COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : International Air Transport Association c. Instrubel, N.V., 2019 CSC 61, [2019] 4 R.C.S. 469
Appel entendu et jugement rendu : 11 décembre 2019
Motifs dissidents : 1er mai 2020
Dossier : 38562
Entre :
International Air Transport Association
Appelante
et
Instrubel, N.V.
Intimée
- et -
Republic of Iraq, Ministry of Industry of the Republic of Iraq,
Ministry of Defence of the Republic of Iraq, Salah Aldin State Establishment et
Chartered Institute of Arbitrators (Canada) Inc.
Intervenants
Et entre :
Republic of Iraq, Ministry of Industry of the Republic of Iraq,
Ministry of Defence of the Republic of Iraq et Salah Aldin State Establishment
Appelants
et
Instrubel, N.V.
Intimée
- et -
International Air Transport Association et
Chartered Institute of Arbitrators (Canada) Inc.
Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Martin
Motifs de jugement :
(par. 1 à 2)
Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Rowe et Martin)
Motifs dissidents :
(par. 3 à 69)
La juge Côté
iata c. instrubel
International Air Transport Association Appelante
c.
Instrubel, N.V. Intimée
et
Republic of Iraq,
Ministry of Industry of the Republic of Iraq,
Ministry of Defence of the Republic of Iraq,
Salah Aldin State Establishment et
Chartered Institute of Arbitrators (Canada) Inc. Intervenants
‑ et ‑
Republic of Iraq,
Ministry of Industry of the Republic of Iraq,
Ministry of Defence of the Republic of Iraq et
Salah Aldin State Establishment Appelants
c.
Instrubel, N.V. Intimée
et
International Air Transport Association et
Chartered Institute of Arbitrators (Canada) Inc. Intervenantes
Répertorié : International Air Transport Association c. Instrubel, N.V.
2019 CSC 61
No du greffe : 38562.
Audition et jugement : 11 décembre 2019.
Motifs dissidents déposés : 1er mai 2020.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Martin.
en appel de la cour d’appel du québec
Droit international privé — Compétence du tribunal québécois — Lieu du bien en litige — Saisie‑arrêt avant jugement — Société néerlandaise cherchant à faire exécuter au Québec des sentences arbitrales internationales rendues contre une entité étrangère — Le recouvrement de la dette étant en péril, société demandant à la Cour supérieure du Québec et obtenant de celle‑ci un bref de saisie‑arrêt avant jugement des redevances d’aérodrome et de navigation aérienne facturées et perçues par l’association mondiale de commerce pour l’industrie internationale du transport aérien pour le compte de l’entité étrangère — Siège social de l’association situé à Montréal, mais fonds perçus par celle‑ci déposés dans un compte bancaire de l’association en Suisse — Requête présentée par l’entité étrangère en vue de faire annuler le bref de saisie au motif que la Cour supérieure n’avait pas compétence pour autoriser celui‑ci parce que le bien en cause était situé à l’extérieur du Québec — Conclusion de la Cour supérieure portant qu’elle n’avait pas compétence pour autoriser la saisie au motif que les fonds n’étaient pas une dette de l’association envers l’entité étrangère pouvant être perçue au Québec, mais plutôt un bien situé en Suisse détenu par l’association pour le compte de l’entité étrangère — Annulation du jugement de la Cour supérieure par la Cour d’appel — Le bien saisi est une dette due par l’association à l’entité étrangère — La dette est située au lieu où elle peut être perçue, soit au domicile de l’association à Montréal — La dette est conséquemment assujettie à la compétence des tribunaux québécois.
Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Rowe et Martin (oralement) : Les appels sont rejetés, essentiellement pour les motifs qu’a exposés la Cour d’appel sauf pour ce qui est des points dont elle traite en obiter.
La juge Côté (dissidente) : Les pourvois devraient être accueillis et la décision de la Cour supérieure devrait être rétablie. Vu que le bien en litige est situé à l’extérieur du Québec, la Cour supérieure n’avait pas compétence pour délivrer le bref de saisie‑arrêt avant jugement.
La société néerlandaise a déposé une réquisition pour l’émission d’un bref de saisie‑arrêt avant jugement visant les sommes ou les meubles qui appartenaient à l’entité étrangère et que détenait l’association pour le compte de l’entité étrangère. Une saisie avant jugement est une mesure provisionnelle qui protège le droit d’un demandeur lorsqu’il est à craindre que le recouvrement de sa créance ne soit mis en péril. La saisie‑arrêt a pour effet de mettre sous main de justice les sommes et les meubles appartenant au débiteur et de constituer le tiers‑saisi gardien de ces derniers. Vu qu’une saisie‑arrêt s’effectue in rem et affecte directement les biens en question, les règles de droit international privé régissant la compétence des autorités québécoises sur les actions réelles doivent être examinées. Suivant l’art. 3152 C.c.Q., les tribunaux québécois ont compétence sur une action réelle si le bien en litige est situé au Québec.
La nature de la relation juridique entre l’association et l’entité étrangère est centrale pour l’issue des présents pourvois. L’association et l’entité étrangère ont conclu un contrat en vertu duquel l’entité étrangère a mandaté l’association de facturer et de percevoir les redevances de navigation aérienne dues à l’entité étrangère par les compagnies aériennes ayant le droit de voler dans son espace aérien. Le contrat établit une relation de mandat où l’association agit comme mandataire de l’entité étrangère, le mandant.
Les effets des actes accomplis par le mandataire pour le compte du mandant se reflètent directement dans le patrimoine du mandant. Les actes juridiques que le mandataire accomplit avec des tiers lient le mandant. Cette réalité se reflétera dans le patrimoine du mandant, puisque c’est son patrimoine, plutôt que celui du mandataire, qui devient lié à celui des tiers. Lorsque le mandat est bien exécuté, le mandataire n’assume aucune obligation envers les tiers et son patrimoine n’est pas en jeu. En l’espèce, lorsque l’association traite avec des tiers, les effets de ces opérations se reflètent non pas dans le patrimoine de l’association, mais plutôt dans celui de l’entité étrangère. En conséquence, le bien saisi fait partie du patrimoine de l’entité étrangère.
Lorsqu’un contrat de mandat implique le transfert de marchandises ou de biens entre des tiers et le mandataire, l’obligation du mandataire envers le mandant n’est pas une dette. Une dette présuppose un patrimoine débiteur. Le mandataire agit comme détenteur, et non pas comme propriétaire, du bien, ou des sommes, qu’il doit remettre au mandant. Le patrimoine du mandataire est affecté seulement en ce que ce dernier est chargé de l’obligation de remettre le bien, ou les sommes, au mandant. Le bien, ou les sommes, n’entrent jamais véritablement dans le patrimoine du mandataire, parce qu’ils continuent d’appartenir au mandant. Cela signifie que l’obligation du mandataire ne saurait être une dette, car celui‑ci ne doit rien. Le libellé de l’art. 2185 al. 1 C.c.Q. appuie la thèse selon laquelle le mandataire ne devient pas propriétaire des sommes perçues et qu’il n’a pas une dette d’un montant équivalent envers le mandant. L’emploi du mot « remettre » est très révélateur. En l’espèce, l’association a une obligation de remettre les sommes qu’elle a perçues à l’entité étrangère; cette obligation est distincte de toute dette que l’association pourrait avoir envers l’entité étrangère. Bien que les paiements soient perçus et détenus par l’association pour le compte de l’entité étrangère, les sommes dans le compte bancaire de l’association ont toujours appartenu à l’entité étrangère et continuent de lui appartenir.
