COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Friesen, 2020 CSC 9
Appel entendu et jugement rendu : 16 octobre 2019
Motifs de jugement : 2 avril 2020
Dossier : 38300
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Justyn Kyle Napoleon Friesen
Intimé
- et -
Procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de l’Alberta, Criminal Trial Lawyers’ Association
et Legal Aid Society of Alberta
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 183)
Le juge en chef Wagner et le juge Rowe (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Martin et Kasirer)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. friesen
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Justyn Kyle Napoleon Friesen Intimé
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général de la Colombie‑Britannique,
procureur général de l’Alberta,
Criminal Trial Lawyers’ Association et
Legal Aid Society of Alberta Intervenants
Répertorié : R. c. Friesen
2020 CSC 9
No du greffe : 38300.
2019 : 16 octobre; 2020 : 2 avril.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel du manitoba
Droit criminel — Détermination de la peine — Considérations — Fourchettes de peines et points de départ — Infractions d’ordre sexuel contre des enfants — Infliction par le juge chargé de déterminer la peine d’une peine globale de six ans d’emprisonnement à la suite du plaidoyer de culpabilité de l’accusé à des infractions de contacts sexuels avec une jeune enfant et de tentative d’extorsion à l’encontre de la mère de l’enfant — Réduction de la peine à quatre ans et six mois par la Cour d’appel — Les fourchettes de peines pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants s’accordent‑elles toujours avec la reconnaissance, par le législateur et les tribunaux, de la gravité de ces crimes? — La Cour d’appel a‑t‑elle fait erreur en modifiant la peine infligée par le juge chargé de déterminer la peine?
F a rencontré la mère de la victime sur un site Web de rencontre. Une nuit, la mère a conduit F chez elle, où elle et F ont eu des rapports sexuels consensuels dans la chambre de cette dernière. F a alors dit à la mère d’emmener la victime, sa fille de quatre ans, dans la chambre. F et la mère ont fait subir de la violence sexuelle à la victime. Ses cris et pleurs ont réveillé l’amie de la mère. Celle‑ci a sorti la victime de la chambre. F a ensuite menacé la mère, lui disant que si elle ne ramenait pas la victime, il raconterait à son amie qu’elle avait déjà agressé sexuellement son fils d’un an.
F a plaidé coupable à des accusations de contacts sexuels sur la victime et de tentative d’extorsion à l’encontre de la mère. Le juge chargé de déterminer la peine a infligé une peine de six ans pour contacts sexuels et une peine concurrente de six ans pour tentative d’extorsion. Il a établi qu’il convenait de recourir au point de départ de quatre à cinq ans énoncé par la Cour d’appel du Manitoba pour une agression sexuelle grave commise sur une jeune personne se trouvant dans une relation de confiance, et ce, même si F ne se trouvait pas en situation de confiance vis‑à‑vis la victime. La Cour d’appel a statué que le juge de la peine avait commis une erreur de principe en appliquant le point de départ, qui présumait l’existence d’une relation de confiance, alors que le juge de la peine avait conclu à l’absence d’une telle relation. La Cour d’appel a procédé à une nouvelle analyse et a réduit la peine à quatre ans et demi d’emprisonnement pour l’infraction de contacts sexuels et à dix‑huit mois d’emprisonnement à purger concurremment pour l’infraction de tentative d’extorsion. Le ministère public interjette appel à la Cour de la modification, par la Cour d’appel, de la peine infligée pour l’infraction de contacts sexuels.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli et la peine infligée par le juge de la peine pour les contacts sexuels est rétablie.
Les cours d’appel doivent généralement s’en remettre aux décisions des juges chargés de déterminer une peine et ne peuvent intervenir pour modifier une peine que si (1) elle n’est manifestement pas indiquée ou (2) le juge de la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine. Constituent notamment des erreurs de principe l’erreur de droit, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant. Si l’intervention de la cour d’appel est justifiée, la cour appliquera de nouveau les principes de la détermination de la peine aux faits sans faire preuve de déférence envers la peine existante même si celle‑ci se situe dans la fourchette applicable. Lorsque la cour d’appel conclut qu’une erreur de principe a eu un effet sur la peine, le fait que la peine existante ne soit manifestement pas indiquée ou qu’elle se situe à l’extérieur de la fourchette des peines infligées auparavant ne constitue pas une condition préalable supplémentaire requise pour justifier l’intervention de la cour d’appel.
Toute détermination de la peine part du principe que la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Le juge de la peine doit également tenir compte du principe de parité : des délinquants semblables ayant commis des infractions semblables dans des circonstances semblables devraient recevoir des peines semblables. La parité est une manifestation de la proportionnalité et donne un sens à la proportionnalité en pratique. On ne peut déduire des principes de base une peine proportionnelle pour un délinquant et une infraction donnés; les juges calibrent plutôt les exigences de la proportionnalité en regard des peines infligées dans d’autres cas. Les précédents en matière de détermination de la peine reflètent toute la gamme des situations factuelles dans le monde, incarnent l’expérience collective et la sagesse des juges, et représentent l’expression concrète de la parité et de la proportionnalité.
Les cours d’appel jouent un double rôle dans les appels sur sentence. Elles corrigent des erreurs dans la détermination de la peine pour faire en sorte que les principes en la matière soient appliqués comme il se doit et éviter que les peines ne soient manifestement pas indiquées, et il leur revient de développer le droit et de fournir des balises. Les cours d’appel réduisent un grand nombre de précédents en un seul énoncé, un éventail de peines ou peut‑être un point de départ que le juge de la peine peut utiliser plus aisément. En règle générale, les cours d’appel devraient donner aux juges qui prononcent les peines les outils voulus pour s’écarter des précédents et établir des peines appropriées lorsqu’un ensemble de précédents ne correspond plus à ce que la société comprend et connaît aujourd’hui de la gravité d’une infraction en particulier et de la culpabilité morale de certains délinquants ou aux initiatives législatives du Parlement.
Les cours d’appel canadiennes fournissent souvent des balises sous la forme de fourchettes de peines, lesquelles sont des condensés des peines minimales et maximales déjà infligées et servent de guides d’application de tous les principes et objectifs pertinents. Certains tribunaux recourent aux points de départ comme solution de rechange. Cependant, les fourchettes de peines et les points de départ sont des lignes directrices, et non des règles absolues. Les cours d’appel ne peuvent considérer l’écart par rapport à une fourchette de peines ou à un point de départ ou l’omission de mentionner l’une ou l’autre comme une erreur de principe. Elles ne peuvent non plus intervenir du simple fait que la peine diffère de celle qui aurait été fixée si l’on avait utilisé la fourchette de peines ou le point de départ. Les cours d’appel ne peuvent interpréter ou appliquer la norme de contrôle afin d’imposer l’application de fourchettes de peines ou de points de départ; cette façon d’agir reviendrait à usurper le rôle du législateur en créant des catégories d’infractions.
Protéger les enfants de l’exploitation illicite et du danger est l’objectif primordial du régime législatif créant les infractions d’ordre sexuel contre des enfants dans le Code criminel. Au stade de la détermination de la peine, pour bien s’attaquer à la violence sexuelle contre des enfants, les juges chargés de déterminer une peine doivent bien comprendre le caractère répréhensible des infractions d’ordre sexuel à l’égard d’enfants et les torts considérables qu’elles causent, et donner effet à ces deux facteurs dans l’infliction d’une peine. Cela favorisera l’adaptation des règles de détermination de la peine à la conception que la société se fait actuellement de la nature et de la gravité de la violence sexuelle contre des enfants et empêchera que les préjugés et mythes du passé s’infiltrent dans la détermination de la peine. La création par le législateur du régime moderne des infractions d’ordre sexuel contre des enfants a transformé le régime des infractions d’ordre sexuel contre les enfants mettant l’accent sur la bienséance sexuelle en régime axé sur l’atteinte à l’intégrité sexuelle. Les droits fondamentaux protégés par le régime législatif créant les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont l’autonomie personnelle de ceux‑ci, leur intégrité physique et sexuelle, leur dignité et leur égalité. L’insistance sur ces droits oblige les tribunaux à se concentrer sur le préjudice émotionnel et psychologique, et non simplement sur le préjudice corporel. Les tribunaux doivent notamment tenir compte du caractère répréhensible et de la nocivité des infractions d’ordre sexuel contre des enfants lorsqu’ils appliquent le principe de proportionnalité, car ces facteurs ont une incidence sur la gravité de l’infraction et le degré de responsabilité du délinquant et il est primordial de bien les comprendre pour imposer une peine proportionnelle.
Les tribunaux doivent infliger des peines qui correspondent à la gravité des infractions d’ordre sexuel commises contre des enfants et qui reflètent le caractère normatif des actes du délinquant et les torts qu’ils causent aux enfants, à leurs familles, à leurs gardiens et à leurs collectivités. Plus précisément, les tribunaux doivent reconnaître et traduire (1) le caractère répréhensible inhérent à ces infractions; (2) le préjudice que ces infractions peuvent faire subir aux enfants; (3) le préjudice que ces infractions causent bel et bien aux enfants. Les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont intrinsèquement répréhensibles et les exposent toujours au risque de subir un grave préjudice, et ce, même si le degré de faute, la mesure dans laquelle les torts potentiels se matérialisent et le préjudice réel varient d’un cas à l’autre.
Les tribunaux doivent aussi prendre en considération la reconnaissance moderne du caractère répréhensible et de la nocivité de la violence sexuelle faite aux enfants au moment d’établir le degré de responsabilité du délinquant. L’emploi intentionnel d’une force de nature sexuelle à l’endroit d’un enfant est hautement blâmable sur le plan moral parce que le délinquant sait ou devrait savoir que cet acte peut faire beaucoup de mal à l’enfant, car le recours à cette force implique l’exploitation illicite de l’enfant par le délinquant et que les enfants sont si vulnérables. Les tribunaux doivent accorder le poids qu’il convient aux attitudes sous‑jacentes du délinquant, car celles‑ci sont très pertinentes pour évaluer sa culpabilité morale et en ce qui a trait à l’objectif de dénonciation. Le fait que la victime est un enfant a pour effet d’accroître le degré de responsabilité du délinquant.
Le législateur a décidé que les peines infligées pour les infractions d’ordre sexuel commises contre des enfants doivent être alourdies afin de correspondre à l’opinion qu’il se fait de leur gravité. Il a augmenté les peines maximales pour ces infractions et privilégié la dénonciation et la dissuasion au chapitre de la détermination de la peine. La décision du législateur d’augmenter à plusieurs reprises les peines maximales prévues pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants devrait être considérée comme un changement de la répartition des peines proportionnelles pour ces infractions. Afin de respecter la décision du législateur d’augmenter les peines maximales, les tribunaux devraient généralement infliger des peines plus lourdes que celles qui étaient infligées avant les augmentations. La décision du législateur de privilégier la dénonciation et la dissuasion dans le cas des infractions qui constituent de mauvais traitements à l’endroit d’enfants en adoptant l’art. 718.01 du Code criminel confirme la nécessité pour les tribunaux d’imposer des sanctions plus sévères pour ces infractions.
La Cour ne doit pas créer un point de départ ou une fourchette de peines à l’échelle nationale pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Il vaut mieux laisser aux cours d’appel provinciales le soin d’apprécier la durée de la peine et d’établir des fourchettes de peines ou des points de départ. Néanmoins, afin de veiller à ce que les peines infligées pour les infractions d’ordre sexuel contre les enfants correspondent aux initiatives législatives du Parlement et à la compréhension actuelle du tort immense que cause la violence sexuelle aux enfants, il faut donner des directives concernant trois points.
Premièrement, on doit s’écarter vers le haut des précédents et des fourchettes de peines antérieures pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants parce que le législateur a haussé les peines maximales pour ces infractions et que la société comprend mieux la gravité et la nocivité de celles‑ci. Les tribunaux devraient s’écarter des précédents désuets qui ne reflètent pas la reconnaissance actuelle par la société des répercussions de la violence sexuelle sur les enfants pour imposer une peine juste. Il y a lieu de se préoccuper des fourchettes de peines fondées sur des précédents qui semblent restreindre le pouvoir discrétionnaire des juges en fixant des plafonds sur les peines qui peuvent être dépassés uniquement dans des circonstances exceptionnelles. Les infractions d’ordre sexuel contre des enfants peuvent être commises dans un vaste éventail de circonstances et les directives des cours d’appel doivent indiquer clairement que les juges appelés à déterminer une peine peuvent tenir compte de cette réalité en infligeant des peines qui reflètent l’accroissement de la gravité de l’infraction et du degré de responsabilité du délinquant. L’infliction de peines proportionnelles nécessite fréquemment de lourdes peines. Les modifications du législateur ont renforcé ce message. Des peines d’emprisonnement se situant dans la portion centrale des peines inférieures à 10 ans infligées pour des infractions d’ordre sexuel à l’égard d’enfants sont normales, et des peines se situant dans la portion supérieure des peines de moins de 10 ans, ainsi que des peines de 10 ans et plus, ne devraient être ni inusitées ni réservées aux circonstances rares et exceptionnelles. Une peine maximale devrait être infligée chaque fois que les circonstances le justifient.
Deuxièmement, les infractions d’ordre sexuel contre des enfants devraient généralement être punies plus sévèrement que les infractions d’ordre sexuel contre des adultes, ce que le législateur a indiqué clairement dans le Code criminel. En conséquence, directive est donnée aux cours d’appel provinciales de revoir et de rationaliser les fourchettes de peines et les points de départ dans les cas où elles ont traité la violence sexuelle à l’égard des enfants et à l’égard des adultes de la même façon.
Troisièmement, traiter l’infraction de contacts sexuels avec un enfant comme étant moins grave que celle d’agression sexuelle d’une personne âgée de moins de 16 ans constitue une erreur de droit. Le législateur a fixé les mêmes peines maximales pour les deux infractions. Les éléments des infractions sont également similaires et une déclaration de culpabilité pour agression sexuelle à l’égard d’un enfant et pour contacts sexuels à l’égard d’un enfant repose souvent sur les mêmes faits.
Afin de promouvoir l’application uniforme du droit de la détermination de la peine, il faut prendre en considération les facteurs importants non exhaustifs qui suivent pour fixer une peine juste en cas d’infraction d’ordre sexuel contre des enfants. En premier lieu, plus le délinquant représente un risque élevé de récidive, plus le tribunal doit privilégier l’objectif d’isoler le délinquant de la société en vue de protéger les enfants vulnérables de l’exploitation fautive et du danger. En deuxième lieu, un délinquant qui abuse de la situation de confiance dont il jouit pour commettre une infraction d’ordre sexuel contre un enfant devrait recevoir une peine plus longue que le délinquant qui est un étranger pour l’enfant. Tout abus de confiance est susceptible d’accroître le préjudice causé à la victime et, partant, la gravité de l’infraction, en plus d’accroître le degré de responsabilité du délinquant. En troisième lieu, la violence sexuelle commise à plusieurs reprises et pendant de plus longues périodes à l’égard d’enfants devrait donner lieu à des peines beaucoup plus lourdes reflétant toute la gravité cumulative du crime et le degré de responsabilité accru du délinquant. En quatrième lieu, l’âge de la victime constitue lui aussi un facteur aggravant important parce que les enfants particulièrement jeunes sont encore plus vulnérables à la violence sexuelle. La culpabilité morale du délinquant est accentuée dans de tels cas. En cinquième lieu, le fait de définir une fourchette de peines en fonction du type précis d’activité sexuelle en cause présente plusieurs dangers. Plus particulièrement, les tribunaux doivent faire attention d’éviter les erreurs suivantes : accorder une importance intrinsèque à l’existence ou à l’inexistence d’actes sexuels sur la base de la notion traditionnelle de bienséance sexuelle; présumer qu’il existe une corrélation entre le type d’acte physique et le préjudice causé à l’enfant; ne pas reconnaître le caractère répréhensible de la violence sexuelle même dans les cas où l’atteinte à l’intégrité physique est moins prononcée; et concevoir le facteur du degré d’atteinte à l’intégrité physique en fonction d’une sorte de hiérarchie des actes physiques. En sixième lieu, la participation d’un enfant n’est pas un facteur atténuant, et ce facteur ne doit pas non plus être pertinent en droit lors de la détermination de la peine. Plus précisément, l’absence de résistance de l’enfant ne doit pas être assimilée à un « consentement de facto »; la participation d’une victime ne doit pas détourner l’attention de la cour du préjudice que subit la victime par suite de la violence sexuelle; l’abus de confiance ou la manipulation qui est à l’origine de la participation de la victime est un facteur aggravant et il incombe toujours aux adultes de s’abstenir de se livrer à de la violence sexuelle sur des enfants.
En l’espèce, la Cour d’appel a fondé son intervention sur une erreur de principe que le juge chargé de déterminer la peine n’avait pas commise. Affirmer que le choix du juge de la peine de recourir au point de départ de quatre à cinq ans démontrait qu’il s’était appuyé sur le facteur aggravant de l’abus de confiance dont il avait conclu à l’inexistence participe d’une description erronée de ses motifs. Il a plutôt conclu à l’opportunité de recourir à un point de départ de quatre à cinq ans parce que les circonstances aggravantes de l’affaire le justifiaient. Le juge de la peine a voulu exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à donner effet aux principes de détermination de la peine, compte tenu des circonstances de l’affaire, et sa décision commande la déférence. Il était en droit de conclure que les facteurs aggravants étaient importants au point d’élever l’affaire au niveau du point de départ qu’avait établi la Cour d’appel du Manitoba pour l’agression sexuelle grave commise sur une jeune personne en relation de confiance. Étant donné que la Cour d’appel n’a fait état d’aucune autre erreur et qu’elle a conclu que le juge de la peine avait bien soupesé les facteurs aggravants et les facteurs atténuants, elle n’aurait pas dû intervenir. La présente affaire illustre bien le danger de considérer les points de départ comme des règles de droit contraignantes. Au lieu de se demander si le juge de la peine avait choisi le bon point de départ, la Cour d’appel aurait dû se demander si la peine était juste, et plus fondamentalement, si le juge de la peine avait bien appliqué les principes de détermination de la peine.
La peine n’était pas non plus manifestement non indiquée. Loin d’être si excessive, la peine se situait à l’extrémité clémente du spectre des peines appropriées. Le juge de la peine a abordé de façon consciencieuse bon nombre des facteurs importants analysés précédemment : il a reconnu à juste titre le préjudice immédiat et à long terme qu’avait causé à la victime la conduite de F; il a bien compris le caractère extrêmement aggravant du jeune âge de la victime; et il a à bon droit privilégié l’isolement du délinquant. Le fait que le juge de la peine a conclu que F n’était pas en situation de confiance ne rend pas non plus la peine non indiquée. La culpabilité morale de F est d’autant plus grande qu’il a sciemment décidé de profiter du lien de confiance dont jouissait la mère et de se rendre ainsi complice de l’abus de confiance commis par celle‑ci. Même si la mère n’avait pas été en situation de confiance, le fait que F ait coordonné la violence sexuelle contre la victime avec la mère constituerait un facteur aggravant. Le juge de la peine a bien soupesé les facteurs atténuants par rapport aux facteurs aggravants et à la nécessité de privilégier la dénonciation et la dissuasion ainsi que l’isolement de F en raison du risque élevé qu’il présentait pour les enfants. Tout cela étayait une justification motivée et fondée sur des principes permettant d’infliger une peine de détention d’une durée appréciable.
Jurisprudence
Arrêts appliqués : R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163; arrêts approuvés : R. c. Woodward, 2011 ONCA 610, 107 O.R. (3d) 81; R. c. S. (J.), 2018 ONCA 675, 142 O.R. (3d) 81; R. c. D. (D.) (2002), 2002 CanLII 44915 (ON CA), 58 O.R. (3d) 788; arrêts mentionnés : R. c. Sidwell, 2015 MBCA 56, 319 Man.R. (2d) 144; R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Ramage, 2010 ONCA 488, 257 C.C.C. (3d) 261; R. c. McKnight (1999), 1999 CanLII 3717 (ON CA), 135 C.C.C. (3d) 41; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. Wilmott, 1966 CanLII 222 (ON CA), [1966] 2 O.R. 654; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290; R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948; R. c. Wells, 2000 CSC 10, [2000] 1 R.C.S. 207; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. Arcand, 2010 ABCA 363, 40 Alta. L.R. (5th) 199; R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496; R. c. Parranto, 2019 ABCA 457, 98 Alta. L.R. (6th) 114; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817; R. c. L. (J.‑J.), 1998 CanLII 12722 (QC CA), [1998] R.J.Q. 971; R. c. Mills, 2019 CSC 22; R. c. M. (D.), 2012 ONCA 520, 111 O.R. (3d) 721; R. c. L. (W.K.), 1991 CanLII 54 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 1091; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Rafiq, 2015 ONCA 768, 342 O.A.C. 193; R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; R. c. F. (D.G.), 2010 ONCA 27, 98 O.R. (3d) 241; R. c. Stuckless, 2019 ONCA 504, 146 O.R. (3d) 752; R. c. Barton, 2019 CSC 33; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021; R. c. Hajar, 2016 ABCA 222, 39 Alta. L.R. (6th) 209; R. c. McCraw, 1991 CanLII 29 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 72; R. c. L. (D.O.), 1993 CanLII 46 (CSC), [1993] 4 R.C.S 419; R. c. J.R.G., [2013] B.C.J. No. 1401 (QL); R. c. Stuckless, 2016 ONCJ 338; R. c. D.R.W., 2012 BCCA 454, 330 B.C.A.C. 18; R. c. L.M., 2019 ONCA 945, 59 C.R. (7th) 410; R. c. Rayo, 2018 QCCA 824; R. c. T. (K.), 2008 ONCA 91, 89 O.R. (3d) 99; R. c. N.G., 2015 MBCA 81, 323 Man.R. (2d) 73; R. c. C. (S.), 2019 ONCA 199, 145 O.R. (3d) 711; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38; R. c. Levogiannis, 1993 CanLII 47 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Viszlai, 2015 BCCA 495, 333 C.C.C. (3d) 234; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. Ewanchuk, 1999 CanLII 711 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 330; Non‑Marine Underwriters, Lloyd’s of London c. Scalera, 2000 CSC 24, [2000] 1 R.C.S. 551; R. c. L.V., 2016 SKCA 74, 480 Sask.R. 181; R. c. Gabriel (1999), 1999 CanLII 15050 (ON SC), 137 C.C.C. (3d) 1; R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584; R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3; R. c. L.F.W., 2000 CSC 6, [2000] 1 R.C.S. 132; R. c. L.F.W. (1997), 1997 CanLII 10868 (NL CA), 155 Nfld. & P.E.I.R. 115; R. c. Scofield, 2019 BCCA 3, 52 C.R. (7th) 379; R. c. Hood, 2018 NSCA 18, 45 C.R. (7th) 269; R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3; R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551; R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 95 O.R. (3d) 173; R. c. Sanatkar (1981), 1981 CanLII 3323 (ON CA), 64 C.C.C. (2d) 325; R. c. Bergeron, 2013 QCCA 7; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Gardiner, 1982 CanLII 30 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 368; R. c. Régnier, 2018 QCCA 306; R. c. Vautour, 2016 BCCA 497; R. c. Williams, 2019 BCCA 295; R. c. Vokey, 2000 NFCA 14, 186 Nfld. & P.E.I.R. 1; R. c. G.M., 2015 BCCA 165, 371 B.C.A.C. 44; R. c. M. (S.J.), 2009 ONCA 244, 247 O.A.C. 178; R. c. A.B., 2015 NLCA 19, 365 Nfld. & P.E.I.R. 160; R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; R. c. R.M.S. (1997), 1997 CanLII 12497 (BC CA), 92 B.C.A.C. 148; R. c. Gallant, 2004 NSCA 7, 220 N.S.R. (2d) 318; R. c. Aird, 2013 ONCA 447, 307 O.A.C. 183; R. c. R.B., 2017 ONCA 74; R. c. Vigon, 2016 ABCA 75, 612 A.R. 292; R. c. J.R. (1997), 1997 CanLII 14665 (NL CA), 157 Nfld. & P.E.I.R. 246; R. c. J.L., 2015 ONCJ 777, conf. par 2016 ONCA 593; R. c. G. (P.G.), 2014 ONCJ 369; R. c. S. (W.B.) (1992), 1992 CanLII 2761 (AB CA), 73 C.C.C. (3d) 530; R. c. O.M., 2009 BCCA 287, 272 B.C.A.C. 236; R. c. Stuckless (1998), 1998 CanLII 7143 (ON CA), 41 O.R. (3d) 103; R. c. Magoon, 2018 CSC 14, [2018] 1 R.C.S. 309; R. c. Hess, 1990 CanLII 89 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 906; R. c. G. (T.L.), 2006 ABCA 313, 214 C.C.C. (3d) 353; R. c. R.W.T., 2006 MBCA 91, 208 Man.R. (2d) 60; R. c. Deck, 2006 ABCA 92, 384 A.R. 106; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440; R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488; R. c. Caron Barrette, 2018 QCCA 516, 46 C.R. (7th) 400; R. c. Iron, 2005 SKCA 84, 269 Sask.R. 51; R. c. R.W.V., 2012 BCCA 290, 323 B.C.A.C. 285; R. c. E.C., 2019 ONCA 688; R. c. Norton, 2016 MBCA 79, 330 Man.R. (2d) 261; R. c. Revet, 2010 SKCA 71, 256 C.C.C. (3d) 159; R. c. P.M. (2002), 2002 CanLII 15982 (ON CA), 155 O.A.C. 242; R. c. F. (G.C.) (2004), 2004 CanLII 4771 (ON CA), 71 O.R. (3d) 771; R. c. Audet, 1996 CanLII 198 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 171; R. c. J.D., 2015 ONSC 5857; R. c. Arbuthnot, 2009 MBCA 106, 245 Man.R. (2d) 244; R. c. Hutchings, 2012 NLCA 2, 316 Nfld. & P.E.I.R. 211; R. c. Desjardins, 2015 QCCA 1774; R. c. Adams, 2010 NSCA 42, 255 C.C.C. (3d) 150; R. c. Punko, 2010 BCCA 365, 258 C.C.C. (3d) 144; R. c. Draper, 2010 MBCA 35, 253 C.C.C. (3d) 351; R. c. J.V., 2014 QCCA 1828; R. c. Chicoine, 2019 SKCA 104, 381 C.C.C. (3d) 43; R. c. Ahmed, 2017 ONCA 76, 136 O.R. (3d) 403; R. c. Barrett, 2013 QCCA 1351; R. c. Sahota, 2015 ONCA 336; R. c. Carreira, 2015 ONCA 639, 337 O.A.C. 396; R. c. Anderson (1992), 1992 CanLII 6002 (BC CA), 74 C.C.C. (3d) 523; R. c. C.D. (1991), 1991 CanLII 11849 (MB CA), 75 Man.R. (2d) 14; R. c. T.L.B., 2007 ABCA 61, 409 A.R. 40; R. c. Kennedy (1999), 1999 CanLII 3808 (ON CA), 140 C.C.C. (3d) 378; R. c. Cheddesingh, 2004 CSC 16, [2004] 1 R.C.S. 433; R. c. Davis, 1999 CanLII 638 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 759; R. c. M.J., 2016 ONSC 2769, [2016] O.J. No. 3177 (QL).
