276(2)a), elle ne satisfaisait pas à l’exigence de pertinence énoncée à l’al. 276(2)b), et ne passait pas non plus le test de mise en balance qu’exige l’al. 276(2)c). La juge du procès a donc commis une erreur de droit en admettant la preuve concernant une activité sexuelle sur le fondement du par. 276(2).
[134] Compte tenu de cette conclusion, il devient nécessaire de se demander si l’erreur commise par la juge du procès justifie la tenue d’un nouveau procès.
C. La tenue d’un nouveau procès est-elle justifiée?
[135] Suivant le critère énoncé dans R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, un acquittement sera annulé seulement si la Couronne peut établir « qu’il [est] raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, que l’erreur [de droit] (ou les erreurs [de droit]) du premier juge ont eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement » (par. 14). Pour les motifs qui suivent, je suis convaincu que l’admission irrégulière de la preuve concernant la relation « amis‑amants » satisfait à ce critère.
(1) Les directives restrictives de la juge du procès
[136] L’obligation de donner des directives restrictives est une caractéristique importante du régime établi par l’art. 276 . L’article 276.4 prévoit que lorsqu’une preuve concernant une activité sexuelle est admise en application du par. 276(2), « le juge doit donner des instructions au jury quant à l’utilisation que celui‑ci peut faire ou non de la preuve ». En l’espèce, bien que la juge du procès ait donné des directives restrictives au jury l’informant de ne pas utiliser la preuve concernant le caractère sexuel de la relation de M. Goldfinch avec la plaignante pour étayer l’un ou l’autre des deux mythes, celles‑ci ne faisaient état d’aucune utilisation permise de la preuve. Voici la directive finale que la juge du procès a donnée au jury sur ce point :
[traduction] Vous avez entendu des témoignages selon lesquels M. Goldfinch et [la plaignante] se sont fréquentés puis ont brièvement vécu ensemble et qu’ils ont continué d’avoir des relations sexuelles à l’occasion en 2014. La preuve donne un certain contexte à leur relation. Toutefois, elle ne doit pas vous amener à conclure ou à inférer qu’en raison du caractère sexuel de leur relation, [la plaignante] est plus susceptible d’avoir consenti à avoir une relation sexuelle avec M. Goldfinch le 29 mai 2014. […] Vous ne devez pas non plus vous servir de cette preuve pour conclure ou inférer que [la plaignante] est un témoin moins crédible ou moins fiable dans la présente affaire. . . .
(d.a., vol. I, p. 37)
[137] Cette directive fait correctement état des deux mythes et met le jury en garde de ne pas se fonder sur ceux‑ci. Toutefois, la déclaration de la juge du procès selon laquelle la preuve donnait au jury [traduction] « un certain contexte à [la] relation [entre la plaignante et l’accusé] » est insuffisante. La directive ne mentionne aucune fin précise pour laquelle le jury pourrait à juste titre utiliser la preuve. Par conséquent, le jury a été laissé dans l’ignorance quant à la façon dont il pouvait utiliser la preuve en question.
(2) Autres éléments de preuve concernant une activité sexuelle présentés au procès
[138] Comme nous l’avons vu, les directives de la juge du procès ne faisaient pas mention de questions ou faits précis auxquels se rapportait la preuve concernant une activité sexuelle. De plus, la juge du procès a admis une preuve concernant une activité sexuelle de la plaignante qui débordait le cadre de sa décision initiale rendue au titre de l’art. 276 , ce qui a augmenté le risque que le jury adopte un raisonnement défendu fondé sur des généralisations discriminatoires.
[139] Il convient, à cette étape de l’analyse, de souligner que tant la Couronne que la défense ont présenté des éléments de preuve concernant une activité sexuelle qui allaient au‑delà de la décision de la juge du procès. Selon moi, le fait que l’avocate de la défense et la procureure de la Couronne aient outrepassé les limites de la décision de la juge témoigne en outre du caractère insuffisant de ladite décision. Étant donné que la juge du procès a admis la preuve concernant la relation « amis‑amants » à titre général de « contexte », les parties ont été laissées sans directives claires quant à savoir quels autres éléments de preuve concernant une activité sexuelle étaient susceptibles d’être admis à ce titre. Elles auraient fort bien pu penser que la porte était grande ouverte à tout élément de preuve concernant une activité sexuelle étant donné que tout élément de preuve de cette nature mettrait « en contexte » les événements en cause de manière générale. Par conséquent, la portée excessive et l’absence de pertinence de la preuve concernant une activité sexuelle présentée au procès devraient servir d’exemple édifiant du dérapage susceptible de se produire lorsque le régime de l’art. 276 n’est pas correctement appliqué.
[140] Au procès, tant la plaignante que M. Goldfinch ont eu à répondre à des questions sur des activités sexuelles qui allaient au‑delà de la portée de la décision rendue en application de l’art. 276 . La juge du procès a d’abord conclu que la seule preuve qui était admissible en vertu du par. 276(2) était celle portant sur le fait que la plaignante et M. Goldfinch avaient une relation « amis‑amants ». Toutefois, au procès, l’avocate de la défense a demandé à la plaignante, en contre‑interrogatoire, combien de fois elle avait eu des relations sexuelles avec M. Goldfinch après leur rupture. Cela contrevenait directement à l’un des fondements de la décision de la juge du procès — à savoir que toute atteinte au droit à la vie privée de la plaignante et à sa dignité serait minime étant donné qu’on ne lui poserait pas de questions sur les [traduction] « détails de [. . .] ses activités sexuelles antérieures avec [M. Goldfinch] » (d.a., vol. I, p. 11). Le fait que la plaignante se soit ultimement fait poser des questions en contre‑interrogatoire sur de tels détails constitue une importante atteinte à sa vie privée et à sa dignité.
[141] Qui plus est, l’avocate de la défense a demandé à la plaignante si elle avait d’[traduction] « autres partenaires » à l’époque où elle et M. Goldfinch entretenaient une relation « amis‑amants » (d.a., vol. II, p. 119). Elle a déclaré qu’elle avait à l’époque un partenaire sexuel autre que M. Goldfinch. Cette preuve risquait fortement de dénaturer le processus de recherche des faits mené par le jury en ouvrant la porte à un raisonnement fondé sur des stéréotypes concernant les femmes et le consentement, comme le mythe voulant que les femmes « non chastes » soient plus susceptibles de consentir à une relation sexuelle. Je note que la défense n’a pas demandé à la juge du procès de revoir sa décision initiale rendue au titre de l’art. 276 avant de chercher à obtenir cet élément de preuve, de sorte que celui‑ci ne faisait pas l’objet d’une directive restrictive.
[142] La Couronne a aussi outrepassé les limites de la décision de la juge du procès. Il est vrai qu’elle n’est pas assujettie aux exigences procédurales des art. 276.1 et 276.2 , qui s’appliquent seulement lorsque l’accusé cherche à présenter des éléments de preuve portant sur d’autres activités sexuelles de la plaignante. Toutefois, la Couronne est assujettie à l’interdiction prévue au par. 276(1) portant sur le raisonnement fondé sur les deux mythes et elle doit aussi se conformer aux principes de common law formulés par notre Cour dans l’arrêt Seaboyer. D’ailleurs, dans R. c Barton, 2019 CSC 33, notre Cour a déclaré que le juge du procès doit se prononcer sur l’admissibilité de la preuve concernant un comportement sexuel antérieur présentée par la Couronne lors d’un voir‑dire tenu avant le procès, conformément aux enseignements énoncés par la Cour dans l’arrêt Seaboyer (Barton, par. 80).
[143] Cette procédure n’a pas été suivie en l’espèce. Au cours de l’interrogatoire principal de la plaignante, la procureure de la Couronne a obtenu un témoignage dans lequel il était question de l’autre partenaire sexuel de la plaignante. En outre, au cours du contre‑interrogatoire de M. Goldfinch par la Couronne, M. Goldfinch a été amené à donner des détails sur sa [traduction] « routine » sexuelle avec la plaignante — à savoir que, la plupart du temps, ils avaient des relations sexuelles lorsque la plaignante passait la nuit chez lui. Il s’agissait de renseignements préjudiciables se rapportant à d’autres cas d’activités sexuelles de la plaignante qui auraient dû faire l’objet de leur propre voir‑dire et de leur propre décision.
[144] Pour des raisons d’équité procédurale, le fait que la Couronne a dépassé les limites de la décision de la juge du procès et qu’elle a obtenu des preuves additionnelles relatives à des activités sexuelles qui ne faisaient pas l’objet d’un voir‑dire ne peut manifestement pas servir à justifier l’annulation de l’acquittement de M. Goldfinch. Autrement dit, la Couronne ne peut bénéficier de ses propres impairs. Néanmoins, une grande partie de la preuve irrégulière a été présentée par la défense, ce qui découle de l’admission erronée de la preuve de la relation « amis‑amants » qui a été présentée à titre général de « contexte ». Dans de telles situations, l’intérêt du public à ce que le procès se déroule adéquatement conformément à la loi et la nécessité de protéger l’intégrité du système de justice militent en faveur de la tenue d’un nouveau procès (voir R. c. Morrison, 2019 CSC 15, par. 142).