Pour déterminer le lieu où se trouve le bien au moment de la saisie, il faut examiner l’incidence du droit bancaire, s’il en est, sur les relations entre les parties et leurs obligations. Bien que le contrat entre un client qui dépose de l’argent et une banque soit un prêt, ce fait n’a aucune incidence sur la qualité en vertu de laquelle le client prête l’argent à la banque ou sur la qualification de la relation que peut avoir le titulaire du compte avec un tiers. Aux fins de la délivrance d’un bref de saisie‑arrêt, le fait que les sommes à remettre à l’entité étrangère aient été déposées dans un compte bancaire ne change rien à l’effet patrimonial du contrat de mandat entre l’association et l’entité étrangère. Le compte bancaire en l’espèce, bien qu’il soit au nom de l’association, équivaut en pratique à une fiducie et les sommes étaient détenues au profit du mandant de l’association. Malgré le regroupement des fonds dans le compte, les fonds demeuraient identifiables et continuaient donc d’appartenir à l’entité étrangère. Un compte bancaire — et les sommes qui y sont déposées — est situé à la succursale où est détenu le compte. En l’espèce, le compte bancaire dans lequel l’association gardait les sommes qu’elle percevait pour le compte de l’entité étrangère était situé en Suisse. Le bien en litige en l’espèce se trouve donc en Suisse. La Cour supérieure du Québec n’est pas compétente pour connaître d’une action in rem visant des sommes situées en Suisse.
Jurisprudence
Citée par la juge Côté (dissidente)
Cinar Corporation c. Xanthoudakis, 2005 CanLII 23655; Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336; Tri‑Tex Co. Inc. c. Gideon, 1999 CanLII 13314 (QC CA), [1999] R.J.Q. 2324; Lavallée c. St‑Germain, 1994 CanLII 5600 (QC CA), [1994] R.D.J. 291; Victuni AG c. Ministre du Revenu du Québec, 1980 CanLII 169 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 580; Québec (Revenu) c. Caisse populaire Desjardins de Montmagny, 2009 CSC 49, [2009] 3 R.C.S. 286; Laplante c. La Reine, 2017 CCI 118; 9172‑0904 Québec inc. c. Commission des relations du travail, 2010 QCCS 3397, [2010] R.J.D.T. 1091; Laporte c. Lauzon, 2007 QCCS 6226, [2008] R.J.Q. 478; Yachting & Sports Pigeon Inc. (1995), 2 C.B.R. (4th) 236; Harp Investments Inc. (Syndic de), [1992] R.J.Q. 1581.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, art. 2130 al. 1, 2136, 2139, 2146, 2157, 2184, 2185 al. 1, 2809 al. 2, Livre dixième, 3138, 3140, 3152.
Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25, art. 626, 733.
Doctrine et autres documents cités
Belleau, Charles, et autres. Précis de procédure civile du Québec, vol. 2, 5e éd., par Denis Ferland et Benoît Emery, dir., Montréal, Yvon Blais, 2015.
Castel, Jean‑Gabriel. Droit international privé québécois, Toronto, Butterworths, 1980.
Emanuelli, Claude. Droit international privé québécois, 3e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2011.
Goldstein, Gérald, et Ethel Groffier. Droit international privé, t. II, Règles spécifiques, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2003.
Leclerc, Normand. L’argent en monnaie, un lexique : Des biens économiques en droit privé canadien, Québec, CorpusCivilis, 2008.
L’Heureux, Nicole, et Marc Lacoursière. Droit bancaire, 5e éd., Montréal, Yvon Blais, 2017.
Ogilvie, M. H. Bank and Customer Law in Canada, 2nd ed., Toronto, Irwin Law, 2013.
Popovici, Adrian. La couleur du mandat, Montréal, Thémis, 1995.
Québec. Ministère de la Justice. Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société, Québec, Publications du Québec, 1993.
Savoie, Réginald, et Louis‑Philippe Taschereau. Procédure civile, t. I, Introduction, Théorie générale, Organisation judiciaire, Action en justice, Montréal, Guérin, 1973.
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Rochette, Schrager et Healy), 2019 QCCA 78, [2019] AZ‑51563260, [2019] Q.J. No. 232 (QL), 2019 CarswellQue 275 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Hamilton, 2016 QCCS 1184, [2016] AZ‑51265192, [2016] Q.J. No. 2272 (QL), 2016 CarswellQue 2101 (WL Can.). Pourvois rejetés, la juge Côté est dissidente.
Éric Vallières et Émile Catimel‑Marchand, pour l’appelante/intervenante International Air Transport Association.
Patrick Ferland et Nicolas Roche, pour les appelants/intervenants Republic of Iraq, Ministry of Industry of the Republic of Iraq, Ministry of Defence of the Republic of Iraq et Salah Aldin State Establishment.
Audrey Boctor et François Goyer, pour l’intimée.
Simon V. Potter, Adam Goldenberg et Sandra Aigbinode Lange, pour l’intervenante Chartered Institute of Arbitrators (Canada) Inc.
Version française du jugement de la Cour rendu oralement par
[1] Le juge en chef — La Cour, à la majorité, est d’avis de rejeter les appels avec dépens devant toutes les cours, essentiellement pour les motifs qu’a exposés la Cour d’appel sauf pour ce qui est des points dont elle traite en obiter.
[2] La juge Côté est dissidente. Ses motifs seront publiés ultérieurement.
Version française des motifs rendus par
[3] La juge Côté (dissidente) — La présente affaire soulève la question de savoir si la Cour supérieure du Québec a compétence pour délivrer un bref de saisie‑arrêt avant jugement de fonds déposés dans un compte bancaire à l’extérieur du Québec. Elle met en cause la nature réelle ou personnelle d’un tel recours, et illustre le conflit entre le droit des biens et le droit bancaire, lequel doit ultimement être résolu sur le fondement de principes bien établis du droit civil, à savoir les principes relatifs au mandat.
[4] Le 11 décembre 2019, une majorité de cette Cour a rejeté les pourvois dans un jugement rendu séance tenante. Mes motifs dissidents devaient suivre.
[5] Les voici.
I. Les parties
[6] L’intimée dans les présents pourvois est Instrubel, N.V. (« Instrubel »), une société néerlandaise dont le principal établissement se trouve aux Pays‑Bas. Elle est constituée sous le régime des lois de la Belgique, où elle a aussi des bureaux. Le dossier n’indique pas qu’Instrubel ait un quelconque lien avec le Québec ou le Canada, ou y exercerait une quelconque activité.
[7] Les appelantes incluent la République d’Iraq (« Iraq ») et trois parties ayant pris part à une procédure d’arbitrage contre Instrubel : le Ministry of Industry of the Republic of Iraq, le Ministry of Defence of the Republic of Iraq et le Salah Aldin State Establishment[1]. L’entité iraquienne la plus pertinente en l’espèce est l’Iraqi Civil Aviation Authority (« ICAA »), l’agence chargée de régir l’espace aérien de l’Iraq.
[8] La dernière appelante, l’International Air Transport Association (« IATA »), est l’association mondiale de commerce pour l’industrie internationale du transport aérien. Elle compte parmi ses membres plus de 290 compagnies aériennes présentes dans plus de 120 pays représentant 82 p. 100 du trafic aérien mondial. Ses objectifs incluent la promotion d’un transport aérien sécuritaire, régulier et économique au profit des nations du monde. L’un des rôles de l’IATA consiste à assurer la liaison avec les organismes gouvernementaux à travers le monde, comme l’ICAA, y compris [traduction] « quant à des questions touchant le transport aérien international comme la sécurité, les opérations aériennes, les normes de l’industrie, la réglementation économique et la formation » : d.a., vol. II, p. 45. Bien qu’elle ait son siège à Montréal, l’IATA exerce ses activités dans le monde entier. Elle est présente dans plus de 61 pays et a des bureaux administratifs à Genève, en Suisse.
II. Contexte
[9] À la fin des années 1980 et en 1990, Instrubel a conclu cinq contrats avec diverses entités iraquiennes pour la fourniture d’équipement militaire consistant en des lunettes de vision nocturne et une technologie d’imagerie thermique. Après l’invasion du Koweït en 1990, le Conseil de sécurité des Nations Unies a imposé un embargo sur les marchandises en provenance ou à destination de l’Iraq. À l’époque, les cinq contrats d’Instrubel étaient à divers stades d’exécution.