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits de la victime, L.C. 2015, c. 13, art. 2.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 2 « victime », 150.1(2.1), (2.2), (2.3), 151, 152, 153, 155, 160(3), 161, 163.1(2), (3), (4), (4.1), 170, 171, 171.1, 172.1, 172.2, 173(2), 212(4) [abr. 2014, c. 25, s. 13], 271, 272, 279.011, 279.02(2), 279.03(2), 280(1), 281, 286.1(2), 286.2(2), 286.3(2), 346(1), 348.1, 718, 718.01, 718.1, 718.2(a)(ii.1), (a)(iii), (b), (c) et 722.
Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. 19 (3e suppl.), art. 1.
Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32.
Loi sur la lutte contre les crimes violents, L.C. 2008, c. 6.
Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, L.C. 2014, c. 25, art. 13.
Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants, L.C. 2015, c. 23, arts. 2 à 4.
Traités et autres instruments internationaux
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (les juges Monnin, Beard et leMaistre), 2018 MBCA 69, [2018] M.J. No. 164 (QL), 2018 CarswellMan 258 (WL Can.), qui a modifié la peine imposée pour contacts sexuels et tentative d’extorsion. Pourvoi accueilli.
Rekha Malaviya et Renée Lagimodière, pour l’appelante.
Gerri Wiebe et Ryan McElhoes, pour l’intimé.
Lisa Joyal, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
John R.W. Caldwell, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Joanne B. Dartana, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Daniel J. Song, pour l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association.
Dane Bullerwell, pour l’intervenante Legal Aid Society of Alberta.
Version française des motifs de jugement de la Cour rendus par
Le juge en chef et le juge Rowe —
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphe
I. Aperçu
1
II. Contexte factuel
6
A. Les infractions
6
B. Renseignements au sujet de Friesen
13
III. Instances inférieures
16
A. Cour provinciale du Manitoba (le juge Stewart), motifs à l’appui de la peine, 9 mars 2017
16
B. Cour d’appel du Manitoba (les juges Monnin, Beard et leMaistre), 2018 MBCA 69
20
IV. Questions en litige
23
V. Analyse
25
A. Norme de contrôle
25
B. Principes régissant la révision en appel et la parité
30
(1) Proportionnalité et parité
30
(2) Rôle des cours d’appel
34
(3) Fourchettes de peines et points de départ
36
(4) Préoccupations au sujet des points de départ
40
C. Principes de détermination de la peine applicables aux infractions d’ordre sexuel contre des enfants
42
(1) Compréhension actuelle de la violence sexuelle contre des enfants
46
(2) La détermination de la peine doit refléter la compréhension actuelle de la violence sexuelle contre des enfants
74
(3) Le législateur a prescrit l’alourdissement des peines infligées dans les cas des infractions d’ordre sexuel contre des enfants
95
(4) Directives particulières sur l’augmentation des peines
106
(5) Facteurs importants à prendre en considération pour fixer une peine juste
121
(6) Peines consécutives et totalité
155
D. Application
159
(1) Aucune erreur de principe ayant eu une incidence sur la peine
159
(2) La peine n’était pas manifestement non indiquée
166
(3) Autres facteurs aggravants
176
(4) Manque de clarté quant aux peines concurrentes et consécutives
181
VI. Dispositif
183
Annexe
I. Aperçu
[1] Les enfants représentent l’avenir de notre pays et de nos collectivités. Ils font également partie des membres les plus vulnérables de notre société. Ils méritent de vivre une enfance à l’abri de la violence sexuelle. Les délinquants qui se livrent à de la violence sexuelle contre des enfants privent des milliers d’enfants canadiens d’une telle enfance chaque année. Il s’agit en l’espèce de savoir comment infliger des peines qui reflètent et illustrent pleinement le caractère hautement répréhensible et la grande nocivité des infractions d’ordre sexuel contre les enfants[1].
[2] L’accusé a plaidé coupable à des accusations de contacts sexuels sur une jeune enfant et de tentative d’extorsion à l’encontre de la mère de l’enfant. Le juge chargé de la détermination de la peine a décidé qu’il y avait lieu d’infliger une peine globale de six ans d’emprisonnement. La Cour d’appel a réduit la peine à quatre ans et demi d’emprisonnement. Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi du ministère public et de rétablir la peine de six ans.
[3] Nous tenons à nous prononcer sur trois points généraux dans les présents motifs. Premièrement, nous confirmons la norme de contrôle de la peine énoncée dans l’arrêt R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, et surtout les indications que doit suivre une cour d’appel quand elle relève une erreur de principe.
[4] Deuxièmement, nous clarifions les limites qu’impose la déférence en appel au chapitre des fourchettes de peines et des points de départ, et exposons certaines préoccupations associées au point de départ sentenciel.
[5] Troisièmement, nous envoyons le message clair que les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont des crimes violents qui exploitent injustement leur vulnérabilité et leur causent un tort immense ainsi qu’aux familles et aux collectivités. Il faut imposer des peines plus lourdes pour ces crimes. Les tribunaux doivent infliger des peines proportionnelles à la gravité des infractions d’ordre sexuel contre des enfants et au degré de responsabilité du délinquant, à la lumière des initiatives du législateur en matière de détermination de la peine et du fait que la société comprend mieux le caractère répréhensible et la nocivité de la violence sexuelle à l’endroit des enfants. Les peines doivent être le reflet fidèle du caractère répréhensible de la violence sexuelle faite aux enfants de même que du tort profond et continu qu’elle cause aux enfants, aux familles et à la société en général.
II. Contexte factuel
A. Les infractions
[6] M. Friesen a rencontré la mère sur un site Web de rencontre le 29 juin 2016. Le 17 juillet 2016 vers 1 h, la mère est allée chercher Friesen au bar où il avait passé la soirée et l’a conduit chez elle. Sa fille de quatre ans (« enfant ») et son fils d’un an se trouvaient eux aussi dans la résidence. L’amie de la mère les gardait durant la soirée.
[7] Friesen et la mère ont eu des rapports sexuels consensuels dans la chambre de cette dernière. Elle a enregistré ce qui s’est produit par la suite sur son cellulaire et la transcription de l’enregistrement a été admise à l’audience de détermination de la peine. Friesen a dit à la mère d’emmener l’enfant dans la chambre pour qu’ils puissent enfoncer leur bouche sur son vagin et que Friesen puisse introduire de force son pénis dans le vagin de l’enfant. La mère a emmené l’enfant endormie dans la chambre, lui a enlevé sa couche et l’a étendue nue sur le lit.
[8] L’enfant s’est mise à pleurer et elle a tenté de s’enfuir de la chambre. Friesen et la mère l’ont empêchée de fuir. Comme elle était en détresse et criait, Friesen ordonna maintes fois à la mère de tenir la tête de l’enfant baissée pour lui permettre d’introduire de force son pénis dans sa bouche.
[9] Les cris et pleurs de l’enfant ont réveillé l’amie de la mère. L’amie est entrée dans la chambre, a observé la violence sexuelle et dit à l’enfant de [traduction] « venir ici » (d.a., p. 97). Friesen a répliqué « amène‑là ici » (p. 97). L’amie de la mère a plutôt sorti l’enfant de la chambre.
[10] L’enfant partie, Friesen a dit à la mère de se livrer à des activités sexuelles avec lui. Elle a exprimé des regrets à propos de l’agression violente dont a été victime l’enfant. Friesen a réagi en menaçant de dire à l’amie de la mère que cette dernière avait agressé sexuellement son fils d’un an. Quand la mère a affirmé ne pas vouloir que cela se produise, il lui a dit de [traduction] « relaxer » et de se masturber devant lui (p. 99).
[11] Friesen a ensuite menacé la mère plusieurs fois, lui disant que si elle ne ramenait pas l’enfant, il raconterait à son amie qu’elle avait agressé sexuellement son fils d’un an. Friesen a dit à la mère qu’il voulait [traduction] « baiser » et « violer » l’enfant alors qu’« elle pleur[ait] » (p. 100 et 102). En réponse, la mère lui a demandé à plusieurs reprises pourquoi il avait besoin de faire « ces choses » (p. 100). Quand la mère a dit craindre que les Services à l’enfant et à la famille (« SEF ») ne lui rendent pas un de ses enfants, Friesen a répondu qu’il lui récupérerait un de ses enfants si elle ramenait l’enfant dans la chambre.
[12] Friesen a pris la fuite quand l’amie de la mère lui a reproché de s’être livré à des actes de violence sexuelle.
B. Renseignements au sujet de Friesen
[13] Friesen s’est reconnu coupable de contacts sexuels à l’endroit de l’enfant (Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 151) et de tentative d’extorsion aux dépens de la mère (Code criminel, par. 346(1)). Au moment du prononcé de la peine, il était âgé de 29 ans et n’avait pas d’antécédents judiciaires.
[14] L’enfance de Friesen a été marquée par la négligence ainsi que la violence physique et sexuelle. Lorsqu’il s’est affranchi des SEF, il est devenu itinérant et a offert ses services sexuels dans la rue pour survivre. Il n’avait pas de réseau de soutien social et souffrait de dépression et d’anxiété. Il a confié à l’auteur du rapport présentenciel que le traumatisme des sévices sexuels dont il a été victime l’a affecté toute sa vie. Il a affirmé vouloir obtenir des services de consultation professionnelle pour régler ses problèmes. À l’audience de détermination de la peine, il s’est excusé et a dit avoir des remords (d.a., p. 72).
[15] L’auteur du rapport présentenciel a estimé que Friesen risquait fort de récidiver. Il s’est classé dans le 94e percentile lors d’une évaluation actuarielle du risque relatif de récidive sexuelle. D’après l’auteur, Friesen [traduction] « n’a essentiellement aucune » introspection quant à son comportement (p. 94). Friesen prétend avoir complètement perdu la tête durant les infractions et il s’est distancié de sa conduite en disant que ce n’est pas quelque chose qu’il ferait. Il a ajouté qu’il aime la compagnie des enfants et qu’il veut devenir un modèle pour eux. Bien qu’il ait affirmé avoir été en état d’ébriété au moment des infractions, il a soutenu que la consommation d’alcool ne lui a jamais posé problème. Comme Friesen ne saisissait pas les facteurs de risque qui ont précédé les infractions, aucune stratégie n’a été mise en place pour atténuer le risque futur.
III. Instances inférieures
A. Cour provinciale du Manitoba (le juge Stewart), motifs à l’appui de la peine, 9 mars 2017
[16] En Cour provinciale du Manitoba, le ministère public a réclamé une peine de sept ans d’emprisonnement. Friesen a suggéré une peine totale de trois ans d’emprisonnement.
[17] Le juge Stewart a infligé une peine de six ans pour contacts sexuels et une peine concurrente de six ans pour tentative d’extorsion. Il a mentionné que la dénonciation et la protection des enfants étaient les objectifs prépondérants en matière de détermination de la peine. Plus précisément, il a conclu que l’obligation du tribunal de protéger les enfants de la menace de violence sexuelle était « primordiale » (d.a., p. 2). Il a qualifié de facteurs aggravants le jeune âge de l’enfant et la participation de la mère à la violence sexuelle. Il a reconnu que la jeunesse de Friesen, son absence de casier judiciaire ainsi que son éducation difficile et traumatisante constituaient des facteurs atténuants « importants » (p. 2). Il a également reconnu que Friesen n’était pas en situation de confiance vis‑à‑vis l’enfant. Il a toutefois jugé que Friesen [traduction] « ni[ait] » sa conduite et qu’il n’avait « pas conscience » de son comportement (p. 2 et 5). Le juge Stewart a conclu que cette absence de conscience était « terrifiante quant à l’existence d’un risque constant dans le futur » (p. 3).
[18] Le juge Stewart a établi qu’il convenait de recourir au point de départ de quatre à cinq ans énoncé par la Cour d’appel du Manitoba dans R. c. Sidwell, 2015 MBCA 56, 319 Man.R. (2d) 144, pour une agression sexuelle grave commise par violence, menace de violence ou manipulation sur une jeune personne se trouvant dans une relation de confiance, et ce, même si Friesen ne se trouvait pas en situation de confiance. Pour le juge Stewart, l’absence d’une situation de confiance n’a pas [traduction] « chang[é] le message » de l’arrêt Sidwell en raison du tort causé à l’enfant et de la culpabilité morale de Friesen. En premier lieu, le juge Stewart a conclu que la conduite violente de Friesen avait causé « instantanément » un préjudice à l’enfant, comme en font foi ses cris et ses pleurs (d.a., p. 4). Outre ce préjudice immédiat, le juge Stewart a statué que la conduite de Friesen avait fait subir à l’enfant un préjudice psychologique « de longue durée » (p. 3). Il a qualifié le très jeune âge de l’enfant de facteur « extrêmement aggravant » car il la rendait plus vulnérable aux sévices (p. 3). En deuxième lieu, le juge Stewart a décidé que Friesen avait une grande culpabilité morale. Toujours selon lui, la conduite de Friesen était « horrible » et il était « inimaginable » que Friesen puisse commettre de tels actes de violence sexuelle contre l’enfant. Il a ajouté que la décision de Friesen d’accompagner la violence sexuelle d’« une forme d’extorsion » constituait « un facteur aggravant » (p. 4).
[19] Le juge Stewart a conclu qu’un emprisonnement de six ans s’imposait pour mettre les enfants à l’abri du risque. Il s’est dit d’avis que le cas de Friesen était [traduction] « l’un des pires » qu’il ait vu (p. 5). Une peine de trois ans ne suffirait pas à communiquer le caractère répréhensible de la conduite de Friesen à ce dernier et à l’ensemble de la collectivité. Le juge Stewart a établi que Friesen avait besoin d’« énormément d’aide » et de services de consultation professionnels offerts uniquement dans un pénitencier fédéral avant de réintégrer la société sans représenter un risque pour les enfants (p. 5). Juste avant d’infliger la peine, le juge Stewart a répété que protéger les enfants du risque de violence sexuelle était le « grand principe » qui l’a guidé dans l’infliction de la peine (p. 5).
B. Cour d’appel du Manitoba (les juges Monnin, Beard et leMaistre), 2018 MBCA 69
[20] S’exprimant au nom de la Cour d’appel, la juge leMaistre a statué qu’il était justifié d’intervenir en appel parce que le juge Stewart avait commis une erreur de principe. Elle a réduit la peine de Friesen à quatre ans et demi d’emprisonnement pour la déclaration de culpabilité relative aux contacts sexuels et à 18 mois d’emprisonnement à purger concurremment pour la déclaration de culpabilité relative à la tentative d’extorsion. Seule la modification, par la Cour d’appel, de la peine pour contacts sexuels a été contestée en appel devant notre Cour.
[21] Quant à la peine pour contacts sexuels, la juge leMaistre a reconnu que le juge Stewart avait bien soupesé les facteurs aggravants et facteurs atténuants. Elle a cependant fait remarquer que le point de départ de quatre à cinq ans fixé dans l’arrêt Sidwell présumait l’existence d’une relation de confiance, mais que le juge Stewart avait conclu à l’absence de relation de confiance entre Friesen et l’enfant. En conséquence, elle est parvenue à la conclusion que le juge Stewart [traduction] « s’est appuyé sur un facteur aggravant dont il a conclu à l’inexistence » en recourant au point de départ établi dans Sidwell et que cette erreur avait eu un effet concret sur son analyse (par. 16 (CanLII)). Ainsi, la déférence n’était pas de mise et la Cour d’appel était « libre de reprendre l’examen du début » (par. 17).
[22] La juge leMaistre a alors procédé à une nouvelle analyse pour déterminer une peine appropriée. Elle a accepté que le point de départ sentenciel devrait être supérieur à trois ans en raison du recours de Friesen à la violence et du jeune âge de l’enfant. La juge leMaistre a évalué les facteurs aggravants et facteurs atténuants sans parler des conclusions du juge Stewart. Lors de cette évaluation, elle a mentionné que le recours de Friesen à la violence [traduction] « dépasse ce qui est inhérent à une infraction d’ordre sexuel » et que le manque d’introspection de Friesen « influe sur le risque qu’il pose quand il se trouve dans la collectivité » (par. 28). Elle a également accepté qu’il était raisonnablement prévisible que la décision de Friesen de faire participer la mère à la violence sexuelle causerait vraisemblablement un « grave préjudice psychologique ou émotionnel » supplémentaire à l’enfant (par. 32). Elle a jugé « graves » les circonstances des infractions et estimé « grande » la responsabilité de Friesen (par. 31). Les contacts sexuels justifiaient à eux seuls une peine de quatre ans, et la juge leMaistre a ajouté six mois à cette peine afin de tenir compte de l’infraction de tentative d’extorsion pour laquelle elle a condamné l’accusé à 18 mois d’emprisonnement à purger concurremment. Dans le dernier paragraphe de ses motifs, la juge leMaistre a affirmé que l’erreur du juge Stewart d’avoir retenu le mauvais point de départ pour l’infraction de contacts sexuels rendait la peine qu’il a infligée manifestement non indiquée (par. 42).
IV. Questions en litige
[23] Le ministère public a soulevé deux questions :
a) Les fourchettes de peines pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants s’accordent‑elles toujours avec la reconnaissance, par le législateur et les tribunaux, de la gravité de ces crimes?
b) La Cour d’appel du Manitoba a‑t‑elle fait erreur en modifiant la peine de six ans que le juge de la peine a infligée pour la déclaration de culpabilité relative aux contacts sexuels?
[24] Pour répondre à la première question, il faut donner un survol général de la manière dont les principes de détermination de la peine s’appliquent aux infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Pour répondre à la seconde, il faut analyser la norme de contrôle, la méthode du point de départ, les principes régissant les peines consécutives et le principe de totalité.
V. Analyse
A. Norme de contrôle
[25] Les cours d’appel doivent généralement s’en remettre aux décisions des juges chargés de déterminer la peine. Le juge de la peine voit et entend toute la preuve et les observations en personne (Lacasse, par. 48; R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227, par. 46). Le juge de la peine est habitué au travail de première ligne et, en général, il connaît la situation et les besoins particuliers de la collectivité où le crime a été commis (Lacasse, par. 48; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 91). Enfin, pour éviter les retards et l’utilisation abusive des ressources judiciaires, la cour d’appel ne peut substituer sa propre décision à celle du juge de la peine que pour un motif valable (Lacasse, par. 48; R. c. Ramage, 2010 ONCA 488, 257 C.C.C. (3d) 261, par. 70).
[26] Comme l’a confirmé notre Cour dans Lacasse, la cour d’appel ne peut intervenir pour modifier une peine que si (1) elle n’est manifestement pas indiquée (par. 41) ou (2) le juge de la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine (par. 44). Parmi les erreurs de principe, mentionnons l’erreur de droit, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant. La manière dont le juge de première instance a soupesé ou mis en balance des facteurs peut constituer une erreur de principe seulement s’il a « exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable, en insistant trop sur un facteur ou en omettant d’accorder suffisamment d’importance à un autre » (R. c. McKnight (1999), 1999 CanLII 3717 (ON CA), 135 C.C.C. (3d) 41 (C.A. Ont.), par. 35, cité dans Lacasse, par. 49). Ce ne sont pas toutes les erreurs de principe qui sont importantes : la cour d’appel ne peut intervenir que lorsqu’il ressort des motifs du juge de première instance que l’erreur a eu une incidence sur la détermination de la peine (Lacasse, par. 44). Si une erreur de principe n’a eu aucun effet sur la peine, cela met un terme à l’analyse de cette erreur et l’intervention de la cour d’appel ne se justifie que si la peine n’est manifestement pas indiquée.
[27] Si la peine n’est manifestement pas indiquée ou si le juge de la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine, la cour d’appel doit effectuer sa propre analyse pour fixer une peine juste (Lacasse, par. 43). Elle appliquera de nouveau les principes de la détermination de la peine aux faits sans faire preuve de déférence envers la peine existante même si celle‑ci se situe dans la fourchette applicable. En conséquence, lorsque la cour d’appel conclut qu’une erreur de principe a eu un effet sur la peine, cela suffit pour qu’elle intervienne et fixe une peine juste. Dans un tel cas, le fait que la peine existante ne soit manifestement pas indiquée ou qu’elle se situe à l’extérieur de la fourchette des peines infligées auparavant ne constitue pas une condition préalable supplémentaire requise pour justifier l’intervention de la cour d’appel.
[28] Cependant, lors de la détermination d’une nouvelle peine, la cour d’appel s’en remettra aux conclusions de fait du juge de la peine ou aux facteurs aggravants et facteurs atténuants qu’il a relevés, pourvu qu’ils ne soient pas entachés d’une erreur de principe. Cette déférence réduit le nombre, la durée et le coût des appels; favorise l’autonomie de la procédure de détermination de la peine et son intégrité; et reconnaît l’expertise du juge de la peine et sa position avantageuse (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 15‑18).
[29] Souvent la peine que la cour d’appel estime juste diffère de celle infligée par le juge de première instance, et la cour d’appel modifie la peine. Si la peine retenue par la cour d’appel est la même que celle qu’a imposée le juge de première instance, la cour d’appel peut aussi confirmer la peine en dépit de l’erreur.
B. Principes régissant la révision en appel et la parité
(1) Proportionnalité et parité
[30] Toute détermination de la peine part du principe que la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Le principe de la proportionnalité est depuis longtemps au cœur de la détermination de la peine au Canada (voir, p. ex., R. c. Wilmott, 1966 CanLII 222 (ON CA), [1966] 2 O.R. 654 (C.A.)) et il est maintenant codifié comme étant le « principe fondamental » de la détermination de la peine à l’art. 718.1 du Code criminel.
[31] Le juge de la peine doit également tenir compte du principe de parité : des délinquants semblables ayant commis des infractions semblables dans des circonstances semblables devraient recevoir des peines semblables. Ce principe existe en outre depuis longtemps en droit canadien (voir, p. ex., Wilmott) et il est désormais consacré à l’al. 718.2b) du Code criminel.
[32] La parité et la proportionnalité ne s’opposent pas l’une à l’autre; la parité est plutôt une manifestation de la proportionnalité. L’application cohérente de la proportionnalité entraîne la parité. À l’inverse, le fait d’imposer la même peine dans des cas différents ne permet d’atteindre ni la parité ni la proportionnalité (R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163, par. 36‑37; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 78‑79).
[33] En pratique, la parité donne un sens à la proportionnalité. On ne peut déduire des principes de base une peine proportionnelle pour un délinquant et une infraction donnés; les juges calibrent plutôt les exigences de la proportionnalité en regard des peines infligées dans d’autres cas. Les précédents en matière de détermination de la peine reflètent toute la gamme des situations factuelles dans le monde et la multitude des points de vue judiciaires. Ces précédents incarnent l’expérience collective et la sagesse des juges. Ils représentent l’expression concrète de la parité et de la proportionnalité.
(2) Rôle des cours d’appel
[34] Les cours d’appel jouent un double rôle dans les appels sur sentence (Lacasse, par. 36‑37). La correction des erreurs dans la détermination de la peine fait en sorte que les principes en la matière soient appliqués comme il se doit et évite que les peines ne soient manifestement pas indiquées. Il revient également aux cours d’appel de développer le droit et de fournir des balises. Habituellement, les balises posées en appel reflètent l’état du droit et le résument, ce qui cadre avec l’accent que met la common law sur les précédents. La cour d’appel réduit un grand nombre de précédents en un seul énoncé, un éventail de peines ou peut‑être un point de départ que le juge de la peine peut utiliser plus aisément.
