Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe
Motifs de jugement conjoints (par. 1 à 114): Les juges Moldaver et Brown (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella et Côté)
Motifs conjoints dissidents (par. 115 à 195) : Les juges Karakatsanis et Rowe
Nos du greffe : 37701, 38308
Arrêt (les juges Karakatsanis et Rowe sont dissidents) : Les pourvois dans S. sont rejetés. Le pourvoi dans Beaudry est accueilli, le jugement déclaratoire selon lequel l’al. 130(1) (a) de la LDN est inopérant dans son application à toute infraction civile grave est annulé, et la déclaration de culpabilité est rétablie.
Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Côté et Brown : L’alinéa 130(1) a) de la LDN n’est pas incompatible avec l’al. 11f) de la Charte . L’expression « offence under military law » figurant dans la version anglaise de l’al. 11f) renvoie à une infraction d’ordre militaire validement adoptée conformément au pouvoir que le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement sur « [l]a milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays ». La jurisprudence de la Cour établit que le Parlement a validement édicté l’al. 130(1) a) de la LDN en vertu de ce chef de compétence. Elle établit également que cet alinéa n’a pas de portée excessive au regard de l’art. 7 de la Charte . Par conséquent, lorsqu’une infraction civile grave est jugée comme une infraction d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a), elle peut être considérée comme une « offence under military law » et entraîner par le fait même l’application de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) de la Charte .
Règle générale, les principes fondamentaux d’interprétation s’appliquant aux droits qu’énonce la Charte s’appliquent également aux exceptions qu’elle prévoit. Leur interprétation doit être téléologique plutôt que technique ou formaliste. Tout comme ils doivent veiller à ne pas aller au‑delà de l’objet d’un droit garanti par la Charte en accordant à ce droit une interprétation indûment libérale, les tribunaux doivent également prendre garde de ne pas rester en deçà de l’objet d’une exception prévue par la Charte en donnant à cette exception une interprétation indûment restrictive. Comme une exception prévue par la Charte ne peut être interprétée qu’en fonction du droit qu’elle restreint, les tribunaux devraient les examiner ensemble.
Le droit à un procès avec jury poursuit deux objectifs principaux. Sur le plan individuel, il protège l’accusé en lui permettant d’être jugé par ses pairs. Comme le droit appartient à l’accusé, cette dimension individuelle est de la plus haute importance. Sur le plan social, il sert de moyen d’éduquer le public sur le système de justice pénale et il incorpore les normes de la société aux verdicts des procès. Malgré l’importance de ce double objectif, le droit à un procès avec jury n’est pas absolu. L’alinéa 11f) de la Charte prévoit plutôt une exception à ce droit qui s’applique à « une infraction relevant de la justice militaire » (« an offence under military law tried before a military tribunal » dans la version anglaise).
L’inclusion de cette exception militaire à l’al. 11f) montre que la Charte envisage un système de justice militaire parallèle visant à favoriser la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Le système de justice militaire canadien a toujours été distinct du système de justice civil, et il est conçu pour répondre aux besoins particuliers des troupes. Il est passé d’un modèle de discipline centré sur le commandement qui offrait de faibles garanties procédurales à un système de justice parallèle s’apparentant beaucoup au système de justice civil. Le système de justice militaire du Canada repose sur le Code de discipline militaire (« CDM »), qui se trouve à la partie III de la LDN et qui comprend l’al. 130(1) a). Ce code définit la norme de conduite applicable aux militaires et crée un ensemble de tribunaux militaires chargés de sanctionner les manquements à cette norme. L’alinéa 130(1) a) de la LDN transforme la plupart des infractions civiles ordinaires survenues au Canada en infractions d’ordre militaire, conférant ainsi aux tribunaux militaires une compétence concurrente à l’égard de ces infractions lorsqu’elles sont commises par une personne assujettie au CDM. Cette disposition figure dans la LDN depuis l’adoption de cette loi, et des dispositions similaires existent depuis longtemps au Royaume‑Uni.
Si le système de justice militaire du Canada n’a jamais prévu de procès avec jury, il prévoit depuis longtemps un procès devant une cour martiale générale, composée d’un juge et d’un comité militaire. Le comité militaire joue un rôle spécifique; les membres du comité offrent expérience militaire et intégrité au processus judiciaire militaire, et ils représentent la communauté militaire responsable de la discipline et de l’efficacité. À certains égards, un comité militaire est semblable à un jury et, au fil des ans, cette ressemblance s’est accentuée. Tout comme le jury, le comité agit comme juge des faits, tandis que le juge tranche les questions de droit. De plus, les comités sont tenus de rendre leur verdict à l’unanimité et, c’est au juge qu’il incombe d’infliger une peine en cas de verdict de culpabilité. Cependant, un comité militaire n’est pas un jury et des différences importantes les distinguent. Des raisons valables justifient le choix d’un modèle spécifique de comité militaire, plutôt qu’un modèle de jury, par le système de justice militaire. Par exemple, le concept de « militaires jugés par des militaires » favorise le moral des troupes. De plus, le système de justice militaire canadien fonctionne à l’étranger et des tribunaux militaires pourraient devoir être convoqués à bref délai dans une autre partie du monde. Lorsqu’un procès doit avoir lieu à l’étranger, il serait très peu pratique, voire impossible, de convoquer un jury composé de civils canadiens et de le transporter à l’endroit où se déroule le procès.
L’objectif de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) de la Charte est de reconnaître et de confirmer l’existence d’un système de justice militaire distinct, adapté aux besoins particuliers des Forces armées, et de préserver la réalité historique selon laquelle il n’y a jamais eu de procès avec jury dans les affaires régies par le droit militaire au Canada. Dans le cas particulier de l’al. 11f) , l’exception militaire restreint le droit à un procès avec jury en renvoyant, à tout le moins implicitement, à un chef de compétence particulier de la Loi constitutionnelle de 1867 — à savoir le pouvoir que le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement sur « [l]a milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays ». L’expression « offence under military law » à l’al. 11f) de la Charte renvoie à une infraction validement adoptée conformément à ce chef de compétence. Il faut donc une cohérence entre l’analyse du partage des compétences, l’analyse de la portée excessive et le sens de l’expression « offence under military law » figurant à l’al. 11f) . La jurisprudence de la Cour établit que le Parlement a validement édicté l’al. 130(1) a) de la LDN en vertu du pouvoir que lui confère le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 . Elle établit également que cet alinéa n’a pas de portée excessive au regard de l’art. 7 de la Charte . Il s’ensuit donc qu’une infraction civile grave qui est jugée comme une infraction d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a) peut être considérée comme une « offence under military law » pour l’application de l’al. 11f) de la Charte . Par conséquent, l’al. 130(1) a) n’est pas incompatible avec l’al. 11f) de la Charte , car il ne prive personne de son droit légitime à un procès avec jury.
Une infraction civile grave qui est jugée comme une infraction d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a) peut être considérée comme une « offence under military law » pour l’application de l’al. 11f) de la Charte , qu’il existe ou non un « lien de connexité [accru] avec le service militaire » allant au‑delà du statut de militaire de l’accusé. Des raisons convaincantes justifient de ne pas faire renaître la doctrine du « lien de connexité avec le service militaire ». Premièrement, la Cour dans R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, a établi le « lien de connexité avec le service militaire » qui est nécessaire pour établir un lien rationnel avec la discipline, l’efficacité et le moral des troupes, à savoir le statut de militaire de l’accusé. Deuxièmement, un certain nombre des infractions énumérées aux art. 73 à 129 de la LDN — lesquelles, les parties ne le contestent pas, constituent des « offence[s] under military law » — peuvent être commises en l’absence d’un « lien de connexité [accru] avec le service militaire » (p. ex. le « vol » prévu à l’art. 114 ). Si aucun « lien de connexité [accru] avec le service militaire » n’est requis pour préserver le statut d’« offence[s] under military law » de ces infractions, il est alors illogique d’imposer une telle exigence en lien avec les infractions prévues à l’al. 130(1) a). Troisièmement, l’imposition d’une exigence accrue de « lien de connexité avec le service militaire » risquerait de faire en sorte que les tribunaux militaires se livrent à un examen préliminaire compliqué et inutile qui détourne leur attention du fond de l’affaire. Quatrièmement, les objectifs essentiels de la détermination de la peine dans le système de justice militaire diffèrent de ceux du système de justice civil. Si les infractions civiles graves commises par des personnes assujetties au CDM devaient être acheminées vers le système de justice civil, les décisions relatives à la détermination de la peine dans ces affaires pourraient ne pas réellement tenir compte de la gravité de ces infractions, à la lumière des objectifs que sont la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Cinquièmement, bien que les procureurs militaires puissent effectuer un examen qui ressemble à un examen fondé sur le critère du « lien de connexité avec le service militaire » lorsqu’ils évaluent s’il y a lieu d’exercer leur compétence dans une affaire donnée, l’existence de la compétence doit être distinguée de l’exercice de celle‑ci. Enfin, ces préoccupations sont renforcées par des considérations d’ordre pratique. Imposer une exigence accrue de « lien de connexité avec le service militaire » irait à l’encontre de l’objectif de répondre rapidement aux inconduites dans les Forces armées et, par le fait même, de favoriser la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.
Les juges Karakatsanis et Rowe (dissidents) : En fonction de la nature, de l’objet, du libellé et de l’historique du droit à un procès avec jury, ainsi que de l’exception dont est assorti ce droit, l’al. 130(1) a) de la LDN n’est pas conforme à l’al. 11f) de la Charte dans la mesure où il prive les militaires du droit à un procès avec jury pour des infractions graves qui n’ont pas de lien de connexité avec le service militaire. Par conséquent, l’al. 130(1) a) n’entre dans le champ d’application de l’exception militaire au droit à un procès avec jury garanti par la Charte que dans la mesure où il y a un lien direct entre les circonstances de l’infraction et le service militaire. Étant donné que l’invalidation de la disposition législative irait plus loin que ce qu’exige la violation de la Charte et empêcherait que toutes les infractions indiquées à l’al. 130(1) a) fassent l’objet d’un procès devant les tribunaux militaires, un lien de connexité avec le service militaire doit être inclus à l’al. 130(1) a) par voie d’interprétation extensive pour que celui-ci soit conforme à l’al. 11f) de la Charte .
Il faut comprendre le sens d’un droit garanti par la Charte en fonction de l’analyse de l’objet de la garantie et des intérêts que le droit vise à protéger. L’objet du droit est établi à la lumière de la nature et des objectifs plus larges de la Charte , du libellé de la disposition prévoyant le droit, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, du sens et de l’objet des autres droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte . L’interprétation doit être libérale et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte sans aller au‑delà de l’objet du droit. Les exceptions ne devraient pas s’interpréter d’une façon plus large que ce qui est nécessaire pour assurer le respect des valeurs sur lesquelles elles reposent. Afin d’établir si une exception mine l’objectif général du droit d’une façon qui outrepasse la portée voulue de celle‑ci, il est essentiel de considérer ensemble la raison d’être du droit et celle de l’exception. L’alinéa 11f) est une illustration du droit fondamental à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que garantit l’art. 7 . Toutefois, l’al. 11f) offre aussi une protection particulière que l’art. 7 n’offre pas. La disposition déclarée constitutionnelle au regard de l’art. 7 n’est pas nécessairement constitutionnelle au regard de l’art. 11 , et vice versa. Par conséquent, la conclusion dans Moriarity selon laquelle l’al. 130(1) a) de la LDN ne viole pas l’art. 7 pour cause de portée excessive ne répond pas à la question de savoir si la disposition viole l’al. 11f) . L’alinéa 11f) a pour objet de garantir le droit à un procès avec jury, qui protège autant l’intérêt des individus que celui de la société dans la tenue de procès avec jury. Il faut donner effet à ces deux aspects du droit. Un procès devant un comité militaire ne s’apparente pas au système de justice civil lorsque la société en général n’y participe pas.
Au cours des quatre dernières décennies, l’élaboration du critère du lien de connexité avec le service militaire au Canada a restreint la compétence des tribunaux militaires aux infractions qui sont de nature militaire ou qui ont lieu dans un contexte militaire. La compétence des tribunaux militaires a longtemps été assujettie à d’importantes limites. Au départ, le type d’infractions qui pouvaient faire l’objet d’un procès devant les tribunaux militaires se limitait aux infractions propres au service militaire, comme la désertion, la mutinerie et la sédition. Il était généralement indiqué que les tribunaux militaires, plutôt que les tribunaux civils, jugent les militaires accusés d’infractions lorsque justice devait être rendue rapidement et efficacement pour le maintien de la discipline, comme lorsque les infractions avaient été commises en temps de guerre ou à l’étranger. Lorsque la compétence des tribunaux militaires s’est élargie pour comprendre les infractions civiles, les tribunaux civils sont demeurés la juridiction principale dans le cas où les infractions pouvaient être jugées devant l’un ou l’autre des tribunaux. Les tribunaux ont élaboré le critère du lien de connexité avec le service militaire permettant d’établir les situations où il est approprié de déroger à la primauté de la compétence des tribunaux civils. Selon ce critère, il faut se demander si le militaire a commis une infraction liée au service militaire, compte tenu de la nature de l’infraction, des circonstances de sa perpétration et de la question de savoir si l’infraction serait susceptible d’influer sur la discipline et l’efficacité des Forces armées.
La Cour dans Moriarity n’a pas écarté toute possibilité d’application du critère du lien de connexité avec le service militaire, et celui‑ci continue d’être appliqué en pratique par les procureurs militaires. Pour établir s’il existe un lien de connexité avec le service militaire, les tribunaux peuvent être appelés à procéder à des examens minutieux et à prendre des décisions exigeant une réflexion ardue, mais il s’agit d’une démarche nécessaire compte tenu des droits constitutionnels en jeu. Les tribunaux sont les mieux placés pour prendre ces décisions, plutôt que ce soit le poursuivant qui tranche la question en vertu de son pouvoir discrétionnaire. La constitutionnalité d’une disposition législative ne peut dépendre de la confiance qu’on peut avoir que le pouvoir discrétionnaire sera exercé comme il se doit. Le fait d’imposer un critère relatif au lien de connexité avec le service militaire n’est pas susceptible de donner lieu à un engorgement supplémentaire des tribunaux civils. Même s’il y avait des preuves que le système de justice militaire souffre de moins de retards que le système civil, la possibilité qu’il y ait des retards n’est pas un fondement approprié justifiant que l’accusé soit privé de son droit à un procès avec jury.
Il incombe aux tribunaux d’interpréter les mots exprimant l’exception militaire à l’al. 11f) de la Charte afin d’établir l’éventail des infractions que le Parlement peut exclure du droit à un procès avec jury. La compétence législative et la portée excessive ne sont pas les seules limites au pouvoir du Parlement. Le législateur n’a pas à jouer l’arbitre des droits constitutionnels en définissant la portée de l’exception militaire. Selon une interprétation téléologique, l’expression « offence under military law » s’entend d’une infraction qui, par sa nature, comporte un lien avec le service militaire ou qui a été commise dans des circonstances ayant un lien suffisant avec le service militaire pour influer directement sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.
Lorsqu’une personne est accusée d’une infraction qui entre dans le champ d’application de l’al. 130(1) a) de la LDN et que cet accusé conteste la compétence du tribunal militaire au motif qu’il serait privé de son droit à un procès avec jury que lui garantit l’al. 11f) , le tribunal devrait se demander s’il y a un lien entre l’infraction et le service militaire. Le membre des Forces armées a‑t‑il commis une infraction dans des circonstances qui sont à ce point liées au service militaire qu’elle est susceptible d’influer directement sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes? Pour déterminer s’il y a un lien suffisant entre l’infraction et le service militaire, le tribunal doit se demander si le militaire a commis l’infraction dans l’exécution de ses fonctions, sur une propriété militaire ou en utilisant une propriété militaire. Dans l’affirmative, le tribunal peut en inférer que les circonstances de l’infraction influent directement sur l’efficacité, la discipline et le moral des troupes. La poursuite peut indiquer d’autres circonstances de l’infraction pour montrer une telle incidence.
L’alinéa 130(1) a) ne peut être justifié au regard de l’article premier de la Charte . La disposition n’est pas soigneusement adaptée à ses objectifs, car elle porte atteinte au droit à un procès avec jury plus que ce qui est raisonnablement nécessaire. L’objectif de maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des Forces armées est suffisamment urgent et réel, mais il n’est pas évident qu’il exige que les infractions ordinaires soient jugées devant des tribunaux militaires. Une autre solution, qui n’aurait emporté qu’une atteinte minimale, aurait été que les infractions pénales soient jugées par un comité militaire seulement lorsqu’il y a un lien direct entre les circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise et le service militaire. La réparation qui convient est l’inclusion, par voie d’interprétation extensive, d’une exigence relative au lien de connexité avec le service militaire à l’al. 130(1) a), car elle permet d’harmoniser immédiatement la loi en question avec les exigences de la Charte .
Jurisprudence
Citée par les juges Moldaver et Brown
Arrêts mentionnés : R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; R. c. Royes, 2016 CACM 1; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Bryant (1984), 48 O.R. (2d) 732; R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384; R. c. Trépanier, 2008 CACM 3; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398; R. c. Mac, 2002 CSC 24, [2002] 1 R.C.S. 856; R. c. Lunn (1993), 5 C.A.C.M. 157; R. c. Brown (1995), 5 C.A.C.M. 280; R. c. Nystrom, 2005 CACM 7; O’Callahan c. Parker (1969), 395 U.S. 258; Solorio c. United States (1987), 483 U.S. 435; R. c. MacDonald (1983), 4 C.A.C.M. 277; Ionson c. La Reine (1987), 4 C.A.C.M. 433; Ryan c. La Reine (1987), 4 C.A.C.M. 563; R. c. Moriarity, 2014 CACM 1; R. c. Larouche, 2014 C.A.C.M. 6, 460 N.R. 59; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134; R. c. CIP Inc., [1992] 1 R.C.S. 843; MacKay c. Rippon, [1978] 1 C.F. 233; R. c. Ryan, 2018 CM 2033; R. c. Reddick, [1996] A.C.A.C. no 9.
Citée par les juges Karakatsanis et Rowe (dissidents)
MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Air Canada c. Colombie‑Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161; R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. v. CIP Inc., [1992] 1 R.C.S. 843; R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134; Amax Potash Ltd. c. Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433; R. c. Larouche, 2014 CACM 6, 460 N.R. 23; Grant c. Gould (1792), 2 H. Bl. 69, 126 E.R. 434; R. c. Macdonald, 4 C.A.C.M. 277; R. c. MacEachern (1985), 4 C.A.C.M. 447; Ryan c. La Reine (1987), 4 C.A.C.M. 563; Ionson c. La Reine (1987), 4 C.A.C.M. 433, conf. par [1989] 2 R.C.S. 1073; R. c. Brown (1995), 5 C.M.A.R. 280; O’Callahan c. Parker (1969), 395 U.S. 258; Relford c. Commandant (1971), 401 U.S. 355; R. c. Catudal (1985), 4 C.M.A.R. 338; Solorio c. United States (1987), 483 U.S. 435; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Hannah, 2013 CM 2011; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Re Colonel Aird, [2004] HCA 44, 209 A.L.R. 311; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Schachter c. Canada [1992] 2 R.C.S. 67.
Lois et règlements cités
An Act for punishing Officer or Soldiers who shall Mutiny or Desert Their Majestyes Service (Angl.), 1688, 1 Will 3 & Mar. 2, c. 5.
An Act respecting the Militia and Defence of the Dominion of Canada, S.C. 1868, c. 40.
Army Act, 1881 (R.‑U.), 44 & 45 Vict., c. 58, art. 41, 48(3).
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 7 , 7 à 14 , 11 .
Code criminel, 1892, L.C. 1892, c. 29, art. 3(t.).
Code criminel, L.R.C. 1970, c. C‑34, art. 2.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , partie VII, art. 2, 271, 280 à 283, 367, 471, 718.
Loi concernant la défense nationale, L.C. 1950, c. 43, art. 119, 140(1).
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(7) , (27) .
Loi constitutionnelle de 1982, art. 35 , 52 .
Projet de loi C‑25, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, 2e sess., 36e lég., 1998.
Projet de loi C‑60, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale (cour martiale) et une autre loi en conséquence , 2e sess., 39e lég., 2008.
Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N‑5 , parties III, VII, art. 2, 60, 68, 70, 71, 73 à 129, 114, 130, 132, 165.193(1), 167 à 168, 191, 192(1), 203.1(2), 273.601, 288‑307.
Projet de loi C-15, Loi visant à renforcer la justice militaire pour la défense du Canada , 1ère sess., 41e lég., 2013.
Naval Discipline Act, 1866 (R.-U.), 29 & 30 Vict., c. 109, art. 45.
Règles militaires de la preuve, C.R.C., c. 1049, art. 16(2)(a).
Doctrine et autres documents cités
Blackstone, William. Commentaries on the Law of England, Book 4, Oxford, Clarendon Press, 1765.
Canada. Bureau du vérificateur général. Printemps 2018, Rapports du vérificateur général du Canada au Parlement du Canada : Rapport 3 — L’administration de la justice dans les Forces armées canadiennes. Ottawa, 2018.
Canada. Cabinet du Juge‑avocat général. Ébauche — Rapport interne — Révision globale de la cour martiale, 17 janvier, 2018 (en ligne : https://www.canada.ca/content/dam/dnd-mdn/migration/assets/FORCES_Internet/docs/fr/jag/revision-globale-cour-martiale-rapport-provisoire-21juillet2017.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2019SCC-CSC40_4_fra.pdf).
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POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (le juge en chef Bell et les juges Cournoyer et Gleason), 2017 CACM 2, 391 C.R.R. (2d) 156, [2017] A.C.A.C. no 2 (QL), 2017 CarswellNat 2523 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge militaire Perron, 2013 CM 4028, 2013 CarswellNat 11405 (WL Can.), des décisions du juge militaire D’Auteuil, 2013 CM 3032, 2013 CarswellNat 6527 (WL Can.); 2014 CM 3024, 2014 CarswellNat 8527 (WL Can.); 2015 CM 3007, 2015 CarswellNat 5822 (WL Can.); et 2015 CM 3009, 2015 CarswellNat 4879 (WL Can.), ainsi qu’une décision du juge militaire Dutil rendue le 22 août 2014, et qui a infirmé une décision du juge militaire Dutil, 2015 CM 1001, 2015 CarswellNat 146 (WL Can.). Pourvois rejetés, les juges Karakatsanis et Rowe sont dissidents.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (le juge en chef Bell et les juges Gagné et Ouellette), 2018 CACM 4, 430 D.L.R. (4th) 557, [2018] A.C.A.C. no 4 (QL), 2018 CarswellNat 5344 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge militaire Pelletier, 2016 CM 4010, 2016 CarswellNat 3501 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Karakatsanis et Rowe sont dissidents en partie.