[10] Le 27 janvier 1992, Instrubel a présenté à la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale à Paris une réclamation pour inexécution de contrat et pour pertes de profits. Deux sentences arbitrales ont été rendues en faveur d’Instrubel le 6 février 1996 et le 12 mars 2003. À cette dernière date, la valeur des sentences s’élevait à environ 32 millions $ CA, l’intérêt en sus.
[11] Ni l’ICAA ni même la République d’Iraq n’étaient parties à la procédure d’arbitrage. Fait encore plus important, l’IATA n’avait aucun lien avec cette procédure.
[12] Une décennie plus tard, le 11 mars 2013, Instrubel déposait devant la Cour supérieure du Québec une requête visant à faire homologuer, reconnaître et exécuter des sentences arbitrales rendues à l’extérieur du Québec, alléguant n’avoir [traduction] « appris que récemment que la République d’Iraq possède des actifs importants dans la province de Québec » : d.a., vol. I, p. 41. Lors du prononcé de l’arrêt de la Cour d’appel sur la question en litige dans les présents pourvois, Intrubel n’avait pas reçu paiement des sommes dues en vertu des sentences arbitrales.
[13] Croyant que le recouvrement du montant des sentences arbitrales était en péril, le 30 juillet 2013, Instrubel demandait à la Cour supérieure du Québec et obtenait de celle‑ci un bref de saisie‑arrêt avant jugement des redevances de navigation aérienne et d’aérodrome facturées et perçues par l’IATA pour le compte de l’ICAA. Le 5 août 2013, les appelantes iraquiennes présentaient une requête en annulation d’un bref de saisie‑arrêt avant jugement invoquant un certain nombre de motifs, notamment l’omission d’Instrubel de communiquer des renseignements importants, la présence d’allégations insuffisantes et trompeuses et l’immunité des États étrangers.
[14] Dans l’intervalle, le 12 août 2013, l’IATA déposait une déclaration solennelle du tiers‑saisi à l’encontre de la saisie‑arrêt, selon laquelle elle [traduction] « n’a actuellement en sa possession aucune somme d’argent, aucune sûreté, ni aucun bien meuble désignés comme appartenant aux [appelantes iraquiennes] » : d.a., vol. II, p. 3. L’IATA a reconnu dans cette déclaration négative qu’elle détenait des fonds « en fiducie au profit de » l’ICAA, mais elle a soutenu qu’elle ne pouvait pas verser ceux‑ci à Instrubel parce qu’ils devaient être remis à l’ICAA et parce que les fonds bénéficiaient d’une immunité d’exécution : p. 3.
[15] Le 16 septembre 2013, la Cour supérieure a entendu la requête en annulation d’un bref de saisie‑arrêt avant jugement présentée par les appelantes iraquiennes. Les parties avaient convenu de concentrer leurs arguments sur l’omission alléguée d’Instrubel de communiquer des renseignements importants et sur le caractère insuffisant de ses allégations, et de remettre à plus tard l’examen des questions relatives à l’immunité des fonds à l’égard d’une saisie. Le 12 novembre 2013, la Cour supérieure a rejeté la requête en annulation et a confirmé la saisie‑arrêt avant jugement.
[16] Le 14 novembre 2013, Instrubel contestait la déclaration solennelle de l’IATA, faisant valoir qu’il ne s’agissait pas d’une véritable déclaration négative, car elle indiquait simplement que l’IATA ne détenait pas des sommes [traduction] « désigné[es] » comme appartenant aux appelantes iraquiennes; Instrubel s’est réservée le droit de contester la déclaration au motif « que les fonds détenus par l’IATA appartiennent en fin de compte aux [appelantes iraquiennes] » : d.a., vol. I, p. 69. Selon ce qu’il appert du dossier, cette contestation demeure en suspens.
[17] Le 11 décembre 2013, la Cour supérieure accueillait une requête présentée par l’IATA en vue de limiter à 90 millions $ CA le montant visé par le bref de saisie. Elle a ordonné la mainlevée de la saisie à l’égard de toute somme excédant 90 millions $ CA et a permis à l’IATA de transférer le 90 millions $ CA dans le compte en fiducie détenu par les avocats de l’IATA à Montréal.
[18] Deux ans plus tard, le 28 septembre 2015, les appelantes iraquiennes amendaient leur requête en annulation d’un bref de saisie‑arrêt avant jugement, soutenant que la Cour supérieure du Québec n’avait pas compétence pour décerner le bref parce que le bien saisi consistait en des fonds déposés dans un compte bancaire en Suisse.
III. Jugements des instances inférieures
A. Cour supérieure du Québec, 2016 QCCS 1184 (le juge Hamilton)
[19] La Cour supérieure, sous la plume du juge Hamilton (maintenant juge à la Cour d’appel du Québec), a accueilli en partie la requête amendée en annulation d’un bref de saisie‑arrêt avant jugement présentée par les appelantes iraquiennes, sur le seul fondement de l’argument relatif à la compétence.
[20] Le juge Hamilton a qualifié la relation entre l’IATA et l’ICAA de relation de mandat : par. 57 (CanLII). Vu cette relation, les fonds perçus par l’IATA pour le compte de l’ICAA appartenaient à l’ICAA et l’IATA avait l’obligation de les remettre. En conséquence, il ne s’agissait pas d’une situation où les fonds appartenaient à l’IATA et où l’IATA avait donc une dette envers l’ICAA. Le juge Hamilton a affirmé que le droit de propriété sur les fonds n’avait pas changé simplement parce que l’IATA avait déposé ceux‑ci dans un compte bancaire : par. 58. Il a également conclu que, bien que le regroupement de fonds dans un compte bancaire puisse avoir une incidence sur les droits de propriété, ce n’était pas le cas en l’espèce parce que les fonds appartenant à l’ICAA étaient facilement identifiables : par. 59.
[21] Le juge Hamilton a ajouté que si l’IATA avait eu une dette envers l’ICAA, la question de la compétence aurait été plus facile à résoudre parce que le statut de l’IATA en tant que partie domiciliée au Québec ayant une dette envers l’ICAA aurait signifié que le bien en question (la dette) pouvait être saisi au Québec : par. 60. Étant donné que le juge Hamilton n’a pas conclu que tel était le cas, il devait décider si la Cour supérieure pouvait décerner un bref de saisie‑arrêt avant jugement dans le cas où le tiers‑saisi est domicilié au Québec, mais où le bien détenu par celui‑ci se trouve à l’extérieur de cette province : par. 61. Le juge Hamilton s’est penché sur la nature de la saisie‑arrêt avant jugement, concluant qu’elle ne constitue pas simplement une ordonnance personnelle n’ayant un effet que sur le tiers‑saisi, mais qu’elle a également une incidence sur le bien saisi : par. 74. En conséquence, comme le bien saisi en l’espèce consistait en des fonds détenus dans un compte bancaire en Suisse, le tribunal se serait trouvé à placer sous contrôle judiciaire des autorités québécoises des fonds détenus dans un compte bancaire suisse. Comme la compétence principale à l’égard des actifs est conférée au tribunal du lieu où ceux‑ci sont situés, le juge Hamilton a conclu que la Cour supérieure n’avait pas compétence pour décerner un bref de saisie‑arrêt avant jugement qui s’étendait à des actifs détenus par le tiers‑saisi à l’extérieur du Québec : par. 76‑77.
