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31/07/2020 | CANADA | N°2020CSC21

Canada | Canada, Cour suprême, 31 juillet 2020, Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia, 2020 CSC 21


COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia, 2020 CSC 21

Appel entendu : 9 décembre 2019
Jugement rendu : 31 juillet 2020
Dossier : 38459


 
Entre :
 
Procureur général de la Nouvelle-Écosse représentant Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Nouvelle-Écosse et gouverneur en conseil
Appelants
 
et
 
Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia, représentés par la Nova Scotia Provincial Judges’ A

ssociation
Intimés
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureure générale du Québec, pr...

COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia, 2020 CSC 21

Appel entendu : 9 décembre 2019
Jugement rendu : 31 juillet 2020
Dossier : 38459

 
Entre :
 
Procureur général de la Nouvelle-Écosse représentant Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Nouvelle-Écosse et gouverneur en conseil
Appelants
 
et
 
Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia, représentés par la Nova Scotia Provincial Judges’ Association
Intimés
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureure générale du Québec, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Association canadienne des juges des cours supérieures, Association du Barreau canadien, Association canadienne des juges des cours provinciales, Fédération canadienne des contribuables et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
 
Motifs de jugement :
(par. 1 à 73)

La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer)

 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

n.‑é. (p.g.) c. judges prov. ct. and fam. ct.
Procureur général de la Nouvelle‑Écosse représentant Sa
Majesté la Reine du chef de la province de la Nouvelle‑Écosse et
gouverneur en conseil                                                                                    Appelants
c.
Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia,
représentés par la Nova Scotia Provincial Judges’ Association                     Intimés
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureure générale du Québec,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta,
Association canadienne des juges des cours supérieures,
Association du Barreau canadien,
Association canadienne des juges des cours provinciales,
Fédération canadienne des contribuables et
Association canadienne des libertés civiles                                             Intervenants
Répertorié : Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia
2020 CSC 21
No du greffe : 38459.
2019 : 9 décembre; 2020 : 31 juillet.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel de la nouvelle‑écosse
                    Droit constitutionnel — Indépendance judiciaire — Rémunération des juges — Présentation au gouvernement de la province par une commission d’examen de la rémunération des juges de recommandations concernant les traitements, les avantages et les pensions des juges provinciaux — Remise au Cabinet par la procureure générale d’un rapport concernant ces recommandations — Modification par voie de décret de la recommandation de la commission relative aux traitements des juges — Dépôt par les juges d’une demande de contrôle judiciaire du décret — Le rapport de la procureure générale devrait‑il faire partie du dossier lors du contrôle judiciaire? — L’immunité d’intérêt public fait-elle obstacle à la production du rapport?
                    En novembre 2016, la commission sur la rémunération des juges de la Nouvelle‑Écosse a recommandé une augmentation d’environ 5,5 pour cent des traitements des juges provinciaux pour l’exercice financier 2017‑2018, de même que des augmentations de 1,2 pour cent en 2018‑2019 et de 2,2 pour cent en 2019‑2020. La procureure générale de la province a remis au Cabinet un rapport au sujet des recommandations de la commission. Le lieutenant‑gouverneur en conseil a ensuite pris, sur la base du rapport et de la recommandation de la procureure générale, un décret réduisant à zéro le taux d’augmentation salariale pour les exercices financiers 2017‑2018 et 2018‑2019 et à un pour cent pour l’exercice 2019‑2020. La Provincial Court Judges’ Association a demandé le contrôle judiciaire du décret ainsi qu’un jugement déclarant que le rapport de la procureure générale devrait faire partie du dossier du contrôle judiciaire. La juge des requêtes a accordé en partie le jugement déclaratoire, concluant que toutes les parties du rapport, sauf les portions protégées par le secret professionnel de l’avocat, devaient faire partie du dossier du contrôle judiciaire. La Cour d’appel a rejeté le pourvoi du procureur général.
                    Arrêt : L’appel est accueilli en partie et le jugement déclaratoire de la juge des requêtes est modifié de façon à indiquer que seulement l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale figurant dans le rapport de la procureure générale ainsi que le plan de communications doivent être versés au dossier.
                    Le cadre d’analyse qui permet de déterminer si des documents confidentiels du Cabinet peuvent faire partie du dossier lors d’un contrôle conforme à l’arrêt Bodner c. Alberta, 2005 CSC 4, [2005] 2 R.C.S. 286, a été élaboré dans le pourvoi connexe Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20. L’application de ce cadre d’analyse au présent appel révèle qu’il existe des raisons de croire que certaines portions du rapport de la procureure générale — l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et le plan de communications — pourraient contenir des éléments de preuve tendant à démontrer que le gouvernement n’a pas satisfait à une exigence de l’analyse établie dans l’arrêt Bodner. Aucune raison liée à l’immunité d’intérêt public ne fait obstacle à la production de ces portions du rapport, étant donné que l’intérêt du public à ce que ces portions demeurent confidentielles est supplanté par l’intérêt du public à ce qu’elles soient divulguées.
                    La partie qui demande la production d’un document confidentiel du Cabinet doit d’abord établir qu’il existe des raisons de croire que ce document pourrait contenir des éléments de preuve tendant à démontrer que le gouvernement n’a pas satisfait à l’une des exigences décrites dans l’arrêt Bodner. C’est uniquement dans ce cas que le gouvernement devra produire le document pour consultation par le tribunal.
                    En l’espèce, les motifs avancés par le gouvernement pour justifier la modification de la recommandation de la commission relative à l’augmentation des traitements des juges peuvent faire craindre que le gouvernement n’ait pas analysé de façon concrète les recommandations de la commission, ni fait preuve de respect envers son mécanisme d’examen. De plus, le gouvernement semble avoir mis en œuvre précisément l’augmentation qu’il avait proposée dans ses observations à la commission, ce qui, une fois de plus, soulève la question de savoir s’il a respecté le mécanisme d’examen de la commission. Enfin, il y a aussi une mention du rapport de la procureure générale dans le préambule du décret qui énonce la réponse du gouvernement, ce qui indique qu’il est possible que le lieutenant‑gouverneur en conseil se soit appuyé sur le rapport pour formuler sa réponse. Dans les circonstances, l’Association a fait la démonstration préliminaire requise pour justifier la consultation du document par un juge.
                    La prochaine étape de l’analyse consiste à déterminer si le rapport de la procureure générale fournit effectivement certains éléments de preuve tendant à démontrer que la réponse du gouvernement ne satisfait pas aux exigences énoncées dans l’arrêt Bodner. Le paragraphe du rapport qui analyse les implications à l’échelle gouvernementale de même que le plan de communications en annexe mentionnent les raisons pour lesquelles la décision d’accepter ou de modifier les recommandations de la commission pourrait être critiquée ainsi que des considérations politiques connexes, y compris l’incidence d’augmentations des traitements des juges sur les négociations collectives avec les syndicats du secteur public. L’inclusion de ces considérations appuie dans une certaine mesure la prétention selon laquelle la réponse du gouvernement ne satisfaisait pas aux exigences constitutionnelles et pourrait aider l’Association à mettre en doute le respect manifesté par le gouvernement à l’égard du mécanisme d’examen de la commission, ainsi que la légitimité des motifs avancés par le gouvernement pour rejeter les recommandations de celle‑ci. En conséquence, sauf application de la règle de l’immunité d’intérêt public, l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale figurant dans le rapport de la procureure générale ainsi que le plan de communications en annexe devraient être versés au dossier.
                    L’immunité d’intérêt public protège la confidentialité des délibérations du Cabinet si l’intérêt du public dans le maintien de la confidentialité d’un document l’emporte sur l’intérêt du public dans sa divulgation. Le pourvoi connexe énonce les principaux facteurs pertinents pour soupeser ces intérêts et explique comment ils s’appliquent dans le contexte d’un contrôle de type Bodner. 
                    Dans la présente affaire, plusieurs facteurs militent en faveur du maintien de la confidentialité de l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et du plan de communications. Ces portions du rapport de la procureure générale se rapportent à une décision prise au plus haut palier de l’exécutif. La réponse du gouvernement à l’égard des recommandations de la commission implique d’importantes décisions de politique générale. En ce qui a trait au moment de la divulgation, bien que la décision de modifier la hausse de rémunération des juges recommandée par la commission ait déjà été prise, puis annoncée publiquement, le détail des considérations soumises au Cabinet n’a pas encore été rendu public et il est permis de s’attendre à ce que ces renseignements demeurent confidentiels. De même, le contenu des documents est susceptible de révéler des questions qui ont été discutées au sein du Cabinet et il est permis de s’attendre à ce qu’il demeure confidentiel.
                    Toutefois, pour ce qui est des intérêts liés à l’administration de la justice, ce facteur milite en faveur de la divulgation de l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale figurant dans le rapport de la procureure générale, ainsi que du plan de communications en annexe. Certaines des considérations mentionnées dans ces portions du rapport ne constituaient pas des fondements rationnels ou légitimes justifiant de modifier ou de rejeter les recommandations de la commission. Leur inclusion au dossier aiderait le tribunal de révision à déterminer si la réponse du gouvernement reposait sur un objectif illégitime, et si le mécanisme d’examen par la commission a été respecté et les objectifs de celui-ci réalisés. En revanche, leur exclusion du dossier nuirait à la capacité du tribunal de révision à décider les questions centrales du contrôle de type Bodner. L’intérêt du public dans leur divulgation l’emporte donc sur l’intérêt du public dans le maintien de leur confidentialité.
Jurisprudence
Citée par la juge Karakatsanis
                    Arrêts appliqués : Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20; Carey c. Ontario, 1986 CanLII 7 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 637; arrêt expliqué : Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick c. Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Justice); Assoc. des juges de l’Ontario c. Ontario (Conseil de gestion); Bodner c. Alberta; Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général); Minc c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286; arrêts mentionnés : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), 1991 CanLII 74 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 525; Beauregard c. Canada, 1986 CanLII 24 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 56; Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureur général), 2016 CSC 39, [2016] 2 R.C.S. 116; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3.
Lois et règlements cités
Act to Amend Chapter 238 of the Revised Statutes, 1989, the Provincial Court Act, S.N.S. 1998, c. 7, art. 1 [ad. 1989, c. 238, art. 21J, 21K].
Financial Measures (2016) Act, S.N.S. 2016, c. 2, art. 9 [abr. & rempl. 1989, c. 238, art. 21J, 21K].
Interpretation Act, R.S.N.S. 1989, c. 235, art. 7(1)(q) « Lieutenant Governor in Council ».
O.C. 2017‑24, préambule.
Proceedings against the Crown Act, R.S.N.S. 1989, c. 360, art. 11.
Provincial Court Act, R.S.N.S. 1989, c. 238, art. 21E, 21H(2), 21J, 21K.
Public Service Act, R.S.N.S. 1989, c. 376, art. 29.
Règles de procédure civile de la Nouvelle‑Écosse, règle 7.10(a).
Doctrine et autres documents cités
Nova Scotia Provincial Judges’ Salaries and Benefits Tribunal (2017‑2020). Report and Recommendations for the Period April 1, 2017 to March 31, 2020, Halifax, November 2016 (en ligne : https://novascotia.ca/just/Court_Services/_docs/Judges-Salaries-2017-2020.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2020SCC-CSC21_1_eng.pdf).
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (les juges Fichaud, Oland et Beveridge), 2018 NSCA 83, 429 D.L.R. (4th) 359, 30 C.P.C. (8th) 1, 48 Admin. L.R. (6th) 315, [2018] N.S.J. No. 448 (QL), 2018 CarswellNS 814 (WL Can.), qui a confirmé une décision de la juge Smith, 2018 NSSC 13, 409 C.R.R. (2d) 117, 20 C.P.C. (8th) 112, [2018] N.S.J. No. 76 (QL), 2018 CarswellNS 154 (WL Can.). Pourvoi accueilli en partie.
                    Edward A. Gores, c.r., et Andrew D. Taillon, pour les appelants.
                    Susan Dawes et Kristen Worbanski, pour les intimés.
                    Michael H. Morris et Marilyn Venney, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
                    Sarah Kraicer et Andrea Bolieiro, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Brigitte Bussières et Robert Desroches, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.
                    Thomson Irvine, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
                    Doreen C. Mueller, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
                    Pierre Bienvenu, Azim Hussain et Jean‑Simon Schoenholz, pour l’intervenante l’Association canadienne des juges des cours supérieures.
                    Guy J. Pratte, Ewa Krajewska et Neil Abraham, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
                    Steven M. Barrett et Colleen Bauman, pour l’intervenante l’Association canadienne des juges des cours provinciales.
                    Adam Goldenberg et Stephanie Willsey, pour l’intervenante la Fédération canadienne des contribuables.
                    Andrew K. Lokan and Lauren Pearce, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
 