Jean‑Bruno Cloutier et Mark Létourneau, pour les appelants (37701) et l’intimé (38308).
Bruce W. MacGregor, c.r., Dylan Kerr et Anthony M. Tamburro, pour les intimés (37701) et l’appelante (38308).
Adam Goldenberg, Peter Grbac et Asher Honickman, pour l’intervenant Advocates for the Rule of Law (37701 et 38308).
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Côté et Brown rendu par
Les juges Moldaver et Brown —
I. Aperçu
[1] L’alinéa 11f) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit à toute personne accusée d’une infraction punissable d’un emprisonnement de cinq ans ou plus le droit de bénéficier d’un procès avec jury, « sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire » (« except in the case of an offence under military law tried before a military tribunal » dans la version anglaise). Dans le cadre des présents pourvois, nous devons établir la portée de cette « exception militaire ». Plus précisément, nous devons décider si une infraction visée à l’al. 130(1) a) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N‑5 (« LDN »), tombe sous le coup de cette exception.
[2] Depuis l’instauration des forces militaires organisées au Canada après la Confédération, un système de justice militaire distinct fonctionne parallèlement au système de justice civil. Adaptés aux besoins particuliers des Forces armées, les processus de ce système visent « à assurer le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes » (R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 46). Ce système repose sur le Code de discipline militaire (« CDM »), qui figure à la partie III de la LDN . Le CDM, « un ingrédient essentiel de la vie militaire » (MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370, p. 400), établit les caractéristiques essentielles du système de justice militaire, y compris les catégories de personnes assujetties au CDM, les « infractions d’ordre militaire » (définies à l’art. 2 de la LDN ) qui contreviennent au CDM, la compétence des « tribunaux militaires » (définis à l’art. 2 de la LDN ) pour juger ces infractions, et les processus de contestation de leurs décisions.
[3] L’alinéa 130(1) a) crée, par voie d’incorporation, des infractions d’ordre militaire qui s’ajoutent à celles déjà énoncées dans le CDM. Aux termes de cet alinéa, constitue une infraction d’ordre militaire « tout acte ou omission survenu au Canada et punissable sous le régime [. . .] du Code criminel ou de toute autre loi fédérale ». Cela transforme les infractions criminelles et autres infractions fédérales (c’est‑à‑dire les infractions civiles ordinaires) qui surviennent au Canada en infractions d’ordre militaire, conférant ainsi aux tribunaux militaires une compétence (concurrente à celle des tribunaux civils)[1] à l’égard de telles infractions lorsqu’elles sont commises par une personne assujettie au CDM.
[4] La Cour a examiné l’al. 130(1) a) à plusieurs reprises. Il y a près de quarante ans, dans l’arrêt MacKay, elle a confirmé que l’adoption d’une disposition visant à transformer les infractions civiles ordinaires en infractions d’ordre militaire constituait un exercice valide du pouvoir du Parlement sur « la milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays » conféré par le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 (p. 397). Cette conclusion n’est pas contestée en l’espèce. Douze ans plus tard, dans l’arrêt R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, elle a confirmé « [l]’existence d’un système parallèle de droit et de tribunaux militaires, pour le maintien de la discipline dans les Forces armées » (p. 295). Cette observation a été faite dans le cadre d’une contestation du système de cours martiales fondée sur l’al. 11d) de la Charte — lequel garantit le droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial — engagée par un membre des Forces armées accusé en vertu notamment de ce qui est maintenant l’al. 130(1) a). Plus récemment, dans l’arrêt Moriarity, la Cour a conclu que l’al. 130(1) a) n’a pas une portée excessive au regard de l’art. 7 de la Charte (par. 56), même en l’absence d’un « lien direct » entre les circonstances de l’infraction reprochée et les fonctions militaires (voir par. 35 et 36). Cette conclusion découlait de la reconnaissance du fait que « [m]ême commis dans des circonstances non directement liées à des fonctions militaires, un comportement criminel ou frauduleux peut avoir une incidence sur les normes applicables au titre de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes » (par. 52).
[5] Les accusés en l’espèce, tous des membres des Forces armées à l’époque pertinente, ont été accusés d’une ou de plusieurs infractions d’ordre militaire en application de l’al. 130(1) a). Les infractions sous‑jacentes comprennent l’agression sexuelle, en violation de l’art. 271 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , le faux, en violation de l’art. 367 du Code criminel , et d’autres infractions civiles graves punissables d’une peine maximale d’au moins cinq ans d’emprisonnement. Devant diverses cours martiales permanentes, les accusés ont fait valoir leur droit de bénéficier d’un procès avec jury prévu à l’al. 11f) de la Charte , ont soutenu que l’exception militaire ne s’appliquait pas à leur situation et ont affirmé que, comme l’al. 130(1) a) faisait en sorte que leur situation relevait du système de justice militaire (lequel ne prévoit pas de procès avec jury), cette disposition était incompatible avec le droit que leur garantit l’al. 11f) .Toutes ces contestations ont été rejetées, sauf une, ce qui a donné lieu à des appels. Bien que les appels interjetés par les accusés dans R. c. D., 2017 CACM 2 (« S. »)[2], aient été rejetés, l’appel dans R. c. B., 2018 CACM 4, a été accueilli et a donné lieu au jugement déclaratoire selon lequel l’al. 130(1) a) est incompatible avec l’al. 11f) de la Charte et est inopérant dans son application à toute infraction civile pour laquelle la peine maximale est un emprisonnement de cinq ans ou plus (ci‑après « infraction civile grave »).
[6] Devant la Cour, les accusés font valoir que les seules « offence[s] under military law » (infractions au droit militaire) visées par l’exception militaire prévue à l’al. 11f) de la Charte sont celles énumérées aux art. 73 à 129 de la LDN , notamment l’espionnage pour le compte de l’ennemi (art. 78 ), la mutinerie avec violence (art. 79 ), l’insubordination (art. 85 ) et d’autres infractions d’ordre [traduction] « purement » militaire. En d’autres termes, ils affirment que seules les « normes spéciales de discipline militaire », auxquelles les citoyens ordinaires ne sont pas assujettis, constituent du « military law » (ci‑après « droit militaire »).
[7] La Couronne, en revanche, fait valoir que toute infraction d’ordre militaire validement édictée en vertu du pouvoir conféré au Parlement par le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 peut être considérée comme une « offence under military law » pour l’application de l’al. 11f) . Elle soutient qu’une infraction d’ordre militaire visée à l’al. 130(1) a) n’est pas moins une « offence under military law » que l’espionnage pour le compte de l’ennemi, la mutinerie, l’insubordination ou toute autre infraction d’ordre militaire énoncée dans le CDM.
[8] Enfin, et bien que ni les accusés ni la Couronne n’exhortent la Cour à imposer l’obligation d’établir l’existence d’un « lien de connexité avec le service militaire », il s’agit de l’approche approuvée dans les remarques incidentes des juges majoritaires dans S., ce qui constitue donc une troisième possibilité à examiner.
[9] Pour les motifs qui suivent, nous concluons que l’al. 130(1) a) de la LDN n’est pas incompatible avec l’al. 11f) de la Charte . À notre avis, l’expression « offence under military law » figurant à cette disposition renvoie à une infraction d’ordre militaire validement adoptée conformément au pouvoir que le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement sur « [l]a milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays ». Comme le confirme la jurisprudence de la Cour, l’al. 130(1) a) prend sa source dans ce chef de compétence. Par conséquent, lorsqu’une infraction civile grave est jugée comme une infraction d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a), elle peut être considérée comme une « offence under military law » et entraîner par le fait même l’application de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) .
[10] Par conséquent, nous sommes d’avis de rejeter les pourvois interjetés dans S. et d’accueillir le pourvoi interjeté dans Beaudry. Le jugement déclaratoire rendu dans Beaudry, selon lequel l’al. 130(1) a) est inopérant dans son application à toute infraction civile pour laquelle la peine maximale est un emprisonnement de cinq ans ou plus est annulé, et la déclaration de culpabilité est rétablie.
II. Charte et disposition législative
[11] Les deux dispositions au cœur des présents pourvois sont l’al. 11f) de la Charte et l’al. 130(1) a) de la LDN :
Charte canadienne des droits et libertés
11. Tout inculpé a le droit :
[. . .]
f) sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave;
Loi sur la défense nationale
PARTIE III
Code de discipline militaire
[. . .]
Infractions de droit commun
Procès militaire pour infractions civiles
130 (1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission :
a) survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale;
[. . .]
Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2).
III. Décisions des juridictions inférieures
A. Cours martiales permanentes
[12] Les décisions des diverses cours martiales permanentes ont déjà été mentionnées précédemment. En bref, toutes les contestations des accusés fondées sur l’al. 11f) ont été rejetées sauf une, ce qui a donné lieu à des appels devant la Cour d’appel de la cour martiale (« CACM »).
B. R. c. Déry, 2017 CACM 2 (le juge en chef Bell, motifs concordants, et les juges Cournoyer et Gleason)
[13] Dans S., la CACM a affirmé qu’en raison du principe de l’autorité de la chose jugée par un tribunal de même instance, elle était liée par son jugement rendu antérieurement dans R. c. Royes, 2016 CACM 1, dans lequel elle a conclu que l’al. 130(1) a) n’est pas incompatible avec l’al 11f) de la Charte . Dans l’arrêt Royes, la cour a établi que les actes et omissions auxquels fait référence l’al. 130(1) a) sont des infractions d’ordre militaire et que de telles infractions sont des « offence[s] under military law », de sorte que l’exception militaire prévue à l’al. 11f) s’applique. Pour en arriver à cette conclusion, la cour s’est fortement appuyée sur l’arrêt Moriarity de notre Cour, déclarant que même si cet arrêt ne traitait pas expressément de l’al. 11f) , il dictait néanmoins « de conclure que l’alinéa 130(1) a) de la LDN , interprété sans l’exigence d’un lien de connexité avec le service militaire, ne contrevient pas à l’alinéa 11f) de la Charte » (par. 60).
[14] Toutefois, dans S, les juges majoritaires ont ajouté dans des remarques incidentes qu’à leur avis, l’arrêt Royes est erroné. Ils ont fait remarquer que la question de la portée de l’exception militaire, prévue à l’al. 11f) de la Charte , n’avait pas été soumise à la Cour dans Moriarity, et que l’art. 7 et l’al. 11f) nécessitaient des analyses distinctes. De plus, invoquant la nécessité d’interpréter les droits garantis par la Charte de manière libérale et téléologique, les juges majoritaires ont expliqué que le fait d’inclure par voie d’interprétation extensive dans l’al. 130(1) a) l’obligation d’établir l’existence d’un « lien de connexité avec le service militaire » permettrait d’accorder, dans sa pleine mesure, la protection conférée par l’al. 11f) . Ils ont également invoqué une « tendance émergente, à l’échelle internationale, visant à restreindre la compétence des tribunaux militaires » (par. 65). Enfin, ils ont souligné que la signification de l’expression « offence under military law » devrait s’inspirer de la Charte et de ses valeurs, plutôt que d’une définition de droit militaire choisie par le Parlement, qui peut être modifiée périodiquement. En somme, les juges majoritaires se sont dits d’avis que seule l’inclusion par voie d’interprétation extensive de l’obligation d’établir l’existence d’un « lien de connexité avec le service militaire » permet à l’al. 130(1)a) de résister à un examen constitutionnel fondé sur l’al. 11f) .
[15] Dans ses motifs concordants, le juge en chef Bell a convenu avec les juges majoritaires que la cour était liée par l’arrêt Royes, mais il a exprimé son désaccord avec leur point de vue selon lequel cet arrêt était erroné.
C. R. c. Beaudry, 2018 CACM 4 (le juge en chef Bell dissident, et les juges Gagné et Ouellette)
[16] Dans l’arrêt B., les juges majoritaires ont estimé qu’ils n’étaient pas liés par les arrêts Royes et Stillman, affirmant que le principe de l’autorité de la chose jugée par un tribunal de même instance « ne sera pas appliqu[é] avec trop de rigidité » lorsque la liberté d’un citoyen est en cause (par. 19). Les juges majoritaires ont été confortés dans leur opinion par l’incompatibilité de l’arrêt Royes et des remarques incidentes formulées dans Stillman, par l’incertitude dans l’état du droit qui en découle et par le fait que la Cour avait déjà accordé l’autorisation d’interjeter appel dans Stillman.
[17] Ayant estimé qu’ils n’étaient pas liés par les arrêts Royes et Stillman, les juges majoritaires se sont penchés de nouveau sur la portée de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) de la Charte et ont conclu que les seules infractions susceptibles d’être considérées comme des « offence[s] under military law » pour l’application de l’al. 11f) étaient celles énumérées aux art. 73 à 129 de la LDN . Par conséquent, ils ont statué que l’al. 130(1) a) est incompatible avec l’al. 11f) parce qu’il prive les militaires du droit de bénéficier d’un procès avec jury pour des infractions civiles graves. Ils ont en outre conclu que cette incompatibilité ne pouvait se justifier au regard de l’article premier de la Charte et ont déclaré que l’al. 130(1) a) était inopérant dans son application à toute infraction civile grave.
[18] Dans ses motifs dissidents, le juge en chef Bell a affirmé que la cour était liée par les arrêts Royes et Stillman, de sorte que l’al. 130(1) a) n’était pas incompatible avec l’al. 11f) de la Charte .
IV. Question en litige
[19] Les pourvois soulèvent la question de savoir si l’al. 130(1) a) de la LDN est incompatible avec l’al. 11f) de la Charte . Il s’agit de décider si une infraction civile grave jugée comme une infraction d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a) peut être considérée comme une « offence under military law » et entraîner par le fait même l’application de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) .
V. Analyse
[20] Pour trancher la question soulevée par les présents pourvois, nous nous pencherons d’abord sur le droit à un procès avec jury garanti par l’al. 11f) de la Charte , puis nous examinerons l’exception militaire. Comme nous l’expliquerons plus loin, l’inclusion d’une telle exception montre que l’al. 11f) envisage un système de justice militaire parallèle visant à favoriser la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Pour comprendre ce système parallèle et la raison pour laquelle il fait l’objet d’une exception distincte à l’al. 11f) , nous retracerons son évolution au fil du temps — d’un modèle de discipline centré sur le commandement, il est devenu un partenaire à part entière du système de justice civil dans l’administration de la justice —, ce qui influe sur le sens de l’expression « offence under military law » prévue à l’al. 11f) , qui, comme nous l’expliquerons également, englobe toute infraction d’ordre militaire validement adoptée en vertu du pouvoir conféré au Parlement par le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 .
A. Alinéa 11f) de la Charte
(1) Principes d’interprétation constitutionnelle
[21] Un droit garanti par la Charte doit s’interpréter « en fonction des intérêts qu’i[l] vis[e] à protéger » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; voir aussi Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 157), en tenant compte « de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même », « des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté », « des origines historiques des concepts enchâssés » et, s’il y a lieu, « du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte » (Big M, p. 344). Il s’ensuit que l’interprétation des droits garantis par la Charte doit être « libérale » et « viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte » (ibid.). En même temps, il importe de ne pas aller au‑delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question (ibid.). Comme le fait remarquer le professeur Hogg :
[traduction] Dans le cas de la plupart des droits [. . .] l’interprétation la plus large possible du droit, qui est l’interprétation la plus libérale, « [ira] au‑delà » de l’objet du droit en englobant des comportements qui ne s’inscrivent pas dans le cadre de l’objet et ne sont pas dignes d’une protection constitutionnelle. Une interprétation téléologique a généralement pour effet de restreindre la portée du droit. L’interprétation libérale est un concept utile tant qu’il est subordonné à l’objet. [Note en bas de page omise.]
(Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), p. 36‑30)
[22] Règle générale, les principes fondamentaux d’interprétation s’appliquant aux droits qu’énonce la Charte s’appliquent également aux exceptions qu’elle prévoit. Leur interprétation doit être téléologique plutôt que technique ou formaliste. En outre, tout comme ils doivent veiller à ne pas « aller au‑delà » de l’objet d’un droit garanti par la Charte en accordant à ce droit une interprétation indûment libérale, les tribunaux doivent également prendre garde de ne pas « rester en deçà » de l’objet d’une exception prévue par la Charte en donnant à cette exception une interprétation indûment restrictive. Cependant, comme une exception prévue par la Charte ne peut être interprétée qu’en fonction du droit qu’elle restreint, le tribunal devrait les examiner ensemble.
[23] Gardant ces principes à l’esprit, nous nous pencherons d’abord sur le droit à un procès avec jury garanti par l’al. 11f) de la Charte avant de nous tourner vers l’exception militaire.
(2) Le droit à un procès avec jury
[24] Dans les tribunaux anglais, la tenue de procès avec jury remonte à il y a plus de 900 ans, à l’époque de Guillaume le Conquérant (voir R. c. Bryant (1984), 48 O.R. (2d) 732 (C.A.), p. 742, citant sir W. S. Holdsworth, A History of English Law (5e éd. 1931), vol. 1, p. 312‑350). Le jury « assurait la protection des accusés à l’époque, maintenant révolue, où le monarque pouvait exercer une influence indue sur les procédures qui se déroulaient devant ses propres tribunaux » (R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384, p. 1401) et constituait un moyen de « contrebalancer les pouvoirs étendus du Roi et par la suite de l’État » (R. c. Trépanier, 2008 CACM 3, par. 75).
[25] La compréhension moderne de la nature et de l’importance du droit à un procès avec jury a été expliquée dans R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, où la juge Wilson a écrit ce qui suit :
Le droit d’un accusé de subir un procès devant un juge et un jury composé de ses pairs est un droit important dont les personnes jouissent depuis fort longtemps dans les pays de common law. Le jury a souvent été louangé comme étant le rempart des libertés individuelles. Par exemple, sir William Blackstone a qualifié le jury de [traduction] « gloire du droit anglais » et de [traduction] « privilège le plus transcendant dont tout sujet peut jouir » : Blackstone, Commentaries on the Laws of England (8e éd. 1778), vol. 3, à la p. 379.
Le jury joue un rôle collectif ou social en plus d’assurer la protection des individus. Le jury remplit ce rôle social premièrement en servant de moyen d’éducation du public et en incorporant les normes de la société aux verdicts des procès. Sir James Stephen souligne le rôle collectif que remplit le procès par jury dans les termes suivants :
[traduction] . . . le procès avec jury intéresse un grand nombre de personnes à l’administration de la justice et leur en fait porter la responsabilité. On ne saurait accorder trop d’importance à cet aspect. Il confère un degré de puissance et de popularité à l’administration de la justice qui pourrait difficilement provenir d’une autre source.
(J. Stephen, A History of the Criminal Law of England (1883), vol. I, à la p. 573.)
Aussi bien dans son document de travail intitulé Le jury en droit pénal (1980), aux pp. 5 à 17, que dans son rapport au Parlement intitulé Le jury (1982), à la p. 5, la Commission de réforme du droit du Canada a reconnu que le jury joue un rôle tant à l’égard de la protection de l’accusé qu’à titre d’institution publique dont la société profite à cause de ses fonctions d’éducation et de légitimation.
(p. 1309‑1310)
[26] Peu après le prononcé de l’arrêt Turpin, la juge L’Heureux‑Dubé a décrit le rôle et l’importance du jury en tant qu’institution dans R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509 :
Le jury, en raison du caractère collectif de ses décisions, s’avère un excellent juge des faits. Sa représentativité en fait la conscience de la collectivité. De plus, le jury peut servir de dernier rempart contre les lois oppressives ou leur application. Il constitue un moyen par lequel le public acquiert une meilleure connaissance du système de justice criminelle et, grâce à la participation du public, le jury accroît la confiance de la société dans l’ensemble du système.
(p. 523‑524)
[27] Plus récemment, les juges majoritaires dans R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, ont souligné que « [l]e droit d’être jugé par un jury formé de ses pairs est l’une des pierres angulaires de notre système de justice pénale » (par. 1). À preuve, suivant l’art. 471 du Code criminel , toute personne inculpée d’un acte criminel doit être jugée par un juge et un jury, sauf disposition contraire de la loi.
[28] Ce bref examen révèle que le droit à un procès avec jury poursuit deux objectifs principaux. Premièrement, sur le plan individuel, il protège l’accusé en lui permettant d’être jugé par ses pairs. Comme le droit appartient à l’accusé, cette dimension individuelle est de la plus haute importance. Deuxièmement, sur le plan social, il sert de moyen d’éduquer le public sur le système de justice pénale et il incorpore les normes de la société aux verdicts des procès.
[29] Malgré l’importance de ce double objectif, le droit à un procès avec jury n’est pas absolu. L’alinéa 11f) prévoit plutôt une exception à ce droit, ce qui le distingue de la plupart des autres droits garantis par la Charte .
(3) L’exception militaire
[30] L’alinéa 11f) prévoit une exception au droit de bénéficier d’un procès avec jury qui s’applique à « une infraction relevant de la justice militaire » (« an offence under military law tried before a military tribunal » dans la version anglaise). Cette exception « prévoit l’existence d’un système de tribunaux militaires ayant compétence sur les affaires régies par le droit militaire » (Généreux, p. 296).
a) Le sens commun des versions anglaise et française
[31] Une question d’interprétation préliminaire a été soulevée dans l’arrêt Beaudry. Il semble y avoir une différence, sur le plan du fond, entre les textes anglais et français de l’al. 11f) . La version anglaise comprend deux volets distincts : pour que l’exception s’applique, il doit s’agir d’une infraction (1) « under military law » (au droit militaire) (2) « tried before a military tribunal » (jugée devant un tribunal militaire). Pour sa part, la version française ne comporte qu’un seul volet : « une infraction relevant de la justice militaire ».
[32] Comme l’a déclaré le juge Bastarache dans l’arrêt R. c. Mac, 2002 CSC 24, [2002] 1 R.C.S. 856, « pour interpréter une loi bilingue, il faut en premier lieu rechercher le sens qui est commun aux deux versions » (par. 5, citant P.‑A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 413‑414). La question qui se pose est donc la suivante : Quel est le sens commun aux versions anglaise et française de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) ?
[33] À notre avis, les textes anglais et français ont un seul et même sens. Alors que la version anglaise mentionne distinctement le droit substantiel (« military law ») et le tribunal (« military tribunal »), la version française utilise uniquement l’expression « relevant de la justice militaire », qui est plus concise et qui englobe le droit substantiel et le tribunal. Ces deux éléments devraient être interprétés conjointement et être considérés comme renvoyant au système de justice militaire dans son ensemble, comme l’indique clairement le texte français de la disposition.
[34] Pour déterminer la portée de l’exception militaire, nous nous pencherons d’abord sur le système de justice militaire visé par cette exception.