B. Cour d’appel du Québec, 2019 QCCA 78 (le juge Schrager, avec l’accord des juges Rochette et Healy)
[22] La Cour d’appel a accueilli l’appel et a rejeté la requête amendée en annulation d’un bref de saisie‑arrêt avant jugement. Bien qu’elle n’ait pas expressément infirmé la qualification de la relation entre l’IATA et l’ICAA par la Cour supérieure comme étant une relation de mandat, la Cour d’appel a néanmoins conclu que la qualification de la relation n’était pas pertinente lorsqu’il s’agissait de déterminer le type d’obligation qu’avait l’IATA envers l’ICAA. En conséquence, elle a jugé que l’obligation qu’avait l’IATA envers l’ICAA était une dette et qu’[traduction] « il en est ainsi, que l’on qualifie le contrat entre l’IATA et ICAA de mandat ou de quelconque relation sui generis » : par. 43 (CanLII). La Cour d’appel a conclu que les fonds que détient un mandataire pour son mandant dans un compte bancaire ne font pas naître de droits réels : par. 34. En ce sens, l’ICAA n’a jamais été propriétaire des dettes qu’avaient envers elle diverses compagnies aériennes et elle n’est pas maintenant propriétaire des fonds perçus pour acquitter ces dettes : par. 43. Selon la Cour d’appel, l’IATA devait de l’argent à l’ICAA et cette dette était située au lieu où elle pouvait être perçue, soit habituellement le domicile du débiteur, en l’espèce Montréal : par. 42.
[23] La Cour d’appel n’a pas souscrit à l’analyse de la Cour supérieure en ce qui a trait au caractère identifiable des fonds appartenant à l’ICAA dans le compte bancaire détenu par l’IATA : par. 36. Pour être traçables, les fonds doivent pouvoir être identifiés et non pas simplement quantifiés. Vu leur regroupement en l’espèce, la Cour d’appel a conclu que les fonds n’étaient pas traçables.
[24] La Cour d’appel a conclu que la Cour supérieure avait de fait conféré les attributs d’une fiducie à l’argent déposé dans le compte bancaire. Elle a ajouté que, si l’ICAA avait effectivement fait valoir un tel point de vue, elle n’aurait pas réussi : par. 44. La Cour d’appel a fait référence à sa jurisprudence antérieure selon laquelle un compte bancaire ne constitue pas un patrimoine d’affectation. Elle a souligné qu’en l’espèce, il n’était pas contesté que l’IATA était propriétaire et titulaire du compte bancaire et qu’elle avait plein pouvoir et contrôle sur celui‑ci. Il en était ainsi malgré le fait qu’entre l’ICAA et elle, les fonds « appartenaient » à l’ICAA. La Cour d’appel a donc statué que ne constituait pas une issue possible le fait de qualifier le droit d’une partie n’ayant aucun contrat avec une banque, ni aucun titre ou pouvoir sur le compte bancaire, de droit réel dans les fonds détenus dans le compte, en l’absence d’une fiducie ou d’un patrimoine d’affectation, ce qu’il n’y avait pas en l’espèce : par. 47‑48. En conséquence, le lieu où est situé le compte bancaire ne change pas le lieu où est située la dette, c’est‑à‑dire au Québec. L’IATA était débitrice envers l’ICAA d’un droit personnel, lequel pouvait faire l’objet d’une ordonnance de saisie‑arrêt rendue par les tribunaux du Québec : par. 51.
IV. Question en litige
[25] Les présents pourvois soulèvent la question de savoir si la Cour supérieure du Québec a compétence pour délivrer un bref de saisie‑arrêt avant jugement lorsque le tiers‑saisi se trouve dans la province, mais que le bien visé est situé à l’extérieur de celle‑ci, et que les parties et la transaction donnant lieu à la saisie n’ont aucun lien avec le Québec.
V. Analyse
A. Compétence de la Cour supérieure du Québec à l’égard des saisies-arrêts avant jugement
[26] Vu que l’instance a pris naissance avant l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, en 2016, les présents pourvois doivent être tranchés suivant l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25 (« C.p.c. »).
[27] Une saisie avant jugement est une mesure provisionnelle qui protège le droit d’un demandeur lorsqu’il est à craindre que le recouvrement de sa créance ne soit mis en péril : art. 733 C.p.c. La saisie‑arrêt a pour effet de mettre « sous main de justice » les sommes et les meubles appartenant au débiteur et de constituer le tiers‑saisi gardien de ces derniers :
626. La saisie‑arrêt a pour effet de mettre sous main de justice les sommes et les meubles appartenant au débiteur, et de constituer le tiers‑saisi gardien de ces derniers.
La saisie‑arrêt avant jugement s’effectue donc in rem et affecte directement les biens en question : C. Belleau et autres, Précis de procédure civile du Québec (5e éd. 2015), vol. 2, par D. Ferland et B. Emery, dir., nos 2‑1137, 2‑1141 et 2‑2375.
[28] Dans son mémoire et à l’audience devant notre Cour, Instrubel a mis en évidence divers points de ressemblance entre les saisies‑arrêts avant jugement et les injonctions, telles les injonctions Mareva. Bien qu’elle ait reconnu que ces mesures ne sont pas identiques, Instrubel a souligné que les saisies‑arrêts avant jugement et les injonctions Mareva arborent toutes deux des aspects qui relèvent des réparations réelles et des réparations personnelles : m.i., par. 127.
[29] C’est peut‑être le cas. Cependant, la Cour doit donner effet aux distinctions fondamentales entre ces deux réparations, en dépit de toute ressemblance perçue. Malgré les observations d’Instrubel, on ne saurait faire abstraction du fait que les critères pour octroyer une injonction Mareva sont nettement plus exigeants que les critères d’octroi d’un bref de saisie‑arrêt avant jugement. Il y a une bonne raison à cela. Une injonction Mareva est un remède exceptionnel qui vise la personne du défendeur et qui limite sa liberté d’agir : voir Belleau et autres, no 2‑1141. La saisie‑arrêt avant jugement, par contre, a une incidence sur les biens. Si l’injonction Mareva a une incidence directe sur les actes du défendeur, la saisie‑arrêt n’a qu’une incidence accessoire sur le tiers‑saisi, et seulement dans la mesure où les biens faisant l’objet de la saisie‑arrêt sont visés : voir Cinar Corporation c. Xanthoudakis, 2005 CanLII 23655, par. 9‑10 (C.S. Qc).
[30] Il faut examiner les règles de droit international privé figurant dans le livre dixième du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») pour trancher la présente affaire. Vu qu’une saisie‑arrêt s’effectue in rem, les règles régissant la compétence des autorités québécoises sur les actions réelles doivent être examinées : « l’action réelle s’attache aux biens et peut donc être intentée à l’encontre de toute personne en possession des biens : elle s’exerce “in rem”, et suit les biens en quelques mains qu’ils se trouvent » (R. Savoie et L.‑P. Taschereau, Procédure civile, t. I, Introduction, Théorie générale, Organisation judiciaire, Action en justice (1973), p. 73). Comme l’a affirmé le juge Hamilton, [traduction] « [l]a compétence principale à l’égard des actifs relève du tribunal du lieu où ceux‑ci sont situés » : par. 76. Suivant l’art. 3152 C.c.Q., les tribunaux québécois ont compétence sur une action réelle « si le bien en litige est situé au Québec ». En conséquence, pour déterminer si la Cour supérieure du Québec avait compétence pour décerner le bref de saisie‑arrêt avant jugement, je dois prendre en considération le lieu où est situé le bien en cause.
[31] On ne saurait trop insister sur l’importance de prendre en considération le lieu où est situé le bien, plutôt que celui où se trouve son propriétaire ou encore le tiers‑saisi. L’adoption de l’art. 3152 C.c.Q. représentait une rupture avec le passé. Le législateur a reconnu la nécessité de dissiper la confusion découlant de la possibilité de fonder la compétence des tribunaux québécois sur le domicile du défendeur même lorsque le litige concernait un bien situé à l’extérieur du Québec : voir C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), p. 133‑134. Les commentaires du ministre illustrent cette nouvelle approche :
Cet article, de droit nouveau, attribue une compétence en matière d’action réelle aux autorités québécoises de la situation du bien, établissant ainsi la concordance entre la loi applicable (art. 3097) et la compétence juridictionnelle. Contrairement à l’article 73 C.P.C. relatif à la compétence des tribunaux du Québec en matière d’action réelle et d’action mixte, l’article 3152 ne retient pas la compétence fondée sur le domicile du défendeur. Ce critère est plus pertinent en matière d’action mixte qu’en matière d’action réelle. [Je souligne.]
(Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 2012)
Cet accent mis sur le lieu où est situé le bien est en outre étayé par les art. 3138 et 3140 C.c.Q. qui, comme l’ont expliqué certains auteurs, confèrent aux autorités québécoises le pouvoir d’ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, ou encore de prendre des mesures d’urgence, lorsque le bien est situé au Québec : voir Emanuelli, p. 134; G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. II, Règles spécifiques (2003), p. 299; voir aussi J.‑G. Castel, Droit international privé québécois (1980), p. 829.
[32] En résumé, une saisie‑arrêt avant jugement s’effectue in rem et, en ce sens, une réquisition pour la délivrance d’un bref de saisie constitue une action réelle au sens des règles de droit international privé. Les tribunaux québécois sont généralement compétents pour décerner un bref de saisie seulement lorsque le bien en cause est situé au Québec : voir Goldstein et Groffier, p. 299. J’examine maintenant le bien en litige dans les présents pourvois.
B. Le bien faisant l’objet de la saisie‑arrêt
[33] Instrubel a déposé une réquisition pour l’émission d’un bref de saisie‑arrêt avant jugement visant [traduction] « les sommes ou les meubles appartenant aux [appelantes iraquiennes] ». Instrubel soutient qu’elle avait le droit de saisir ce qui suit :
[traduction] Toutes les redevances d’aérodrome et de navigation aérienne de la République d’Iraq qui sont facturées et/ou perçues et/ou par ailleurs déjà détenues par l’International Air Transport Association, que ce soit à son siège social à Montréal ou à l’une de ses succursales à travers le monde, au nom de la République d’Iraq. [Je souligne.]
(d.a., vol. I, p. 48)
Ces redevances sont également appelées [traduction] « redevances E&F ».
[34] À l’appui de sa réquisition de saisie‑arrêt avant jugement, Instrubel a déposé un affidavit souscrit par Markus Johannes Dekker, dans lequel le bien visé par la saisie est décrit comme suit :
[traduction]
Instrubel a des raisons de croire que la République d’Iraq possède des actifs situés dans la province de Québec. Plus précisément, il s’agit des redevances de navigation aérienne imposées par la République d’Iraq, lesquelles comprennent notamment les frais de survol aérien, les frais d’entretien aéroportuaire et les frais d’entretien des routes. Les compagnies aériennes et les pays versent à la République d’Iraq de telles redevances pour être autorisés à survoler son espace aérien.
Toutes ces redevances d’aérodrome et de navigation aériennes sont facturées et/ou perçues et/ou par ailleurs déjà détenues par l’International Air Transport Association (« IATA »), que ce soit par/par l’entremise de son siège social au Canada ou par/par l’entremise de l’une de ses succursales à travers le monde, au nom de la République d’Iraq, représentée par l’Iraqi Civil Aviation Authority pour le compte de l’État d’Iraq. L’IATA a son siège social canadien au 800, place Victoria, dans la ville et le district de Montréal, le tout tel qu’il appert d’un extrait de la publication d’information aéronautique (« AIP ») de l’Iraq communiquée avec les présentes comme pièce R‑15.
. . .
Instrubel demande à un juge de la Cour supérieure du Québec l’autorisation de faire saisir entre les mains de l’IATA les redevances d’aérodrome et de navigation aériennes détenues pour le compte de la République d’Iraq s’élevant à un montant suffisant pour que soit acquitté le montant dû en application de la sentence partielle et de la sentence finale, lequel est précisé dans la réquisition pour la délivrance d’un bref de saisie qui accompagne le présent affidavit. [Je souligne.]
(d.a., vol. II, p. 29)
[35] Le bref de saisie‑arrêt avant jugement qui a été décerné le 30 juillet 2013 est rédigé en ces termes :
[traduction]
Saisie de sommes d’argent, de sûretés ou de meubles
Nous vous enjoignons, partie tierce‑saisie, de comparaître en notre cour, au palais de justice de Montréal, situé au 1, rue Notre‑Dame, le 13 août 2013, salle 1.110, à 9 h, afin de déclarer sous serment les sommes d’argent, sûretés ou meubles appartenant aux [appelantes iraquiennes] que vous détenez pour quelque cause ou à quelque titre que ce soit. Vous ne devez en aucun cas vous en dessaisir avant que le tribunal n’ait statué.
Nous vous enjoignons, [appelantes iraquiennes], de comparaître au lieu, à la date et à l’heure ci‑dessus mentionnés pour répondre à la demande contenue dans la déclaration devant être signifiée en conformité avec la loi et pour faire valoir les motifs pour lesquels la présente saisie ne serait pas déclarée bonne et valable. [Je souligne.]
(d.a., vol. I, p. 49)
[36] Les passages précités illustrent parfaitement le point de vue d’Instrubel — lequel était le bon — quant à la nature du bien au moment où elle a cherché à le saisir. Selon son affidavit et le bref de saisie‑arrêt avant jugement tel qu’il a été délivré, Instrubel comprenait que le bien appartenait à l’ICAA et qu’il était seulement détenu par l’IATA pour le compte de l’ICAA. Instrubel savait très bien qu’elle ne saisissait pas un bien appartenant à l’IATA — c’est‑à‑dire un bien faisant partie du patrimoine de l’IATA — comme elle le suggère maintenant devant notre Cour.
[37] On peut penser qu’il s’agit là d’une conclusion trop formaliste. Or, les saisies — y compris les saisies‑arrêts avant jugement — constituent des mesures sévères et exceptionnelles qui portent atteinte à des biens privés et qui sont donc soumises à des conditions formelles strictes : Belleau et autres, no 2‑1142. Il s’agit d’un de ces domaines techniques du droit où il importe que les tribunaux appliquent de telles conditions rigoureusement. Un bref de saisie avant jugement ne peut être délivré que lorsque la partie qui le demande a respecté toutes les conditions formelles prescrites par la loi : Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336, par. 7 (« C’est dans le Code de procédure civile, interprété à la lumière de la [Loi sur le droit d’auteur], que l’intimé doit puiser son pouvoir de saisie. Si la législation ne l’habilite pas à pratiquer une saisie, alors il ne possède pas ce pouvoir et la saisie a été pratiquée à tort. »); Tri‑Tex Co. Inc. c. Gideon, 1999 CanLII 13314 (QC CA), [1999] R.J.Q. 2324 (C.A.), p. 2331‑2332 ([traduction] « Un bref de saisie ne peut donc être délivré que dans les situations où les règles régissant cette procédure ont été respectées de manière stricte. »); Lavallée c. St‑Germain, 1994 CanLII 5600 (QC CA), [1994] R.D.J. 291 (C.A.), p. 294 (« [L]a saisie avant jugement est une procédure draconienne, sévère et qui exige donc un respect scrupuleux de la procédure et donc une base légale véridique. »).
C. Nature de la relation juridique entre l’IATA et l’ICAA
[38] Le 3 mars 2004, l’IATA et l’ICAA ont conclu un contrat pour [traduction] « l’établissement d’un système de facturation et de perception des redevances d’installations et de services de route pour le compte de l’État d’Iraq » (« contrat », reproduit dans d.a., vol. II, p. 6 et suiv.). En vertu du contrat, l’ICAA a mandaté l’IATA de facturer et de percevoir les redevances de navigation aérienne que les compagnies aériennes participantes devaient à l’ICAA. Plus particulièrement, le préambule du contrat se lit ainsi :
[traduction]
ATTENDU QUE [l’ICAA] souhaite déléguer à l’IATA la tâche d’exploiter un système de facturation et de perception des redevances d’installations et de services de route . . .
. . .
ATTENDU QUE [l’ICAA] a demandé aux opérateurs[2] concernés de verser à l’IATA, agissant comme son agent, les redevances d’installations et de services de route pour les services fournis sur les routes prévues dans la publication d’information aéronautique (AIP) de l’Iraq; [Note en bas de page ajoutée.]