[35] Parfois, la cour d’appel doit aussi établir une nouvelle orientation afin d’harmoniser le droit avec la nouvelle conception que se fait la société de la gravité de certaines infractions ou du degré de responsabilité de certains délinquants (R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290, par. 239). Lorsqu’un ensemble de précédents ne correspond plus à ce que la société comprend et connaît aujourd’hui de la gravité d’une infraction en particulier et de la culpabilité morale de certains délinquants ou aux initiatives législatives du Parlement, le juge de la peine peut s’écarter des peines infligées dans le passé pour imposer une peine juste (Lacasse, par. 57). Cela dit, en règle générale, les cours d’appel doivent faire preuve d’initiative en pareilles circonstances et donner aux juges qui prononcent les peines les outils voulus pour s’écarter des précédents et établir des peines appropriées.
(3) Fourchettes de peines et points de départ
[36] Les cours d’appel canadiennes fournissent souvent des balises sous la forme de fourchettes de peines, lesquelles sont « des condensés des peines minimales et maximales déjà infligées, et qui, selon le cas de figure, servent de guides d’application de tous les principes et objectifs pertinents » (Lacasse, par. 57). Certains tribunaux, surtout ceux de l’Alberta, recourent aux points de départ comme solution de rechange. Des principes similaires s’appliquent à l’une ou l’autre balise.
[37] Notre Cour a maintes fois déclaré que les fourchettes de peines et les points de départ sont des lignes directrices, et non des règles absolues (R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948, par. 33; R. c. Wells, 2000 CSC 10, [2000] 1 R.C.S. 207, par. 45; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 44; Lacasse, par. 60). Les cours d’appel ne peuvent considérer l’écart par rapport à une fourchette de peines ou à un point de départ ou l’omission de mentionner une fourchette de peines ou un point de départ comme une erreur de principe. Elles ne peuvent non plus intervenir du simple fait que la peine diffère de celle qui aurait été fixée si l’on avait utilisé la fourchette de peines ou le point de départ (McDonnell, par. 42). Les fourchettes de peines et points de départ ne sauraient être contraignants en théorie ou en pratique, et les cours d’appel ne peuvent interpréter ou appliquer la norme de contrôle afin de les utiliser, contrairement à ce qui a été dit dans l’arrêt R. c. Arcand, 2010 ABCA 363, 40 Alta. L.R. (5th) 199, par. 116‑118 et 273. Comme l’a mentionné notre Cour dans Lacasse, cette façon d’agir reviendrait à usurper le rôle du législateur en créant des catégories d’infractions (par. 60‑61; voir aussi McDonnell, par. 33‑34).
[38] La norme de contrôle empreinte de déférence en appel est conçue pour veiller à ce que le juge chargé de déterminer la peine puisse adapter cette démarche tant au chapitre de la méthode que de celui du résultat. Le juge de la peine jouit d’une latitude considérable pour appliquer les principes de détermination de la peine d’une manière qui se prête aux caractéristiques d’un cas donné. Il peut même s’avérer nécessaire d’employer différentes méthodes pour tenir dûment compte des facteurs systémiques et historiques pertinents (Ipeelee, par. 59). De même, une combinaison de facteurs aggravants et de facteurs atténuants peuvent requérir l’infliction d’une peine qui se trouve loin de tout point de départ et qui déroge à toute fourchette (voir Lacasse, par. 58; Nasogaluak, par. 44; R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496, par. 4).
[39] Il n’y a lieu de créer une fourchette ou un point de départ qu’à l’égard d’une catégorie d’infractions partageant assez de caractéristiques communes pour qu’il soit utile de les juger sous la même rubrique. La cour d’appel qui énonce une fourchette ou un point de départ doit aussi décrire clairement à la fois la catégorie créée et la logique sous‑jacente (Stone, par. 245). Sans cette description, il peut être difficile de dire quand la fourchette ou le point de départ convient et de quelle manière il faut s’en servir.
(4) Préoccupations au sujet des points de départ
[40] Les intervenantes la Legal Aid Society of Alberta (« LASA ») et la Criminal Trial Lawyers’ Association (« CTLA ») ont exprimé devant notre Cour des préoccupations plus larges à propos du recours à la méthode des points de départ. Leurs préoccupations allaient au‑delà des questions réglées dans McDonnell. En effet, la LASA s’est demandé si la méthode des points de départ est un moyen efficace pour les cours d’appel de poser des balises et elle soutient que cette méthode souffre de lacunes. Les intervenantes prétendent que les points de départ peuvent entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire, limiter l’effet des facteurs propres à l’affaire en question et déboucher sur des peines qui s’agglutinent autour du point de départ. Selon elles, les points de départ donnent lieu à un taux supérieur injustifié d’emprisonnement et reproduisent les préjugés systémiques contre les délinquants autochtones. En outre, les intervenantes suggèrent que la détermination de la peine en fonction de points de départ est inutilement complexe et hypothétique du fait qu’elle s’appuie sur le délinquant et l’infraction « ordinaires ». Si un point de départ « incorpore » de nombreux facteurs atténuants, il peut devenir en fait une peine minimale.
[41] Nombre d’avocats, de juges et d’universitaires ont exprimé sans relâche ces préoccupations (voir, p. ex., A. Manson, « McDonnell and the Methodology of Sentencing » (1997), 6 C.R. (5th) 277; J. Rudin, « Eyes Wide Shut: The Alberta Court of Appeal’s Decision in R. v. Arcand and Aboriginal Offenders » (2011), 48 Alta. L. Rev. 987; L. Silver, Sentencing to the Starting Point: The Alberta Debate, 23 mai 2019 (en ligne)). Nous constatons que la Cour d’appel de l’Alberta a défendu maintes fois l’utilité de la méthode des points de départ malgré ces préoccupations (voir Arcand, par. 130‑146; R. c. Parranto, 2019 ABCA 457, 98 Alta. L.R. (6th) 114, par. 28‑38; voir également P. Moreau, « In Defence of Starting Point Sentencing » (2016), 63 Crim. L.Q. 345). Notre Cour ne s’est toutefois pas encore penchée sur ces préoccupations. Nous ne faisons aucun commentaire sur leur bien‑fondé. Il ne faut pas non plus déduire de quelque passage que ce soit des présents motifs que les points de départ cessent de constituer une forme acceptable de balise établie par les cours d’appel. Bien que nous ayons décidé que la présente affaire ne nous donne pas l’occasion idéale de juger du bien‑fondé de ces préoccupations, celles‑ci soulèvent une question d’importance qui doit être réglée dans un dossier qui s’y prête.
C. Principes de détermination de la peine applicables aux infractions d’ordre sexuel contre des enfants
[42] Protéger les enfants de l’exploitation illicite et du danger est l’objectif primordial du régime législatif créant les infractions d’ordre sexuel contre des enfants dans le Code criminel. Notre société est résolue à protéger les enfants et à assurer le respect de leurs droits et intérêts (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 67). Tel que l’a mentionné la juge d’appel Otis dans R. c. L. (J.‑J.), 1998 CanLII 12722 (QC CA), [1998] R.J.Q. 971 (C.A.), « la protection des enfants constitu[e] l’une des valeurs essentielles et pérennisées » de la société canadienne (p. 979). Il est donc essentiel dans une société libre et démocratique d’empêcher que les enfants soient victimes d’infractions d’ordre sexuel (R. c. Mills, 2019 CSC 22, par. 23).
[43] La présente affaire donne l’occasion à notre Cour de se pencher sur les principes de détermination de la peine applicables aux infractions d’ordre sexuel contre des enfants. La détermination de la peine est l’une des étapes les plus importantes et « délicates du processus de justice pénale et criminelle » (Lacasse, par. 1). C’est à cette étape que les juges doivent évaluer le caractère répréhensible de la violence sexuelle et le préjudice qu’elle cause ainsi que donner effet à ces deux facteurs dans l’infliction d’une peine (C. L. M. Boyle, Sexual Assault (1984), p. 171). Il importe pour notre Cour de fournir des balises afin que les juges imposent des peines qui reflètent fidèlement la nature des infractions d’ordre sexuel contre des enfants et l’incidence qu’elles ont sur les victimes (voir P. Marshall, « Sexual Assault, The Charter and Sentencing Reform » (1988), 63 C.R. (3d) 216, p. 219). Agir autrement permettrait à tort aux mythes que le législateur et notre Cour se sont évertués à exclure du droit de la preuve et du droit pénal substantiel de réapparaître tout simplement à l’étape de la détermination de la peine (R. P. Nadin‑Davis, « Making a Silk Purse? Sentencing: The “New” Sexual Offences » (1983), 32 C.R. (3d) 28, p. 46). Ce résultat risque d’ébranler la crédibilité du système de justice pénale aux yeux des victimes, de leurs familles, des gens qui en prennent soin et de leurs collectivités, ainsi que de la population en général (voir Lacasse, par. 3).
[44] Vu les faits de l’espèce, les directives que nous donnons s’attachent aux principes de détermination de la peine à la fois pour l’infraction de contacts sexuels et les infractions qui y sont intimement liées telles que l’incitation à des contacts sexuels (Code criminel, art. 152), l’exploitation sexuelle (Code criminel, par. 153(1)), l’inceste (Code criminel, art. 155) et l’agression sexuelle (Code criminel, art. 271). Les principes que nous formulons valent toutefois aussi pour d’autres infractions d’ordre sexuel contre des enfants, comme le leurre d’enfants (Code criminel, art. 172.1)[2]. Les tribunaux doivent donc s’inspirer des principes que nous énonçons en l’espèce au moment d’infliger des peines pour d’autres infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Les tribunaux peuvent aussi s’en inspirer au moment d’imposer des peines pour enlèvement d’enfant et des infractions de traite de personnes lorsque la victime est un enfant et que le fondement factuel de la déclaration de culpabilité met en cause de la violence ou de l’exploitation sexuelle[3].
[45] Nous tenons à préciser au début de notre analyse des principes de détermination de la peine susmentionnés que nous reconnaissons que les réponses de la justice pénale ne permettent pas à elles seules de résoudre le problème de la violence sexuelle contre les enfants. Pour assurer aux enfants canadiens une enfance à l’abri de la violence sexuelle, il faut plutôt une action concertée de tous les ordres de gouvernement ainsi que de la société civile dans des domaines d’intérêt public aussi diversifiés que les soins de santé, l’éducation et les services de protection de l’enfance. Néanmoins, le droit criminel en général et le droit de la détermination de la peine en particulier constituent des mécanismes importants que le législateur a choisi d’employer pour protéger les enfants de la violence sexuelle, tenir les auteurs de cette violence responsable de leurs actes et exprimer le caractère répréhensible de la violence sexuelle contre les enfants. Il nous incombe de donner plein effet aux initiatives de détermination de la peine prises par le législateur.
(1) Compréhension actuelle de la violence sexuelle contre des enfants
(a) Ampleur et rôle de la technologie
[46] Comme la protection des enfants est si importante, l’ampleur de la violence sexuelle contre des enfants nous inquiète énormément. Cette tragédie « extrêmement répandu[e] [. . .] [qui a marqué] des dizaines de milliers d’enfants et de jeunes [au Canada] [. . .] pour la vie » continue à faire du mal à des milliers d’autres enfants et jeunes chaque année (Canada, Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes, Infractions sexuelles à l’égard des enfants : Rapport du Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes (1984), vol. 1, p. 29 (« Comité Badgley »)). Au Canada, tant le nombre total d’infractions d’ordre sexuel contre des enfants déclarées par la police que le nombre d’incidents de leurre d’enfants ont plus que doublé entre 2010 et 2017, et les incidents de pornographie juvénile déclarés par la police ont plus que triplé (Canada, Ministère de la Justice, Division de la recherche et de la statistique, Précis des faits : Infractions sexuelles contre les enfants et pornographie juvénile, mars 2019 (en ligne), p. 1‑2). Un nombre accru de ces cas se retrouvent devant les tribunaux (R. c. M. (D.), 2012 ONCA 520, 111 O.R. (3d) 721, par. 25). Quelle que soit la raison pour laquelle la police a déclaré plus d’incidents, ces déclarations ne rendent clairement pas compte de la fréquence de ces infractions (R. c. L. (W.K.), 1991 CanLII 54 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 1091, p. 1100‑1101).
[47] Les nouvelles technologies ont ouvert la voie à de nouvelles formes de violence sexuelle à l’égard des enfants et donné aux délinquants sexuels de nouveaux moyens d’entrer en contact avec eux. Les médias sociaux donnent aux délinquants sexuels « un accès sans précédent » aux enfants victimes potentielles (R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 102). Internet met les délinquants sexuels directement en contact avec les enfants victimes et leur permet d’avoir avec eux des rapports indirects par l’entremise des gens qui en prennent soin. Le leurre d’enfants en ligne peut constituer à la fois le prélude d’une agression sexuelle et un moyen d’amener les enfants à se livrer à des actes sexuels devant une caméra ou de les menacer pour qu’elles et ils le fassent (voir R. c. Woodward, 2011 ONCA 610, 107 O.R. (3d) 81; R. c. Rafiq, 2015 ONCA 768, 342 O.A.C. 193). Internet a également « accéléré la prolifération de la pornographie juvénile » (R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, par. 114, la juge Deschamps).
[48] La technologie peut aussi transformer sur le plan qualitatif les infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Par exemple, la diffusion en ligne de films ou d’images de violence sexuelle contre un enfant reproduit la violence sexuelle initiale à l’endroit de l’enfant car ce dernier vit en sachant que d’autres personnes peuvent accéder aux films ou aux images, qui peuvent à tout moment refaire surface dans sa vie (R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 92; R. c. S. (J.), 2018 ONCA 675, 142 O.R. (3d) 81, par. 120).
[49] Tant le législateur que les tribunaux ont commencé à réagir à l’ampleur, aux nouvelles formes et à l’évolution qualitative de la violence sexuelle contre des enfants. Le législateur entendait se mettre au diapason de cette évolution en modifiant les dispositions en matière de détermination de la peine applicables aux infractions d’ordre sexuel contre des enfants (K.R.J., par. 103). Les tribunaux sont eux aussi passés par une [traduction] « période d’apprentissage » pour comprendre à la fois l’ampleur et les effets de la violence sexuelle contre des enfants, et la détermination de la peine a évolué pour s’adapter à la fréquence de ces crimes (R. c. F. (D.G.), 2010 ONCA 27, 98 O.R. (3d) 241, par. 21).
(b) Comprendre le caractère répréhensible et la nocivité de la violence sexuelle
[50] Pour bien s’attaquer à la violence sexuelle contre des enfants, les juges chargés de déterminer une peine doivent bien comprendre le caractère répréhensible des infractions d’ordre sexuel à l’égard d’enfants et les torts considérables qu’elles causent. Il importe de bien saisir leur caractère répréhensible et leur nocivité. Comme l’a reconnu la juge Pepall dans R. c. Stuckless, 2019 ONCA 504, 146 O.R. (3d) 752 (« Stuckless (2019) »), le fait de ne pas reconnaître ou apprécier les droits que le régime législatif créant ces infractions vise à protéger peut amener à sous‑estimer indûment la gravité de l’infraction (par. 120, 122, 130 et 137; voir aussi Marshall, p. 219‑220). De même, cela peut donner lieu à l’infiltration d’un raisonnement stéréotypé dans la détermination de la peine et entraîner du coup le choix de mauvais facteurs aggravants et atténuants et leur application erronée (J. Benedet, « Sentencing for Sexual Offences Against Children and Youth: Mandatory Minimums, Proportionality and Unintended Consequences » (2019), 44 Queen’s L.J. 284, p. 288 et 309; M. M. Wright, Judicial Decision Making in Child Sexual Abuse Cases (2007), p. xii‑xiii et 39). Bien saisir la nocivité favorisera l’adaptation des règles de détermination de la peine à la conception que la société se fait actuellement de la nature et de la gravité de la violence sexuelle contre des enfants et empêchera que les préjugés et mythes du passé s’infiltrent dans la détermination de la peine (Stone, par. 239; R. c. Barton, 2019 CSC 33, par. 200).
i) Autonomie personnelle, intégrité physique et sexuelle, dignité et égalité
[51] Les droits fondamentaux protégés par le régime législatif créant les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont l’autonomie personnelle de ceux‑ci, leur intégrité physique et sexuelle, leur dignité et leur égalité. Notre Cour a reconnu l’importance de ces droits dans Sharpe, une affaire de production de pornographie juvénile. Comme l’a dit notre Cour, la production de pornographie juvénile traumatise les enfants et porte atteinte à leur autonomie et à leur dignité en les traitant comme des objets sexuels, leur causant des torts qui peuvent les marquer pour la vie (par. 92, la juge en chef McLachlin, et par. 185, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache). La violence sexuelle faite aux enfants est donc répréhensible car elle envahit leur autonomie personnelle, porte atteinte à leur intégrité physique et sexuelle et met gravement à mal leur dignité (voir Sharpe, par. 172, 174, 185, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache).
[52] Nous tenons à souligner que le droit à l’autonomie personnelle revêt un sens quelque peu différent en ce qui concerne les enfants par opposition aux adultes. Bien entendu, les enfants âgés de moins de 16 ans n’ont pas la capacité de donner leur consentement à des contacts sexuels avec un adulte. Comme nous l’expliquerons en détail plus loin dans les présents motifs, la participation d’un enfant à pareils contacts n’est pas un facteur atténuant et elle ne doit jamais être assimilée au consentement. L’autonomie personnelle s’entend plutôt du droit de l’enfant de se développer jusqu’à l’âge adulte à l’abri de contacts sexuels et de l’exploitation de la part des adultes (voir Sharpe, par. 185).
[53] En 1987, le législateur a créé le régime législatif moderne des infractions d’ordre sexuel contre des enfants par l’adoption du projet de loi C‑15, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. 19 (3e suppl.). Ce faisant, il a remplacé les anciennes infractions fondées sur le sexe de la victime ou l’existence de pénétration du pénis par des [traduction] « infractions neutres propres aux enfants qui ne requièrent pas une preuve de pénétration du pénis » (A. McGillivray, « Abused Children in the Courts: Adjusting the Scales after Bill C‑15 » (1990), 19 Man. L.J. 549, p. 556). Comme l’a écrit la professeure Anne McGillivray, le législateur a ainsi délaissé les infractions d’ordre sexuel contre les enfants mettant l’accent sur la chasteté ou la bienséance pour adopter une approche « axée sur l’enfant » qui met en relief le traumatisme causé à l’enfant victime de tout acte de violence sexuelle (p. 558‑560). L’interdiction moderne des contacts sexuels donne donc effet à la « reconnaissance par le Parlement que les relations sexuelles entre un adulte et un adolescent constituent intrinsèquement un acte d’exploitation » en raison du manque de maturité, de jugement et d’expérience des enfants (R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 26; R. c. Hajar, 2016 ABCA 222, 39 Alta. L.R. (6th) 209, par. 229).
[54] L’adoption du projet de loi C‑15 montre aussi de quelle manière le législateur a tenté de protéger le droit des enfants à l’égalité. Le législateur a adopté ce projet de loi à la suite des rapports du Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes ainsi que du Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution. Les deux rapports faisaient ressortir le besoin d’une réforme du régime des infractions d’ordre sexuel contre les enfants pour garantir à ces derniers la protection égale de leurs droits à l’autonomie, à la dignité de même qu’à l’intégrité physique et sexuelle (Comité Badgley, vol. 1, p. 41 et 316; Canada, Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution, La pornographie et la prostitution au Canada : Rapport du Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution (1985), vol. 1, p. 25‑26 (« Comité Fraser »); Comité Fraser, vol. 2, p. 605). Les deux rapports concluaient aussi que les défauts du régime actuel des infractions d’ordre sexuel à l’égard des enfants nuisaient de façon disproportionnée aux filles et aux jeunes femmes car elles en étaient victimes dans une proportion démesurée (Comité Badgley, vol. 1, p. 194‑195; Comité Fraser, vol. 2, p. 615). Dans son discours présentant le projet de loi C‑15, le ministre de la Justice à l’époque, Ray Hnatyshyn, a souligné les conclusions des deux rapports. Il a cité les données du rapport du Comité sur les infractions d’ordre sexuel à l’égard des enfants et des jeunes démontrant que les enfants sont disproportionnellement vulnérables à ces infractions et que les filles et les jeunes femmes en sont victimes dans une proportion démesurée par rapport aux garçons. Le ministre a souligné que la réforme du régime des infractions d’ordre sexuel à l’endroit des enfants garantiraient à ces derniers « une protection égale devant la loi » et leur fournirait « une protection plus complète [. . .] contre toute sorte de délits sexuels » (Débats de la Chambre des communes, vol. 1, 2e sess., 33e lég., 4 novembre 1986, p. 1037).
[55] Ces changements s’expliquent par un virage plus large, car la société en est venue à comprendre que le point de mire du régime des infractions d’ordre sexuel est non pas la bienséance sexuelle, mais l’atteinte fautive à l’intégrité sexuelle. Comme le fait remarquer la professeure Elaine Craig, [traduction] « [c]e changement d’éclairage, qui passe de la bienséance sexuelle à l’intégrité sexuelle, permet de mettre un accent accru sur les abus de confiance, l’humiliation, l’objectification, l’exploitation, la honte et la perte d’estime de soi plutôt que sur simplement, ou seulement, l’atteinte à l’honneur, à la chasteté ou à l’intégrité physique (comme c’était davantage le cas quand le droit se souciait davantage de la bienséance sexuelle) » (Troubling Sex: Towards a Legal Theory of Sexual Integrity (2012), p. 68).
[56] Cette insistance sur l’autonomie personnelle, l’intégrité physique et sexuelle, la dignité et l’égalité oblige les tribunaux à se concentrer sur le préjudice émotionnel et psychologique, et non simplement sur le préjudice corporel. La violence sexuelle peut causer aux enfants un grave préjudice émotionnel et psychologique qui, tel que l’a mentionné notre Cour dans R. c. McCraw, 1991 CanLII 29 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 72, « peut souvent avoir des effets plus pénétrants et permanents qu’une blessure physique » (p. 81).
[57] Plusieurs arrêts de notre Cour donnent un aperçu de ces formes de préjudice. Dans l’arrêt R. c. L. (D.O.), 1993 CanLII 46 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 419, la juge L’Heureux‑Dubé a souligné le traumatisme émotionnel qu’a fait subir la violence sexuelle à la plaignante âgée de neuf ans (p. 439‑442). De même, dans McDonnell, la juge McLachlin (plus tard juge en chef) a insisté sur le préjudice émotionnel causé par « l’atteinte à l’intégrité de la victime, à sa confiance en soi et au contrôle sur son corps » qu’a subi une enfant agressée sexuellement alors qu’elle dormait (par. 111). L’agression sexuelle aurait vraisemblablement causé « de la honte, de la gêne, une colère inapaisée, une aptitude réduite à faire confiance à autrui et la crainte que [. . .] des gens puissent abuser d’elle et qu’ils le fassent effectivement » (par. 113).
[58] Ces formes de préjudice sont particulièrement considérables dans le cas des enfants. La violence sexuelle peut compromettre leur épanouissement personnel ainsi que leur développement sain et autonome jusqu’à l’âge adulte précisément parce qu’ils sont encore en train de développer et d’acquérir les compétences et qualités voulues pour surmonter l’adversité (Sharpe, par. 158, 184‑185 et 188, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache; G. Renaud, The Sentencing Code of Canada: Principles and Objectives (2009), § 12.64). Pour cette raison, même un incident isolé de violence sexuelle risque d’[traduction] « altérer à jamais le cours de la vie d’un enfant » (Stuckless (2019), par. 136, la juge d’appel Pepall). Comme l’a expliqué la juge d’appel Otis dans L. (J.‑J.), à la p. 979 :
La fragmentation de la personnalité d’un enfant à l’époque où son organisation naissante ne laisse voir qu’une structure défensive très fragile engendrera — à long terme — la souffrance, la détresse et la perte d’estime de soi.
[59] En insistant sur la nocivité des infractions d’ordre sexuel à l’égard d’enfants, nous ne voulons pas stéréotyper les enfants victimes de violence sexuelle comme étant brisés à jamais. Au contraire, il faut une [traduction] « force et un courage » remarquables pour survivre à la violence sexuelle durant l’enfance (R. c. J.R.G., [2013] B.C.J. No. 1401 (QL) (C. prov.), par. 26). Souvent, les enfants victimes déploient [traduction] « à répétition de vaillants efforts pour que quelqu’un prête foi à leurs allégations » (I. Grant et J. Benedet, « The “Statutory Rape” Myth: A Case Law Study of Sexual Assaults against Adolescent Girls » (2019), 31 C.J.W.L. 266, p. 292 (« The “Statutory Rape” Myth »)). Bon nombre de victimes mènent par la suite des vies saines et gratifiantes en plus de vivre des relations enrichissantes et aimantes. Les délinquants n’arrivent pas à priver les enfants de leur [traduction] « force, compassion, amour d’autrui et intelligence » et « détermination à reprendre le contrôle de leur vie » (R. c. Stuckless, 2016 ONCJ 338, par. 50 et 53 (CanLII), inf. par 2019 ONCA 504, 146 O.R. (3d) 752).
ii) Préjudice relationnel : Tort causé aux relations des enfants avec leurs familles et leurs collectivités
[60] La violence sexuelle cause un préjudice supplémentaire aux enfants en nuisant à leurs relations avec leurs familles et les personnes qui s’occupent d’eux. Comme une bonne partie de la violence sexuelle à l’égard des enfants est l’œuvre d’un membre de la famille, la violence s’accompagne souvent de l’abus d’une relation de confiance (R. c. D.R.W., 2012 BCCA 454, 330 B.C.A.C. 18, par. 41). Si un parent ou un membre de la famille est l’auteur de la violence sexuelle, l’autre parent ou les autres membres de la famille causent dans certains cas un nouveau traumatisme en prenant parti pour l’agresseur et en ne croyant pas la victime (voir « The “Statutory Rape” Myth », p. 292). Les enfants qui sont ou ont été placés en famille d’accueil peuvent être particulièrement vulnérables car rapporter une agression sexuelle peut entraîner la fin d’un placement ou le retour en famille d’accueil (voir R. c. L.M., 2019 ONCA 945, 59 C.R. (7th) 410). Même dans les cas où l’agresseur n’est pas un parent ou un gardien, la violence sexuelle peut déchirer des familles ou les rendre dysfonctionnelles (R. c. D. (D.) (2002), 2002 CanLII 44915 (ON CA), 58 O.R. (3d) 788 (C.A.), par. 45). Par exemple, la fratrie et les parents peuvent rejeter la victime de violence sexuelle parce qu’elle leur reproche sa propre victimisation (voir Rafiq, par. 38). Les victimes peuvent également perdre confiance en la capacité des membres de leur famille de les protéger et ils peuvent s’isoler de leur famille en conséquence (Rafiq, par. 39‑41).