Version française du jugement de la Cour rendu par
 
                    La juge Karakatsanis —
[1]                              Le présent pourvoi, ainsi que le pourvoi connexe, Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, requièrent de notre Cour qu’elle mette en équilibre plusieurs impératifs constitutionnels : la dimension financière de l’indépendance judiciaire, la responsabilité que partagent l’exécutif et le législatif quant à la prise de décisions concernant les deniers publics et l’intérêt du public à ce que l’exécutif puisse mener ses affaires internes confidentiellement.
[2]                              Les pourvois portent sur la question de savoir si un document confidentiel du Cabinet peut faire partie du dossier en cas de contrôle judiciaire de la réponse d’un gouvernement aux recommandations d’une commission d’examen de la rémunération des juges. Ils soulèvent en outre la question de savoir si la production d’un tel document du Cabinet est néanmoins interdite pour des raisons liées à l’immunité d’intérêt public.
[3]                              En l’espèce, les tribunaux de la Nouvelle‑Écosse ont examiné le rapport soumis au Cabinet par la procureure générale de l’époque en Nouvelle‑Écosse et ils ont jugé qu’il s’agissait d’un document pertinent et non protégé par l’immunité d’intérêt public. Les tribunaux ont déclaré que les portions du rapport non visées par le secret professionnel de l’avocat font partie du dossier du contrôle judiciaire et doivent être produites par le procureur général.
[4]                              Le présent pourvoi doit être tranché conformément au cadre élaboré dans le pourvoi connexe. Ce cadre permet de déterminer si des documents confidentiels du Cabinet peuvent faire partie du dossier lors d’un contrôle conformément à l’arrêt Bodner c. Alberta, 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286[1], une forme limitée de contrôle judiciaire appliquée à l’égard de la réponse d’un gouvernement aux recommandations d’une commission d’examen de la rémunération des juges.
[5]                              Appliquant ce cadre d’analyse au présent appel, je conclus qu’il existe des raisons de croire que le rapport de la procureure générale pourrait contenir des éléments de preuve tendant à démontrer que le gouvernement n’a pas satisfait à une exigence de l’analyse établie dans l’arrêt Bodner. Les motifs avancés publiquement pour justifier la décision du gouvernement d’écarter la hausse de rémunération recommandée par la commission font naître des raisons de croire que le gouvernement pourrait s’être fondé sur des considérations illégitimes et ne pas avoir respecté le mécanisme d’examen de la commission.
[6]                              Après consultation du rapport de la procureure générale, j’arrive à la conclusion que seulement deux portions de celui‑ci — l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et le plan de communications — contiennent certains éléments de preuve indiquant que le gouvernement pourrait ne pas avoir satisfait à l’analyse établie dans Bodner. Pour ce qui est du reste du rapport, il est soit protégé par le secret professionnel de l’avocat, soit dénué d’éléments de preuve de ce genre, et il ne fera pas partie du dossier.
[7]                              Comme l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et le plan de communications font état de questions susceptibles d’avoir été considérées par le Cabinet, je me penche finalement sur la question de l’immunité d’intérêt public, et je conclus que l’intérêt du public à ce que ces portions du rapport de la procureure générale demeurent confidentielles est supplanté par l’intérêt du public à ce qu’elles soient divulguées. Bien que plusieurs facteurs militent en faveur du maintien de la confidentialité de ces portions, ils sont supplantés par l’importance de celles‑ci pour permettre au tribunal de statuer au fond sur le contrôle de type Bodner.
[8]                              Par conséquent, seules certaines portions du rapport de la procureure générale — l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et le plan de communications — doivent être produites en preuve dans le cadre du contrôle de type Bodner. Cela dit, ces extraits ne sont que quelques‑uns des éléments de preuve qu’examinera la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse afin de se prononcer sur le fond du contrôle judiciaire de la réponse du gouvernement.
[9]                              Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie.
I.               Contexte
A.            Provincial Court Act, R.S.N.S. 1989, c. 238
[10]                          Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3 (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale), notre Cour a énoncé les exigences constitutionnelles de base à respecter en vue de la modification de la rémunération des juges. La Provincial Court Act met en œuvre ces exigences en Nouvelle‑Écosse.
[11]                          En Nouvelle‑Écosse, une commission triennale appelée Provincial Judges’ Salaries and Benefits Tribunal (commission) est chargée de formuler des recommandations à propos des traitements, avantages et pensions des juges de la Cour provinciale et du Tribunal de la famille sur la base des facteurs prescrits et des autres facteurs que la commission juge pertinents : Provincial Court Act, art. 21E. La commission présente ses recommandations dans un rapport adressé au ministre de la Justice, qui le transmet à son tour au lieutenant‑gouverneur en conseil : art. 21H(2) et 21K(1)[2].
[12]                          Avant 2016, les recommandations de la commission avaient un caractère contraignant. Elles étaient automatiquement mises en œuvre, sauf si elles requéraient des modifications de nature législative. En pareils cas, le ministre de la Justice devait déposer le projet de loi nécessaire à l’Assemblée législative : voir An Act to Amend Chapter 238 of the Revised Statutes, 1989, the Provincial Court Act, S.N.S. 1998, c. 7, art. 1, qui édicte les art. 21J et 21K de la Provincial Court Act.
[13]                          En 2016, la législature de la Nouvelle‑Écosse a modifié la Provincial Court Act pour accorder au lieutenant‑gouverneur en conseil le pouvoir de modifier ou de rejeter les recommandations de la commission : voir la Financial Measures (2016) Act, S.N.S. 2016, c. 2, art. 9, qui abroge et remplace les art. 21J et 21 K de la Provincial Court Act.
[14]                          Une fois qu’il reçoit le rapport de la commission, le lieutenant‑gouverneur en conseil [traduction] « doit, sans délai, confirmer, modifier ou rejeter chacune des recommandations » formulées par la commission : Provincial Court Act, art. 21K(2). En cas de modification ou de rejet d’une recommandation, cette décision doit être motivée : art. 21K(3). Le lieutenant‑gouverneur en conseil « doit, sans délai, faire mettre en œuvre les recommandations confirmées ou modifiées » : art. 21K(4).
B.            Réponse du gouvernement
[15]                          Dans ses observations à la commission, le gouvernement de la Nouvelle‑Écosse a affirmé qu’une augmentation des traitements [traduction] « conforme aux prescriptions salariales applicables à la fonction publique » — à savoir aucune augmentation au cours des deux premières années et une augmentation d’un pour cent dans la dernière année — « serait convenable eu égard à l’ensemble des circonstances » : Nova Scotia Provincial Judges’ Salaries and Benefits Tribunal (2017-2020), Report and Recommendations for the Period April 1, 2017 to March 31, 2020 (novembre 2016) (en ligne), par. 39.
[16]                          Dans son rapport de novembre 2016, la commission a signalé que le traitement versé aux juges de la Cour provinciale était inférieur à celui versé à leurs homologues dans les autres provinces et territoires, à l’exception de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Elle a recommandé une augmentation d’environ 5,5 pour cent des traitements des juges de la Cour provinciale pour l’exercice financier 2017‑2018, de même qu’une augmentation basée sur l’indice des prix à la consommation de Statistique Canada pour la Nouvelle‑Écosse en 2018‑2019 et 2019‑2020. Selon la méthodologie établie par la commission, cette recommandation aurait donné lieu à des augmentations de 1,2 pour cent en 2018‑2019 et de 2,2 pour cent en 2019‑2020, le tout aurait représenté une hausse totale d’environ 8,9 pour cent sur trois ans[3].
