COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Esseghaier, 2021 CSC 9
Appel entendu et jugement rendu :
7 octobre 2020
Motifs de jugement : 5 mars 2021
Dossier : 38861
Entre :
Sa Majesté la Reine du chef du Canada
Appelante
et
Chiheb Esseghaier et Raed Jaser
Intimés
- et -
Procureur général de l’Ontario, procureur général de l’Alberta et Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
Motifs de jugement :
(par. 1 à 66)
Les juges Moldaver et Brown (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin et Kasirer)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. esseghaier
Sa Majesté la Reine du chef du Canada Appelante
c.
Chiheb Esseghaier et
Raed Jaser Intimés
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général de l’Alberta et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants
Répertorié : R. c. Esseghaier
2021 CSC 9
No du greffe : 38861.
Audition et jugement : 7 octobre 2020.
Motifs déposés : 5 mars 2021.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit criminel — Appels — Disposition réparatrice — Processus de sélection des jurés — Accusés déclarés coupables d’infractions de terrorisme — Appel interjeté par les accusés à l’encontre des déclarations de culpabilité au motif que le jury n’avait pas été régulièrement constitué — Déclarations de culpabilité annulées et tenue d’un nouveau procès ordonnée par la Cour d’appel — Conclusion de la Cour d’appel portant qu’il ne pouvait être remédié à l’irrégularité dans la sélection des jurés par application de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iv) du Code criminel — La disposition réparatrice peut-elle être appliquée pour remédier aux erreurs de procédure survenant pendant le processus de sélection des jurés? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 686(1)b)(iv).
En 2013, E et J ont été accusés d’avoir commis de nombreuses infractions en matière de terrorisme. Vu la gravité des allégations et la nature très médiatisée de la cause, les parties ont convenu que des récusations motivées étaient nécessaires afin d’assurer l’impartialité du jury. À l’époque, le Code criminel prévoyait deux procédures permettant de trancher les récusations motivées : la procédure des vérificateurs par rotation, la procédure applicable par défaut, et celle des vérificateurs permanents. Avant l’adoption de la procédure des vérificateurs permanents, il était admis que les juges du procès disposaient d’un pouvoir discrétionnaire de common law leur permettant d’ordonner l’exclusion de candidats jurés lorsque la procédure des vérificateurs par rotation était utilisée, afin de préserver leur impartialité.
J a demandé que la procédure des vérificateurs par rotation soit utilisée et que le juge du procès exerce son pouvoir discrétionnaire de common law afin d’exclure les candidats jurés durant le processus de récusations motivées. S’il ne pouvait être satisfait à sa demande, il souhaitait que la procédure des vérificateurs permanents soit utilisée. Le juge du procès a rejeté la demande. À son avis, l’instauration de la procédure des vérificateurs permanents avait eu pour effet d’écarter le pouvoir discrétionnaire de common law d’ordonner l’exclusion des candidats jurés lorsque la procédure des vérificateurs par rotation était utilisée. Quoi qu’il en soit, le juge du procès n’aurait pas exercé le pouvoir discrétionnaire, même s’il l’avait eu. Faire droit à la demande aurait eu pour effet d’exposer les membres du jury aux commentaires potentiellement partiaux de candidats jurés, et aurait ainsi entraîné le risque de miner l’équité du procès. Le juge du procès a donc ordonné l’exclusion de tous les jurés — assermentés ou non — et la désignation de vérificateurs permanents.
E et J ont subséquemment été déclarés coupables et condamnés à des peines d’emprisonnement à perpétuité. L’appel qu’ils ont interjeté par la suite a été scindé, de sorte que la Cour d’appel examine d’abord la question relative à la sélection des jurés. En accueillant l’appel et en ordonnant la tenue d’un nouveau procès, la Cour d’appel a décidé que le juge du procès avait commis une erreur lorsqu’il a conclu que le pouvoir discrétionnaire de common law n’existait pas et décidé de façon subsidiaire qu’il ne devrait pas l’exercer. Une telle erreur ne pouvait être corrigée au moyen de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iv) du Code criminel, pour deux raisons : (1) les erreurs touchant la composition du jury entraînent la constitution irrégulière du tribunal, privant ainsi le tribunal de première instance de la compétence à l’égard de la catégorie d’infractions (tant dans le cas de E que dans le cas de J); et (2) même si le tribunal de première instance était compétent, l’erreur a causé un préjudice à l’accusé en raison des incidences défavorables sur l’apparence du caractère équitable de la procédure et sur la bonne administration de la justice.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli, les déclarations de culpabilité sont rétablies, et les moyens d’appel restants sont renvoyés à la Cour d’appel.
Le jury, à la fois de E et de J, a été irrégulièrement constitué. Le juge du procès a commis une erreur tant dans sa conclusion principale que dans sa conclusion subsidiaire relativement à la demande de J. Le pouvoir discrétionnaire de common law d’exclure les candidats jurés continuait d’exister lorsque la procédure des vérificateurs par rotation était utilisée, et le refus du juge du procès d’exercer son pouvoir discrétionnaire était déraisonnable. Toutefois, la disposition réparatrice du sous-al. 686(1)b)(iv) du Code criminel peut être appliquée afin de remédier à l’erreur commise par le juge du procès.
La disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iv) peut être appliquée afin de remédier à des erreurs commises lors de la sélection des jurés lorsque le « tribunal de première instance était compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » et la cour d’appel est d’avis qu’« aucun préjudice n’a été causé à l’appelant » par cette irrégularité. L’expression « compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » du sous‑al. 686(1)b)(iv) doit être interprétée conformément aux dispositions en matière de compétence établies par le Parlement dans le Code criminel. Ensemble, les art. 468, 469 et 785 du Code criminel délimitent trois catégories d’infractions et les pouvoirs des cours de juger les personnes inculpées de ces infractions : (1) les actes criminels énumérés à l’art. 469, qui relèvent de la compétence exclusive de la cour supérieure; (2) les actes criminels non énumérés à l’art. 469, qui relèvent de la compétence à la fois de la cour provinciale et de la cour supérieure; et (3) les infractions poursuivies par procédure sommaire, qui relèvent de la compétence exclusive de la cour provinciale. L’exigence formulée au sous‑al. 686(1)b)(iv) — à savoir que « le tribunal de première instance était compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » — renvoie à ces trois catégories d’infractions et à la compétence juridictionnelle des cours supérieures et provinciales de juger ces infractions.
Le fait de limiter l’application de la disposition réparatrice aux affaires dans lesquelles le jury a été régulièrement constitué serait carrément incompatible avec l’objectif du sous‑al. 686(1)b)(iv), qui est d’élargir les pouvoirs des cours d’appel en matière de réparation afin de traiter les erreurs de compétence et d’évaluer tout préjudice qui aurait pu en découler. Dans le but d’atteindre son objectif, le Parlement voulait que la disposition réparatrice soit absolument inapplicable seulement lorsque le tribunal de première instance n’avait pas le pouvoir issu de la loi de juger la catégorie d’infractions ou lorsqu’un préjudice avait été causé à l’accusé. Par conséquent, pour l’application de la disposition réparatrice, le terme « compétent » vise uniquement l’aptitude du tribunal de première instance de traiter de l’objet de l’accusation, puisque seul un défaut à l’égard de la compétence ratione materiae prive le tribunal de toute compétence ab initio. Elle ne vise pas le moment où l’erreur en matière de procédure s’est produite ni les conséquences de celle‑ci sur le procès de l’appelant. De telles analyses portant sur la nature et les conséquences de l’erreur correspondent mieux à l’analyse portant sur le préjudice. Si une cour d’appel est convaincue que le tribunal de première instance était compétent à l’égard de la catégorie d’infractions dont font partie celles à l’égard desquelles l’appelant a été déclaré coupable, l’examen de la disposition réparatrice se concentre sur la seconde exigence : la question de savoir si « aucun préjudice n’a été causé à » l’appelant. Dans le cadre de l’application du sous‑al. 686(1)b)(iv) à une erreur de procédure lors de la sélection des jurés, l’examen du préjudice est uniquement axé sur le risque de priver les personnes accusées de leur droit à un procès équitable mené avec un jury indépendant et impartial, en vertu de l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Lorsque l’appelant peut démontrer que le jury a été irrégulièrement constitué en raison d’une erreur de procédure, il y a alors déplacement du fardeau de la preuve et la Couronne doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelant n’a pas été privé de son droit à un procès équitable devant un jury indépendant et impartial et, par conséquent, qu’aucun préjudice ne lui a été causé.