[61] L’effet d’entraînement peut nuire aux autres relations sociales des enfants. Ces derniers peuvent perdre confiance envers les collectivités et les gens qu’ils connaissent. Ils peuvent être réticents à se joindre à de nouvelles collectivités, à rencontrer de nouvelles personnes, à se lier d’amitié avec des camarades de classe ou à participer à des activités scolaires (C.‑A. Bauman, « The Sentencing of Sexual Offences against Children » (1998), 17 C.R. (5th) 352, p. 355). Cette perte de confiance est exacerbée lorsque des membres de la collectivité prennent parti pour le délinquant ou humilient et ostracisent l’enfant (R. c. Rayo, 2018 QCCA 824, par. 87 (CanLII); R. c. T. (K.), 2008 ONCA 91, 89 O.R. (3d) 99, par. 12 et 42). La technologie et les médias sociaux peuvent eux aussi exacerber ces problèmes par la diffusion d’images et de détails de la violence sexuelle dans l’ensemble d’une collectivité (voir R. c. N.G., 2015 MBCA 81, 323 Man.R. (2d) 73).
iii) Tort causé aux familles, aux collectivités et à la société
[62] Le Code criminel reconnaît que le préjudice découlant d’une infraction n’est pas subi uniquement par la victime directe de l’infraction. En effet, il dispose que les parents, gardiens et membres de la famille d’un enfant victime de violence sexuelle peuvent être [traduction] « eux‑mêmes » des victimes qui ont le droit de faire une déclaration à ce titre (B. Perrin, Victim Law: The Law of Victims of Crime in Canada (2017), p. 55; voir aussi Code criminel, art. 2 (« victime ») et 722).
[63] L’effet d’entraînement de la violence sexuelle à l’égard d’un enfant peut faire de ses parents, gardiens et membres de sa famille des victimes secondaires qui subissent elles aussi de profondes souffrances par suite de l’infraction. La violence sexuelle peut détruire la confiance des parents et gardiens envers des amis, la famille et des institutions sociales et leur donner des sentiments d’impuissance et de culpabilité (R. c. C. (S.), 2019 ONCA 199, 145 O.R. (3d) 711, par. 6; Rayo, par. 39; D. (D.), par. 13). Les torts causés à la relation des parents avec leurs enfants peuvent aussi être immenses. Par exemple, les enfants peuvent réagir à la violence en excluant leurs parents de leur vie (Rafiq, par. 40). Les parents et gardiens peuvent aussi supporter les coûts financiers, personnels et affectifs liés au fait d’aider leurs enfants à se remettre des problèmes émotionnels et comportementaux qu’ils vivent et à composer avec ces problèmes (voir D. (D.), par. 11‑13). Pour reprendre les propos de la mère d’un enfant victime, la violence sexuelle [traduction] « a volé de nombreuses années de la vie de mon fils et je sais que cela va me hanter pour le restant de mes jours » (D. (D.), par. 11).
[64] Au‑delà du tort causé aux familles et aux gardiens, un préjudice plus large est subi par les collectivités dans lesquelles vivent les enfants et par l’ensemble de la société. On peut calculer certains de ces coûts, tels les problèmes sociaux imputables à la violence sexuelle contre des enfants, les frais de l’intervention de l’État ainsi que les répercussions économiques des frais médicaux, de la perte de productivité et du traitement de la douleur et des souffrances (voir Hajar, par. 68; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, par. 37; Nations Unies, Rapport de l’expert indépendant des Nations Unies sur la violence contre les enfants, Doc. N.U. A/61/299, 29 août 2006, p. 13). En particulier, les enfants victimes de violence sexuelle sont sans doute plus susceptibles de se livrer à la violence sexuelle contre des enfants une fois devenus adultes (D. (D.), par. 37‑38). La violence sexuelle faite aux enfants peut également alimenter un cycle de violence sexuelle qui se traduit par la prolifération et la normalisation de la violence dans une collectivité donnée (Comité sénatorial permanent des droits de la personne, Exploitation sexuelle des enfants au Canada : une action nationale s’impose, novembre 2011 (en ligne), p. 10, 32 et 44). Bref, les coûts qu’on ne peut quantifier sont également considérables. Les enfants représentent l’avenir de notre pays et de nos collectivités. Ils méritent de vivre une enfance sans violence sexuelle (Hajar, par. 44). Quand des enfants sont victimes de violence sexuelle, « [l]a société dans son ensemble s’en trouve diminuée et dégradée » (Hajar, par. 67).
iv) Caractère répréhensible du fait d’exploiter la position de faiblesse des enfants dans la société
[65] La protection des enfants est l’une des valeurs les plus fondamentales de la société canadienne. La violence sexuelle contre des enfants est particulièrement répréhensible parce qu’elle représente tout le contraire de cette valeur. Quand il a réformé le régime législatif des infractions d’ordre sexuel contre les enfants, le législateur a reconnu qu’à l’instar des adultes, les enfants méritent d’être traités avec le respect égal et la dignité égale (Comité Badgley, vol. 1, p. 316; Comité Fraser, vol. 1, p. 25‑26, et vol. 2, p. 605). Pourtant, au lieu d’interagir avec les enfants comme des personnes égales dont les droits et intérêts doivent être respectés, les délinquants les traitent comme des objets sexuels dont la vulnérabilité peut être exploitée par des adultes plus forts. Il existe naturellement entre les enfants et les adultes un rapport de force inégal qui permet à ceux‑ci de leur faire subir de la violence (Sharpe, par. 170, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache; L. (D.O.), p. 440, la juge L’Heureux‑Dubé). Puisque les enfants forment un groupe vulnérable, ils sont, de façon disproportionnée, victimes de crimes sexuels (George, par. 2). En 2012, 55 % des victimes d’infractions d’ordre sexuel déclarées par la police étaient des enfants ou des jeunes de moins de 18 ans (Statistique Canada, Les infractions sexuelles commises contre les enfants et les jeunes déclarées par la police au Canada, 2012 (2014), p. 6).
[66] Les enfants sont les plus vulnérables et en danger chez eux et auprès des personnes en qui ils ont confiance (Sharpe, par. 215, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache; K.R.J., par. 153, le juge Brown). Plus de 74 % des infractions d’ordre sexuel à l’endroit d’enfants et de jeunes déclarées par la police ont été commises dans une résidence privée en 2012 et 88 % de ces infractions ont été commises par une personne connue de la victime (Les infractions sexuelles commises contre les enfants et les jeunes déclarées par la police au Canada, 2012, p. 13 et 16).
[67] Voilà pourquoi la violence sexuelle contre des enfants peut être trop souvent invisible à la société. Pour éviter de se faire prendre, les délinquants se livrent à la violence sexuelle contre des enfants en privé, les contraignent à garder le silence et comptent sur la fausse croyance de la société voulant que la violence sexuelle faite aux enfants soit une aberration imputable à une poignée d’individus anormaux (voir R. J.R. Levesque, Sexual Abuse of Children: A Human Rights Perspective (1999), p. 11). La violence à l’égard des enfants demeure donc cachée, non signalée et insuffisamment recensée (Rapport de l’expert indépendant chargé de l’étude des Nations Unies sur la violence à l’encontre des enfants, p. 9). La sous‑dénonciation de la violence sexuelle à l’endroit des enfants s’ajoute aux manières dont le système de justice criminelle et le processus judiciaire ont par le passé laissé pour compte les enfants, y compris par le truchement de règles de preuve fondées sur le postulat que les enfants sont des témoins intrinsèquement non fiables (voir R. c. Levogiannis, 1993 CanLII 47 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 475, p. 483; N. Bala, « Double Victims: Child Sexual Abuse and the Canadian Criminal Justice System », dans W. S. Tarnopolsky, J. Whitman et M. Ouellette, dir., Discrimination in the law and the administration of justice (1993), 232, p. 233).
v) Effet disproportionné sur les filles et lien avec la violence faite aux femmes
[68] La violence sexuelle a également un effet disproportionné sur les filles et les jeunes femmes. À l’instar de l’agression sexuelle commise sur un adulte, la violence sexuelle contre un enfant est un crime fortement lié au genre (Goldfinch, par. 37). Les [traduction] « inégalités croisées attribuables au fait d’être une jeune personne de sexe féminin » font donc en sorte que les filles et jeunes femmes sont particulièrement vulnérables à la violence sexuelle (« The “Statutory Rape” Myth », p. 292). En 2012, 81 % des enfants et jeunes victimes d’infractions d’ordre sexuel déclarées par la police étaient de sexe féminin et 97 % des personnes inculpées de ces infractions étaient de sexe masculin (Les infractions sexuelles commises contre les enfants et les jeunes déclarées par la police au Canada, 2012, p. 12 et 16). En conséquence, la violence sexuelle faite aux enfants perpétue le désavantage et sape l’égalité entre les sexes parce que les filles et jeunes femmes ont à supporter de manière disproportionnée les coûts élevés de la violence sexuelle sur les plans physique, émotionnel, psychologique et économique (voir R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595, p. 669; Goldfinch, par. 37). Les filles et jeunes femmes sont donc [traduction] « encore punies en raison de leur sexe » car elles sont de façon disproportionnée victimes de violence sexuelle (voir l’honorable C. L’Heureux‑Dubé, « Foreword: Still Punished for Being Female », dans E. A. Sheehy, dir., Sexual Assault in Canada: Law, Legal Practice and Women’s Activism (2012), 1, p. 2).
[69] Rien de ce qui précède ne doit faire oublier les défis particuliers que doivent surmonter les garçons et jeunes hommes victimes de violence sexuelle. La victimisation peut se révéler particulièrement honteuse pour les garçons à cause des attentes sociales selon lesquelles les hommes sont censés paraître durs (Ontario, L’enquête publique sur Cornwall, Rapport de la Commission d’enquête sur Cornwall, Phase 1 : Faits et conclusions, vol. 1 (2009), p. 32). La gêne, l’humiliation et l’homophobie forment une combinaison particulièrement néfaste et stigmatisante pour les garçons victimes (voir L. (D.O.), p. 442, la juge L’Heureux‑Dubé; R. c. Viszlai, 2015 BCCA 495, 333 C.C.C. (3d) 234, par. 23).
vi) Effet disproportionné sur les Autochtones et d’autres groupes vulnérables
[70] Les enfants qui appartiennent à des groupes marginalisés risquent davantage d’être victimes d’une violence sexuelle qui peut perpétuer le désavantage auquel ils sont déjà confrontés. Cela est particulièrement vrai dans le cas des Autochtones, qui sont victimes de violence sexuelle au cours de leur enfance dans une proportion démesurément élevée (Statistique Canada, La victimisation chez les Autochtones au Canada, 2014 (2016), p. 11). Les politiques du gouvernement canadien, notamment la violence physique, sexuelle, émotionnelle et spirituelle à l’endroit des enfants autochtones dans les pensionnats indiens, ont favorisé l’établissement de conditions dans lesquelles les enfants et jeunes autochtones risquent davantage d’être victimes de violence sexuelle (voir Colombie‑Britannique, Representative for Children and Youth, Too Many Victims: Sexualized Violence in the Lives of Children and Youth in Care (2016), p. 8 (« Too Many Victims »); Exploitation sexuelle des enfants au Canada : une action nationale s’impose, p. 31‑35). La surreprésentation des enfants et adolescents autochtones dans le système de protection de l’enfance les rend particulièrement vulnérables à la violence sexuelle (Too Many Victims, p. 11‑12). Nous tenons à souligner que, dans le cas d’une enfant victime autochtone, le tribunal peut tenir compte du caractère racialisé d’un crime donné et de la victimisation sexuelle des enfants autochtones en général au moment d’infliger la peine (T. Lindberg, P. Campeau et M. Campbell, « Indigenous Women and Sexual Assault in Canada », dans E. A. Sheehy, dir., Sexual Assault in Canada: Law, Legal Practice and Women’s Activism (2012), 87, p. 87 et 98‑99).
[71] Les enfants qui appartiennent à d’autres groupes victimes de discrimination ou de marginalisation dans la société sont eux aussi particulièrement vulnérables à la violence sexuelle. Par exemple, les enfants et les adolescents dont l’État a la garde sont fortement à risque d’en devenir victimes. Les enfants qui connaissent la pauvreté sont également davantage vulnérables, surtout ceux qui ne sont plus sous la garde de l’État (Too Many Victims, p. 8‑9).
[72] Les Canadiens et Canadiennes handicapés sont victimes de violence sexuelle au cours de leur enfance dans une proportion démesurée (Statistique Canada, La victimisation avec violence chez les femmes ayant une incapacité, 2014 (2018), p. 9‑10). Les enfants et jeunes handicapés sont particulièrement vulnérable parce qu’ils peuvent être perçus comme des cibles plus faciles, ne sont parfois pas en mesure de bien comprendre ou communiquer ce qui leur est arrivé et ont du mal à dénoncer leur agresseur (« The “Statutory Rape” Myth », p. 270).
[73] De même, les jeunes LGBT2Q+ peuvent être particulièrement vulnérables à cause de la marginalisation qu’ils vivent toujours en société (Too Many Victims, p. 9). Le juge appelé à déterminer la peine doit être attentif aux manières dont les jeunes LGBT2Q+ peuvent [traduction] « vivre l’agression sexuelle différemment des victimes hétérosexuelles » (M. Koppel, « It’s Not Just a Heterosexual Issue: A Discussion of LGBT Sexual Assault Victimization », dans F. P. Reddington et B. Wright Kreisel, dir., Sexual Assault: The Victims, the Perpetrators, and the Criminal Justice System (3e éd. 2017), 257, p. 269). La violence sexuelle peut également faire vivre aux jeunes victimes LGBT2Q+ des formes uniques d’isolement et nuire à l’image qu’ils se font du dévoilement de leur orientation sexuelle. La pénurie de services spécialisés risque d’aggraver ces problèmes (voir Koppel, p. 266‑268).
(2) La détermination de la peine doit refléter la compréhension actuelle de la violence sexuelle contre des enfants
[74] Il ressort de cette analyse que les peines doivent reconnaître et refléter autant les torts causés par les infractions d’ordre sexuel contre des enfants que le caractère répréhensible de la violence sexuelle. Plus précisément, le fait de prendre en considération la nocivité de ces infractions permet de veiller à ce que la peine reflète pleinement les [traduction] « conséquences dévastatrices » qui peuvent découler et qui découlent souvent de la violence sexuelle (Woodward, par. 76; voir aussi Stuckless (2019), par. 56, le juge Huscroft, et par. 90 et 135, la juge Pepall). Les tribunaux doivent également soupeser ces préjudices d’une manière qui traduit la compréhension de plus en plus approfondie et évolutive de la société à l’égard de leur gravité (Stuckless (2019), par. 112, la juge Pepall; Goldfinch, par. 37).
(a) Nocivité, caractère répréhensible et évaluation de la proportionnalité
[75] Les tribunaux doivent notamment tenir compte du caractère répréhensible et de la nocivité des infractions d’ordre sexuel contre des enfants lorsqu’ils appliquent le principe de proportionnalité. Il est primordial de bien comprendre ces deux facteurs pour imposer une peine proportionnelle (R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 43‑44). Le caractère répréhensible et la nocivité ont une incidence sur la gravité de l’infraction et le degré de responsabilité du délinquant. La prise en compte du caractère répréhensible et de la nocivité permet de veiller à ce que le principe de proportionnalité remplisse sa fonction de « garantir que les délinquants soient tenus responsables de leurs actes et que les peines infligées reflètent et sanctionnent adéquatement le rôle joué dans la perpétration de l’infraction ainsi que le tort qu’ils ont causé » (Nasogaluak, par. 42).
(b) Gravité de l’infraction
[76] Les tribunaux doivent infliger des peines correspondant à la gravité des infractions d’ordre sexuel commises contre des enfants. Il ne leur suffit pas de déclarer que de telles infractions sont graves. La peine infligée doit refléter le caractère normatif des actes du délinquant et les torts qu’ils causent aux enfants, à leurs familles, à leurs gardiens et à leurs collectivités (voir M. (C.A.), par. 80; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 35). Nous offrons donc une certaine orientation sur la manière dont les tribunaux devraient exprimer la gravité des infractions d’ordre sexuel perpétrées contre des enfants. Plus précisément, les tribunaux doivent reconnaître et traduire (1) le caractère répréhensible inhérent à ces infractions; (2) le préjudice que ces infractions peuvent faire subir aux enfants; (3) le préjudice que ces infractions causent bel et bien aux enfants. Soulignons que les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont intrinsèquement répréhensibles et les exposent toujours au risque de subir un grave préjudice, et ce, même si le degré de faute, la mesure dans laquelle les torts potentiels se matérialisent et le préjudice réel varient d’un cas à l’autre.
i) Caractère répréhensible inhérent
[77] Comme l’a reconnu notre Cour dans L.M., la violence fait toujours partie inhérente de l’acte qui consiste à employer une force de nature sexuelle contre un enfant (par. 26). Loin d’éliminer la violence, la dimension sexuelle en aggrave plutôt le caractère répréhensible en ajoutant, à l’atteinte à l’intégrité physique de l’enfant, une atteinte à son intégrité sexuelle. Un contact physique de nature sexuelle avec un enfant emporte toujours atteinte par le délinquant à « la sécurité [de l’enfant en le soumettant à] des contacts non souhaités ou [à] des menaces de recours à la force » ainsi qu’à son intégrité physique, qui est un « aspect fondamental de la dignité et de l’autonomie de l’être humain » (R. c. Ewanchuk, 1999 CanLII 711 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 330, par. 28; voir aussi McCraw, p. 83). Il s’agit également d’une forme de violence psychologique, précisément parce que l’intégrité physique et l’intégrité psychologique sont étroitement liées (voir Ewanchuk, par. 28; L.M., par. 26). Le degré d’atteinte physique et l’intensité de la violence physique et psychologique varient selon les faits de chaque affaire. Cependant, tout contact physique de nature sexuelle avec un enfant constitue toujours un acte répréhensible de violence physique et psychologique même s’il ne s’accompagne pas du recours à une violence physique additionnelle et ne cause pas des blessures physiques ou psychologiques. Les tribunaux doivent sans cesse donner effet à cette violence inhérente car elle fait partie intégrante du caractère normatif de la conduite du délinquant (M. (C.A.), par. 80).
[78] En outre, le caractère répréhensible de l’exploitation des enfants se rapporte toujours à la nature normative de la conduite du délinquant et, partant, à la gravité de l’infraction. Constitue intrinsèquement un acte d’exploitation le fait pour un adulte d’employer une force physique de nature sexuelle contre un enfant (George, par. 26). Cette exploitation trouve sa source dans l’inégalité du rapport de force entre les enfants et les adultes, dans le tort que les contacts sexuels par un adulte peuvent causer à un enfant, et dans le caractère répréhensible du fait de traiter des enfants non comme des personnes avec la même dignité, mais comme des objets sexuels au profit des adultes. Les tribunaux doivent toujours exprimer le caractère répréhensible de cette exploitation lors de la détermination de la peine même si le degré d’exploitation varie d’une affaire à l’autre (voir Hajar, par. 106 et 111).
(ii) Préjudice potentiel
[79] Outre le caractère intrinsèquement répréhensible de l’atteinte à l’intégrité physique et de l’exploitation, les tribunaux ont reconnu que la violence sexuelle contre des enfants est intrinsèquement susceptible de causer plusieurs formes reconnues de préjudice. La probabilité que ces formes de préjudice se matérialisent varie bien sûr selon les circonstances de chaque affaire. Or, la possibilité qu’elles se concrétisent est toujours présente chaque fois qu’il y a atteinte physique de nature sexuelle avec un enfant et même dans le cas des infractions d’ordre sexuel contre des enfants qui ne requièrent ni n’impliquent d’atteintes physiques. Ces formes de préjudice potentielles illustrent la gravité de l’infraction même en l’absence de preuve qu’elles se soient matérialisées (voir McDonnell, par. 35‑36).
[80] Nous souhaitons concentrer l’attention des tribunaux sur les deux catégories de préjudice suivantes : le préjudice qui se manifeste durant l’enfance, et le préjudice à long terme, qui ne devient évident qu’à l’âge adulte. Durant l’enfance, outre le caractère répréhensible de l’atteinte à leur intégrité physique, les enfants peuvent subir des préjudices physiques et psychologiques qui les suivront durant toute leur enfance (Woodward, par. 72; Non‑Marine Underwriters, Lloyd’s of London c. Scalera, 2000 CSC 24, [2000] 1 R.C.S. 551, par. 123, le juge Iacobucci). Ces formes de préjudice peuvent être si profondes que les enfants se voient [traduction] « voler leur jeunesse et leur innocence » (D. (D.), par. 10). La liste ci‑dessous de formes de préjudice reconnues qui se manifestent durant l’enfance le montre clairement :
[traduction]
Ces effets comprennent un comportement excessivement docile et un besoin intense de plaire; un comportement autodestructeur comme le suicide, l’automutilation, la toxicomanie et la prostitution; la perte de patience et des crises de colère fréquentes; un comportement agressif et de la frustration; un comportement sexuellement agressif; une incapacité à se faire des amis et un refus de participer aux activités scolaires; un sentiment de culpabilité et de honte; un manque de confiance, particulièrement envers ses proches; une faible estime de soi; une incapacité à se concentrer à l’école et une baisse soudaine des résultats scolaires; une crainte excessive des hommes; des fugues; des troubles du sommeil et des cauchemars; des comportements régressifs comme mouiller son lit, se cramponner à ses parents, sucer son pouce et parler en bébé; de l’anxiété et une crainte extrême; et la dépression.
(Bauman, p. 354‑355)
[81] La violence sexuelle à l’égard des enfants cause aussi plusieurs formes de préjudice à long terme qui se manifestent durant la vie adulte de la victime. Premièrement, les enfants qui en sont victimes peuvent avoir de la difficulté à bâtir une relation d’amour et de tendresse avec un autre adulte après avoir subi de la violence sexuelle. Deuxièmement, les enfants peuvent être plus enclins à faire subir eux‑mêmes de la violence sexuelle à des enfants une fois devenus adultes (Woodward, par. 72; D. (D.), par. 37‑38). Troisièmement, les enfants sont plus susceptibles d’avoir des problèmes de toxicomanie, de souffrir de troubles mentaux, d’un trouble de stress post‑traumatique, de troubles alimentaires, d’anxiété, de dépression, de troubles du sommeil, de colère et d’hostilité, d’avoir des idées suicidaires, de s’automutiler et d’avoir une faible estime d’eux‑mêmes à l’âge adulte (Bauman, p. 355; Goldfinch, par. 37; R. c. L.V., 2016 SKCA 74, 480 Sask.R. 181, par. 104, citant D. Todd, « Sentencing of Adult Offenders in Cases Involving Sexual Abuse of Children: Too Little, Too Late? A View From the Pennsylvania Bench » (2004), 109 Penn. St. L. Rev. 487, p. 509‑510).
[82] Nous tenons à souligner que les tribunaux devraient rejeter la croyance selon laquelle il n’y a pas de préjudice grave aux enfants en l’absence de violence physique additionnelle (Benedet, p. 299). Comme nous l’avons expliqué, tout contact physique de nature sexuelle entre un adulte et un enfant est intrinsèquement violent et susceptible de causer un préjudice. Même dans les cas de leurre d’enfants où toutes les interactions se passent en ligne, la conduite du délinquant peut rester une forme de violence sexuelle morale et psychologique pouvant causer un grave préjudice (voir Rafiq, par. 44‑45; Rayo, par. 172‑174; L.M., par. 26).
[83] Dans de nombreux cas, il sera impossible de déterminer si ces formes de préjudice se sont manifestées au moment de la détermination de la peine. Si la victime est un adulte au moment de la détermination de la peine, le tribunal peut être à même de conclure que ces formes de préjudice potentielles à long terme se sont matérialisées. Toutefois, comme le juge d’appel Moldaver (maintenant juge de notre Cour) l’a reconnu dans l’arrêt D. (D.), si la victime est encore un enfant au moment de la détermination de la peine, [traduction] « seul le temps pourra nous dire » si cet enfant subira certaines formes de préjudice une fois adulte (par. 38). Il peut s’avérer également impossible d’établir la nature et l’ampleur du préjudice que la victime subira au cours de son enfance, car ces formes de préjudice pourraient se concrétiser après la date du prononcé de la peine.