[145] J’ajouterais que, comme le souligne la PGO le fait de passer au crible, avant le procès, la preuve concernant une activité sexuelle — qu’elle soit invoquée par la Couronne ou la défense — aura l’effet bénéfique d’attirer l’attention de toutes les parties sur l’utilisation légitime de cette preuve. Cette approche [traduction] « établi[ra] [également] les paramètres de toute preuve de relation à caractère sexuel que la Couronne veut présenter » et amènera l’avocat de la défense à présenter une demande distincte au titre du par. 276(2) s’il souhaite obtenir des éléments de preuve allant au‑delà de la portée de la preuve proposée par la Couronne (m.i., par. 14). L’omission de le faire en l’espèce a mené à l’admission non nécessaire et inappropriée d’une preuve concernant une activité sexuelle outrepassant la décision de la juge du procès fondée sur l’art. 276 . Cette preuve a été introduite sans avoir d’abord été examinée et elle n’a jamais fait l’objet d’une directive restrictive. Il s’agit d’une erreur grave.
[146] Il convient de préciser que je ne me prononce pas de façon définitive sur la question de savoir si une preuve allant au‑delà du simple fait que M. Goldfinch et la plaignante étaient des « amis‑amants » au moment de l’agression sexuelle en cause pourrait ultimement être jugée admissible lors d’un nouveau procès au cours duquel elle sera assujettie à un examen approprié. En l’espèce, je m’en tiens à signaler la portée excessive de la preuve concernant une activité sexuelle recueillie lors du procès dans le but d’illustrer l’incidence négative sur l’intégrité du procès que peut avoir une décision inappropriée quant à l’admissibilité sous le régime de l’art. 276 . La présente affaire illustre avec force comment un procès peut dérailler lorsqu’une preuve concernant une activité sexuelle est admise sans être associée à une fin précise et légitime. Sans ce point d’ancrage, le procès peut se retrouver en eaux troubles, comme cela s’est produit en l’espèce. Bien que la juge du procès en l’espèce se soit efforcée de remédier à la situation, le dommage avait déjà été fait; la demande de M. Goldfinch n’aurait jamais dû être accueillie.
[147] En conclusion, les erreurs commises au procès découlaient directement de la décision inappropriée, rendue par la juge du procès au titre de l’art. 276 , qui permettait l’admission de la preuve concernant une activité sexuelle à titre général de « contexte ». Les directives restrictives erronées de la juge du procès, qui reposaient sur cette décision, n’énonçaient pas comment la preuve concernant une activité sexuelle pouvait aider le jury à résoudre les questions ou faits précis liés à la défense de M. Goldfinch. L’effet dénaturant de cette directive erronée s’est aggravé lorsqu’une autre preuve concernant une activité sexuelle, n’ayant pas fait l’objet d’une décision distincte quant à son admissibilité ni d’une directive restrictive, a été admise au procès. J’estime qu’on peut raisonnablement penser que l’effet cumulatif de ces erreurs a eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement de M. Goldfinch. Par conséquent, je conviens avec la Cour d’appel qu’un nouveau procès doit être ordonné.
V. Conclusion
[148] Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs rendus par
Le juge Brown —
I. Introduction
[149] Patrick Goldfinch interjette appel, de plein droit, d’une décision des juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta annulant ses acquittements et ordonnant la tenue d’un nouveau procès. La question à trancher est celle de savoir si la juge du procès a commis une erreur donnant lieu à révision de sa décision en admettant, en application de l’art. 276 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , une preuve tendant à démontrer que la plaignante et l’appelant étaient des « amis‑amants »[13].
[150] Devant le jury, la plaignante a déclaré qu’elle avait été victime d’agression sexuelle après que l’appelant a refusé de se faire dire « non ». Elle a expliqué qu’elle avait téléphoné à l’appelant pour proposer qu’elle se rende chez lui. Après qu’ils ont eu regardé la télévision avec le colocataire de l’appelant, elle est descendue avec ce dernier à l’étage inférieur où il logeait. Elle lui a dit qu’il [traduction] « n’allait rien se passer » (d.a., vol. II, p. 87), en ce sens qu’il n’y aurait pas d’activité sexuelle. Après qu’elle a refusé d’aller le rejoindre dans sa chambre, l’appelant s’est mis en colère, l’a traînée jusqu’à la chambre, l’a poussée sur le lit, l’a frappée au visage et a eu des rapports sexuels avec elle pendant qu’elle lui répétait d’arrêter.
[151] L’appelant a toutefois donné une autre version des faits. La plaignante l’aurait appelé, lui demandant si elle pouvait aller chez lui parce qu’il lui devait [traduction] « du sexe pour son anniversaire ». Il est passé la prendre et ils sont revenus chez lui, où ils ont regardé la télévision et ont bu de la bière avec son colocataire. À un moment donné, l’appelant lui a dit : [traduction] « [j]e vais te baiser » (d.a., vol. III, p. 198), ce après quoi ils sont descendus tous les deux dans son logement. Il l’a finalement suivie dans sa chambre où elle s’est déshabillée avant lui. Ils ont discuté de quel côté du lit elle allait dormir pour éviter les « bouffées de chaleur » auxquelles elle est sujette lorsqu’elle dort d’un certain côté de son lit. Ils ont eu des relations sexuelles et se sont endormis. À son réveil, il a constaté qu’elle était en colère parce qu’il l’avait frappée au visage pendant son sommeil. Il s’est énervé et lui a dit de partir.
[152] Dans son exposé final au jury, l’appelant a insisté sur 11 aspects du témoignage de la plaignante qui, selon lui, mettaient en lumière certaines incohérences de sa version des faits suffisantes pour soulever un doute raisonnable. Aucune de ces observations ne traitait de la relation entre eux. C’est plutôt le ministère public qui s’est fondé sur cette relation. Selon sa théorie, parce qu’ils entretenaient une relation de nature sexuelle, [traduction] « M. Goldfinch s’attendait à avoir une relation sexuelle [avec la plaignante] ce jour‑là. C’est la seule raison pour laquelle il est allé la chercher. Lorsqu’il a réalisé que ce ne serait pas le cas, il s’est énervé » (d.a., vol. III, p. 286).
[153] La juge du procès a expliqué à deux reprises aux jurés que la relation donnait le contexte des fréquentations de l’appelant et de la plaignante, mais qu’elle ne pouvait pas être utilisée pour en déduire, parce qu’ils entretenaient une relation, que la plaignante était plus susceptible d’avoir donné son consentement durant la soirée en cause, ou que sa version des faits était dans l’ensemble moins crédible.
[154] Le jury a rendu un verdict d’acquittement.
[155] J’ai lu attentivement les motifs de mes collègues majoritaires. Je suis d’accord pour dire que le présent pourvoi concerne la façon de trouver un équilibre entre, d’une part, l’admissibilité de la preuve d’une relation — preuve qui peut s’avérer nécessaire pour protéger le droit de l’accusé à une défense pleine et entière — et, d’autre part, le besoin de garantir que les juges des faits n’appliquent aucun raisonnement interdit fondé sur une relation. Si, par ailleurs, je souscris à l’essentiel de l’analyse de l’art. 276 du Code criminel des juges majoritaires, nous divergeons d’opinion quant à son application à la preuve produite en l’espèce. Selon mes collègues majoritaires, la relation n’était tout simplement pas pertinente pour trancher les questions dont le jury était saisi. La preuve à ce sujet menait donc au raisonnement interdit selon lequel « parce que la plaignante avait consenti dans le passé à avoir des rapports sexuels avec M. Goldfinch dans des circonstances semblables, il était plus probable qu’elle ait consenti à avoir un rapport sexuel avec lui le soir en question » (par. 47).
[156] Le pourvoi soulève donc trois questions : (1) le sens courant de l’expression « amis‑amants » mène‑t‑il invariablement les juges des faits à adopter un raisonnement interdit aux termes du par. 276(1); (2) la nature de la relation qu’entretenaient l’appelant et la plaignante était‑elle pertinente, comme l’exige l’al. 276(2)b), pour trancher les questions soulevées devant le jury; et (3) faut‑il ordonner la tenue d’un nouveau procès advenant le cas où la juge du procès a commis une erreur?
