Appel entendu : 16 mai 2019 - Jugement rendu : 27 septembre 2019 - Dossier : 38114
Intervenantes : Sa Majesté la Reine, procureure générale du Québec, Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Association canadienne des journalistes, Canadian Journalists for Freedom of Expression, Reporters sans frontières, La Presse (2018) Inc., Association canadienne des libertés civiles, AD IDEM/Canadian Media Lawyers Association, CTV, une division de Bell Média inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, The Globe and Mail Inc., Postmedia Network Inc. et Vice Studio Canada Inc.
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin
Motifs de jugement (par. 1 à 65) : Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin)
Motifs dissidents (par. 66 à 73) : La juge Abella
en appel de la cour d’appel du Québec
Arrêt (la juge Abella est dissidente) : Le pourvoi visant la décision de la Cour supérieure est accueilli en partie, l’ordonnance qui autorise la divulgation est infirmée et l’affaire est renvoyée au tribunal de première instance pour réexamen. Le pourvoi visant la décision de la Cour d’appel est rejeté.
Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin : L’article 39.1 LPC concerne les assignations à témoigner ou à produire des documents adressées à des journalistes et susceptibles de révéler l’identité d’une source confidentielle. Pour réaliser son projet de modernisation du droit en insérant l’art. 39.1 dans la LPC , le Parlement s’est inspiré des diverses décisions rendues par la Cour, mais a modifié la structure de l’analyse et la prépondérance des critères identifiés. Il a donc créé un régime de droit nouveau, duquel se dégage une intention claire : accorder une protection accrue à la confidentialité des sources journalistiques dans le cadre des rapports qu’entretiennent les journalistes avec ces sources.
Comme condition préalable à l’application du nouveau régime, la personne qui s’oppose à la divulgation du renseignement ou du document qui identifie ou est susceptible d’identifier une source journalistique doit démontrer qu’elle est un « journaliste » et que sa source est une « source journalistique » au sens de la LPC . Ensuite, si elle y parvient, il incombe alors à la partie qui souhaite connaître l’identité de la source de faire la preuve des conditions requises pour que le tribunal autorise la divulgation. Si un journaliste s’oppose à la divulgation d’une information au motif qu’elle est susceptible d’identifier une source confidentielle, la non‑divulgation devrait marquer le point de départ de l’analyse. Le fardeau de renverser cette présomption revient à la partie cherchant à obtenir l’information. Ce renversement du fardeau de la preuve est la différence la plus importante entre l’ancien régime de common law et le nouveau régime légal fédéral. Alors que sous l’ancien régime, l’applicabilité du privilège journalistique constituait l’exception, elle est maintenant devenue la règle. En effet, le tribunal ne peut autoriser la divulgation de renseignements que si la partie qui en demande la divulgation démontre que la condition fondée sur l’existence d’un état de nécessité raisonnable est remplie et que la mise en balance requise par la LPC milite en faveur de la divulgation.
La partie qui demande la divulgation du renseignement ou du document qui identifie ou est susceptible d’identifier une source journalistique doit démontrer l’existence d’un état de nécessité raisonnable, à savoir que le renseignement recherché ne peut être mis en preuve par un autre moyen raisonnable. Si elle ne parvient pas à faire cette démonstration, cela met fin aux débats et la demande de divulgation est rejetée. Si la partie sollicitant la divulgation des renseignements satisfait à cette condition, elle doit alors convaincre le tribunal que l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source journalistique. Il s’agit d’un exercice de pondération prenant en compte d’un côté l’importance du document ou du renseignement recherché à l’égard d’une question essentielle de l’instance et de l’autre les impacts sur la liberté de la presse et les conséquences sur le journaliste et la source. Pour réussir, une partie doit convaincre le tribunal que l’importance du document ou du renseignement dans un cas donné est telle que cette mise en balance milite en faveur de la divulgation. Le tribunal doit garder à l’esprit que la divulgation des renseignements identifiant ou susceptibles d’identifier une source constitue un remède approprié uniquement dans les cas où les avantages qu’elle présente dépassent ses inconvénients. Ce n’est qu’en dernier recours que le tribunal doit contraindre un journaliste à rompre une promesse de confidentialité faite à une source.
Devant la Cour, le ministère public a répudié sa position initiale relativement à la requête en arrêt des procédures de C et soutient désormais que la communication de renseignements nouveaux est de nature à modifier le cadre factuel. Le changement de position du ministère public est suffisamment sérieux pour justifier l’intervention de la Cour mais il fait obstacle à l’examen en appel de la décision de la Cour supérieure sur le fond. Ce changement de position justifie plutôt le renvoi de l’affaire au tribunal de première instance, afin qu’il procède à nouveau, une fois la preuve nouvelle communiquée par le ministère public, à l’analyse requise par l’art. 39.1 LPC .
La Cour d’appel était bien fondée à conclure qu’elle n’avait pas compétence pour entendre l’appel de la décision de la Cour supérieure confirmant la validité de l’assignation à témoigner. Premièrement, le droit d’appel est un droit d’origine législative. Il s’agit d’un droit exceptionnel, qui ne peut exister en l’absence d’un texte le prévoyant. Deuxièmement, lorsqu’il existe deux paliers d’appel, la loi le précise, ce qui n’est pas le cas en l’espèce en ce qui concerne la LPC . L’existence d’un seul palier d’appel est en outre compatible avec l’objectif d’efficacité et de célérité visé par l’art. 39.1 LPC .
La juge Abella (dissidente) : La Loi sur la protection des sources journalistiques est une mesure législative ayant une valeur historique. Le nouveau régime prévoit qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles, la présomption de protection des sources journalistiques aura préséance. C’est à la partie sollicitant la divulgation de renseignements qu’incombe le fardeau de démontrer, d’une part, qu’il n’y a aucun autre moyen raisonnable d’obtenir ceux‑ci et, d’autre part, que l’intérêt public à préserver la confidentialité des sources journalistiques est surpassé par l’intérêt public dans l’administration de la justice. Au moyen de la Loi, le Parlement a clairement affirmé son intention de fournir aux journalistes des protections légales plus robustes que celles qui existaient sous le régime de la common law.
Bien que les assises factuelles du présent pourvoi puissent avoir changé, le fondement juridique de la conclusion de la Cour supérieure du Québec selon laquelle une autorisation de divulgation était indiquée est insoutenable à la lumière du libellé et des objectifs de la Loi. La Cour supérieure a effectivement imposé à la journaliste le fardeau de démontrer pourquoi elle ne devrait pas être contrainte de révéler l’identité de ses sources, plutôt que d’obliger la partie sollicitant la divulgation à prouver pourquoi l’identité des sources en question devrait être révélée. De plus, la Cour supérieure a appliqué la nouvelle loi d’une manière qui reflétait l’ancien régime de common law — et non qui s’en écartait —, et elle n’a pas reconnu l’objectif primordial que constitue la protection des sources journalistiques. Compte tenu de ces erreurs de droit fondamentales dans l’interprétation et l’application de la loi, il y a lieu d’infirmer l’autorisation de divulgation émise contre la journaliste et d’annuler l’assignation à comparaître.
Jurisprudence
Citée par le juge en chef Wagner
Arrêts mentionnés : R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Média Vice Canada Inc., 2018 CSC 53; R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477; Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592; Société Radio‑Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631.
Citée par la juge Abella (dissidente)
R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S 477.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b) .
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 488.01 .
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 40 .
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C‑5, art. 39.1 .
Loi sur la protection des sources journalistiques, L.C. 2017, c. 22, art. 2 , 3 .
Doctrine et autres documents cités
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 191, 1re sess., 42e lég., 9 juin 2017, p. 12447‑12448.
Canada. Sénat. Débats du Sénat, vol. 150, no 86, 1re sess., 42e lég., 12 décembre 2016, p. 2056‑2059.
Canada. Sénat. Débats du Sénat, vol. 150, no 110, 1re sess., 42e lég., 6 avril 2017, p. 2738‑2740.
Oliphant, Benjamin. « Freedom of the Press as a Discrete Constitutional Guarantee » (2013), 59 R.D. McGill 283.
Québec. Commission d’enquête sur la protection de la confidentialité des sources journalistiques — Rapport, Québec, Publications du Québec, 2017.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Dutil, Bich et Ruel), 2018 QCCA 611, AZ‑51484765, [2018] J.Q. no 3149 (QL), 2018 CarswellQue2585 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Émond, 2018 QCCS 1138, AZ‑51479332, [2018] J.Q. no 2236 (QL), 2018 CarswellQue 2254 (WL Can.), qui avait infirmé une décision du juge Perreault, 2018 QCCQ 547, AZ‑51467457, [2018] J.Q. no 809 (QL), 2018 CarswellQue 1019 (WL Can.). Pourvoi rejeté.