[84] En conséquence, les tribunaux doivent tenir compte du préjudice potentiel raisonnablement prévisible qui découle de la violence sexuelle à l’égard des enfants lorsqu’ils jugent de la gravité de l’infraction. Même si un délinquant commet un crime qui n’entraîne heureusement aucun préjudice réel, le tribunal doit tenir compte du préjudice raisonnablement prévisible au moment d’infliger la peine (A. Manson, The Law of Sentencing (2001), p. 90). Au moment d’analyser la gravité de l’infraction, les juges doivent donc toujours tenir compte des formes de préjudice potentielles qui ne se sont pas encore concrétisées au moment de la détermination de la peine, mais qui sont une conséquence raisonnablement prévisible de l’infraction et qui pourraient en fait se manifester plus tard durant l’enfance ou à l’âge adulte. S’il ne le faisait pas, cela donnerait la fausse impression qu’un enfant peut tout simplement surmonter les préjudices de la violence sexuelle (voir Wright, p. 88).
iii) Préjudice réel
[85] Dans la mesure du possible, les tribunaux doivent tenir compte du préjudice réel qu’une victime en particulier a subi par suite de l’infraction. Ce préjudice résultant de l’infraction est un facteur déterminant en ce qui a trait à la gravité de l’infraction (voir M. (C.A.), par. 80). Il existe souvent des preuves directes d’un préjudice réel. Plus précisément, les déclarations des victimes, y compris celles faites par les parents et gardiennes et gardiens de l’enfant, constituent habituellement la [traduction] « meilleure preuve » du préjudice subi par la victime (R. c. Gabriel (1999), 1999 CanLII 15050 (ON SC), 137 C.C.C. (3d) 1 (C.S.J. Ont.), p. 11). Les poursuivants devraient s’assurer de présenter un dossier de preuve suffisamment étoffé au tribunal afin que ce dernier puisse adéquatement évaluer [traduction] « le préjudice causé à l’enfant par la conduite du délinquant ainsi que les conséquences dévastatrices qui peuvent découler et qui découlent souvent d’une telle conduite » (Woodward, par. 76).
[86] Lorsqu’il n’existe pas de preuve directe du préjudice réel causé à l’enfant, les tribunaux devraient utiliser le préjudice subi par l’enfant comme un prisme au moyen duquel ils analysent l’importance de nombreux facteurs aggravants en particulier. Les tribunaux peuvent être en mesure de conclure à l’existence d’un préjudice réel sur la foi de nombreuses circonstances factuelles qui peuvent causer un préjudice additionnel et constituer des facteurs aggravants de la violence sexuelle à l’égard des enfants, par exemple un abus de confiance, la manipulation psychologique, les multiples épisodes de violence sexuelle et le jeune âge de l’enfant. Nous insistons pour dire qu’une preuve directe émanant des enfants ou de leurs gardiens eux‑mêmes n’est pas nécessaire pour que le tribunal arrive à la conclusion que des enfants ont subi un réel préjudice par suite de la violence sexuelle. Bien entendu, nous ne prétendons pas que le préjudice subi par l’enfant est le seul prisme à l’aide duquel on peut évaluer les facteurs aggravants.
(c) Degré de responsabilité du délinquant
[87] Les tribunaux doivent aussi prendre en considération la reconnaissance moderne du caractère répréhensible et de la nocivité de la violence sexuelle faite aux enfants au moment d’établir le degré de responsabilité du délinquant. Ils ne doivent pas écarter le degré de responsabilité du délinquant en se fondant sur des stéréotypes qui minimisent la nocivité ou le caractère répréhensible de la violence sexuelle faite aux enfants (Benedet, p. 310 et 314).
[88] L’emploi intentionnel d’une force de nature sexuelle à l’endroit d’un enfant est hautement blâmable sur le plan moral parce que le délinquant sait ou devrait savoir que cet acte peut faire beaucoup de mal à l’enfant. Pour évaluer le degré de responsabilité du délinquant, le tribunal doit tenir compte du préjudice que le délinquant avait l’intention de causer ou de son insouciance ou de son aveuglement volontaire quant à ce préjudice (Arcand, par. 58; voir aussi M. (C.A.), par. 80; Morrisey, par. 48). En ce qui concerne les infractions d’ordre sexuel contre des enfants, nous partageons l’avis du juge Iacobucci selon lequel, sauf peut‑être dans de rares cas, le délinquant est habituellement plus ou moins conscient des préjudices physiques, psychologiques et émotionnels considérables que ses actes peuvent causer à l’enfant (Scalera, par. 120 et 123‑124).
[89] Toutes les formes de violence sexuelle, y compris la violence sexuelle faite aux adultes, sont moralement blâmables précisément parce qu’elles comportent l’exploitation illicite par le délinquant de la victime — le délinquant traite la victime comme un objet et fait fi de sa dignité humaine (voir R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, par. 45 et 48). Comme l’a expliqué la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt L. (D.O.), « la question des agressions sexuelles contre les enfants est étroitement liée à celle des agressions sexuelles contre les femmes dans leur ensemble », justement parce que ces deux formes d’infractions d’ordre sexuel impliquent l’objectification sexuelle de la victime (p. 441). Au moment de la détermination de la peine, les tribunaux doivent accorder le poids qu’il convient aux attitudes sous‑jacentes du délinquant, car celles‑ci sont très pertinentes pour évaluer sa culpabilité morale et en ce qui a trait à l’objectif de dénonciation (Benedet, p. 310; Hajar, par. 67).
[90] Le fait que la victime est un enfant a pour effet d’accroître le degré de responsabilité du délinquant. Bref, l’exploitation sexuelle et l’objectification des enfants sont hautement blâmables sur le plan moral car les enfants sont si vulnérables (R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3, par. 153). Comme la juge L’Heureux‑Dubé l’a reconnu dans l’arrêt R. c. L.F.W., 2000 CSC 6, [2000] 1 R.C.S. 132, « [q]uant à la culpabilité morale, l’exploitation d’un enfant vulnérable par un adulte pour sa gratification sexuelle ne peut être considérée autrement que comme un crime témoignant des pires intentions » (par. 31, citant R. c. L.F.W. (1997), 1997 CanLII 10868 (NL CA), 155 Nfld. & P.E.I.R. 115 (C.A. T.‑N.‑L.), par. 117, la juge Cameron (« L.F.W. (C.A.) »)). Les délinquants reconnaissent la vulnérabilité particulière des enfants et l’exploitent intentionnellement pour assouvir leurs propres désirs égoïstes (Woodward, par. 72). Soulignons que la culpabilité morale du délinquant augmente quand il prend délibérément pour cible des enfants particulièrement vulnérables, y compris des enfants qui appartiennent à des groupes victimes de discrimination ou de marginalisation dans la société.
[91] Ces commentaires ne doivent pas être interprétés comme une directive de faire abstraction des facteurs pertinents pouvant atténuer la culpabilité morale du délinquant. Le principe de proportionnalité exige que la peine infligée soit « juste et appropriée, rien de plus » (M. (C.A.), par. 80 (soulignement omis); voir aussi Ipeelee, par. 37). Premièrement, comme l’agression sexuelle et les contacts sexuels sont des infractions définies de manière générale qui englobent une vaste gamme d’actes, la conduite du délinquant sera moins blâmable sur le plan moral dans certains cas que dans d’autres. Deuxièmement, la situation personnelle des délinquants peut avoir un effet atténuant. Par exemple, les délinquants ayant des déficiences mentales qui comportent de grandes limites cognitives auront probablement une culpabilité morale réduite (R. c. Scofield, 2019 BCCA 3, 52 C.R. (7th) 379, par. 64; R. c. Hood, 2018 NSCA 18, 45 C.R. (7th) 269, par. 180).
[92] De même, lorsque l’accusé est autochtone, le tribunal doit appliquer les principes établis dans les arrêts R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688, et Ipeelee. Le juge chargé de déterminer la peine doit appliquer ces principes même dans des cas extrêmement graves de violence sexuelle contre des enfants (voir Ipeelee, par. 84‑86). Les facteurs systémiques et historiques qui ont mené l’Autochtone devant le tribunal peuvent avoir un effet atténuant sur sa culpabilité morale (par. 73). De même, des sanctions différentes ou substitutives pourraient permettre d’atteindre plus efficacement les objectifs de détermination de la peine dans une communauté autochtone donnée (par. 74).
(d) Proportionnalité en l’absence de victime réelle
[93] Les tribunaux doivent donner effet à la culpabilité morale du délinquant lorsqu’ils déterminent la peine même si les faits à l’origine de la déclaration de culpabilité découlent d’une opération d’infiltration policière et non d’un enfant victime. Le leurre d’enfants peut se commettre de deux façons : le délinquant communique effectivement avec un mineur ou croit que son interlocuteur est un mineur même si ce n’est pas en fait le cas. Plus précisément, il n’est pas rare que les auteurs de leurre d’enfants soient poursuivis en justice au terme d’une opération d’infiltration : un agent d’infiltration se fait passer pour un enfant en ligne et attend qu’un délinquant amorce la conversation dans un but sexuel (voir, p. ex., R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3, par. 7; Morrison, par. 4). Bien que l’absence de victime réelle soit pertinente, on ne doit pas lui accorder trop d’importance pour en arriver à une peine juste. L’accusé ne saurait s’attribuer le mérite de ce facteur. Donc, l’absence de victime réelle ne diminue pas le degré de responsabilité du délinquant à l’égard de l’infraction. Après tout, pour être déclaré coupable de leurre d’enfants dans le contexte d’une opération d’infiltration menée par la police où la personne avec qui le délinquant communiquait n’était pas en fait un mineur, le délinquant doit à la fois avoir communiqué intentionnellement avec une personne qu’il croyait être un mineur et avoir eu l’intention précise de faciliter la perpétration d’une infraction à caractère sexuel ou d’une autre infraction désignée à l’égard de cette personne (Morrison, par. 153)[4].
[94] Par ailleurs, il faut reconnaître qu’avec l’avènement des médias sociaux, « les délinquants sexuels ont obtenu un accès inédit à des victimes potentielles et à des moyens qui facilitent la commission d’infractions sexuelles », surtout par le biais du leurre d’enfants (K.R.J., par. 102 et 104). Le législateur a conçu l’infraction de leurre d’enfants en vue de permettre à la police de recourir à des opérations d’infiltration pour « fermer la porte du cyberespace » en appréhendant les délinquants avant qu’ils ne réussissent à prendre les enfants pour cible et à leur faire du mal (Levigne, par. 27, citant R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551, par. 25; voir aussi Levigne, par. 24‑29). Les opérations d’infiltration menées par la police sont devenues un outil important — sinon le plus important — dont disposent les policiers pour repérer les délinquants qui s’en prennent aux enfants et les empêcher de leur faire du mal (voir R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 95 O.R. (3d) 173, par. 38). Comme l’a affirmé la juge Abella, « [c]es opérations d’infiltration jouent un rôle essentiel dans l’application des lois relatives au leurre, car, comme l’a exprimé de façon convaincante le juge Doherty, [traduction] “[o]n ne peut s’attendre à ce que les enfants assurent le maintien de l’ordre dans Internet” » (Morrison, par. 202, citant Alicandro, par. 38). Les tribunaux devraient donc garder cette information en tête lorsqu’ils infligent une peine à des délinquants qui ont été neutralisés grâce à une opération d’infiltration policière. En termes clairs, le leurre d’enfants ne devrait jamais être considéré comme un crime sans victime.
(3) Le législateur a prescrit l’alourdissement des peines infligées dans les cas des infractions d’ordre sexuel contre des enfants
[95] Le législateur a reconnu les torts immenses causés par les infractions d’ordre sexuel contre des enfants et décidé que les peines infligées pour ces infractions doivent être alourdies afin de correspondre à l’opinion qu’il se fait de leur gravité. Il a exprimé son intention en augmentant les peines maximales et en privilégiant la dénonciation et la dissuasion au chapitre de la détermination de la peine pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants.
(a) Augmentation des peines maximales
[96] Les peines maximales aident à déterminer la gravité de l’infraction et, partant, la peine proportionnelle à infliger. La gravité de l’infraction comprend un volet subjectif, notamment les circonstances entourant la perpétration de l’infraction, et un volet objectif (L.M., par. 24‑25). La peine maximale prévue au Code criminel pour les infractions détermine la gravité objective de celles‑ci en indiquant « la gravité relative de chaque crime » (M. (C.A.), par. 36; voir aussi H. Parent et J. Desrosiers, Traité de droit criminel, t. III, La peine (2e éd. 2016), p. 51‑52). Les peines maximales sont l’un des principaux outils dont dispose le législateur pour établir la gravité de l’infraction (C. C. Ruby et al., Sentencing (9e éd. 2017), § 2.18; R. c. Sanatkar (1981), 1981 CanLII 3323 (ON CA), 64 C.C.C. (2d) 325 (C.A. Ont.), p. 327; Hajar, par. 75).
[97] En conséquence, la décision du législateur d’alourdir les peines maximales infligées pour certaines infractions témoigne « de [sa] volonté [. . .] de sanctionner avec plus de sévérité ces infractions » (Lacasse, par. 7). Une augmentation de la peine maximale devrait donc être considérée comme un changement de la répartition des peines proportionnelles pour une infraction.
[98] Le législateur a augmenté à plusieurs reprises les peines prévues pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Ces augmentations ont débuté en 1987 avec le projet de loi C‑15. En abolissant les anciennes infractions d’agression indécente sur une personne de sexe féminin et les actes de grossière indécence et en créant l’infraction de contacts sexuels, le législateur a dans les faits doublé la peine maximale, la faisant passer de cinq ans à dix ans d’emprisonnement pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants qui ne comportaient pas de pénétration vaginale ou anale (voir L. (J.‑J.), p. 977; projet de loi C‑15, art. 1). Dans les années qui ont suivi, le législateur a signalé à plusieurs reprises que la société reconnaissait de plus en plus la gravité des infractions d’ordre sexuel contre les enfants. En 2005, il a triplé les peines maximales prévues pour les infractions de contacts sexuels, d’incitation à des contacts sexuels et d’exploitation sexuelle dans les cas où le ministère public opte pour la procédure sommaire, les faisant passer de six mois à 18 mois d’emprisonnement par l’adoption du projet de loi C‑2, Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, c. 32. Enfin, en 2015, le législateur a édicté la Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants, L.C. 2015, c. 23. Cette loi prévoyait l’augmentation des peines maximales prévues pour ces trois infractions et l’agression sexuelle commise sur une victime âgée de moins de 16 ans, la faisant passer de 10 ans à 14 ans d’emprisonnement lorsqu’elles sont poursuivies par voie de mise en accusation et de 18 mois à 2 ans moins un jour en cas de poursuite par procédure sommaire (art. 2‑4). Cette loi a également augmenté les peines maximales prévues pour de nombreuses autres infractions d’ordre sexuel contre des enfants, tel que l’indique l’annexe des présents motifs.
[99] Ces augmentations successives des peines maximales témoignent de la détermination du législateur à ce que les infractions d’ordre sexuel contre des enfants soient jugées plus graves que par le passé. Comme le juge d’appel Kasirer (maintenant juge de notre Cour) l’a écrit dans l’arrêt Rayo, le choix législatif d’alourdir la peine maximale pour leurre d’enfants « doit être compris comme un signe de la gravité de ce crime aux yeux du Parlement » (par. 125). Nous souscrivons à la conclusion tirée par la juge d’appel Pepall dans l’arrêt Stuckless (2019) voulant que les initiatives législatives du Parlement donnent effet ainsi au fait que la société comprend mieux la gravité des infractions d’ordre sexuel et leurs répercussions sur les enfants (par. 90, 103 et 112).
[100] Afin de respecter la décision du législateur d’augmenter les peines maximales, les tribunaux devraient généralement infliger des peines plus lourdes que celles qui étaient infligées avant les augmentations. Comme l’a reconnu le juge d’appel Kasirer dans Rayo, où il s’agissait de l’infraction de leurre d’enfants, l’opinion du législateur quant à la gravité accrue de l’infraction, tel qu’elle est reflétée par l’augmentation des peines maximales, devrait se concrétiser par un « durcissement des sanctions » (par. 175; voir également Woodward, par. 58). Les juges chargés de la détermination de la peine et les cours d’appel doivent donner effet aux signaux clairs et répétés du législateur d’infliger des peines plus lourdes pour ces infractions.
(b) Priorisation de la dénonciation et de la dissuasion à l’art. 718.01 du Code criminel
[101] La décision du législateur de privilégier la dénonciation et la dissuasion dans le cas des infractions qui constituent de mauvais traitements à l’endroit d’enfants en adoptant l’art. 718.01 du Code criminel confirme la nécessité pour les tribunaux d’imposer des sanctions plus sévères pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants. En 2005, le législateur a ajouté l’art. 718.01 au Code criminel en adoptant le projet de loi C‑2. Dans les cas de mauvais traitements d’une personne âgée de moins de 18 ans, l’art. 718.01 exige que le tribunal « accorde une attention particulière aux objectifs de dénonciation et de dissuasion d’un tel comportement » lorsqu’il impose une peine.
[102] D’après le libellé de l’art. 718.01, le législateur voulait concentrer l’attention des juges chargés de déterminer la peine sur l’importance relative des objectifs de détermination de la peine dans les cas de mauvais traitements d’enfants. L’expression « primary consideration » utilisée dans la version anglaise de cet article prescrit un ordonnancement relatif des objectifs de détermination de la peine que l’on ne trouve pas dans la liste générale des six objectifs aux al. 718a) à f) du Code criminel (Renaud, § 8.8‑8.9). Comme le juge d’appel Kasirer l’a expliqué dans l’arrêt Rayo, le mot « primary » que l’on retrouve dans la version anglaise de l’article 718.01 « évoque un ordonnancement des objectifs [. . .] qui est [. . .] pertinent à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge » (par. 103). Cet ordonnancement des objectifs de détermination de la peine témoigne de l’intention du législateur que les peines « reflètent davantage la gravité de ces infractions » (Débats de la Chambre des communes, vol. 140, no 7, 1ère session, 38e législature, le 13 octobre 2004, p. 322 (hon. Paul Harold Macklin)). Comme la juge d’appel Saunders l’a reconnu dans l’arrêt D.R.W., le législateur a donc tenté de [traduction] « remettre l’approche adoptée par le système de justice pénale à l’égard des infractions contre les enfants » en adoptant l’art. 718.01 (par. 32).
[103] L’article 718.01 ne devrait pas être interprété comme limitant les objectifs de détermination de la peine, notamment celui de l’isolement du reste de la société, qui renforcent la dissuasion ou la dénonciation. L’objectif de l’isolement est étroitement lié à la dissuasion et à la dénonciation des infractions d’ordre sexuel contre les enfants (Woodward, par. 76). Comme il en sera question ultérieurement, dans les cas appropriés, l’isolement du reste de la société peut servir à renforcer la dissuasion et la dénonciation et à les mettre en application.
[104] L’article 718.01 vient donc qualifier la directive antérieure de la Cour voulant qu’il appartienne aux juges chargés de la détermination de la peine d’établir quel objectif ou quels objectifs doivent être privilégiés. Lorsque le législateur indique les objectifs de détermination de la peine à privilégier dans certains cas, le pouvoir discrétionnaire des juges chargés de déterminer la peine est de ce fait limité, de sorte qu’il ne leur est plus loisible d’accorder une priorité équivalente ou plus grande à d’autres objectifs (Rayo, par. 103 et 107‑108). Toutefois, bien que cet article exige que l’on accorde la priorité à la dissuasion et à la dénonciation, les juges chargés de la détermination de la peine conservent néanmoins le pouvoir discrétionnaire d’accorder un poids important à d’autres facteurs (y compris la réinsertion et les facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue) pour en arriver à une peine juste, en conformité avec le principe général de proportionnalité (voir R. c. Bergeron, 2013 QCCA 7, par. 37 (CanLII)).
[105] Le choix du législateur de privilégier la dénonciation et la dissuasion pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants est une réponse sensée au caractère répréhensible de ces infractions et aux préjudices graves qu’elles causent. L’objectif de dénonciation témoigne du rôle de communication et d’éducation du droit (R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 102). Il reflète le fait que le droit criminel canadien est un « système de valeurs ». Une peine qui exprime la dénonciation condamne donc le délinquant pour avoir « porté atteinte au code des valeurs fondamentales de notre société »; elle enseigne « la gamme fondamentale des valeurs communes que partagent l’ensemble des Canadiens et des Canadiennes » (M. (C.A.), par. 81). La protection des enfants est l’une des valeurs les plus fondamentales de la société canadienne (L. (J.‑J.), p. 979; Rayo, par. 104). Comme la juge L’Heureux‑Dubé l’a expliqué dans l’arrêt L.F.W., « les agressions sexuelles contre les enfants constituent un crime qui répugne à la société canadienne, qui doit en condamner les auteurs dans les termes les plus catégoriques » (par. 31, citant L.F.W. (C.A.), par. 117, la juge Cameron).
(4) Directives particulières sur l’augmentation des peines
[106] Nous refusons l’invitation du ministère public à créer un point de départ ou une fourchette de peines à l’échelle nationale pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants. En général, la Cour hésite à se prononcer sur la durée précise de la peine. Il vaut mieux laisser aux cours d’appel provinciales le soin d’apprécier la durée de la peine et d’établir des fourchettes de peines ou des points de départ (R. c. Gardiner, 1982 CanLII 30 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 368, p. 396 et 404). Les cours d’appel provinciales « sont les mieux placé[e]s pour connaître la situation particulière qui existe dans leur ressort » (Lacasse, par. 95). En effet, une certaine variation régionale dans les peines infligées est légitime (M. (C.A.), par. 92). Nous tenons néanmoins à souligner que les lignes directrices que nous établissons quant aux projets législatifs du Parlement et à la compréhension actuelle du caractère répréhensible et de la nocivité de la violence sexuelle contre les enfants s’appliquent partout au Canada.
[107] Nous sommes résolus à faire en sorte que les peines infligées pour les infractions d’ordre sexuel contre les enfants correspondent aux initiatives législatives du Parlement et à la compréhension actuelle du tort immense que causent ces infractions aux enfants. Pour ce faire, nous voulons donner des directives aux tribunaux concernant trois points précis :
1) Il se pourrait bien que l’on doive s’écarter des précédents et des fourchettes de peines antérieures vers le haut afin d’imposer des peines proportionnelles;
2) Les infractions d’ordre sexuel contre des enfants devraient généralement être punies plus sévèrement que les infractions d’ordre sexuel contre des adultes;
3) Les contacts sexuels avec un enfant ne devraient pas être considérés comme étant moins graves que l’agression sexuelle d’un enfant.
(a) Écart vers le haut par rapport aux précédents et aux fourchettes de peines
[108] Les tribunaux peuvent s’écarter des précédents et des fourchettes de peines antérieures afin d’imposer une peine proportionnelle. Ils ont parfois même besoin de le faire. Les fourchettes de peines ne sont pas des « carcans », mais plutôt des « portraits historiques » (Lacasse, par. 57). Par conséquent, comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Lacasse, les peines peuvent et devraient s’éloigner des fourchettes antérieures lorsque le législateur augmente la peine maximale pour une infraction et que la société comprend mieux la gravité du préjudice qui découle de cette infraction (par. 62‑64 et 74).
[109] Cette directive tirée de l’arrêt Lacasse s’applique aux infractions d’ordre sexuel contre des enfants. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la décision prise par le législateur en 2015 de hausser les peines maximales pour ces infractions devrait entraîner la modification de la fourchette de peines proportionnelles puisque l’on reconnaît maintenant leur gravité. Cette initiative législative devrait se traduire par une augmentation des peines (Rayo, par. 175). Dans certains cas, les juges chargés de la détermination de la peine « doivent [. . .] se sentir libres de sévir au‑delà » du seuil antérieur (R. c. Régnier, 2018 QCCA 306, par. 78 (CanLII)). Comme la Cour d’appel du Québec l’a indiqué, les tribunaux doivent donner « plein effet à la volonté du législateur » et ne devraient pas se sentir obligés de respecter une fourchette qui ne correspond plus à l’opinion que le législateur se fait de la gravité de l’infraction (par. 40). Une telle fourchette peut en réalité être « désuète et doit être révisée à la hausse » (par. 30).
[110] Le fait que les tribunaux comprennent mieux la gravité et la nocivité des infractions d’ordre sexuel contre des enfants, comme nous avons tenté de l’expliquer précédemment, est une autre raison pour laquelle il pourrait être nécessaire de s’écarter des précédents vers le haut. Comme la juge d’appel Pepall l’a fait observer dans l’arrêt Stuckless (2019), la conception que se fait la société canadienne de la gravité et de la nocivité de ces infractions a considérablement évolué (par. 90). Les peines devraient donc être alourdies, [traduction] « au fur et à mesure que les tribunaux comprennent mieux les dommages que l’exploitation sexuelle par des adultes cause aux jeunes victimes vulnérables » (Scofield, par. 62). En conséquence, les tribunaux devraient se garder d’invoquer des précédents qui peuvent être [traduction] « désuets » et qui ne reflètent pas « la reconnaissance actuelle par la société des répercussions d’une agression sexuelle sur les enfants » (R. c. Vautour, 2016 BCCA 497, par. 52 (CanLII)). Même les décisions plus récentes peuvent être abordées avec une certaine prudence si elles suivent simplement des précédents plus anciens qui ne reconnaissent pas adéquatement la gravité de la violence sexuelle contre des enfants (L.V., par. 100‑102). Il est donc justifié que les tribunaux s’écartent des précédents pour imposer une peine juste; on ne devrait pas considérer que ces précédents imposent un plafond sur les peines (voir l’arrêt Stuckless (2019), par. 61‑62, le juge Huscroft).