En l’espèce, il est satisfait aux deux exigences législatives du sous‑al. 686(1)b)(iv). Le tribunal de première instance était compétent à l’égard de la catégorie d’infractions, parce que les infractions en question sont des actes criminels et la Cour supérieure de justice de l’Ontario est compétente à l’égard de tout acte criminel. Aussi, aucun préjudice n’a été causé ni à E ni à J. Bien qu’il ait été erroné dans les circonstances de recourir à des vérificateurs permanents, il s’agissait d’une des deux procédures autorisées par la loi pour trancher les récusations motivées à l’époque où le procès a eu lieu. En outre, le risque manifeste d’influence des jurés a été éliminé, car les jurés — assermentés ou non — ont été exclus de la salle d’audience. La mise en œuvre concrète de la procédure, tant par le juge du procès que par les vérificateurs permanents, a aussi été effectuée avec la diligence et l’attention nécessaires pour veiller à ce que les droits de E et de J à un procès équitable soient protégés. Une personne raisonnable conclurait que E et J ont subi un procès équitable mené avec un jury indépendant et impartial. Bien que E et J n’aient pas obtenu exactement le procès qu’ils souhaitaient, la loi exige non pas une justice parfaite, mais une justice fondamentalement équitable. C’est ce qu’ils ont obtenu.
Jurisprudence
Arrêt rejeté : R. c. Bain (1989), 1989 CanLII 262 (ON CA), 31 O.A.C. 357; arrêt examiné : R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823; arrêts mentionnés : R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; R. c. Riley (2009), 2009 CanLII 22571 (ON SC), 247 C.C.C. (3d) 517; R. c. Sandham (2009), 2009 CanLII 22574 (ON SC), 248 C.C.C. (3d) 46; R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78; R. c. Grant, 2016 ONCA 639, 342 C.C.C. (3d) 514; R. c. Husbands, 2017 ONCA 607, 353 C.C.C. (3d) 317; R. c. Noureddine, 2015 ONCA 770, 128 O.R. (3d) 23; R. c. W.V., 2007 ONCA 546; R. c. Cloutier (1988), 1988 CanLII 199 (ON CA), 43 C.C.C. (3d) 35; R. c. Bain, 1992 CanLII 111 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 91; R. c. Primeau, 2000 CanLII 11306 (QC CA), [2000] R.J.Q. 696; R. c. C.N. (1991), 52 Q.A.C. 53, inf. par 1992 CanLII 46 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 471; Marche c. Cie d’Assurance Halifax, 2005 CSC 6, [2005] 1 R.C.S. 47; R. c. Yumnu, 2012 CSC 73, [2012] 3 R.C.S. 777; R. c. Latimer, 1997 CanLII 405 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 217; Wells c. Terre‑Neuve, 1999 CanLII 657 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 199; Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, partie II.1, art. 83.18(1), 83.2, 248, 465(1)a), c), 468, 469, 536, 536.1, 640(1), 686(1)b)(iii), (iv), 785.
Loi de 1985 modifiant le droit pénal, L.R.C. 1985, c. 27 (1er suppl.), art. 145(1).
Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25, art. 272.
Loi modifiant le Code criminel (procédure pénale, langue de l’accusé, détermination de la peine et autres modifications), L.C. 2008, c. 18, art. 26.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 46.1.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rouleau, Hourigan et Zarnett), 2019 ONCA 672, 57 C.R. (7th) 388, [2019] O.J. No. 4373 (QL), 2019 CarswellOnt 13667 (WL Can.), qui a annulé les déclarations de culpabilité pour infractions de terrorisme prononcées contre les accusés et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.
Kevin Wilson et Amber Pashuk, pour l’appelante.
Erin Dann et Sarah Weinberger, pour l’intimé Chiheb Esseghaier.
Megan Savard et Riaz Sayani, pour l’intimé Raed Jaser.
Michael Perlin, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Andrew Barg, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Nathan Gorham, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Version française des motifs de jugement de la Cour rendus par
Les juges Moldaver et Brown —
I. Aperçu
[1] En 1985, le Parlement a adopté le sous‑al. 686(1)b)(iv) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, afin de permettre aux cours d’appel de confirmer une déclaration de culpabilité lorsque, malgré une irrégularité de procédure au procès, le « tribunal de première instance était compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » et la cour d’appel était d’avis qu’« aucun préjudice n’a été causé à [l’appelant] » par cette irrégularité (Loi de 1985 modifiant le droit pénal, L.R.C. 1985, c. 27 (1er suppl.), par. 145(1)).
[2] Dans l’arrêt R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, la Cour a expliqué que, lorsque le Parlement a adopté le sous‑al. 686(1)b)(iv), son objectif était d’élargir les pouvoirs des cours d’appel de remédier à certaines erreurs procédurales qui étaient auparavant considérées comme irrémédiables en raison de leur effet sur la « compétence » du tribunal (par. 13 et 16). L’objet de la disposition était de passer de la qualification de telles erreurs de compétence comme étant automatiquement fatales à la déclaration de culpabilité, à un processus par lequel les cours d’appel pouvaient confirmer une déclaration de culpabilité lorsque, malgré l’erreur de procédure, aucun préjudice n’avait été causé à la personne accusée (par. 16 et 18).
[3] La question en litige dans le présent pourvoi est celle de savoir si la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iv) peut être appliquée pour remédier à des erreurs de procédure se produisant pendant le processus de sélection des jurés.
[4] En avril 2013, les intimés, Chiheb Esseghaier et Raed Jaser, ont été accusés d’avoir commis de nombreuses infractions en matière de terrorisme, selon le Code criminel. Vu la gravité des allégations et la nature très médiatisée de la cause, les parties ont convenu que des récusations motivées étaient nécessaires afin d’assurer l’impartialité du jury.
[5] À l’époque, le Code criminel prévoyait deux procédures permettant de trancher les récusations motivées — la procédure des « vérificateurs par rotation » (rotating triers) et celle des « vérificateurs permanents » (static triers). M. Jaser souhaitait que la procédure des vérificateurs par rotation soit utilisée. Il désirait également que le juge du procès exerce son pouvoir discrétionnaire de common law d’exclure les candidats jurés de la salle d’audience pendant le processus des récusations motivées. S’il ne pouvait être satisfait à sa demande, il souhaitait que la procédure des vérificateurs permanents soit utilisée.
[6] Le juge du procès a rejeté la demande de M. Jaser, concluant que les juges qui président le procès n’avaient plus le pouvoir d’exclure les jurés non assermentés lorsque la procédure des vérificateurs par rotation était utilisée. Quoi qu’il en soit, le juge du procès n’aurait pas exercé le pouvoir discrétionnaire, même s’il l’avait eu. Faire droit à la demande de M. Jaser aurait eu pour effet d’exposer les jurés assermentés — les membres du jury — aux commentaires potentiellement partiaux de candidats jurés, et aurait ainsi entraîné le risque de miner l’équité du procès. Le juge du procès a donc ordonné le recours à la procédure des vérificateurs permanents, conformément à la demande subsidiaire de M. Jaser. M. Esseghaier, qui refusait totalement d’être assujetti au Code criminel, n’a fait aucune observation sur la procédure adéquate permettant de trancher les récusations motivées.