POURVOI contre une décision de la Cour supérieure du Québec (le juge Émond), 2018 QCCS 1138, AZ‑51479332, [2018] J.Q. no 2236 (QL), 2018 CarswellQue 2254 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Perreault, 2018 QCCQ 547, AZ‑51467457, [2018] J.Q. no 809 (QL), 2018 CarswellQue 1019 (WL Can.). Pourvoi accueilli en partie, la juge Abella est dissidente.
Christian Leblanc, Patricia Hénault et Geneviève McSween, pour l’appelante.
Jacques Larochelle et Olivier Desjardins, pour l’intimé.
Robert Rouleau, Julie Desbiens et Richard Rougeau, pour l’intervenante Sa Majesté la Reine.
Michel Déom et Vincent Riendeau, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.
Mark Bantey et Sandra Lando, pour les intervenantes la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, l’Association canadienne des journalistes, Canadian Journalists for Freedom of Expression et Reporters sans frontières.
Sébastien Pierre‑Roy, pour l’intervenante La Presse (2018) Inc.
Jamie Cameron, Christopher D. Bredt et Pierre N. Gemson, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
David A. Crerar et Iain A. C. MacKinnon, pour les intervenantes AD IDEM/Canadian Media Lawyers Association, CTV, une division de Bell Média inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, The Globe and Mail Inc., Postmedia Network Inc. et Vice Studio Canada Inc.
Le jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin a été rendu par
Le juge en chef —
[1] La Cour est saisie en l’espèce de rares pourvois interlocutoires en matière criminelle. Le pourvoi principal porte sur la validité d’une assignation à témoigner qui a été signifiée à une journaliste, en l’espèce l’appelante, madame Marie-Maude Denis, en vue de recueillir des éléments de preuve au soutien d’une requête en arrêt des procédures relevant de la catégorie dite « résiduelle » décrite dans l’arrêt R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 31, citant R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 73. Ce témoignage est susceptible de révéler l’identité de certaines sources journalistiques confidentielles de Mme Denis.
[2] Ce pourvoi sur le fond de l’affaire, qui concerne la liberté de la presse et ses limites, est l’occasion pour la Cour de se prononcer pour la première fois sur le nouveau régime légal de protection des sources journalistiques qui figure à l’art. 39.1 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C-5 (« LPC »). Ce nouveau régime fédéral se compose à la fois de règles de common law existantes et d’éléments nouveaux.
[3] La Cour du Québec a annulé l’assignation à comparaître visant Mme Denis, concluant notamment que cette dernière ignorait l’identité des sources en question. Siégeant en appel de cette décision, la Cour supérieure a statué que cette conclusion constituait une erreur non seulement manifeste — ce dont convenaient les parties — mais également déterminante, et elle a procédé à une nouvelle application de l’art. 39.1 LPC . À l’issue de cette application, la Cour supérieure a confirmé la validité de l’assignation à comparaître adressée à Mme Denis.
[4] Cette décision a été portée en appel devant la Cour d’appel du Québec qui, se fondant sur le texte de la disposition pertinente et sur l’objectif d’efficacité et de célérité visé par celle-ci, a jugé qu’elle n’avait pas compétence pour statuer au fond sur l’appel. Elle a en conséquence accueilli la requête en rejet d’appel présentée par l’intimé, monsieur Marc-Yvan Côté.
[5] Madame Denis a obtenu l’autorisation de se pourvoir contre ces deux décisions — celle de la Cour d’appel sur la compétence et celle de la Cour supérieure sur le fond — devant notre Cour. Il s’agit donc de deux pourvois distincts mais connexes. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi sur la compétence, mais d’accueillir en partie le pourvoi sur le fond et de renvoyer l’affaire en première instance pour réexamen. En raison du renvoi de l’affaire en première instance, je suis d’avis qu’il est nécessaire de remettre les parties dans l’état où elles étaient avant les décisions des juridictions inférieures.
I. Les faits
[6] Monsieur Côté a été député à l’Assemblée nationale du Québec et a dirigé divers ministères au sein de gouvernements du Parti libéral jusqu’en 1994. Il a par la suite été vice-président de la firme de génie-conseil Roche ltée, Groupe-conseil, de 1994 à 2005. En 2016, M. Côté est arrêté et fait l’objet, avec d’autres coaccusés, de nombreux chefs d’accusation, notamment de fraude, d’abus de confiance et de corruption de fonctionnaires, concernant des faits survenus au cours des années 2000 à 2012. Il leur est reproché d’avoir mis en place un système élaboré de financement politique occulte au Québec, dans le cadre duquel des cabinets de génie-conseil et des entreprises de construction auraient versé des contributions politiques illicites afin de bénéficier d’avantages indus lors d’appels d’offres publiques et de demandes de subventions.
[7] Monsieur Côté sollicite l’arrêt des procédures au motif qu’elles seraient abusives, requête à laquelle se sont ralliés verbalement ses coaccusés lors de l’audience initiale. Suivant l’arrêt Babos, deux types d’abus de procédure peuvent justifier un arrêt des procédures : une conduite étatique qui compromet l’équité du procès de l’accusé (la catégorie « principale »); et une conduite étatique qui ne compromet pas l’équité du procès mais risque de miner l’intégrité du système de justice (la catégorie « résiduelle »). Insistant peu sur la première catégorie, M. Côté plaide principalement que la présente affaire constitue un abus du second type et met donc l’accent sur l’atteinte à l’intégrité du système de justice dans son ensemble. Monsieur Côté reconnaît que, du point de vue de la preuve à apporter, la barre est haute en semblable matière. En effet, ce dernier doit démontrer l’existence d’une conduite étatique « si troublante que la tenue d’un procès — même un procès équitable — donnera l’impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc-jeu et de la décence qu’a la société » : Babos, par. 35.
[8] Au soutien de sa requête en arrêt des procédures, M. Côté prétend que des représentants de haut rang de l’État ont transmis à des journalistes une quantité importante d’informations confidentielles (ci-après les « fuites ») entre 2012 et 2017, et ce, dans le but de nuire à ses coaccusés ainsi qu’à lui-même. Ces informations proviennent en grande partie de dossiers d’enquête actifs de l’Unité permanente anticorruption (« UPAC »), l’organisation au sein du gouvernement québécois qui a pour mandat de coordonner les actions de prévention et de lutte contre la corruption dans le secteur public. Monsieur Côté soutient que ces fuites visent des fins stratégiques illicites. Il estime que ces fuites ont notamment pour but de le priver du droit à un procès juste et équitable devant juge et jury, les jurés potentiels étant « contaminé[s] par les nombreuses fuites d’éléments de preuve », et de le priver de la présomption d’innocence, « l’État s’étant assuré par les médias de sa condamnation de facto » : Requête en arrêt des procédures, d.a., vol. II, p. 26-27.
[9] Monsieur Côté s’appuie sur divers éléments de preuve circonstancielle pour affirmer que les auteurs de ces fuites agissent au nom de l’État. Selon lui, la coïncidence temporelle entre les fuites et certains événements particuliers, la nature hautement sensible des informations révélées, l’échec de toutes les enquêtes menées par l’État en vue d’identifier les responsables et l’absence de recours en injonction et non-publication sont autant de facteurs qui suggèrent que les fuites constituent une action concertée provenant d’individus haut placés.
[10] Dans sa réponse initiale à la requête en arrêt des procédures de M. Côté, l’intervenante Sa Majesté la Reine — c.-à-d. le Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec (ci-après « ministère public ») — concède que les fuites semblent provenir d’un ou plusieurs employés de l’État, mais rejette l’argument selon lequel ces employés sont suffisamment haut placés pour agir au nom de l’État. Plus spécifiquement, il convient que « selon la balance des probabilités » au moins un employé de l’État est impliqué dans les fuites d’informations secrètes : d.a., vol. II, p. 66. Cependant, le ministère public soutient que ce « coulage indésirable d’informations confidentielles » est l’œuvre d’un « ripou » au sein de l’UPAC ou d’un « groupe d’individus » (Exposé sommaire, d.a, vol. II, p. 94), qui poursuivent des fins personnelles incompatibles avec celles de l’État et dont les actes ne peuvent lui être imputés.
[11] Conscient du lourd fardeau de preuve qui lui incombe, M. Côté souhaite présenter, en outre de sa preuve circonstancielle, une preuve directe de l’identité des auteurs des fuites. À la suite du dépôt de sa requête en arrêt des procédures, M. Côté fait donc parvenir une assignation à témoigner à deux journalistes ayant diffusé des informations provenant des fuites, soit M. Louis Lacroix (L’Actualité) et Mme Denis (Radio-Canada). Il espère que le dévoilement de leurs sources permettra de découvrir l’identité des responsables des fuites, et ainsi de démontrer le haut degré d’implication de l’État, condition essentielle au succès de sa requête fondée sur l’arrêt Babos. L’assignation à comparaître adressée à M. Lacroix a été annulée, ce dernier ayant déclaré sous serment ignorer l’identité de sa source. Monsieur Lacroix n’est maintenant plus en cause.