Le contrat prévoit également ce qui suit :
[traduction]
7.2 Remise des redevances à [l’ICAA]
L’IATA remet à [l’ICAA] les redevances d’installations et de services de route perçues pour le compte de [l’ICAA], déduction faite des frais d’administration convenus, dont les détails figurent à l’annexe 2 du présent contrat, et ce, uniquement à compter de la réception par l’IATA du paiement des redevances en question et dans la mesure où elle reçoit celles‑ci. Cette remise est effectuée conformément à l’échéancier qui figure à l’annexe 3. [Je souligne.]
[39] Le contrat est régi par le droit suisse. Cependant, comme aucune preuve du droit suisse n’a été faite, le juge Hamilton a à bon droit qualifié le contrat au regard du droit québécois : par. 57; voir art. 2809 al. 2 C.c.Q. La Cour d’appel n’a pas remis en question cette approche et je n’ai pas l’intention de le faire ici.
[40] Le contrat établit une relation de mandat où l’IATA agit comme mandataire de l’ICAA, le mandant. C’est ainsi que le juge Hamilton a, à juste titre à mon avis, qualifié la relation. La Cour d’appel n’a pas sérieusement contesté cette qualification en affirmant que l’IATA avait envers l’ICAA une obligation de la nature d’une dette et qu’[traduction] « il en est ainsi, que l’on qualifie le contrat entre l’IATA et ICAA de mandat ou de quelconque relation sui generis ». Instrubel ne semble pas non plus avoir contesté cette qualification à l’audience devant notre Cour.
[41] Je ne vois aucune raison de remettre en question la conclusion du juge Hamilton selon laquelle le contrat établit une relation de mandat. La relation entre l’IATA et l’ICAA, tel qu’il appert du contrat et de la réalité sur le terrain, présente toutes les caractéristiques traditionnelles d’un mandat. Le mandat comporte deux aspects essentiels : premièrement, le mandant (l’ICAA) confère au mandataire (l’IATA) le pouvoir de le représenter, et, deuxièmement, cette représentation se fait dans l’accomplissement d’un acte juridique avec un tiers : art. 2130 al. 1 C.c.Q.; A. Popovici, La couleur du mandat (1995), p. 18.
[42] Cette notion de représentation est indéniablement présente en l’espèce. L’IATA perçoit les redevances pour le compte de l’ICAA, et non pour son propre compte : voir le préambule, les art. 1, 3 et 7.2 et l’annexe 1 du contrat, ainsi que le préambule et l’art. 1.1. de l’avenant no 1 du contrat. Ces redevances sont dues à l’ICAA par les compagnies aériennes qui ont le droit de voler dans l’espace aérien iraquien. L’IATA représente donc l’ICAA dans ses rapports avec les tiers (les compagnies aériennes).
[43] La nature du rôle de l’IATA à l’égard des tiers s’accorde également avec l’existence d’une relation de mandat avec l’ICAA dans la mesure où elle implique l’accomplissement d’actes juridiques avec des tiers. Le rôle de l’IATA ne consiste pas simplement à percevoir les paiements des compagnies aériennes qui traversent l’espace aérien iraquien. Le contrat stipule clairement que [traduction] « l’IATA a le droit exclusif d’établir et d’exploiter le système de facturation et de perception des redevances d’installations et de services de route » : art. 3 (je souligne). Les compagnies aériennes sont tenues de payer à l’IATA les redevances d’installations et de services de route « conformément aux dispositions communiquées par l’IATA » : art. 6C. Il n’y a aucun doute qu’en concluant le contrat, l’ICAA a confié à l’IATA l’accomplissement d’actes juridiques avec les compagnies aériennes qui traversent l’espace aérien iraquien.
[44] L’IATA a en outre des obligations d’information conformes à celles d’un mandataire en application de l’art. 2139 C.c.Q., car elle doit régulièrement rendre compte à l’ICAA relativement à l’exploitation du système de perception des redevances d’installations et de services de route : art. 7.3 du contrat. Ainsi, bien qu’elle ait le plein contrôle financier du processus, l’IATA doit rendre compte à l’ICAA tous les mois.
[45] Enfin, le contrat stipule on ne plus clairement que l’obligation de l’IATA à l’égard des redevances E&F consiste à remettre celles‑ci à l’ICAA. Ces termes exacts sont clairement utilisés dans le contrat. De tels termes sont conformes aux obligations du mandataire de remettre en application de l’art. 2185 al. 1 C.c.Q. En conséquence, je souscris entièrement à l’opinion du juge Hamilton selon laquelle la relation entre l’IATA et l’ICAA est une relation de mandat. De plus, je suis d’avis que cette conclusion est centrale pour l’issue des présents pourvois.
(1) Effets du mandat sur le patrimoine des parties
[46] Une relation de mandat a une incidence sur la situation patrimoniale des parties. Les effets des actes accomplis par le mandataire pour le compte du mandant se reflètent directement dans le patrimoine du mandant : Popovici, p. 18‑19 et 49; voir aussi les art. 2146 et 2157 C.c.Q. L’idée de représentation est, encore une fois, fondamentale. Les actes juridiques que le mandataire accomplit avec des tiers lient le mandant. Cette réalité se reflétera dans le patrimoine du mandant, puisque c’est son patrimoine, plutôt que celui du mandataire, qui devient lié à celui des tiers. Lorsque le mandat est bien exécuté, le mandataire n’assume aucune obligation envers les tiers.
[47] Ces principes ont été confirmés par notre Cour dans le passé. Dans Victuni AG c. Ministre du Revenu du Québec, 1980 CanLII 169 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 580, la Cour a reconnu qu’un bien acheté par un mandataire pour le compte d’un mandant appartient en fait au mandant : p. 583. Dans cette affaire, deux sociétés avaient constitué une autre société, Victuni, et avaient chargé celle‑ci d’acheter un terrain en son propre nom. La Cour devait déterminer si Victuni était propriétaire du terrain en question ou si elle avait une dette ou obligation d’un montant égal à la valeur du terrain envers les deux sociétés qui l’avaient chargée de faire l’achat. La Cour a conclu que Victuni avait acheté le terrain en son propre nom, mais qu’elle l’avait fait en sa qualité de mandataire des deux autres sociétés, qui étaient les vrais propriétaires du terrain et pour le compte desquelles Victuni détenait celui‑ci. Elle a donc conclu ce qui suit :
En vertu des principes généraux du mandat il est clair que l’obligation d’un mandataire envers son mandant n’est pas une dette. Celui qui a acheté un immeuble pour le compte d’un tiers qui veut rester inconnu, n’est pas plus débiteur du prix payé qu’il n’est propriétaire de l’immeuble. Le vrai propriétaire c’est le mandant et l’obligation du mandataire prête-nom c’est de rendre compte au mandant et de lui remettre ce qu’il perçoit pour lui. Ce qu’il reçoit, même si c’est de l’argent, ne lui appartient pas, il est obligé de le tenir à part de ses biens. C’est un crime pour lui que de s’en emparer de façon à se constituer débiteur au lieu de mandataire. [Je souligne; référence omise; p. 584‑585.]
[48] En l’espèce, la Cour d’appel n’a pas appliqué l’arrêt Victuni, au motif que notre Cour l’avait distingué dans un autre dossier, Québec (Revenu) c. Caisse populaire Desjardins de Montmagny, 2009 CSC 49, [2009] 3 R.C.S. 286, par. 27. Je suis en désaccord avec la Cour d’appel. Le contexte de l’affaire Montmagny était substantiellement différent, n’ayant rien à voir avec la situation dans Victuni, qui ressemble davantage à la situation en l’espèce. En effet, pour trancher la question litigieuse dans Victuni, la Cour devait analyser et appliquer des principes de droit civil. Comme il ressort clairement du début du paragraphe précité, cette affaire a été tranchée sur la base de ces principes. On ne peut en faire abstraction simplement parce que son résultat concernait la fiscalité. Les conclusions de la Cour dans Victuni en ce qui concerne le droit du mandat demeurent et il faut leur donner effet. À mon avis, l’arrêt Victuni est bien fondé. Il y a clairement été statué qu’il existe un principe général en droit du mandat selon lequel l’obligation d’un mandataire envers le mandant n’est pas une dette.