[7] Messieurs Esseghaier et Jaser ont subséquemment été déclarés coupables et condamnés à des peines d’emprisonnement à perpétuité. Ils ont interjeté appel, invoquant de nombreux moyens, y compris la question de savoir si le juge du procès avait commis une erreur lorsqu’il a rejeté la demande de M. Jaser de recourir à la procédure des vérificateurs par rotation. Toutefois, avant l’audience, il a été décidé de scinder l’appel pour que la cour examine d’abord la question relative à la sélection des jurés.
[8] Se fondant sur la question de la sélection des jurés, la Cour d’appel de l’Ontario a annulé les déclarations de culpabilité et ordonné la tenue d’un nouveau procès (2019 ONCA 672, 57 C.R. (7th) 388). La cour était d’avis que le juge du procès avait conservé le pouvoir de common law lui permettant de faire droit à la demande de M. Jaser, et qu’il aurait dû l’exercer. Le fait d’imposer la procédure des vérificateurs permanents, malgré l’opposition de M. Jaser, a fait en sorte que le jury — et donc, le tribunal — a été irrégulièrement constitué. Les déclarations de culpabilités ne pouvaient pas être maintenues, et on ne pouvait pas remédier à l’irrégularité par application de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iv).
[9] La Couronne a obtenu l’autorisation d’interjeter appel à la Cour. Après avoir entendu les observations orales, la Cour a accueilli le pourvoi, avec motifs à suivre. Voici ces motifs.
[10] Nous sommes d’avis que la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iv) peut être appliquée afin de remédier à des erreurs commises lors de la sélection des jurés. Qui plus est, comme nous l’expliquerons, la disposition réparatrice permet de remédier à l’erreur particulière commise en l’espèce, car il est satisfait aux deux exigences législatives du sous‑al. 686(1)b)(iv) : (1) le tribunal de première instance était compétent à l’égard de la catégorie d’infractions, parce que les infractions en question sont des actes criminels et la Cour supérieure de justice de l’Ontario est compétente à l’égard de tout acte criminel; et (2) aucun préjudice n’a été causé à MM. Esseghaier et Jaser. La procédure suivie, même si elle était techniquement irrégulière, était l’une des deux options offertes par le Parlement afin de garantir que le droit de toute personne accusée à un procès équitable mené avec un jury indépendant et impartial soit protégé. Bien que MM. Esseghaier et Jaser n’aient pas obtenu la procédure particulière de sélection des jurés qu’ils souhaitaient, la loi exige non pas une justice parfaite sur le plan procédural, mais une justice fondamentalement équitable (R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 193). C’est ce qu’ils ont obtenu.
II. Contexte
[11] Le 22 avril 2013, MM. Esseghaier et Jaser ont été arrêtés et inculpés de diverses infractions de terrorisme, au titre de la Partie II.1 du Code criminel. Plus précisément, les deux hommes ont été inculpés de complot en vue d’endommager des biens employés au transport avec l’intention de porter atteinte à la sécurité d’une personne au profit d’un groupe terroriste (art. 83.2 et 248 et al. 465(1)c)), de complot en vue de commettre un meurtre au profit d’un groupe terroriste (art. 83.2 et al. 465(1)a)), et de deux chefs chacun de participation ou de contribution à une activité d’un groupe terroriste (par. 83.18(1)). M. Esseghaier a aussi été inculpé d’un autre chef de participation ou de contribution à une activité d’un groupe terroriste.
[12] Pour l’essentiel, selon les diverses accusations, MM. Esseghaier et Jaser auraient été membres d’un groupe terroriste qui planifiait de nombreux [traduction] « complots » fomentés dans le but de tuer des personnes. Le complot principal, soit le « complot visant le train », avait pour objet de faire dérailler un train de voyageurs de VIA faisant le trajet entre Toronto et New York, et avait pour but ultime de tuer les passagers du train. Un complot subsidiaire, le « complot du tireur embusqué », consistait à utiliser une arme pour assassiner des personnes influentes.
[13] Le procès conjoint a commencé le 23 janvier 2015. À cette date‑là, le juge du procès avait entendu de nombreuses requêtes préalables, dont deux sont importantes dans le présent pourvoi.
[14] Premièrement, le 14 mars 2014, après qu’il fut évident que M. Esseghaier se représenterait lui‑même, la Couronne a demandé la nomination d’un amicus curiae. Le juge du procès a fait droit à cette requête, statuant que des [traduction] « circonstances spécifiques et exceptionnelles » justifiaient la nomination d’un amicus curiae dont le rôle serait limité (2014 ONSC 2277, par. 41 (CanLII), citant Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 47 et 115).
[15] Deuxièmement, le 9 décembre 2014, le juge du procès a entendu une requête conjointe de la Couronne et de M. Jaser portant sur des questions de sélection des jurés. À la lumière de la nature très médiatisée de la cause et du [traduction] « climat dans lequel les préoccupations du public relatives aux infractions terroristes et à l’extrémisme islamique étaient devenues fortes », les parties ont convenu que des récusations motivées étaient nécessaires et justifiées afin d’assurer l’impartialité du jury (2014 ONSC 7528, par. 8 (CanLII)). La procédure précise utilisée pour trancher les récusations motivées demeurait toutefois en litige.
[16] Comme nous l’avons déjà souligné (par. 5), à l’époque, le Code criminel prévoyait deux procédures pour trancher les récusations motivées — la procédure des vérificateurs par rotation et celle des vérificateurs permanents. Les vérificateurs par rotation étaient deux membres du tableau des jurés désignés de manière aléatoire comme vérificateurs jusqu’à ce que le premier juré soit choisi. Le premier juré remplaçait alors l’un des vérificateurs (qui était libéré) et assumait le rôle de vérificateur afin de décider si le prochain candidat juré était impartial. Cette procédure de rotation continuait jusqu’à ce que tous les membres du petit jury aient été choisis.
[17] En 2008, le Parlement a adopté une seconde procédure pour trancher les récusations motivées — les vérificateurs permanents. Cette procédure visait la nomination de deux personnes qui, au lieu au lieu d’exercer leurs fonctions par rotation, trancheraient elles‑mêmes toutes les récusations jusqu’à ce que tous les membres du petit jury soient assermentés; après cela, ces deux personnes ne devenaient pas elles‑mêmes des membres du jury.
[18] Même après les modifications de 2008, la procédure applicable par défaut est demeurée celle des vérificateurs par rotation. La procédure des vérificateurs permanents s’appliquait uniquement lorsque la personne accusée demandait l’exclusion de tous les jurés — assermentés ou non (candidats) — et lorsque le juge du procès était d’avis que cette mesure était « nécessaire pour préserver l’impartialité du jury » (Loi modifiant le Code criminel (procédure pénale, langue de l’accusé, détermination de la peine et autres modifications), L.C. 2008, c. 18, art. 26)[1].
[19] Une difficulté additionnelle résidait en ce que, avant les modifications de 2008, il était admis que les juges du procès disposaient d’un pouvoir discrétionnaire de common law leur permettant d’ordonner l’exclusion de candidats jurés lorsque la procédure des vérificateurs par rotation était utilisée. Ce pouvoir discrétionnaire était exercé, au besoin, afin de préserver l’impartialité des candidats jurés pour faire en sorte que ces derniers n’entendent ni les questions posées aux autres candidats jurés ni les réponses à celles‑ci. Pourtant, après les modifications de 2008, une question réelle a été soulevée en Ontario — comme l’illustrent des précédents divergents à la Cour supérieure de justice (voir, p. ex., R. c. Riley (2009), 2009 CanLII 22571 (ON SC), 247 C.C.C. (3d) 517; R. c. Sandham (2009), 2009 CanLII 22574 (ON SC), 248 C.C.C. (3d) 46) — quant à savoir si la procédure des vérificateurs permanents avait retiré aux juges du procès leur aptitude à user de leur pouvoir discrétionnaire d’ordonner l’exclusion de candidats jurés lorsque la procédure des vérificateurs par rotation était utilisée (la théorie étant que l’exclusion ne pouvait désormais avoir lieu que par le moyen de la procédure des vérificateurs permanents).