[12] Pour ce qui est de Mme Denis, de 2012 à 2016, cette dernière a présenté au cours de l’émission d’affaires publiques Enquête quatre reportages au sujet d’un possible système de corruption. Des informations sensibles, obtenues de sources journalistiques confidentielles, ont été divulguées lors de ces reportages. Étant donné que Mme Denis, ainsi qu’elle l’a déclaré sous serment, ignore l’identité des sources liées aux reportages diffusés en 2014 et 2016, seuls ceux diffusés en 2012 et 2015 font l’objet du présent débat.
[13] Le premier reportage, intitulé Anguille sous Roche (2012), présente une partie de la preuve recueillie contre huit personnes arrêtées par l’UPAC en février 2011, dont une lettre adressée à M. Côté, ainsi qu’un extrait vidéo de l’interrogatoire de l’une de ses coaccusés. Le second reportage, intitulé Ratures et ruptures (2015), relate le contenu d’échanges courriel entre les commissaires de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, ainsi qu’une version préliminaire annotée du rapport d’enquête de la Commission.
[14] En réponse à l’assignation à témoigner de Mme Denis, le ministère public a initialement plaidé devant les juridictions inférieures que le témoignage de cette dernière était inutile. Selon le ministère public, les fuites provenaient de personnes situées au bas de l’échelle hiérarchique dont les actes ne peuvent être imputés à l’État. En conséquence, la requête en arrêt des procédures de type Babos de M. Côté était vouée à l’échec, peu importe le témoignage de Mme Denis.
II. Dispositions législatives
[15] Le texte intégral de l’art. 39.1 LPC est reproduit en annexe. Les deux éléments clés de l’art. 39.1 sont les par. 2 et 7. Le par. 39.1(2) énonce le droit des journalistes de s’opposer à une assignation à témoigner ou à un ordre de produire en preuve un document, sur la base qu’une telle ordonnance « identifie ou est susceptible d’identifier une source journalistique ». À cet égard, il convient de signaler que, aux termes du par. 39.1(4) LPC , le tribunal devant qui se pose la question de la divulgation de renseignements identifiant ou susceptibles d’identifier une source journalistique peut, de sa propre initiative, soulever l’application du par. 39.1(2) LPC .
[16] Pour ce qui est du par. 39.1(7), il établit l’analyse que doit appliquer le tribunal pour déterminer s’il y a lieu d’autoriser la divulgation du renseignement ou du document qui identifie ou est susceptible d’identifier une source journalistique. Suivant cette analyse, le tribunal doit d’abord décider s’il n’existe pas un autre moyen raisonnable d’obtenir les informations recherchées, puis, dans la mesure où cette première condition est remplie, si l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source journalistique :
(7) Le tribunal [. . .] ne peut autoriser la divulgation du renseignement ou du document que s’il estime que les conditions suivantes sont réunies :
a) le renseignement ou le document ne peut être mis en preuve par un autre moyen raisonnable;
b) l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source journalistique, compte tenu notamment :
(i) de l’importance du renseignement ou du document à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de l’instance,
(ii) de la liberté de la presse,
(iii) des conséquences de la divulgation sur la source journalistique et le journaliste.
III. Historique procédural
A. Cour du Québec — 2018 QCCQ 547
[17] Madame Denis et M. Lacroix contestent leurs assignations à témoigner devant la Cour du Québec. Le juge Perreault, qui signe la décision de la Cour du Québec, constate que Mme Denis et M. Lacroix sont tous deux des « journalistes » au sens de la définition de ce terme au par. 39.1(1) LPC et que les renseignements concernés émanent de « sources journalistiques » au sens de cette même disposition : par. 206-207. Il conclut que le dévoilement de l’identité des sources journalistiques constitue le seul moyen raisonnable d’obtenir les renseignements en question (par. 204), et que « l’instance » (visée au sous-al. 39.1(7) b)(i)) en cause ici est la requête en arrêt des procédures déposée par M. Côté : par. 212. L’importance des renseignements recherchés (à savoir, l’identité des sources journalistiques) est donc évaluée au regard des questions essentielles que soulève cette requête, plutôt qu’à l’aune de celles visées par le procès criminel de M. Côté.
[18] Procédant à la mise en balance requise par l’al. 39.1(7) b) LPC , le juge Perreault conclut qu’en l’espèce l’intérêt public à préserver la confidentialité des sources journalistiques l’emporte sur l’intérêt public dans l’administration de la justice, puisque les renseignements recherchés ne peuvent être qualifiés d’importants à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de la requête (sous-al. 39.1(7) b)(i) LPC ), dans la mesure où les deux journalistes ignorent l’identité de leurs sources : par. 215-216. En outre, le juge estime que, même si on parvenait à identifier ces sources, il n’est pas certain que cela permettrait de remonter aux premiers responsables des fuites : par. 219. Enfin, il souligne que M. Côté dispose d’autres arguments ou éléments à invoquer au soutien de sa requête fondée sur l’arrêt Babos : par. 224. En conséquence, le juge Perreault n’autorise pas la divulgation de l’identité des sources journalistiques et annule les assignations à comparaître visant les journalistes.
B. Cour supérieure — 2018 QCCS 1138
[19] Monsieur Côté fait appel devant la Cour supérieure, tel que le prévoit l’al. 39.1(10) d) LPC . Les parties reconnaissent toutes que le premier juge a commis une erreur factuelle manifeste en affirmant que les journalistes ignoraient l’identité de leurs sources, puisqu’en réalité Mme Denis est au fait de l’identité de ses sources pour deux de ses quatre reportages : par. 98-99. Le juge Émond, qui entend l’appel, conclut que cette erreur est en outre déterminante, car elle touche au cœur des motifs du premier tribunal sur l’aspect névralgique du débat, soit l’importance des renseignements recherchés à l’égard de la question essentielle dans le cadre de l’instance : par. 137.
[20] Le juge Émond reconnaît d’abord que Mme Denis et M. Lacroix, ainsi que leurs sources, sont respectivement des « journalistes » et des « sources journalistiques » au sens de ces termes au par. 39.1(1) LPC . Il procède ensuite à nouveau à l’analyse requise au par. 39.1(7) . Soulignant que les fuites se sont prolongées sur une longue période sans que les autorités puissent y faire quoi que ce soit et qu’il en découle un risque réel pour l’intégrité du processus judiciaire et pour le système de justice (par. 178), et estimant de ce fait que les renseignements recherchés ne peuvent être obtenus par un autre moyen raisonnable, le juge Émond décide qu’il a été satisfait aux critères de divulgation de l’identité des sources dans le cas des deux reportages de Mme Denis. En effet, c’est à tort selon lui que le premier tribunal a conclu que les renseignements recherchés n’étaient pas importants relativement à une question essentielle dans le cadre de l’instance et que leur absence ne justifie pas un arrêt des procédures. Il est plutôt d’avis qu’il s’agit de renseignements importants, « pour ne pas dire capitaux » : par. 137. En conséquence, le juge Émond reformule le dispositif du jugement du premier tribunal et autorise la divulgation par Mme Denis de renseignements quant au contenu des deux reportages à l’égard desquels elle connaît l’identité des sources.
C. Cour d’appel du Québec — 2018 QCCA 611
[21] Madame Denis interjette appel de la décision du juge Émond devant la Cour d’appel du Québec. Monsieur Côté, pour sa part, présente une requête en rejet de l’appel formé par Mme Denis au motif que, suivant sa propre interprétation du libellé du par. 39.1(10) LPC , celle-ci ne dispose d’aucun droit d’appel à la Cour d’appel.
[22] La Cour d’appel accueille la requête de M. Côté en rejet d’appel. Rappelant qu’il n’existe « pas d’appel sans texte » (par. 9), la Cour d’appel indique que le par. 39.1(10) LPC précise dans quelles circonstances un appel est permis et devant quel tribunal l’appel doit être déposé. Selon la Cour d’appel, il ressort de cette disposition que la décision qui peut être portée en appel ne peut être que celle du tribunal qui s’est prononcé en première instance sur la demande initiale de divulgation, puisque le « tribunal, l’organisme ou la personne » visé au par. 39.1(7) LPC est le décideur devant lequel le journaliste s’est opposé initialement à la divulgation, en l’occurrence la Cour du Québec. L’appel à la Cour supérieure constitue donc en l’espèce le seul recours prévu et permis par le par. 39.1(10) LPC . En définitive, la Cour d’appel se déclare « sans compétence » pour trancher l’appel interjeté par Mme Denis (par. 32), mais mentionne que cette dernière peut néanmoins demander l’autorisation de se pourvoir devant notre Cour en vertu de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S-26 (par. 31).