[17]                          En décembre 2016, la procureure générale de l’époque a remis au Cabinet un rapport au sujet des recommandations de la commission. Le rapport a été déposé sous scellés devant notre Cour, tout comme il l’avait été devant les juridictions inférieures. La Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a inséré un résumé détaillé du rapport dans ses motifs : 2018 NSSC 13, 409 C.R.R. (2d) 117, par. 146‑176.
[18]                          En février 2017, le lieutenant‑gouverneur en conseil a pris un décret modifiant la recommandation de la commission portant sur les traitements versés aux juges de la Cour provinciale : O.C. 2017‑24. Le décret réduit à zéro le taux d’augmentation salariale pour les exercices financiers 2017‑2018 et 2018‑2019, et à un pour cent pour l’exercice 2019‑2020. Aux termes du préambule du décret, celui‑ci est pris par le lieutenant‑gouverneur en conseil [traduction] « sur rapport et recommandation de la procureure générale et ministre de la Justice ».
[19]                          Les intimés, les juges de la Cour provinciale et du Tribunal de la famille, représentés par la Nova Scotia Provincial Court Judges Association (Association), ont demandé le contrôle judiciaire du décret et sollicité une ordonnance cassant le décret, une ordonnance confirmant les recommandations de la commission ainsi qu’un jugement déclaratoire portant que le gouvernement a porté atteinte à l’indépendance judiciaire. Dans leur demande, les juges ont réclamé la production du rapport de la procureure générale mentionné dans le décret.
[20]                          La procureure générale a déposé à la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse un dossier qui ne comprenait pas le rapport en question. L’Association a demandé par voie de requête, en vertu de l’al. 7.10(a) des Règles de procédure civile, un jugement déclarant que le rapport fait partie du dossier du contrôle judiciaire.
II.            Historique des procédures
A.            Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, 2018 NSSC 13, 409 C.R.R. (2d) 117 (juge Smith)
[21]                          La Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a accordé en partie le jugement déclaratoire sollicité par l’Association. La juge Smith a expliqué que le contrôle envisagé par l’arrêt Bodner requiert du tribunal de révision qu’il décide si, au regard du mécanisme dans sa totalité, la participation et la réponse du gouvernement témoignent de la bonne foi et de l’engagement concret de celui‑ci à ce processus. La cour a cité la règle générale selon laquelle, en cas de contrôle judiciaire, le dossier comprend tous les documents dont disposait le décideur et sur lesquels ce dernier s’est appuyé pour prendre sa décision, sous réserve des exceptions qui ont pour effet d’en soustraire des éléments, par exemple le secret des délibérations, exception qui ne s’applique pas en l’espèce.
[22]                          En ce qui concerne l’immunité d’intérêt public, la juge Smith a statué que, bien que le processus décisionnel se soit déroulé en très haut lieu, le reste des facteurs énoncés dans l’arrêt Carey c. Ontario, 1986 CanLII 7 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 637, militaient en faveur de la divulgation. Elle a conclu que certaines portions du rapport renferment des avis juridiques de la procureure générale et sont, de ce fait, protégées par le secret professionnel de l’avocat. Elle a déclaré que toutes les parties du rapport, sauf les portions ainsi protégées, devaient faire partie du dossier du contrôle judiciaire, et elle a ordonné au procureur général de les produire.
B.            Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, 2018 NSCA 83, 429 D.L.R. (4th) 359 (juges Fichaud, Oland et Beveridge)
[23]                          La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse n’a relevé aucune erreur dans la conclusion du tribunal de révision portant que le rapport est pertinent, ni dans son analyse de l’immunité d’intérêt public. La cour a ajouté que la divulgation du rapport est dans l’intérêt du public, parce que le gouvernement savait que sa réponse aux recommandations de la commission ferait l’objet d’un contrôle judiciaire et parce que le contrôle s’attacherait à des questions vitales pour l’administration de la justice et la relation entre deux branches du gouvernement. Le juge d’appel Fichaud, qui a rédigé les motifs de la Cour d’appel, a confirmé la conclusion selon laquelle certaines portions du rapport sont protégées par le secret professionnel de l’avocat.
III.         Questions en litige
[24]                          Le présent pourvoi soulève deux questions : (a) Le rapport de la procureure générale devrait‑il faire partie du dossier lors du contrôle de type Bodner? (b) Le rapport est‑il néanmoins protégé par l’immunité d’intérêt public, de sorte qu’il ne devrait pas être produit?
[25]                          L’Association n’a pas formé de pourvoi incident contre les conclusions de la Cour d’appel portant que certaines portions du rapport sont visées par le secret professionnel de l’avocat, qu’il n’y a pas eu de renonciation à ce privilège et que ces portions du rapport ne feront donc pas partie du dossier lors du contrôle de type Bodner. Par conséquent, les conclusions de la Cour d’appel sur ces points ne sont pas visées par le pourvoi devant notre Cour. Elles sont définitives.
IV.         Analyse
[26]                          Je ferai d’abord une remarque préliminaire. Bien que la réponse du gouvernement prenne la forme d’un décret pris par le lieutenant‑gouverneur en conseil en vertu de la Provincial Court Act, ce décret repose sur un avis du Cabinet. Puisque l’avis du Cabinet est pratiquement toujours contraignant, c’est dans les faits le Cabinet qui détermine la décision que prendra le lieutenant‑gouverneur en conseil : voir le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), 1991 CanLII 74 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 546‑547. Le document en litige dans le présent pourvoi a trait au processus qu’a suivi le Cabinet pour arrêter son avis.
[27]                          Le présent pourvoi doit être tranché conformément au cadre établi dans le pourvoi connexe, B.C. Provincial Court Judges, cadre qui régit la production de documents confidentiels du Cabinet lors d’un contrôle de type Bodner. Bien que les parties au présent pourvoi aient affirmé que le débat portait sur la pertinence, comme je l’ai expliqué dans B.C. Provincial Court Judges, la pertinence ne permet pas à elle seule de réaliser le juste équilibre entre les intérêts constitutionnels opposés en jeu quand une partie sollicitant un contrôle de type Bodner demande la production d’un document confidentiel du Cabinet.
[28]                          En conséquence, la partie qui demande la production d’un document confidentiel du Cabinet doit d’abord établir qu’il existe des raisons de croire que ce document pourrait contenir des éléments de preuve tendant à démontrer que le gouvernement n’a pas satisfait à l’une des exigences décrites dans l’arrêt Bodner, interprétées, comme il se doit, comme ayant pour effet d’ajouter à l’arrêt Beauregard c. Canada, 1986 CanLII 24 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 56, et au Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale. C’est uniquement dans ce cas que le gouvernement devra produire le document pour consultation par le tribunal de révision. Après avoir consulté le document, le tribunal de révision décide s’il renferme en fait des éléments de preuve tendant à démontrer que le gouvernement ne s’est pas conformé à une exigence décrite dans l’arrêt Bodner. Si le document contient de tels éléments de preuve, le tribunal peut ordonner la production du document, en tant que partie du dossier, sous réserve de l’application de l’immunité d’intérêt public ou de toute autre règle de preuve applicable invoquée par le gouvernement.
A.            Le rapport de la procureure générale devrait‑il faire partie du dossier lors du contrôle de type Bodner?