[20] Lors de l’audition de la requête, M. Jaser a demandé le recours à la procédure par défaut, celle des vérificateurs par rotation. Il a aussi demandé que le juge du procès exerce son pouvoir discrétionnaire de common law afin d’exclure des candidats jurés durant le processus de récusations motivées. Il y avait, selon M. Jaser, une valeur [traduction] « importante » liée au fait que les membres du jury participeraient à la sélection les uns des autres (d.a., vol. III, p. 51). Le fait d’exclure des candidats jurés permettait de « leur éviter des inconvénients » et de « veiller à ce qu’ils ne soient pas exposés au processus de récusations motivées avant leur tour et qu’ils ne puissent adapter leurs réponses en conséquence » (p. 51). Tout en reconnaissant que, si les jurés assermentés demeuraient dans la salle d’audience, cela entraînerait un risque d’influence, M. Jaser a estimé que ce risque valait la peine d’être pris afin de permettre au jury de « participer au processus » (p. 53). Si, toutefois, le pouvoir discrétionnaire de common law ne pouvait pas être exercé — ou s’il pouvait être exercé, mais que le juge du procès s’y refusait — M. Jaser a indiqué qu’il demanderait alors de recourir à la procédure des vérificateurs permanents.
[21] Monsieur Esseghaier n’a exprimé aucune opinion relativement à la procédure à utiliser pour trancher les récusations motivées, l’exclusion des jurés, ou la requête de M. Jaser. L’amicus curiae n’était pas présent à l’audience.
III. Décisions des juridictions inférieures
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Code), 2014 ONSC 7528
[22] Le juge du procès a rejeté la demande de M. Jaser. À son avis, l’instauration de la procédure des vérificateurs permanents a eu pour effet d’écarter le pouvoir discrétionnaire de common law d’ordonner l’exclusion des candidats jurés en guise de moyen visant à préserver l’impartialité lorsque la procédure des vérificateurs par rotation était utilisée. Comme l’impartialité des jurés était la raison fondamentale justifiant d’exclure les candidats jurés en l’espèce, le pouvoir discrétionnaire de common law n’existait plus (par. 41‑42). Il a donc fait droit à l’argument subsidiaire de M. Jaser, souscrivant à l’idée que la procédure des vérificateurs permanents était adéquate (par. 43).
[23] Le juge du procès a ajouté que, s’il avait commis une erreur quant à l’effet des modifications de 2008, de sorte que le pouvoir discrétionnaire de common law d’exclure les candidats jurés continuait d’exister dans le cadre de la procédure des vérificateurs par rotation lorsque l’impartialité était en cause, il n’exercerait néanmoins pas ce pouvoir discrétionnaire (par. 45). Selon le juge du procès, une ordonnance protégeant uniquement les candidats jurés contre le risque d’influence, mais pas les jurés assermentés, constituait un exercice [traduction] « inapproprié » de son pouvoir discrétionnaire (par. 45), car elle ne lui permettrait pas de « remplir [sa] fonction qui est de rendre justice [. . .] d’une manière [. . .] efficace » (par. 46, citant R. c. Caron, 2011 CSC 5, [2011] 1 R.C.S. 78, par. 24). En particulier, « il serait erroné d’ordonner une réparation de common law aussi limitée et inefficace lorsqu’il est possible, en application du par. 640(2.1), d’accorder une réparation d’origine législative qui est entière et efficace » (par. 46).
[24] Le juge du procès a donc ordonné l’exclusion de tous les jurés — assermentés ou non — et la désignation de vérificateurs permanents.
B. Procédures interlocutoires (procès, détermination de la peine et scission)
[25] À l’issue d’un procès qui a duré deux mois, le jury a rendu des verdicts déclarant M. Esseghaier coupable de tous les chefs d’accusation portés contre lui et M. Jaser coupable de tous les chefs d’accusation portés contre lui sauf un. Ils ont tous les deux été condamnés à des peines d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 10 ans à partir de la date de leur arrestation.
[26] Messieurs Esseghaier et Jaser ont interjeté appel de leurs déclarations de culpabilité et de leurs peines. Toutefois, avant l’audition de l’appel, M. Jaser et l’amicus curiae ont présenté une requête en vue de la scission de l’appel, afin que la question de la sélection des jurés puisse être entendue et tranchée avant les autres moyens d’appel. Le juge responsable de la gestion de l’instance a fait droit à cette requête, faisant observer que le dossier était suffisant pour permettre que le moyen d’appel fondé sur la sélection des jurés soit plaidé séparément, et que l’accueil de ce moyen d’appel pourrait entraîner l’annulation des déclarations de culpabilité (jugement sur la scission, reproduit dans d.a., vol. II, p. 85‑86). Il a donc ordonné que cette question soit entendue avant l’appel principal (p. 86).
C. Cour d’appel de l’Ontario (les juges Rouleau, Hourigan et Zarnett), 2019 ONCA 672, 57 C.R. (7th) 388
[27] Compte tenu de la décision de scinder l’appel, la seule question posée à la Cour d’appel était celle de savoir si le juge du procès avait commis une erreur en rejetant la demande de M. Jaser de recourir à la procédure des vérificateurs par rotation avec exclusion des candidats jurés, et si c’était le cas, s’il était possible de remédier à cette erreur par application de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iv) du Code criminel.
[28] Accueillant l’appel et ordonnant la tenue d’un nouveau procès, la Cour d’appel a décidé que le juge du procès avait commis une erreur lorsqu’il a conclu que le pouvoir discrétionnaire de common law n’existait pas (par. 9 et 27, citant R. c. Grant, 2016 ONCA 639, 342 C.C.C. (3d) 514, par. 34, 37 et 39; R. c. Husbands, 2017 ONCA 607, 353 C.C.C. (3d) 317, par. 35‑36). Le juge du procès avait aussi commis une erreur en concluant, de façon subsidiaire, que même s’il disposait de ce pouvoir discrétionnaire, il ne devait pas l’exercer. Le juge du procès avait rejeté la demande de M. Jaser au motif que la procédure choisie, prévue par la loi — les vérificateurs par rotation — était incompatible avec la nécessité de préserver l’impartialité du jury dans une cause où il existait un risque considérable d’influence. Ce raisonnement a effectivement écarté l’application du pouvoir discrétionnaire de common law et de la procédure même des vérificateurs par rotation. Comme M. Jaser n’avait pas sollicité le recours à la procédure des vérificateurs permanents, le risque d’influence était inévitable. La demande de M. Jaser visait à diminuer ce risque (par. 54‑56).
[29] Une telle erreur — le rejet de la demande de M. Jaser d’exclure les jurés non assermentés et de procéder avec des vérificateurs par rotation — ne pouvait être corrigée au moyen de la disposition réparatrice, et ce, pour deux raisons : (1) les erreurs touchant la composition du jury entraînent la constitution irrégulière du tribunal, privant ainsi le tribunal de première instance de la compétence à l’égard de la catégorie d’infractions (tant dans le cas de M. Esseghaier que dans le cas de M. Jaser) (par. 70 et 75‑77, citant R. c. Noureddine, 2015 ONCA 770, 128 O.R. (3d) 23, par. 52‑53 et 61; voir aussi R. c. W.V., 2007 ONCA 546, par. 26 (CanLII)); et (2) même si le tribunal de première instance était compétent, l’erreur a causé un préjudice à l’accusé en raison des incidences défavorables sur l’apparence du caractère équitable de la procédure et sur la bonne administration de la justice (par. 71, citant Noureddine, par. 64).