IV. Analyse
[23] Le contexte factuel a évolué depuis les jugements des juridictions inférieures. En effet, à l’automne 2018, alors que l’audience devant notre Cour doit avoir lieu en décembre, le ministère public invoque des éléments nouveaux récemment portés à sa connaissance et indique ne plus pouvoir soutenir devant cette Cour la trame factuelle initialement avancée devant la Cour du Québec et la Cour supérieure. Il obtient un ajournement sur cette base. Il transmet ensuite à la Cour, sous scellés, des renseignements qu’il estime protégés par le privilège relatif à l’enquête en cours, afin d’éclairer la Cour sur les fondements de ce changement de position. Au mois de mars 2019, le ministère public dépose une seconde demande d’ajournement; celle-ci est refusée.
[24] Ce changement de position du ministère public est lourd de conséquences. Il a pour effet de priver la Cour d’un fondement factuel suffisant pour lui permettre d’évaluer adéquatement la décision de la Cour supérieure sur le fond, notamment parce que le ministère public met maintenant en doute la nécessité, jusqu’ici tenue pour avérée, du témoignage de Mme Denis sur l’identité de ses sources journalistiques afin de pouvoir trancher la requête en arrêt des procédures de M. Côté. Ce changement justifie le renvoi de l’affaire au tribunal de première instance, afin qu’il procède à nouveau, une fois la preuve nouvelle communiquée par le ministère public, à l’analyse requise par l’art. 39.1 LPC . Il s’agit d’une réparation exceptionnelle, accordée dans un contexte qui l’est tout autant. Je ne procéderai donc pas à une révision au fond de la décision de la Cour supérieure. Toutefois, je considère qu’il est opportun de tracer les contours du nouvel art. 39.1 LPC , afin d’aiguiller les décideurs sur la nature et les modalités d’application du nouveau régime fédéral.
A. Pourvoi relatif à la compétence de la Cour d’appel
[25] D’entrée de jeu, je souligne que la Cour d’appel était bien fondée à conclure qu’elle n’avait pas compétence pour statuer au fond sur l’appel de Mme Denis, compte tenu des indices d’ordre textuel et téléologique présents en l’espèce. Premièrement, comme l’a rappelé la Cour d’appel, le droit d’appel est un droit d’origine législative. Il s’agit d’un droit exceptionnel, qui ne peut exister en l’absence d’un texte le prévoyant : C.A., par. 9. Deuxièmement, ainsi que l’a indiqué la Cour d’appel, lorsqu’il existe deux paliers d’appel, comme c’est le cas en matière de procédures sommaires, la loi le précise : C.A., par. 11-12.
[26] Enfin, à l’instar de la Cour d’appel, je suis d’avis que l’existence d’un seul palier d’appel est en outre compatible avec le souci d’assurer l’efficacité et la célérité des procédures judiciaires. Un tel objectif ressort non seulement de l’art 39.1 LPC , qui fixe un court délai d’appel et prescrit l’application d’une procédure sommaire (par. 39.1(11) et (12) ), mais également des dispositions de la LPC régissant des matières connexes (par ex., les oppositions à la divulgation de renseignements confidentiels d’intérêt public ou portant sur les relations internationales, la défense ou la sécurité nationale, ou encore les renseignements confidentiels du Cabinet) — dispositions qui soit ne prévoient pas de droit d’appel, soit réservent la première décision à la Cour fédérale ou à une cour supérieure provinciale, ce qui a pour effet d’exclure concrètement la possibilité de deux paliers de révision : C.A., par. 23-24. Le pourvoi formé contre la décision de la Cour d’appel portant qu’elle n’a pas compétence doit donc être rejeté.
B. Pourvoi relatif à la divulgation de l’identité des sources
[27] La disposition législative au cœur du présent litige, l’art. 39.1 LPC , a été édictée par la Loi sur la protection des sources journalistiques, L.C. 2017, c. 22 (« LPSJ »). Les modifications apportées simultanément au Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46 , et à la LPC par les art. 2 et 3 de la LPSJ visent deux scénarios factuels distincts, qui relevaient jusque-là de règles de common law. Une modification, soit l’ajout de l’art. 488.01 C. cr., porte sur les mandats décernés à l’égard de communications d’un journaliste, ou à l’égard d’objets, de documents ou de données concernant un journaliste ou en sa possession. L’autre modification, soit l’adjonction de l’art. 39.1 LPC , concerne les assignations à témoigner ou à produire des documents adressées à des journalistes et susceptibles de révéler l’identité d’une source confidentielle. Comme l’ont indiqué les juges majoritaires de notre Cour dans le récent arrêt R. c. Média Vice Canada Inc., 2018 CSC 53, ces deux modifications ont pour but d’accroître la protection accordée à la confidentialité des sources journalistiques : par. 6.
[28] Seul l’art 39.1 LPC est en cause en l’espèce. Il importe de souligner que, pour réaliser son projet de modernisation du droit en insérant l’art. 39.1 dans la LPC , le Parlement s’est inspiré des diverses décisions rendues par la Cour sur la question au fil des ans. Le législateur a cependant modifié la structure de l’analyse et la prépondérance des critères identifiés. Ainsi, certains critères qui n’étaient que de simples considérations sont désormais des conditions essentielles, alors que d’autres ont vu leur importance diminuer. Par ce minutieux réagencement, le Parlement a créé un régime de droit nouveau, duquel se dégage une intention claire : accorder une protection accrue à la confidentialité des sources journalistiques dans le cadre des rapports qu’entretiennent les journalistes avec ces sources. Si l’illustration la plus manifeste de cette intention réside dans le renversement du fardeau de la preuve prévu au par. 39.1(9) LPC , comme je l’explique plus loin, plusieurs autres modifications en témoignent également. Afin de saisir pleinement la portée du changement, un bref survol des deux régimes — l’ancien et le nouveau — s’impose.
(1) L’ancien régime de common law
[29] Suivant le régime créé par les arrêts R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, et Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592, le fardeau de la preuve reposait sur les épaules du journaliste qui s’opposait à la divulgation de renseignements pouvant identifier une source. Celui-ci devait établir que les quatre volets du test de Wigmore étaient respectés : National Post, par. 50 et suiv.
[30] Voici comment les quatre volets du test de Wigmore étaient énoncés dans l’arrêt National Post :
Premièrement, les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance que l’identité de l’informateur ne serait pas divulguée. Deuxièmement, le caractère confidentiel doit être essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication est transmise. Troisièmement, les rapports doivent être des rapports qui, dans l’intérêt public, devraient être « entretenus assidûment », adverbe qui évoque l’application constante et la persévérance [. . .] Enfin, si toutes ces exigences sont remplies, le tribunal doit déterminer si, dans l’affaire qui lui est soumise, l’intérêt public que l’on sert en soustrayant l’identité à la divulgation l’emporte sur l’intérêt public à la découverte de la vérité. [par. 53]
Les trois premiers volets revêtaient un caractère essentiel. En effet, en l’absence de l’un ou l’autre d’entre eux, l’opposition du journaliste était vouée à l’échec. Si les trois premiers volets étaient réunis, le tribunal procédait à la mise en balance requise par le quatrième.
[31] La mise en balance commandée par le dernier volet s’effectuait à l’aide d’une liste non exhaustive de facteurs, dont la nature et la gravité de l’infraction faisant l’objet de l’enquête, l’importance de la question pour l’instance, la qualité du journaliste dans le cadre de l’instance (comme tiers ou comme partie), la valeur probante de l’élément de preuve recherché, l’importance de la nouvelle journalistique pour le public et la liberté de la presse : National Post, par. 61 et suiv.; Globe and Mail, par. 57 et suiv.
(2) Le nouveau régime légal fédéral
[32] Bien qu’inspiré de l’ancien régime fondé sur la common law, le nouveau régime légal qui figure à l’art. 39.1 LPC présente des différences notables avec ce dernier, dont le renversement du fardeau de la preuve (par. 39.1(9) ), l’adoption de nouvelles conditions préalables (soit les définitions légales de « journaliste » et de « source journalistique » (par. 39.1(1) ) ainsi que l’état de nécessité raisonnable (al. 39.1(7) a)). Il convient également de dire quelques mots sur le nouvel exercice de pondération prévu à l’al. 39.1(7) b) LPC , qui s’écarte du test de mise en balance qui prévalait avant l’adoption de la nouvelle loi. Je vais d’abord faire un survol du nouveau régime légal et de ses différentes composantes, puis terminer en résumant la marche à suivre pour l’application de l’art. 39.1 LPC .
a) Le fardeau de la preuve
[33] Le régime de common law prévoyait un privilège de non-divulgation exceptionnel, dont l’applicabilité devait être démontrée au cas par cas par le journaliste qui le revendique. Il s’agissait donc d’une présomption en faveur de la divulgation de l’identité d’une source, à moins que le journaliste ne parvienne à satisfaire aux quatre volets du test de Wigmore. Par contraste, suivant l’analyse prescrite par l’art. 39.1 LPC , le journaliste a pour seul fardeau d’établir qu’il est un « journaliste » et sa source confidentielle, une « source journalistique », au sens du par. 39.1(1) , et, s’il y parvient, il incombe alors à l’autre partie — celle qui souhaite la divulgation du renseignement ou du document qui identifie ou est susceptible d’identifier une source journalistique — de faire la preuve des conditions requises pour que le tribunal autorise la divulgation.