B. Système de justice militaire canadien
(1) L’existence et l’objectif du système de justice militaire parallèle du Canada
[35] Le système de justice militaire canadien a toujours été distinct du système de justice civil. « [P]rofondément enracin[é] dans notre histoire » (Généreux, p. 295), il vise à établir des processus visant à « assurer le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes » (Moriarity, par. 46; voir aussi Généreux, p. 293).
[36] Le système de justice militaire est donc conçu pour répondre aux besoins particuliers des troupes sur les plans de la discipline, de l’efficacité et du moral. Comme l’a écrit le juge en chef Lamer dans l’arrêt Généreux, « [p]our que les Forces armées soient prêtes à intervenir, les autorités militaires doivent être en mesure de faire respecter la discipline interne de manière efficace. Les manquements à la discipline militaire doivent être réprimés promptement et, dans bien des cas, punis plus durement que si les mêmes actes avaient été accomplis par un civil » (p. 293). Il ajoute que « [l]e recours aux tribunaux criminels ordinaires, en règle générale, serait insuffisant pour satisfaire aux besoins particuliers des Forces armées sur le plan de la discipline » (ibid.). Bien que les objectifs du système de justice militaire soient demeurés les mêmes au fil des ans, le caractère du système lui‑même a grandement changé avec le temps en réponse à l’évolution du droit, de la vie militaire et, de façon plus générale, de la société.
(2) Les débuts
[37] Le droit militaire canadien trouve son origine dans le droit militaire du Royaume‑Uni (voir Cabinet du juge‑avocat général, Ébauche — Rapport interne —Révision globale de la cour martiale, 17 janvier 2018 (en ligne) (« rapport provisoire issu de la RGCM »), p. 25, citant R. A. McDonald, « Le sentier de la discipline : les racines historiques du Code de Justice militaire canadien » (1985), 1 Rev. JAG 1, p. 7‑8). « Peu de temps après la Confédération, soit en 1868, l’AC [l’armée canadienne] a été établie en vertu de la Militia Act (Loi sur la Milice) », laquelle a servi à incorporer l’Army Act britannique existante (voir rapport provisoire issu de la RGCM, p. 25, citant J. B. Fay, « Canadian Military Criminal Law: An Examination of Military Justice » (1975), 23 Chitty’s L.J. 120, p. 121‑122). La Marine royale canadienne et l’Aviation royale du Canada ont fait de même, s’appuyant sur les lois existantes au R.‑U. pour établir leur code de discipline respectif (ibid.).
[38] Jusqu’à l’adoption de la LDN en 1950, le contrôle de la discipline militaire relevait principalement de la chaîne de commandement conformément à la mentalité de l’époque, selon laquelle la discipline militaire est la prérogative des commandants et [traduction] « le soldat doit accepter qu’en ce qui concerne les questions de justice il doit s’en remettre à son officier » (voir rapport provisoire issu de la RGCM, p. 26, citant C. Madsen, Another Kind of Justice: Canadian Military Law from Confederation to Somalia (1999), p. 11). Les accusations qui menaient une personne en cour martiale (c.‑à‑d. devant un tribunal militaire) étaient déposées par un membre des forces armées, et les officiers qui constituaient la cour martiale chargée de juger l’affaire statuaient sur celle‑ci sans nécessairement être conseillés sur le plan juridique par un avocat ou juge qualifié (un « juge‑avocat ») (voir rapport provisoire issu de la RGCM, p. 25, citant R. A. McDonald, Les avocats militaires du Canada (2002), p. 6‑10). En outre, l’accusé ne pouvait généralement pas interjeter appel du verdict d’une cour martiale.
[39] En conséquence, en cette étape initiale de son évolution, le système de justice militaire canadien était essentiellement un « outil disciplinaire centré sur le commandement » (rapport provisoire issu de la RGCM, p. 47). Le besoin qu’avaient les commandants d’avoir accès à un « instrument leur permettant de gérer les inconduites graves de leur personnel et de renforcer rapidement et sensiblement la discipline » était considéré comme primordial (ibid.), et « les cours martiales s’intéressaient davantage à la discipline qu’à ce que l’on considère aujourd’hui comme étant la justice » (ibid., p. 26).
(3) La Loi sur la défense nationale de 1950
[40] Après la Deuxième Guerre mondiale, le Canada a tenté de réformer son droit militaire (voir rapport provisoire issu de la RGCM, p. 26). Au centre de cette réforme se trouvait la Loi sur la défense nationale, S.C. 1950, c. 43, laquelle a amalgamé plusieurs lois militaires pour n’en former qu’une seule, a créé un code de discipline militaire uniforme applicable aux trois services (l’Armée de terre, la Marine et la Force aérienne) et a modernisé de nombreux aspects de la justice militaire (ibid., p. 27).
[41] La LDN de 1950 a marqué le début d’une nouvelle ère pour la justice militaire, car elle « a permis de rendre applicables les normes de justice que doivent appliquer les tribunaux civils de juridiction criminelle » (ibid.). Par exemple, elle a créé un droit d’appel à l’encontre des décisions des cours martiales et des peines infligées par celles‑ci devant le Conseil de révision des cours martiales, elle a rendu de nombreuses peines et procédures plus conformes à leurs équivalents civils et elle a exigé que toute audience d’une cour martiale générale soit présidée par un juge‑avocat ayant suivi une formation en droit (ibid., citant W. J. Lawson, « Canadian Military Law » (1951), 9 Judge Advocate Journal 1, p. 7‑11). Parallèlement, « bon nombre de caractéristiques du système de cours martiales mettant davantage l’accent sur le commandement ont été conservées » (ibid., p. 28). Par exemple, les commandants militaires continuaient d’avoir le pouvoir d’infirmer les décisions des cours martiales et les procureurs militaires n’avaient pas le large pouvoir discrétionnaire qu’ont normalement les procureurs civils (ibid., p. 28).
(4) Les réformes de la Loi sur la défense nationale à l’ère de la Charte
[42] Durant près d’un demi‑siècle, la LDN est demeurée essentiellement inchangée (voir rapport provisoire issu de la RGCM, p. 28). Toutefois, au début des années 1990, d’importantes modifications et des règlements d’application ont été mis en œuvre en réponse au changement d’attitude à l’égard de l’application régulière de la loi, à des innovations juridiques comme la Charte , à des décisions subséquentes de la CACM et de la Cour, ainsi qu’à plusieurs études détaillées portant sur le système de justice militaire (ibid., p. 28‑29 et 48‑49).
[43] En ce qui concerne la réforme réglementaire, en 1990, le gouverneur en conseil a modifié les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, lesquels constituent la source principale de règlements régissant les militaires, afin de renforcer le système de justice militaire en offrant à ses intervenants clés une plus grande indépendance (ibid., p. 28‑30).
[44] L’évolution de la jurisprudence a notamment été marquée par l’arrêt Généreux de 1992 dans lequel la validité constitutionnelle de certaines parties du régime antérieur à 1990 était contestée. Dans cette affaire, l’appelant faisait valoir qu’avant 1990, une cour martiale générale ne constituait pas « un tribunal indépendant et impartial » au sens de l’al. 11d) de la Charte . Le juge en chef Lamer a confirmé que bien qu’il ne soit pas nécessaire que les deux systèmes soient identiques en tous points, le système de justice militaire, tout comme le système de justice civil, doit respecter la Charte . Il a aussi conclu que le système de justice militaire, en tant que système parallèle composé de militaires qui sont conscients des préoccupations des forces armées et qui y sont sensibles, n’est pas intrinsèquement incompatible avec l’al. 11d) .
[45] Cela dit, le juge en chef Lamer a relevé des lacunes quant à l’indépendance et à l’impartialité de la cour martiale générale issue du régime antérieur à 1990. Par exemple, il n’était pas interdit formellement d’évaluer des officiers en fonction de leur rendement en cour martiale générale afin d’établir leur salaire. En outre, le juge en chef Lamer a conclu qu’il était inconstitutionnel que l’autorité qui convoque la cour martiale (c.‑à‑d. l’exécutif) soit responsable de la nomination du procureur à charge et des membres de la cour martiale qui remplissent la fonction de juge des faits. Bien qu’il ait reconnu que « [l]’idée d’un système distinct de tribunaux militaires commande manifestement l’existence de liens importants entre la hiérarchie militaire et le système de justice militaire », il a ajouté qu’il « importe que les tribunaux militaires soient le plus possible à l’abri de l’ingérence des membres de la hiérarchie militaire, c’est‑à‑dire des personnes qui sont chargées du maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des Forces armées » (p. 308). Il a pris soin de souligner que les modifications de 1990 ont « largement contribué à remédier [à ces] préoccupations » (p. 287).
[46] Deux rapports détaillés sur le système de justice militaire canadien, publiés en 1997, ont aussi contribué à une vaste réforme. Le premier était le rapport d’une commission d’enquête fédérale sur l’inconduite grave de membres des Forces canadiennes lors d’une mission de maintien de la paix des Nations Unies en Somalie en 1993 (voir Rapport de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie, vol. 1, Un héritage déshonoré : Les leçons de l’affaire somalienne (1997)). Ce rapport contenait 45 recommandations de changements à apporter au système de justice militaire.
[47] Pendant que la Commission concluait ses travaux, le ministre de la Défense nationale a créé le Groupe consultatif spécial sur la justice militaire et sur les services d’enquête de la police militaire, présidé par le très honorable Brian Dickson. Dans son rapport intitulé Rapport du Groupe consultatif spécial sur la justice militaire et sur les services d’enquête de la police militaire (1997) (« rapport Dickson »), le groupe a confirmé la nécessité de disposer d’un « système de justice militaire distinct » (p. 7) et a formulé 35 recommandations ayant pour but d’améliorer ce système. Les recommandations visaient notamment à modifier la LDN pour accroître le degré d’indépendance dans les procès militaires, à éliminer certaines formes de peines, à modifier la composition des comités des cours martiales (que nous décrirons plus en détail plus loin) de façon à y inclure des militaires du rang d’un certain grade et à veiller à ce que la responsabilité de prononcer la peine d’une personne déclarée coupable devant cour martiale revienne au juge qui préside plutôt qu’au comité.
[48] En réponse à l’arrêt Généreux et aux rapports mentionnés précédemment, le Parlement a présenté le projet de loi C‑25, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, 1re sess., 36e lég., 1998 (sanctionnée le 10 décembre 1998). Le projet de loi C‑25 représentait « la plus importante série de modifications » apportées à la LDN depuis son adoption (voir rapport provisoire issu de la RGCM, p. 32). Voici les réformes proposées par le projet de loi, telles que résumées dans le rapport provisoire issu de la RGCM :
• Les rôles quasi judiciaires du ministre [de la Défense nationale], de même que ses pouvoirs discrétionnaires en matière de surveillance, ont été modifiés à plusieurs égards. Par exemple, le pouvoir de réviser des décisions rendues par une cour martiale et le pouvoir de nommer les juges militaires qu’avait le ministre ont été confiés au gouverneur en conseil;
• Un cadre législatif a été établi pour assurer l’indépendance des juges militaires par l’adoption de dispositions concernant la durée de leur mandat, leur rémunération et leur révocation, laquelle est désormais possible uniquement sur recommandation d’un comité d’enquête;
• Les fonctions de poursuite ont été assignées au titulaire du nouveau poste de DPM [directeur des poursuites militaires] indépendant, non soumis à la surveillance des hauts responsables militaires, d’une manière qui reflète directement le modèle civil fédéral;
• Le poste indépendant de directeur — Service d’avocats de la défense (DSAD) a été créé. Son titulaire est responsable de la prestation de conseils juridiques aux accusés qui doivent comparaître en cour martiale;
• La responsabilité de convoquer les cours martiales et de nommer les militaires membres des comités a été confiée à un administrateur de la cour martiale (ACM) indépendant (un civil qui relève du JMC [juge militaire en chef]), responsabilité qui était auparavant assumée par les hauts responsables militaires;
• La détermination de la peine, qui relevait auparavant du comité de militaires, a été confiée au juge militaire présidant la cour martiale;
• La peine de mort ainsi que l’emprisonnement avec travaux forcés qui étaient associés à la peine d’emprisonnement ont été abolis;
• Le délai de prescription de trois ans applicable à l’égard d’infractions d’ordre militaire relevant de la compétence des cours martiales a été éliminé.
(p. 32‑33)
En bref, « [l]e projet de loi C‑25 a grandement contribué à l’évolution du système de cours martiales du fait qu’il a créé des institutions et des mécanismes favorisant l’indépendance des intervenants au sein du système; ce dernier a ainsi été en grande partie harmonisé avec le système [civil] de justice pénale du Canada, tout en préservant de nombreux aspects historiques propres aux cours martiales, comme la participation d’un comité de militaires qui agit à titre de juge des faits » (ibid.).
[49] En outre, le projet de loi C‑25 exigeait que des examens indépendants de la mise en œuvre du projet de loi soient réalisés périodiquement. Le premier examen indépendant a été mené en 2003 par le très honorable Antonio Lamer (voir ministère de la Défense nationale, Le premier examen indépendant par le très honorable Antonio Lamer C.P., C.C., C.D., des dispositions et de l’application du projet de loi C‑25, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, conformément à l’article 96 des Lois du Canada (1998), ch. 35 (2003 (« rapport Lamer »)). Dans son avant‑propos, l’ancien juge en chef a déclaré ce qui suit : « Je suis heureux de pouvoir dire que, par suite des modifications apportées par le projet de loi C‑25, le Canada s’est doté d’un système très solide et équitable de justice militaire. » Il a cependant ajouté qu’il était encore possible de faire mieux. Il a formulé 88 recommandations visant à renforcer le système de justice militaire. Deux de ces recommandations méritent d’être soulignées plus particulièrement : les comités militaires des cours martiales générales devraient rendre leur verdict à l’unanimité (plutôt qu’à la majorité, comme c’était la règle à l’époque), et l’accusé, plutôt que le directeur des poursuites militaires, devrait se voir accorder le droit, au moins dans la plupart des cas, de choisir entre un procès devant un juge militaire seul ou un procès devant un juge militaire et un comité. Cinq ans plus tard, dans l’arrêt Trépanier, la CACM a jugé que l’incapacité d’un accusé de choisir le type de cour martiale, une question soulevée dans le rapport Lamer, était inconstitutionnelle au regard de l’art. 7 et de l’al. 11d) de la Charte puisqu’elle porte atteinte à la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière et de contrôler la conduite de sa défense.
[50] L’arrêt Trépanier a été important : le processus de sélection d’une cour martiale ayant été déclaré inconstitutionnel, aucune cour martiale ne pouvait être convoquée. Cette décision a amené le Parlement a édicter le projet de loi C‑60, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale (cour martiale) et une autre loi en conséquence , 2e sess., 39e lég., 2008 (sanctionnée le 18 juin 2008), afin de rendre la façon de déterminer le mode de procès devant une cour martiale plus conforme à la pratique ayant cours dans le système civil de justice pénale (voir ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes, Deuxième examen indépendant de la Loi sur la défense nationale — Documentation, 8 juin 2012 (en ligne)). Il a également mis en œuvre des recommandations formulées dans le rapport Lamer, notamment celle visant à obliger les comités des cours martiales à rendre les décisions clés — les verdicts de culpabilité ou de non‑culpabilité, les verdicts au sujet de l’aptitude à subir un procès et les verdicts de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux — à l’unanimité (plutôt qu’à la majorité).
[51] Le deuxième examen indépendant du projet de loi C‑25 a été présenté en 2011 par l’honorable Patrick J. LeSage (voir ministère de la Défense nationale, Rapport final de l’autorité indépendante chargée du deuxième examen à l’honorable Peter G. MacKay, ministre de la Défense nationale, par l’honorable Patrick J. LeSage (2011) (« rapport LeSage »)). Comme dans le rapport Lamer, il est mentionné dans le rapport LeSage que « [le] système de justice militaire, plus particulièrement [. . .] la procédure du procès sommaire et des cours martiales, [. . .] en général [. . .] fonctionne bien » (p. 15). Dans son rapport, l’autorité a formulé 55 recommandations, notamment un examen complet des dispositions de la LDN relatives à la détermination de la peine afin qu’elles se rapprochent davantage de la gamme souple des peines appliquée dans le système civil de justice pénale, le droit pour les membres de la force de réserve de faire partie du comité d’une cour martiale, la mise en œuvre d’une méthode aléatoire de sélection des membres d’un comité, et la mise à jour des règles de preuve applicables aux cours martiales afin qu’elles suivent le rythme de l’évolution du droit de la preuve en général.
[52] Ce n’est pas parce qu’il a été conclu dans plusieurs rapports indépendants que le système de justice militaire canadien fonctionne bien qu’aucun problème ne se pose. Dans son rapport intitulé Examen externe sur l’inconduite sexuelle et le harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes, 27 mars 2015 (en ligne), l’honorable Marie Deschamps a conclu « qu’il existe une culture sous‑jacente de la sexualisation au sein des [Forces armées canadiennes]. Cette culture est hostile aux femmes et aux LGTBQ et est propice aux incidents graves que sont le harcèlement sexuel et l’agression sexuelle » (p. i). Elle a formulé dix recommandations en vue de réagir au « problème grave [qui existe] dans les [Forces armées canadiennes] » en ce qui concerne les comportements sexuels inappropriés (p. x). Un changement culturel en profondeur au sein des forces armées sera nécessaire pour donner suite à ces recommandations et des efforts sont déjà déployés pour assurer ce changement.
[53] Le système de justice militaire a beaucoup évolué. Il est passé d’un modèle de discipline centré sur le commandement qui offrait de faibles garanties procédurales à un système de justice parallèle s’apparentant beaucoup au système civil de justice pénale. Au cours des 30 dernières années, le Parlement a mis en œuvre bon nombre des recommandations principales formulées dans les divers rapports mentionnés précédemment en apportant des modifications à la LDN et à ses règlements d’application. L’évolution continue de ce système est facilitée par les examens périodiques indépendants prescrits par l’art. 273.601 de la LDN ; ces examens permettent de veiller à ce que le système soit rigoureusement examiné, analysé et perfectionné à intervalles réguliers, ce qui témoigne de la nature dynamique du système de justice militaire. Tout comme le système civil de justice pénale, le système de justice militaire se développe et évolue en fonction de l’évolution du droit et de la société. Nous n’avons aucune raison de croire que ce développement et cette évolution ne se poursuivront pas.
[54] Sur cette toile de fond historique, nous nous pencherons maintenant sur le système de justice militaire tel qu’il existe aujourd’hui.
C. Le CDM
[55] Le système de justice militaire du Canada repose sur le CDM, qui se trouve à la partie III de la LDN . Ce code détaillé est « un ingrédient essentiel de la vie militaire » (MacKay, p. 400) qui « définit la norme de conduite applicable aux militaires et à certains civils et crée un ensemble de tribunaux militaires chargés de sanctionner les manquements à cette norme » (Généreux, p. 297). Bien qu’il « porte avant tout sur le maintien de la discipline et de l’intégrité au sein des Forces armées canadiennes », il « joue aussi un rôle de nature publique, du fait qu’il vise à punir une conduite précise qui menace l’ordre et le bien‑être publics » (ibid, p. 281). Plusieurs aspects clés valent la peine d’être mentionnés.
(1) Personnes assujetties au CDM
[56] L’article 60 de la LDN énumère les catégories de personnes qui sont assujetties au CDM. Cette liste comprend entre autres les officiers et militaires du rang de la force régulière ou de la force spéciale, les officiers et militaires du rang de la force de réserve se trouvant en service actif et les personnes qui accompagnent une unité des forces canadiennes en service[3]. Bien que diverses personnes soient visées, elles ont toutes en commun un lien avec le service militaire.
(2) Infractions d’ordre militaire
[57] Selon l’art. 2 de la LDN , constitue une « infraction d’ordre militaire » une « [i]nfraction — à la présente loi, au Code criminel ou à une autre loi fédérale — passible de la discipline militaire ». Pour les besoins des présents pourvois, il existe deux grandes catégories d’infractions dans la LDN : a) les « infractions exclusivement militaires » prévues aux art. 73 à 129 , et b) les infractions civiles commises au Canada qui sont jugées comme des infractions d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a)[4].
a) « Infractions exclusivement militaires » prévues aux art. 73 à 129
[58] Les articles 73 à 129 de la LDN créent ce que l’on appelle des « infractions exclusivement militaires » (rapport provisoire issu de la RGCM, p. 38). Les types de conduites interdits par ces dispositions comprennent l’espionnage pour le compte de l’ennemi, la mutinerie et l’insubordination. Les peines maximales applicables à ces infractions vont de la destitution ignominieuse à l’emprisonnement à perpétuité.
b) Infractions civiles ordinaires jugées comme des infractions d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a)
[59] L’alinéa 130(1) a) dispose que « [c]onstitue une infraction à la présente section [Infractions d’ordre militaire et peines] tout acte ou omission [. . .] survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi [Infractions du ressort des tribunaux civils et peines], du Code criminel ou de toute autre loi fédérale [. . .] Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2). » En bref, l’al. 130(1) a) transforme les infractions civiles ordinaires survenues au Canada en infractions d’ordre militaire[5], conférant ainsi aux tribunaux militaires une compétence concurrente à l’égard de ces infractions lorsqu’elles sont commises par une personne assujettie au CDM.
[60] Cela n’est guère nouveau. Cette disposition figure dans la LDN depuis l’adoption de cette loi (voir art. 119 ), et des dispositions similaires transformant des infractions civiles ordinaires en infractions au droit militaire existaient alors depuis longtemps au Royaume‑Uni. L’Army Act, 1881 (R.‑U.) 44 & 45 Vict., c. 58, prévoyait que [traduction] « quiconque, alors qu’il est assujetti au droit militaire, commet l’une des infractions énumérées au présent article [Infractions de droit commun] est réputé coupable d’une infraction au droit militaire » (art. 41 ). La Naval Discipline Act, 1866 (R.‑U.) 29 & 30 Vict., c. 109, comprenait une disposition allant dans le même sens (art. 45 ).
D. Types de procédures dans le système de justice militaire
[61] Comme l’indique le ministère de la Défense nationale dans le document intitulé Justice militaire au procès sommaire, 12 janvier 2011 (en ligne) (« Justice militaire »), le système de justice militaire comporte deux types de procédures : les procès sommaires et les cours martiales.
(1) Procès sommaires
[62] Le procès sommaire, qui est la forme prédominante de procédure pour les infractions moins graves, permet en général que l’infraction d’ordre militaire soit jugée au niveau de l’unité, par un commandant, le délégué d’un commandant ou un commandant supérieur. Rien n’exige que l’officier présidant un procès sommaire ait une formation de juriste. La procédure est simple et les pouvoirs de punition sont limités.
(2) Cours martiales
[63] Une cour martiale est une cour militaire formelle présidée par un juge militaire ayant une formation juridique. Les accusés qui comparaissent devant une cour martiale ont le droit à un avocat sans frais, et les procédures suivies s’apparentent à celles d’un tribunal civil de juridiction criminelle. Les formes de punition sont plus sévères que celles pouvant être infligées dans le cas d’un procès sommaire.