IV. Questions en litige
[30] Le présent pourvoi soulève trois questions :
(1) La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le jury avait été irrégulièrement constitué?
(2) Si le jury a été irrégulièrement constitué, la Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l’irrégularité ne pouvait être corrigée par application de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iv) du Code criminel?
(3) Si le pourvoi est accueilli, quelle est la réparation appropriée?
V. Analyse
A. Le jury a été irrégulièrement constitué
[31] Nous souscrivons à l’avis de la Cour d’appel que le jury, à la fois de M. Esseghaier et de M. Jaser, a été irrégulièrement constitué. Le juge du procès a commis une erreur tant dans sa conclusion principale que dans sa conclusion subsidiaire relativement à la demande de M. Jaser.
[32] En ce qui a trait à la conclusion principale du juge du procès, il n’a pas été contesté devant nous que le juge du procès a commis une erreur en concluant que l’instauration en 2008 de la procédure des vérificateurs permanents a écarté le pouvoir discrétionnaire de common law d’exclure les candidats jurés lorsque la procédure des vérificateurs par rotation était utilisée. Ce pouvoir discrétionnaire continuait d’exister.
[33] Pour ce qui est de la conclusion subsidiaire du juge du procès — selon laquelle même si le pouvoir discrétionnaire existait, il ne l’aurait pas exercé — nous souscrivons à la conclusion de la Cour d’appel portant que le refus du juge du procès d’exercer son pouvoir discrétionnaire était déraisonnable. Compte tenu du souhait de M. Jaser de recourir à la procédure des vérificateurs par rotation, le risque d’influence était inévitable. Il a accepté ce risque, mais voulait qu’il soit atténué par l’exercice du pouvoir discrétionnaire de common law d’exclure les candidats jurés. Bien que le juge du procès ait pu croire que cela n’était pas judicieux, il n’y avait aucun fondement justifiant qu’il rejette la demande. Soit dit en tout respect, il a commis une erreur.
[34] En raison de l’erreur commise, le jury a été irrégulièrement constitué dans la cause de M. Jaser, car les jurés ont été irrégulièrement sélectionnés au moyen de la procédure des vérificateurs permanents plutôt que par celle des vérificateurs par rotation avec exclusion des candidats jurés. Le jury a aussi été irrégulièrement constitué dans la cause de M. Esseghaier, car il a été irrégulièrement privé de son droit à des vérificateurs par rotation, la procédure par défaut en vertu du Code criminel.
B. La disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iv) du Code criminel
[35] Le sous‑alinéa 686(1)b)(iv) du Code criminel dispose que :
686 (1) Lors de l’audition d’un appel d’une déclaration de culpabilité […] la cour d’appel :
. . .
b) peut rejeter l’appel, dans l’un ou l’autre des cas suivants :
. . .
(iv) nonobstant une irrégularité de procédure au procès, le tribunal de première instance était compétent à l’égard de la catégorie d’infractions dont fait partie celle dont l’appelant a été déclaré coupable et elle est d’avis qu’aucun préjudice n’a été causé à celui‑ci par cette irrégularité;
[36] Le présent pourvoi invite la Cour à préciser le sens de l’expression « compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » du sous‑al. 686(1)b)(iv) et à examiner si « aucun préjudice n’a été causé » à MM. Esseghaier et Jaser, de sorte que la disposition réparatrice peut être appliquée en l’espèce.
[37] En premier lieu, nous analysons la question de la compétence.
(1) Compétence à l’égard de la catégorie d’infractions
[38] L’expression « compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » n’est pas définie dans le Code criminel et son sens n’a pas été analysé de manière approfondie par la Cour. Les premières étapes pour mieux en saisir le sens ont toutefois été entreprises par la juge Arbour dans l’arrêt Khan.
[39] En faisant un survol de l’historique législatif du sous‑al. 686(1)b)(iv), la juge Arbour a expliqué que, à l’époque de l’adoption de cette disposition, la procédure criminelle regorgeait de complexités en matière de compétence, lesquelles limitaient l’aptitude des cours d’appel à confirmer des déclarations de culpabilité malgré l’absence de préjudice causé à la personne accusée (par. 11‑16). En adoptant la disposition réparatrice, le Parlement avait pour objectif d’« élargi[r] les pouvoirs des cours d’appel en matière de réparation » afin de remédier à de graves irrégularités en matière de procédure qui avaient auparavant été considérées comme étant fatales à une déclaration de culpabilité (par. 11). Pour donner un effet approprié à cet objectif, la juge Arbour a souscrit à l’analyse de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. c. Cloutier (1988), 1988 CanLII 199 (ON CA), 43 C.C.C. (3d) 35, pour qui la « compéten[ce] à l’égard de la catégorie d’infractions » s’entendait de la capacité du tribunal de première instance de traiter de [traduction] « l’objet de l’accusation » en question (p. 47). Cette approche avait été adoptée neuf ans plus tôt par le juge Gonthier, dissident, dans l’arrêt R. c. Bain, 1992 CanLII 111 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 91. Lorsque sa portée est conceptualisée de cette manière, la disposition réparatrice aurait un vaste champ d’application permettant aux cours d’appel d’examiner des erreurs de compétence et de déterminer si celles‑ci n’avaient causé aucun préjudice à l’appelant.
[40] Nous souscrivons à cette approche. Toutefois, nous saisissons l’occasion de renchérir sur le débat concernant la portée de la disposition réparatrice dans l’arrêt Khan afin de préciser le sens de l’expression « compétent à l’égard de la catégorie d’infractions ». À notre avis, le sens de cette expression est évident à la lumière des dispositions en matière de compétence du Code criminel.
[41] Le Code criminel contient trois dispositions énonçant la compétence des cours pour juger des catégories particulières d’infractions, soit les art. 468, 469 et 785 :
468 Toute cour supérieure de juridiction criminelle est compétente pour juger un acte criminel.
469 Toute cour de juridiction criminelle est compétente pour juger un acte criminel autre [que les suivants : trahison, intimider le Parlement ou une législature, incitation à la mutinerie, infractions séditieuses, piraterie, actes de piraterie, meurtre, être complice après le fait d’une haute trahison ou d’une trahison ou d’un meurtre, corruption par le détenteur de fonctions judiciaires, une infraction visée aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, c. 24, tentative de commettre la trahison, d’intimider le Parlement ou une législature, d’incitation à la mutinerie, d’infractions séditieuses, de piraterie ou d’actes de piraterie, et de comploter en vue de commettre la trahison, d’intimider le Parlement ou une législature, d’incitation à la mutinerie, d’infractions séditieuses, de piraterie ou d’actes de piraterie ou de meurtre].
. . .
785 [. . .] cour des poursuites sommaires Personne qui a juridiction dans la circonscription territoriale où le sujet des procédures a pris naissance, d’après ce qui est allégué, et, selon le cas :
a) à qui la disposition en vertu de laquelle les procédures sont intentées confère une juridiction à leur égard;
b) qui est un juge de paix ou un juge de la cour provinciale, lorsque la disposition en vertu de laquelle les procédures sont intentées ne confère pas expressément juridiction à une personne ou catégorie de personnes;
c) qui est un juge de la cour provinciale, lorsque la disposition en vertu de laquelle les procédures sont intentées confère juridiction, en l’espèce, à deux ou plusieurs juges de paix.