[34] Ce renversement du fardeau de la preuve est sans contredit la différence la plus importante entre les deux régimes. Si un journaliste s’oppose à la divulgation d’une information au motif qu’elle est susceptible d’identifier une source confidentielle, la non-divulgation devrait marquer le point de départ de l’analyse. Le fardeau de renverser cette présomption revient à la partie cherchant à obtenir l’information. Alors que sous l’ancien régime, l’applicabilité du privilège journalistique constituait l’exception, elle est maintenant devenue la règle. Je note que cette répartition du fardeau de la preuve avait déjà été envisagée relativement au quatrième volet du test de Wigmore, mais avait ultimement été rejetée par notre Cour : voir Globe and Mail, par. 24. Je note également que le tribunal dispose maintenant du pouvoir de soulever d’office la question de la communication, ou de la non-divulgation, d’informations susceptibles d’identifier une source: par. 39.1(4) LPC . Il s’agit de deux différences appréciables qui illustrent le changement de paradigme qu’a entraîné l’édiction de l’art. 39.1 LPC .
[35] Il n’est pas déraisonnable de considérer qu’une protection inadéquate des sources pourrait contribuer à leur tarissement. La protection de leur confidentialité constitue un aspect nécessaire pour susciter leur contribution et ainsi favoriser l’existence d’un journalisme d’enquête fort et efficace.
b) Les conditions préalables : définitions légales et état de nécessité raisonnable
(i) Les définitions légales
[36] Franchissant un pas que la Cour n’avait pas franchi dans sa jurisprudence (National Post, par. 42 et suiv.), le Parlement a fait le choix de définir formellement les concepts de « journaliste » et de « source journalistique » :
39.1 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.
. . .
journaliste Personne dont l’occupation principale consiste à contribuer directement et moyennant rétribution, soit régulièrement ou occasionnellement, à la collecte, la rédaction ou la production d’informations en vue de leur diffusion par les médias, ou tout collaborateur de cette personne.
source journalistique Source qui transmet confidentiellement de l’information à un journaliste avec son engagement, en contrepartie, de ne pas divulguer l’identité de la source, dont l’anonymat est essentiel aux rapports entre le journaliste et la source.
Le statut de « journaliste » et de « source journalistique » au sens de la LPC est une condition préalable à l’application du nouveau régime. Le par. 39.1(3) précise que le terme « journaliste » comprend « la personne qui était journaliste au moment où un renseignement identifiant ou susceptible d’identifier la source journalistique lui a été transmis ».
[37] Ces définitions recoupent les trois premiers éléments du test de Wigmore, lesquels visaient essentiellement à déterminer si la relation en cause pouvait à bon droit être qualifiée de « journalistique ». Le troisième de ces éléments, soit l’existence de rapports « entretenus assidûment », repose sur la prémisse selon laquelle le maintien de rapports assidus entre « journaliste » et « source journalistique » est généralement dans l’intérêt public. Cela dit, comme nous le verrons plus loin, ce postulat n’empêche point le tribunal d’apprécier, dans le cadre de l’exercice de pondération, l’importance de ces rapports au regard des faits concrets d’une affaire donnée, notamment dans les cas clairs de tentative de détournement du journalisme de ses fins légitimes.
[38] Les définitions de « journaliste » et de « source journalistique » prévues dans la LPC restreignent à première vue le continuum des personnes pouvant revendiquer le privilège de non-divulgation. Je souligne que rien dans les présents motifs ne doit être considéré comme ayant pour effet de trancher la question — dont la Cour n’est d’ailleurs pas saisie — de savoir si les participants au débat public qui n’entrent pas dans le champ d’application de ces définitions peuvent néanmoins invoquer, à titre résiduel, le régime de common law sur ce point. Cette question déborde du cadre du présent pourvoi, et je m’abstiendrai en conséquence d’y répondre.
(ii) L’état de nécessité raisonnable
[39] Une fois qu’il a été démontré que le journaliste et sa source journalistique sont visés par les définitions légales de ces termes énoncées aux par. 39.1(1) et (3) LPC , une autre condition préalable à l’exercice de pondération par le tribunal doit être respectée, soit l’existence d’un état de nécessité raisonnable : al. 39.1(7) a) LPC . Il s’agit pour le demandeur qui souhaite obtenir la divulgation d’un renseignement ou d’un document d’établir que ce renseignement ou document « ne peut être mis en preuve par un autre moyen raisonnable ».
[40] Ce critère fondé sur l’existence d’un état de nécessité raisonnable faisait partie de l’ancien régime de common law, tant en matière de mandats de perquisition visant les médias (Société Radio-Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421, p. 431-432; Média Vice, par. 16), que dans le contexte du test de Wigmore, où il figurait parmi les facteurs pertinents (National Post, par. 66-67). L’idée que ce critère devait occuper une place de choix, voire constituer une condition sine qua non de la divulgation de renseignements confidentiels, avait également été évoquée dans deux opinions dissidentes : Lessard, p. 455, la juge McLachlin (plus tard juge en chef du Canada); voir aussi National Post, par. 147-149, la juge Abella. Ces opinions semblent avoir inspiré les motifs exposés dans l’arrêt Globe and Mail. Dans cette affaire, la Cour a décidé que bien que l’état de nécessité raisonnable ne se soit pas vu reconnaître formellement un caractère déterminant, il est nécessaire que les tribunaux vérifient si les renseignements peuvent être connus par d’autres moyens. Ainsi, ce n’est qu’en dernier recours que les tribunaux doivent « contraindre un journaliste à rompre une promesse de confidentialité faite à une source » : Globe and Mail, par. 62-63. Du fait de son inscription à l’al. 39.1(7) a) LPC , le critère de l’état de nécessité raisonnable est désormais une condition essentielle. Si le requérant parvient à satisfaire à cette condition préalable, le tribunal passe au cœur de l’analyse prescrite par le nouveau régime légal : la mise en balance requise à l’al. 39.1(7) b) LPC .
c) L’exercice de mise en balance
[41] Le tribunal procède à cette mise en balance uniquement après que les conditions relatives aux définitions légales et à la nécessité de la participation du journaliste en vue de l’obtention du renseignement recherché sont respectées. Aux termes de l’al. 39.1(7) b) LPC , qui constitue en effet le cœur du nouveau régime légal, le tribunal doit alors décider si « l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source journalistique » en cause. Le tribunal doit tenir compte, notamment, des critères suivants : (i) « l’importance du renseignement […] à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de l’instance » en l’espèce; (ii) « la liberté de la presse »; et (iii) les « conséquences de la divulgation sur la source journalistique et le journaliste ». Dans le cadre de l’exercice de mise en balance, la divulgation doit être considérée dans le concret, en tenant compte notamment des conditions qui pourront être assorties à la divulgation : par. 39.1(8) LPC . Examinons maintenant ce que signifient ces divers critères.
(i) L’importance de l’information à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de l’instance
[42] Devant les juridictions inférieures, les parties ont débattu du sens à donner au terme « instance » figurant au sous-al. 39.1(7) b)(i) LPC . Madame Denis a préconisé une définition large de ce terme, où « l’instance » s’entendrait de l’ensemble du procès criminel de M. Côté et de ses coaccusés, alors que M. Côté a répliqué que ce terme devait plutôt recevoir une interprétation étroite et qu’en l’espèce « l’instance » désigne uniquement sa requête en arrêt des procédures. Les deux premiers juges ont donné raison à M. Côté sur ce point, et j’estime qu’il s’agit de la bonne conclusion.
[43] Il convient d’abord de rappeler que c’est dans le cadre de sa requête en arrêt des procédures que M. Côté a assigné Mme Denis à témoigner. Il s’agit d’une procédure susceptible de mettre fin aux poursuites et d’écarter la tenue d’un procès. De plus, cette requête est basée sur la catégorie « résiduelle » décrite dans l’arrêt Babos, catégorie requérant la preuve d’une conduite étatique qui risque de miner l’intégrité du système de justice (critère correspondant au facteur de « l’intérêt public dans l’administration de la justice », dans le cadre de la mise en balance requise à l’al. 39.1(7) b) LPC ). Voilà autant de considérations qui tendent à indiquer que « l’instance » (sous-al. 39.1(7) b)(i) LPC ) en cause dans la présente affaire est la requête en arrêt des procédures de M. Côté. L’importance des renseignements recherchés est donc évaluée au regard des questions essentielles que soulève cette requête, plutôt qu’à l’aune de celles visées par le procès criminel de M. Côté dans son ensemble.