[157] Il s’agit de questions difficiles à trancher qui concernent l’essence même de l’art. 276 . Selon moi, la juge du procès a appliqué les bons principes de droit pour statuer sur l’admissibilité de la preuve. Les juges majoritaires voient les choses différemment et décrivent la preuve du contexte présentée au jury comme étant « manifestement viciée » par un raisonnement fondé sur les deux mythes, ce qui aurait permis au jury d’ « être au courant de[. . .] détails » dont il n’aurait pas dû avoir connaissance (par. 72). Les juges majoritaires sont d’avis que cela a dû être causé par une erreur dans la décision sur la preuve rendue avant le procès. J’estime pour ma part que ce n’est pas la décision de la juge du procès qui, en l’espèce, est à l’origine du « vic[e] », mais bien le ministère public, qui doit assumer ses choix.
[158] Voici comment je réponds aux questions de droit soulevées par le présent pourvoi. Tout d’abord, selon moi, la preuve d’une relation « amis‑amants » peut, dans certains cas, et sans mener à des raisonnements interdits, expliquer à un jury le contexte des fréquentations de deux personnes, comme le fait la preuve d’autres types de relations présentées à des jurys. Je conviens avec les juges majoritaires que la preuve concernant la relation, sans examen fondé sur l’art. 276 et sans directives restrictives suffisantes, peut mener les juges des faits à adopter un raisonnement interdit. Je n’accepte toutefois pas la solution que proposent mes collègues majoritaires pour répondre à ce problème, une solution qui traite différemment la preuve de certaines relations (par ex. celles de gens « mariés », qui « sortent ensemble » ou qui sont « copain‑copine »), qui peuvent toutes également suggérer des activités sexuelles antérieures, dans l’analyse fondée sur l’art. 276 , en fonction de la façon dont les caractéristiques de nature sexuelle de la relation, qu’elles soient réelles ou imaginaires, sont raisonnablement perçues. Je préfère la décision concernant la preuve de la juge de première instance, qui a traité la relation entre l’appelant et la plaignante de la même manière que les autres relations que peuvent entretenir des individus. Le jury pouvait donc être informé de l’existence et de la nature de la relation, mais non de ses particularités ou de la fréquence des relations sexuelles. Le jury a par ailleurs reçu des directives à deux reprises sur l’utilisation permise de la preuve (soit donner le contexte des fréquentations de l’appelant et de la plaignante) et sur ses utilisations interdites (pour suggérer que, parce qu’ils étaient amis‑amants, la plaignante était plus susceptible de consentir à cette occasion, ou était moins digne de foi dans l’ensemble).
[159] Ensuite, j’estime que la décision relative à la preuve rendue par la juge de première instance était compatible avec la proposition selon laquelle l’existence d’une relation entre la plaignante et l’accusé pouvait être admise au motif qu’elle était pertinente, mais uniquement si le défaut de produire cette preuve donnait aux juges des faits une image déformée des circonstances entourant la perpétration de l’acte reproché. La juge du procès a conclu qu’on avait effectivement affaire à une telle situation. Bien que les juges majoritaires ne soient pas d’accord — et concluent que rien dans la preuve présentée par l’appelant n’a rendu sa version des faits « indéfendable » ou « complètement improbable » (par. 68) sans référence à la relation —, il est difficile de trouver quoi que ce soit à redire à la conclusion de la juge du procès à cet égard, dès lors que le ministère public lui‑même a adopté une position semblable — soit plus précisément, celle de faire valoir qu’il était nécessaire d’admettre la preuve concernant la relation pour éviter de déformer les faits. L’objection du ministère public portait uniquement sur la forme et non sur le fond de la description que l’appelant avait donnée de la relation.
[160] Je ne suis pas convaincu que la juge du procès a commis une erreur de droit suffisamment grave pour justifier un appel par le ministère public d’un verdict d’acquittement. Voilà qui m’amène au troisième point de divergence entre ma position et celle de mes collègues majoritaires. Ordonner la tenue d’un nouveau procès serait injuste, et ce, pour les raisons suivantes : la théorie de la cause du ministère public contre l’appelant est tirée directement de la nature sexuelle de la relation en cause en l’espèce; le « vic[e] » auquel réfèrent les juges majoritaires découlait pour une large part de la contravention par l’avocate du ministère public des conditions prescrites par la décision de la juge du procès sur la preuve; et, un appel victorieux du ministère public de l’acquittement à la lumière du dossier en l’espèce abaisse inévitablement la barre qu’il doit franchir pour démontrer qu’une erreur de droit a eu une incidence telle sur l’acquittement qu’elle justifie la tenue d’un nouveau procès. Après tout, comment prétendre que l’admission de cette preuve a eu une incidence importante au point d’entraîner les acquittements, puisque le ministère public s’est fondé précisément sur les éléments de preuve en question pour étayer sa thèse? En l’espèce, le ministère public était parfaitement à l’aise de référer au passé sexuel de l’appelant et de la plaignante, de se fonder sur lui et ultimement de s’en servir comme argument, jusqu’à ce que le jury rende un verdict d’acquittement. Ce n’est qu’à ce moment que le ministère public, en appel, a soutenu que la nature sexuelle de la relation doit avoir mené le jury à adopter un raisonnement interdit — et que, en dépit du fait que le ministère public s’est fondé sur la nature sexuelle de cette relation, l’appelant n’aurait pas dû pouvoir répondre à cet argument. Cette position qui est fondamentalement injuste.
[161] Voilà les éléments qui nous divisent. Le jury a rendu son verdict après avoir reçu de bonnes directives sur la façon d’y parvenir. Je suis d’avis d’accueillir l’appel et de rétablir les acquittements.
II. La décision sur le voir‑dire — Cour du banc de la Reine de l’Alberta, 140600008Q1, 23 janvier 2017
[162] Avant le procès, l’appelant a présenté une demande en application de l’art. 276.1 du Code criminel pour être autorisé à produire une preuve tendant à démontrer que la plaignante et lui étaient des amis‑amants. Il voulait ainsi dissiper dans l’esprit des jurés toute fausse impression qu’il aurait sexualisé une amitié par ailleurs platonique, ou éviter de les induire en erreur en les amenant à croire qu’ils étaient de parfaits inconnus. Le ministère public s’est opposé à cette demande en faisant valoir que le terme « amis‑amants » inciterait les jurés à adopter un raisonnement interdit fondé sur les deux mythes. Le ministère public a toutefois convenu que le jury aurait besoin de connaître un peu le contexte pour écarter l’idée que l’appelant et la plaignante ne se connaissaient pas. Je tiens à préciser que l’objection du ministère public ne portait pas sur la mise en contexte ou, plus largement, sur les éléments de preuve concernant la relation qui insinuaient que les parties avaient eu des activités sexuelles dans le passé, mais sur le terme « amis‑amants ». Le ministère public a proposé comme solution d’expliquer au jury qu’ils étaient sortis ensemble pendant sept ou huit mois, qu’ils avaient rompu, puis qu’ils s’étaient réconciliés et que, à l’occasion, la plaignante se rendait chez l’appelant tard le soir et repartait le lendemain matin.
[163] J’insiste sur le fait que le ministère public était d’avis qu’on ne porterait pas atteinte à l’art. 276 ou aux droits que cet article vise à protéger si l’on disait aux jurés que la plaignante « rendait visite » à l’occasion à l’appelant — un ancien petit ami avec qui elle avait repris contact — tard le soir, et qu’elle ne repartait que le lendemain matin.
[164] La juge du procès a examiné les positions opposées. Elle a traité directement du préjudice que pourrait subir la plaignante si le jury tirait certaines conclusions (interdites) en raison du caractère de la relation. Elle a posé la question suivante à l’avocate de la défense lors du voir‑dire : [traduction] « [q]uelles sont les mesures de protection prévues pour empêcher [. . .] l’un des deux mythes suivant lequel, comme elle a donné son consentement à cette relation amis‑amants une fois, deux fois, 10 fois ou 20 fois auparavant, elle est susceptible d’avoir consenti lors de la soirée en cause ici. De quel genre de protection parle‑t‑on si l’on admet cette preuve? » (d.a., vol. II, p. 14).
[165] Dans sa décision relative à la preuve, la juge du procès a convenu que, sans donner d’indications quant au contexte des fréquentations de la plaignante et de l’appelant, ce dernier ne serait pas en mesure de présenter une défense pleine et entière. Puisque la crédibilité de l’appelant serait la question centrale au procès, les jurés ne pourraient évaluer correctement — ou pourraient même fort bien mal interpréter — la vraisemblance de la version des faits de l’appelant s’ils ne pouvaient être mis au courant du contexte de ses fréquentations avec la plaignante ou s’ils devaient simplement tenir pour acquis que les deux protagonistes étaient des inconnus parce que personne n’avait soulevé la question de la nature de leur relation.
