La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

30/04/2021 | CANADA | N°2021CSC18

Canada | Canada, Cour suprême, 30 avril 2021, Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18


COUR SUPRÊME DU CANADA


Référence : Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18

 

Appel entendu : 15 octobre 2020
Jugement rendu : 30 avril 2021
Dossier : 38687

 


 
Entre :
Procureur général de l’Ontario
Appelant
 
et
 
Jamie Clark, Donald Belanger et Steven Watts
Intimés
 
- et -
 
Procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Toront

o Police Chief James Ramer, Association canadienne des chefs de police, Association canadienne des juristes de l’État et Association des procureurs de la Cour...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18

 

Appel entendu : 15 octobre 2020
Jugement rendu : 30 avril 2021
Dossier : 38687

 

 
Entre :
Procureur général de l’Ontario
Appelant
 
et
 
Jamie Clark, Donald Belanger et Steven Watts
Intimés
 
- et -
 
Procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Toronto Police Chief James Ramer, Association canadienne des chefs de police, Association canadienne des juristes de l’État et Association des procureurs de la Couronne de l’Ontario
Intervenants
 
 
Traduction française officielle
 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
 
Motifs de jugement :
(par. 1 à 62)

La juge Abella (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin et Kasirer)

 
Motifs dissidents :
(par. 63 à 173)