[42] Ensemble, ces dispositions délimitent trois catégories d’infractions et les pouvoirs des cours de juger les personnes inculpées de ces infractions : (1) les actes criminels énumérés à l’art. 469 du Code criminel, qui relèvent de la compétence exclusive de la cour supérieure; (2) les actes criminels non énumérés à l’art. 469, qui relèvent de la compétence à la fois de la cour provinciale et de la cour supérieure; et (3) les infractions poursuivies par procédure sommaire, qui relèvent de la compétence exclusive de la cour provinciale. À notre avis, l’exigence formulée au sous‑al. 686(1)b)(iv) — à savoir que « le tribunal de première instance était compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » — renvoie à ces trois catégories d’infractions et à la compétence juridictionnelle des cours supérieures et provinciales de juger ces infractions.
[43] Au‑delà du lien entre le libellé de la disposition réparatrice visée et les dispositions du Code criminel en matière de compétence, l’interprétation de l’expression « compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » d’une manière compatible avec ces dispositions en matière de compétence correspond aux directives antérieures de la Cour quant à l’objectif du sous‑al. 686(1)b)(iv). Comme susmentionné, dans l’arrêt Khan, la juge Arbour a expliqué que le sous‑al. 686(1)b)(iv) a été « adopté à un moment où la jurisprudence devenait de plus en plus technique et complexe, et où elle en était venue à limiter considérablement la possibilité pour les cours d’appel de conclure qu’une erreur commise au procès » ne justifiait pas l’annulation du verdict (par. 16). Dans un tel contexte, l’adoption de cette disposition visait véritablement à mettre fin à la notion voulant « qu’on ne puisse remédier, même en appel, aux erreurs de procédure ayant causé la perte de compétence des tribunaux de première instance » (par. 12). La perte de compétence n’était désormais plus considérée comme étant automatiquement fatale à la déclaration de culpabilité. Les cours d’appel étaient plutôt en mesure de remédier aux erreurs lorsque l’appelant n’avait subi aucun préjudice, sauf uniquement lorsque le tribunal de première instance n’était pas compétent à l’égard de la catégorie d’infractions.
[44] Messieurs Esseghaier et Jaser font toutefois valoir que le seul fait d’interpréter l’expression « compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » conformément aux dispositions en matière de compétence ne saurait convenir. Selon eux, même si le Parlement conférait au tribunal de première instance le pouvoir de statuer sur les infractions en question, ce tribunal est seulement considéré comme étant « compétent » s’il a été constitué régulièrement. Comme la disposition réparatrice s’applique seulement pour corriger une perte de compétence, elle ne peut pas s’appliquer si le tribunal n’a jamais été compétent. En conséquence, dans le cas d’erreurs se produisant lors du processus de sélection des jurés, la disposition réparatrice ne peut pas s’appliquer, parce que le jury — et donc le tribunal — a été irrégulièrement constitué et, de ce fait, n’était pas compétent pour juger quelque catégorie d’infractions que ce soit (m.i. (Esseghaier), par. 67‑70; m.i. (Jaser), par. 64‑68). En d’autres termes, ils soutiennent que, pour que le tribunal de première instance soit considéré comme « compétent à l’égard de la catégorie d’infractions », certaines garanties procédurales doivent être respectées, par exemple, le choix de la personne accusée quant au mode de procès et à la procédure qui devrait être utilisée pour trancher les récusations motivées. Leur argument à cet égard renvoie à l’approche adoptée par la Cour d’appel en l’espèce, suivant les précédents qu’elle avait établis dans les arrêts Noureddine et W.V. (voir le par. 29 des présents motifs).
[45] Ce raisonnement tire sa source dans les motifs de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. c. Bain (1989), 1989 CanLII 262 (ON CA), 31 O.A.C. 357. Dans cette affaire, le juge du procès avait outrepassé les limites du Code criminel et avait, en fait, prescrit un processus de sélection des jurés qui interdisait à la Couronne d’exercer son pouvoir de mise à l’écart des jurés et qui limitait à la fois la Couronne et la défense aux quatre récusations péremptoires qui leur étaient octroyées. Selon la Cour d’appel, on ne pouvait pas remédier à une telle erreur de procédure au moyen de la disposition réparatrice : si le processus de sélection des jurés n’est pas compatible avec les dispositions du Code criminel, [traduction] « le tribunal ne devient jamais compétent pour instruire la cause » (par. 6). En présence de telles erreurs, la question n’est pas de savoir si elles entraînent une perte de compétence, mais plutôt « si [. . .] le tribunal a été régulièrement constitué dès le départ » (par. 6). Dans le cadre du pourvoi formé à la Cour, les juges majoritaires ont rejeté l’affaire pour d’autres motifs et ne se sont pas penchés sur la question de la possible application du sous‑al. 686(1)b)(iv). Le juge Gonthier, dissident, était toutefois d’accord avec la Cour d’appel pour dire que la disposition réparatrice ne pouvait pas remédier à l’erreur, car « [s]i le jury n’est pas constitué selon les règles, le tribunal n’existe pas plus que si le juge avait été désigné illégalement » (p. 136). C’est en se fondant sur cette approche restrictive de la disposition réparatrice que la Cour d’appel de l’Ontario — et maintenant les intimés en appel — ont opiné que, dans les cas où une erreur dans la sélection des jurés se traduit par un jury irrégulièrement constitué, le tribunal de première instance n’aura jamais eu compétence et la disposition réparatrice est en conséquence inapplicable (Noureddine, par. 50‑53 et 61).
[46] Nous sommes en désaccord. Le fait de limiter l’application de la disposition réparatrice aux affaires dans lesquelles le jury a été régulièrement constitué serait carrément incompatible avec l’objectif du sous‑al. 686(1)b)(iv), qui est « d’élargi[r] les pouvoirs des cours d’appel en matière de réparation » afin de traiter les erreurs de compétence et d’évaluer tout préjudice qui aurait pu en découler. S’il fallait faire droit aux arguments des intimés, cela reviendrait à autoriser le même genre de questions inutilement complexes qui sévissaient avant l’adoption de la disposition. En effet, dans l’arrêt Khan, la juge Arbour a notamment souligné que les « irrégularités dans la sélection du jury » figuraient au titre des diverses erreurs en matière de compétence contribuant au problème (par. 14). L’approche qu’il convient d’adopter, comme susmentionnée, consiste à interpréter la portée de la disposition réparatrice de sorte qu’elle soit compatible avec les dispositions du Code criminel en matière de compétence. Dans le but d’atteindre son objectif, le Parlement voulait que la disposition réparatrice soit absolument inapplicable seulement lorsque le tribunal de première instance n’avait pas le pouvoir issu de la loi de juger la catégorie d’infractions ou lorsqu’un préjudice avait été causé à l’accusé.
[47] Nous nous écartons donc de l’approche proposée par les intimés et par la Cour d’appel quant à la portée de l’analyse de la compétence en vertu du sous‑al. 686(1)b)(iv). Pour l’application de la disposition réparatrice, le terme « compétent » vise uniquement l’aptitude du tribunal de première instance de traiter de « l’objet de l’accusation », puisque seul un défaut à l’égard de la compétence ratione materiae « priv[e] le tribunal de toute compétence ab initio » (R. c. Primeau, 2000 CanLII 11306 (QC CA), [2000] R.J.Q. 696 (C.A.), par. 31; voir aussi R. c. C.N. (1991), 52 Q.A.C. 53, par. 38, le juge Brossard, dissident, inf. essentiellement pour les motifs exposés par le juge Brossard, 1992 CanLII 46 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 471). À cette fin, la question de la compétence en vertu du sous‑al. 686(1)b)(iv) ne vise que l’aptitude du tribunal de première instance à juger la catégorie d’infractions pertinente, comme définie par le Parlement. Elle ne vise pas le moment où l’erreur en matière de procédure s’est produite ni les conséquences de celle‑ci sur le procès de l’appelant. De telles analyses portant sur la nature et les conséquences de l’erreur, y compris la question de savoir s’il s’agissait d’une erreur dans l’application des règles du Code criminel ou d’une erreur découlant de l’application des règles du droit prétorien, correspondent mieux à l’analyse portant sur le préjudice.