[166] L’admission de la preuve de cette relation n’est guère différente de l’admission en preuve du fait qu’un accusé et une plaignante étaient « mariés », « sortaient ensemble » ou étaient « copain‑copine ». L’essentiel est que la juge du procès estimait qu’il fallait que les jurés connaissent la nature de leur relation pour éviter qu’ils pensent à tort que les gestes et les paroles de l’appelant étaient [traduction] « surgis de nulle part » (d.a., vol. I, p. 6). Selon elle, cacher l’existence de la relation aux jurés rendrait la preuve de l’appelant quelque peu « artificielle » et l’empêcherait de présenter une défense pleine et entière.
[167] Après un examen approfondi des facteurs applicables énoncés aux par. 276(2) et 276(3), la juge du procès a décidé d’admettre la preuve concernant la relation amis‑amants plutôt que la formulation proposée par le ministère public qui parlait d’anciens amants qui avaient repris contact pour avoir des nuits intimes adultes. Comme l’ont souligné les juges majoritaires, la juge du procès demeurait toutefois très consciente que les mots employés pour parler de la relation pouvaient être utilisés à mauvais escient pour se livrer à un raisonnement interdit relativement à la plaignante et à son témoignage. Elle n’aurait d’ailleurs pu être plus claire lorsqu’elle a expliqué aux parties que, même si elles pouvaient présenter des éléments de preuve sur la nature de la relation qu’entretenaient l’appelant et la plaignante, elles ne pouvaient présenter aucune preuve concernant les détails de cette relation ([traduction] « les activités sexuelles précises auxquelles [la plaignante] et l’accusé s’étaient livrés ») ou la fréquence de leurs rencontres ([traduction] « le nombre de relations sexuelles qu’ils ont eues après avoir cessé de faire vie commune ») (d.a., vol. I, p. 10). En outre, je le répète, lorsque le matin du procès, l’avocate du ministère public a demandé des éclaircissements au sujet de la portée de la décision relative à la preuve, la juge du procès a réitéré qu’aucune preuve ne devait être présentée quant aux particularités ou à la fréquence des rapports sexuels[14]. Toutes les avocates ont reconnu qu’elles avaient compris ces directives.
III. Le procès — Cour du banc de la Reine de l’Alberta, 140600008Q1, 9 février 2017
[168] Au procès, la plaignante a d’abord expliqué que, au moment de l’agression, elle et l’appelant étaient [traduction] « juste des amis » et que, à aucun moment depuis qu’ils avaient cessé d’être en couple, ils n’avaient été autre chose que de « simples amis » (d.a., vol. II, p. 77). Elle a ajouté qu’elle et l’appelant [traduction] « ne se parlaient plus » durant les mois ayant précédé la présumée agression sexuelle (d.a., vol. II, p. 77‑78). Presque immédiatement après cette déclaration, et toujours lors de son interrogatoire principal, elle a toutefois expliqué qu’elle avait déjà eu des relations sexuelles avec l’appelant dans la chambre de ce dernier. L’avocate du ministère public lui a demandé si ces relations remontaient à l’époque où ils sortaient ensemble et la plaignante a répondu qu’elles avaient eu lieu après leur rupture. L’avocate du ministère public est allée encore un peu plus loin — en contravention des directives claires et répétées de la juge du procès — et lui a demandé s’ils avaient eu des rapports sexuels à une seule occasion ou à « diverses » occasions après leur rupture et à quand remontait leur dernière relation sexuelle. La plaignante a confirmé qu’ils avaient eu des rapports sexuels à « diverses » occasions après qu’ils avaient cessé de vivre ensemble.
[169] À la lumière des explications données par la plaignante au ministère public, à la fin de l’interrogatoire principal, la juge du procès a informé les avocates que, à la suite du témoignage de la plaignante, elle donnerait des directives restrictives de mi‑procès pour mettre les jurés en garde contre les utilisations interdites d’éléments de preuve mentionnant les activités sexuelles de la plaignante. Après avoir convenu avec les avocates du texte de la directive proposée et à la suite du témoignage de la plaignante, la juge du procès a donné la directive suivante au milieu du procès :
[traduction]
LA COUR : [. . .]
Vous avez entendu un témoignage selon lequel [la plaignante] et M. Goldfinch sont sortis ensemble et ont brièvement vécu ensemble. Après la fin de cette relation, [la plaignante] et M. Goldfinch se sont revus à l’occasion et ont eu des relations sexuelles. Cette preuve vous fournit un certain contexte au sujet de leur relation. Vous ne devez toutefois pas vous servir de cette preuve pour vous aider à décider que, parce que [la plaignante] et M. Goldfinch avaient eu des relations sexuelles dans le passé, il est plus probable que [la plaignante] ait consenti à ce que M. ‑‑ consenti à ce que M. Goldfinch aurait fait le 29 mai 2014, et vous ne devez pas non plus utiliser cette preuve pour vous aider à décider que, parce que [la plaignante] et M. Goldfinch avaient eu des relations sexuelles dans le passé, [la plaignante] est moins crédible ou moins digne de foi comme témoin dans la présente affaire. D’accord? Je vous remercie.
(d.a., vol. II, p. 148)
[170] J’ai déjà résumé les aspects pertinents du témoignage de l’appelant. Les éléments de preuve suivants constituaient les aspects essentiels de la thèse qu’il a exposée au jury dans ses observations finales :
[traduction]
[Me HATCH] Je vais maintenant attirer votre attention sur 11 éléments importants. Je vais commencer par vous les énumérer les uns à la suite des autres. Il se peut qu’il y ait d’autres éléments que vous trouviez également importants et, de toute évidence, vous allez également en tenir compte. J’aimerais toutefois que vous examiniez attentivement les 11 éléments suivants :
Numéro 1, le téléphone qui se trouvait dans la chambre.
Deuxièmement, le fait qu’elle insistait pour que M. Goldfinch laisse l’ordinateur.
Troisièmement, la chronologie des événements; je vais revenir sur chacun de ces aspects dans quelques minutes.
Le quatrième élément est l’absence de preuve de blessures aux organes génitaux de la plaignante.
Numéro 5, l’absence de dommage aux lunettes.
Numéro 6, le baiser.
Numéro 7, l’appel d’un taxi.
Numéro 8, le fait que M. Goldfinch craignait avoir tout perdu.
Numéro 9, la crainte de M. Goldfinch d’avoir été flasque pendant tout ce temps.
Et numéro 10 : l’incapacité de se souvenir de beaucoup de faits.
Enfin, numéro 11, tout s’est mis à basculer. Il y a eu des cris, des hurlements. Je vais vous inviter à examiner attentivement chacun de ces éléments de preuve.
(d.a., vol. III, p. 275)
[171] En revanche, le ministère public a avancé la thèse suivante devant le jury :
[traduction]
[MINISTÈRE PUBLIC] Selon le ministère public, M. Goldfinch s’attendait à avoir des relations sexuelles avec [la plaignante] ce jour‑là. C’est la seule raison pour laquelle il est passé la prendre chez elle. Lorsqu’il a découvert qu’il n’allait pas obtenir ce qu’il voulait, il a pété les plombs.
(d.a., vol. III, p. 286)
Le ministère public a développé sa thèse à l’ouverture de ses observations finales en expliquant ce qui suit au jury :
[traduction]
[MINISTÈRE PUBLIC] En l’espèce, vous avez entendu [la plaignante], une femme âgée de 54 ans, vous dire qu’elle avait été agressée sexuellement. Elle et M. Goldfinch sont sortis ensemble pendant sept ou huit mois. Ils ont vécu ensemble. Elle a mis fin à la relation. Le témoignage qu’elle a donné sur ces éléments n’a pas été contredit. Elle vous a dit que c’était elle qui avait appelé M. Goldfinch. Il est passé la prendre chez elle. Elle était ouverte à la possibilité d’avoir des relations sexuelles avec lui. Lorsque M. Goldfinch l’a invitée à le suivre à l’étage inférieur, elle savait ce que cela voulait vraiment dire, et elle lui a bien fait comprendre qu’elle le suivrait en bas, mais qu’il n’y aurait pas de relation sexuelle.
(d.a., vol. III, p. 283)
[172] Dans son exposé final aux jurés, la juge du procès a donné les directives suivantes :
[traduction]
[LA COUR] Enfin, je tiens à vous parler du témoignage que vous avez entendu au sujet des relations sexuelles antérieures qu’ont eues M. Goldfinch et [la plaignante]. Vous avez entendu des éléments de preuve suivant lesquels M. Goldfinch et [la plaignante] étaient sortis ensemble, avaient vécu brièvement ensemble et avaient continué à avoir des relations sexuelles à l’occasion en 2014. Ces éléments de preuve vous expliquent un peu le contexte de leur relation. Vous ne devez toutefois pas utiliser ces éléments de preuve pour vous aider à décider ou à conclure que, en raison du caractère sexuel de leur relation, [la plaignante] est plus susceptible d’avoir consenti à avoir des relations sexuelles avec M. Goldfinch le 29 mai 2014. Le fait qu’ils ont eu des relations sexuelles dans le passé ou la fréquence de leurs relations sexuelles ne sont pas des éléments pertinents pour répondre à la question du consentement à cette occasion précise. Notre droit exige que le consentement à une activité sexuelle soit donné chaque fois.