[111] Nous tenons donc à exprimer nos préoccupations relativement aux fourchettes de peines fondées sur des précédents qui semblent restreindre le pouvoir discrétionnaire des juges, par exemple, en fixant un plafond de trois à cinq ans d’emprisonnement qui peut être dépassé uniquement dans des circonstances exceptionnelles. Par exemple, pour les contacts sexuels, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a établi une fourchette de peines allant d’un an à trois ans d’emprisonnement et a laissé entendre qu’une peine de plus de trois ans ne serait justifiée que dans de [traduction] « rares circonstances » (R. c. Williams, 2019 BCCA 295, par. 71 (CanLII)). De même, la Cour d’appel de Terre‑Neuve a conclu que la fourchette de peines pour l’infraction d’agression sexuelle d’un enfant comportant des [traduction] « rapports sexuels » et un abus de confiance allait de trois à cinq ans d’emprisonnement et qu’il devait exister des « circonstances particulières » pour que l’on puisse déroger à cette fourchette (R. c. Vokey, 2000 NFCA 14, 186 Nfld. & P.E.I.R. 1, par. 19).
[112] Il ne convient pas de restreindre artificiellement de cette manière la faculté des juges d’infliger une peine proportionnelle. Comme l’indique clairement l’arrêt L.M. de notre Cour, les juges doivent avoir la faculté d’infliger de lourdes peines dans les cas d’infractions d’ordre sexuel contre des enfants lorsque la gravité de l’infraction et le degré de responsabilité du délinquant l’exigent (par. 30). Point n’est besoin qu’il y ait des circonstances rares ou particulières pour imposer cette lourde peine dans les cas où elle est proportionnelle.
[113] Tout comme l’infraction de conduite avec facultés affaiblies causant la mort, les infractions d’ordre sexuel contre des enfants peuvent être commises dans un vaste éventail de circonstances (voir Lacasse, par. 66). Les directives des cours d’appel doivent indiquer clairement que les juges appelés à déterminer une peine peuvent tenir compte de cette réalité en infligeant des peines qui reflètent l’accroissement de la gravité de l’infraction et du degré de responsabilité du délinquant. Dans M. (C.A.), par exemple, notre Cour a confirmé la décision du juge de la peine portant que les objectifs de dissuasion et de dénonciation ainsi que la protection de la société exigeaient qu’une peine globale de 25 ans soit infligée à un délinquant qui a commis plusieurs infractions d’ordre sexuel contre de nombreux enfants (voir par. 94). De même, dans L.M., notre Cour a confirmé une peine globale de 15 ans pour de multiples infractions d’ordre sexuel commises à l’endroit d’un seul enfant victime car cette peine s’imposait pour favoriser l’atteinte de ces mêmes objectifs du prononcé des peines (voir par. 30). Nous recommandons également de suivre les arrêts D. (D.), Woodward et S. (J.) de la Cour d’appel de l’Ontario à titre d’exemples de directives appropriées données par une cour d’appel, tout en rappelant que les modifications législatives de 2015 n’étaient pas encore en vigueur à l’époque des infractions dans ces affaires.
[114] Les arrêts D. (D.), Woodward, S. (J.) ainsi que les arrêts M. (C.A.) et L.M. de notre Cour indiquent clairement que l’infliction de peines proportionnelles qui tiennent compte de la gravité des infractions d’ordre sexuel contre les enfants et du degré de responsabilité des délinquants nécessite fréquemment de lourdes peines. Les modifications du législateur ont renforcé ce message. Il n’appartient pas à notre Cour d’établir une fourchette ou de dire dans quelles circonstances il y a lieu d’imposer ces lourdes peines. Il ne serait pas non plus approprié qu’un tribunal établisse des directives contraignantes ou inflexibles sur le plan quantitatif. Comme le juge d’appel Moldaver l’a écrit dans D. (D.), « les juges doivent garder la souplesse voulue pour rendre justice dans des cas individuels » et adapter la peine au délinquant qui comparaît devant eux (par. 33). Néanmoins, il nous incombe d’envoyer un message global clair (D. (D.), par. 34 et 45). Ce message est le suivant : des peines d’emprisonnement se situant dans la portion centrale des peines inférieures à 10 ans infligées pour des infractions d’ordre sexuel à l’égard d’enfants sont normales, et des peines se situant dans la portion supérieure des peines de moins de 10 ans, ainsi que des peines de 10 ans et plus, ne devraient être ni inusitées ni réservées aux circonstances rares et exceptionnelles. Ajoutons que de lourdes peines peuvent être infligées lorsqu’il n’y a qu’un seul épisode de violence sexuelle ou une seule victime, comme en l’espèce de même que dans Woodward et L.M. En outre, comme l’a reconnu notre Cour dans L.M., les peines maximales ne devraient pas être réservées au « scénario abstrait du pire crime commis dans les pires circonstances » (par. 22). Une peine maximale devrait plutôt être infligée chaque fois que les circonstances le justifient (par. 20).
(b) Les infractions d’ordre sexuel contre des enfants doivent être punies plus sévèrement que les infractions d’ordre sexuel contre des adultes
[115] Nous nous préoccupons également du fait que certains tribunaux semblent avoir adopté des fourchettes de peines similaires pour les infractions d’ordre sexuel contre les enfants et les infractions d’ordre sexuel contre les adultes. Par exemple, en Alberta, le point de départ pour les [traduction] « agressions sexuelles graves » contre une victime adulte et les [traduction] « contacts sexuels graves » à l’endroit d’un enfant est un emprisonnement de trois ans (Hajar, par. 2 et 12). De même, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a établi une fourchette de peines de deux à six ans d’emprisonnement pour les [traduction] « agressions sexuelles impliquant des rapports sexuels » et l’a appliquée tant à des cas mettant en cause des enfants victimes qu’à des cas mettant en cause des victimes adultes (R. c. G.M., 2015 BCCA 165, 371 B.C.A.C. 44, par. 22 (victime adulte); Scofield, par. 59 (enfant victime)).
[116] Bien que la violence sexuelle à l’égard d’un enfant ou d’un adulte soit grave, le législateur a jugé que la violence sexuelle contre des enfants devait être punie plus sévèrement. En premier lieu, le législateur a privilégié la dissuasion et la dénonciation pour les infractions qui constituent de mauvais traitements à l’endroit d’enfants (Code criminel, art. 718.01). En deuxième lieu, il a identifié les mauvais traitements à l’égard d’une personne âgée de moins de dix‑huit ans comme étant une circonstance aggravante visée par la loi (Code criminel, sous‑al. 718.2a)(ii.1)). En troisième lieu, il a qualifié de circonstance aggravante l’abus de confiance ou d’autorité, ce qui est plus fréquent dans le cas des infractions d’ordre sexuel commises contre des enfants que de celles commises contre des adultes (Code criminel, sous‑al. 718.2a)(iii); L.V., par. 66). En quatrième lieu, le législateur s’est servi des peines maximales pour indiquer que la violence sexuelle à l’égard d’une personne âgée de moins de 16 ans devrait être punie plus sévèrement que la violence sexuelle à l’endroit d’un adulte. La peine maximale pour contacts sexuels et pour agression sexuelle d’une personne âgée de moins de 16 ans est de 14 ans d’emprisonnement lorsque l’auteur est poursuivi par mise en accusation, et de 2 ans moins un jour en cas de poursuite par voie sommaire. En guise de comparaison, la peine maximale pour l’agression sexuelle d’une personne âgée d’au moins 16 ans est de 10 ans d’emprisonnement en cas de poursuite par mise en accusation et de 18 mois en cas de poursuite par voie sommaire (voir le Code criminel, al. 151a) et b), 271a) et b)). Le Code criminel indique donc clairement que, d’après le législateur, la violence sexuelle faite aux enfants doit être punie plus sévèrement. Ces quatre signaux législatifs témoignent de la reconnaissance par le législateur de la vulnérabilité inhérente des enfants et du caractère répréhensible de l’exploitation de cette vulnérabilité.
[117] En conséquence, nous sommes d’avis de donner aux cours d’appel provinciales la directive de revoir et de rationaliser les fourchettes de peines et les points de départ dans les cas où elles ont traité la violence sexuelle à l’égard des enfants et à l’égard des adultes de la même façon. Nous sommes en accord avec la Cour d’appel de la Saskatchewan pour dire que [traduction] « les agressions commises contre un enfant devraient normalement entraîner une peine plus sévère » que les agressions commises contre un adulte (L.V., par. 101). Comme l’a écrit le juge Richards, juge en chef de la Saskatchewan, [traduction] « les peines infligées devraient refléter cette réalité » afin de donner effet à l’intention du législateur, telle qu’elle est exprimée à l’art. 718.01 et aux sous‑al. 718.2a)(ii.1) et (iii) du Code criminel (par. 102). Une fourchette de peines ou un point de départ qui ne met pas en application les directives du législateur repose sur une logique défectueuse et ne devrait pas être utilisé (voir Stone, par. 245).
[118] Nous tenons à souligner que rien dans les présents motifs ne saurait être vu comme une directive d’infliger des peines plus clémentes pour les infractions d’ordre sexuel contre des victimes adultes ou une interdiction d’imposer des peines plus lourdes pour ces infractions. Tel que l’a récemment déclaré la Cour, nous comprenons de mieux en mieux les préjudices physique et psychologique considérables que subissent toutes les victimes de violence sexuelle (Goldfinch, par. 37). Dans les ressorts où l’on a assimilé à tort la violence sexuelle sur des enfants à celle employée sur des adultes, les tribunaux doivent corriger cette erreur en infligeant des peines plus lourdes pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants, et non en infligeant des peines plus clémentes pour les infractions d’ordre sexuel contre des adultes.
(c) Les contacts sexuels et les agressions sexuelles devraient être traités de la même manière
[119] Enfin, nous sommes d’avis de donner aux cours d’appel la directive de ne pas minimiser les contacts sexuels par rapport aux agressions sexuelles. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique semble l’avoir fait lorsqu’elle a établi une fourchette de peines de deux à six ans d’emprisonnement pour les [traduction] « agressions sexuelles comportant des rapports sexuels » dans les cas qui mettent en cause des enfants, et une fourchette de peines d’un an à trois ans d’emprisonnement pour les contacts sexuels (voir Scofield, par. 59; Williams, par. 71).
[120] C’est une erreur de droit que de traiter les contacts sexuels comme étant moins graves que les agressions sexuelles. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le législateur a fixé les mêmes peines maximales pour les contacts sexuels et les agressions sexuelles à l’égard d’une personne âgée de moins de 16 ans. Les éléments de l’infraction sont également similaires et une déclaration de culpabilité pour agression sexuelle à l’égard d’un enfant et pour contacts sexuels à l’égard d’un enfant repose souvent sur les mêmes faits (R. c. M. (S.J.), 2009 ONCA 244, 247 O.A.C. 178, par. 8).
(5) Facteurs importants à prendre en considération pour fixer une peine juste
[121] Nous tenons également à formuler quelques commentaires sur les facteurs importants à prendre en considération pour fixer une peine juste en cas d’infraction d’ordre sexuel contre des enfants. Ces commentaires ne sont ni une liste de vérification ni un ensemble exhaustif de facteurs. Ils ne visent pas non plus à remplacer les listes précises de facteurs que les cours d’appel provinciales ont dressées (voir, p. ex., Sidwell, par. 53; R. c. A.B., 2015 NLCA 19, 364 Nfld. & P.E.I.R. 160, par. 26). Notre objectif est plutôt de fournir une orientation quant à certains facteurs qui nécessitent une « formulation de principes clairs » afin de promouvoir l’application uniforme du droit de la détermination de la peine (Gardiner, p. 397 et 405).
(a) Probabilité de récidive
[122] Le législateur affirme à l’art. 718 du Code criminel que « [l]e prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société ». Comme la Cour l’a jugé dans l’arrêt K.R.J., le libellé de l’art. 718 démontre que « la protection du public relève nettement de l’essence même » de la détermination de la peine (par. 33). Cet objectif revêt une importance particulière lorsque des infractions criminelles sont créées afin de protéger les groupes vulnérables comme les enfants (voir R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 76, 131‑132).
[123] Lorsque le juge chargé de la détermination de la peine conclut que le délinquant présente un risque accru de récidive, son obligation de prévenir d’autres préjudices aux enfants lui commande de privilégier l’objectif d’isoler le délinquant du reste de la société, qui est prévu à l’al. 718c) du Code criminel. Mettre l’accent sur cet objectif aura pour effet de protéger les enfants en empêchant le délinquant de se livrer à la violence sexuelle durant la période d’incarcération (voir K.R.J., par. 52). Plus le délinquant représente un risque élevé de récidive, plus le tribunal doit privilégier cet objectif de détermination de la peine en vue de protéger les enfants vulnérables de l’exploitation fautive et du danger (L.M. par. 30; S. (J.), par. 39 et 84).
[124] De toute évidence, la probabilité de récidive du délinquant est aussi pertinente en ce qui a trait à l’objectif de réinsertion prévu à l’alinéa 718d) du Code criminel. Les tribunaux devraient encourager les délinquants à faire des efforts pour se réinsérer, car cela offre une protection de longue durée (Gladue, par. 56). La réinsertion peut aussi jouer en faveur d’une durée d’emprisonnement réduite suivie d’une période de probation puisque le milieu communautaire est souvent plus favorable à la réinsertion que la prison (voir Proulx, par. 16 et 22). Parallèlement, selon le risque de récidive que représente le délinquant, l’impératif d’offrir une protection immédiate et à court terme aux enfants peut faire obstacle à une libération anticipée. Dans de tels cas, les efforts de réinsertion doivent débuter par un traitement ou un programme offert en prison (voir R. c. R.M.S. (1997), 1997 CanLII 12497 (BC CA), 92 B.C.A.C. 148, par. 13). Dans certaines situations, la seule façon de protéger les enfants à court et à long terme peut donc être d’imposer une longue peine (voir R. c. Gallant, 2004 NSCA 7, 220 N.S.R. (2d) 318, par. 19, le juge d’appel Cromwell (plus tard juge de notre Cour)).
(b) Abus de confiance ou d’autorité
[125] Nous souhaitons également faire quelques remarques sur le facteur de l’abus de confiance (Code criminel, sous‑al. 718.2a)(iii)). Les relations de confiance se présentent dans de nombreuses situations et elles ne devraient pas toutes être traitées sur le même pied (voir R. c. Aird, 2013 ONCA 447, 307 O.A.C. 183, par. 27). Il serait plus logique de parler de [traduction] « spectre » de situations de confiance (voir R. c. R.B., 2017 ONCA 74, par. 21 (CanLII)). Un délinquant peut occuper simultanément plusieurs positions dans le spectre et une relation de confiance peut progresser le long du spectre au fil du temps (voir R. c. Vigon, 2016 ABCA 75, 612 A.R. 292, par. 17). Dans certains cas, la manipulation psychologique du délinquant peut donner naissance à une nouvelle relation de confiance, un phénomène courant dans les cas de leurre d’enfants où les enfants se font manipuler par de parfaits étrangers sur Internet, ou faire progresser une relation de confiance existante le long du spectre. Même si ce n’est pas le cas, la manipulation psychologique demeure un facteur aggravant à lui seul.
[126] Tout abus de confiance est susceptible d’accroître le préjudice causé à la victime et, partant, la gravité de l’infraction. Comme la juge d’appel Saunders l’a expliqué dans l’arrêt D.R.W., dans de tels cas, on devrait mettre l’accent sur [traduction] « la mesure dans laquelle la relation de confiance a été violée » (par. 41). Le spectre des relations de confiance est utile pour déterminer le degré de préjudice. Un enfant souffrira sans doute plus d’une agression sexuelle s’il y avait une relation étroite et un degré de confiance plus élevé entre lui et son agresseur (voir R. c. J.R. (1997), 1997 CanLII 14665 (NL CA), 157 Nfld. & P.E.I.R. 246 (C.A. T.‑N.‑L.), par. 14 et 18). Ce scénario est vraisemblable dans ce que l’on pourrait qualifier de cas classique d’abus de confiance, y compris ceux mettant en cause des membres de la famille, gardiens, enseignants et médecins.
[127] L’existence d’une relation de confiance peut empêcher l’enfant de dénoncer la violence sexuelle dont il est victime. L’abus de confiance peut entraîner un [traduction] « sentiment de crainte et de honte » qui décourage encore plus l’enfant de dénoncer son agresseur (Stuckless (2019), par. 131, la juge Pepall). Les menaces ou la manipulation émotionnelle peuvent avoir des répercussions d’autant plus fortes que la victime fait confiance au délinquant (L. (D.O.), p. 439‑440, la juge L’Heureux‑Dubé; R. c. J.L., 2015 ONCJ 777, par. 58 (CanLII), conf. par 2016 ONCA 593).
[128] Nous ajoutons que ces obstacles à la dénonciation peuvent être particulièrement imposants lorsque l’auteur de la violence sexuelle est un parent ou gardien qui habite avec la victime. La dépendance de la victime envers son agresseur peut constituer un obstacle majeur à la dénonciation (« The “Statutory Rape” Myth », p. 277 et 291). Par exemple, dans un cas antérieur, une adolescente, sa mère et ses frères et sœurs ont dû quitter la résidence familiale et déménager dans un refuge pour femmes lorsque l’adolescente a dit à sa mère que son père l’avait agressée sexuellement (voir J.L., par. 56). Ces craintes peuvent être particulièrement élevées dans les situations où le délinquant a également commis des actes de violence familiale (voir. R. c. G.(P.G.), 2014 ONCJ 369, par. 33‑34 (CanLII)).
[129] L’abus de confiance est aussi un facteur aggravant parce qu’il accroît le degré de responsabilité du délinquant. Un délinquant en situation de confiance vis‑à‑vis un enfant a l’obligation de le protéger et d’en prendre soin, une obligation qu’un étranger n’a pas. Un manquement à l’obligation de protection et de soin accroît donc la culpabilité morale (R. c. S. (W.B.) (1992), 1992 CanLII 2761 (AB CA), 73 C.C.C. (3d) 530 (C.A. Alta.), p. 537). L’abus de confiance exploite aussi la vulnérabilité particulière des enfants envers les adultes à qui ils font confiance, ce qui est particulièrement blâmable sur le plan moral (D. (D.), par. 24 et 35; Rayo, par. 121‑122).
[130] Nous voulons donc souligner que, toutes autres choses étant égales, un délinquant qui abuse de la situation de confiance dont il jouit pour commettre une infraction d’ordre sexuel contre un enfant devrait recevoir une peine plus longue que le délinquant qui est un étranger pour l’enfant. De nombreux auteurs se sont dits préoccupés par le fait que, traditionnellement, le système de justice pénale n’a pas reconnu l’ampleur et la gravité des actes de violence sexuelle perpétrés au sein de la famille (voir Benedet, p. 297; J. Desrosiers et G. Beausoleil‑Allard, L’agression sexuelle en droit canadien (2e éd. 2017), p. 39; Todd, p. 554). Plus précisément, quelques auteurs ont critiqué la tendance des tribunaux à imposer des peines similaires aux étrangers et aux pères qui ont commis des infractions d’ordre sexuel contre des enfants, malgré le fait que les agressions sexuelles commises par les pères soient plus susceptibles de se répéter (voir Bauman, p. 358 et 364; « The “Statutory Rape” Myth », p. 289‑290). Comme l’écrit la professeure Craig, décrire la violence sexuelle à l’égard des enfants comme étant le produit d’une poignée de prédateurs étrangers [traduction] « ne reconnaît pas le fait que les agressions sexuelles contre les enfants est souvent une menace qui vient de l’intérieur de la famille même et non de l’extérieur » (p. 41). Les tribunaux devraient veiller à ce que les peines qu’ils imposent ne renforcent pas ce mythe par inadvertance en ne conférant pas de portée juridique à la gravité accrue de l’infraction et au degré de responsabilité élevé du délinquant dans les cas d’abus de confiance.
(c) Durée et fréquence
[131] La durée et la fréquence de la violence sexuelle sont d’autres facteurs importants lorsqu’il s’agit de déterminer la peine. La fréquence et la durée peuvent accroître considérablement le préjudice subi par la victime. Le préjudice immédiat que subit la victime au cours de l’agression est multiplié par le nombre d’agressions. De plus, le préjudice émotionnel et psychologique à long terme que subit la victime peut aussi s’accroître lorsque les actes de violence sexuelle sont répétés et prolongés (voir Scalera, par. 123; R. c. O.M., 2009 BCCA 287, 272 B.C.A.C. 236, par. 7; Bauman, p. 359). Ce préjudice accru exacerbe la gravité de l’infraction. Il accroît également la culpabilité morale du délinquant parce que le préjudice supplémentaire causé à la victime constitue une conséquence raisonnablement prévisible des agressions multiples (voir Scalera, par. 123). Les actes d’agression répétés et prolongés démontrent en outre que la conduite sexuelle violente ne constitue pas un acte isolé, un facteur qui augmente le degré de responsabilité du délinquant (voir L. (J.‑J.), p. 977; Parent et Desrosiers, p. 107‑109).
[132] Il faut accorder du poids à la durée et à la fréquence de la violence sexuelle lors de la détermination de la peine. Les juges ne doivent pas réduire la peine au motif que la fréquence ou la durée des agressions démontre que le délinquant ne peut se maîtriser (R. c. Stuckless (1998), 1998 CanLII 7143 (ON CA), 41 O.R. (3d) 103 (C.A.), p. 120 (« Stuckless (1998) »); Bauman, p. 365). La cour ne doit pas non plus réduire la peine simplement parce que plusieurs incidents de violence sexuelle sont visés par une accusation unique plutôt que par des accusations multiples. Si la déclaration de culpabilité résultant d’une seule accusation vise des incidents de violence sexuelle multiples, le juge de la peine doit accorder du poids à ce facteur et se garder d’établir une analogie avec les affaires portant sur un incident unique simplement parce que ces autres affaires mettent en cause une accusation unique. Dans les ressorts où l’on utilise des points de départ, les tribunaux ne doivent pas se contenter d’appliquer le point de départ, mais doivent plutôt être disposés à s’écarter de celui‑ci afin de donner effet à la durée et à la fréquence de la violence sexuelle (voir L.V., par. 100‑101).
[133] En résumé, la violence sexuelle commise à plusieurs reprises et pendant de plus longues périodes à l’égard d’enfants devrait donner lieu à des peines beaucoup plus lourdes reflétant toute la gravité cumulative du crime. Les juges ne sauraient permettre que le nombre d’agressions violentes devienne une statistique. Chaque incident de violence sexuelle traumatise de nouveau la victime et accroît la probabilité que les risques de préjudice à long terme se matérialisent. Chaque incident additionnel est le reflet d’un choix continu et renouvelé du délinquant de continuer à faire subir de la violence à des enfants. Comme l’a écrit la juge d’appel Abella (maintenant juge de notre Cour) dans Stuckless (1998), lorsque le délinquant a commis de nombreuses agressions, la cour ne doit pas hésiter à apprécier toutes les facettes du délit, et doit plutôt donner effet au caractère [traduction] « renversant » et « systématique » de la violence sexuelle dans la peine infligée (p. 116).
(d) Âge de la victime
[134] L’âge de la victime constitue lui aussi un facteur aggravant important. Le rapport de force inégal qui existe entre les enfants et les adultes est encore plus marqué dans le cas des jeunes enfants, dont « l’état de dépendance est habituellement total » et qui « sont souvent démunis lorsqu’ils sont privés de la protection et de l’assistance de leurs parents » (R. c. Magoon, 2018 CSC 14, [2018] 1 R.C.S. 309, par. 66). Leur personnalité et leur aptitude à se remettre d’un préjudice sont encore en développement (Renaud, § 12.64; L. (J.‑J.), p. 979). Qui plus est, les enfants victimes à un jeune âge doivent subir les préjudices découlant de la violence sexuelle plus longtemps que les personnes qui en sont victimes à un âge plus avancé.
[135] Ces réalités découlant de l’âge de la victime sont pertinentes à la fois quant à la gravité de l’infraction et quant au degré de responsabilité du délinquant. Les infractions d’ordre sexuel à l’égard des enfants sont répréhensibles précisément parce que leurs auteurs reconnaissent et exploitent la vulnérabilité particulière des enfants (Woodward, par. 72). Il s’ensuit que la culpabilité morale du délinquant est accentuée lorsque la victime est particulièrement jeune et donc encore plus vulnérable à la violence sexuelle.
[136] Or, les tribunaux doivent aussi prendre bien soin d’infliger des peines proportionnelles dans les cas où la victime est un adolescent. Des peines disproportionnellement clémentes sont infligées depuis longtemps dans de tels cas, surtout dans ceux mettant en cause des adolescentes, alors que les adolescents forment peut‑être un groupe d’âge qui est de façon disproportionnée victime de violence sexuelle (Benedet, p. 302, 304 et 314; L. (D.O.), p. 464‑465, la juge L’Heureux‑Dubé). Plus particulièrement, la violence sexuelle commise par des adultes de sexe masculin à l’endroit d’adolescentes s’accompagne de taux plus élevés de blessures physiques, de suicide, de toxicomanie et de grossesses non désirées (I. Grant et J. Benedet, « Confronting the Sexual Assault of Teenage Girls: The Mistake of Age Defence in Canadian Sexual Assault Law » (2019), 97 R. du B. can. 1, p. 5; « The “Statutory Rape” Myth », p. 269; R. c. Hess, 1990 CanLII 89 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 906, p. 948‑949, la juge McLachlin).