[29]                          Comme je l’ai rappelé dans le pourvoi connexe B.C. Provincial Court Judges, la sécurité financière constitue l’une des caractéristiques essentielles du principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire : Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 118. Un aspect de la sécurité financière est qu’en l’absence de « crise financière exceptionnellement grave provoquée par des circonstances extraordinaires », le gouvernement ne peut modifier la rémunération des juges sans d’abord solliciter les recommandations d’une commission d’examen de la rémunération des juges : Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 133 et 137; B.C. Provincial Court Judges, par. 31. Pour que la commission fonctionne efficacement, ses recommandations doivent « avoir un effet concret sur la détermination des traitements des juges » : Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 175; voir également Bodner, par. 29, et B.C. Provincial Court Judges, par. 33.
[30]                          Le gouvernement doit répondre formellement au rapport de la commission et exposer des motifs précis justifiant tout écart par rapport aux recommandations de la commission : Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 179 et 180; Bodner, par. 18-22; Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureur général), 2016 CSC 39, [2016] 2 R.C.S. 116, par. 35; B.C. Provincial Court Judges, par. 34. La réponse du gouvernement est soumise à « une forme limitée de contrôle judiciaire » selon une norme de « rationalité » : Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 183‑184; Bodner, par. 29 et 42; B.C. Provincial Court Judges, par. 35.
[31]                          L’analyse applicable pour décider si la réponse du gouvernement respecte la norme de la rationalité comporte trois étapes :
(1)   Le gouvernement a‑t‑il justifié par un motif légitime sa décision de s’écarter des recommandations de la commission?
(2)   Les motifs invoqués par le gouvernement ont‑ils un fondement factuel raisonnable?
(3)   Dans son ensemble, le mécanisme d’examen par une commission a‑t‑il été respecté et les objectifs du recours à une commission, à savoir préserver l’indépendance de la magistrature et dépolitiser la fixation de la rémunération des juges, ont‑ils été atteints?
      (Bodner, par. 31; B.C. Provincial Court Judges, par. 36)
[32]                          Comme je l’ai expliqué dans le pourvoi connexe, bien que l’analyse établie dans l’arrêt Bodner soit axée sur la réponse du gouvernement, cela ne veut pas dire que le tribunal de révision peut faire abstraction du contexte général; en effet, il n’est pas nécessairement tenu de considérer uniquement la réponse du gouvernement : voir B.C. Provincial Court Judges, par. 40‑45. La troisième étape de l’analyse établie dans l’arrêt Bodner consiste à déterminer si le gouvernement a respecté le mécanisme d’examen par une commission de façon à permettre la réalisation des objectifs du recours à ce mécanisme. Autre considération importante, la validité de la réponse du gouvernement ne saurait être confirmée s’il est démontré qu’elle repose sur un objectif illégitime ou déguisé (les qualificatifs « malhonnête ou spécieux » ont parfois été utilisés), principe qui témoigne d’un souci profondément ancré dans la jurisprudence de notre Cour relative à l’indépendance judiciaire et qui imprègne toute l’analyse établie dans l’arrêt Bodner. Dans cet arrêt, notre Cour s’est demandé si les motifs fournis par les gouvernements de l’Alberta, du Nouveau‑Brunswick, de l’Ontario et du Québec étaient « dictés par des considérations purement politiques », s’ils « rév[élaient] qu’ils [étaient] dictés par des considérations politiques ou discriminatoires » ou s’ils « dénot[aient] [. . .] l’existence d’un objectif politique illégitime [ou] une intention de manipuler ou d’influencer la magistrature » : Bodner, par. 66, 96 et 159; voir également les par. 68 et 123.
[33]                          Quoique, dans le cadre d’un contrôle de type Bodner, le dossier se compose principalement des observations présentées à la commission, du rapport de celle‑ci et de la réponse du gouvernement, il peut également comprendre d’autres éléments de preuve pertinents à l’égard des questions à examiner lors d’un tel contrôle : B.C. Provincial Court Judges, par. 53‑55.
[34]                          Généralement, un contrôle de type Bodner oppose deux branches de l’État : d’une part, l’exécutif, d’autre part, les membres de la magistrature qui contestent la réponse du gouvernement. La détermination de la pertinence d’éléments de preuve additionnels, lorsque celle‑ci est mise en question, peut, dans le cours normal des choses, requérir qu’un juge consulte les éléments de preuve proposés. Toute consultation d’un document confidentiel du Cabinet est susceptible de porter atteinte à la confidentialité des délibérations du Cabinet. Toutefois, étant donné que le pouvoir judiciaire a un intérêt direct dans le litige, la consultation par un de ses membres d’un document confidentiel du Cabinet se rapportant à la réponse du gouvernement aux recommandations d’une commission d’examen de la rémunération des juges est susceptible d’entraîner une atteinte considérable : B.C. Provincial Court Judges, par. 70‑72. En raison de ces considérations, l’arrêt rendu dans le pourvoi connexe établit un ensemble particulier de règles qui s’appliquent lorsqu’une partie sollicitant un contrôle de type Bodner demande la production d’un document confidentiel du Cabinet.
[35]                          Avant que le tribunal ne consulte le document en question, la partie sollicitant le contrôle de type Bodner doit d’abord démontrer l’existence de circonstances ou d’éléments de preuve appuyant sa prétention selon laquelle ce document pourrait tendre à démontrer que la réponse du gouvernement ne satisfait pas à l’une des étapes de l’analyse établie dans l’arrêt Bodner : B.C. Provincial Court Judges, par. 75. Il n’est pas nécessaire, pour faire cette démonstration, que la partie connaisse le contenu du document confidentiel du Cabinet ou dispose de renseignements sur le contenu de celui‑ci. Comme je l’ai expliqué au par. 78 de l’arrêt B.C. Provincial Court Judges, la partie peut s’appuyer sur des déclarations faites par des ministres ou d’autres personnes, ainsi que sur des éléments concernant le contexte plus large, y compris de tendances se dégageant des réponses antérieures du gouvernement aux recommandations de la commission. Pour décider si les circonstances invoquées permettent de faire la démonstration préliminaire requise pour justifier la consultation du document par un membre de la magistrature, le tribunal peut considérer l’ensemble du dossier, notamment les observations que le gouvernement a présentées à la commission. Il est possible que la réponse du gouvernement elle‑même fournisse certaines raisons de croire que le document confidentiel du Cabinet pourrait contenir des éléments de preuve tendant à démontrer que le gouvernement n’a pas satisfait à une exigence décrite dans l’arrêt Bodner.
[36]                          Dans son avis de demande, l’Association plaide que les motifs du gouvernement n’expliquent pas la décision de ce dernier de s’écarter considérablement de la recommandation de la commission d’augmenter les traitements des juges de 8,9 pour cent sur trois ans dans le but de les faire concorder davantage avec les traitements versés dans les autres provinces. De l’avis des intimés, les motifs ne justifient pas la décision du gouvernement de limiter l’augmentation à un pour cent pour la dernière année d’un cycle triennal.
[37]                          Pour leur part, les motifs avancés par le gouvernement critiquent de façon répétée et en termes sévères les recommandations de la commission et le mécanisme d’examen par une commission. Selon ces motifs, la commission a procédé [traduction] « suivant une formule axée sur les résultats en vue d’arriver à une conclusion donnée », ajoutant qu’il n’existait « aucun fondement rationnel étayant sa conclusion » : d.a., vol. 2, p. 8‑10. Les motifs reprochent aussi à la commission d’avoir recouru à une forme d’ « arbitrage antagoniste entre intérêts opposés », basée sur le modèle de la négociation collective, prévenant qu’« en conséquence », « la confiance du public dans l’indépendance, l’objectivité et l’efficacité — réelles et perçues — [de la commission] pourraient être mises en doute » : d.a., vol. 2, p. 12‑13.