 
La juge Côté

 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

ontario (p.g.) c. clark
Procureur général de l’Ontario                                                                     Appelant
c.
Jamie Clark,
Donald Belanger et
Steven Watts                                                                                                      Intimés
et
Procureur général du Nouveau-Brunswick,
procureur général du Manitoba,
procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta,
Toronto Police Chief James Ramer,
Association canadienne des chefs de police,
Association canadienne des juristes de l’État et                                       Association des procureurs de la Couronne de l’Ontario                                                                              Intervenants
Répertorié : Ontario (Procureur général) c. Clark
2021 CSC 18
No du greffe : 38687.
2020 : 15 octobre; 2021 : 30 avril.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Droit de la Couronne — Immunité du poursuivant — Faute dans l’exercice d’une charge publique — Demande présentée par des policiers contre le procureur général pour faute dans l’exercice d’une charge publique et fondée sur l’omission de procureurs de la Couronne dans la conduite de procès criminels d’avoir contesté les allégations d’accusés qui ont soutenu avoir été agressés par les policiers durant leur arrestation — Allégations par les policiers de préjudices à leur réputation et réclamation par ceux-ci de dommages‑intérêts — L’immunité du poursuivant empêche‑t‑elle les policiers d’intenter un recours pour faute dans l’exercice d’une charge publique à l’encontre de procureurs de la Couronne pour des décisions prises par ceux‑ci dans l’exercice de cette charge? — La demande devrait‑elle être radiée?
                    En juin 2009, trois policiers du Service de police de Toronto ont procédé à l’arrestation de M et S à la suite d’une plainte pour vol à main armée et séquestration. Les deux hommes ont été accusés et renvoyés à procès. Avant l’ouverture du procès, M a présenté une demande visant à obtenir l’arrêt des procédures intentées contre lui et l’exclusion des éléments de preuve relatifs à l’aveu qu’il avait fait le jour de son arrestation, au motif que les policiers l’avaient battu lors de son arrestation et l’avaient grièvement blessé aux côtes. La procureure adjointe de la Couronne et un procureur principal de la Couronne ont estimé que l’aveu de M ne serait pas admissible en preuve, et les accusations portées contre M ont été suspendues. S a pour sa part subi un procès devant jury et a été reconnu coupable. Après sa déclaration de culpabilité, il a déposé une demande d’arrêt des procédures dans laquelle il alléguait que les policiers les avaient agressés, lui et M, lors de leur arrestation. M et S ont tous deux témoigné lors de l’instruction de la demande d’arrêt des procédures. La procureure adjointe de la Couronne n’a pas appelé les policiers à témoigner et a concédé que les agressions avaient eu lieu. La juge du procès a accepté les témoignages et réduit la peine de S. Dans ses motifs, elle a décrit les agressions en détail et a qualifié la conduite des policiers de « brutalité policière ». Ces conclusions ont été reprises dans les médias. L’Unité des enquêtes spéciales (« UES ») et l’Unité des normes professionnelles du Service de police de Toronto (« UNP ») ont alors procédé à des examens des allégations d’inconduite formulées contre les policiers. L’UES a mis fin à son enquête lorsque M a refusé d’y participer; l’UNP a conclu que les allégations d’inconduite n’étaient pas fondées.
                    S a interjeté appel de la décision refusant d’ordonner l’arrêt des procédures. La Cour d’appel a fait droit à l’appel de S et a ordonné l’arrêt des procédures, notant que la procureure de la Couronne lors de l’appel n’avait pas contesté les éléments de preuve présentés au sujet des agressions. La Cour d’appel a vivement critiqué la conduite des policiers. Ses conclusions ont été rapportées dans les médias. À la suite de l’appel, l’UES a rouvert son enquête et a conclu que la blessure subie aux côtes par M était postérieure à l’arrestation et que les allégations formulées contre les policiers n’étaient pas étayées par la preuve. Un examen par la Police provinciale de l’Ontario a conclu que l’enquête de l’UNP avait été exhaustive et que rien ne justifiait de réfuter ses conclusions.
                    Les policiers ont intenté une poursuite contre le procureur général pour négligence et faute dans l’exercice d’une charge publique par la procureure adjointe de la Couronne, par le procureur principal de la Couronne ainsi que par la procureure de la Couronne lors de l’appel. Ils ont réclamé des dommages‑intérêts généraux pour négligence et faute dans l’exercice d’une charge publique, ainsi que des dommages‑intérêts majorés, exemplaires et punitifs. Ils affirment avoir subi un préjudice irréparable à leur réputation et à leur crédibilité. Le procureur général a présenté une motion en radiation de la demande au motif qu’elle ne révélait pas de cause d’action. Le juge des motions a radié l’action fondée sur la négligence, mais a autorisé l’exercice du recours fondé sur une faute dans l’exercice d’une charge publique, et cette décision a été confirmée en appel. Seule la décision quant à la demande pour faute dans l’exercice d’une charge publique a été portée en appel devant la Cour.