[48] En résumé, l’expression « compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » doit être interprétée conformément aux dispositions en matière de compétence établies par le Parlement dans le Code criminel. La compétence peut donc être expliquée de la façon suivante :
(1) Lorsque l’appelant a été déclaré coupable d’un acte criminel énuméré à l’art. 469, il sera uniquement satisfait à l’exigence en matière de compétence si le tribunal de première instance était la cour supérieure.
(2) Lorsque l’appelant a été déclaré coupable d’un acte criminel qui n’est pas énuméré à l’art. 469, il sera satisfait à l’exigence en matière de compétence si le procès a eu lieu à la cour provinciale ou à la cour supérieure[2].
(3) Lorsque l’appelant a été déclaré coupable d’une infraction poursuivie par procédure sommaire, il sera uniquement satisfait à l’exigence en matière de compétence si le tribunal de première instance était la cour provinciale.
Les infractions mixtes relèveront de la catégorie (2) ou de la catégorie (3) une fois que la Couronne aura pris une décision valide sur la façon de procéder.
[49] En l’espèce, MM. Esseghaier et Jaser ont tous les deux été jugés et déclarés coupables en vertu du par. 83.18(1), de l’art. 83.2 et de l’al. 465(1)a) du Code criminel. M. Esseghaier a en outre été déclaré coupable en vertu de l’art. 248 et de l’al. 465(1)c). Une infraction prévue à l’al. 465(1)a) — complot en vue de commettre un meurtre — est considérée comme étant une infraction visée à l’art. 469 en vertu de l’al. 469e). Seule la cour supérieure est compétente pour juger une telle infraction. Les autres infractions sont des actes criminels qui ne sont pas énumérés à l’art. 469, ce qui signifie que pour l’application de la disposition réparatrice au sous‑al. 686(1)b)(iv), elles peuvent être jugées soit par la cour provinciale, soit par la cour supérieure. En l’espèce, toutes les déclarations de culpabilité ont été rendues par un tribunal de première instance du ressort de la cour supérieure. Le tribunal de première instance était donc « compétent à l’égard de la catégorie d’infractions » dont font partie celles à l’égard desquelles MM. Esseghaier et Jaser ont été déclarés coupables. La disposition réparatrice peut s’appliquer, s’il n’y a pas de préjudice.
(2) Aucun préjudice n’a été causé à MM. Esseghaier et Jaser
[50] Si une cour d’appel est convaincue que le tribunal de première instance était compétent à l’égard de la catégorie d’infractions dont font partie celles à l’égard desquelles l’appelant a été déclaré coupable, l’examen de la disposition réparatrice se concentre sur la seconde exigence — la question de savoir si « aucun préjudice n’a été causé à » l’appelant.
[51] Dans l’arrêt Khan, la juge Arbour a déclaré qu’en vertu du sous‑al. 686(1)b)(iv), « il faut procéder à une analyse du préjudice en conformité avec les principes énoncés au sous‑al. 686(1)b)(iii) » (par. 18 (nous soulignons)). Soit dit en tout respect, à notre avis, ce que signifie précisément une analyse du préjudice « en conformité avec les principes énoncés au sous‑al. 686(1)b)(iii) » n’est pas évident. Bien que le sous‑al. 686(1)b)(iv) permette à une cour d’appel de remédier à une irrégularité de procédure commise lors du procès si « aucun préjudice n’a été causé à [l’appelant] par cette irrégularité », le sous‑al. 686(1)b)(iii) s’applique dans les cas où le juge du procès a commis une erreur sur une question de droit, mais que la cour d’appel est d’avis qu’une telle erreur n’a entraîné « aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ». En d’autres termes, chacun de ces deux sous‑alinéas énonce un critère distinct permettant de remédier à un type d’erreur distinct.
[52] Par conséquent, nous avons des réserves quant à la façon d’appliquer le sous‑al. 686(1)b)(iv) « en conformité avec les principes énoncés au sous‑al. 686(1)b)(iii) », à supposer que cela soit même possible, car le Parlement est présumé s’exprimer avec soin, de sorte qu’il faut considérer les mots différents qu’il emploie comme revêtant des sens différents (Marche c. Cie d’Assurance Halifax, 2005 CSC 6, [2005] 1 R.C.S. 47, par. 95, le juge Bastarache, dissident, mais non sur ce point, citant R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 162‑166). Ainsi, nous nous interrogeons quant à savoir si une norme plus stricte pourrait être nécessaire pour l’application du sous‑al. 686(1)b)(iv).
[53] Pourtant, en l’espèce, il n’est pas nécessaire que nous nous prononcions définitivement sur ce casse-tête car, quelle que soit l’approche adoptée, la Couronne s’est acquittée du fardeau qui lui incombait dans la présente affaire; à notre avis, il est évident que ni M. Esseghaier ni M. Jaser n’ont subi de préjudice, et ce, pour deux raisons : (1) la procédure des vérificateurs permanents qui a été utilisée, même si elle était irrégulière, avait été adoptée par le Parlement précisément dans le but d’assurer la tenue d’un procès équitable avec un jury indépendant et impartial; et (2) tant le juge du procès que les vérificateurs permanents se sont acquittés de leurs obligations avec la diligence et l’attention nécessaires, afin de protéger les droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés à MM. Esseghaier et Jaser. Il s’ensuit que ni tort important ni erreur judiciaire grave ne se sont produits.
[54] La première raison reflète le fait que, dans le cadre de l’application du sous‑al. 686(1)b)(iv) à une erreur de procédure lors de la sélection des jurés, l’examen du préjudice est uniquement axé sur le risque de priver les personnes accusées de leur droit à un procès équitable mené avec un jury indépendant et impartial, en vertu de l’al. 11d) de la Charte. Lorsque l’appelant peut démontrer que le jury a été irrégulièrement constitué en raison d’une erreur de procédure, il y a alors déplacement du fardeau de la preuve et la Couronne doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelant n’a pas été privé de son droit à un procès équitable devant un jury indépendant et impartial et, par conséquent, qu’aucun préjudice ne lui a été causé. En l’espèce, nous sommes convaincus que la Couronne s’est acquittée de ce fardeau. Bien qu’il ait été erroné dans les circonstances de recourir à des vérificateurs permanents, il s’agissait d’une des deux procédures autorisées par la loi pour trancher les récusations motivées à l’époque où le procès a eu lieu. Les jurés n’ont pas été sélectionnés suivant une procédure concoctée à l’extérieur des limites du Code criminel (voir, p. ex., Bain et W.V.), mais plutôt au moyen d’une procédure que le Parlement a adoptée dans le but précis d’assurer la tenue d’un procès équitable mené avec un jury indépendant et impartial. En outre, dans les circonstances particulières de l’espèce, en présence du risque manifeste d’influence des jurés, la procédure des vérificateurs permanents a permis d’éliminer ce risque en excluant les jurés — assermentés ou non — de la salle d’audience.