[38]                          Bien que le gouvernement reconnaisse qu’il aurait été possible à la commission de fournir des motifs valables sur le plan constitutionnel pour justifier sa décision de déborder du cadre budgétaire de la province, le gouvernement conclut que la commission a soit fait erreur soit outrepassé sa compétence en dérogeant à ce cadre et qu’elle [traduction] « a choisi, dans les faits, d’usurper le pouvoir conféré par la loi au ministre des Finances » : d.a., vol. 2, p. 15 (je souligne).
[39]                          En définitive, le gouvernement a modifié considérablement la recommandation de la commission, gelant les traitements des juges pour les exercices 2017‑2018 et 2018‑2019 et décrétant une augmentation de leurs traitements d’un pour cent pour l’exercice 2019‑2020 [traduction] « afin qu’ils concordent avec le salaire déjà fixé pour les procureurs de la Couronne, l’augmentation de l’enveloppe destinée aux médecins et la hausse proposée à l’égard des autres personnes en Nouvelle‑Écosse qui sont rémunérées sur les fonds publics, y compris les députés de l’Assemblée législative » : d.a., vol. 2, p. 18‑19.
[40]                          Il s’agit de décider si, dans le contexte plus large de la présente espèce, les motifs susmentionnés fournissent des raisons de croire que le rapport de la procureure générale pourrait contenir des éléments de preuve tendant à démontrer que le gouvernement ne s’est pas conformé à une de ses obligations constitutionnelles lorsqu’il a répondu aux recommandations de la commission.
[41]                          Il est loisible aux intimés de se fonder sur les motifs du gouvernement pour soutenir que ce dernier n’a pas tenu suffisamment compte de la nature distincte des fonctions judiciaires lorsqu’il a conclu que les traitements des juges devraient augmenter uniquement au même rythme que les salaires dans le reste du secteur public. Bien qu’il soit possible que des restrictions générales en matière d’augmentation salariale puissent être jugées rationnelles, notre Cour a formulé la mise en garde suivante : « l’indépendance de la magistrature peut être menacée par des mesures qui […] traitent les juges [et les] autres personnes rémunérées sur les fonds publics […] de façon identique » : Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 158 et 184. De même, quoique notre Cour ait accepté dans Bodner que des comparaisons avec les salaires des fonctionnaires pourraient s’avérer opportunes, elle a également souligné que la réponse du gouvernement doit toujours tenir compte de la nature distincte des fonctions judiciaires : Bodner, par. 26, 75 et 123‑126.
[42]                          Comme l’a clairement indiqué notre Cour aux par. 23, 25 et 38 de l’arrêt Bodner, le gouvernement doit répondre aux recommandations de la commission, les prendre en compte et traiter concrètement des questions en jeu. Dans l’affaire Bodner elle‑même, l’omission du gouvernement du Québec de répondre à certains des principaux motifs justifiant les recommandations de la commission s’est révélée fatale à la rationalité de sa réponse : par. 159. En l’espèce, les motifs du gouvernement font état d’un certain nombre d’erreurs possibles dans la comparaison faite par la commission avec les salaires versés aux juges au Nouveau‑Brunswick. L’étude effectuée par le gouvernement sur les fondements factuels invoqués par la commission est appropriée et expressément envisagée dans l’arrêt Bodner, aux par. 26 et 36. Mais il est également possible de soutenir que le gouvernement ne s’est pas penché de manière concrète sur l’analyse réalisée par la commission en ce qui concerne la hausse du coût de la vie en Nouvelle‑Écosse ou sur la comparaison plus large effectuée par celle‑ci entre les traitements versés aux juges de la province et ceux versés aux juges dans le reste du pays, comparaison qui constitue la justification centrale de sa recommandation. La légitimité des motifs avancés par le gouvernement de la Nouvelle‑Écosse peut également être évaluée au regard de la mesure dans laquelle celui‑ci s’écarte de la recommandation de la commission.
[43]                          Il est évidemment loisible au gouvernement de ne pas être d’accord avec la commission quant aux recommandations qu’elle a formulées et au raisonnement qu’elle a suivi. Cependant, on attend de lui qu’il fasse montre de respect envers le mécanisme d’examen par une commission de manière à permettre la réalisation des objectifs de ce mécanisme — la dépolitisation et l’indépendance de la magistrature : Bodner, par. 25‑26 et 30‑31. Ici, les motifs mêmes avancés par le gouvernement peuvent faire craindre que le gouvernement n’ait pas analysé de façon concrète les recommandations de la commission, ni fait preuve de respect envers son mécanisme d’examen.
[44]                          De plus, le gouvernement semble en l’espèce avoir mis en œuvre précisément l’augmentation qu’il avait proposée dans ses observations à la commission, ce qui, une fois de plus, soulève la question de savoir s’il a respecté le mécanisme d’examen de la commission : voir Bodner, par. 23; B.C. Provincial Court Judges, par. 85. Ce faisant, à l’instar du gouvernement du Québec dans l’affaire Bodner, le gouvernement de la Nouvelle‑Écosse « semble s’être contenté de reformuler sa position initiale, sans opposer de réponse à certains des principaux motifs justifiant les recommandations [de la commission] » : par. 159. Il s’agit d’un facteur important à prendre en considération pour décider si la démonstration préliminaire requise a été faite.
[45]                          Enfin, je note qu’il y a aussi une mention du rapport de la procureure générale dans le préambule du décret qui forme la réponse du gouvernement. Bien que cette mention indique qu’il est possible que le lieutenant‑gouverneur en conseil se soit appuyé sur le rapport de la procureure générale pour formuler sa réponse, ce fait ne suffirait vraisemblablement pas à lui seul pour que la démonstration préliminaire requise soit réalisée. Il constitue simplement un facteur parmi d’autres à prendre en considération.
[46]                          Je suis d’avis que, dans les circonstances, l’Association a fait la démonstration préliminaire requise pour justifier la consultation du document en question par un membre de la magistrature. Il existe certaines raisons de croire que le rapport de la procureure générale pourrait contenir des éléments de preuve tendant à démontrer que le gouvernement a dans les faits manqué aux obligations constitutionnelles qui lui incombent suivant la jurisprudence de notre Cour relative à l’indépendance judiciaire.
[47]                          La prochaine étape de l’analyse consiste donc à déterminer si le rapport de la procureure générale fournit effectivement certains éléments de preuve tendant à démontrer que la réponse du gouvernement ne satisfait pas aux exigences énoncées dans l’arrêt Bodner : B.C. Provincial Court Judges, par. 80.
[48]                          Le rapport a été déposé sous scellés auprès de la Cour et est ainsi à notre disposition pour examen. Nous sommes donc en mesure de le consulter afin de décider s’il doit être produit, et ainsi de donner des indications supplémentaires sur l’application de ce cadre. Tout comme les tribunaux de la Nouvelle‑Écosse, je vais m’abstenir de commenter les portions du rapport qui sont protégées par le secret professionnel de l’avocat et me concentrer uniquement sur les portions qui ne le sont pas.
[49]                          Comme l’indique clairement le résumé du rapport que fait la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, la plupart des portions du rapport non protégées par le secret professionnel de l’avocat fournissent des renseignements généraux qui visaient à exposer au lieutenant‑gouverneur en conseil le contexte de la décision qu’il devait prendre en vertu de la Provincial Court Act. Exception faite de l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et du plan de communications, le reste des portions non protégées du rapport ne fournissent aucun élément de preuve démontrant que la réponse du gouvernement ne satisfait pas aux exigences décrites dans l’arrêt Bodner. Elles ne renferment rien qui a trait à la légitimité des motifs invoqués publiquement par le gouvernement pour s’écarter de la recommandation de la commission. Elles n’apportent aucun éclairage sur le caractère raisonnable du fondement factuel invoqué par le gouvernement. Elles ne révèlent pas un manque de respect envers le mécanisme d’examen de la commission. Elles ne suggèrent pas non plus de motivation illégitime. Ces portions non protégées du rapport n’ont pas à être produites.