                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est accueilli et l’action pour faute dans l’exercice d’une charge publique est radiée.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin et Kasirer : Les poursuivants n’ont pas d’obligation légale précise envers la police en ce qui concerne la façon dont ils mènent une poursuite, et on ne peut recourir à des allégations de faute dans l’exercice d’une charge publique pour contourner cette réalité. Lever l’immunité des procureurs de la Couronne pour les obliger à rendre compte de leurs actes à la police les placerait dans une situation perpétuelle d’éventuel conflit d’intérêts face aux devoirs supérieurs qui leur sont imposés par leur charge publique et qui les obligent à faire preuve d’objectivité, d’indépendance et d’intégrité afin d’assurer un procès équitable à l’accusé et de maintenir la confiance du public envers l’administration de la justice. En conséquence, l’action intentée par les policiers pour faute dans l’exercice d’une charge publique serait vouée à l’échec.
                    L’immunité du poursuivant protège l’intérêt public en permettant aux poursuivants de prendre des décisions discrétionnaires dans l’exécution de leurs obligations professionnelles sans craindre d’ingérence judiciaire ou politique et de s’acquitter ainsi de leur rôle quasi judiciaire de représentants de la justice. Les raisons de principe qui justifient l’immunité sont l’indépendance du poursuivant, qui est consacrée par la Constitution, les risques pour la prise de décisions objectives et la crainte de distraire les poursuivants des obligations dont ils doivent s’acquitter dans l’intérêt public. La jurisprudence reconnaît que le fait d’exposer le poursuivant à la responsabilité civile est susceptible de créer un effet paralysant et d’encourager la prise de décisions motivées par la volonté de conjurer le spectre de la responsabilité, ce qui risque d’occulter le devoir essentiel du poursuivant d’agir de façon objective et indépendante pour défendre l’intégrité du système et les droits de l’accusé.
                    La nécessité de protéger et de défendre les droits de l’accusé, qui est particulièrement vulnérable face à un recours abusif au pouvoir de poursuivre, est cruciale. Permettre à des policiers de poursuivre la Couronne pour faute commise dans l’exercice d’une charge publique en raison des décisions prises par des poursuivants au cours de poursuites criminelles compromettrait profondément les droits de l’accusé ainsi que l’indépendance et l’objectivité du poursuivant et porterait atteinte à l’intégrité du système de justice criminel. Ce serait également fondamentalement incompatible avec l’existence de rapports mutuellement indépendants entre la police et le poursuivant : la police a pour rôle d’enquêter sur les crimes; le rôle de la Couronne consiste à déterminer si une poursuite est dans l’intérêt public et, si oui, à mener cette poursuite en respectant ses obligations envers l’administration de la justice et l’accusé.
                    Si le poursuivant risquait d’engager sa responsabilité civile pour atteinte à la réputation de policiers, cela impliquerait qu’il tiendrait compte de facteurs non pertinents ce qui compromettrait son indépendance et son objectivité, qui sont au cœur du rôle qui lui est confié. Permettre aux policiers de poursuivre des procureurs de la Couronne au sujet de décisions prises par ces derniers au cours d’un procès criminel est une recette pour placer les poursuivants dans une situation de conflit d’intérêts face à leur devoir de protéger l’intégrité du processus et les droits de l’accusé. Au‑delà du risque de conflit réel, l’apparence d’un tel conflit serait tout aussi néfaste pour l’intégrité de l’administration de la justice. Permettre aux policiers d’intenter un procès contre les procureurs de la Couronne donnerait à penser au public et aux accusés que la police exerce un contrôle sur les poursuites par le truchement du droit privé, ce qui ébranlerait la confiance du public en la capacité indépendante et objective des poursuivants de mener des procès équitables. Les policiers ont des attentes et des intérêts légitimes à ce que leur réputation ne soit pas injustement entachée, mais la solution ne saurait consister à obliger les poursuivants à leur rendre des comptes d’une manière qui ferait disparaître l’indépendance entre la police et les poursuivants et qui serait inconciliable avec les devoirs publics fondamentaux de la Couronne envers l’administration de la justice et les accusés.