[55] Deuxièmement, la mise en œuvre concrète de la procédure en l’espèce, tant par le juge du procès que par les vérificateurs permanents, a été effectuée avec la diligence et l’attention nécessaires pour veiller à ce que les droits de MM. Esseghaier et Jaser à un procès équitable soient protégés. À l’audition de la requête, et avant la sélection des vérificateurs, le juge du procès a expliqué qu’il avait l’intention de procéder à [traduction] « une évaluation très rigoureuse des vérificateurs » (d.a., vol. III, p. 50) de sorte que les deux personnes choisies « s’acquittent efficacement de leurs fonctions » (d.a., vol. IV, p. 83). Il a fait remarquer qu’il avait l’habitude de poser un grand éventail de questions différentes aux candidats vérificateurs, y compris des questions sur leurs « antécédents », leurs « valeurs », leurs « expériences dans des situations multiculturelles » (d.a., vol. III, p. 50), et sur des sujets « liés aux véritables questions qui seraient posées dans le cadre des récusations motivées » (d.a., vol. IV, p. 83). Le juge du procès a mis en application les intentions qu’il avait exprimées. Il a mené une évaluation approfondie des candidats vérificateurs, dans le cadre de laquelle il s’est enquis de leurs antécédents, leurs expériences, et de leur aptitude à faire preuve d’impartialité dans les circonstances particulières de l’espèce. Pendant son processus d’évaluation, il a écarté trois candidats vérificateurs. Les deux personnes qu’il a choisies ont été approuvées par la Couronne et par l’avocat de M. Jaser.
[56] Les vérificateurs se sont également acquittés de leurs obligations avec diligence. Le juge du procès leur a donné des directives appropriées quant à leurs obligations. Ils ont pris leurs fonctions au sérieux et, pendant le processus, ont exclu 25 candidats jurés. À mi‑chemin du processus de récusation, de nouvelles directives leur ont été données, à la demande du procureur de la Couronne. L’avocat de M. Jaser a acquiescé aux nouvelles directives, mais a souligné qu’il [traduction] « n’a[vait] rien vu qui donnerait lieu à des préoccupations » (d.a., vol. IV, p. 195). À un moment donné, les vérificateurs n’étaient pas d’accord quant à savoir s’ils devaient accepter l’une des candidates jurées, mais ils ont finalement convenu de l’accepter. Bien qu’un tel désaccord soit peut‑être inabituel, ce désaccord temporaire est, à lui seul, insuffisant pour soulever une crainte de raisonnement faussé ou d’influence intentionnelle des jurés de la part des vérificateurs. En fait, personne ne prétend que l’un ou l’autre des jurés qui ont finalement été choisis pour juger l’affaire a été partial, et chacun d’entre eux a été approuvé par l’avocat de M. Jaser. Il ne s’agissait pas ici d’une affaire dans laquelle le comportement des participants au déroulement du procès soulevait des préoccupations d’inconduite ou d’absence de caractère équitable envers l’accusé (voir, p. ex., R. c. Yumnu, 2012 CSC 73, [2012] 3 R.C.S. 777, dans lequel la Couronne aurait procédé à une évaluation inappropriée des jurés, ou R. c. Latimer, 1997 CanLII 405 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 217, dans lequel, à la demande de la Couronne, des policiers ont abordé des candidats jurés et leur ont demandé de remplir un questionnaire portant sur des questions liées à la cause).
[57] Selon nous, il est indubitable que suivant ces renseignements, une personne raisonnable conclurait que MM. Esseghaier et Jaser ont subi un procès équitable mené avec un jury indépendant et impartial. Bien que MM. Esseghaier et Jaser n’aient pas obtenu exactement le procès qu’ils souhaitaient, la loi exige non pas une justice parfaite, mais une justice fondamentalement équitable (O’Connor, par. 193). C’est ce qu’ils ont obtenu. Par conséquent, il n’y a eu aucune atteinte au droit à un procès équitable mené avec un jury indépendant et impartial, aucun préjudice n’a été causé, et aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave n’a été commis.
[58] La disposition réparatrice permet de remédier à l’erreur, et nous l’appliquons donc en l’espèce.
C. Réparation
[59] Comme nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, nous sommes tenus de nous pencher sur la question de la réparation.
[60] La Couronne demande que les déclarations de culpabilité soient rétablies. M. Esseghaier demande à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’art. 46.1 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, afin de renvoyer l’affaire à la Cour d’appel pour qu’elle statue sur les moyens d’appel restants. La demande de M. Jaser varie légèrement en ce qu’il demande que, si la Cour conclut que la disposition réparatrice peut être appliquée pour remédier à l’erreur, elle renvoie l’affaire à la Cour d’appel afin que celle‑ci examine la question de la sélection des jurés ainsi que les autres moyens d’appel. Selon M. Jaser, même si la Cour conclut que la disposition réparatrice peut être appliquée, la question de savoir si, en l’espèce, elle devrait en définitive être appliquée ne peut pas être tranchée de manière adéquate tant que la Cour d’appel n’aura pas examiné les moyens d’appel restants.
[61] Comme nous avons conclu qu’il est possible de remédier à l’erreur du juge du procès par application de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iv), les déclarations de culpabilité de MM. Esseghaier et Jaser doivent donc être rétablies.
[62] En ce qui concerne la question de savoir si la Cour devrait renvoyer les moyens d’appel restants à la Cour d’appel, l’art. 46.1 de la Loi sur la Cour suprême est libellé ainsi :
46.1 La Cour peut renvoyer une affaire en tout ou en partie à la juridiction inférieure ou à celle de première instance et ordonner les mesures qui lui semblent appropriées.
[63] Le pouvoir discrétionnaire de l’art. 46.1 doit être exercé de façon à servir « l’intérêt de la justice » (Wells c. Newfoundland, 1999 CanLII 657 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 199, par. 68; voir aussi Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543, par. 45).
[64] À notre avis, il est dans « l’intérêt de la justice » de renvoyer les moyens d’appel restants à la Cour d’appel pour que celle‑ci rende une décision. Il n’y a pas eu de désistement quant aux moyens d’appel restants; ils ont simplement été scindés de la question tranchée en l’espèce, et ils n’ont pas encore été examinés.
[65] Nous ne pouvons, toutefois, souscrire à l’argument de M. Jaser voulant que la Cour doive s’abstenir d’appliquer la disposition réparatrice afin de permettre à la Cour d’appel d’examiner l’erreur parallèlement à toute autre erreur possible afin de déterminer si, dans l’ensemble, la disposition devrait être appliquée ou non. Une des raisons pour lesquelles le moyen d’appel quant à la sélection des jurés a été scindé des autres moyens réside dans le fait qu’il pouvait être examiné isolément et que, s’il était accueilli, il serait déterminant. Notre conclusion selon laquelle le moyen d’appel des intimés ne peut être accueilli n’a d’effet que sur celui‑ci et n’a aucune incidence sur les moyens d’appel restants, lesquels devront maintenant être examinés ensemble, comme c’est le cas habituellement dans les procédures d’appel.
[66] Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi, de rétablir les déclarations de culpabilité, et de renvoyer les moyens d’appel restants à la Cour d’appel.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelante : Service des poursuites pénales du Canada, Toronto.
Procureurs de l’intimé Chiheb Esseghaier : Embry Dann, Toronto.
Procureurs de l’intimé Raed Jaser : Addario Law Group, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Justice and Solicitor General, Appeals, Education & Prosecution Policy Branch, Calgary.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Gorham Vandebeek, Toronto.
[1] Depuis le 19 septembre 2019, les récusations motivées sont tranchées exclusivement par le juge du procès, en vertu du par. 640(1) du Code criminel (Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25, art. 272).
[2] Ainsi, en vertu de la disposition réparatrice, les erreurs relatives au choix (p. ex., lorsqu’une personne accusée choisit de subir son procès à la cour provinciale, mais qu’elle subit son procès par erreur à la cour supérieure, ou lorsqu’une personne accusée choisit de subir son procès devant un juge et avec un jury, mais qu’elle subit son procès par erreur devant un juge siégeant seul (art. 536 et 536.1)) ne donneront pas automatiquement lieu à un nouveau procès. Pour déterminer s’il est possible de remédier à l’erreur, il faudra répondre à la question de savoir si un préjudice quelconque a été causé à l’accusé.