[50]                          Le paragraphe qui figure sous la rubrique « implications à l’échelle gouvernementale » dans le rapport de la procureure générale reconnaît que la commission joue un rôle [traduction] « unique » vu le principe de l’indépendance judiciaire, mais il précise également que « toute augmentation salariale consentie à un groupe risque d’avoir une incidence sur les négociations collectives auxquelles prend part actuellement le gouvernement ».
[51]                          Quant au plan de communications, il s’agit d’une annexe au rapport de la procureure générale qui a été préparée par le directeur des communications du ministère de la justice et approuvée par le sous‑procureur général et la procureure générale. Le plan de communications ne fournit ni conseil ni recommandation, mais fait plutôt état de [traduction] « défis sur le plan des communications » que soulèveraient l’acceptation, le rejet ou la modification des recommandations de la commission. Il a été remis au Cabinet pour que celui‑ci l’examine lorsqu’il déciderait de la réponse du gouvernement aux recommandations de la commission. Le plan de communications mentionne les raisons pour lesquelles la décision d’accepter ou de modifier ces recommandations pourrait être critiquée, ainsi que des considérations politiques connexes.
[52]                          Le plan avise le gouvernement que, si ce dernier décide d’accepter les recommandations, l’augmentation salariale pourrait ne pas être considérée acceptable par le public. Il le prévient également que, s’il accepte les recommandations, le public pourrait se demander pourquoi le gouvernement a pris la peine de modifier la loi pour rendre les recommandations non contraignantes s’il n’est pas disposé à s’écarter de celles‑ci. Enfin, le plan suggère que les syndicats du secteur public pourraient invoquer l’augmentation salariale [traduction] « au soutien de [leurs] arguments en faveur de salaires plus élevés », étant donné que l’augmentation recommandée est supérieure à celle consentie aux employés du secteur public en général.
[53]                          Le plan de communications prévient le gouvernement que, s’il rejette ou modifie les recommandations — ce qu’a fait ce dernier en définitive —, les juges de la Cour provinciale et du Tribunal de la famille présenteront probablement une demande de contrôle judiciaire. Le plan précise toutefois que, même si cela se produit, le public considérera vraisemblablement que le gouvernement agit de manière [traduction] « ferme et cohérente en matières financières et à l’égard des salaires versés aux personnes payées par les contribuables », et que les syndicats du secteur public ne pourront pas utiliser l’augmentation salariale au soutien de leurs arguments en faveur d’une majoration des salaires.
[54]                          À mon avis, l’inclusion de ces considérations dans l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et dans le plan de communications appuie dans une certaine mesure la prétention selon laquelle la réponse du gouvernement aux recommandations de la commission ne satisfaisait pas aux exigences constitutionnelles. En particulier, l’argument voulant que, si le gouvernement accepte les recommandations de la commission, il sera critiqué parce qu’il ne s’est pas prévalu de la faculté que lui a donnée la législature de la Nouvelle‑Écosse de modifier ou de rejeter les recommandations de la commission, ne saurait guère servir de fondement rationnel le justifiant de s’écarter ces recommandations. La légitimité de la réponse du gouvernement serait compromise si le Cabinet s’est fondé sur ces considérations. La question de savoir s’il l’a fait est une question qu’il appartiendra à la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse de trancher lors de l’instruction au fond.
[55]                          Il va de soi que le gouvernement peut prendre en compte des considérations d’intérêt général plus larges lorsqu’il formule sa réponse aux recommandations de la commission. D’ailleurs, le tribunal de révision doit faire montre de déférence envers le gouvernement, vu « la position unique et l’expertise accumulée du gouvernement et sa responsabilité constitutionnelle en matière de gestion des finances de la province » : Bodner, par. 30.
[56]                          Il est toutefois loin d’être clair que le gouvernement peut s’écarter des recommandations de la commission simplement parce qu’il craint que le fait de les accepter entraînerait des répercussions néfastes sur les négociations collectives dans le secteur public. Dans Bodner, au par. 160, notre Cour a décrit ainsi la réponse du gouvernement du Québec à des recommandations d’une commission similaire :
        Après le dépôt du rapport [de la commission], le [g]ouvernement a maintenu son point de vue et ses priorités. Sa position est viciée par son refus d’examiner quant au fond les questions relatives à la rémunération des juges et par son désir de continuer d’y appliquer les paramètres généraux de sa politique en matière de relations du travail dans le secteur public. Le [g]ouvernement n’a pas cherché à déterminer quel serait le niveau de traitement approprié pour les juges; sa principale préoccupation demeurait de ne pas élever les attentes dans d’autres secteurs de la fonction publique et de préserver la structure traditionnelle des échelles salariales.
[57]                          Par conséquent, en l’espèce, les considérations soulignées dans l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et dans le plan de communications pourraient aider l’Association à mettre en doute le respect manifesté par le gouvernement à l’égard du mécanisme d’examen de la commission, ainsi que la légitimité des motifs avancés par le gouvernement pour rejeter les recommandations de celle‑ci. Ces portions du rapport de la procureure générale fournissent suffisamment de contexte pour permettre au tribunal de révision de comprendre cette preuve et de l’évaluer.
[58]                          En définitive, la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse statuera au fond sur cette question. Elle décidera, au regard de l’ensemble du dossier, si ces considérations ont influé sur la réponse du gouvernement et de quelle manière.
[59]                          Toutefois, je suis d’avis que l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et le plan de communications fournissent certains éléments de preuve qui tendent à démontrer que le gouvernement n’a pas satisfait aux obligations constitutionnelles qui lui incombent et qui sont décrites dans l’arrêt Bodner. En conséquence, sauf application de la règle de l’immunité d’intérêt public, ces portions du rapport de la procureure générale devraient être versées au dossier.
B.            Immunité d’intérêt public
[60]                          Le gouvernement revendique l’immunité d’intérêt public à l’égard du rapport de la procureure générale au motif qu’il s’agit d’un document préparé pour discussion au sein du Cabinet. Par conséquent, la question ultime consiste déterminer si cette immunité fait obstacle à la production au dossier de l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et du plan de communications.
[61]                          L’immunité d’intérêt public protège la confidentialité des délibérations du Cabinet : Carey, p. 655‑659 et 670‑671; B.C. Provincial Court Judges, par. 67 et 98. La législature de la Nouvelle‑Écosse n’a pas écarté l’immunité d’intérêt public prévue par la common law et, en fait, elle l’a maintenue dans le contexte des poursuites visant l’État : Proceedings against the Crown Act, R.S.N.S. 1989, c. 360, s. 11.
[62]                          Le critère de common law consiste à se demander si l’intérêt du public dans le maintien de la confidentialité du document l’emporte sur l’intérêt du public dans sa divulgation : Carey, p. 653‑654, 670; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3, par. 19; B.C. Provincial Court Judges, par. 99. Les principaux facteurs pertinents pour soupeser ces intérêts publics opposés dans le cas d’un document concernant le processus décisionnel du Cabinet ont été décrits ainsi dans l’arrêt Carey, p. 670‑673 :
(1)   le palier du « processus décisionnel »;
(2)   la « nature de la politique en question »;
(3)   la « teneur précise des documents »;
(4)   le moment de la divulgation;
(5)   l’« importance qu’il y a à produire les documents dans l’intérêt de l’administration de la justice »; et