(e) Degré d’atteinte physique
[137] Certaines cours d’appel provinciales ont accordé une importance considérable au degré d’atteinte physique pour définir une fourchette de peines ou un point de départ. Souvent, les fourchettes de peines et les points de départ sont définis partiellement, voire principalement, en fonction du type d’atteinte physique qui s’est produit. En voici des exemples :
• Colombie‑Britannique : une fourchette de deux à six ans pour les [traduction] « agressions sexuelles comportant des rapports sexuels » (Scofield, par. 59);
• Alberta : un point de départ de trois ans pour les [traduction] « agressions sexuelles graves » et les « contacts sexuels graves ». Les tribunaux de l’Alberta présument que la pénétration vaginale, la pénétration anale, la fellation et le cunnilingus constituent des « agressions sexuelles graves », mais cette présomption n’existe pas pour les autres formes de violence sexuelle (voir Hajar, par. 52‑53; Arcand, par. 171‑172; R. c. G. (T.L.), 2006 ABCA 313, 214 C.C.C. (3d) 353, par. 11‑12);
• Manitoba : utilise également des points de départ fondés sur la définition des « agressions sexuelles graves » de l’Alberta (R. c. R.W.T., 2006 MBCA 91, 208 Man.R. (2d) 60, par. 4; Sidwell, par. 38);
• Terre‑Neuve‑et‑Labrador : une fourchette de trois à cinq ans pour l’infraction d’agression sexuelle d’un enfant impliquant des rapports sexuels et un abus de confiance (Vokey, par. 19).
[138] Nous convenons que le degré d’atteinte physique constitue un facteur aggravant reconnu. Ce facteur traduit l’ampleur de l’atteinte à l’intégrité physique de la victime ainsi que la nature sexuelle de l’attouchement et son atteinte à l’intégrité sexuelle de la victime.
[139] Le degré d’atteinte physique tient également compte de la manière dont certains types d’actes physiques peuvent accroître le risque de préjudice. Par exemple, la pénétration du pénis, surtout lorsqu’elle est non protégée, peut constituer un facteur aggravant parce qu’elle pose un risque de maladie et de grossesse (voir Hess, p. 949; R. c. Deck, 2006 ABCA 92, 384 A.R. 106, par. 20; T. (K.), par. 18). La pénétration, que ce soit avec le pénis, les doigts ou un objet, peut aussi causer de la douleur et des blessures physiques à la victime (voir Stuckless (2019), par. 125, la juge Pepall; T. (K.), par. 10‑11). Le corps d’un enfant est particulièrement vulnérable aux blessures physiques découlant d’une violence sexuelle avec pénétration (voir Hess, p. 920, la juge Wilson, et p. 948).
[140] En l’espèce, nous n’irons pas jusqu’à déclarer qu’établir une fourchette de peines ou un point de départ en fonction du type d’acte physique visé constitue nécessairement une erreur de droit. Cependant, nous tenons à mettre fermement en garde les cours d’appel provinciales contre les dangers que présente le fait de définir une fourchette de peines en fonction de la pénétration ou du type précis d’activité sexuelle en cause. Plus particulièrement, les tribunaux doivent faire attention d’éviter les quatre erreurs suivantes.
[141] Tout d’abord, établir une fourchette de peines ou un point de départ en fonction d’une activité sexuelle précise risque de faire renaître à l’étape de la détermination de la peine une distinction que le législateur a abolie dans le droit pénal substantiel. Pour être plus précis, le fait d’accorder une importance intrinsèque à l’existence ou à l’inexistence d’une pénétration ou d’un autre acte sexuel sur la base de la notion traditionnelle de bienséance sexuelle est incompatible avec l’accent mis par le législateur sur l’intégrité sexuelle dans la réforme du régime des infractions d’ordre sexuel. Comme nous l’avons expliqué, le législateur a aboli les distinctions que le Code criminel établissait autrefois entre les infractions selon qu’il y avait eu ou non pénétration du pénis. Pour les infractions d’agression sexuelle et de contacts sexuels, c’est donc la même peine maximale qui s’applique, peu importe qu’il y ait eu ou non pénétration. Faire de la présence ou de l’absence de pénétration la pierre angulaire d’une fourchette de peines reviendrait donc à ramener indirectement l’ancien droit substantiel en recréant au stade de la détermination de la peine les distinctions fondées sur la bienséance que le législateur a abolies dans le droit substantiel (Boyle, p. 177; voir aussi Nadin‑Davis, p. 46).
[142] Ensuite, les tribunaux ne sauraient présumer qu’il existe une corrélation nette entre le type d’acte physique et le préjudice causé à la victime. Comme l’écrit Christine Boyle, lorsqu’il s’agit d’apprécier l’importance du degré d’atteinte physique en tant que facteur, les [traduction] « juges doivent songer à ce qui est le plus menaçant et le plus préjudiciable pour la victime » (p. 180). Les juges peuvent tenir compte en toute légitimité du risque accru de préjudice qui peut découler de certains actes physiques telle la pénétration. Toutefois, comme l’a expliqué la juge McLachlin dans l’arrêt McDonnell, le fait d’accorder une importance exagérée à l’acte physique peut amener la cour à ne pas accorder l’importance nécessaire au préjudice émotionnel et psychologique que peuvent causer à la victime toutes les formes de violence sexuelle (par. 111‑115). La violence sexuelle ne comportant pas de pénétration demeure [traduction] « extrêmement grave » et peut avoir un effet dévastateur sur la victime (Stuckless (1998), p. 117). La Cour a reconnu que « toute infraction d’ordre sexuel [est] grave » (McDonnell, par. 29), et a conclu que « même des attouchements légers non consensuels de nature sexuelle peuvent avoir de lourdes conséquences pour le plaignant » (R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440, par. 63, la juge en chef McLachlin, et par. 121, le juge Fish). La conception moderne des infractions d’ordre sexuel exige que l’on mette davantage l’accent sur ces formes de préjudice émotionnel et psychologique, plutôt que sur seulement l’intégrité physique (R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488, par. 127, le juge Rowe).
[143] L’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans Stuckless (2019) constitue un exemple de la reconnaissance par les tribunaux du fait que le préjudice causé à la victime ne dépend pas du type d’activité physique en cause. Dans cette affaire, le délinquant avait pénétré avec les doigts certains enfants, avait fait des attouchements sexuels à d’autres et avait fait subir une fellation aux autres. La juge de première instance avait fixé la peine appropriée pour chaque infraction en se fondant en grande partie sur le type d’acte physique en cause. Les juges majoritaires ont conclu que la juge chargée de déterminer la peine avait commis une erreur en agissant ainsi parce que la violence sexuelle n’était [traduction] « pas moins préjudiciable aux victimes » simplement parce qu’elle comportait des attouchements sexuels ou une fellation au lieu d’une pénétration (par. 68‑69, le juge Huscroft, et par. 124‑125, la juge Pepall). Comme l’a écrit la juge Pepall, [traduction] « si le tribunal chargé de déterminer la peine doit se concentrer sur le “préjudice qu’a causé à l’enfant la conduite du délinquant” [. . .], les distinctions entre ces formes d’abus sexuels peuvent se révéler inutiles et ne sont pas déterminantes quant à la gravité de l’infraction » (par. 124, citant Woodward, par. 76).
[144] Pour être plus précis, nous tenons à mettre fortement les tribunaux en garde contre le fait de relativiser le caractère répréhensible de l’infraction ou l’importance du préjudice causé à la victime lorsque la violence sexuelle ne comporte ni pénétration, ni fellation ou cunnilingus, mais implique plutôt des attouchements ou de la masturbation. Rien ne permet de présumer, comme semblent l’avoir fait certaines cours, que les attouchements sexuels sans pénétration peuvent être « relativement bénins » (voir R. c. Caron Barrette, 2018 QCCA 516, 46 C.R. (7th) 400, par. 93‑94). Dans certaines décisions, on semble aussi justifier l’infliction d’une peine moins lourde en qualifiant la conduite de simples attouchements sexuels sans procéder à une analyse du préjudice causé à la victime (voir Caron Barrette, par. 93‑94; Hood, par. 150; R. c. Iron, 2005 SKCA 84, 269 Sask.R. 51, par. 12). Ces décisions reposent implicitement sur la croyance voulant que la conduite qualifiée regrettablement de « fondling » ou de « caresse » soit intrinsèquement moins préjudiciable que les autres formes de violence sexuelle (voir Hood, par. 150; Caron Barrette, par. 93). C’est un mythe qu’il faut rejeter (Benedet, p. 299 et 314; Wright, p. 57). Se contenter de dire que l’infraction comportait des attouchements sexuels plutôt qu’une pénétration ne nous renseigne guère sur le préjudice que la violence sexuelle a causé à l’enfant.
[145] Troisièmement, nous tenons à souligner que les tribunaux doivent reconnaître le caractère répréhensible de la violence sexuelle même dans les cas où l’atteinte à l’intégrité physique est moins prononcée. Bien entendu, l’aggravation de l’atteinte à l’intégrité physique exacerbe le caractère répréhensible de la violence sexuelle. La violence sexuelle à l’égard des enfants demeure toutefois intrinsèquement répréhensible, quel que soit le degré d’atteinte à l’intégrité physique. Plus précisément, les tribunaux doivent reconnaître la violence et l’exploitation présentes dans toute atteinte physique de nature sexuelle à un enfant, qu’il y ait eu ou non pénétration (voir Wright, p. 150).
[146] Quatrièmement, c’est une erreur de concevoir le facteur du degré d’atteinte à l’intégrité physique en fonction d’une sorte de hiérarchie des actes physiques. Le type d’acte physique en cause peut s’avérer pertinent pour établir le degré d’atteinte physique. Cependant, les tribunaux ont parfois décrit le degré d’atteinte physique comme une espèce d’échelle des actes physiques où les attouchements et la masturbation occupent les échelons les moins répréhensibles, la fellation et le cunnilingus occupent les échelons du milieu, et la pénétration du pénis se situe à l’échelon le plus répréhensible (voir R. c. R.W.V., 2012 BCCA 290, 323 B.C.A.C. 285, par. 19 et 33). Il s’agit là d’une erreur : il n’existe point de hiérarchie des actes physiques servant à établir le degré d’atteinte physique. Ainsi que l’a reconnu la Cour d’appel de l’Ontario dans Stuckless (2019), des actes physiques tels la pénétration avec les doigts et la fellation peuvent constituer une atteinte tout aussi grave à l’intégrité physique de la victime que la pénétration du pénis (par. 68‑69 et 124‑125). De même, il est erroné de tenir pour acquis qu’une agression comportant des attouchements est intrinsèquement moins intrusive qu’une agression au cours de laquelle il y a eu fellation, cunnilingus ou pénétration. Par exemple, selon les circonstances de l’affaire en question, des attouchements étendus et envahissants peuvent être tout aussi intrusifs, voire davantage, qu’un acte de fellation, un cunnilingus ou une pénétration.
[147] Enfin, nous recommandons aux tribunaux de cesser d’employer des termes comme « fondling » ou « caresser » lorsqu’ils parlent de violence sexuelle à l’égard des enfants. Puisque la détermination de la peine est un processus de communication, les termes qu’emploient les juges chargés de déterminer la peine comptent. L’emploi de mots tels « fondling » ou « caresser » dans le contexte de la détermination de la peine confère implicitement à la conduite du délinquant un caractère érotique ou affectueux, au lieu de la qualifier d’agression intrinsèquement violente comme l’ont reconnu les tribunaux. Il s’agit de termes trompeurs qui risquent de normaliser la conduite même que le juge chargé de déterminer la peine est censé condamner. L’emploi de pareils termes compromet la réalisation de l’objectif du législateur de communiquer le message que le fait d’utiliser des enfants comme des objets servant à la satisfaction sexuelle des adultes est répréhensible. Au lieu de reconnaître le préjudice causé à la victime, ces termes ravivent la douleur des victimes en déguisant et en masquant la violence, la douleur et le traumatisme qu’elles ont subis (voir M. Lessard et S. Zaccour, « Quel genre de droit? Autopsie du sexisme dans la langue juridique » (2017), 47 R.D.U.S. 227, p. 241‑242).
(f) Participation de la victime
[148] Le législateur a fixé à seize ans l’âge de consentement à une activité sexuelle au Canada (voir le projet de loi C‑2, Loi sur la lutte contre les crimes violents, L.C. 2008, c. 6). Sous réserve des exceptions reposant sur la proximité d’âge prévues aux par. 150.1(2.1), (2.2) et (2.3) du Code criminel, les enfants âgés de moins de seize ans sont donc [traduction] « incapables de donner un consentement véritable à des rapports sexuels avec des adultes » (Hajar, par. 40). Par conséquent, les tribunaux doivent éviter d’employer un terme comme le [traduction] « consentement de facto », qui assimile la participation de l’enfant à un consentement.
[149] Malgré cela, les tribunaux ont parfois invoqué le « consentement de facto » d’un enfant que le législateur a jugé légalement incapable de consentir comme facteur atténuant lors de la détermination de la peine. À l’instar de nombreuses cours d’appel provinciales, nous convenons que c’est une erreur de droit que de traiter le « consentement de facto » comme un facteur atténuant (voir Hajar; Scofield, par. 38; R. c. E.C., 2019 ONCA 688, par. 13 (CanLII); R. c. Norton, 2016 MBCA 79, 330 Man.R. (2d) 261, par. 42). Considérer la participation de la victime comme un facteur atténuant équivaudrait à contourner la volonté du législateur par le truchement du processus de détermination de la peine (Hajar, par. 96). Cela minimiserait le caractère répréhensible de la violence sexuelle à l’égard d’un enfant n’ayant pas l’âge légal du consentement en indiquant [traduction] « au délinquant que, même s’il est techniquement coupable [. . .], il n’est pas vraiment fautif ou responsable », et que c’est la victime qui est réellement à blâmer pour son comportement (Wright, p. 100).
[150] Tout en reconnaissant que la participation de la victime n’est pas un facteur atténuant, certaines cours l’ont néanmoins jugée pertinente pour déterminer la peine appropriée (voir Scofield, par. 39; Caron Barrette, par. 56). Il s’agit d’une erreur de droit : ce facteur n’est pas pertinent en droit lors de la détermination de la peine. La participation d’une victime peut coïncider avec l’absence de certains facteurs aggravants, comme la violence supplémentaire ou la perte de conscience. En clair, l’absence de facteur aggravant ne constitue pas un facteur atténuant.
[151] Nous ajouterions ce qui suit pour aider les juges à mettre en pratique la décision du législateur voulant que les infractions d’ordre sexuel contre des enfants entraînent des peines plus lourdes. Premièrement, certaines cours semblent avoir assimilé l’absence de résistance de l’enfant à un « consentement de facto » (voir R. c. Revet, 2010 SKCA 71, 256 C.C.C. (3d) 159, par. 12). En plus d’assimiler la participation de l’enfant à un consentement, ce terme dénote la croyance selon laquelle la soumission ou l’omission de résister valent consentement, ce qui relève d’un mythe pernicieux même dans le cas des adultes. L’analyse des juges doit indiquer clairement qu’il n’existe aucun moyen de défense fondé sur le consentement « implicite » en droit canadien et que l’omission de résister, le silence ou la passivité ne valent pas consentement (voir Barton, par. 98).
[152] En deuxième lieu, la participation de la victime ne doit pas détourner l’attention de la cour du préjudice que subit la victime par suite de la violence sexuelle. Nous tenons à avertir fermement les tribunaux de ne pas qualifier les infractions d’ordre sexuel auxquelles ont participé des enfants victimes d’actes où il n’y a eu aucune violence psychologique ou physique, comme semblent l’avoir fait certaines cours (voir Caron Barrette, par. 46). Comme l’ont conclu les juges majoritaires dans Hajar, la [traduction] « [v]iolence est [plutôt] inhérente à [ces infractions] puisqu’elle[s] comporte[nt] une grave atteinte par l’adulte à l’intégrité sexuelle, à la dignité humaine et à la vie privée de l’enfant même dans les cas où il y a consentement apparent » (par. 115 (en italique dans l’original)). L’absence de violence supplémentaire comme l’utilisation d’une arme, l’intimidation et l’agression physique supplémentaire ne permet pas de faire abstraction de la violence inhérente aux infractions d’ordre sexuel contre des enfants (voir Marshall, p. 220).
[153] En troisième lieu, dans certains cas, la participation de la victime résulte d’une campagne de manipulation orchestrée par le délinquant ou de la rupture d’un lien de confiance existant. La participation de la victime ne saurait en aucun cas être considérée comme un facteur atténuant. Lorsqu’un abus de confiance ou une manipulation est à l’origine de la participation, cela doit être à juste titre perçu comme un facteur aggravant (R. c. P.M. (2002), 2002 CanLII 15982 (ON CA), 155 O.A.C. 242, par. 19; R. c. F. (G.C.) (2004), 2004 CanLII 4771 (ON CA), 71 O.R. (3d) 771 (C.A.), par. 7 et 21; Woodward, par. 43). L’adolescence peut s’avérer une période déroutante et difficile pour les jeunes au fur et à mesure qu’ils grandissent et mûrissent, naviguent entre les amis et les groupes de pairs et découvrent leur sexualité. Comme l’a écrit la juge d’appel Feldman dans P.M., exploiter les jeunes adolescents pendant cette période en les amenant à croire qu’ils entretiennent une relation amoureuse avec un adulte [traduction] « dénote un degré d’amoralité qui est très préoccupant » (par. 19).
[154] Enfin, la participation de la victime ne saurait jamais détourner l’attention de la cour du fait qu’il incombe toujours aux adultes de s’abstenir de se livrer à de la violence sexuelle sur des enfants. Ce sont les adultes, et non les enfants, qui sont tenus d’empêcher les rapports sexuels entre les adultes et les enfants (George, par. 2; R. c. Audet, 1996 CanLII 198 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 171, par. 23). Nous faisons nôtres les propos qu’a tenus la juge Fairburn (maintenant juge à la Cour d’appel) dans R. c. J.D., 2015 ONSC 5857 :
[traduction] Le fait que l’enfant semble acquiescer ou même solliciter l’attention sexuelle de l’adulte ne constitue pas non plus un facteur atténuant. Lorsqu’un enfant semble solliciter pareille attention, il s’agit souvent d’une manifestation extérieure de sa confusion découlant de difficultés personnelles. L’adulte en présence d’un enfant qui semble déjà aux prises avec des difficultés a la responsabilité légale de le protéger. Les adultes qui considèrent ces situations comme des occasions d’assouvir leurs propres pulsions sexuelles ne sont ni meilleurs ni pires que ceux qui sollicitent directement leur victime. [par. 25 (CanLII)]
(6) Peines consécutives et totalité
(a) Peines consécutives
[155] La décision d’infliger des peines concurrentes ou consécutives repose sur des principes. Bien que la question mérite qu’on s’y attarde davantage dans une autre affaire, la règle générale veut que les infractions étroitement liées au point de constituer un incident criminel unique puissent, sans que cela soit obligatoire, donner lieu à des peines concurrentes, et que toutes les autres infractions doivent donner lieu à des peines consécutives (voir, p. ex., R. c. Arbuthnot, 2009 MBCA 106, 245 Man.R. (2d) 244, par. 18-21; R. c. Hutchings, 2012 NLCA 2, 316 Nfld. & P.E.I.R. 211, par. 84; R. c. Desjardins, 2015 QCCA 1774, par. 29 (CanLII)).
[156] Il ressort des motifs du juge chargé de déterminer la peine et de ceux de la Cour d’appel en l’espèce qu’aucun d’eux n’a traité correctement de cette question. Cela dit, nous n’entendons pas analyser cette question plus à fond, car elle n’a aucune incidence sur l’issue de la présente affaire et n’a pas été débattue comme il se doit devant notre Cour.
(b) Le principe de totalité
[157] Selon le principe de totalité, le tribunal qui inflige des peines consécutives doit s’assurer que la peine totale ne dépasse pas la culpabilité globale du délinquant (voir Code criminel, al. 718.2c); M. (C.A.), par. 42). Ce principe est appliqué partout au Canada, mais il y a eu des divergences dans la méthode utilisée par les différentes cours d’appel. Dans certains ressorts, le juge doit établir la peine appropriée pour chaque infraction avant de considérer la totalité (voir, p. ex., Hutchings, par. 84; R. c. Adams, 2010 NSCA 42, 255 C.C.C. (3d) 150, par. 23‑28; R. c. Punko, 2010 BCCA 365, 258 C.C.C. (3d) 144, par. 93; R. c. Draper, 2010 MBCA 35, 253 C.C.C. (3d) 351, par. 29‑30; R. c. J.V., 2014 QCCA 1828, par. 28 (CanLII); R. c. Chicoine, 2019 SKCA 104, 381 C.C.C. (3d) 43, par. 66‑68). Dans d’autres ressorts, le juge établit d’abord la peine globale appropriée pour ensuite infliger des peines individuelles qui équivalent à la peine totale (R. c. Ahmed, 2017 ONCA 76, 136 O.R. (3d) 403).
[158] Si les peines infligées en l’espèce l’avaient été consécutivement, comme elles auraient sans doute dû l’être, il aurait fallu appliquer la totalité. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les peines ont été infligées concurremment, de sorte que la question de la totalité ne s’est pas posée. Étant donné que ces questions, quoiqu’importantes, n’ont pas été débattues, nous remettons leur examen à une autre occasion.
D. Application
(1) Aucune erreur de principe ayant eu une incidence sur la peine
(a) Point de départ
[159] La Cour d’appel a fondé son intervention sur une erreur de principe que le juge Stewart n’avait pas commise. La juge LeMaistre a estimé que le choix du juge Stewart de recourir au point de départ établi dans Sidwell démontrait qu’il s’était appuyé sur le facteur aggravant de l’abus de confiance dont il avait conclu à l’inexistence (par. 16). Avec égards, il s’agit là d’une description erronée des motifs du juge Stewart. Une lecture attentive de ses motifs révèle plutôt qu’il semble avoir conclu à l’opportunité de recourir à un point de départ de quatre à cinq ans parce que les circonstances aggravantes de l’affaire le justifiaient. Autrement dit, le juge Stewart a voulu exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à donner effet aux principes de détermination de la peine, compte tenu des circonstances de l’affaire. Comme il a agi de la sorte, sa décision commande la déférence.
[160] Dans ses motifs, le juge Stewart a énoncé clairement son analyse. Il a précisé avoir conclu que la [traduction] « nature » des circonstances de l’affaire justifiait le recours au point de départ plus élevé établi dans Sidwell (d.a., p. 5). Il a mentionné expressément le fait « extrêmement aggravant » du jeune âge de l’enfant et le caractère « horrible » de la conduite de Friesen (p. 3‑4). Il a conclu que le manque d’introspection de Friesen à l’égard de son comportement était « terrifiant » quant au risque que représentait Friesen pour les enfants à l’avenir (p. 3). Dans ces circonstances, le juge Stewart était en droit de conclure que les facteurs aggravants étaient importants au point d’élever l’affaire au niveau du point de départ qu’avait établi la Cour d’appel du Manitoba pour l’agression sexuelle grave commise sur une jeune personne en relation de confiance par violence, menaces de violence ou manipulation.
[161] Le choix sensé du juge Stewart de recourir à un point de départ supérieur à celui qu’a préféré la Cour d’appel ne justifie pas une intervention en appel. Comme l’a affirmé le juge Sopinka dans McDonnell, « l’omission de situer une infraction particulière dans une catégorie [. . .] créée par les tribunaux, aux fins de la détermination de la peine, ne constitue jamais une erreur de principe en soi » (par. 32). Étant donné que la juge leMaistre n’a fait état d’aucune autre erreur et qu’elle a conclu que le juge Stewart avait bien soupesé les facteurs aggravants et les facteurs atténuants, elle n’aurait pas dû intervenir. Cela était fonction non pas d’une erreur commise personnellement par la juge leMaistre, mais d’une approche non fondée en droit à l’égard des points de départ qu’elle était tenue d’appliquer.
[162] La présente affaire illustre bien le danger de considérer les points de départ comme des règles de droit contraignantes. Le juge Stewart a appliqué les balises posées dans Sidwell en tenant compte du contexte et d’une manière appropriée compte tenu des circonstances particulières de l’affaire dont il était saisi. La Cour d’appel a perçu sa capacité d’adaptation aux circonstances comme une erreur de principe. Au lieu de se demander si le juge Stewart avait choisi le bon point de départ, la Cour d’appel aurait dû se demander si la peine était juste, et plus fondamentalement, si le juge Stewart avait bien appliqué les principes de détermination de la peine dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.
(b) Aucun double emploi
[163] Nous sommes d’avis de rejeter l’argument subsidiaire invoqué par Friesen au cours des plaidoiries selon lequel le juge Stewart avait fait double emploi des facteurs aggravants en les utilisant à la fois pour arriver à un point de départ de quatre à cinq ans et pour infliger une peine de six ans. Friesen n’a pas été en mesure de mentionner un seul passage démontrant que le juge Stewart s’était livré à un double emploi. Le juge Stewart a plutôt estimé que les facteurs aggravants étaient si importants qu’ils justifiaient non seulement un point de départ de quatre à cinq ans, mais aussi une peine plus élevée que ce point de départ. Le point de départ ne constitue qu’une ligne directrice et le juge Stewart pouvait (et devait, en fait) s’en écarter si cela était nécessaire pour bien individualiser la peine (voir Lacasse, par. 58). Nous tenons aussi à souligner que le juge Stewart a privilégié l’objectif d’isolement en infligeant la peine de six ans.