De plus, vous ne devez pas utiliser les éléments de preuve concernant leur relation pour vous aider à décider ou à conclure que [la plaignante] est moins crédible ou moins digne de foi comme témoin dans cette cause‑ci, mais vous pouvez tenir compte de toute contradiction que vous relevez dans son témoignage quant à la nature de sa relation avec M. Goldfinch pour évaluer sa crédibilité, comme vous le feriez pour tout autre témoin.
(d.a., vol. III, p. 362)
[173] Le jury a rendu un verdict d’acquittement.
IV. L’appel — 2018 ABCA 240, 48 C.R. (7th) 22
[174] Le ministère public a interjeté appel de ce verdict en faisant valoir que la juge du procès avait commis une erreur en permettant aux jurés d’entendre que l’appelant et la plaignante étaient des amis‑amants, puisque cet élément de preuve a servi à tirer des conclusions interdites par le par. 276(1) du Code criminel — en l’occurrence, que la plaignante était plus susceptible de consentir à avoir des rapports sexuels avec l’appelant ou qu’elle était moins digne de foi dans l’ensemble. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta ont abondé dans le sens du ministère public et ont ordonné la tenue d’un nouveau procès (par. 1‑55), le juge Berger était dissident. Les éléments de preuve relatifs à la relation n’avaient d’autre but pertinent que de se livrer à un raisonnement interdit et leur admission en preuve allait à l’encontre du par. 276(1) .
V. Analyse
[175] Pour pouvoir interjeter appel d’un verdict d’acquittement, le ministère public doit démontrer que le juge du procès a commis une erreur de droit. La question qui nous est soumise est par conséquent celle de savoir si la juge du procès a commis une erreur de droit, étant donné qu’un principe de droit empêche dans ces circonstances d’admettre la preuve concernant la relation, en l’occurrence celle concernant la relation « amis‑amants ». Toute erreur alléguée se réduit à ceci : soit la juge du procès a commis une erreur, puisque le sens courant de l’expression « amis‑amants » mène invariablement le jury à adopter un raisonnement interdit par le par. 276(1) , soit elle a commis une erreur parce que la preuve qu’ils entretenaient une relation « amis‑amants » n’était tout simplement par pertinente pour trancher les questions soulevées au procès comme l’exige l’al. 276(2)b).
[176] En toute déférence pour les tenants de l’opinion contraire, j’estime qu’aucune erreur de ce genre n’a été démontrée en l’espèce.
A. La juge du procès n’a pas commis d’erreur en autorisant que la preuve passe le test du paragraphe 276(1)
[177] La question de la pertinence de la preuve qu’un accusé et une plaignante entretiennent une relation amis‑amants, sans plus, ne découle pas uniquement, dans le cadre d’un procès criminel, des raisonnements interdits par le par. 276(1) . C’est toutefois exactement la conclusion à laquelle en arrivent mes collègues dans leur décision majoritaire : ce qui est manifestement implicite, selon eux, relativement aux amis‑amants, c’est que les parties entretiennent une relation qui ne s’explique qu’en référence à son caractère sexuel. La preuve est donc perçue comme n’indiquant au jury rien de plus qu’une relation caractérisée par un schéma répété d’activités sexuelles (et par rien d’autre); l’attrait d’un raisonnement fondé sur les deux mythes devient irrésistible.
[178] Soit dit en tout respect, je ne souscris pas à cette prémisse. Bien que je convienne que le jury pourrait tirer des conclusions de raisonnements interdits dans de telles circonstances, il n’est pas satisfait au test d’exclusion prévu au par. 276(1) simplement parce qu’un jury pourrait tirer de telles conclusions. Le risque que le jury puisse tirer par erreur la conclusion qu’il y a eu consentement à partir de la preuve de la nature d’une relation constitue un danger réaliste, quel que soit le type de relation — ce que, je le souligne, les juges majoritaires n’excluent pas catégoriquement dans leur application du par. 276(1) . Le test d’exclusion prévu à cette disposition consiste plutôt à se demander si la preuve ne tire sa pertinence que des raisonnements interdits.
[179] Autrement dit, le paragraphe 276(1) exclut catégoriquement la preuve d’activités sexuelles autres que celle en cause lorsque la pertinence de cette preuve repose sur l’un ou l’autre des deux mythes ou sur les deux. Il ne s’agit toutefois là que d’une partie de l’examen. Les analyses prescrites par les par. 276(1) et 276(2) ne sont pas isolées l’une de l’autre. Ces dispositions s’appliquent plutôt conjointement, puisque le par. 276(2) crée une présomption d’inadmissibilité qui fait que toute preuve concernant les antécédents sexuels de la plaignante est inadmissible en preuve à moins : a) qu’elle renferme suffisamment de détails pour permettre au juge d’évaluer correctement les facteurs visés à l’art. 276 ; b) qu’elle soit en rapport avec un élément de la cause dont la pertinence ne repose pas sur un des raisonnements interdits par le par. 276(1) [15] et c) que le risque d’effet préjudiciable de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante (R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 40 C.R. (7th) 351, par. 82‑83; E. Craig, « Section 276 Misconstrued: the Failure to Properly Interpret and Apply Canada’s Rape Shield Provisions” (2016), 94 R. du B. can. 45, p. 53). Si la preuve ne peut satisfaire à chacun de ces critères prévus au par. 276(2), elle est irrecevable.
[180] En pratique, le juge chargé du voir-dire doit donc décider si la preuve porte sur des cas particuliers d’activités sexuelles, si elle est en rapport avec une question identifiable en cause au procès qui ne découle pas des raisonnements interdits décrits au par. 276(1) , et si un effet préjudiciable important de la présentation de la preuve ne l’emporte pas sur sa valeur probante importante.
[181] Pour que mes propos soient bien clairs, je le répète : le test d’exclusion prévu au par. 276(1) consiste donc à se demander si la pertinence de la preuve découle uniquement des raisonnements fondés sur les deux mythes. Cette disposition n’a pas pour effet d’exclure une preuve qui ne fait qu’ « intervenir » (motifs des juges majoritaires, par. 42) ces raisonnements. Si l’« intervention » était le test pour catégoriquement exclure la preuve en application du par. 276(1) , cela risquerait d’exclure toute preuve relative à des relations, ou à tout le moins toute preuve de relations qui comportent une dimension sexuelle, puisqu’il est concevable que cela puisse aussi faire intervenir les raisonnements fondés sur les deux mythes. La preuve de relations sera typiquement plutôt filtrée en fonction de l’examen prévu à l’al. 276(2)b), soit en se demandant si, dans le cas en cause, la preuve de la relation est pertinente à une question identifiable lors du procès.
[182] La thèse du ministère public s’articule essentiellement autour de l’idée que le terme « amis‑amants » a une connotation trop « sexuelle » dans son sens courant, et que la preuve à l’égard d’une relation de ce type tire donc sa pertinence uniquement des raisonnements interdits, de telle sorte qu’elle est catégoriquement exclue aux termes du par. 276(1) . Le ministère public n’explique toutefois pas en quoi la preuve concernant la relation qu’évoque cette expression est condamnable, tandis que la preuve d’autres types de relations qui passent régulièrement le filtre du par. 276(1) et qui pourraient malgré tout également suggérer des antécédents sexuels — par exemple, celles qu’entretiennent des individus qui sont « mariés », qui « sortent ensemble » ou qui sont « copain‑copine », ou, d’ailleurs, la description qu’a préconisé le ministère public dans la présente affaire, soit celle d’ex‑amants qui aiment passer des nuits intimes adultes — n’est pas répréhensible.
[183] La juge du procès a expliqué, tout à fait correctement à mon avis, que les jurés canadiens savent bien qu’il existe divers types de relations. En tout état de cause, elle leur a aussi fait comprendre dans quel but permis la preuve de cette relation était admise — en l’occurrence, pour expliquer le contexte des fréquentations de l’appelant et de la plaignante — et elle leur a expliqué les conclusions interdites qu’ils ne pouvaient pas tirer de cette expression au sens qu’elle évoque dans l’imaginaire collectif.