                    La juge Côté (dissidente) : Le pourvoi devrait être rejeté. L’immunité du poursuivant ne devrait pas s’appliquer à l’encontre des actions fondées sur la faute dans l’exercice d’une charge publique intentées par des policiers ayant subi un préjudice par suite de la conduite délibérée et illégitime de poursuivants en lien avec des allégations criminelles graves d’inconduite policière.
                    La primauté du droit commande l’égalité devant la loi, et est incompatible avec les immunités absolues. La Cour a reconnu deux exceptions à l’immunité du poursuivant en faveur des accusés : les délits civils de poursuites abusives et de défaut injustifié de communiquer des renseignements. Même si la protection de l’indépendance du poursuivant est constitutionnalisée par l’art. 7 de la Charte, la portée de l’immunité du poursuivant est une question d’intérêt public. L’indépendance du poursuivant soulève deux considérations d’intérêt public qui doivent être prises en compte pour apprécier le risque d’entraver indûment la possibilité, pour les poursuivants, d’exercer en toute liberté leurs fonctions dans l’intérêt de l’administration de la justice : le risque de créer un effet paralysant sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et le risque que les poursuivants soient détournés de leurs fonctions publiques. Ces considérations ne doivent pas être invoquées comme un mantra pour justifier l’application de l’immunité du poursuivant dans toutes les circonstances qui ne tombent pas sous le coup des exceptions reconnues dont bénéficient les accusés; elles devraient plutôt être examinées en tenant compte du seuil de responsabilité qui s’applique au délit en cause. Il faut procéder à une analyse en deux étapes pour déterminer si l’immunité du poursuivant doit être appliquée dans une circonstance particulière : la première étape consiste à se demander s’il existe des raisons d’intérêt public convaincantes qui justifieraient la levée de l’immunité, et la deuxième étape consiste à déterminer si le seuil de responsabilité à l’égard du délit en cause est assez élevé pour atténuer les risques liés aux deux considérations d’intérêt public et préserver l’indépendance du poursuivant.
                    En ce qui a trait à la première étape, il existe quatre raisons d’intérêt public justifiant de ne pas appliquer l’immunité du poursuivant dans les cas où des policiers ont subi de graves préjudices parce que le poursuivant a agi de manière délibérée et illégitime : (1) la nature stratégique des décisions en cause; (2) l’importance des intérêts en jeu; (3) l’absence d’autres recours et mécanismes de reddition de compte significatifs; et (4) la confiance du public dans la fonction de poursuivant et dans la police.
                    Tout d’abord, le principe de l’indépendance du poursuivant ne s’applique pas aux décisions portant sur le traitement d’allégations de brutalité policière, car il s’agit, en général, de décisions stratégiques qui ne relèvent pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites. Le principe de l’indépendance du poursuivant vise à protéger avant tout les éléments essentiels du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, qui comprennent les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites (les décisions d’intenter des poursuites, d’ordonner un arrêt des procédures, de négocier sur un plaidoyer, de se retirer de procédures et de prendre en charge des poursuites privées). Les décisions qui ne portent pas sur la nature et l’étendue des poursuites, comme les décisions stratégiques, ne relèvent pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites, si bien que lorsque les tribunaux interfèrent avec elles le principe de l’indépendance du poursuivant n’est pas mis en jeu au même degré. Quoi qu’il en soit, toute conduite équivalant à de la mauvaise foi ou à de la malveillance dépasse les bornes du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites et ne fait pas intervenir le principe de l’indépendance du poursuivant.
                    Deuxièmement, tout comme l’importance des intérêts des accusés peut empêcher l’application de l’immunité du poursuivant, l’importance des intérêts en jeu pour les policiers milite en faveur d’une conclusion que l’immunité du poursuivant ne s’applique pas. Des conclusions de brutalité policière peuvent avoir de graves répercussions sur la dignité, la vie professionnelle, la réputation et la santé mentale des policiers. De telles conclusions peuvent en outre exposer les policiers à des mesures disciplinaires, ou engager leur responsabilité civile et criminelle. De plus, elles alourdiraient nettement le fardeau de prouver lors de poursuites subséquentes qu’ils avaient des motifs raisonnables d’employer la force ou qu’ils avaient agi en légitime défense.