[64] Il existe deux types de cours martiales :
• Les cours martiales permanentes : Elles sont présidées par un « juge militaire siége[ant] seul » (Justice militaire, p. 3‑4). Celui‑ci rend un verdict et, si l’accusé est déclaré coupable, il lui inflige une peine.
• Les cours martiales générales : Elles sont constituées d’un juge militaire et d’un comité composé de cinq militaires. « Le comité a la responsabilité de juger de la culpabilité de l’accusé » et le juge « est responsable de statuer sur les questions de droit et de fixer la sentence » (ibid.). La personne accusée d’un acte criminel en vertu de l’al. 130(1) a) peut choisir d’être jugée par une cour martiale générale (voir par. 165.193(1) de la LDN ).
[65] Les cours martiales générales méritent une attention particulière en l’espèce, car si le système de justice militaire n’a jamais prévu de procès avec jury, il prévoit depuis longtemps un procès devant un juge et un comité militaire. Ces comités existent au Royaume‑Uni depuis plus d’un siècle (voir Army Act, par. 48(3)). Au Canada, la LDN prévoit les comités militaires depuis son adoption en 1950 (voir par. 140(1) ), bien que, comme nous l’expliquerons, leur rôle et leur composition aient changé au fil du temps.
[66] Le comité militaire joue un rôle spécifique, de sorte que les préoccupations propres au domaine militaire que sont la discipline, l’efficacité et le moral des troupes entrent en jeu dans les procédures. Comme le juge en chef Lamer l’a observé dans l’arrêt Généreux, il « traduit [. . .], dans une certaine mesure, les préoccupations des personnes responsables de la discipline et du moral des troupes » (p. 295). De même, comme l’indique le rapport Dickson, les membres du comité « offrent expérience militaire et intégrité au processus judiciaire. De plus, ils représentent la communauté militaire responsable de la discipline et [de] l’efficacité militaire » (p. 60).
[67] À certains égards, un comité militaire est semblable à un jury et, au fil des ans, cette ressemblance s’est accentuée. Tout comme le jury, le comité agit comme juge des faits, tandis que le juge tranche les questions de droit (voir LDN, art. 191 et par. 192(1) ). De plus, comme il a déjà été mentionné, si les comités avaient pour habitude de rendre leur verdict à la majorité, ils sont maintenant tenus de le faire à l’unanimité. Et, tout comme dans le système civil de justice pénale, c’est maintenant au juge qu’il incombe d’infliger une peine en cas de verdict de culpabilité, un rôle qui, avant 2010, était confié au comité.
[68] Cela étant dit, un comité militaire n’est pas un jury (voir Trépanier, par. 73, citant R. c. Lunn (1993), 5 C.A.C.M. 157, R. c. Brown (1995), 5 C.A.C.M. 280, et R. c. Nystrom, 2005 CACM 7). Des différences importantes les distinguent. Par exemple, alors qu’un jury est composé de 12 membres, un comité militaire n’en comprend que cinq, ce qui abaisse le seuil à respecter pour rendre un verdict de culpabilité. De plus, tandis que les jurés proviennent de la collectivité en général, les membres du comité proviennent de la collectivité militaire seulement. Ainsi, la collectivité représentée par un comité est particulière. En outre, bien que les jurys ne soient pas conçus de manière à refléter une quelconque hiérarchie entre l’accusé et les jurés, la composition des comités varie selon le grade de l’accusé et le système est conçu pour qu’un certain nombre des supérieurs de l’accusé en soient membres (voir art. 167 à 168 de la LDN ). De cette façon, les membres du comité ne sont pas tous des « pairs » de l’accusé, c’est‑à‑dire de grade égal. Enfin, les membres du comité sont autorisés, de manière générale, à prendre judiciairement connaissance de « toutes les questions comportant des connaissances militaires générales » (voir Règles militaires de la preuve, C.R.C. c. 1049, al. 16(2)a); Trépanier, par. 73, citant Lunn), tandis que les jurés ne jouissent pas d’une telle autorisation générale.
[69] La composition des comités militaires a changé au fil du temps. À un certain moment, seuls les officiers pouvaient être membres d’un tel comité (voir rapport Dickson, p. 61). Toutefois, en 1997, le rapport Dickson a recommandé que les militaires du rang d’un certain grade soient autorisés à faire partie des comités militaires, car ils pourraient « ajouter une importante dimension aux groupes de personnes qui composent les cours martiales et refléter davantage l’éventail des personnes chargées de maintenir la discipline, l’efficacité et le moral » (ibid.). Cette recommandation a entraîné des modifications à la LDN et aujourd’hui, un comité qui est chargé de juger un militaire du rang inclut trois militaires du rang qui détiennent, à la fois, un grade au moins égal au sien et au moins le grade de sergent (voir par. 167(7) de la LDN ). En outre, le Parlement a élargi le bassin de membres pouvant faire partie de comités de la cour martiale et a abaissé le grade exigé du membre le plus haut gradé des comités (voir projet de loi C‑15, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, 1re sess., 41e lég., 2013).
[70] Des raisons valables justifient le choix d’un modèle spécifique de comité militaire, plutôt qu’un modèle de jury, par le système de justice militaire. Par exemple, le concept de « militaires jugés par des militaires » favorise le moral des troupes. Comme le souligne la professeure J. Walker, c’est le cas même lorsque l’infraction sous‑jacente est une infraction civile ordinaire prévue au Code criminel :
[traduction] L’esprit de corps dépend de la confiance que la conduite d’une personne, qui, selon les allégations serait contraire au Code de discipline militaire (même s’il s’agit d’une infraction qui est également prévue au Code criminel ), sera évaluée par ceux qui connaissent bien les difficultés et les circonstances liées à la vie militaire en raison de leur expérience personnelle et dont la sensibilité aux exigences du Code découle d’un engagement continu à le respecter.
(« A Farewell Salute to the Military Nexus Doctrine » (1993), 2 R.N.D.C. 366, p. 372)
[71] Par ailleurs, lorsqu’une personne assujettie au CDM commet un acte ou une omission à l’étranger qui constituerait, au Canada, une infraction à la partie VII de la LDN , au Code criminel ou à toute autre loi fédérale, les tribunaux militaires canadiens ont compétence pour juger cette infraction comme une infraction d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) b) de la LDN . De plus, l’art. 68 de la LDN prévoit que le procès peut avoir lieu à l’étranger. Dans ces circonstances, il serait très peu pratique, voire impossible, de rassembler un jury composé de civils canadiens et de le transporter à l’endroit où se déroule le procès. Le système de justice militaire a donc élaboré une solution de rechange mobile et efficace qui peut être mise en œuvre en tout temps et en tout lieu. Cela contribue du même coup au maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes. Bien que Cour ne soit pas appelée à se prononcer sur l’art. 68 et l’al. 130(1) b), le fait que le système de justice militaire canadien fonctionne à l’étranger et que des tribunaux militaires pourraient devoir être convoqués à bref délai dans une autre partie du monde aide à comprendre pourquoi ce système a opté pour un modèle spécifique de comité militaire plutôt que pour un modèle de jury.
[72] Après cet énoncé des points saillants du CDM, nous revenons maintenant à l’exception militaire prévue à l’al. 11f) et, plus particulièrement, au sens de l’expression « offence under military law » qui constitue cette exception.
E. Sens de l’expression « offence under military law » à l’al. 11f)
(1) Le contexte dans lequel l’expression « offence under military law » a été incluse dans l’al. 11f)
[73] Lorsque la LDN a été adoptée en 1950, le ministre de la Défense nationale a expliqué ce qu’il entendait par « droit militaire » :
Les Parties IV à IX [de la LDN ], qui constituent le code de discipline militaire, sont ce qu’on appelle communément le droit militaire. Le droit militaire est la loi qui régit les membres de 1’armée et règle la conduite des officiers et hommes de troupe à ce titre, en temps de paix et en temps de guerre, au pays et à l’étranger. Elle a pour objet de maintenir la discipline et aussi de régir les questions d’administration dans 1’armée.
(Chambre des Communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité spécial chargé d’étudier le Bill 133 intitulé Loi concernant la défense nationale, no 1, 2e sess., 21e lég., 23 mai 1950, p. 11.)
[74] Par conséquent, le « droit militaire » était considéré comme « la loi qui régit les membres de 1’armée et règle la conduite des officiers et hommes de troupe à ce titre, en temps de paix et en temps de guerre, au pays et à l’étranger », et se manifestait par des infractions d’ordre militaire prévues au CDM. Comme nous l’avons expliqué, le CDM prévoit une disposition qui transforme les infractions civiles ordinaires en infractions d’ordre militaire depuis l’adoption de la LDN .
[75] Cette interprétation large du type d’infractions relevant du droit militaire est reprise à l’art. 2 du Code criminel, S.R.C. 1970, c. C‑34, qui, au moment de l’adoption de la Charte , définissait (et définit toujours) la « loi militaire » comme comprenant « toutes lois, tous règlements ou toutes ordonnances sur les Forces canadiennes »[6]. La jurisprudence de la Cour appuie aussi cette interprétation. Dans l’arrêt MacKay, la Cour a conclu que la transformation des infractions civiles ordinaires en infractions d’ordre militaire constituait un exercice valide de la compétence législative du Parlement à l’égard de « la milice, [du] service militaire et [du] service naval, et [de] la défense du pays » que lui confère le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 . En tirant cette conclusion, le juge Ritchie a observé que « les infractions militaires [. . .] [ont] toujours [été] considérées comme faisant partie du droit militaire » (voir p. 397), de sorte que la loi en cause a été jugée valide « même dans les domaines qui relèvent normalement du Code criminel ou de la Loi sur les stupéfiants [maintenant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19 ] mais qui, à cause de la Loi et de l’application du droit militaire, sont à bon droit inclus dans la catégorie des infractions militaires » (ibid).
[76] L’arrêt MacKay a cimenté plusieurs principes clés ayant une incidence sur la question d’interprétation dont la Cour est maintenant saisie. Le paragraphe 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement le pouvoir législatif de créer des infractions d’ordre militaire dans la LDN . Ces infractions sont énoncées dans le CDM, lequel sert de code de discipline applicable à la vie militaire. Les infractions validement adoptées qui contreviennent à ce code ont toujours été considérées comme des infractions au droit militaire. Enfin, ce qui est maintenant l’al. 130(1) a) a été validement édicté en vertu du par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 . Ainsi, une infraction civile ordinaire jugée comme une infraction d’ordre militaire ne fait pas moins partie du droit militaire qu’une infraction d’ordre militaire découlant de l’espionnage pour le compte de l’ennemi, de la mutinerie, de l’insubordination ou toute autre infraction d’ordre militaire prévue dans le CDM.
[77] Cela nous conduit aux débats concernant l’al. 11f) , durant lesquels l’honorable Jean Chrétien, alors ministre de la Justice, a expliqué que « [l]es procès devant jury n’ont jamais été prévus pour les causes relevant de la justice militaire, ni au Canada, ni aux États‑Unis » (Sénat et Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 36, 1re sess., 32e lég., 12 janvier 1981, p. 12). Cette observation révèle un fait historique important : le système distinct de justice militaire n’a jamais prévu de procès avec jury.
[78] À notre avis, compte tenu « des origines historiques des concepts enchâssés » et « des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté » (Big M, p. 344), il serait étonnant que l’al. 11f) ait modifié cette situation qui existe depuis longtemps. Il est plutôt beaucoup plus probable que l’objectif de l’exception militaire ait été de reconnaître et de préserver le statu quo. En outre, comme la CACM l’a affirmé dans l’arrêt Trépanier, « [i]l se peut que la négation, à l’alinéa 11f) de la Charte , du droit de l’accusé comparaissant devant un tribunal militaire de subir un procès devant jury ait été jugée plus acceptable par le législateur en raison de l’existence, dans le système de justice militaire, d’une longue tradition de procès tenus devant un juge et un comité de membres, qui assurait une protection équivalente » (par. 102).
[79] Nous sommes d’accord avec l’arrêt Trépanier pour dire que l’exception prévue à l’al. 11f) prévoit une protection qui est, dans la mesure du possible, équivalente à celle offerte dans système de jury civil. Comme l’a affirmé le juge en chef Bell dans Stillman, un comité militaire remplit des fonctions similaires à celles d’un jury civil (par. 9). La composition et le nombre de membres d’un comité peut différer de la composition et du nombre de membres d’un jury civil, mais, conformément aux critères établis par la Cour dans Généreux en ce qui a trait à l’al. 11d) , le système de comités dans son ensemble doit demeurer suffisamment indépendant et impartial.
[80] Tel était l’état du droit militaire au moment où l’exception militaire a été incluse dans l’al. 11f) de la Charte . Dans ce contexte, nous concluons que l’objectif de cette exception est de reconnaître et de confirmer l’existence d’un système de justice militaire distinct, adapté aux besoins particuliers des forces armées, et de préserver la réalité historique selon laquelle il n’y a jamais eu de procès avec jury dans les affaires régies par le droit militaire au Canada. Le système de justice militaire du Canada a plutôt opté pour un système spécifique de comités visant à favoriser la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.
[81] En tenant cet objectif pour acquis, nous examinerons maintenant deux interprétations opposées de l’exception militaire : la première, préconisée par les accusés et adoptée par les juges majoritaires dans Beaudry, et la seconde, approuvée dans les remarques incidentes des juges majoritaires dans Stillman.
(2) Interprétation no 1 : Les « offence[s] under military law » se limitent à celles énumérées aux art. 73 à 129 de la LDN
[82] Se fondant sur le raisonnement des juges majoritaires dans l’arrêt Beaudry, les accusés soutiennent que les seules « offence[s] under military law » pour l’application de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) de la Charte sont celles énumérées aux art. 73 à 129 de la LDN . Ils établissent une distinction entre les [traduction] « normes spéciales relatives à la discipline militaire »[7] (auxquelles seules les personnes justiciables du CDM sont assujetties) et les infractions civiles ordinaires (auxquelles tous les Canadiens sont assujettis), et affirment que seule la première catégorie d’infractions constitue du « military law » au sens de l’al. 11f) . À l’appui de leur argument, ils invoquent la loi intitulée An Act for punishing Officers or Soldiers who shall Mutiny or Desert Their Majestyes Service (Angl.) 1689, 1 Will. 3 & Mar. 2, c. 5 (« Mutiny Act »), qui conférait aux militaires le droit à un procès avec jury, sauf dans les cas de sédition, de désertion ou de mutinerie. Soit dit en tout respect, nous ne sommes toutefois pas convaincus, et ce, pour trois raisons.
[83] Premièrement, l’arrêt MacKay établit clairement qu’une infraction civile ordinaire jugée comme une infraction d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a) n’est pas moins une infraction au droit militaire que les infractions « purement » militaires prévues au CDM. Le fait qu’une infraction soit incorporée par renvoi (al. 130(1) a)) plutôt que par édiction directe (art. 73 à 129 ) n’y change rien. Affirmer le contraire reviendrait à faire passer la forme avant le fond, puisqu’une infraction incorporée par renvoi n’est pas moins une infraction en raison de sa forme. De plus, bien qu’ils insistent sur le fait qu’une infraction au droit militaire et une infraction civile soient deux concepts qui s’excluent mutuellement, les accusés n’avancent aucune raison de principe expliquant pourquoi un acte particulier ou une omission donnée ne peut constituer une infraction dans ces deux sphères du droit.
[84] Deuxièmement, la proposition des accusés n’est pas étayée par le libellé de l’al. 11f) . Si la portée de l’exception militaire avait été limitée aux infractions énumérées aux art. 73 à 129 de la LDN , on se serait attendu à des termes tels que « sauf s’il s’agit d’une infraction relevant exclusivement de la compétence militaire » ou « sauf s’il s’agit d’une infraction qui s’applique exclusivement aux personnes assujetties au droit militaire ». L’alinéa 11f) ne contient aucun libellé restrictif de ce genre.
[85] Troisièmement, c’est à tort que les accusés se fondent sur la Mutiny Act de 1689. Ceux‑ci soulignent à bon droit que cette loi (abrogée depuis longtemps) établissait une exception très limitée au droit à un procès avec jury, applicable uniquement en cas de sédition, de désertion ou de mutinerie. Cependant, le droit militaire a beaucoup changé depuis le 17e siècle, tout comme la place qu’occupent les forces armées dans la société où elles mènent leurs activités de manière plus générale, et il n’y a aucune raison de croire que la Constitution a figé la portée du droit militaire dans l’état où elle était en 1689. En fait, le système de justice militaire du Canada, qui a lui‑même été créé beaucoup plus tard, s’est développé et est devenu un appareil complexe permettant de traiter toutes sortes d’infractions commises par les personnes assujetties au CDM, et pas seulement la sédition, la désertion et la mutinerie. Étant donné l’infrastructure administrative élaborée sur laquelle repose le système moderne de justice militaire, il serait étrange de penser que l’al. 11f) fait en sorte que ce système ne sert à juger qu’un tel ensemble restreint d’« infractions exclusivement militaires ».
[86] Nous soulignons ici que nous n’écartons pas la possibilité que certains aspects du système de comités militaires puissent être contestés — particulièrement en ce qui concerne leur composition et leur indépendance par rapport à la chaîne de commandement — en vertu d’autres dispositions de la Charte , par exemple l’al. 11d) . Cependant, ce n’est pas la question à laquelle nous devons répondre en l’espèce. Les présents pourvois visent à déterminer si l’al. 130(1) a) est incompatible avec l’al. 11f) de la Charte . Il s’agit uniquement de décider si une infraction civile grave jugée comme une infraction d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a) peut être considérée comme une « offence under military law » et entraîner par le fait même l’application de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) .
[87] En somme et, soit dit en tout respect, nous estimons que l’expression « offence under military law » figurant à l’al. 11f) ne peut être interprétée de la manière proposée par les accusés.
(3) Interprétation no 2: La portée de l’expression « offence under military law » devrait être restreinte par une exigence accrue de « lien de connexité avec le service militaire »
[88] Selon une autre position, approuvée dans les remarques incidentes des juges majoritaires dans l’arrêt Stillman, la portée de l’expression « offence under military law » figurant à l’al. 11f) devrait être restreinte par une exigence accrue de « lien de connexité avec le service militaire », lien allant au‑delà du statut de militaire de l’accusé.
[89] En guise de toile de fond, comme le juge en chef Bell l’a résumé dans ses motifs concordants dans l’arrêt Stillman (voir par. 11 à 13), la doctrine du « lien de connexité avec le service militaire » (aussi appelée le critère du « lien militaire ») a été formulée pour la première fois par la Cour suprême des États‑Unis dans l’arrêt O’Callahan c. Parker (1969), 395 U.S. 258, à une époque où les États‑Unis étaient en pleine guerre du Vietnam, où la conscription (c.‑à‑d. l’enrôlement forcé) avait cours dans l’armée et où les tribunaux américains n’entendaient que des demandes de contrôle judiciaire des décisions des cours martiales (aucun mécanisme d’appel n’était prévu). Selon la Cour suprême des États‑Unis, une cour martiale n’avait compétence à l’égard d’une infraction donnée qu’en présence d’un lien avec le service militaire (voir p. 272). La décision était fondée en partie sur l’observation voulant que les cours martiales n’étaient [traduction] « pas encore un instrument de justice indépendant » (p. 265).
[90] Comme le juge en chef Bell l’a toutefois également souligné, la Cour suprême des États‑Unis a plus tard écarté l’arrêt O’Callahan et a abandonné le critère du « lien militaire » dans Solorio c. United States (1987), 483 U.S. 435. À partir de ce moment (alors que la guerre du Vietnam était terminée, qu’il avait été mis fin à la conscription et que la possibilité de demander le contrôle judiciaire des décisions des cours martiales avait été complétée par celle d’en interjeter appel), la compétence des cours martiales dépendait seulement du statut de membre des Forces armées de l’accusé, et non de l’existence d’un « lien militaire ».
[91] Avant que l’arrêt Solorio ne porte le coup de grâce au critère du « lien militaire » aux États‑Unis, la doctrine avait toutefois déjà fait son chemin jusque dans la jurisprudence canadienne. Dans ses motifs concordants dans l’arrêt MacKay, le juge McIntyre a approuvé une forme de « lien de connexité avec le service militaire », déclarant qu’une infraction civile « [relève] de la compétence des cours martiales et du droit militaire si elle est commise par un soldat, lorsque cette infraction est, par sa nature et par les circonstances de sa perpétration, à ce point reliée à la vie militaire qu’elle serait susceptible d’influer sur le niveau général de discipline et d’efficacité des forces armées » (p. 410). Par la suite, la doctrine a trouvé son expression dans la jurisprudence de la CACM (voir p. ex. R. c. MacDonald (1983),4 C.A.C.M. 277; Ionson c. La Reine (1987), 4 C.A.C.M. 433; Ryan c. La Reine (1987), 4 C.A.C.M. 563; Brown; R. c. Moriarity, 2014 CACM 1; R. c. Larouche, 2014 CACM 6).
[92] Cependant, en 2015, la Cour dans Moriarity a mis fin à ce courant jurisprudentiel en précisant que le seul « lien de connexité avec le service militaire » nécessaire pour étayer l’existence d’un lien rationnel avec le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes est le statut de militaire de l’accusé. Dans cette affaire, quatre membres des Forces armées canadiennes avaient été accusés d’infractions civiles ordinaires jugées comme des infractions d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a). À leur avis, vu que les infractions d’ordre militaire qui leur étaient reprochées avaient été commises dans des circonstances qui n’avaient pas de « lien direct » avec la discipline, l’efficacité ou le moral des troupes, l’al. 130(1) a) avait une portée excessive au regard de l’art. 7 de la Charte .
[93] La Cour a rejeté cet argument, précisant que l’objet de l’al. 130(1) a), conformément à celui du système de justice militaire dans son ensemble, est de « maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des troupes » (par. 48). Elle a observé que « [l]e texte de l’al. 130(1) a) ne contient aucune restriction exigeant explicitement que l’infraction ait été commise dans un contexte militaire; il transforme l’infraction sous‑jacente en infraction d’ordre militaire “sans égard à la nature et aux circonstances de perpétration de l’infraction” » (par. 8, citant Trépanier, par. 27). Par conséquent, la disposition s’applique même lorsque « le seul lien de connexité avec le service militaire est le statut de l’accusé » (par. 49).