[49] L’application à la présente affaire des principes énoncés dans Victuni m’amène à conclure que, lorsque l’IATA traite avec des tiers (les compagnies aériennes), les effets de ces opérations se reflètent non pas dans le patrimoine de l’IATA, mais plutôt dans celui de l’ICAA. À titre d’exemple, le contrat prévoit clairement que l’IATA ne doit pas être tenue responsable des pertes de revenus ou des retards de paiement lorsqu’il y a un différend avec une compagnie aérienne à propos d’une redevance en particulier : art. 7.1. Il en est ainsi parce que la relation du tiers est avec l’ICAA, et non avec l’IATA.
[50] Je conclus de ce qui précède que le bien saisi fait partie du patrimoine de l’ICAA.
(2) L’obligation du mandataire envers le mandant n’est pas une dette
[51] Lorsque, comme en l’espèce, un contrat de mandat implique le transfert de marchandises ou de biens entre des tiers et le mandataire, l’obligation du mandataire envers le mandant n’est pas une dette. Une dette présuppose un patrimoine débiteur. Cependant, comme je l’ai expliqué précédemment, le patrimoine du mandataire n’est pas en jeu dans un contrat de mandat. C’est plutôt le patrimoine du mandant qui est touché : Popovici, p. 18‑19. Le mandataire agit comme « détenteur » (et non pas comme « propriétaire ») du bien, ou des sommes, qu’il doit remettre au mandant : art. 2184 et art. 2185 al. 1 C.c.Q. Comme je l’ai déjà mentionné, le contrat est explicite à cet égard : [traduction] « L’IATA remet à [l’ICAA] les redevances d’installations et de services de route perçues pour le compte de [l’ICAA] ».
[52] Par conséquent, avec égards, je ne souscris pas à l’affirmation de la Cour d’appel portant que l’obligation de l’IATA est [traduction] « une dette et [qu’]il en est ainsi, que l’on qualifie le contrat entre l’IATA et l’ICAA de mandat ou de quelconque relation sui generis » : par. 43. À mon avis, cela fait abstraction des conséquences de la relation de mandat. De plus, ce que la Cour d’appel voulait dire lorsqu’elle s’est référée à l’existence d’une « quelconque relation sui generis » n’est pas clair.
[53] Je ne souscris pas non plus à l’affirmation de la Cour d’appel selon laquelle l’ICAA n’a jamais été propriétaire des dettes qu’avaient envers elle les compagnies aériennes : par. 43. Le contrat prévoit clairement et sans équivoque le contraire. L’ICAA est la créancière des compagnies aériennes — c’est à l’ICAA que ces dernières doivent des redevances pour l’utilisation de l’espace aérien iraquien : art. 3. Le droit aux paiements par les compagnies aériennes a toujours appartenu à l’ICAA. Les paiements appartiennent donc eux aussi à l’ICAA, même s’ils sont perçus et détenus par l’IATA pour son compte.
[54] L’obligation du mandataire envers le mandant est donc de nature différente de la dette. Le mandataire doit remettre le bien, ou les sommes, qu’il a reçus au mandant. Cela explique pourquoi le mandataire peut détenir, sans en être le propriétaire, le bien qui lui est confié : voir Victuni; Laplante c. La Reine, 2017 CCI 118, par. 72; 9172‑0904 Québec inc. c. Commission des relations du travail, 2010 QCCS 3397, [2010] R.J.D.T. 1091, par. 45; Laporte c. Lauzon, 2007 QCCS 6226, [2008] R.J.Q. 478, par. 73. Le bien n’est pas à la disposition du mandataire pour d’autres fins que l’exécution du mandat :
Qu’il s’agisse d’un trust ou d’un mandat, ce qui est important pour faire échec à la saisine du syndic, c’est que le bien soit tenu par le failli pour un tiers, qu’il soit identifiable comme tel entre ses mains et ne soit pas à sa disposition pour d’autres fins que l’exécution du mandat. [Je souligne.]
(Yachting & Sports Pigeon Inc. (1995), 2 C.B.R. (4th) 236 (C.S. Qc), par. 16)
Le patrimoine du mandataire est affecté seulement en ce que ce dernier est chargé de l’obligation de remettre le bien, ou les sommes, au mandant. Le bien, ou les sommes, n’entrent jamais véritablement dans le patrimoine du mandataire, parce qu’ils continuent d’appartenir au mandant. Cela signifie que l’obligation du mandataire ne saurait être une dette, car celui‑ci ne doit rien.
[55] Le contrat stipule que les frais d’administration de l’IATA pour l’exécution du mandat seront déduits du montant brut reçu des compagnies aériennes et perçu par l’IATA pour le compte de l’ICAA : art. 7.2 et annexe 2. Cela s’accorde avec l’art. 2185 al. 1 C.c.Q., rédigé en ces termes :
2185. Le mandataire a le droit de déduire, des sommes qu’il doit remettre, ce que le mandant lui doit en raison du mandat.
Il convient de souligner que le libellé de l’art. 2185 al. 1 C.c.Q. appuie la thèse selon laquelle le mandataire ne devient pas propriétaire des sommes perçues et qu’il n’a pas une dette d’un montant équivalent envers le mandant. L’emploi du mot « remettre » est très révélateur. Le mandataire doit remettre ce qu’il ou elle a reçu. Le législateur n’a pas dit que le mandataire doit « rembourser » ce qu’il a reçu ni que le mandataire « doit » de l’argent au mandant. En fait, c’est seulement lorsque le mandataire n’agit pas conformément au mandat qu’il ou elle peut avoir une dette envers le mandant. Dans de tels cas, le législateur est clair : le mandataire doit « indemniser le mandant en payant » une certaine somme (art. 2146 al. 2 C.c.Q.).
[56] En l’espèce, l’IATA a une obligation de remettre les sommes qu’elle a perçues à l’ICAA; cette obligation est distincte de toute dette qu’elle pourrait avoir envers l’ICAA. En effet, le bien en cause en l’espèce — les sommes détenues dans le compte bancaire suisse — a toujours appartenu à l’ICAA et continue de lui appartenir. La Cour supérieure du Québec n’aurait eu compétence pour délivrer le bref de saisie‑arrêt avant jugement que si le bien saisi était situé dans la province de Québec : Emanuelli, p. 69 et 134. Il faut donc déterminer le lieu où se trouve le bien.
D. Où était situé le bien au moment de la saisie-arrêt avant jugement?
[57] Pour répondre à cette question, il faut examiner l’incidence du droit bancaire, s’il en est, sur les relations et les obligations décrites précédemment. Il est largement reconnu que lorsqu’un client dépose de l’argent dans un compte bancaire, le client consent un prêt à l’institution bancaire : N. L’Heureux et M. Lacoursière, Droit bancaire (5e éd. 2017), p. 120‑121; M. H. Ogilvie, Bank and Customer Law in Canada (2e éd. 2013), p. 239. La banque peut disposer des sommes comme bon lui semble (sous réserve des restrictions réglementaires applicables), mais elle demeure tenue de les rembourser au client.
[58] Cependant, le dépôt des sommes n’a aucune incidence sur la qualification. Un dépôt d’argent demeure un bien : N. Leclerc, L’argent en monnaie, un lexique : Des biens économiques en droit privé canadien (2008), p. 55. Le contrat bancaire n’a d’effet qu’entre les parties contractantes : Harp Investments Inc. (Syndic de), [1992] R.J.Q. 1581 (C.S.), p. 1585. J’estime qu’aux fins de la délivrance d’un bref de saisie‑arrêt, le fait que les sommes à remettre au mandant aient été déposées dans un compte bancaire ne change rien à l’effet patrimonial du contrat de mandat entre l’IATA et l’ICAA : Harp, p. 1586. Les sommes appartiennent à l’ICAA. Bien que l’IATA puisse avoir un droit de nature personnelle d’exiger de la banque leur remboursement, elle n’a jamais ultimement été propriétaire de ces sommes; celles‑ci continuent d’appartenir à l’ICAA.