                    Troisièmement, les autres recours qui existent ne permettent pas de remettre les victimes dans leur état antérieur. Les procédures disciplinaires qui pourraient être engagées devant le Barreau à l’encontre des poursuivants ou les sanctions administratives que pourrait leur infliger leur employeur ont peu de poids comparativement aux décisions antérieures d’un tribunal criminel quant à l’existence de brutalité policière et de torture. Seules des conclusions disculpatoires tirées par un tribunal civil qui disposerait de l’ensemble de la preuve et qui effectuerait une analyse approfondie pourraient remédier aux atteintes faites à la réputation des policiers une fois pour toutes. Toutefois, ce recours est subordonné à la décision d’un accusé d’intenter une poursuite civile contre la police; si l’accusé décide de ne pas intenter une telle poursuite, les policiers ne peuvent pas contester des conclusions de brutalité policière devant une cour de justice, car l’immunité du poursuivant les empêche de s’adresser eux‑mêmes à un tribunal civil. Si l’immunité était levée et si les policiers pouvaient intenter leur propre action contre les poursuivants en contestant le traitement inadéquat des allégations de brutalité policière, ils seraient alors en mesure de demander activement la réparation du tort qui a été causé à leur réputation.
                    Enfin, ne pas appliquer l’immunité dans de telles affaires renforce la confiance du public à l’égard à la fois de la fonction de poursuivant et de la police. La confiance du public envers la fonction de poursuivant est mieux préservée lorsque les poursuivants sont tenus responsables de leurs actes plutôt que d’être absous de toute inconduite. Protéger des poursuivants qui agissent illégalement de manière délibérée mine la confiance qu’a le public envers la fonction de procureur de la Couronne. L’immunité du poursuivant mine également la confiance du public envers la police. Lorsque des policiers ne sont pas en mesure de rétablir leur réputation devant un autre tribunal, leur réputation ternie entrave la capacité d’enquêter et de protéger de la police et celle de poursuivre les criminels. Cela les rend aussi vulnérables aux attaques de la défense lorsqu’ils sont appelés à témoigner, affaiblissant ainsi la théorie de la Couronne et faisant possiblement en sorte que des accusés par ailleurs coupables puissent éviter indûment de faire l’objet de condamnations.
                    En ce qui a trait à la deuxième étape, le seuil de responsabilité applicable au délit de faute dans l’exercice d’une charge publique est suffisamment élevé pour atténuer les deux considérations d’intérêt public et préserver l’indépendance du poursuivant : un demandeur doit démontrer qu’il y a eu inconduite délibérée et que cette inconduite comporte un élément de mauvaise foi ou de malhonnêteté; il ne lui suffit pas de démontrer que le fonctionnaire a agi par inadvertance ou avec négligence. Ce seuil élevé doit être apprécié dans le contexte de la catégorie des demandeurs éventuels et des actes du poursuivant en cause. La catégorie de demandeurs éventuels — les policiers qui font l’objet d’allégations d’inconduite grave dans le cadre de poursuites criminelles — est très restreinte, et la conduite des poursuivants en l’espèce ne relève pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites. Pris dans ce contexte particulier, le seuil élevé qui est établi par les éléments du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique offre une protection suffisante en empêchant la création d’un effet paralysant sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et en évitant toute ingérence à l’égard de l’indépendance du poursuivant, ainsi que le détournement des fonctions de poursuivant. Enfin, même si le fait de permettre aux policiers d’intenter des actions fondées sur la faute dans l’exercice d’une charge publique peut donner lieu au prononcé de décisions contradictoires, la remise en cause est nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, ou lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte.
                    En l’espèce, les policiers ont valablement invoqué les quatre éléments essentiels du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. Par conséquent, leur action fondée sur le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique devrait être autorisée à suivre son cours.
Jurisprudence
Citée par la juge Abella
                    Arrêt examiné : Nelles c. Ontario, 1989 CanLII 77 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 170; arrêts mentionnés : R. c. Singh, 2012 ONSC 2028; R. c. Singh, 2012 ONSC 4429; R. c. Singh, 2013 ONCA 750, 118 O.R. (3d) 253; Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263; Powder Mountain Resorts Ltd. c. British Columbia, 2001 BCCA 619, 94 B.C.L.R. (3d) 14; Three Rivers District Council c. Bank of England (No. 3) (2000), [2003] 2 A.C. 1; Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339; Proulx c. Québec (Procureur général), 2001 CSC 66, [2001] 3 R.C.S. 9; Smith c. Ontario (Attorney General), 2019 ONCA 651, 147 O.R. (3d) 305; Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297; Boucher c. The Queen, 1954 CanLII 3 (SCC), [1955] R.C.S. 16; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983; R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601; Henry c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190.