[44] Le sous-al. 39.1(7) b)i) LPC introduit deux éléments, soit « l’importance du renseignement ou du document » recherché et « une question essentielle dans le cadre de l’instance ». J’estime utile d’examiner ces deux éléments et leur interaction. Lorsqu’un tribunal est appelé à appliquer cette disposition, je suggère de procéder par étapes. D’abord, on doit identifier si la question en litige pour laquelle une partie demande des informations journalistiques privilégiées est une question essentielle. La question en litige n’a pas besoin d’être « la » question essentielle de l’instance, mais bien, « une » simple question essentielle, comme il est indiqué dans la version anglaise du sous-al. 39.1(7) b)i) LPC : « a central issue in the proceeding ». Ainsi, une question périphérique ou une question dont l’issue a peu de conséquences sur l’instance ne milite pas en faveur de la divulgation. Une fois que le caractère essentiel a été déterminé, il faut évaluer l’importance du renseignement par rapport à ladite question. Plus le renseignement recherché est crucial pour résoudre une « question essentielle » de l’instance, plus celui-ci peut être qualifié d’important et plus la divulgation est justifiée. Au contraire, un renseignement recherché qui n’est tout simplement pas pertinent ne peut être qualifié d’important.
(ii) La liberté de la presse
[45] Il ne fait aucun doute que les médias jouent un rôle unique dans notre pays. En enquêtant, en questionnant, en critiquant et en diffusant des informations d’importance, ils contribuent à l’existence et au maintien d’une société libre et démocratique. Le journalisme oblige à rendre compte de leurs décisions et activités non seulement les institutions publiques tels les tribunaux (voir Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326) et les gouvernements (voir Globe and Mail) — œuvrant ainsi à « combler ce qui a été décrit comme un déficit démocratique dans la transparence et l’obligation redditionnelle » de ces institutions (National Post, par. 55) —, mais également les acteurs privés (voir Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640). En contribuant à la libre circulation de l’information, le journalisme permet aussi d’assurer un « débat productif » sur les questions d’intérêt public : Grant, par. 52.
[46] La liberté de la presse englobe la capacité des médias de recueillir de l’information, d’entretenir des relations confidentielles avec des sources journalistiques et de produire et diffuser des nouvelles, le tout sans crainte d’entrave à leurs activités. La jurisprudence de notre Cour relative à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés consacre de plus le principe suivant lequel la liberté d’expression, ce qui inclut la liberté de la presse, protège autant celui qui exprime des idées et des opinions, que ceux qui en prennent connaissance : Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 767; Edmonton Journal, p. 1339; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 1006, le juge McIntyre, dissident mais pas sur ce point; National Post, par. 28.
[47] Au regard de ces valeurs fondatrices, il est aisé de comprendre pourquoi le fait de mobiliser un journaliste contre sa source est en porte-à-faux avec la liberté de la presse. Sans les lanceurs d’alertes et autres sources anonymes, il serait bien difficile pour les journalistes de s’acquitter de leur importante mission. Comme l’a rappelé à juste titre notre Cour, bon nombre de controverses importantes ont été mises au jour uniquement grâce à des sources qui n’ont accepté de parler que sous promesse de confidentialité : National Post, par. 28. Voilà pourquoi, pleinement conscient des conséquences potentielles des ordonnances de divulgation, tant sur le plan individuel que collectif, le Parlement a clairement reconnu, par l’adoption de la LPSJ , et surtout par l’ajout de l’art. 39.1 à la LPC , qu’il était dans l’intérêt public d’accorder à ces sources d’information confidentielles une robuste protection légale. En effet, il est possible d’affirmer que, en l’absence d’une telle protection, c’est le droit même du public à l’information qui est mis en péril.
[48] En conséquence, il est évident que le critère de la liberté de la presse militera bien souvent à l’encontre du dévoilement de l’identité de la source journalistique. Cela ne signifie toutefois pas qu’il est totalement dénué de souplesse et en conséquence peu utile. En effet, étant donné que l’art. 39.1 LPC est susceptible de s’appliquer dans une multitude de circonstances, ce critère aide le tribunal à identifier les nouvelles qui relèvent fondamentalement du droit du public à l’information, par exemple parce qu’elles sont au cœur de l’expérience démocratique d’une société libre.
[49] À titre d’exemple, il pourrait arriver que le mobile pour lequel la source journalistique communique l’information paraisse contraire à l’intérêt public, auquel cas le tribunal serait justifié de se pencher sur ce facteur de façon plus particulière dans l’exercice de pondération visé par l’al. 39.1(7) b) LPC . Une grande prudence sera évidemment toujours de mise dans un tel cas, vu le portrait partiel dont dispose le tribunal appelé à se prononcer sur une telle question. Cela dit, il demeure possible que le requérant souhaitant obtenir la divulgation de l’identité d’une source journalistique soumette une preuve propre à convaincre le tribunal que la source poursuit une fin contraire à l’intérêt public. Un exemple d’une telle situation pourrait être la communication d’informations que l’on sait être délibérément fausses en vue de nuire au déroulement ordonné des affaires publiques. Au final, dans un tel cas, la liberté de la presse n’aurait pas le même poids dans le cadre de l’exercice de pondération, puisque le respect de cette liberté irait alors à l’encontre des intérêts mêmes qu’elle vise à protéger.
(iii) Les conséquences de la divulgation sur la source journalistique et sur le journaliste
[50] L’appréciation des conséquences de la divulgation sur la source journalistique et sur le journaliste pose un défi particulier. La décision du Parlement d’imposer au requérant (c.-à-d. à celui qui souhaite obtenir l’identité de la source) le fardeau de démontrer que les conséquences de la divulgation sont minimes ou négligeables découle d’un choix réfléchi. Ce choix reconnaît clairement le fait que, en règle générale, la divulgation du renseignement ou du document qui identifie ou est susceptible d’identifier une source journalistique emporte des conséquences négatives sur celle-ci ainsi que sur le journaliste. Le risque de telles conséquences est la raison même de l’anonymat des sources journalistiques, et la protection de leur confidentialité vise à faire en sorte que la crainte de sanctions légales ou sociales ne les dissuade pas de dénoncer des situations qu’il est dans l’intérêt du public de connaître.
[51] En cas d’opposition par un journaliste à la divulgation de renseignements identifiant ou susceptibles d’identifier une source journalistique, le tribunal tient compte des conséquences de la divulgation sur cette source et sur le journaliste, à la lumière notamment des observations des parties sur le contexte de l’affaire et la nature des renseignements recherchés. Bien que, comme je l’ai indiqué au paragraphe précédent, le fardeau de la preuve incombe à la partie qui demande les renseignements en question, il va de soi que le journaliste pourra étayer son opposition, et ce, dans la mesure où il lui est possible de le faire sans compromettre, ce faisant, l’anonymat de sa source, qu’il s’efforce justement de protéger par son opposition. Il est possible d’imaginer divers scénarios, suivant une gradation ascendante des conséquences sur la source journalistique. Les conséquences peuvent en effet prendre la forme d’inconvénients d’ordre personnel ou professionnel relativement peu graves (publicité non souhaitée, mise sur la touche au travail), de répercussions plus sérieuses professionnellement (congédiement) et de ce fait financièrement, de poursuites judiciaires et même de représailles violentes.
(iv) Les critères additionnels possibles
[52] Rappelons que la liste des considérations pertinentes dans le cadre de la mise en balance requise par l’al. 39.1(7) b) LPC n’est pas exhaustive, comme l’indiquent expressément le mot « notamment » figurant dans cette disposition. Rien n’empêche donc le tribunal de considérer d’autres facteurs, par exemple certains des critères qui étaient appliqués auparavant au quatrième volet du test de Wigmore. La jurisprudence élaborée avant l’adoption de l’art. 39.1 LPC demeure pertinente. Cependant, le recours à de tels critères additionnels ne doit pas avoir pour effet d’éclipser ceux explicitement retenus par le Parlement. Par ailleurs, il est évident que la mise en balance requise ne constitue pas une opération purement mathématique et que le poids des critères légaux — à savoir l’importance du renseignement recherché à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de l’instance, la liberté de la presse et les conséquences de la divulgation sur la source journalistique et le journaliste — s’appréciera sur un continuum de situations variées.