[184] Ainsi, le fondement du test énoncé par les juges majoritaires pour juger de l’admissibilité de la preuve de relations en application du par. 276(1) est que certaines relations comportent des aspects qui transcendent l’intimité sexuelle, alors que d’autres relations (qui comportent également une dimension sexuelle) ne peuvent être comprises que dans l’optique de cette activité sexuelle. Dans ce cas, les juges majoritaires réduisent la relation à ses caractéristiques les plus charnelles, et laissent aux juges de première instance le soin de déterminer, à l’avenir, si les caractéristiques sexuelles, réelles ou imaginaires, de la relation dont ils traitent sont susceptibles d’être utilisées à des fins de raisonnements interdits. Or, et je le dis en tout respect, cette posture n’est pas fondée sur des principes et repose sur des hypothèses que je ne partage pas concernant certaines relations. Au risque d’énoncer une évidence, même les relations qui comportent des activités sexuelles, mais qui ne supposent pas d’attentes quant à une union plus formelle ou même le désir d’établir une telle union, comme le mariage ou l’union de fait, ne se résument pas aux rapports sexuels. À tout le moins, la preuve présentée au sujet de ces relations fournira un contexte important au sujet des interactions non sexuelles entre les partenaires, ce qui peut être nécessaire — comme en l’espèce — pour garantir le droit à une défense pleine et entière.
[185] Les juges majoritaires négligent ces préoccupations. Il ne nous reste plus que l’effet indésirable de leurs motifs, soit la création de distinctions importantes sur le plan juridique dans ce domaine du droit entre le « bon » type de relations comportant des aspects sexuels (c.‑à‑d. celles monogames et stables) et le « mauvais » type de relations comportant des aspects sexuels (soit celles de type « amis‑amants », c.‑à‑d. les relations occasionnelles ou sans attaches) (voir U. Khan, « Hot for Kink, Bothered by the Law: BDSM and the Right to Autonomy » (Été 2006), 41:2 Law Matters 17; L. A. Rosenbury, « Friends with Benefits » (2007), 106 Mich. L. Rev. 189, p. 207‑208).
[186] Ainsi, ceux qui entretiennent des relations d’un type autre que celles privilégiées par les juges majoritaires (c.‑à‑d. ceux qui entretiennent des relations qui ne sont ni monogames ni quasi‑maritales) sont pour ainsi dire sacrifiés au profit de la [traduction] « moralité sexuelle de la majorité » (E. Craig, « Capacity to Consent to Sexual Risk » (2014), 17 New Crim. L. Rev. 103; J. Sealy‑Harrington, « Tied Hands? A Doctrinal and Policy Argument for the Validity of Advance Consent » (2014), 18 C.C.L.R. 119, p. 145). Les juges majoritaires peuvent ne pas trouver troublant de privilégier certains types de relations par rapport à d’autres, et ce, d’une manière qui heurte de plein fouet la capacité de présenter une défense pleine et entière, mais j’estime pour ma part que ce l’est, et je refuse de m’engager à leur suite dans un tel dédale moral.
[187] En outre, l’approche préconisée par les juges majoritaires ignore des pans cruciaux des règles de common law établies dans l’arrêt Seaboyer, qui régissent la manière dont le juge du procès doit aborder la preuve de la défense (voir également R. c. Grant, 2015 CSC 9, [2015] 1 R.C.S. 475, par. 19) et redonne vie à une approche de la preuve — en l’occurrence celle consistant à créer des catégories préétablies d’admissibilité — que la Cour a rejetée dans l’arrêt Seaboyer. Enfin, cette approche réduit la portée du texte et l’objet de dispositions législatives comme l’art. 276.4 qui reconnait qu’une preuve peut être admissible à certaines fins, mais non à d’autres, et qui oblige le juge à donner des directives restrictives au jury lorsqu’une preuve d’antécédents sexuels est présentée, même si cette preuve ne mentionne qu’indirectement ou implicitement les antécédents sexuels en question, pour réparer le préjudice causé et pour mettre le jury en garde contre les utilisations interdites de cette preuve.
[188] En l’espèce, la décision relative à la preuve était limpide : il était possible de dire au jury le fait élémentaire que l’appelant et la plaignante étaient des « amis‑amants », mais pas les détails, quels qu’ils soient, de cette relation, y compris la fréquence de leurs activités sexuelles. À deux reprises, le jury a reçu des directives quant à l’utilisation permise de la preuve (soit pour fournir le contexte des fréquentations de l’appelant et de la plaignante) et sur ses utilisations interdites (soit pour suggérer que, parce qu’ils étaient amis‑amants, la plaignante était plus susceptible de consentir à cette occasion, ou qu’elle était moins digne de foi dans l’ensemble). Je ne peux donc pas souscrire à l’opinion des juges majoritaires selon laquelle la preuve n’aurait pas dû passer le test du par. 276(1) .
B. La juge du procès n’a pas commis d’erreur dans sa détermination de la pertinence en application de l’alinéa 276(2)b)
[189] Se penchant ensuite sur l’al. 276(2)b), les juges majoritaires ne trouvent rien dans la preuve de l’appelant qui, outre le fait que ce dernier et la plaignante entretenaient une relation amis‑amants, jette une lumière particulièrement défavorable sur lui, ou rendrait sa version des faits « indéfendable » ou « complètement improbable ». Sur ce fondement, ils concluent que la décision de la juge du procès que la nature de la relation était pertinente pour garantir le droit de l’appelant à une défense pleine et entière constitue une erreur donnant lieu à révision.
[190] Sur cette question, je ne puis rien reprocher à la juge du procès pour ce qui est des principes sur lesquels elle s’est fondée pour tirer cette conclusion. Le filtre de la preuve prévu au par. 276(2) reconnaît la pertinence d’une preuve concernant la relation qu’entretiennent la plaignante et l’accusé et permet donc son admission, mais uniquement si le défaut d’y avoir accès empêcherait l’accusé de présenter une défense pleine et entière et donnerait aux juges des faits une image déformée des circonstances entourant la perpétration de l’acte reproché (voir R. c. Harris (1997), 118 C.C.C. (3d) 498 (C.A. Ont.); R. c. M. (M.) (1999), 29 C.R. (5th) 85 (C.S.J. Ont.); R. c. Temertzoglou (2002), 11 C.R. (6th) 179 (C.S.J. Ont.); R. c. Blea, [2005] O.J. no 4191 (QL) (C.S.J.); R. c. A.A., 2009 ABQB 602, 618 A.R. 137; R. c. Provo, 2018 ONCJ 474, 48 C.R. (7th) 1; voir également Craig, « Section 276 Misconstrued », p. 75). La juge du procès a conclu que tel était le cas en l’espèce. En outre, je le répète, le ministère public était essentiellement du même avis. Son objection ne portait pas sur l’admissibilité de la preuve concernant la relation, mais sur le terme employé. D’ailleurs, l’avocate du ministère public a constamment affirmé que la nature de la relation en l’espèce n’était pas en litige (d.a., vol. II, p. 40; m.a.c.a., par. 6; m.i., par. 8), et qu’il s’agissait d’une ancienne relation, muée en amitié depuis, dans le cadre de laquelle les parties avaient, à l’occasion, des relations sexuelles.
[191] Il fallait empêcher que le jury ait une image déformée des faits pour garantir qu’il soit en mesure d’évaluer la crédibilité du témoignage de l’appelant, la question la plus importante et la plus pertinente soumise à son appréciation. D’ailleurs, cette question concernait ce que le juge Sopinka — quoiqu’en dissidence — a déjà qualifié de « règle la plus fondamentale du système » (R. c. W.(D.), [1991] 1 R.C.S. 742, p. 750; voir également L. A. Silver, « The WD Revolution » (2018), 41 Man. L.J. 307), car elle concerne la capacité de l’accusé en l’espèce de soulever un doute raisonnable en s’appuyant sur son propre témoignage. Il est difficile de concevoir une preuve qui aurait une valeur probante plus grande que celle qui est essentielle pour permettre à l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Cela est d’autant plus vrai lorsque, comme en l’espèce, le témoignage de la plaignante et celui de l’accusé sont diamétralement opposés sur chaque point important, de sorte que la question de leur crédibilité est la plus importante à trancher au procès (R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912, par. 12, la juge L’Heureux‑Dubé; voir également R. c. Nyznik, 2017 ONSC 4392, 40 C.R. (7th) 241, par. 15‑16).
[192] Les juges majoritaires font allusion à ces principes, mais finissent par conclure que les jurés n’ont rien appris d’utile en se faisant dire que l’appelant et la plaignante entretenaient une relation. Selon mes collègues, ce fait ne les a nullement aidés à évaluer la vraisemblance du récit de l’appelant, car il n’aurait pu être utilisé que pour tenir un raisonnement interdit.