Citée par la juge Côté (dissidente)
                    Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121; Henry c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214; Hunt c. Carey Canada Inc., 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 959; R. c. Singh, 2012 ONSC 2028; R. c. Singh, 2012 ONSC 4429; R. c. Singh, 2013 ONCA 750, 118 O.R. (3d) 253; Nelles c. Ontario, 1989 CanLII 77 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 170; Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983; Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; Colombie-Britannique (Procureur général) c. Malik, 2011 CSC 18, [2011] 1 R.C.S. 657; Hill c. Église de scientologie de Toronto, 1995 CanLII 59 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1130; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214; Botiuk c. Toronto Free Press Publications Ltd., 1995 CanLII 60 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 3; Bent c. Platnick, 2020 CSC 23; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), 1987 CanLII 88 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 313; Wallace c. United Grain Growers Ltd., 1997 CanLII 332 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 701; Day c. Woodburn, 2019 ABQB 356, 96 Alta. L.R. (6th) 302; Nelles c. The Queen in right of Ontario (1985), 1985 CanLII 160 (ON CA), 51 O.R. (2d) 513; Bosada c. Pinos (1984), 1984 CanLII 2096 (ON SC), 44 O.R. (2d) 789; Proulx c. Québec (Procureur général), 2001 CSC 66, [2001] 3 R.C.S. 9; Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339; Watkins c. Secretary of State for the Home Department, [2006] UKHL 17, [2006] 2 A.C. 395; R. c. McNeil, 2009 CSC 3, [2009] 1 R.C.S. 66; Three Rivers District Council c. Bank of England (No. 3) (2000), [2003] 2 A.C. 1; Alberta (Minister of Public Works, Supply & Services) c. Nilsson, 1999 ABQB 440, 246 A.R. 201, conf. par 2002 ABCA 283, 320 A.R. 88; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 25, 34, 269.1(2).
Loi sur les procureurs de la Couronne, L.R.O. 1990, c. C.49, art. 6(5), 8.
Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 21.
Doctrine et autres documents cités
Chamberlain, Erika. Misfeasance in a Public Office, Toronto, Thomson Reuters, 2016.
Code, Michael. « Judicial Review of Prosecutorial Decisions : A Short History of Costs and Benefits, in Response to Justice Rosenberg » (2009), 34 Queen’s L.J. 863.
Horsman, Karen, and Gareth Morley, eds. Government Liability : Law and Practice, Toronto, Thomson Reuters, 2020 (loose‑leaf updated November 2020, release 36).
Law, J. M. « A Tale of Two Immunities : Judicial and Prosecutorial Immunities in Canada » (1990), 28 Alta. L. Rev. 468.
Nova Scotia. Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution, vol. 1, Findings and Recommendations, Halifax, 1989.
Ontario. Report of the Attorney General’s Advisory Committee on Charge Screening, Disclosure, and Resolution Discussions, Toronto, 1993.
Ontario. Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin : Rapport, t. 2, Toronto, 1998.
Rosenberg, Marc. « The Attorney General and the Administration of Criminal Justice » (2009), 34 Queen’s L.J. 813.
Sterling, Lori, and Heather Mackay. « Constitutional Recognition of the Role of the Attorney General in Criminal Prosecutions : Krieger v. Law Society of Alberta » (2003), 20 S.C.L.R. (2d) 169.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Lauwers, Huscroft et Trotter), 2019 ONCA 311, 56 C.C.L.T. (4th) 1, [2019] O.J. No. 2027 (QL), 2019 CarswellOnt 5941 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Stinson, 2017 ONSC 3683, [2017] O.J. No. 3236 (QL), 2017 CarswellOnt 9706 (WL Can.). Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
                    Sunil Mathai et Ananthan Sinnadurai, pour l’appelant.
                    Lorne Honickman et Michael Lacy, pour les intimés.
                    Patrick McGuinty, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick.
                    Amiram Kotler, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
                    Tara Callan, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
                    Michael J. Morris, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
                    Christine Rideout, c.r., pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
                    Earl A. Cherniak, c.r., pour l’intervenant Toronto Police Chief James Ramer.
                    Rachel Huntsman, c.r., pour l’intervenante l’Association canadienne des chefs de police.
                    Paul J.J. Cavalluzzo, pour les intervenantes l’Association canadienne des juristes de l’État et l’Association des procureurs de la Couronne de l’Ontario.
 