[53] Enfin, lorsqu’il soupèse l’intérêt public dans l’administration de la justice et l’intérêt public à préserver la confidentialité d’une source journalistique, le tribunal doit garder à l’esprit que la divulgation des renseignements identifiant ou susceptibles d’identifier une telle source constitue un remède approprié uniquement dans les cas où les avantages qu’elle présente dépassent ses inconvénients. Si le tribunal décide en faveur de la divulgation, les inconvénients d’une telle décision devraient, autant que faire se peut, être réduits au strict minimum en assortissant la divulgation autorisée des conditions indiquées dans les circonstances (par. 39.1(8) LPC ), notamment en limitant l’étendue de la divulgation.
d) Résumé de la démarche applicable à l’égard de l’art. 39.1 LPC
[54] Comme je l’ai indiqué plus tôt, bien qu’inspiré de plusieurs éléments de l’ancien régime de common law, l’art. 39.1 LPC instaure un régime de droit nouveau. Celui-ci confère une protection accrue à l’anonymat des sources journalistiques et impose à la partie qui demande la divulgation de renseignements identifiant ou susceptibles d’identifier une telle source le fardeau de la preuve à cet égard. En effet, lorsqu’il a été démontré que l’affaire concerne un « journaliste » et une « source journalistique » au sens des définitions énoncées aux par. 39.1(1) et (3) LPC , le tribunal ne peut autoriser la divulgation de tels renseignements que si la partie qui en demande la divulgation démontre que la condition fondée sur l’existence d’un état de nécessité raisonnable (al. 39.1(7) a) LPC ) est remplie et que la mise en balance requise par l’al. 39.1(7) b) LPC milite en faveur de la divulgation. Voici un résumé de la démarche à suivre pour l’application de ces dispositions.
(i) Les conditions préalables
1. Respect des définitions de « journaliste » et de « source journalistique »
[55] La personne qui s’oppose à la divulgation doit démontrer qu’elle est un « journaliste » au sens du par. 39.1(1) LPC (ou un ancien journaliste visé au par. 39.1(3) LPC ), et que sa source est une « source journalistique » au sens du par. 39.1(1) LPC .
2. L’état de nécessité raisonnable
[56] La partie qui demande la divulgation du renseignement ou du document qui identifie ou est susceptible d’identifier une source journalistique doit démontrer l’existence d’un état de nécessité raisonnable, à savoir que le renseignement recherché (c.-à-d. l’identité de la source) « ne peut être mis en preuve par un autre moyen raisonnable » : al. 39.1(7) a) LPC . Si elle ne parvient pas à faire cette démonstration, cela met fin aux débats et la demande de divulgation est rejetée.
(ii) L’exercice de mise en balance
[57] Si la partie sollicitant la divulgation des renseignements satisfait à la condition de l’état de nécessité raisonnable fixée à l’al. 39.1(7) a) LPC , elle doit alors convaincre le tribunal, conformément à l’al. 39.1(7) b), que « l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source journalistique ». Il s’agit d’un exercice de pondération prenant en compte d’un côté l’importance du document ou du renseignement recherché à l’égard d’une question essentielle de l’instance et de l’autre les impacts sur la liberté de la presse et les conséquences sur le journaliste et la source. Pour réussir, une partie doit convaincre le tribunal que l’importance du document ou du renseignement dans un cas donné est telle que cette mise en balance milite en faveur de la divulgation.
V. Ordonnance appropriée en l’espèce
[58] Le changement de position du ministère public n’a pas d’incidence sur la décision de la Cour d’appel concernant la question de la compétence. Cette question est tranchée en faveur de M. Côté, et le pourvoi formé par Mme Denis à l’encontre de la décision de la Cour d’appel est rejeté.
[59] Pour ce qui est de la décision sur le fond rendue par la Cour supérieure, la Cour note la répudiation par le ministère public de sa position initiale relativement à la requête en arrêt des procédures de M. Côté et, par extension, de celle qu’il défendait relativement à l’application de l’art. 39.1 LPC : voir l’affidavit au soutien de la première requête en ajournement déposée par le ministère public, par. 22.
[60] Devant les juridictions inférieures, le ministère public prétendait que les fuites étaient le fait d’individus de rang peu élevé dans la hiérarchie étatique et cherchant à nuire à l’État, et que, de ce fait, le renseignement qu’on souhaitait obtenir en faisant témoigner Mme Denis était sans importance puisque la requête était dès lors vouée à l’échec. Il soutient désormais que la communication de renseignements nouveaux est de nature à modifier le cadre factuel tel que présenté devant les juridictions inférieures. En effet, il a affirmé dans le mémoire qu’il a déposé devant notre Cour que l’enquête déclenchée en octobre 2018 par le ministère de la Sécurité publique « se poursuit toujours [et] produit des fruits directement pertinent[s] à la requête de type Babos présentée par l’intimé » : mémoire du ministère public (« MMP »), par. 16. Il a ajouté que ces fruits « sont de nature à apporter un éclairage pertinent sur [. . .] la disponibilité d’autres moyens raisonnables pour mettre en preuve le renseignement » : MMP, par. 17; voir aussi par. 20. Ce changement de position du ministère public fait donc obstacle à l’examen en appel de la décision de la Cour supérieure sur le fond.
[61] Le renvoi de l’affaire devant le juge de première instance en attendant la fin de l’enquête sur les fuites médiatiques est nécessaire pour s’assurer que les droits des parties sont sauvegardés. En effet, à la suite du renvoi de l’affaire en première instance, il est possible, comme le mentionne le ministère public, que M. Côté soit à même d’interroger de nouveaux témoins (autres que Mme Denis) et d’ajouter à la preuve étayant sa requête de type Babos. Ainsi, la demande de celui-ci en vue d’interroger Mme Denis deviendrait « caduque » (MMP, par. 22), puisqu’elle ne satisferait pas au critère de nécessité prévu à l’al. 39.1(7) a), et les droits de toutes les parties s’en trouveraient alors sauvegardés. Comme l’a souligné le juge Lebel dans l’arrêt Globe and Mail, « [l]es tribunaux ne devraient contraindre un journaliste à rompre une promesse de confidentialité faite à une source qu’en dernier recours » : par. 63.
[62] Le ministère public s’est engagé à communiquer « dès que possible » aux parties une « part significative des fruits de l’enquête » sur les fuites médiatiques : MMP, par. 22. Il va de soi que l’existence d’autres recours tel le dépôt éventuel d’une demande de communication de cette preuve, ainsi que l’obligation qu’a le ministère public de justifier les délais dépassant le plafond établi dans R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, constituent de sérieux incitatifs à procéder à cette communication dans les meilleurs délais.
[63] En raison du renvoi de l’affaire devant le juge de première instance, il est nécessaire de remettre les parties dans l’état dans lequel elles étaient avant le prononcé des jugements des instances inférieures. Alors, l’ordonnance de la Cour supérieure autorisant la divulgation des renseignements doit être infirmée. Le juge de première instance devra revoir tout le dossier, incluant la preuve nouvelle du ministère public, évaluée à l’aune des enseignements de cette Cour sur la portée et l’application de l’art. 39.1 LPC , avant de se prononcer sur la légalité de l’assignation à témoigner signifiée à Mme Denis.
[64] En conclusion, le changement de position du ministère public est suffisamment sérieux pour justifier l’intervention de notre Cour. En conséquence, le pourvoi de Mme Denis visant la décision de la Cour supérieure sur le fond est accueilli en partie, l’ordonnance qui autorise la divulgation est infirmée et l’affaire est renvoyée au tribunal de première instance pour réexamen lorsque les éléments de preuve nouveaux découlant de l’enquête auront été communiqués.
[65] Compte tenu du succès relatif obtenu par les parties, et à la lumière des circonstances inhabituelles de ces deux pourvois, circonstances que j’ai déjà décrites, je suis d’avis d’ordonner que chaque partie assume ses propres dépens devant la Cour et devant les jurisdictions inférieures.
Version française des motifs rendus par
La juge Abella —
[66] La Loi sur la protection des sources journalistiques, L.C. 2017, c. 22 , est une mesure législative ayant une « valeur historique » (Débats du Sénat, vol. 150, no 110, 1re sess., 42e lég., 6 avril 2017, p. 2740 (l’hon. Claude Carignan)). Au moyen de cette loi, le Parlement a clairement affirmé son intention de fournir aux journalistes des protections légales plus robustes que celles qui existaient sous le régime de la common law.
[67] La loi en question était la réponse du législateur aux révélations faites à l’automne 2016 selon lesquelles des journalistes avaient, pendant des années, fait l’objet d’une surveillance policière au Québec (Débats du Sénat, vol. 150, no 86, 1re sess, 42e lég., 12 décembre 2016, p. 2056‑2059 (l’hon. André Pratte); vol. 150, no 110, 1re sess., 42e lég., 6 avril 2017, p. 2738‑2739 (l’hon. Claude Carignan); Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 191, 1re sess., 42e lég., 9 juin 2017, p. 12447‑12448 (M. Marco Mendicino); Québec, Commission d’enquête sur la protection de la confidentialité des sources journalistiques (rapport Chamberland, 2017)). Le scandale a galvanisé les parlementaires et suscité un appui multipartite en faveur d’une protection des sources journalistiques allant bien au‑delà de celle offerte par le régime de common law existant. La Loi a été adoptée à l’unanimité par la Chambre des communes le 4 octobre 2017 et a reçu la sanction royale le 18 octobre.