[193] Je constate à regret que je vois les choses tout à fait différemment. Nier à l’appelant la capacité de parler de sa relation avec la plaignante revient dans ces circonstances à priver les jurés de leur capacité de remplir véritablement leur mission principale, soit celle de constater les faits et de rechercher la vérité. Sinon, comment, par exemple, le jury pourrait‑il correctement évaluer les raisons données par l’appelant pour justifier qu’il soit allé chercher la plaignante chez elle pour la ramener chez lui ce soir‑là (il lui devait [traduction] « du sexe pour son anniversaire »)? Ou le fait qu’il lui a dit spontanément [traduction] « [j]e vais te baiser », en présence de son colocataire? Ou leur querelle quant au côté du lit où elle dormirait pour éviter ses « bouffées de chaleur »? Ou le fait qu’il était au courant de ses bouffées de chaleur ? Ou qu’elle avait des bouffées de chaleur lorsqu’elle dormait d’un certain côté du lit?
[194] Interdire à l’appelant d’expliquer ces déclarations, ou comment il était au courant de ces faits, en affirmant qu’il fréquentait la plaignante, revient à le forcer à raconter une histoire incomplète, qui comprend un récit de l’acte reproché, mais aucune explication quant à la façon dont la plaignante et lui « en sont arrivés là » et à la raison pour laquelle il a dit ce qu’il a dit et a fait ce qu’il a fait. Plus particulièrement, sans cette preuve, ses actes — y compris ses paroles et ses gestes — semblent avoir surgi de nulle part et créent dans l’esprit des jurés une impression qui les déroutera complètement. Son droit à une défense pleine et entière est limité à un point tel qu’il en est réduit à se dépeindre, au mieux, comme un être insensible et insouciant ou, au pire, comme un prédateur.
[195] En définitive, les juges majoritaires suggèrent que la juge du procès n’aurait pas commis d’erreur si elle avait simplement accepté la description de la relation proposée par le ministère public, soit celle d’ex‑amants qui, à l’occasion, se voyaient pour passer des nuits intimes adultes. Il est toutefois loin d’être clair que cette description est préférable au terme « amis‑amants » puisque, en fait, à mon avis, elle semble plus susceptible d’inciter à faire des inférences audacieuses et spéculatives. En outre, comme le juge Berger de la Cour d’appel l’a souligné dans sa dissidence, le terme utilisé par le ministère public n’allait pas nécessairement être accompagné de l’une ou l’autre des deux directives restrictives énoncées par la juge de première instance durant le procès. Les jurés, collectivement, seraient donc véritablement laissés dans le doute. La juge du procès a plutôt conclu que le fait de permettre que le jury entende parler de l’existence d’une relation, sans autre preuve sur ses particularités ou la fréquence des contacts, permettait d’éviter que le témoignage de l’appelant puisse être examiné à travers un prisme déformé et garantissait à l’appelant son droit de présenter une défense pleine et entière. Je ne vois rien dans l’évaluation de la pertinence menée par la juge du procès qui constitue une erreur donnant lieu à révision.
C. La tenue d’un nouveau procès est injuste sur le plan procédural et abaisse la norme établie par Graveline
[196] La troisième divergence entre mon point de vue et celui de mes collègues concerne l’équité. Je constate que c’est le contre‑interrogatoire de l’appelant par le ministère public qui a directement mis en cause la nature sexuelle de la relation qu’entretenaient l’appelant et la plaignante. C’est également le ministère public qui a laissé entendre que l’appelant avait agressé sexuellement cette dernière parce qu’ils n’avaient pas eu de relation sexuelle récemment avant l’acte reproché. Et c’est le ministère public qui a suggéré qu’ils avaient une « relation tumultueuse » caractérisée par de nombreuses disputes et par le fait qu’elle se mettait en colère contre lui, mais qu’elle finissait toujours par revenir vers lui. La différence, toutefois, réside dans le fait que le ministère public a tablé sur l’existence de la relation pour défendre une théorie selon laquelle, parce qu’ils avaient des rapports sexuels dans le cadre de leur relation, le jury devait conclure que l’appelant s’attendait à des rapports sexuels et était en colère parce qu’elle avait refusé ses avances. Le ministère public a toutefois également insisté pour qu’on empêche l’appelant de réfuter cette thèse si son témoignage devait de quelque façon que ce soit révéler indirectement au jury que la plaignante avait eu le même type d’activités sexuelles que celui allégué par le ministère public à l’appui de sa propre thèse. Cette approche, comme je l’ai déjà mentionné, est fondamentalement injuste.
[197] La caractérisation qu’effectuent mes collègues majoritaires des effets de la décision relative à la preuve me paraît aussi fondamentalement injuste. C’est le cas notamment parce que la décision relative à la preuve n’aurait pas dévoilé de preuve directe d’autres activités sexuelles — ce qui constitue un facteur déterminant pour la recherche de l’équilibre exigée par l’art. 276 — si le ministère public n’avait pas décidé de poser des questions qui contrevenaient directement à cette disposition. On se souviendra que la décision en question n’aurait dû avoir pour effet que de révéler indirectement ou accessoirement les antécédents sexuels de la plaignante, car aucune preuve ne pouvait être présentée sur [traduction] « les activités sexuelles précises auxquelles [la plaignante] et l’accusé s’étaient livrés » ou sur « le nombre de relations sexuelles qu’ils ont eues après avoir cessé de faire vie commune » (d.a., vol. I, p. 10). Le régime créé par l’art. 276 reconnaît que les divers types de preuve d’antécédents sexuels peuvent donner lieu à divers degrés de préjudice. Il appartient au juge du procès de décider dans quelle mesure la preuve d’antécédents sexuels risque d’inciter le jury à tirer des conclusions interdites dans la cause dont il est saisi. Il s’agit là d’une caractéristique essentielle du pouvoir discrétionnaire conféré aux juges du procès par l’art. 276 (R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, par. 19, 30, 36 et 71).
[198] Les juges majoritaires proposent un guide utile aux juges du procès pour l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire (par. 74‑75) : lorsque le juge du procès craint que les jurés ne spéculent indûment sur les antécédents sexuels de la plaignante, il doit leur expliquer clairement qu’ils n’entendront aucun témoignage sur une éventuelle composante sexuelle de la relation; il doit leur expliquer que « non, c’est non » et que le consentement donné dans le passé n’implique ni ne suppose d’aucune façon que ce même consentement sera donné à l’avenir; et si une preuve concernant la relation est admissible, elle doit être présentée dans un exposé conjoint des faits pour minimiser le besoin de mener un interrogatoire et un contre‑interrogatoire.
[199] En l’espèce, la juge du procès a respecté chacun de ces principes dans sa décision relative à la preuve, lors des échanges qu’elle a eus avec les avocats, dans les mises en garde qu’elle a servies aux jurés, ainsi que dans ses directives finales. C’est la décision du ministère public de ne pas présenter cette preuve au moyen d’un exposé conjoint des faits — comme l’avait suggéré la juge du procès — et le fait que le ministère public a par la suite contrevenu à la décision relative à la preuve — soumettant ainsi à l’appréciation des jurés une preuve par ailleurs inadmissible — qui sont à l’origine des problèmes survenus lors du procès, que les juges majoritaires imputent maintenant, étonnamment, à la juge du procès. Il s’agit là à mon sens d’un motif totalement inacceptable pour faire droit à l’appel d’un verdict d’acquittement interjeté par le ministère public.
[200] La prudence dont a fait preuve l’avocate du ministère public en réclamant des éclaircissements au sujet de la décision — prudence dont on doit la féliciter — ne l’a pas empêchée d’y contrevenir. Cela témoigne d’un problème d’application qui s’explique par l’équilibre délicat exigé par l’art. 276 (voir D. Stuart, « Twin Myth Hypotheses in Rape Shield Laws are Too Rigid and Darrach is Unclear » (2009), 64 C.R. (6th) 74, p. 75‑76). Ce dont il a été convenu à l’avance peut dérailler lorsque le témoin se présente à la barre. Les juges majoritaires estiment eux aussi que c’est ce qui s’est passé en l’espèce, mais ils règlent ensuite le problème d’application en faveur du ministère public. Voilà qui est regrettable, parce que la décision de la juge du procès relative à la preuve, ainsi que ses nombreuses interventions au procès, étaient fidèles aux principes énoncés dans les arrêts Seaboyer et Darrach et n’y dérogeaient pas. La juge du procès a appliqué les bons principes juridiques : une preuve comme celle en cause ici concernant la relation est pertinente lorsque l’accusé est, sans elle, empêché de présenter une défense pleine et entière et lorsque ses caractéristiques ne révèlent qu’indirectement ou accessoirement les antécédents sexuels de la plaignante. En pareil cas, le droit de l’accusé à une défense pleine et entière ne peut pas lui être assuré s’il n’est autorisé qu’à raconter que ce qui s’est passé et non à expliquer comment ni pourquoi les faits se sont produits ou à soumettre des preuves corroborantes. La grande valeur probante d’une telle preuve devrait l’emporter sur le risque qu’elle ait un effet préjudiciable (particulièrement lorsqu’elle est accompagnée, comme en l’espèce, d’une directive restrictive appropriée), de sorte que le juste équilibre visé par l’art. 276 serait atteint.