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin et Kasirer rendu par
 
                    La juge Abella —
[1]                              La question en litige dans le présent pourvoi est celle de savoir si l’immunité du poursuivant rend irrecevables les actions fondées sur la faute dans l’exercice d’une charge publique intentées par des policiers contre des procureurs de la Couronne pour les décisions prises par ces derniers dans l’exercice de leur charge publique.
Contexte
[2]                              Trois policiers du Service de police de Toronto, les agents Jamie Clark, Donald Belanger et Steven Watts, ont intenté une poursuite contre le procureur général de l’Ontario pour négligence et faute dans l’exercice d’une charge publique. Leur demande est fondée sur la présumée inconduite de procureurs de la Couronne, à qui ils reprochent leur traitement de demandes d’arrêt des procédures présentées par deux accusés, qui ont affirmé avoir été agressés par les policiers en question lors de leur arrestation.
[3]                              Le présent pourvoi fait suite à la motion en radiation de l’action présentée par le procureur général en vertu de la règle 21 des Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194. Dans les instances à l’origine du présent pourvoi, les tribunaux ont radié l’action fondée sur la négligence, mais ont autorisé l’exercice du recours fondé sur une faute dans l’exercice d’une charge publique. La Cour n’est saisie que de la demande pour faute dans l’exercice d’une charge publique.
[4]                              En juin 2009, les policiers ont procédé à l’arrestation de Randy Maharaj et de Neil Singh à la suite d’allégations de vol à main armée et de séquestration. Les deux hommes ont été accusés et renvoyés à procès.
[5]                              La procureure adjointe de la Couronne, Me Sheila Cressman, a été chargée de la poursuite. Avant l’ouverture du procès, M. Maharaj a présenté une demande visant à obtenir l’arrêt des procédures intentées contre lui et l’exclusion des éléments de preuve relatifs à l’aveu qu’il avait fait le jour de son arrestation, au motif que les policiers l’avaient battu à cette occasion et l’avaient grièvement blessé aux côtes.
[6]                              Maître Cressman a consulté un procureur principal de la Couronne, Me Frank Armstrong, qui a estimé comme elle que l’aveu de M. Maharaj ne serait pas admissible en preuve. Les accusations portées contre M. Maharaj ont été suspendues.
[7]                              Monsieur Singh a pour sa part subi un procès devant jury et a été reconnu coupable. Après sa déclaration de culpabilité, il a déposé une demande d’arrêt des procédures dans laquelle il alléguait que les policiers les avaient agressés, lui et M. Maharaj, lors de leur arrestation. Messieurs Maharaj et Singh ont tous deux témoigné lors de l’instruction de la demande d’arrêt des procédures. Maître Cressman n’a pas appelé les policiers à témoigner.
[8]                              Lors de l’audience sur l’arrêt des procédures, Me Cressman a concédé que les agressions avaient eu lieu, mais a fait valoir que la réparation appropriée dans le cas de M. Singh était une peine réduite. La juge du procès a accepté les témoignages suivant lesquels les policiers avaient agressé MM. Singh et Maharaj. Elle n’a pas ordonné l’arrêt des procédures, estimant qu’une peine réduite constituerait une réparation plus appropriée. Dans les motifs qu’elle a rendus le 28 mars 2012, elle a décrit les agressions en détail et, dans ses motifs du prononcé de la peine datés du 27 juillet 2012, elle a qualifié la conduite des policiers de [traduction] « brutalité policière » (2012 ONSC 2028; 2012 ONSC 4429). Ces conclusions ont été reprises dans les médias.
[9]                              L’Unité des enquêtes spéciales (UES) a été mise au courant de la conduite des policiers, mais M. Maharaj a refusé de participer à l’enquête de cette dernière. En conséquence, l’UES n’a pas poursuivi son enquête. L’Unité des normes professionnelles du Service de police de Toronto (UNP) a alors procédé à son propre examen des allégations d’inconduite formulées contre les policiers et a conclu, dans un rapport publié en octobre 2012, que [traduction] « [c]ompte tenu des preuves présentées et à la suite de notre analyse, nous estimons que les allégations d’inconduite visant les policiers en cause ne sont pas fondées ».
[10]                          Monsieur Singh a interjeté appel de la décision refusant d’ordonner l’arrêt des procédures. L’appel a été entendu le 18 octobre 2013, après que l’UNP eut publié son rapport. À l’audience, le tribunal a demandé à la procureure de la Couronne en appel, Me Amy Alyea, si des mesures disciplinaires avaient été prises contre les policiers ou si des poursuites criminelles avaient été intentées contre eux. Les policiers affirment que la procureure n’a pas informé le tribunal des conclusions disculpatoires tirées par l’UNP et n’a pas présenté de demande de production de nouveaux éléments de preuve afin de porter ces conclusions à la connaissance du tribunal.