[94] Même ce large champ d’application ne s’est pas traduit par une conclusion de portée excessive. La Cour a jugé que « l’objectif consistant à maintenir la “discipline, l’efficacité et le moral” est rationnellement lié au traitement des comportements criminels auxquels se livrent des militaires, même en dehors d’un contexte militaire » (par. 51). Elle a ajouté ce qui suit :
Même commis dans des circonstances non directement liées à des fonctions militaires, un comportement criminel ou frauduleux peut avoir une incidence sur les normes applicables au titre de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes. Par exemple, le fait qu’un militaire ait commis des voies de fait dans un contexte civil [. . .] pourrait soulever des doutes sur sa capacité à faire preuve de discipline en contexte militaire et à respecter les autorités militaires. Ce n’est pas parce que l’infraction est survenue dans un contexte non militaire qu’il est illogique de conclure que les poursuites intentées relativement à cette infraction ont un lien avec la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.
Un autre exemple serait le cas d’un officier qui aurait participé à un trafic de drogues. Il existe un lien rationnel entre, d’une part, la discipline, l’efficacité et le moral des troupes et, d’autre part, l’engagement de poursuites militaires visant une telle conduite de l’officier. En effet, il existe à tout le moins un risque que de telles activités criminelles lui fassent perdre le respect de ses subordonnés et de ses pairs, même si elles ne se sont pas déroulées dans un contexte militaire. De même, un militaire qui aurait commis des actes frauduleux est moins susceptible de jouir de la confiance de ses pairs. Ici encore, ce risque permet d’établir un lien rationnel entre les poursuites militaires intentées relativement à cette conduite et la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.
Ces exemples appuient une interprétation large des situations où la conduite criminelle des militaires est à tout le moins rationnellement liée au maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des forces armées : le comportement des militaires touche à la discipline, à l’efficacité et au moral, même lorsque ces derniers ne sont pas de service, en uniforme ou dans une base militaire. [Nous soulignons; par. 52‑54.]
[95] La Cour a conclu que, même lorsque « le seul lien de connexité avec le service militaire est le statut de l’accusé », l’éventail complet des conduites visées par l’al. 130(1) a) présente un lien rationnel avec le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes. L’alinéa 130(1) a) n’a pas une portée excessive au regard de l’art. 7 de la Charte .
[96] Dans ce contexte, nous sommes d’avis que des raisons convaincantes justifient de ne pas faire renaître la doctrine du « lien de connexité avec le service militaire ».
[97] Premièrement, et surtout, il y a l’effet combiné des arrêts MacKay et Moriarity. Nous reconnaissons que le respect du partage des compétences et le respect de la Charte sont, en règle générale, deux choses différentes (de sorte que l’une ne découle pas nécessairement de l’autre (voir Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134, par. 79‑83). Nous reconnaissons aussi que l’art. 11 de la Charte confère une protection qui est distincte de celle que confère l’art. 7 (voir R. c. CIP Inc., [1992] 1 R.C.S. 843, p. 854). Cependant, nous sommes d’avis que, dans le cas particulier de l’al. 11f) , l’exception militaire restreint le droit à un procès avec jury en renvoyant, à tout le moins implicitement, à un chef de compétence particulier de la Loi constitutionnelle de 1867 — à savoir le par. 91(7) . À notre avis, il faut donc une cohérence entre l’analyse du partage des compétences, l’analyse de la portée excessive et le sens de l’expression « offence under military law » figurant à l’al. 11f) de la Charte . Si l’al. 130(1) a) visait des infractions qui ne sont pas des « offence[s] under military law », il s’ensuivrait nécessairement que cette disposition outrepasse les pouvoirs du Parlement, a une portée excessive, ou présente ces deux caractéristiques. Cependant, les parties conviennent que l’al. 130(1) a) n’outrepasse pas les pouvoirs du Parlement et n’a pas non plus une portée excessive. Il s’ensuit, à notre avis, qu’une infraction visée à cette disposition est nécessairement une « offence under military law », même sans que soit imposée une exigence accrue de « lien de connexité avec le service militaire », lien allant au‑delà du statut de militaire de l’accusé. Cette conclusion résulte du libellé, du contexte et de l’objet spécifiques de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) .
[98] Deuxièmement, et dans le même ordre d’idées, les parties ne contestent pas le fait que les infractions énumérées aux art. 73 à 129 de la LDN — chacune ayant été édictée en vertu du pouvoir conféré au Parlement par le par. 91(7) — constituent des « offence[s] under military law » au sens de l’al. 11f) de la Charte . En fait, les accusés ont fait valoir qu’il s’agit là des seules « offence[s] under military law ». Cependant, un certain nombre de ces infractions peuvent être commises en l’absence d’un « lien de connexité [accru] avec le service militaire » allant au‑delà du statut de militaire de l’accusé. L’infraction de « vol » prévue à l’art. 114 en est un exemple (voir Moriarity, par. 38). Si aucun « lien de connexité [accru] avec le service militaire » n’est requis pour préserver le statut d’« offence[s] under military law » de ces infractions, il est alors illogique d’imposer une telle exigence en lien avec les infractions prévues à l’al. 130(1) a).
[99] Troisièmement, l’imposition d’une exigence accrue de « lien de connexité avec le service militaire » risquerait de faire en sorte que les tribunaux militaires se livrent à un examen préliminaire compliqué et inutile qui détourne leur attention du fond de l’affaire. Comme le professeur Hogg l’écrit, le rejet de l’exigence d’un « lien de connexité avec le service militaire » dans Moriarity épargne les tribunaux militaires de la distraction consistant à décider dans chaque cas s’il existe un [traduction] « lien direct » entre les circonstances de l’infraction et les forces armées (p. 51‑30 — 51‑32)). Comme nous l’avons vu, la doctrine du « lien de connexité avec le service militaire » a été mise à l’essai et a finalement été rejetée aux États‑Unis, le juge en chef Rehnquist ayant déclaré dans l’arrêt Solorio que [traduction] « l’approche relative au lien militaire [. . .] s’est révélée source de confusion et difficile à appliquer pour les tribunaux militaires » (p. 448) et qu’elle « devrait être abandonnée » (p. 441). L’expérience canadienne a également été une expérience malheureuse. Au Canada, le critère [traduction] « difficile à cerner » du lien de connexité avec le service militaire s’est révélé insatisfaisant en raison de son caractère incertain (voir J. Walker, « Military Justice: From Oxymoron to Aspiration » (1994), 32(1) Osgoode Hall L. J. 1, p. 13‑14; T. E.K. Fitzgerald, « The Nexus Disconnected: The Demise of the Military Nexus Doctrine » (2018), 65 Crim. L.Q. 155). Ce caractère incertain [traduction] « met finalement en doute la validité de cette conception de la compétence d’une cour martiale » (Walker (1994), p. 14). De plus, comme nous l’avons mentionné, la doctrine du « lien de connexité avec le service militaire » aux États‑Unis a été exposée dans un contexte très différent. À cet égard, nous souscrivons à la déclaration du juge en chef Bell dans l’arrêt Stillman selon laquelle « [l]e lien militaire est peut‑être dépassé; peut‑être n’a‑t‑il jamais été nécessaire dans le contexte canadien. Peu importe, les facteurs qui ont motivé l’adoption de ce critère aux États‑Unis [. . .] ont peu à voir avec les réalités du système moderne canadien de justice militaire » (par. 13).
[100] Quatrièmement, si les infractions civiles graves commises par des personnes assujetties au CDM devaient être acheminées vers le système de justice civil, les décisions relatives à la détermination de la peine dans ces affaires pourraient ne pas réellement tenir compte de la gravité de ces infractions, à la lumière des objectifs que sont la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Comme le juge Cattanach l’a reconnu dans l’arrêt MacKay c. Rippon, [1978] 1 C.F. 233 (1re inst.), « [p]lusieurs infractions de droit commun sont considérées comme beaucoup plus graves lorsqu’elles deviennent des infractions militaires, ce qui autorise l’imposition de sanctions plus sévères » (p. 236, cité dans l’arrêt Généreux, p. 294). Le maintien approprié de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes peut exiger de prendre des mesures plus sévères à l’égard de l’inconduite que celles qui seraient prises dans le système de justice civil. En fait, les objectifs essentiels de la détermination de la peine dans le système de justice militaire diffèrent de ceux du système civil de justice pénale. Ces objectifs, qui sont énoncés au par. 203.1(1) de la LDN , sont « de favoriser l’efficacité opérationnelle des Forces canadiennes en contribuant au maintien de la discipline, de la bonne organisation et du moral, et de contribuer au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre ». En outre, le par. 203.1(2) de la LDN prévoit que l’atteinte de ces objectifs « se fait par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants » :
a) renforcer le devoir d’obéissance aux ordres légitimes;
b) maintenir la confiance du public dans les Forces canadiennes en tant que force armée disciplinée;
c) dénoncer les comportements illégaux;
d) dissuader les contrevenants et autres personnes de commettre des infractions;
e) favoriser la réinsertion sociale des contrevenants;
f) favoriser la réinsertion des contrevenants dans la vie militaire;
g) isoler, au besoin, les contrevenants des autres officiers et militaires du rang ou de la société en général;
h) assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;
i) susciter le sens des responsabilités chez les contrevenants, notamment par la reconnaissance des dommages causés à la victime et à la collectivité.
[101] Quoique certains de ces objectifs soient exprimés à l’art. 718 du Code criminel (p. ex. favoriser la réinsertion sociale des contrevenants), d’autres ne le sont pas (p. ex. renforcer le devoir d’obéissance aux ordres légitimes). Par conséquent, la détermination de la peine dans le système de justice militaire est guidée par certains objectifs qui sont propres au milieu militaire. Extraire les infractions civiles graves de ce système ferait malheureusement en sorte qu’il ne serait pas tenu compte de ces objectifs spécifiques et importants dans le cadre du processus de détermination de la peine dans de tels cas.
[102] Cinquièmement, bien que les procureurs militaires puissent effectuer un examen qui ressemble à un examen fondé sur le critère du « lien de connexité avec le service militaire » lorsqu’ils évaluent s’il y a lieu d’exercer leur compétence dans une affaire donnée, l’existence de la compétence doit être distinguée de l’exercice de celle‑ci. Le directeur des poursuites militaires a publié une directive sur les facteurs à prendre en considération au moment de déterminer si des accusations contre une personne assujettie au CDM devraient être portées dans le système de justice militaire ou plutôt dans le système civil de justice pénale. Selon cette directive, ces facteurs sont notamment :
a. l’intérêt militaire présenté par l’affaire, qui est déterminé en fonction de facteurs tels que l’endroit où l’infraction présumée s’est produite, ou de la question de savoir si l’accusé était en service à ce moment‑là;
b. l’intérêt de la collectivité civile dans l’affaire;
c. la perspective de la victime;
d. la question de savoir si l’accusé, la victime ou les deux sont membres des Forces canadiennes;
e. la question de savoir si l’affaire a fait l’objet d’une enquête militaire ou civile;
f. l’opinion de l’organisme d’enquête;
g. des questions d’ordre géographique, comme l’endroit où se trouvent les témoins requis;
h. des questions relatives au champ de compétence, par exemple si l’infraction présumée a été commise à l’étranger;
i. les conséquences d’une condamnation; et
j. l’opinion du commandant, telle qu’énoncée par le conseiller juridique de l’unité, en ce qui concerne l’intérêt de l’unité en matière de discipline. [Note en bas de page omise.]
(Directive nº 002/99, « Vérification préalable à l’accusation », 2000 (en ligne))
[103] En conséquence, selon les facteurs propres au dossier, les procureurs militaires peuvent décider qu’il serait plus approprié d’acheminer un cas particulier vers le système civil de justice pénale. Cependant, la distinction entre l’existence de la compétence et l’exercice de celle‑ci est importante. Bien que les procureurs militaires puissent refuser d’exercer leur compétence dans une affaire donnée qui relève de la portée du CDM, cela ne change pas le fait qu’en droit, le système de justice militaire a néanmoins compétence. À notre avis, il appartient aux tribunaux de définir la portée de la compétence des procureurs militaires, et il vaut mieux laisser aux procureurs militaires le soin de décider s’ils doivent exercer leur compétence dans une affaire donnée et quels facteurs guideront leur décision. De plus, il convient de souligner que l’avocat de la Couronne a informé la Cour en plaidoirie orale qu’à sa connaissance, il n’est jamais arrivé que des procureurs militaires et des procureurs civils n’arrivent pas à s’entendre sur le système dans lequel devrait être traitée une affaire donnée. Cela démontre la coopération et le respect mutuel qui existent entre les autorités chargées des poursuites dans les deux systèmes.
[104] Notre conclusion est renforcée par des considérations d’ordre pratique, dont certaines ont été examinées dans l’arrêt R. c. Ryan, 2018 CM 2033. Imposer une exigence accrue de « lien de connexité avec le service militaire » irait à l’encontre de l’objectif de répondre rapidement aux inconduites dans les forces armées et, par le fait même, de favoriser la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Comme nous l’avons indiqué, l’une des conséquences de l’imposition d’une exigence accrue de « lien de connexité avec le service militaire » serait l’acheminement vers le système civil de justice pénale des infractions civiles graves commises par des personnes assujetties au CDM. Cependant, l’organisation d’un procès avec jury dans le système civil de justice pénale, particulièrement dans les régions du pays où les tribunaux sont déjà aux prises avec un arriéré de cas à traiter, est susceptible d’entraîner des retards, lesquels ne se produiraient pas si l’affaire était traitée dans le système de justice militaire. Il est donc possible que les objectifs de maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes ne soient pas atteints de manière suffisante. Cela peut également envoyer le message que le système de justice militaire est incapable de traiter les inconduites des personnes assujetties au CDM. Les conséquences sur le moral des troupes pourraient être graves.
[105] Pour ce qui est du « critère du lien de connexité avec le service militaire » proposé par nos collègues les juges Karakatsanis et Rowe, l’approche qu’ils adoptent nous trouble pour plusieurs raisons. Premièrement, ils encouragent les tribunaux militaires saisis d’une contestation de compétence à se poser la question suivante : « Le membre des forces armées a‑t‑il commis une infraction dans des circonstances qui sont à ce point liées au service militaire qu’elle est susceptible d’influer directement sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes? » (par. 177 (nous soulignons)). La distinction fondée sur le caractère direct ou indirect a toutefois été expressément rejetée dans Moriarity. Comme nous l’avons souligné, il a été précisé dans cet arrêt que « [m]ême commis dans des circonstances non directement liées à des fonctions militaires, un comportement criminel ou frauduleux peut avoir une incidence sur les normes applicables au titre de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes » (par. 52). En conséquence, le fait de se fonder sur le concept du « caractère direct » n’est d’aucune utilité et est incompatible avec l’arrêt Moriarity.
[106] Deuxièmement, nos collègues suggèrent que, lorsqu’une infraction a été commise « dans l’exécution de[s] fonctions [d’un militaire], sur une propriété militaire ou en utilisant une propriété militaire[,] [. . .] on peut généralement en inférer qu’elle influera directement sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes » (par. 178 (nous soulignons)). Cependant, ils n’expliquent pas à quel moment, le cas échéant, un tribunal militaire peut refuser de tirer cette inférence « générale ». De même, ils affirment que « [l]orsqu’une infraction est commise en théâtre de guerre, on présume que les circonstances respecteront le critère du lien de connexité avec le service militaire » (par. 179 (nous soulignons)). Il est difficile de dire à quel moment, le cas échéant, cette « présomption » peut être réfutée.
[107] Troisièmement, nos collègues soutiennent qu’« [à] lui seul, le fait que l’infraction ait été commise par un membre des forces armées ne serait probablement pas suffisant pour justifier l’existence d’un lien avec le service militaire au motif que la simple perpétration de cette infraction mine la discipline » (par. 178). Soit dit en tout respect, leur position est incompatible avec l’arrêt Moriarity, dans lequel une interprétation large du lien entre la conduite criminelle de militaires et la discipline au sein de l’armée a été adoptée. La Cour a confirmé l’idée que la discipline dans l’armée requiert « une attitude inculquée d’obéissance, [. . .] de respect de l’autorité légitime et de subordination à celle‑ci », et a souligné que « le comportement des militaires touche à la discipline, à l’efficacité et au moral, même lorsque ces derniers ne sont pas de service, en uniforme ou dans une base militaire » (par. 54). Ces déclarations indiquent clairement qu’il y a atteinte à la discipline militaire lorsque des militaires adoptent un comportement criminel, même dans un contexte civil, de sorte que l’interprétation étroite que proposent nos collègues des circonstances dans lesquelles il existe un « lien de connexité avec le service militaire » ne peut être retenue.
[108] Quatrièmement, nous mettons en doute la réparation que proposent nos collègues, laquelle consiste à inclure, par voie d’interprétation extensive, les termes suivants à l’al. 130(1) a) dans le cas où un militaire est accusé d’une infraction punissable d’une peine maximale d’au moins cinq ans d’emprisonnement : « tout acte ou omission commis par un militaire qui est de nature militaire ou qui est commis dans des circonstances directement liées au service militaire . . . » (par. 193 (souligné dans l’original)). Soit dit en tout respect, cette réécriture importante de l’al. 130(1) a) outrepasse le rôle que doivent jouer les tribunaux.
[109] En somme, nous ne voyons aucune raison de faire renaître la doctrine du « lien de connexité avec le service militaire ». Et, de toute façon, la Cour s’est prononcée : dans l’arrêt Moriarity, elle a établi le « lien de connexité avec le service militaire » qui est nécessaire pour établir un lien rationnel avec la discipline, l’efficacité et le moral des troupes, à savoir le statut de militaire de l’accusé. Rien de plus n’est requis. Nous passons donc à notre propre conclusion quant à la question ultime à laquelle doit répondre la Cour, soit celle de savoir si une infraction civile grave jugée comme une infraction d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a) peut être considérée comme une « offence under military law » et entraîner par le fait même l’application de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) de la Charte .
(4) Une « offence under military law » est une infraction validement adoptée en vertu du par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867
[110] À notre avis, l’expression « offence under military law » à l’al. 11f) renvoie à une infraction validement adoptée conformément au pouvoir que le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement sur « la milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays ». Cette interprétation est compatible avec l’analyse du juge en chef Strayer dans l’arrêt R. c. Reddick, [1996] A.C.A.C. no 9 (C.A.C.M.) :
Quant à l’application de l’exemption des tribunaux militaires des dispositions impératives de la Charte en matière de procès par jury, cette question suppose de fait une interprétation législative ou des questions de partage de pouvoirs quant à la question de savoir si l’infraction en question constitue réellement une « infraction relevant de la justice militaire » au sens de l’alinéa 11f) de la Charte . L’infraction en question constitue‑t‑elle essentiellement une « infraction militaire » validement prévue par le Parlement en vertu du paragraphe 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 ? Dans l’affirmative, l’exception prévue à la Charte s’applique [. . .]
(par. 25 (QL))
[111] Les accusés et les juges majoritaires dans l’arrêt Stillman ont soulevé des préoccupations concernant l’idée selon laquelle le Parlement pourrait, dans l’exercice du pouvoir législatif que lui confère le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 , jouer un rôle dans la définition d’une « offence under military law » et, par conséquent, influer sur l’application de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) . Nous ne partageons cependant pas cette préoccupation. Il est bien sûr dans les limites du pouvoir constitutionnel conféré au Parlement par le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 de définir ce qui constitue et ce qui ne constitue pas une infraction criminelle au Canada. Le pouvoir de définir ce qui constitue et ce qui ne constitue pas une infraction militaire que lui confère le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 n’est pas différent en principe. Cela ne veut pas dire que le Parlement a carte blanche. Dans notre démocratie constitutionnelle, c’est aux tribunaux — et non au législateur — qu’il appartient de décider si une loi donnée relève d’un chef de compétence particulier énoncé dans la Loi constitutionnelle de 1867 , et ils peuvent invalider une loi qui ne relève pas de la compétence législative du Parlement. De plus, la façon dont le Parlement exerce son pouvoir législatif est limitée par la Charte elle‑même et peut donc faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Par exemple, une infraction d’ordre militaire peut être contestée au motif qu’elle a une portée excessive au regard de l’art. 7 de la Charte , tout comme l’al. 130(1) a) l’a été dans l’arrêt Moriarity. Il existe donc des limites importantes au pouvoir du Parlement de décider ce qui constitue une « offence under military law ». Toutefois, comme la Cour a déjà établi que l’al. 130(1) a) relève du pouvoir législatif du Parlement en vertu du par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu’il n’a pas de portée excessive au regard de l’art. 7 de la Charte , cette disposition crée validement une « offence under military law » pour l’application de l’al. 11f) de la Charte .
[112] En termes clairs, nous rejetons la façon dont nos collègues qualifient notre approche, laquelle permettrait au Parlement de « défini[r] [. . .] la portée d[’un] droit » garanti par la Charte au moyen d’une loi ordinaire (par. 121). Ce n’est pas ce que nous suggérons. Notre approche consiste plutôt à simplement reconnaître que le contenu de certains concepts préexistants consacrés par la Charte — en l’espèce, une « offence under military law » — peut être déterminé par le Parlement dans l’exercice approprié de son pouvoir constitutionnel. Bien que ce fait puisse accessoirement influer sur d’autres concepts visés par la Charte comme l’exception militaire prévue à l’al. 11f) , il ne permet pas au Parlement de définir un droit ou une exception prévus par la Charte au moyen d’une loi ordinaire.
[113] Notre conclusion peut être énoncée de façon succincte. La jurisprudence de notre Cour établit que le Parlement a validement édicté l’al. 130(1) a) de la LDN en vertu du pouvoir que lui confère le par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 (voir MacKay, p. 397). Elle établit également que cet alinéa n’a pas de portée excessive au regard de l’art. 7 de la Charte , même en l’absence d’un « lien de connexité avec le service militaire » allant au‑delà du statut de militaire de l’accusé (voir Moriarity). Il s’ensuit donc qu’une infraction civile grave qui est jugée comme une infraction d’ordre militaire suivant l’al. 130(1) a) — qu’il existe ou non un « lien de connexité [accru] avec le service militaire » — peut être considérée comme une « offence under military law » pour l’application de l’al. 11f) de la Charte . Par conséquent, lorsqu’une telle infraction est jugée devant un tribunal militaire — comme cela a été le cas pour chacun des accusés en l’espèce —, l’exception militaire prévue à l’al. 11f) de la Charte s’applique. L’alinéa 130(1) a) de la LDN n’est donc pas incompatible avec l’al. 11f) de la Charte , car il ne prive personne de son droit légitime à un procès avec jury.
VI. Conclusion
[114] Nous sommes d’avis de rejeter les pourvois dans Stillman et d’accueillir celui dans Beaudry. L’ordonnance rendue par la CACM dans Beaudry, déclarant que l’al. 130(1) a) de la LDN est inopérant dans son application à toute infraction civile grave, est annulée, et la déclaration de culpabilité est rétablie. À leur demande, les parties assumeront leurs propres dépens.