(6)   la question de savoir si la partie qui demande la production du document « allègue une conduite peu scrupuleuse de la part du gouvernement ».
Dans le pourvoi connexe, j’ai expliqué la façon dont ces facteurs s’appliquent dans le contexte d’un contrôle de type Bodner : voir B.C. Provincial Court Judges, par. 106‑119.
[63]                          Il incombe au gouvernement de démontrer qu’un document ne devrait pas être divulgué parce qu’il est visé par l’immunité d’intérêt public : Carey, p. 653 et 678; B.C. Provincial Court Judges, par. 102. Le gouvernement devrait déposer un affidavit contenant suffisamment de renseignements pour étayer sa revendication de l’immunité d’intérêt public, et il sera souvent utile que le gouvernement décrive en termes aussi précis que possible le préjudice qui découlerait de la divulgation du document : Carey, p. 653‑654 et 671; B.C. Provincial Court Judges, par. 102.
[64]                          En l’espèce, l’affidavit de la secrétaire du Conseil exécutif ne fait que confirmer que le rapport de la procureure générale a été communiqué au Cabinet et que le gouvernement de la Nouvelle‑Écosse invoquait l’immunité d’intérêt public à l’égard de l’ensemble du rapport et le secret professionnel de l’avocat à l’égard de certaines portions de celui‑ci. Bien qu’un tel affidavit constitue un élément de preuve de la remise au Cabinet du rapport de la procureure générale, il est d’une utilité limitée dans l’appréciation du bien‑fondé d’une revendication de l’immunité d’intérêt public.
[65]                          Néanmoins, plusieurs des facteurs mentionnés dans Carey militent en faveur du maintien de la confidentialité de l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et du plan de communications. Ces sections se rapportent à une décision prise au plus haut palier de l’exécutif par le lieutenant‑gouverneur, sur l’avis du Conseil exécutif. La réponse du gouvernement à l’égard des recommandations d’une commission d’examen de la rémunération des juges implique d’importantes décisions de politique générale.
[66]                          Bien que la décision de modifier la hausse de rémunération des juges recommandée par la commission ait déjà été prise, puis annoncée publiquement, le détail des considérations soumises au Cabinet pour prendre cette décision, y compris celles figurant dans le plan de communications, n’a pas été rendu public. Les ministres ont le droit de s’attendre à ce que ces considérations demeurent confidentielles pendant des décennies.
[67]                          L’analyse des implications à l’échelle gouvernementale figurant dans le rapport de la procureure générale doit être considérée comme reflétant les vues de cette dernière. Bien que le plan de communications ne fasse pas état de points de vue divergents exprimés par des ministres, il ne constitue pas un simple exposé factuel. Son contenu est susceptible de révéler des questions qui ont été discutées et considérées au sein du Cabinet. Il est permis de s’attendre à ce que de tels renseignements demeurent eux aussi confidentiels. Par conséquent, il s’agit d’un autre facteur militant en faveur du maintien de la confidentialité de ces portions du rapport.
[68]                          Pour ce qui est des intérêts liés à l’administration de la justice, la considération la plus importante est la mesure dans laquelle le document porte sur ce qui est l’objet de l’instance et la mesure dans laquelle son exclusion du dossier nuirait à la capacité du tribunal à statuer au fond sur les questions en litige.
[69]                          Je suis convaincue que le fait d’exclure du dossier ces portions du rapport de la procureure générale nuirait à la capacité du tribunal de révision de trancher au fond le contrôle de type Bodner.
[70]                          Certaines des considérations mentionnées dans l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et dans le plan de communications ne constituaient pas des fondements rationnels ou légitimes justifiant de modifier ou de rejeter les recommandations de la commission. Si la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse conclut que le Cabinet s’est appuyé sur ces considérations pour prendre sa décision, ces documents tendraient alors à démontrer qu’une ou plusieurs des exigences énoncées dans l’arrêt Bodner n’ont pas été respectées. Le fait que la législature a accordé au lieutenant‑gouverneur en conseil le pouvoir de modifier ou de rejeter les recommandations de la commission n’est pas en soi un motif justifiant la modification des recommandations. De même, l’incidence qu’aurait sur des négociations collectives le fait d’accepter une recommandation ne constitue généralement pas une raison légitime de modifier une recommandation formulée par une commission : voir Bodner, au par. 160. Le plan de communications indique que le gouvernement était possiblement préoccupé par le risque de réactions de la part d’un public peu éclairé sur ces questions.
[71]                          En conséquence, l’inclusion au dossier de ces portions du rapport de la procureure générale aiderait le tribunal de révision à déterminer si la réponse du gouvernement reposait sur un objectif illégitime et s’il a été satisfait à la troisième étape de l’analyse établie dans Bodner, étape qui porte sur la question de savoir si le mécanisme d’examen par la commission a été respecté de telle façon que ses objectifs ont été réalisés. Le fait d’exclure du dossier ces portions du rapport pourrait faire en sorte que le tribunal de révision dispose d’un portrait inexact des considérations qui ont pu influer sur la réponse du gouvernement. Cela pourrait également soulever la question de savoir si le gouvernement a fourni des motifs légitimes pour justifier sa décision de s’écarter des recommandations de la commission. Je suis par conséquent d’avis que les intérêts liés à l’administration de la justice militent en faveur de la divulgation de l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale figurant dans le rapport de la procureure générale, ainsi que du plan de communications en annexe.
[72]                          Le palier du processus décisionnel, la nature de la politique en question, la teneur précise de l’analyse des implications à l’échelle gouvernementale et du plan de communications, ainsi que le moment de divulgation sont autant de facteurs qui militent en faveur du maintien de la confidentialité de ces portions du rapport de la procureure générale. Étant donné que la politique porte sur une exigence constitutionnelle relative au système de justice et, de ce fait, à l’administration de la justice, elle constitue un facteur militant en faveur de la divulgation. Le fait d’exclure ces éléments de preuve du dossier nuirait à la capacité du tribunal de révision à décider les questions centrales du contrôle de type Bodner : Le gouvernement a‑t‑il justifié par des motifs légitimes sa décision de s’écarter des recommandations de la commission? La réponse du gouvernement reposait‑elle sur des considérations illégitimes? Le gouvernement a‑t‑il respecté le mécanisme d’examen par une commission? Les intérêts liés à l’administration de la justice militent donc fortement en faveur de la divulgation de ces portions du rapport de la procureure générale. Je conclus que l’intérêt du public dans leur divulgation l’emporte sur l’intérêt du public dans le maintien de leur confidentialité.
V.            Dispositif
[73]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie, mais uniquement afin de modifier le jugement déclaratoire de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse de façon à indiquer que seulement deux portions du rapport de la procureure générale — c.‑à‑d. les portions intitulées « government‑wide implications » (implications à l’échelle gouvernementale) et « communications plan » (plan de communications) — doivent être versées au dossier. Je suis en outre d’avis d’adjuger les dépens devant notre Cour en faveur de l’Association. Le procureur général doit, dans les 10 jours suivant le prononcé du présent arrêt, déposer auprès de notre Cour une nouvelle version caviardée du volume 3 du dossier des appelants, modifiée conformément aux présents motifs. La demande de l’Association sollicitant le contrôle de la réponse du gouvernement peut maintenant être tranchée sur le fond à la lumière du dossier modifié.
 