(c) Plaidoyer de culpabilité
[164] L’argument de Friesen selon lequel l’intervention de la cour d’appel était justifiée parce que le juge Stewart n’avait pas suffisamment tenu compte de son plaidoyer de culpabilité ne nous a pas convaincus. Le plaidoyer de culpabilité constitue un facteur atténuant reconnu; l’omission de considérer le plaidoyer de culpabilité comme un facteur atténuant peut constituer une erreur de principe. Toutefois, même si le juge Stewart a commis une erreur en ne mentionnant pas le plaidoyer de culpabilité de Friesen, nous ne sommes pas convaincus que cette erreur a eu une incidence sur la détermination de la peine (voir Lacasse, par. 44). La preuve du ministère public contre Friesen était accablante parce que sa conduite criminelle avait été enregistrée sur un cellulaire. Dans ces circonstances, le plaidoyer de culpabilité de Friesen a moins d’importance (voir R. c. Barrett, 2013 QCCA 1351, par. 20 (CanLII); R. c. Sahota, 2015 ONCA 336, par. 9 (CanLII)). Le plaidoyer de culpabilité présente effectivement d’autres avantages qui comptent aux fins d’atténuation de la peine, comme l’économie des ressources judiciaires et permettre aux victimes de tourner la page (voir R. c. Carreira, 2015 ONCA 639, 337 O.A.C. 396, par. 15). Toutefois, nous ne sommes pas convaincus que l’un ou l’autre de ces avantages était suffisant pour que la prise en considération explicite du plaidoyer de culpabilité ait eu une incidence sur la détermination de la peine.
(d) Expression de remords
[165] Enfin, nous ne souscrivons pas à l’argument de Friesen selon lequel l’intervention de la cour d’appel est justifiée parce que le juge Stewart n’a pas suffisamment pris en considération les remords exprimés par Friesen. L’expression de remords constitue un facteur atténuant pertinent (voir Lacasse, par. 77‑78). Toutefois, le remords revêt une importance accrue lorsqu’il est jumelé à une introspection et à des signes indiquant que le délinquant [traduction] « a compris la gravité de sa conduite et s’est par conséquent imposé un changement d’attitude ou une autodiscipline réduisant considérablement la probabilité de récidive » (R. c. Anderson (1992), 1992 CanLII 6002 (BC CA), 74 C.C.C. (3d) 523 (C.A. C.-B.), p. 536 (en italique dans l’original)). Le juge Stewart a conclu que Friesen ne comprenait pas la gravité de sa conduite puisqu’il [traduction] « ni[ait] » celle‑ci ou prétendait avoir « complètement perdu la tête » au moment des infractions (d.a., p. 2). Friesen ne s’était donc pas imposé un changement d’attitude qui réduisait sa probabilité de récidive. Au contraire, le juge Stewart a conclu que l’introspection de Friesen à l’égard de son comportement était « inexistante » et que le risque qu’il continuait de représenter pour les enfants était « terrifiant » (p. 3). Dans ces circonstances, nous ne sommes pas convaincus que l’omission du juge Stewart de mentionner expressément les remords exprimés par Friesen constituait une erreur de principe ou qu’elle a eu une incidence sur la détermination de la peine.
(2) La peine n’était pas manifestement non indiquée
[166] La peine n’était pas non plus manifestement non indiquée. La Cour d’appel a estimé que l’erreur de principe qu’elle a relevée avait donné lieu à une peine manifestement non indiquée, mais elle n’a pas expliqué pourquoi la peine n’était manifestement pas indiquée. Loin d’être excessive au point d’être manifestement non indiquée, la peine se situait à l’extrémité clémente du spectre des peines appropriées.
[167] La peine infligée en l’espèce est un peu moins sévère que la peine globale de six ans et demi que le juge Moldaver, de la Cour d’appel de l’Ontario, a confirmée dans Woodward. Comme la présente espèce, l’affaire Woodward ne portait aussi que sur un seul incident de contacts sexuels sur une enfant par un délinquant qui n’était pas en situation de confiance traditionnelle. Le juge Moldaver s’est dit d’avis que la peine infligée dans Woodward était [traduction] « clémente » (par. 75).
[168] Les circonstances de l’espèce sont même plus aggravantes que celles de l’affaire Woodward. S’il existait dans Woodward des facteurs aggravants qui n’existent pas en l’espèce, comme la manipulation, l’utilisation de communications électroniques pour attirer l’enfant victime et des actes physiques multiples commis lors du seul incident de violence sexuelle, la présente affaire n’en contient pas moins de nombreuses circonstances aggravantes qui n’existaient pas dans Woodward. La victime en l’espèce n’avait que quatre ans. La violence sexuelle a causé une douleur immédiate, comme en font foi la détresse, les cris et les pleurs de l’enfant. Friesen a ensuite fait des menaces à la mère pour tenter de la forcer à ramener l’enfant. La décision de Friesen de faire participer la mère à la violence sexuelle a causé un préjudice supplémentaire à l’enfant en raison de la rupture du lien de confiance. Les comparaisons en pareils cas sont peu utiles, mais continuent néanmoins de faire partie d’une analyse approfondie.
[169] L’augmentation par le législateur des peines maximales applicables aux infractions d’ordre sexuel contre les enfants confirme notre opinion selon laquelle la peine qu’a infligée le juge Stewart était clémente. L’arrêt Woodward a été rendu avant la décision du législateur, prise en 2015, de faire passer de dix à quatorze ans les peines maximales applicables aux infractions d’agression sexuelle contre une personne âgée de moins de 16 ans, de contacts sexuels, d’incitation à des contacts sexuels et d’exploitation sexuelle qui sont poursuivies par voie de mise en accusation. Par contre, les infractions commises par Friesen sont postérieures à ces augmentations, ce qui militerait en faveur d’une peine plus lourde.
[170] Nous tenons également à féliciter le juge Stewart pour la façon consciencieuse dont il a abordé bon nombre des facteurs importants que nous avons analysés dans les présents motifs. Le juge Stewart n’a pas fait une fixation sur la courte durée de l’atteinte physique et l’absence de pénétration. Il a plutôt reconnu à juste titre le préjudice immédiat et à long terme qu’avait causé à l’enfant la conduite de Friesen. De la même façon, il a bien compris le caractère [traduction] « extrêmement aggravant » du jeune âge de l’enfant (d.a., p. 3). De plus, il a à bon droit privilégié l’isolement du délinquant, en premier lieu dans le but de protéger les enfants d’un délinquant qui, avait‑il conclu, présentait un risque élevé de récidive et, en deuxième lieu, afin de renforcer l’importance que Friesen reçoive [traduction] « l’aide importante » dont il avait besoin pour être en mesure de se réinsérer dans la société sans mettre en danger les enfants (p. 5). Comme l’a affirmé le juge Stewart, [traduction] « [l]es enfants, ces petits êtres, doivent être protégés par la cour » (p. 2).
[171] Le fait que le juge Stewart a conclu que Friesen n’était pas en situation de confiance ne rend pas non plus la peine non indiquée. L’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique soutient que Friesen a bel et bien commis un abus de confiance au sens du sous‑al. 718.2a)(iii) du Code criminel parce qu’il a abusé de la confiance dont jouissait la mère auprès de l’enfant. Il ne serait pas équitable d’examiner cet argument en appel parce que le ministère public ne l’a pas soulevé à l’audience de détermination de la peine, où le juge Stewart a reconnu que Friesen ne se trouvait pas en situation de confiance, si bien qu’il n’a pas été soutenu devant lui que le facteur aggravant énoncé au sous‑al. 718.2a)(iii) s’appliquait (voir d.a., p. 50 et 71). Le ministère public n’a pas non plus fait valoir cet argument en appel. Nous refusons donc de décider si l’al. 718.2a)(iii) s’applique au délinquant qui, bien que ne se trouvant pas lui‑même en situation de confiance, abuse de la situation de confiance d’un tiers vis‑à‑vis la victime.
[172] Peu importe que l’al. 718.2a)(iii) s’applique ou non, nous estimons que la décision de Friesen de profiter du lien de confiance dont jouissait la mère pour agresser l’enfant constitue un facteur extrêmement aggravant. Dans ses observations écrites, Friesen s’est appuyé sur la conclusion de la Cour d’appel du Manitoba selon laquelle [traduction] « l’agression sexuelle d’un enfant par un parent est un crime sans pareil » (m.i., par. 55, citant R. c. C.D. (1991), 1991 CanLII 11849 (MB CA), 75 Man.R. (2d) 14, par. 14). Toutefois, Friesen ne peut nullement se fonder sur les défauts de la mère pour atténuer son propre comportement répréhensible. Il a plutôt cherché à se servir de la mère pour commettre, plus cruellement, des actes de violence sexuelle contre l’enfant. La culpabilité morale de Friesen est d’autant plus grande qu’il a sciemment décidé de profiter du lien de confiance dont jouissait la mère et de se rendre ainsi complice de l’abus de confiance commis par celle‑ci. Lorsqu’on examine les actes de Friesen [traduction] « du point de vue de la jeune victime », comme l’a proposé de le faire la juge Fraser, juge en chef de l’Alberta, dans R. c. T.L.B., 2007 ABCA 61, 409 A.R. 40, la gravité accrue de l’infraction perpétrée par Friesen est manifeste (par. 23). Il importait peu à l’enfant que Friesen ne soit pas en situation de confiance vis‑à‑vis elle parce que celui‑ci avait impliqué sa propre mère dans la violence sexuelle. Nous n’avons aucune raison de conclure, tel que le propose Friesen, que l’enfant a moins souffert à la suite d’une attaque coordonnée par lui et la mère de l’enfant que si la mère avait été la seule auteure de la violence sexuelle. Nous tenons à souligner que, comme l’enfant a subi une agression coordonnée de la part de sa mère et d’un étranger, elle aurait des raisons de craindre à la fois les étrangers et les personnes dignes de confiance qui s’occupent d’elle.
[173] Même si la mère n’avait pas été en situation de confiance, le fait que Friesen ait coordonné la violence sexuelle contre l’enfant avec la mère constituerait un facteur aggravant. La violence sexuelle commise d’une manière coordonnée par plusieurs délinquants est un facteur aggravant important (R. c. Kennedy (1999), 1999 CanLII 3808 (ON CA), 140 C.C.C. (3d) 378 (C.A. Ont.), par. 19‑20). Le droit vise à dissuader les délinquants d’agir de concert (The Law of Sentencing, p. 154). La violence sexuelle coordonnée peut aussi causer un préjudice émotionnel et psychologique supplémentaire à la victime en accentuant le caractère dégradant de l’agression (Kennedy, par. 18). Il ressort clairement de la transcription audio que Friesen et la mère ont agi ensemble en vue d’agresser l’enfant. La décision de Friesen de mener une agression coordonnée avec la mère contre une enfant de quatre ans sans défense accroît sa culpabilité morale.
[174] Nous partageons l’avis de la Cour d’appel que le juge Stewart a bien soupesé les facteurs atténuants. Friesen est un délinquant relativement jeune qui en est à sa première infraction et qui a eu une enfance traumatisante et douloureuse au cours de laquelle il a subi des sévices physiques, émotionnels et sexuels. Le juge Stewart a eu raison de reconnaître qu’il s’agissait de facteurs atténuants [traduction] « importants » et d’indiquer en quoi la manière traumatisante et abusive dont avait été élevé Friesen [traduction] « permettait de mieux comprendre » ses actes (d.a., p. 2). Toutefois, le juge Stewart devait soupeser ces facteurs par rapport aux facteurs aggravants et à la nécessité de privilégier la dénonciation et la dissuasion ainsi que l’isolement de Friesen en raison du risque élevé qu’il présentait pour les enfants. Tout cela étayait une justification motivée et fondée sur des principes permettant d’infliger une peine de détention d’une durée appréciable.
[175] Enfin, nous tenons à ajouter que la peine de six ans infligée en l’espèce ne doit pas être considérée comme étant réservée à l’hypothétique [traduction] « pire délinquant ». Le juge Stewart a bien affirmé que le cas de Friesen était [traduction] « l’un des pires que j’ai vus » (d.a., p. 5). Pourtant, les mots comme la « pire infraction » et le « pire délinquant » ne sont guère utiles (voir L.M., par. 20, citant R. c. Cheddesingh, 2004 CSC 16, [2004] 1 R.C.S. 433, par. 1). Il se peut que le présent cas soit l’un des pires que le juge Stewart ait vus, mais la Cour a été saisie au cours des dernières décennies de nombreux cas de violence sexuelle à l’égard des enfants objectivement plus graves et plus blâmables sur le plan moral qui ont donné lieu à des peines plus sévères que celle qu’a infligée en l’espèce le juge Stewart (voir M. (C.A.); L.M.).
(3) Autres facteurs aggravants
[176] Nous souhaitons également commenter trois autres facteurs aggravants qui méritent qu’on s’y attarde davantage : le préjudice qu’a peut‑être subi la mère par suite de l’extorsion, le fait que Friesen a perpétré les infractions chez elle et la preuve d’attitudes misogynes. Soulignons que nous ne nous appuyons pas sur ces facteurs pour arriver à notre décision de rétablir la peine infligée par le juge Stewart. Nous faisons plutôt part de nos commentaires sur ces facteurs dans l’unique but de fournir une orientation aux tribunaux qui pourraient être en présence de situations factuelles semblables.
[177] D’abord, ni le juge Stewart ni la Cour d’appel n’ont mentionné le préjudice potentiel ou réel causé à la mère du fait de l’infraction d’extorsion. Cette question aurait dû être examinée. La disposition créant l’infraction d’extorsion vise à protéger la liberté de choix d’une personne contre l’intimidation et l’atteinte à cette liberté (R. c. Davis, 1999 CanLII 638 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 759, par. 45). L’intimidation pratiquée par Friesen visait directement la vulnérabilité de la mère en tant que parent et créait un risque de préjudice psychologique et émotionnel. Tout de suite après l’intervention de l’amie de la mère, Friesen s’est comporté comme s’il avait le droit de demander à la mère de continuer à le satisfaire sexuellement et de lui ramener l’enfant afin qu’il puisse continuer à l’agresser. Il a eu recours aux menaces lorsque la mère a commencé à exprimer des regrets au sujet de l’agression de sa fille. Il a ensuite commencé à la menacer afin de la forcer à ramener l’enfant. Il a précisément visé la vulnérabilité de la mère en tant que parent à la fois en la menaçant de dire à son amie qu’elle avait agressé sexuellement son fils d’un an et en lui promettant de l’aider à récupérer un enfant auprès des SEF. Nous ne disposons pas d’une déclaration de la victime faite par la mère[5]. Cependant, la transcription contient de la preuve qui pourrait étayer la conclusion selon laquelle ces menaces ont causé un préjudice psychologique à la mère. Par exemple, elle a demandé plusieurs fois à Friesen [traduction] « pourquoi as‑tu besoin de faire ces choses [?] » tandis qu’il continuait à lui faire des menaces; elle a plus tard demandé à Friesen si elle était « dans le pétrin » (d.a., p. 100‑101).
[178] Ensuite, ni le juge Stewart ni la Cour d’appel n’ont mentionné le préjudice potentiel supplémentaire qu’a causé à la mère et à l’enfant le fait que la conduite de Friesen a eu lieu chez la mère. Le dossier n’indique pas clairement si l’enfant demeurait à temps plein chez la mère, mais le fait que la violence sexuelle a eu lieu chez la mère n’en était pas moins aggravant. La maison d’un parent est un endroit où l’enfant devrait se sentir en sécurité sous les soins et la garde du parent. La violence sexuelle qui se produit à la maison peut donc s’avérer particulièrement préjudiciable parce qu’elle nuit au sentiment de sécurité que ressent l’enfant dans le milieu familial (Bauman, p. 370; R. c. M.J., 2016 ONSC 2769, [2016] O.J. No. 3177 (QL), par. 31). Le fait que l’enfant se trouvait non seulement à la maison, mais aussi en train de dormir, lorsque Friesen a demandé à la mère de l’amener dans la chambre pour l’agresser le confirme. Les remarques qu’a formulées la juge McLachlin dans McDonnell sont particulièrement pertinentes :
Les agressions ont été commises lorsque la jeune fille dormait sans défense, dans des circonstances où elle ne pouvait pas craindre d’être violée. Une telle agression sur une victime type aurait vraisemblablement causé de la honte, de la gêne, une colère inapaisée, une aptitude réduite à faire confiance à autrui et la crainte que, même pendant un sommeil inoffensif, des gens puissent abuser d’elle et qu’ils le fassent effectivement.
[Nous soulignons; par. 113.]
[179] En outre, ni le juge Stewart ni la Cour d’appel n’ont mentionné que les menaces proférées par Friesen à la mère dans sa propre maison constituent un facteur aggravant prévu par la loi quant à l’infraction d’extorsion (Code criminel, art. 348.1). Friesen était un invité chez la mère. En dépit de ses propres actes répréhensibles, la mère avait droit à la protection de la loi et pouvait raisonnablement s’attendre à ne pas avoir à subir pareilles menaces, surtout dans sa propre maison. Il fallait examiner ce facteur.
[180] Enfin, nous souhaitons faire quelques brefs commentaires sur la déclaration de l’ancienne petite amie de Friesen à l’auteur du rapport présentenciel selon laquelle Friesen [traduction] « haïssait » les femmes (d.a., p. 90). Nous ne considérons pas ce commentaire comme un facteur aggravant parce que le juge Stewart n’a tiré aucune conclusion de fait à l’égard de celui‑ci. Soulignons toutefois que les juges doivent tenir compte des éléments de preuve démontrant des attitudes misogynes du délinquant. Ces attitudes peuvent notamment avoir une incidence de taille sur la culpabilité morale, l’introspection et la probabilité de récidive (voir Hajar, par. 161).
(4) Manque de clarté quant aux peines concurrentes et consécutives
[181] Dans ses motifs initiaux, le juge Stewart a infligé une seule peine sans faire de distinction entre l’accusation de contacts sexuels et celle de tentative d’extorsion. Il n’a pas parlé des caractéristiques aggravantes et atténuantes distinctes de l’accusation de tentative d’extorsion. Vers la fin de l’audience, le greffier de la cour a dû lui demander s’il s’agissait de peines concurrentes pour les deux accusations.
[182] Bien que les principes sous-tendant les peines concurrentes et consécutives ainsi que le principe de la totalité commandent de plus amples commentaires et éclaircissements de la Cour, l’accusation de tentative d’extorsion n’en méritait pas moins de faire l’objet d’une analyse exhaustive. Mais, comme nous l’avons déjà mentionné, il ne s’agit pas ici d’une affaire qui se prête à la résolution de ces questions.
VI. Dispositif
[183] Pour les motifs qui précèdent, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la peine infligée par le juge Stewart par suite de la déclaration de culpabilité pour contacts sexuels.
Annexe – Peines maximales plus lourdes prévues par la Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants, L.C. 2015, c. 23, dans le cas des infractions d’ordre sexuel à l’égard d’enfants
Infraction
Disposition du Code criminel
Par procédure sommaire
Par mise en accusation
Ancienne peine maximale
Nouvelle peine maximale
Ancienne peine maximale
Nouvelle peine maximale
Contacts sexuels
151
18 mois
2 ans moins un jour
10 ans
14 ans
Incitation à des contacts sexuels
152
18 mois
2 ans moins un jour
10 ans
14 ans
Exploitation sexuelle
153
18 mois
2 ans moins un jour
10 ans
14 ans
Bestialité en présence d’un enfant ou incitation de celui-ci
160(3)
S/O ͣ
S/O ͣ
10 ans
14 ans
Ordonnance d’interdiction
161
6 mois
18 mois
2 ans
4 ans
Production de pornographie juvénile
163.1(2)
S/O ͣ
S/O ͣ
10 ans
14 ans
Distribution de pornographie juvénile
163.1(3)
S/O ͣ
S/O ͣ
10 ans
14 ans
Possession de pornographie juvénile
163.1(4)
18 mois
2 ans moins un jour
5 ans
10 ans
Accès à la pornographie juvénile
163.1(4.1)
18 mois
2 ans moins un jour
5 ans
10 ans
Père, mère ou tuteur qui sert d’entremetteur
170
S/O ͣ
S/O ͣ
10 ans
14 ans
Maître de maison qui permet des actes sexuels interdits
171
S/O ͣ
S/O ͣ
5 ans
14 ans
Rendre accessible à un enfant du matériel sexuellement explicite
171.1
6 mois
2 ans moins un jour
2 ans
14 ans
Leurre d’enfants
172.1
18 mois
2 ans moins un jour
10 ans
14 ans
Entente ou arrangement — infraction d’ordre sexuel à l’égard d’un enfant
172.2
18 mois
2 ans moins un jour
10 ans
14 ans
Prostitution d’une personne âgée de moins de 18 ans*
212(4)
S/O ͣ
S/O ͣ
5 ans
10 ans
Agression sexuelle (victime âgée de moins de 16 ans)
271
18 mois
2 ans moins un jour
10 ans
14 ans
Agression sexuelle armée, menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles (victime âgée de moins de 16 ans)
272
S/O ͣ
S/O ͣ
14 ans
Emprisonnement à perpétuité
Remarques : a. « S/O » désigne l’un des cas suivants :
(1) La loi n’a pas modifié la peine maximale prévue pour l’infraction lorsque le ministère public procède par voie sommaire : bestialité en présence d’une personne âgée de moins de 16 ans (par. 160(3)); ou
(2) L’infraction en question ne peut être poursuivie que par voie de mise en accusation : production de pornographie juvénile (par. 163.1(2)), distribution de pornographie juvénile (par. 163.1(3)), père, mère ou tuteur qui sert d’entremetteur (art. 170), maître de maison qui permet des actes sexuels interdits (art. 171), prostitution d’une personne âgée de moins de 18 ans (par. 212(4)), et agression sexuelle armée, menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles (victime âgée de moins de 16 ans) (art. 272).
* Le législateur a abrogé l’infraction de prostitution d’une personne âgée de moins de 18 ans (par. 212(4)): voir la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, L.C. 2014, c. 25, art. 13.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelante : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.
Procureurs de l’intimé : Bueti Wasyliw Wiebe, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association : Pringle Chivers Sparks Teskey, Vancouver.
Procureur de l’intervenante Legal Aid Society of Alberta : Legal Aid Alberta, Edmonton.
[1] Pour les besoins des présents motifs, le mot « enfant » et sa forme plurielle s’entendent des personnes âgées de moins de 18 ans. Les mentions des « garçons », « filles », « jeunes femmes », « jeunes » et « adolescents » doivent toutes être considérées comme désignant des enfants. Lorsque certaines dispositions législatives distinguent les personnes âgées de moins de 16 ans de celles qui ont moins de 18 ans, nous l’indiquons clairement dans les motifs.
[2] Outre le leurre d’enfants, les infractions d’ordre sexuel contre des enfants que décrit le Code criminel comprennent les suivantes : bestialité en présence d’un enfant ou incitation de celui‑ci (par. 160(3)); production de pornographie juvénile (par. 163.1(2)); distribution de pornographie juvénile (par. 163.1(3)); possession de pornographie juvénile (par. 163.1(4)); accès à de la pornographie juvénile (par. 163.1(4.1)); père, mère ou tuteur qui sert d’entremetteur (art. 170); maître de maison qui permet des actes sexuels interdits (art. 171); rendre accessible à un enfant du matériel sexuellement explicite (art. 171.1); entente ou arrangement – infraction d’ordre sexuel à l’égard d’un enfant (par. 172.2(1)); exhiber ses organes génitaux devant une personne âgée de moins de 16 ans (par. 173(2)); obtention de services sexuels moyennant rétribution – personne âgée de moins de 18 ans (par. 286.1(2)); avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels d’une personne âgée de moins de dix‑huit ans (par. 286.2(2)); proxénétisme – personne âgée de moins de dix‑huit ans (par. 286.3(2)).
[3] Plus précisément, les infractions suivantes mettent en cause la traite de personnes ou l’enlèvement d’enfant : traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans (par. 279.011(1)); avantage matériel – traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans (par. 279.02(2)); rétention ou destruction de documents – traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans (par. 279.03(2)); enlèvement d’une personne âgée de moins de 16 ans (par. 280(1)); enlèvement d’une personne âgée de moins de 14 ans (art. 281).
[4] En plus de diverses infractions d’ordre sexuel, la disposition sur le leurre d’enfants s’applique aussi à la traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans (Code criminel, art. 279.011), à la réception d’un avantage matériel de la traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans (Code criminel, par. 279.02(2)) et à la rétention ou à la destruction de documents en vue de se livrer à la traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans ou de la faciliter (Code criminel, par. 279.03(2)).
[5] Nous ne cautionnons pas le refus apparent du ministère public et du juge Stewart de permettre à la mère de présenter une déclaration de la victime relativement à l’infraction d’extorsion. Nous tenons à souligner que ni le ministère public ni le juge Stewart n’ont fait état des dispositions du Code criminel ou de la Charte canadienne des droits des victimes, L.C. 2015, c. 13, art. 2, qui régissent le droit de la victime de présenter une déclaration de la victime à la cour lorsqu’ils ont refusé de permettre à la mère de présenter une déclaration de la victime.