Version française des motifs rendus par
Les juges Karakatsanis et Rowe —
I. Introduction
[115] L’alinéa 11f) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit à tout inculpé accusé d’une infraction punissable d’un emprisonnement de cinq ans ou d’une peine plus grave le droit fondamental et historique à un procès avec jury. Il prévoit une exception dans le cas où « il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire » (aux termes de la version anglaise, « in the case of an offence under military law tried before a military tribunal »).
[116] La portée de cette exception est en cause dans les présents pourvois. Plus particulièrement, nous sommes appelés à décider si l’al. 130(1) a) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N‑5 , viole l’alinéa 11f) de la Charte . Pour répondre à cette question, nous devons établir si l’al. 130(1) a) crée « une infraction relevant de la justice militaire ». L’alinéa 130(1) a) incorpore à la compétence des tribunaux militaires pratiquement toutes les infractions criminelles civiles. De fait, l’alinéa 130(1) a) peut faire en sorte qu’un procès pour de telles infractions n’ait pas lieu devant les tribunaux civils, devant lesquels l’accusé aurait le droit à un procès avec jury.
[117] La Cour s’est penchée sur la constitutionnalité de cette disposition au regard du par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l’al. 11d) de la Charte (motifs des juges majoritaires, par. 4; voir plus particulièrement MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370 et R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259). Plus récemment, dans R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, la Cour a statué que l’al. 130(1) a) de la LDN ne contrevient pas à l’art. 7 de la Charte pour cause de portée excessive, car selon la Cour, il y a un lien rationnel entre l’effet de l’al. 130(1) a) et son objectif consistant à assurer la discipline, l’efficacité et le moral des troupes, sans qu’il soit nécessaire de démontrer l’existence d’un lien direct entre l’infraction et le service militaire.
[118] Nos collègues affirment que tant que l’al. 130(1) a) respecte la compétence législative fédérale et qu’il n’a pas une portée excessive au regard de l’art. 7 de la Charte , il n’est pas nécessaire que les infractions incorporées par l’al. 130(1) a) soient commises dans des circonstances directement liées au service militaire pour que l’al. 130(1) a) soit constitutionnel. À notre avis, juger qu’une disposition est constitutionnelle à certains égards — que ce soit quant à la question de savoir si elle a été validement adoptée ou si elle contrevient à un droit garanti par la Charte — ne répond pas à la question de savoir si elle est constitutionnelle à tous les égards. À cette fin, la Cour dans Moriarity a expressément indiqué que sa décision ne portait pas sur l’al. 11f) (par. 30).
[119] La question que notre Cour doit maintenant trancher est celle de savoir si l’al. 130(1) a) de la LDN contrevient à l’al. 11f) de la Charte . Les juges majoritaires concluent que l’al. 130(1) a) ne contrevient pas à l’al. 11f) , car l’al. 130(1) a) entre dans le champ d’application de l’exception prévue à l’al. 11f) . Nous ne sommes pas de cet avis. Selon nous, l’alinéa 130(1) a) n’entre dans le champ d’application de l’exception que dans la mesure où il y a un lien direct entre les circonstances de l’infraction et le service militaire.
[120] Notre désaccord avec les juges majoritaires porte sur trois aspects fondamentaux. Premièrement, bien que les juges majoritaires proposent une approche téléologique à l’égard du droit et de l’exception prévus par la Charte , ils ne tiennent pas suffisamment compte de l’intérêt des individus ou de la société à l’égard du droit à un procès avec jury. Nous ne pouvons accepter qu’un procès devant un comité militaire « s’apparent[e] beaucoup au système de justice civil » alors que la société en général ne participe pas à un tel procès (motifs des juges majoritaires, par. 53). Nous ne croyons pas non plus que les militaires accusés d’infractions n’ayant aucun lien direct avec le service militaire devraient être privés du droit à un procès avec jury garanti par la Charte .
[121] Deuxièmement, il incombe aux tribunaux d’interpréter les mots exprimant l’exception militaire à l’al. 11f) afin d’établir l’éventail des infractions que le Parlement peut exclure du droit à un procès avec jury. Les juges majoritaires affirment que tant que le Parlement agit conformément à son pouvoir constitutionnel relativement au droit militaire, et qu’il n’a pas édicté une loi ayant une portée excessive, il peut définir ce qui constitue une « offence under military law » (infraction au droit militaire) et, par conséquent, la portée de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) (motifs des juges majoritaires, par. 110). Bien qu’une disposition législative puisse être utile pour établir le sens d’un droit garanti par la Charte , elle ne définit pas la portée de ce droit. La portée excessive et la compétence législative ne sont pas les seuls éléments qui servent de guides pour établir le sens de l’al. 11f) — le droit que prévoit cette disposition doit être pris en compte.
[122] Troisièmement, la compétence des tribunaux militaires a longtemps été assujettie à d’importantes limites. Au départ, le type d’infractions qui pouvaient faire l’objet d’un procès devant les tribunaux militaires se limitaient aux infractions propres au service militaire, comme la désertion, la mutinerie et la sédition. Lorsque la compétence des tribunaux militaires s’est élargie pour comprendre les infractions civiles, les tribunaux civils sont demeurés la juridiction principale dans le cas où les infractions peuvent être jugées devant l’un ou l’autre des tribunaux (comme le reconnaît l’art. 71 de la LDN ). Au cours des quatre dernières décennies, l’élaboration du critère du lien de connexité avec le service militaire au Canada a restreint la compétence des tribunaux militaires aux infractions qui sont de nature militaire ou qui ont lieu dans un contexte militaire.
[123] Nous sommes d’accord avec les juges majoritaires pour rejeter la position que soutiennent les accusés voulant que les seules infractions au droit militaire au sens de l’al. 11f) de la Charte soient les infractions militaires énumérées aux art. 73 à 129 de la LDN .
[124] Cependant, nous concluons, en fonction de la nature, de l’objet, du libellé et de l’historique du droit à un procès avec jury, ainsi que de l’exception dont est assorti ce droit, que l’al. 130(1) a) de la LDN n’est pas conforme à l’al. 11f) de la Charte dans la mesure où il prive les militaires du droit à un procès avec jury pour des infractions graves qui n’ont pas de lien de connexité avec le service militaire. Étant donné que l’invalidation de la disposition législative (comme le demandent les accusés) limiterait les infractions pouvant faire l’objet d’un procès devant les tribunaux militaires plus que ne l’exige l’exception prévue dans la Charte , nous inclurions à l’al. 130(1) a), par voie d’interprétation extensive, une exigence selon laquelle l’infraction doit avoir un lien de connexité avec le service militaire pour que celui-ci soit conforme à l’al. 11f) de la Charte .
II. Le droit à un procès avec jury et son exception
[125] L’alinéa 11f) dispose que tout inculpé a le droit « sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave ». Cette disposition de la Charte garantit le droit fondamental à un procès avec jury. Elle protège l’intérêt de l’accusé à être jugé par un jury, et l’intérêt de la société à participer aux poursuites relatives aux infractions criminelles graves (R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384).
[126] Il faut comprendre le sens d’un droit garanti par la Charte en fonction de l’analyse de l’objet de la garantie et des intérêts que le droit vise à protéger. L’objet du droit est établi à la lumière de la nature et des objectifs plus larges de la Charte , du libellé de la disposition prévoyant le droit, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, du sens et de l’objet des autres droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte . L’interprétation doit être libérale et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte sans « aller au‑delà » de l’objet du droit (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145).
[127] Les exceptions ne devraient pas « s’interpréter d’une façon plus large que ce qui est nécessaire pour assurer le respect des valeurs sur lesquelles elle[s] repose[nt] » (Air Canada c. Colombie‑Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161, p. 1207, le juge La Forest). R. Sullivan a développé ce point : [traduction] « [c]onformément à l’accent mis de nos jours sur l’analyse téléologique, les tribunaux modernes se soucient particulièrement d’interpréter les exceptions et les exemptions à la lumière de leur raison d’être et d’en écarter toute utilisation qui minerait l’objet général de la Loi » (Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 506). Afin d’établir si une exception mine l’objectif général du droit d’une façon qui outrepasse la portée voulue de celle‑ci, il est essentiel de considérer ensemble la raison d’être du droit et celle de l’exception. Il n’y a pas lieu de mettre l’accent sur l’objectif de l’exception militaire au détriment de l’objectif du droit à un procès avec jury (motifs des juges majoritaires, par. 78-80). L’approche qu’il convient d’adopter consiste à interpréter le droit, ainsi que l’exception, afin que les citoyens bénéficient pleinement de la protection garantie par la Charte , sans aller au‑delà de son objectif.
[128] En ce qui a trait à la question précise dont nous sommes saisis, nous sommes d’accord avec le professeur A. Morel, qui décrit la façon dont cette approche exige que les tribunaux interprètent d’une manière restrictive les termes de l’exception militaire :
Il ne faut en effet pas perdre de vue qu’on est ici en présence d’une dérogation à une disposition qui, par ailleurs, garantit à tout inculpé un droit, celui de bénéficier d’un procès avec jury. Cette disposition est elle‑même partie d’une Charte dont l’article premier nous dit qu’elle « garantit les droits et libertés qui y sont énoncés ». C’est assez dire que cette exception doit recevoir une interprétation restrictive et qu’il convient donc de donner à l’expression « an offence under military law » le sens strict que ces mots ont dans la langue juridique et qui est le résultat d’une tradition historique séculaire. [Note en bas de page omise.]
(« Garanties en matière de procédure et de peines » dans Charte canadienne des droits et libertés , W. S. Tarnopolsky et G.‑A. Beaudoin, dir., (1982), p. 473)
[129] À notre avis, l’objet de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) ne peut être dissocié de l’objet du droit à un procès avec jury. Dans Turpin, la Cour a interprété le mot « bénéficier » figurant à l’al. 11f) « largement et généreusement […] de manière à ce qu[e ce droit garanti] protège pleinement ceux à qui [il est] destiné » (p. 1314). De la même façon, nous adoptons une interprétation qui fait en sorte que les personnes jouissant de ces protections bénéficient pleinement de la protection garantie, sous réserve de la limite expresse énoncée à l’al. 11f) .
A. La nature et l’objet de l’alinéa 11f)
(1) L’alinéa 11f) dans le contexte de la Charte
[130] Situons d’abord l’al. 11f) dans le contexte de la Charte . Nous expliquons la nature et l’objet de l’al. 11f) , notamment de quelle façon il diffère de l’art. 7 .
[131] On peut saisir la nature de la protection prévue à l’al. 11f) à la lumière des autres dispositions de la Charte . Les articles 7 à 14 consacrent les garanties juridiques fondamentales. L’article 7 protège de façon générale les droits fondamentaux de « [c]hacun » « à la vie, à la liberté, à la sécurité de sa personne ». Ces droits sont pondérés par l’exigence voulant qu’il ne puisse être porté atteinte à ces droits qu’« en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Les articles 8 à 14 énoncent des garanties juridiques précises. L’article 11 indique neuf droits fondamentaux aux al. a) à i), qui sont garantis à « [t]out inculpé ». L’objet plus général de l’art. 11 est de protéger les droits à la liberté et à la sécurité de la personne accusée d’un crime dans les circonstances énoncées à chaque alinéa (R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594, p. 1609).
[132] Comme l’a souligné le juge Lamer (plus tard juge en chef), les art. 8 à 14 « visent des atteintes spécifiques au “droit” à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui violent les principes de justice fondamentale et qui, à ce titre, constituent des violations de l’art. 7 » (Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 502). Ces articles attirent l’attention sur des droits fondamentaux particuliers qui doivent être protégés. Le juge La Forest a expliqué dans R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, que l’art. 11 « sert simplement à illustrer et peut‑être à préciser » l’application de l’art. 7 (p. 354).
[133] L’alinéa 11f) a pour objet de protéger le droit à un procès avec jury. Il est en fait une illustration du droit fondamental à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que garantit l’art. 7 . L’alinéa 11f) offre aussi une protection particulière que l’art. 7 n’offre pas. Dans R. c. CIP Inc., [1992] 1 R.C.S. 843, la Cour a rejeté l’argument avancé par l’intimée selon lequel la portée des droits prévus aux art. 8 à 14 ne pouvait être plus large que celle des garanties que prévoit l’art. 7 : « [l]’article 7 ne précise pas la portée des droits énoncés dans les dispositions qui le suivent. […] J’estime donc […] que l’al. 11b) peut englober d’autres intérêts que ceux qui ont été reconnus comme relevant de l’art. 7 » (p. 854; voir aussi R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1062). Ce raisonnement démontre que la disposition déclarée constitutionnelle au regard de l’art. 7 n’est pas nécessairement constitutionnelle au regard de l’art. 11 , et vice versa. Ces deux protections constitutionnelles distinctes n’exigent pas d’en arriver au même résultat.
[134] Par conséquent, la conclusion dans Moriarity selon laquelle l’al. 130(1) a) de la LDN ne viole pas l’art. 7 pour cause de portée excessive ne répond pas à la question de savoir si la disposition viole l’al. 11f) , en partie parce que les deux dispositions de la Charte garantissent des protections différentes. Une disposition peut résister au contrôle de sa constitutionnalité au regard du volet de la portée excessive de l’art. 7 , mais violer quand même d’autres droits garantis par la Charte . Dans Moriarity, la Cour n’entendait pas définir l’expression « infraction relevant de la justice militaire », car l’al. 11f) n’était pas en cause. Aussi, la Cour dans Moriarity a expressément souligné qu’aucune de ses affirmations ne portait sur la portée de l’exception militaire prévue à l’al. 11f) :
L’analyse de la portée excessive ne s’intéresse pas au caractère approprié de l’objectif. Elle suppose plutôt que l’objectif d’une règle de droit est approprié et légitime. J’insiste sur ce point ici parce que la question de l’étendue de la compétence fédérale sur « [l]a milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays » prévue au par. 91(7) Loi constitutionnelle de 1867 , ainsi que la question de la portée de l’exemption d’application du droit à un procès avec jury garanti à l’al. 11f) de la Charteen droit militaire ne se soulèvent pas dans les présents pourvois. En l’espèce, nous devons formuler l’objet des deux dispositions contestées afin de pouvoir apprécier la rationalité de certains de leurs effets. Nous ne sommes pas appelés à déterminer l’étendue du pouvoir du gouvernement fédéral de légiférer à l’égard de la justice militaire, ni à examiner d’autres types de contestations fondées sur la Charte . Je considère comme valide l’objectif du législateur, et mes motifs ne traitent d’aucune de ces autres questions. [Nous soulignons; par. 30.]
[135] Nous sommes maintenant directement saisis d’une contestation fondée sur l’al. 11f) ; nous devons donc déterminer la nature et la portée de cet alinéa afin de trancher la question de savoir si l’al. 130(1) a) de la LDN viole l’al. 11f) .
(2) Intérêts des individus et de la collectivité dans la tenue de procès avec jury
[136] L’alinéa 11f) protège autant l’intérêt des individus que celui de la société dans la tenue de procès avec jury. Dans Turpin, la Cour a décrit l’al. 11f) comme accordant aux personnes accusées d’une infraction le droit de bénéficier d’un procès avec jury. La Cour a statué que l’al. 11f) vise autant à protéger les intérêts de l’accusé qu’à imposer des obligations correspondantes à l’État afin qu’il respecte ces intérêts (p. 1310). La Cour a insisté sur le fait qu’un procès avec jury ne sert pas seulement les intérêts de l’accusé mais aussi ceux de la société, car le jury joue le rôle d’éduquer la société et d’« incorpor[er] les normes de la société aux verdicts des procès » (p. 1309‑1310). Le juge anglais du 19e siècle James Stephen a expliqué la valeur des procès avec jury de la façon suivante :
[traduction] . . . le procès avec jury intéresse un grand nombre de personnes à l’administration de la justice et leur en fait porter la responsabilité. On ne saurait accorder trop d’importance à cet aspect. Il confère un degré de puissance et de popularité à l’administration de la justice qui pourrait difficilement provenir d’une autre source.
(J. Stephen, A History of the Criminal Law of England (1883), vol. I, p. 573, cité aux p. 1309‑1310 dans Turpin)
[137] La dimension collective du droit à un procès avec jury a été importante autant historiquement que plus récemment au Canada. Sur le plan historique, l’intérêt de la collectivité locale à juger les crimes qui auraient été commis contre elle et l’importance des peines exemplaires étaient considérés comme des éléments essentiels du droit à un procès criminel avec jury. W. Blackstone, dans son ouvrage intitulé Commentaries on the Law of England (1769), Livre IV, a écrit ce qui suit :
[traduction] [B]ien qu’un citoyen puisse renoncer à demander compensation pour le préjudice qu’il a subi, il ne peut éliminer la nécessité qu’une peine exemplaire soit infligée. Le droit de punir n’appartient pas à une personne en particulier, mais à la société en général, ou au souverain qui représente la société : un homme peut renoncer à sa partie de ce droit, mais il ne peut pas renoncer à celle des autres.
(p. 357)
[138] Cet intérêt collectif dans la tenue de procès avec jury est toujours reconnu aujourd’hui. En effet, un crime est considéré comme une faute contre la société; par conséquent, c’est l’État qui intente la poursuite. Comme il a été noté dans R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509, la collectivité a un intérêt à ce que les infractions criminelles graves fassent l’objet de poursuites :
Le jury, en raison du caractère collectif de ses décisions, s’avère un excellent juge des faits. Sa représentativité en fait la conscience de la collectivité. De plus, le jury peut servir de dernier rempart contre les lois oppressives ou leur application. Il constitue un moyen par lequel le public acquiert une meilleure connaissance du système de justice criminelle et, grâce à la participation du public, le jury accroît la confiance de la société dans l’ensemble du système.
(p. 523‑524)
[139] L’aspect collectif et l’aspect individuel du droit à un procès avec jury sont tous les deux importants, et nous devons donner effet à ces deux aspects du droit. Les personnes accusées en l’espèce cherchent à exercer leur droit de bénéficier d’un procès avec jury. La collectivité a elle aussi un intérêt à participer aux poursuites relatives à des infractions graves.
[140] D’ailleurs, il est essentiel dans la présente analyse d’établir quelle est l’incidence sur la société du fait que des infractions n’ayant aucun lien suffisant avec le service militaire relèvent de la compétence des tribunaux militaires. Le fait qu’une infraction soit jugée par le système de justice militaire enlève à la collectivité la chance de participer aux poursuites relatives à des infractions criminelles graves. Bien qu’il puisse être approprié dans certains cas de procéder de cette façon, les infractions graves devraient généralement faire l’objet d’un procès devant un jury composé « dans la mesure où cela est possible et indiqué dans les circonstances, [de] l’ensemble de la collectivité » (Sherratt, p. 525). Décider s’il est « possible et indiqué dans les circonstances » que le jury soit composé de l’ensemble de la collectivité exige que notre Cour interprète les mots formant l’exception de l’al. 11f) . En quoi consiste donc une « infraction relevant de la justice militaire » qui définit les limites de l’exception au droit à un procès avec jury?
(3) Conclusion concernant la nature et l’objet de l’al. 11f)
[141] L’article 11f) englobe les intérêts de l’accusé et ceux de la société dans la tenue d’un procès avec jury dans le cadre de poursuites relatives à des infractions criminelles graves. Pour donner effet à cet objet, tout en respectant la limite qu’impose l’exception militaire, nous procédons maintenant à l’interprétation de la portée que doit avoir cette exception.
B. Portée de l’exception fondée sur le libellé de l’al. 11f) et le rôle des tribunaux
[142] L’exception au droit à un procès avec jury que garantit la Charte est formulée de la façon suivante en français : « sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire ». La version anglaise est rédigée ainsi : « except in the case of an offence under military law before a military tribunal ».
[143] Comme l’indique clairement la version anglaise de la disposition, l’exception comporte deux aspects : l’infraction en cause doit être (1) une « offence under military law » (infraction au droit militaire), (2) « tried before a military tribunal » (jugée devant un tribunal militaire). Comme l’affirme le professeur Morel, « [e]n parlant plutôt de : “an offence under military law tried before a military tribunal”, le texte ajoute à l’infraction une qualification qui invite à se demander si elle est restrictive » (p. 471 (en italiques dans l’original)). À notre avis, nous devons interpréter l’expression « offence under military law » pour établir les circonstances dans lesquelles l’exception s’applique.
[144] Il est possible d’interpréter harmonieusement le libellé français de l’exception (« sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire ») et son libellé anglais. Lue en regard de la version anglaise, la version française englobe à la fois la notion de forum (« military tribunal ») et la notion de droit substantiel (« military law »). Autrement dit, l’expression « justice militaire » peut être considérée comme étant constituée de ces deux éléments, « military law » et « military tribunal ».
[145] La Couronne soutient que le Parlement a défini l’expression « offence under military law », et que les limites de la compétence militaire doivent être vues comme un « triangle » — c’est‑à‑dire que la compétence militaire est circonscrite par (1) la portée excessive sur la base de l’art. 7 de la Charte et (2) la compétence législative fédérale prévue au par. 91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 sur « la milice, le service militaire et le service naval, et la défense du pays ». Nous ne voyons pas en quoi le respect de ces deux exigences constitutionnelles fait en sorte que la loi est constitutionnelle à tous les égards. La compétence législative et la portée excessive ne sont pas les seules limites au pouvoir du Parlement. Le « triangle » démontre tout simplement un raisonnement erroné.
[146] Premièrement, l’alinéa 130(1) a) pourrait être inconstitutionnel autrement qu’en ayant une portée excessive sur la base de l’art. 7 . Il pourrait contrevenir à l’art. 7 d’une autre façon; par exemple, les effets de la disposition pourraient être totalement disproportionnés par rapport à ses objectifs. De plus, la disposition peut être inconstitutionnelle au regard d’autres dispositions de la Charte .
[147] Deuxièmement, le pouvoir du Parlement de légiférer dans un domaine qui relève d’un chef de compétence précis n’empêche pas que ces textes législatifs puissent faire l’objet d’un contrôle de leur conformité à la Charte par les tribunaux. Le partage des compétences prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867 confère aux législateurs fédéral et provinciaux le pouvoir d’adopter des lois dans des domaines qui relèvent des différents chefs de compétence. La Loi constitutionnelle de 1982 , qui comprend la Charte , limite l’exercice du pouvoir que confère la Loi constitutionnelle de 1867 . Par conséquent, bien que le Parlement ait compétence pour adopter des lois au titre de tout chef de compétence donné, ce pouvoir ne met pas pour autant les textes législatifs qu’il adopte à l’abri de tout contrôle d’un examen fondé sur la Charte (voir, par analogie à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 , Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257, par. 102‑103 et 142‑143). La compétence législative ne suppose pas la conformité à la Charte . Comme l’a énoncé notre Cour dans Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134, au par. 82 : « Il n’y a aucune contradiction entre affirmer qu’une loi fédérale a été validement adoptée en vertu de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 et prétendre que cette même loi, par son objet ou ses effets, prive des personnes de leurs droits garantis par la Charte . »
[148] Les tribunaux ont le pouvoir de décider si une loi adoptée par un législateur conformément à la Loi constitutionnelle de 1867 est aussi conforme aux exigences de la Loi constitutionnelle de 1982 . Comme l’a affirmé le juge Dickson (plus tard juge en chef), « une des hautes fonctions de cette Cour est de s’assurer que les législatures n’outrepassent pas les limites de leur mandat constitutionnel et n’exercent pas illégalement certains pouvoirs » (Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576, p. 590, concernant la Loi constitutionnelle de 1867 ; voir aussi Motor Vehicle Reference, p. 498, concernant la Loi constitutionnelle de 1982 ). L’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit que la Constitution (c.‑à‑d. les instruments de 1867 ainsi que ceux de 1982) est la loi suprême et que toute disposition incompatible est inopérante. Comme l’a affirmé notre Cour, « [l]a nécessité de l’existence d’un arbitre judiciaire impartial et dont les décisions font autorité est le corollaire de cette disposition » (voir Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433, par. 89; voir aussi Big M, p. 313). Ultimement, ce sont les tribunaux, et non les législateurs, qui interprètent la Constitution et qui définissent les minimums constitutionnels.