[201] Enfin, l’approche préconisée par les juges majoritaires épargne au ministère public de s’acquitter du lourd fardeau qui lui incombe de démontrer qu’une erreur de droit a eu une incidence significative sur le verdict du jury (voir l’arrêt R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609). En dépit du point de vue de mes collègues majoritaires selon lequel la preuve concernant la relation présentée en l’espèce aurait eu une incidence importante dans la décision de prononcer des acquittements, cela ne tient pas compte du fait que c’est le ministère public qui s’est fondé sur cette preuve contre l’appelant. De plus, je le répète, c’est le ministère public, et non l’appelant, qui a dérogé à la décision relative à la preuve et qui a exploré les détails de la relation (le lieu de leur relation sexuelle précédente), et la fréquence de leurs relations sexuelles.
[202] Comme le juge Watt l’a noté dans l’arrêt R. c Luciano, 2011 ONCA 89, 273 O.A.C. 273 :
[traduction]
Il convient de se rappeler que l’appel interjeté par le procureur général porte sur le verdict d’acquittement et non sur la décision concernant l’admissibilité qui constituerait une erreur de droit. Ainsi, il lui faut démontrer qu’une erreur de droit a été commise (dans la décision portant sur l’admissibilité) et qu’il existe un lien entre cette erreur et le verdict qui a été rendu (en l’occurrence un acquittement). La jurisprudence nous enseigne qu’on ne doit pas annuler un acquittement à la légère. [Italiques dans l’original; par. 260]
En l’espèce, le ministère public n’a pas démontré l’existence d’un lien suffisant entre l’erreur de droit qui aurait été commise et le verdict qui a été rendu. Je repose la question : comment peut‑on prétendre que l’admission des éléments de preuve en cause a eu une incidence importante dans la décision de prononcer les acquittements lorsque le ministère public se fondait sur les éléments de preuve en question pour étayer sa thèse? Si l’on se fie au dossier dans la présente affaire, il n’a pas été satisfait à la norme établie par Graveline. Soit dit en tout respect, je soutiens que la décision de mes collègues majoritaires d’ordonner la tenue d’un nouveau procès dans la présente affaire dilue indûment cette norme établie par Graveline.
VI. Conclusion
[203] En fin de compte, je souscris au raisonnement de la juge du procès relatif à l’art. 276 . Le droit à une défense pleine et entière suppose le droit d’être autorisé à donner une version des faits complète et cohérente en se servant d’éléments de preuve pertinents dont la valeur probante l’emporte sur leurs effets préjudiciables. On ne peut y parvenir en obligeant l’accusé à ne relater que ce qui s’est passé et en ne l’autorisant ni à expliquer comment et pourquoi les faits se sont déroulés, ni à produire des éléments de preuve corroborante.
[204] Reconnaissant cet état de fait, j’estime que la juge du procès a habilement géré une situation rendue difficile non seulement par l’objet de la preuve, mais aussi par le fait que le ministère public, dans son interrogatoire de la plaignante, a débordé du cadre établi par la décision relative à la preuve qu’elle avait rendue. Cette décision d’admettre une preuve qui avait une grande valeur probante dans le but limité de permettre au jury d’évaluer la plausibilité de la version des faits de l’appelant était fidèle à l’arrêt Seaboyer (p. 609) et à l’art. 276 . En outre, les directives minutieuses qu’elle a données aux jurés au sujet de cet objectif limité suffisaient pour tenir compte de tout effet préjudiciable que cette preuve pouvait comporter. Les jurés « [ne] sont [pas] des crétins, tout à fait dénués d’intelligence », ils sont plutôt « consciencieux[,] ils veulent remplir leur devoir de jurés » et ils « sont peu susceptibles d’oublier des directives » (W.(D.), p. 761, le juge Cory, citant R. c. Lane and Ross (1969), 6 C.R.N.S. 273 (C.S. Ont.) (soulignement omis); voir également R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, p. 695‑696, le juge en chef Dickson).
[205] Le jury a rendu son verdict après avoir reçu des directives appropriées sur la façon de s’y prendre. J’accueillerais le pourvoi et je rétablirais les acquittements.
Pourvoi rejeté, le juge Brown est dissident.
Procureur de l’appelant : Deborah Hatch Law, Edmonton.
Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureur de l’intervenante la procureure générale de l’Ontario : Procureure générale de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Addario Law Group, Toronto; Daniel Brown Law, Toronto.
[1] L’article 276 du Code criminel utilise la forme masculine du mot « plaignant » pour décrire la personne qui serait victime de cette infraction. Toutefois, comme je l’explique plus loin, l’agression sexuelle est une infraction hautement genrée dont la plupart des victimes sont des femmes. Pour cette raison, et puisque la plaignante dans le dossier est une femme, j’utiliserai la forme féminine « plaignante » dans le présent jugement.
[2] Statistique Canada, Les agressions sexuelles déclarées par la police au Canada avant et après le mouvement #MoiAussi, 2016 et 2017 (2018).
[3] Le 13 décembre 2018, le projet de loi C-51, la Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi , 1re sess., 42e lég., 2018, a reçu la sanction royale. Cette loi apporte des modifications mineures visant à « clarifier » l’application de l’art. 276 . Ces modifications ne s’appliquent pas en l’espèce, et n’ont aucune incidence sur l’analyse dans la présente affaire.
[4] R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33, par. 173 et Mills, par. 90, reprennent cette expression que Mme Cristin Schmitz a utilisé pour la première fois en ce sens dans son article « ‘Whack’ Sex Assault Complainant at Preliminary Inquiry » publié dans The Lawyers Weekly, vol. 8, no 5, en mai 1988.
[5] Voir, par exemple, Ministère de la Justice, Division de la recherche et de la statistique, La victimisation avec violence : répercussions sur la santé des femmes et des enfants, Canada (2012); K.-L. Miller, “You Can’t Stop the Bell from Ringing” Protean, Unpredictable, and Persisting: The Victim Impact Statement in the Context of Sexually Assaulted Women (2015).
[6] Ministère de la Justice, Division de la recherche et de la statistique, Estimation de l’incidence économique des crimes violents au Canada en 2009 (2014).
[7] Maintenant l’al. 278.94(4)c).
[8] Les modifications apportées en décembre 2018 ont rendu cette règle explicite.
[9] Toutes les dispositions citées sont des dispositions du Code.
[10] Le 13 décembre 2018, diverses modifications au régime établi par l’art. 276 sont entrées en vigueur. Les présents motifs portent sur le régime établi par l’art. 276 tel qu’il existait avant cette date.
[11] Ce type de preuve est souvent appelée « preuve concernant un comportement sexuel antérieur ». Cependant, j’utiliserai l’expression « preuve concernant une activité sexuelle » dans les présents motifs afin de rendre compte du fait qu’une telle preuve peut également viser une activité sexuelle dans le cadre d’une relation en cours au moment de l’infraction alléguée ou une activité sexuelle postérieure à celle‑ci.
[12] Comme je l’expliquerai plus loin, je doute que la demande de M. Goldfinch aurait satisfait au critère de la pertinence prévu à l’art. 276.1 (voir par. 94). Cette question n’a toutefois pas été soulevée en appel.
[13] L’équivalent anglais du terme, soit friends with benefits, est défini par l’Oxford English Dictionary qui décrit ceux qui entretiennent ce type de relation comme des [traduction] « ami[s] avec [lesquels] on a des relations sexuelles occasionnelles et sans attaches » (en ligne). L’origine du concept est nébuleuse, mais le terme lui-même semble avoir été utilisé pour la première fois dans la chanson d’Alanis Morissette, Head over Feet (1995) 39 : « You’re the best list’ner that I’ve ever met. You’re my best friend, best friend with benefits. »
[14] Strictement parlant, le ministère public n’est pas « lié » par une décision fondée sur l’art. 276.1 , puisque la preuve qu’il présente n’est pas présentée par « l’accusé ou son représentant ». Le ministère public adhère aux principes énoncés dans l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, en ce qui a trait aux règles de preuve de la common law applicables dans le cadre de poursuites en matière sexuelle. Cette distinction est sans importance dans le présent pourvoi. Le ministère public comprenait qu’il ne pouvait pas produire d’éléments de preuve qui contrevenaient à la décision relative à la preuve.
[15] Le législateur a clarifié cela en modifiant l’al. 276(2) (a) du Code criminel pour qu’il prévoie maintenant que la preuve d’une autre activité sexuelle ne peut pas être présentée afin de permettre les déductions visées au par. 276(1) .