                    Pourvoi accueilli en partie avec dépens en faveur des intimés.
                    Procureur des appelants : Procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.
                    Procureurs des intimés : Myers, Winnipeg.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
                    Procureur de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Québec.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des juges des cours supérieures : Norton Rose Fulbright Canada, Montréal.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Borden Ladner Gervais, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des juges des cours provinciales : Goldblatt Partners, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante la Fédération canadienne des contribuables : McCarthy Tétrault, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.

[1]  Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice); Assoc. des juges de l’Ontario c. Ontario (Conseil de gestion); Bodner c. Alberta; Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général); Minc c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286.
[2]  En Nouvelle-Écosse, les postes de procureur général et de ministre de la Justice sont détenus par la même personne : Public Service Act, R.S.N.S. 1989, c. 376, art. 29. La Provincial Court Act emploie le terme « Governor in Council » (gouverneur en conseil), que l’al. 7(1)(q) de l’Interpretation Act, R.S.N.S. 1989, c. 235, décrit comme étant interchangeable avec le terme « Lieutenant Governor in Council » (lieutenant-gouverneur en conseil). Pour éviter toute confusion avec le terme gouverneur général en conseil, habituellement appelé « gouverneur en conseil » en droit fédéral, et pour veiller à ce que les lecteurs des autres provinces comprennent plus aisément les présents motifs, je vais utiliser le terme lieutenant-gouverneur en conseil dans ceux-ci.
[3]  Dans sa réponse, préparée quelques mois après le rapport de la commission, le gouvernement estime que la recommandation de la commission se traduirait par une augmentation d’à peu près 9,5 pour cent : d.a., vol. 2, onglet 2A, p. 7. Si l’on avait donné effet à la recommandation, la hausse réelle aurait été inférieure de 0,6 pour cent, étant donné que le taux d’inflation a été légèrement inférieur au taux de 2 pour cent par année envisagé par le gouvernement : voir la méthologie décrite par la commission dans le document Report and Recommendations for the Period April 1, 2017 to March 31, 2020, au par. 53.


Synthèse
Référence neutre : 2020CSC21 ?
Date de la décision : 31/07/2020

Analyses

procureure générale ; commission ; arrêt Bodner ; réponse du gouvernement ; recommandations ; tribunal de révision ; analyse des implications ; immunité ; intérêt du public ; contrôle judiciaire ; documents confidentiels ; éléments de preuve ; Provincial Court Judges ; mécanisme ; respecté ; exigences


Parties
Demandeurs : Nouvelle‑Écosse (Procureur général)
Défendeurs : Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 31 juillet 2020, Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia, 2020 CSC 21


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2020-07-31;2020csc21 ?

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