[149] Le rôle des tribunaux à l’égard du législateur est important dans le contexte du système de justice militaire : [traduction] « [l]a déférence trop grande qu’accordent les tribunaux à la justice militaire fait en sorte que ceux‑ci s’abstiennent d’exercer leur propre rôle de supervision constitutionnelle sur tous les organes du gouvernement » (P. T. Collins, « The Civil Courts’ Challenge to Military Justice and its Impact on the Civil Military Relationship », dans Military Justice in the Modern Age, par A. Duxbury et M. Groves, dir. (2016), 57, p. 58). Nous souscrivons à l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel de la cour martiale dans R. c. Déry, 2017 CACM 2, 391 C.R.R. (2d) 156 (« Stillman ») (les juges Cournoyer et Gleason), selon laquelle « le législateur n’a pas à jouer l’arbitre des droits constitutionnels en définissant l’expression “relevant de la justice militaire” » (par. 79). Il incombe aux tribunaux de déterminer le sens au regard de la Constitution de l’expression « infraction relevant de la justice militaire », comme ils le font à l’égard de toute autre disposition de la Charte .
[150] Après avoir examiné la portée de l’exception et le rôle des tribunaux dans la détermination de cette portée, nous passons maintenant à l’interprétation de l’exception en fonction de l’historique de la compétence des tribunaux militaires.
C. L’historique de la compétence des tribunaux militaires
[151] Un système distinct de tribunaux militaires existe depuis 1689; nul ne conteste qu’un tel système est nécessaire (Généreux, p. 293). Cependant, l’historique de la compétence des tribunaux militaires démontre que celle‑ci a toujours été limitée. Aux termes de la loi intitulée An Act for punishing Officers or Soldiers who shall Mutiny or Desert Their Majestyes Service (Angl.), 1689, 1 Will. 3 & Mar. 2, c. 5 (« Mutiny Act »), seules trois infractions — la sédition, la désertion et la mutinerie — relevaient de la compétence des tribunaux militaires, comme nous le verrons plus loin. Au fil du temps, la compétence des tribunaux militaires s’est élargie aux infractions relatives au service militaire, comme l’insubordination. En 1879, une loi a été édictée pour faire en sorte que les infractions civiles relèvent de la compétence des tribunaux militaires. Cette compétence concurrente était toutefois limitée, car les tribunaux civils demeuraient le ressort principal pour les infractions civiles. Avant l’entrée en vigueur de la Charte , en 1980, une opinion concordante de notre Cour dans l’arrêt MacKay reconnaissait le critère du lien de connexité avec le service militaire, qui visait à limiter les affaires instruites par les tribunaux militaires à celles où il y avait un lien nécessaire entre l’infraction et le service militaire. Cette doctrine du lien de connexité avec le service militaire a été intégrée à la « “substantifique moelle” du droit militaire canadien » (R. c. Larouche, 2014 CACM 6, 460 N.R. 248, par. 23).
[152] Par conséquent, il est essentiel de reconnaître les limites de la compétence des tribunaux militaires pour comprendre la véritable portée de la compétence militaire et le contexte juridique à l’époque où l’al. 11f) a été rédigé et adopté.
[153] Les juges majoritaires mettent l’accent sur le fait que le système de justice militaire a évolué au cours des dernières décennies, particulièrement grâce au renforcement de l’indépendance et de l’impartialité des comités militaires (par. 44 à 51). Toutefois, ils reconnaissent aussi que l’al. 11d) , qui garantit le droit à un procès devant un tribunal indépendant et impartial, n’est pas en cause devant nous, et qu’aucune preuve ne nous a été soumise pour que nous établissions si un procès devant un comité militaire « s’apparent[e] beaucoup au système de justice civil » (motifs des juges majoritaires, par. 53). Par conséquent, nous n’entendons pas nous prononcer sur le caractère adéquat des comités militaires. Nous nous attachons plutôt à définir les limites appropriées de la compétence des tribunaux militaires, et nous nous penchons maintenant sur la preuve historique relative à la portée de la compétence des tribunaux civils et militaires.
(1) Limites quant aux types d’infractions pouvant faire l’objet de procès devant des tribunaux militaires et la primauté des tribunaux civils
[154] En 1689, le Parlement anglais a adopté la Mutiny Act. Cette loi visait à contrer le risque que les soldats mécontents de l’accession au trône d’un nouveau roi et d’une nouvelle reine manquent à leur devoir de loyauté. La Mutiny Act permettait aux tribunaux militaires de juger et de condamner à mort les officiers et les soldats qui avaient commis un crime de mutinerie, de sédition ou de désertion en temps de paix : [traduction] « que les soldats qui se mutinent, fomentent une sédition ou désertent le service de Ses Majestés soient soumis à un châtiment plus exemplaire et expéditif que le permettent les formes de droit usuelles » (M. L. Friedland, Double Jeopardy (1969), p. 343). Autrement dit, les seules limites que prévoyait la Mutiny Act quant aux droits de toute personne sous le régime de droit commun du royaume, y compris le droit à un procès avec jury, étaient celles visant la mutinerie, la sédition et la désertion; de tels droits n’étaient pas restreints pour de [traduction] « simples infractions à la discipline » (C. Clode, The Administration of Justice Under Military and Martial Law (1872), p. 44). Les tribunaux de common law conservaient leur compétence sur les infractions ordinaires (Grant c. Gould (1792), 2 H. Bl. 69, 126 E.R. 434, cité dans Morel, p. 376).
[155] Deux siècles plus tard, en 1879, la compétence des tribunaux militaires a été élargie pour comprendre les infractions criminelles punissables sous le régime de droit commun, grâce à la fusion des Articles of War et de la Mutiny Act. À cette époque, les infractions civiles criminelles sont devenues susceptibles de faire l’objet de procès devant des cours martiales (S.T. Pitzul et J.C. Maguire, « A Perspective on Canada’s Code of Service Discipline » (2002), 52 A.F.L. Rev 1, p. 2‑3).
[156] Tel était le cadre législatif dont le Canada a hérité lors de la Confédération en 1867, lorsque l’Acte de l’Amérique du Nord britannique a [traduction] « donné au nouveau Dominion du Canada la responsabilité de la défense et du maintien de ses propres forces militaires en temps de paix » (C. Madsen, Another Kind of Justice: Canadian Military Law from Confederation to Somalia (1999), p. 5). L’année suivante, le Parlement a adopté l’Acte concernant la milice et la Défense de la Puissance du Canada, S.C. 1868, c. 40 (« Loi sur la milice »), qui créait les Forces armées canadiennes, distinctes de celles de la Grande‑Bretagne. Cette loi a été remplacée par plusieurs lois sur l’armée, qui mettaient toutes l’accent sur [traduction] « l’importance de la discipline au sein d’une armée et la nécessité qu’il y ait des procédures informelles au titre desquelles les contrevenants pourraient être jugés rapidement » (Pitzul et Maguire, p. 3). L’adoption de chacune de ces séries de mesures législatives était principalement motivée par un souci d’efficacité et de discipline.
[157] De 1868 au début des années 1900, la preuve historique se rapporte surtout aux procès devant des tribunaux militaires concernant des infractions commises durant le service actif, comme la désertion et l’absence sans permission, ou des infractions mineures contre la discipline militaire, comme [traduction] « l’insubordination [et] la négligence dans l’accomplissement des fonctions » (Madsen, p. 23). Cependant, il semble que les tribunaux civils aient pris la relève des tribunaux militaires pour juger les infractions criminelles. Par exemple, lors de la Première Guerre mondiale, alors que les Canadiens étaient toujours des sujets britanniques, les tribunaux civils britanniques se déclaraient fréquemment compétents dans des affaires portant sur des infractions criminelles commises par des soldats canadiens, comme les voies de fait, le meurtre ou le viol (Madsen, p. 45).
[158] En 1950, la LDN a été adoptée afin que les dispositions législatives portant sur les forces armées soient rassemblées en une seule loi. La LDN a conservé la disposition d’incorporation des infractions civiles à l’al. 119(1) a) (maintenant l’art. 130 ). Au cours de l’examen de la LDN , Brooke Claxton, le ministre de la Défense nationale à l’époque, a été interrogé au sujet de la possibilité que la portée de la compétence des tribunaux militaires soit excessive en temps de paix. Il a répondu en affirmant que la compétence des tribunaux militaires visait des affaires où les tribunaux civils n’agissaient pas ou ne pouvaient intervenir, que ce soit en temps de guerre où il n’y avait pas de tribunaux civils, en temps de paix où aucun tribunal civil n’était en fonction, ou lorsque les autorités civiles s’en remettaient aux autorités militaires, comme pour les infractions commises sur une base militaire ou contre un autre soldat :
Les tribunaux militaires n’ont donc pas compétence exclusive à l’égard des délits civils. De fait, ils ne jugent pas les délits civils comme les tribunaux civils le font, car, si un tribunal civil connaît d’un délit civil, le tribunal militaire n’a pas compétence. [ . . .]
La raison de stipuler qu’un certain nombre d’infractions à la loi civile seront aussi des infractions à la loi militaire est afin de prévoir les cas où les tribunaux civils n’agissent pas ou ne peuvent intervenir. [. . .]
Il y a, je crois, trois raisons à cela. D’abord, en temps de guerre nous pouvons avoir des troupes outre‑mer à des endroits où il n’existe aucun tribunal civil. [. . .] Ensuite, même en temps de paix nous avons des établissements militaires dans des endroits où il n’y a pas de cours civiles. Si un soldat se livre à des voies de fait sur un autre soldat, il n’existe pas de tribunal civil, là‑bas, qui puisse s’occuper du cas. [. . .] Il y a une troisième raison. Les autorités civiles elles‑mêmes, dans nombre de cas, préfèrent que ce soient les autorités militaires qui règlent ces questions. [. . .] Si, dans les limites du camp, un soldat se livre à des voies de fait sur un autre soldat, les autorités civiles, d’ordinaire, préfèrent que ce soit nous qui nous occupions du cas. [. . .] Mais si ce sont les autorités civiles qui s’en occupent, — et nous n’avons pas les moyens de leur faire connaître notre préférence, — nous ne pouvons pas nous en occuper. L’autorité civile est toujours suprême. [Nous soulignons.]
(Chambre des communes, Compte rendu officiel des débats de la Chambre des communes, vol. IV, 2e sess., 21e lég., 1950, p. 3429)
[159] Les commentaires de M. Claxton illustrent le fait que, au moment de l’adoption de la disposition antérieure à l’art. 130, l’instruction de procès devant des tribunaux militaires pour des infractions civiles commises par des militaires devait se limiter aux situations où cela était nécessaire sur le plan de l’efficacité ou souhaitable parce qu’il y avait un lien de connexité suffisant avec le service militaire, de sorte que les tribunaux civils préféraient s’en remettre aux tribunaux militaires. Cependant, M. Claxton l’a énoncé clairement : « [l]’autorité civile est toujours suprême ». Au cours des décennies qui ont suivi l’adoption de la LDN , la pratique voulait que les autorités militaires s’en remettent aux autorités civiles lorsque les infractions étaient commises dans un contexte non‑militaire (voir p. ex. J.H. Hollies, « Canadian Military Law » (1961), 1 Mil. L. Rev. 69, p. 72; Ministère de la défense nationale, Ordonnance administrative des Forces canadiennes 19‑16 — Poursuite devant un tribunal civil (19 décembre 1975)).
(2) Élaboration de l’exigence relative au lien de connexité avec le service militaire
[160] Au cours des décennies qui ont suivi l’adoption de la LDN , les tribunaux ont élaboré le critère du lien de connexité avec le service militaire permettant d’établir les situations où il est approprié de déroger à la primauté de la compétence des tribunaux civils.
[161] Le critère du lien de connexité avec le service militaire a été formulé pour la première fois au Canada dans l’arrêt MacKay, rendu en 1980. Dans une opinion concordante abondamment citée, le juge McIntyre a conclu, avec l’accord du juge Dickson, que si les cours martiales devaient juger les militaires au Canada pour des infractions criminelles qui relèveraient par ailleurs des tribunaux civils, la perpétration et la nature de ces infractions devraient être reliées au service militaire de quelque manière. Les juges McIntyre et Dickson ne souscrivaient pas à l’opinion des juges majoritaires, selon laquelle toutes les poursuites concernant des membres des forces armées sous le régime de toute loi pénale relèvent des tribunaux militaires, car « [p]our atteindre un objectif socialement souhaitable relié à la vie militaire, il n’[était] pas nécessaire d’étendre autant la compétence des tribunaux militaires » (p. 408). Selon eux :
Le soldat inculpé d’une infraction criminelle est privé du bénéfice d’une enquête préliminaire ou du droit à un procès devant jury. Il est soumis à un code militaire qui diffère à certains égards du droit commun […] Bien que ces différences puissent être acceptables, compte tenu des besoins militaires, dans certains cas, on ne peut leur donner d’effet universel dans l’application du droit pénal canadien aux membres des forces armées en poste au Canada.
. . .
La question se pose donc ainsi : comment tracer la ligne de démarcation entre les infractions militaires ou reliées aux forces armées et celles qui n’y sont pas nécessairement reliées. À mon avis, une infraction qui constitue une infraction de droit commun, si elle est commise par un civil, est également une infraction relevant de la compétence des cours martiales et du droit militaire si elle est commise par un soldat, lorsque cette infraction est, par sa nature et par les circonstances de sa perpétration, à ce point reliée à la vie militaire qu’elle serait susceptible d’influer sur le niveau général de discipline et d’efficacité des forces armées.
(p. 409‑410)
[162] L’opinion concordante du juge McIntyre a eu une incidence importante sur la jurisprudence subséquente. Comme l’a noté R.A. McDonald :
En dépit de ce soutien apparemment fort de la majorité, le jugement qui devait avoir le plus d’influence dans l’avenir était l’opinion concordante des juges Dickson (par la suite juge en chef) et McIntyre…
. . .
. . . La proposition McIntyre touchant la juridiction des tribunaux militaires sur les infractions est la proposition qui a été la plus fréquemment citée par les cours inférieures dans les années qui allaient suivre.
(Les avocats militaires du Canada (2002), p. 136)
De fait, en 1982, le professeur Hogg a reconnu que l’al. 130(1) (a) devait recevoir une interprétation atténuée à la lumière des motifs du juge McIntyre (Hogg, Canada Act 1982 Annotated (1982), p. 42, cité dans Larouche, par. 53).
[163] Tel était le contexte dans lequel la Charte a été rédigée et adoptée. Celle‑ci protégeait et consacrait un certain nombre de droits, y compris le droit à un procès avec jury. Le procureur général de l’époque, Jean Chrétien, a mentionné l’exception prévue à l’al. 11f) lors d’un Comité spécial mixte du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, en affirmant ce qui suit : « [l]es procès devant jury n’ont jamais été prévus pour les causes relevant de la justice militaire, ni au Canada, ni aux États‑Unis » (Sénat et Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 36, 1re sess., 32e lég., 12 janvier 1981, p. 12). Il n’est pas surprenant que les tribunaux militaires n’aient jamais prévu de situations où l’accusé pourrait bénéficier d’un procès avec jury, compte tenu de la preuve historique concernant les limites à la compétence militaire; cet énoncé ne constitue pas non plus une preuve convaincante que les militaires accusés peuvent se voir privés du droit à un procès avec jury si l’infraction dont ils sont accusés n’a aucun lien direct avec le service militaire (motifs des juges majoritaires, par. 77‑79).
[164] Le critère du lien de connexité avec le service militaire a été adopté par la Cour d’appel de la cour martiale dans R. c. Macdonald (1983), 4 C.A.C.M. 277, un an seulement après l’entrée en vigueur de la Charte , et les tribunaux l’ont appliqué assez régulièrement au cours des 30 dernières années afin d’établir si les tribunaux militaires ont compétence pour juger une infraction civile aux termes de l’al. 130(1) a). Voir, par exemple, R. c. MacEachern (1985), 4 C.A.C.M. 447; Ryan c. The Queen (1987), 4 C.A.C.M. 563; Ionson c. The Queen (1987), 4 C.A.C.M. 433, conf. par [1989] 2 R.C.S. 1073. Voir aussi R. c. Brown (1995), 5 C.A.C.M. 280, où le juge reconnaissait l’état du droit de l’époque : « l’exception à la garantie d’un procès devant jury de l’alinéa 11f) est déclenchée par le caractère militaire, le cas échéant, du crime imputé » (p. 287).
(3) Conclusions tirées de la preuve historique
[165] Le contexte historique de l’al. 11f) montre qu’il y a toujours eu des limites à la compétence des tribunaux militaires. Bien que nous convenons avec les juges majoritaires que l’exception au droit visait à confirmer l’existence d’un système de justice militaire distinct et à préserver la tradition voulant que le droit militaire n’ait jamais permis les procès avec jury (motifs des juges majoritaires, par. 80), ces deux points ne dressent pas un tableau complet de la situation. Le contexte de l’al. 11f) révèle que les limites qu’il convient d’imposer à la compétence des tribunaux militaires eu égard à cet alinéa ont toujours été source de préoccupations. De nombreuses sources universitaires plus récentes appuient elles aussi l’adoption d’une approche restrictive à l’égard de la compétence des tribunaux militaires (voir, par exemple, R. Ho, « A World That Has Walls: A Charter Analysis of Military Tribunals » (1996), 54 U.T. Fac. L. R. 149, p. 163; G. Létourneau, Introduction to Military Justice: An Overview of the Military Penal Justice System and Its Evolution in Canada (2012), p. 19).
[166] Cet aperçu historique met également en relief les situations où les tribunaux militaires devraient avoir compétence. La preuve historique montre qu’il était indiqué que les tribunaux militaires, plutôt que les tribunaux civils, jugent les militaires accusés d’infractions lorsque justice devait être rendue rapidement et efficacement pour le maintien de la discipline, comme lorsque les infractions avaient été commises en temps de guerre ou à l’étranger. Cette idée a été exprimée à maintes reprises, que ce soit par les termes de la Mutiny Act — créée afin de faire en sorte que les accusés soient soumis à [traduction] « un châtiment plus exemplaire et expéditif que le permettent les formes de droit usuelles » — ou par les commentaires de M. Claxton lorsque le Parlement a examiné la LDN . Ces considérations nous guidant, nous passons maintenant à l’analyse du critère du lien de connexité avec le service militaire.
III. Définition du critère du lien de connexité avec le service militaire
A. Historique du critère du lien de connexité avec le service militaire
[167] Le critère du lien de connexité avec le service militaire que le juge McIntyre a formulé dans MacKay posait la question suivante : le militaire a‑t‑il commis une infraction liée au service militaire, compte tenu de la nature de l’infraction, des circonstances de sa perpétration et de la question de savoir si l’infraction serait susceptible d’influer sur la discipline et l’efficacité des forces armées? Comme l’a affirmé le juge McIntyre :
La question se pose donc ainsi : comment tracer la ligne de démarcation entre les infractions militaires ou reliées aux forces armées et celles qui n’y sont pas nécessairement reliées. À mon avis, une infraction qui constitue une infraction de droit commun, si elle est commise par un civil, est également une infraction relevant de la compétence des cours martiales et du droit militaire si elle est commise par un soldat, lorsque cette infraction est, par sa nature et par les circonstances de sa perpétration, à ce point reliée à la vie militaire qu’elle serait susceptible d’influer sur le niveau général de discipline et d’efficacité des forces armées. [Nous soulignons; p. 140.]
[168] Le juge McIntyre a fait remarquer que les tribunaux américains avaient adopté une approche similaire, élaborée dans O’Callahan c. Parker (1969), 395 U.S. 258, et peaufinée dans Relford c. Commandant (1971), 401 U.S. 355, p. 356, note 1. L’arrêt Relford commandait aux tribunaux de prendre en considération 12 facteurs pour établir si une infraction donnée commise par un militaire était « liée au service militaire », notamment les questions de savoir si l’endroit où l’infraction avait été commise était sous contrôle militaire, s’il y avait un lien entre les fonctions militaires de l’accusé et le crime commis, et si la victime prenait part à l’exercice de fonctions relatives au service militaire.
[169] Les cours martiales canadiennes ont régulièrement appliqué le critère du lien de connexité avec le service militaire depuis l’arrêt MacKay. Par exemple, dans R. c. Catudal (1985), 4 C.A.C.M. 338, la Cour d’appel de la cour martiale a conclu qu’une accusation d’incendie criminel parmi plusieurs portées contre M. Catudal n’avait aucun lien avec le service militaire car l’infraction avait été commise alors que l’accusé était en déplacement au Canada vers sa prochaine affectation dans sa propre voiture (dans le cas de toutes les autres accusations, M. Catudal se trouvait sur une base militaire). Dans Brown, l’accusé a été accusé d’homicide involontaire et de torture alors qu’il exerçait des fonctions de maintien de la paix en Somalie; la Cour d’appel de la cour martiale a accepté la concession de l’accusé selon laquelle il y avait « amplement caractère militaire » au vu des faits de cette affaire (p. 290).
[170] La Couronne soutient — et les juges majoritaires souscrivent à cet argument — que l’arrêt Moriarity a écarté toute possibilité d’application du critère du lien de connexité avec le service militaire (par. 92‑95). Nous ne sommes pas de cet avis. Comme nous l’avons déjà mentionné, dans l’arrêt Moriarity, il était question d’une contestation de l’al. 130(1) a) fondée sur l’art. 7 de la Charte . Notre Cour a conclu que l’al. 130(1) a) n’avait pas une portée excessive car il avait un lien rationnel avec son objectif de maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes, et qu’il n’était pas nécessaire d’avoir recours au lien de connexité avec le service militaire. Nous reconnaissons qu’il s’agit d’objectifs valides de l’al. 130(1) a), et du système de justice militaire de façon plus générale. Cependant, l’arrêt Moriarity ne répond pas à la question de savoir si les objectifs de l’al. 130(1) a) et du système de justice militaire — soit le moral, la discipline et l’efficacité des troupes — sont atteints lorsqu’un accusé est privé de son droit à un procès avec jury que garantit l’al. 11f) .