[59] Il importe de garder à l’esprit que trois types de contrats sont en cause en l’espèce : d’abord, le contrat de mandat entre l’IATA et l’ICAA; ensuite, les ententes entre l’IATA et les compagnies aériennes en ce qui a trait à la perception des redevances; enfin, le prêt entre l’IATA et la banque. En tant que mandataire, l’IATA perçoit et détient les sommes pour le compte de l’ICAA et peut les déposer dans un compte bancaire. Par suite de cette opération, l’IATA devient le prêteur de la banque. Un tel rôle est loin d’être incompatible avec le droit du mandat, puisque le dépôt de sommes dans un compte bancaire signifie simplement que le mandataire administre le bien qui lui est confié : art. 2136 C.c.Q.
[60] Le droit bancaire est certainement important. L’économie mondiale repose à bien des égards sur l’activité bancaire et les principes de droit bancaire aident à régir les opérations quotidiennes d’une société commerciale. Cependant, le droit bancaire ne saurait être utilisé pour nier des réalités commerciales chaque fois qu’il nous convient de le faire. Les sommes perçues par l’IATA pour le compte de l’ICAA ne sont jamais sorties du patrimoine de l’ICAA et continuent donc de lui appartenir. Les fonds déposés demeurent identifiables et appartiennent à l’ICAA. L’IATA a agi seulement en tant qu’administrateur du bien de l’ICAA en déposant les fonds. Tout au plus, l’IATA est le prêteur de la banque.
[61] J’estime que le compte bancaire en l’espèce, bien qu’il soit au nom de l’IATA, équivaut en pratique à un compte en fiducie. L’IATA a déposé dans ce compte les sommes qu’elle a perçues pour le compte de l’ICAA. C’est d’ailleurs ce que l’IATA a affirmé dans sa déclaration solennelle : [traduction] « l’IATA avait en sa possession un montant de 166 652 878,55 $ US qui, selon les documents comptables de l’IATA, est détenu en fiducie au profit de l’Iraqi Civil Aviation Authority » (d.a., vol. II, p. 3 (je souligne)). Jusqu’à ce qu’elles soient transférées dans le compte bancaire de l’ICAA à New York conformément au contrat (plus particulièrement l’art. 7.2), les sommes dans le compte bancaire suisse étaient détenues au profit du mandant de l’IATA. Cette dernière ne pouvait pas disposer des fonds comme bon lui semblait : elle ne pouvait que les remettre conformément aux stipulations du contrat et à son rôle de mandataire.
[62] Je suis en désaccord avec l’opinion de la Cour d’appel quant à l’analyse faite par le juge Hamilton et avec son affirmation voulant que [traduction] « si l’ICAA avait fait valoir un tel point de vue [selon lequel le compte constituait un compte en fiducie], elle n’aurait pas réussi » : par. 44. À mon avis, le résultat auquel est arrivé le juge Hamilton n’a rien d’[traduction] « incongru » : par. 49. Bien que j’accepte que le contrat entre un client qui dépose de l’argent et une banque soit un prêt, ce fait n’a aucune incidence sur la qualité en vertu de laquelle le client prête l’argent à la banque. Entre la banque et le titulaire du compte, le prêteur est le titulaire du compte et l’emprunteur est la banque. Cependant, cela n’a aucun effet sur la qualification de la relation que peut avoir le titulaire du compte avec un tiers.
[63] Considérons ce qui suit. Si au lieu de déposer l’argent perçu dans un compte bancaire, l’IATA avait mis l’argent — en présumant qu’il s’agissait d’argent comptant — dans un coffre à cette même banque, quel effet cela aurait‑il eu sur la qualification de la relation entre l’IATA et l’ICAA, et sur la propriété des fonds? J’estime que cela n’aurait rien du tout changé, dans la mesure où les fonds mis dans le coffre étaient facilement traçables.
[64] Sur cette question de la traçabilité des fonds, je souscris à l’analyse du juge Hamilton. Comme il l’a conclu, malgré le regroupement des fonds dans le compte, les fonds appartenant à l’ICAA étaient facilement identifiables : par. 58‑59. Les parties ont déposé des déclarations conjointes dans lesquelles elles reconnaissaient que l’IATA tenait des registres des redevances E&F perçues pour le compte de l’ICAA. L’IATA a déposé un affidavit confirmant qu’elle tenait des registres détaillés des fonds qu’avait l’ICAA dans le compte. Je suis donc en désaccord avec l’analyse de la Cour d’appel en ce qui a trait à la traçabilité des fonds : par. 36‑41. Il s’agit d’une question de fait et la conclusion du juge Hamilton ne pouvait être modifiée en l’absence d’erreur manifeste et déterminante. À mon avis, la preuve était suffisante pour conclure, comme il l’a fait, que les fonds demeuraient identifiables et continuaient donc d’appartenir à l’ICAA.
[65] Un compte bancaire — et les sommes qui y sont déposées — est situé à la succursale où est détenu le compte : Emanuelli, p. 69. C’est pourquoi un bref de saisie‑arrêt doit être signifié à cette succursale : L’Heureux et Lacoursière, p. 182; voir aussi Belleau et autres, no 2‑2344. En l’espèce, le compte bancaire dans lequel l’IATA gardait les sommes qu’elle percevait pour le compte de l’ICAA était situé en Suisse, et plus particulièrement à Genève. Cela n’est pas surprenant vu que l’IATA a des bureaux administratifs à Genève. Le bien en litige en l’espèce se trouve en Suisse.
[66] La Cour supérieure du Québec n’est pas compétente pour connaître d’une action in rem visant des sommes situées en Suisse, car elle n’a compétence que si le bien en litige est situé au Québec : art. 3152 C.c.Q.
[67] J’ajoute que le transfert subséquent de certains des fonds dans le compte en fiducie détenu par les avocats de l’IATA au Québec ne change pas ma conclusion. Les sommes ont été transférées au Québec conformément à une entente qui était censée n’avoir aucune incidence sur les droits des parties. Le moment auquel la compétence de la Cour supérieure du Québec doit être examinée est celui où le bref de saisie‑arrêt avant jugement a été demandé et délivré. À ce moment‑là, les sommes se trouvaient en Suisse.
VI. Conclusion
[68] Vu que le bien en litige est situé à l’extérieur du Québec, je conclus que la Cour supérieure du Québec n’avait pas compétence pour délivrer le bref de saisie‑arrêt avant jugement.
[69] J’accueillerais donc les pourvois avec dépens devant toutes les cours, et je rétablirais la décision du juge Hamilton.
Jugement en conséquence.
Procureurs de l’appelante/intervenante International Air Transport Association : McMillan, Montréal.
Procureurs des appellants/intervenants Republic of Iraq, Ministry of Industry of the Republic of Iraq, Ministry of Defence of the Republic of Iraq et Salah Aldin State Establishment : LCM Avocats inc., Montréal.
Procureurs de l’intimée : IMK, Montréal.
Procureurs de l’intervenante Chartered Institute of Arbitrators (Canada) Inc. : McCarthy Tétrault, Montréal.
[1] Dans les présents motifs, j’utilise l’expression « appelantes iraquiennes » pour désigner collectivement ces appelantes.
[2] Les opérateurs énumérés à l’annexe 4 du contrat comprennent diverses compagnies aériennes autorisées à utiliser l’espace aérien iraquien : p. 18. Par souci de clarté, j’emploie l’expression « compagnies aériennes » plutôt qu’ « opérateurs » dans les présents motifs.