[68] Les débats du Sénat sur cette mesure législative ne laissent guère de doute quant à l’objet de celle‑ci :
Les journalistes et leurs sources ont bénéficié de certaines avancées dans le cadre de l’arrêt Globe and Mail. Aujourd’hui, avec le projet de loi S‑231, ils ont l’occasion de voir leurs droits renforcés dans la législation. (Débats du Sénat, vol. 150, no 110, 1re sess. 42e lég., 6 avril 2017, p. 2739 (l’hon. Claude Carignan))
[69] Même un examen superficiel de la nouvelle loi confirme que son objet prépondérant était d’accroître la protection accordée aux sources journalistiques. La loi a, entre autres, modifié la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C‑5 , par l’adjonction de l’art. 39.1 . Plus particulièrement, le par. 39.1(9) de la LPC précise qu’une autorisation peut être accordée uniquement si la partie qui demande la divulgation a démontré que les conditions énoncées aux al. 39.1(7) a) et b) sont remplies. Ces conditions sont les suivantes :
• il n’y a aucun autre moyen raisonnable d’obtenir les renseignements
et
• l’intérêt public à préserver la confidentialité des sources journalistiques est surpassé par l’intérêt public dans l’administration de la justice
C’est à la partie sollicitant la divulgation qu’incombe le fardeau de démontrer qu’il a été satisfait aux deux volets de cette analyse pour que la divulgation puisse être autorisée.
[70] Le double fardeau qui incombe, aux termes du par. 39.1(7) , à la partie sollicitant la divulgation constitue un écart marqué par rapport à l’ancien régime de common law, lequel imposait aux journalistes le fardeau de convaincre le tribunal que l’identité de la source ne devrait pas être révélée (R. c. National Post, [2010] 1 R.C.S. 477, par. 60). Ce fardeau créait un obstacle important pour les journalistes (Benjamin Oliphant, « Freedom of the Press as a Discrete Constitutional Guarantee » (2013), 59 R.D. McGill 283, p. 325‑326). Craignant que le Canada ne « fa[sse] figure de cancre [par rapport à d’autres pays] en matière de protection des sources », les tenants de la loi ont cherché à faire éliminer ce fardeau et limiter la divulgation des sources confidentielles aux
situations exceptionnelles, graves et sérieuses où l’intérêt public dictera qu’il faut lever la protection et divulguer l’identité de la source. Dans d’autres cas, l’intérêt public dictera qu’il faut maintenir l’anonymat. (Débats du Sénat, vol. 150, no 110, 1re sess., 42e lég., 6 avril 2017, p. 2737‑2738 (l’hon. Claude Carignan) (italiques ajoutés))
[71] En conséquence, loin d’exiger une mise en balance équilibrée des intérêts en jeu, le nouveau régime prévoit qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles, la présomption de protection des sources journalistiques aura préséance.
[72] Bien que je reconnaisse que les assises factuelles du présent pourvoi peuvent avoir changé, le fondement juridique de la conclusion de la Cour supérieure du Québec selon laquelle l’autorisation était indiquée est insoutenable à la lumière du libellé et des objectifs de la Loi. La Cour supérieure a effectivement imposé à la journaliste le fardeau de démontrer pourquoi elle ne devrait pas être contrainte de révéler l’identité de ses sources, plutôt que d’obliger la partie sollicitant la divulgation à prouver pourquoi l’identité des sources en question devrait être révélée (2018 QCCS 1138, par. 113‑114 et 160‑162). De plus, la Cour supérieure a appliqué la nouvelle loi d’une manière qui reflétait l’ancienne common law — et non qui s’en écartait —, et elle n’a pas reconnu l’objectif primordial que constitue la protection des sources journalistiques (par. 74‑77 et 81).
[73] Compte tenu de ces erreurs de droit fondamentales dans l’interprétation et l’application de la loi, j’infirmerais l’autorisation de divulgation émise contre la journaliste Marie‑Maude Denis et j’annulerais l’assignation à comparaître.
ANNEXE
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C-5
39.1 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.
document S’entend au sens de l’article 487.011 du Code criminel .
journaliste Personne dont l’occupation principale consiste à contribuer directement et moyennant rétribution, soit régulièrement ou occasionnellement, à la collecte, la rédaction ou la production d’informations en vue de leur diffusion par les médias, ou tout collaborateur de cette personne.
source journalistique Source qui transmet confidentiellement de l’information à un journaliste avec son engagement, en contrepartie, de ne pas divulguer l’identité de la source, dont l’anonymat est essentiel aux rapports entre le journaliste et la source.
(2) Sous réserve du paragraphe (7), un journaliste peut s’opposer à divulguer un renseignement ou un document auprès d’un tribunal, d’un organisme ou d’une personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements pour le motif que le renseignement ou le document identifie ou est susceptible d’identifier une source journalistique.
(3) Pour l’application des paragraphes (2) et (7), journaliste comprend la personne qui était journaliste au moment où un renseignement identifiant ou susceptible d’identifier la source journalistique lui a été transmis.
(4) Le tribunal, l’organisme ou la personne peut soulever l’application du paragraphe (2) de sa propre initiative.
(5) Lorsqu’une opposition ou l’application du paragraphe (2) est soulevée, le tribunal, l’organisme ou la personne veille à ce que le renseignement ou le document ne soit pas divulgué, sauf en conformité avec le présent article.
(6) Avant de décider la question, le tribunal, l’organisme ou la personne donne aux parties et aux personnes intéressées une occasion raisonnable de présenter des observations.
(7) Le tribunal, l’organisme ou la personne ne peut autoriser la divulgation du renseignement ou du document que s’il estime que les conditions suivantes sont réunies :
a) le renseignement ou le document ne peut être mis en preuve par un autre moyen raisonnable;
b) l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source journalistique, compte tenu notamment :
(i) de l’importance du renseignement ou du document à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de l’instance,
(ii) de la liberté de la presse,
(iii) des conséquences de la divulgation sur la source journalistique et le journaliste.
(8) La décision rendue en vertu du paragraphe (7) peut être assortie des conditions que le tribunal, l’organisme ou la personne estime indiquées afin de protéger l’identité de la source journalistique.
(9) Il incombe à la personne qui demande la divulgation de démontrer que les conditions énoncées au paragraphe (7) sont remplies.
(10) L’appel d’une décision rendue en vertu du paragraphe (7) se fait :
a) devant la Cour d’appel fédérale, s’agissant d’une décision de la Cour fédérale;
b) devant la cour d’appel d’une province, s’agissant d’une décision d’une cour supérieure de la province;
c) devant la Cour fédérale, s’agissant d’une décision d’un tribunal, d’un organisme ou d’une personne investi du pouvoir de contraindre à la production de renseignements sous le régime d’une loi fédérale qui ne constitue pas un tribunal, un organisme ou une personne régi par le droit d’une province;
d) devant la division ou le tribunal de première instance de la cour supérieure de la province dans le ressort de laquelle le tribunal, l’organisme ou la personne a compétence, dans les autres cas.
(11) Le délai dans lequel l’appel prévu au paragraphe (10) peut être interjeté e de dix jours suivant la date de la décision frappée d’appel, mais le tribunal d’appel peut le proroger s’il l’estime indiqué dans les circonstances.
(12) L’appel interjeté en vertu du paragraphe (10) est entendu et tranché sans délai et selon une procédure sommaire.
Pourvoi contre l’arrêt de la Cour d’appel du Québec rejeté. Pourvoi contre la décision de la Cour supérieure du Québec accueilli en partie, la juge Abella est dissidente.
Procureurs de l’appelante : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal; Société Radio‑Canada, Montréal.
Procureur de l’intimé : Jacques Larochelle avocat inc., Québec.
Procureur de l’intervenante Sa Majesté la Reine : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Montréal.
Procureur de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Montréal.
Procureurs des intervenantes la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, l’Association canadienne des journalistes, Canadian Journalists for Freedom of Expression et Reporters sans frontières : Gowling WLG, Montréal.
Procureurs de l’intervenante La Presse (2018) Inc. : Chenette, Boutique de litige inc., Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Borden Ladner Gervais, Toronto; Jamie Cameron, Toronto.
Procureurs des intervenantes AD IDEM/Canadian Media Lawyers Association, CTV, une division de Bell Média inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, The Globe and Mail Inc., Postmedia Network Inc. et Vice Studio Canada Inc. : Borden Ladner Gervais, Vancouver; Linden & Associates Professional Corporation, Toronto.