[171] Enfin, les juges majoritaires soulignent que le critère du lien de connexité avec le service militaire a été abandonné aux États‑Unis et qu’il n’a pas sa place dans le contexte juridique canadien (motifs des juges majoritaires, par. 99). Bien que la Cour suprême des États‑Unis, dans une décision partagée, ait renoncé au critère du « lien avec le service militaire », ce critère continue d’être appliqué en pratique au Canada. Le directeur des poursuites militaires (DPM) examine actuellement les facteurs qui doivent être pris en considération lorsqu’il s’agit de déterminer s’il existe un lien militaire permettant d’établir si l’infraction devrait être instruite dans le système de justice militaire (voir le par. 102 des motifs des juges majoritaires pour la liste de ces facteurs). Même s’il est souvent plus facile de tracer une ligne de démarcation nette, nous ne sommes pas d’avis que le critère du lien de connexité avec le service militaire oblige les tribunaux à « se livre[r] à un examen préliminaire compliqué et inutile qui détourne leur attention du fond de l’affaire » (par. 99).
[172] Pour établir s’il existe un lien de connexité avec le service militaire, les tribunaux peuvent être appelés à procéder à des examens minutieux et à prendre des décisions exigeant une réflexion ardue, mais nous sommes d’accord avec les juges dissidents de la Cour suprême des États‑Unis dans Solorio v. United States (1987), 483 U.S. 435, p. 466, qui ont confirmé que cette démarche était nécessaire :
[traduction] [i]l ne devrait pas être surprenant que de telles décisions soient parfois difficiles ou accaparantes ou qu’elles exigent l’établissement de fines distinctions. Le procès de quiconque devant une cour martiale comprend la décision délibérée de priver cette personne des protections procédurales que garantit la Constitution. Priver quiconque de ces protections constitue une affaire très sérieuse
. . .
On ne peut écarter simplement cette exigence parce que le processus serait moins rapide que ce que les juges majoritaires estiment approprié.
[173] De plus, dans le cas où il faut prendre la décision difficile d’établir s’il existe un lien de connexité avec le service militaire, il vaut mieux que ce soit les tribunaux qui prennent cette décision puisqu’ils sont mieux placés pour le faire, plutôt que ce soit le poursuivant qui tranche la question en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Comme il est indiqué dans R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, nous ne pouvons être certains que le pouvoir discrétionnaire sera toujours exercé convenablement, et la constitutionnalité d’une disposition législative ne saurait dépendre de la confiance qu’on peut avoir que le ministère public agira comme il se doit (par. 95). Le DPM ne bénéficie pas des mêmes garanties d’indépendance que le procureur général ou le directeur des poursuites pénales, et il n’est pas non plus responsable devant le Parlement (G. Létourneau et M.W. Drapeau, Military Justice in Action: Annotated National Defence Legislation (2e éd. 2015), p. 12).
[174] L’application d’un droit garanti par la Charte devrait‑elle être laissée à la discrétion du poursuivant ou est‑ce que ce sont les tribunaux qui devraient ultimement décider si ce droit s’applique? La réponse est que ce sont les tribunaux qui devraient prendre cette décision. Les forces armées veulent conserver leur pouvoir discrétionnaire et, de ce fait, priver certains accusés qui sont membres des forces armées de l’exercice légitime de leurs droits. La réponse doit être sans équivoque : les droits garantis par la Charte ne peuvent être assujettis au pouvoir discrétionnaire du poursuivant; ils sont plutôt soumis à la décision des tribunaux.
[175] En outre, étant donné que le DPM utilise actuellement un critère semblable à celui du lien de connexité avec le service militaire pour établir si une affaire devrait être instruite dans le système de justice militaire, le fait d’imposer un tel critère dans le cadre d’une analyse fondée sur l’al. 11f) n’est pas susceptible d’avoir une incidence importante sur le nombre d’affaires instruites par des tribunaux civils, de sorte que cela donnerait lieu à un engorgement supplémentaire des tribunaux civils (motifs des juges majoritaires, par. 104). Une telle proposition n’est que pure conjecture. En fait, il peut y avoir des retards lorsque des membres de l’armée sont jugés par des tribunaux militaires. Selon une vérification récente menée par le vérificateur général du Canada, « les Forces armées canadiennes [ont] mis trop de temps à régler bon nombre des causes relevant de la justice militaire, ce qui a eu des répercussions considérables dans certains cas » (Printemps 2018 — Rapports du vérificateur général du Canada au Parlement du Canada : Rapport 3 — L’administration de la justice dans les Forces armées canadiennes (2018), par. 3.10). Nous ne disposons d’aucune preuve que le système de justice militaire souffre de moins de retards que le système civil. Même si tel était le cas, la possibilité qu’il y ait des retards n’est pas un fondement approprié justifiant que l’accusé soit privé de son droit à un procès avec jury.
[176] Pour ces raisons, nous concluons que l’al. 130(1) a) de la LDN contrevient à l’al. 11f) de la Charte dans la mesure où il prive l’accusé du droit à un procès avec jury relativement à des infractions graves lorsque celles‑ci n’ont pas de lien avec le service militaire. Cette conclusion s’appuie sur une interprétation téléologique de la disposition de la Charte : elle découle d’un examen de l’objet du droit, de la nature et des objectifs plus larges de la Charte , des termes choisis pour énoncer ce droit et des origines historiques des concepts enchâssés. Pour mettre en œuvre l’objet du droit à un procès avec jury — autant en ce qui a trait à l’intérêt de l’accusé dans la tenue d’un procès avec jury qu’à l’intérêt de la collectivité à participer aux poursuites relatives à des infractions graves — l’infraction ou les circonstances de sa perpétration doivent avoir un lien avec le service militaire. Par conséquent, nous estimons que l’expression « offence under military law » s’entend d’une infraction qui, par sa nature, comporte un lien avec le service militaire ou qui a été commise dans des circonstances ayant un lien suffisant avec le service militaire pour influer directement sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. À notre avis, s’il n’y a aucun lien entre l’infraction et le service militaire, l’al. 130(1) a) de la LDN viole le droit à un procès avec jury.
B. Indications concernant le critère du lien de connexité avec le service militaire
[177] Lorsqu’une personne est accusée d’une infraction qui entre dans le champ d’application de l’al. 130(1) a) de la LDN et que cet accusé conteste la compétence du tribunal militaire au motif qu’il serait privé de son droit à un procès avec jury que lui garantit l’al. 11f) , le tribunal devrait se demander s’il y a un lien entre l’infraction et le service militaire. Le membre des forces armées a‑t‑il commis une infraction dans des circonstances qui sont à ce point liées au service militaire qu’elle est susceptible d’influer directement sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes?
[178] De telles circonstances suffisamment reliées au service militaire comprennent la situation où le militaire a commis l’infraction dans l’exécution de ses fonctions, sur une propriété militaire ou en utilisant une propriété militaire. Lorsqu’une infraction est commise dans de telles circonstances, on peut généralement en inférer qu’elle influera directement sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. Si le militaire commet l’infraction alors qu’il n’est pas en fonction, et qu’il ne la commet pas sur la propriété militaire ou en utilisant une propriété militaire, il demeure loisible à la poursuite de prouver que l’infraction a influé directement sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes, et qu’elle devrait donc être jugée par un comité militaire. Ce peut être le cas, par exemple, lorsque l’infraction comprend un manquement à l’autorité militaire ou à des ordres directs. À lui seul, le fait que l’infraction ait été commise par un membre des forces armées ne serait probablement pas suffisant pour justifier l’existence d’un lien avec le service militaire au motif que la simple perpétration de cette infraction mine la discipline.
[179] Lorsqu’une infraction est commise en théâtre de guerre, on présume que les circonstances respecteront le critère du lien de connexité avec le service militaire car elles exigent que justice soit rendue rapidement, et il est peu probable que les tribunaux civils aient le temps d’instruire un procès relatif à de telles infractions. Les infractions commises à l’étranger, quant à elles, sont prévues à l’al. 130(1) b) de la LDN [8]; l’urgence militaire exigerait que ces infractions soient jugées devant des tribunaux militaires.
[180] Il convient de noter que même si l’art. 130 incorpore les infractions civiles à la compétence militaire, les militaires peuvent aussi être accusés d’infractions prévues aux art. 73 à 129 de la LDN . Bon nombre de ces infractions n’ont aucun pendant dans le contexte civil, et sont propres au service militaire (R. c. Hannah, 2013 CM 2011). Lorsque l’infraction est propre au service militaire, comme la désertion et l’insubordination, le lien avec le service militaire est évident. Cependant, pour ce qui est des infractions qui ne sont pas propres au service militaire (par exemple, le vol, prévu à l’art. 114 de la LDN ), le critère du lien avec le service militaire donne des indications quant à savoir si l’affaire comporte un lien suffisant avec le service militaire pour être jugée devant un tribunal militaire. Par conséquent, lorsque le militaire est accusé d’une infraction prévue aux art. 73 à 129 , et qu’il soulève une contestation fondée sur l’al. 11f) de la Charte , le tribunal doit se demander si l’infraction est de nature militaire et, si elle ne l’est pas, si elle a été commise dans des circonstances qui sont à ce point liées au service militaire qu’elle influerait directement sur la discipline, l’efficacité et le moral des troupes.
[181] Comme nous l’avons décrit plus tôt, l’intérêt de la collectivité à l’égard des poursuites relatives aux infractions graves devant des tribunaux civils est protégé par le droit à un procès avec jury. Cette considération milite en faveur d’une interprétation restrictive de l’al. 11f) . Cependant, le tribunal ne tient pas compte de cette considération lorsqu’il établit s’il existe un lien de connexité avec le service militaire au titre de l’al. 11f) , car le droit prévu à l’al. 11f) est exercé par l’accusé. Lorsqu’il existe un lien de connexité avec le service militaire, et qu’il y a donc compétence concurrente, ces considérations peuvent guider le choix du ressort qui est le plus approprié. En pratique, le DPM prend effectivement en considération le degré d’intérêt de la collectivité civile dans l’affaire dont il est saisi ainsi que l’avis de la victime lorsqu’il évalue si l’infraction devrait être jugée par un tribunal militaire, puisque ces éléments sont pertinents pour établir si un tribunal civil est mieux placé pour instruire l’affaire. Par exemple, la collectivité peut avoir un intérêt à ce que les infractions d’agressions sexuelles soient jugées par des tribunaux civils, étant donné l’enquête récente sur les lacunes dans les poursuites pour agressions sexuelles devant les tribunaux militaires (pour un résumé de ces considérations, voir : M. W. Drapeau, Sexual Assaults in the Canadian Military: Is the Military Making Headway?, 30 avril 2018 (en ligne), présenté au Comité sur la sécurité nationale et la défense, Sénat du Canada; voir aussi M. Deschamps, Examen externe sur l’inconduite sexuelle et le harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes, 27 mars 2015 (en ligne)).
[182] En résumé, lorsqu’un militaire est accusé en vertu de l’al. 130(1) a) de la LDN , les tribunaux doivent établir s’il existe un lien suffisamment direct entre les circonstances de l’infraction et le service militaire. Pour ce faire, le tribunal doit se demander si le militaire a commis l’infraction dans l’exécution de ses fonctions, sur une propriété militaire ou en utilisant une propriété militaire. Dans l’affirmative, le tribunal peut en inférer que les circonstances de l’infraction influent directement sur l’efficacité, la discipline et le moral des troupes. La poursuite peut indiquer d’autres circonstances de l’infraction pour montrer que celles‑ci influeraient directement sur l’efficacité, la discipline et le moral des troupes.
C. Analyse fondée sur l’article premier
[183] Le fait d’inclure à la compétence militaire des infractions civiles qui n’ont pas de lien de connexité avec le service militaire au moyen de l’al. 130(1) a) porte atteinte au droit garanti par l’al. 11f) de la Charte . Il incombe à la Couronne de prouver que l’atteinte est justifiée au regard de l’article premier de la Charte . En l’espèce, la Couronne admet que s’il est conclu que l’al. 130(1) a) contrevient à l’al. 11f) , il ne peut être justifié au regard de l’article premier (mémoire de la Couronne, par. 67).
[184] De fait, il est difficile de concevoir qu’une telle atteinte puisse être justifiée au regard de l’article premier.
[185] L’objectif de l’al. 130(1) a) — soit de maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des troupes — est suffisamment important pour satisfaire au volet de l’objectif « réel et urgent » du critère énoncé dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. De plus, comme notre Cour l’a noté dans Moriarity, l’al. 130(1) a) a un lien rationnel avec cet objectif. Cependant, l’incorporation des infractions civiles à la compétence des tribunaux militaires sans permettre que l’accusé bénéficie d’un procès avec jury pour des infractions graves ne peut satisfaire au volet de l’atteinte minimale de l’analyse établie dans Oakes pour les raisons qu’a énoncées le juge McIntyre dans MacKay : « [p]our atteindre un objectif socialement souhaitable relié à la vie militaire, il n’est pas nécessaire d’étendre autant la compétence des tribunaux militaires » (p. 408). Le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes au moyen de l’incorporation des infractions pénales sans qu’elles aient un lien de connexité avec le service militaire ne constitue pas une atteinte minimale au droit à un procès avec jury.
[186] Le compte rendu historique montre que la préoccupation relative à l’efficacité militaire et à la question connexe de la discipline a été l’un des éléments qui a influencé l’évolution de la compétence des tribunaux militaires. Cependant, le fait que ce soit des tribunaux militaires qui jugent des infractions civiles n’ayant aucun lien avec le service militaire peut avoir l’effet opposé sur la discipline et le moral des troupes lorsque le droit à un procès avec jury est retiré. Il va de soi que la négation de droits peut miner le moral des troupes, et non le renforcer. Dans Re Colonel Aird, [2004] HCA 44, 209 A.L.R. 311, les juges Callinan et Heydon, dissidents, ont noté que le retrait de droits procéduraux fondamentaux sans raison valable ne favorise pas la discipline :
[traduction] Mais on peut supposer que l’importance du moral au sein d’une force de défense est sans aucun doute très grande. Cependant, il est susceptible d’être gravement compromis si des accusations contre des soldats concernant des actes criminels commis pendant qu’ils étaient en congé dans un pays étranger dans des circonstances sans aucun lien avec leurs activités et fonctions militaires devaient être instruites et tranchées par une cour martiale en Australie sans jury. Effectivement, le fait de savoir que les autorités militaires ont le droit de s’introduire dans la vie privée des soldats, et de leur faire subir une instance militaire pour un comportement très éloigné du service militaire, et que dans une telle instance ils n’auraient pas le droit à un procès avec jury, est susceptible de dissuader les gens de s’enrôler, en plus de miner le moral des troupes. [Nous soulignons; par. 167.]
[187] Il ne nous apparaît pas évident que le fait que les infractions ordinaires soient jugées devant des tribunaux militaires améliorera la discipline, l’efficacité et le moral des troupes. En fait, cela pourrait avoir l’effet contraire. L’indépendance des tribunaux civils peut faire en sorte que les militaires aient une plus grande confiance dans la façon dont les affaires criminelles sont traitées. En outre, la recherche suggère que, au sein des forces armées, la perception selon laquelle la discipline est appliquée inéquitablement entre les membres du service et les civils peut donner lieu à un plus grand nombre d’infractions (P. T. Collins, « Civil‑Military ‘Legal’ Relations: Where to from Here? — The Civilian Courts and the Military in the United Kingdom, United States and Australia » dans International Humanitarian Law Series (2018), vol. 51, p. 279; voir aussi J. Crowe et S. Ratnapala, « Military Justice and Chapter III: The Constitutional Basis of Courts Martial » (2012), 40 Fed. L. Rev. 161, p. 177). Les militaires qui ne jouissent pas de certaines garanties procédurales dont bénéficient les civils, notamment le droit à un procès avec jury, pourraient y voir une iniquité.
[188] Les énoncés qui précèdent font ressortir que l’al. 130(1) a) n’est pas soigneusement adapté à ses objectifs — il porte atteinte au droit à un procès avec jury plus que ce qui est raisonnablement nécessaire. Une autre solution, qui n’aurait emporté qu’une atteinte minimale, aurait été que les infractions pénales soient jugées par un comité militaire seulement lorsqu’il y a un lien direct entre les circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise et le service militaire. Un tel lien serait plus adapté aux objectifs de maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes.
D. La réparation qui convient est l’interprétation extensive
[189] La réparation qui convient est l’inclusion, par voie d’interprétation extensive, d’une exigence relative au lien de connexité avec le service militaire à l’al. 130(1) a). Nous signalons qu’aucune partie n’a énoncé cette position. Il s’ensuit que la demande qu’ont formulée les accusés voulant que l’al. 130(1) a) de la LDN soit déclarée inapplicable n’est pas la réparation qui convient compte tenu de l’exception prévue à l’al. 11f) . Conformément au raisonnement adopté dans Stillman, nous croyons que l’inclusion, par voie d’interprétation extensive, d’une exigence relative au lien de connexité avec le service militaire est la réparation qu’il convient d’appliquer.
[190] L’interprétation extensive est une réparation appropriée lorsqu’elle contribuerait au respect du rôle du législateur et des objets de la Charte (Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, p. 56).
[191] À notre avis, l’inclusion, par voie d’interprétation extensive, d’une exigence relative au lien de connexité avec le service militaire est fidèle à l’objectif de l’al. 130(1) a). L’attribution de compétence aux tribunaux militaires lorsque cela est approprié, dans le respect du droit à un procès avec jury, est conforme à l’objectif de l’al. 130(1) a), soit le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes. Le respect des droits que garantit la Charte à toute personne est la façon la plus efficace d’assurer la discipline et le moral des troupes, comme nous l’avons déjà expliqué.
[192] L’interprétation extensive est une réparation préférable à l’invalidation de l’al. 130(1) a), car elle « permet d’harmoniser immédiatement la loi en question avec les exigences de la Charte » (Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, p. 716). Étant donné que l’al. 130(1) a) vise un grand nombre d’infractions d’ordre militaire, l’invalidation de la disposition créerait un vide. En raison de la nature de l’atteinte au droit garanti par la Charte , l’inclusion par voie d’interprétation extensive d’un lien de connexité avec le service militaire évite que soient limitées, sans que cela soit nécessaire, les instances qui peuvent être tenues devant les tribunaux militaires; il ne s’agit pas non plus d’un empiètement injustifié dans la sphère législative.
[193] Lorsqu’un militaire est accusé d’une infraction pour laquelle la peine maximale est un emprisonnement de cinq ans ou plus, le tribunal militaire devrait lire l’al. 130(1)a) de la façon suivante afin d’établir s’il peut juger l’infraction reprochée :
130 (1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission commis par un militaire qui est de nature militaire ou qui est commis dans des circonstances directement liées au service militaire :
a) survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale;
…
Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2). [Texte souligné ajouté.]
IV. Conclusion
[194] L’alinéa 130(1) a) est constitutionnel au regard de l’al. 11f) de la Charte si nous incluons, par interprétation extensive, une exigence relative au lien de connexité avec le service militaire. Pour donner effet à l’objet du droit à un procès avec jury — à la fois pour ce qui est de l’intérêt de l’accusé à avoir un procès avec jury et de l’intérêt de la collectivité à participer aux poursuites relatives à des infractions graves — l’infraction doit avoir un lien avec le service militaire. En conséquence, selon notre interprétation, les termes « offence under military law » s’entendent d’une infraction de nature militaire ou commise dans des circonstances liées au service militaire. À notre avis, s’il n’y a aucun lien entre l’infraction et le service militaire, l’al. 130(1) a) de la LDN viole le droit à un procès avec jury garanti par l’al. 11f) de la Charte .
[195] Nous sommes d’avis d’accueillir les pourvois dans Stillman, d’accueillir en partie le pourvoi dans Beaudry et de remplacer l’ordonnance relative à la déclaration d’invalidité que la Cour d’appel de la cour martiale a prononcée dans Beaudry par une ordonnance d’inclusion, par voie d’interprétation extensive, d’une exigence relative au lien de connexité avec le service militaire à l’al. 130(1) a).
Pourvois dans S. rejetés, les juges Karakatsanis et Rowe sont dissidents.
Pourvoi dans B. accueilli, les juges Karakatsanis et Rowe sont dissidents en partie.
Procureur des appelants (37701) et de l’intimé (38308) : Services d’avocats de la défense, Gatineau.
Procureur des intimés (37701) et de l’appelante (38308) : Service canadien des poursuites militaires, Ottawa.
Procureurs de l’intervenant Advocates for the Rule of Law (37701 et 38308) : McCarthy Tétrault, Toronto.
[1] Les infractions civiles ordinaires peuvent généralement être jugées soit dans le système de justice militaire, soit dans le système de justice civil. Les facteurs pris en compte par les poursuivants pour acheminer les affaires vers l’un ou l’autre des systèmes sont énoncés aux paragraphes 102 et 103 des présents motifs.
[2] Comme le soldat D. n’est plus partie au litige, nous appellerons cette décision S.
[3] La liste des personnes qui sont assujetties au CDM et qui peuvent donc être accusées en vertu de l’al. 130(1) a) n’est pas contestée devant la Cour, et tous les accusés dans les présents pourvois étaient des militaires au moment où les accusations ont été portées contre eux.
[4] Il existe d’autres catégories d’infraction (voir l’al. 130(1) b), et les art. 132 et 288 à 307 de la LDN ).
[5] Sauf le meurtre, l’homicide involontaire coupable ou les infractions liées à l’enlèvement d’enfants visées aux art. 280 à 283 du Code criminel (LDN, art. 70 ). Seuls les tribunaux civils de juridiction criminelle ont compétence pour juger les personnes accusées de ces infractions.
[6] Lorsqu’il a été adopté en 1892, le Code criminel définissait l’expression « loi militaire » comme comprenant « l’Acte de la milice et toutes ordonnances, règles et règlements faits sous son autorité; les Règlements et Ordonnances de la Reine pour l’armée; tout acte du Royaume-Uni ou toute autre loi applicable aux troupes de Sa Majesté en Canada, et tous autres ordres, règles et règlements, de quelque nature ou espèce que ce soit, auxquels sont assujetties les troupes de Sa Majesté en Canada » (S.C. 1892, c. 29, art. 3(t.).
[7] Cette expression est semblable à celle utilisée par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Généreux : « [i]l est [. . .] nécessaire d’établir des tribunaux distincts chargés de faire respecter les normes spéciales de la discipline militaire » (p. 293 (nous soulignons)).
[8] « Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission … survenu à l’étranger mais qui serait punissable, au Canada, sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale. Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2). »