[11]                          La Cour d’appel a fait droit à l’appel de M. Singh et a ordonné l’arrêt des procédures le 12 décembre 2013 (2013 ONCA 750 (CanLII), 118 O.R. (3d) 253). Dans ses motifs, la Cour d’appel a noté que la Couronne n’a pas [traduction] « contesté dans le cadre de l’appel [les éléments de preuve présentés au sujet des agressions] », et elle a vivement critiqué la conduite des policiers. Ses conclusions ont été rapportées dans les médias.
[12]                          À la suite de l’appel, l’UES a rouvert son enquête, a interrogé M. Maharaj et a examiné les dossiers. En mai 2014, elle a conclu que la blessure subie aux côtes par M. Maharaj était postérieure à l’arrestation et que les allégations formulées contre les policiers n’étaient pas étayées par la preuve. Par la suite, la Police provinciale de l’Ontario a procédé à son propre examen de l’enquête de l’UNP et a conclu, le 9 avril 2015, que cette enquête avait été exhaustive et que rien ne justifiait de réfuter ses conclusions.
[13]                          Le 22 juin 2016, les policiers ont intenté une poursuite contre le procureur général pour la négligence et la faute dans l’exercice d’une charge publique de Mes Cressman, Armstrong et Alyea. Ils réclament 500 000 $ à titre de dommages‑intérêts généraux pour négligence et faute dans l’exercice d’une charge publique, ainsi qu’un montant de 250 000 $ pour chacun des demandeurs à titre de dommages‑intérêts majorés, exemplaires et punitifs. Ils affirment avoir subi un préjudice irréparable, notamment [traduction] « une atteinte à leur réputation et à leur crédibilité auprès de la magistrature, du bureau du procureur général, des avocats de la défense et de la population en général ».
[14]                          La demande fondée sur la négligence était basée sur les violations, par Mes Cressman, Armstrong et Alyea, de l’obligation de diligence qui incomberait aux procureurs de la Couronne envers les policiers enquêteurs dans leur façon de mener une poursuite.
[15]                          La demande fondée sur une faute dans l’exercice d’une charge publique repose sur l’affirmation suivant laquelle les poursuivants ont agi de manière illégitime et délibérée et qu’ils étaient conscients que leur conduite porterait atteinte à la réputation des policiers. Dans le cas de Me Cressman, les policiers lui reprochent d’avoir agi de manière illégitime, notamment en ne vérifiant pas adéquatement la véracité des allégations d’agression, en ne faisant pas témoigner les policiers pour réfuter ce que ces derniers ont décrit comme des déclarations fausses et diffamatoires et en ne tenant pas compte des faits qui disculpaient les policiers ou en faisant preuve d’ignorance volontaire à l’égard de ces faits.
[16]                          Dans le cas de Me Alyea, les policiers lui reprochent en outre d’avoir agi dans le but illicite de protéger Me Cressman en ne portant pas à la connaissance de la Cour d’appel les conclusions du rapport d’enquête de l’UNP qui les disculpaient. Les policiers affirment également que Me Armstrong a agi de manière illégale en violation de ses obligations; ils ne précisent cependant pas davantage ce qu’ils lui reprochent personnellement.
[17]                          Le procureur général a présenté une motion en radiation de la demande au motif qu’elle ne révèle pas de cause d’action, faisant valoir que les actions pour négligence et pour faute dans l’exercice d’une charge publique sont irrecevables en raison de l’immunité du poursuivant.
[18]                          Le juge des motions a radié la demande fondée sur la négligence, mais a autorisé l’exercice du recours fondé sur la faute dans l’exercice d’une charge publique (2017 ONSC 3683). Il a estimé que des considérations d’intérêt public prépondérantes empêchent de reconnaître que les procureurs de la Couronne ont une obligation de diligence envers les policiers enquêteurs. En revanche, le juge a conclu qu’il n’est pas [traduction] « évident et manifeste » que les procureurs jouissent de l’immunité relativement à l’action intentée par des policiers pour faute commise dans l’exercice d’une charge publique.
[19]                          Le procureur général a fait appel de la décision autorisant l’exercice du recours pour faute dans l’exercice d’une charge publique, et les policiers ont interjeté appel de la radiation de l’action pour négligence. La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté les deux appels (2019 ONCA 311, 56 C.C.L.T. (4th) 1).
[20]                          La Cour d’appel a souscrit à la décision du juge des motions de radier l’action fondée sur la négligence. Elle a conclu que [traduction] « compte tenu des principes qui sous‑tendent l’immunité de la Couronne, celle‑ci ne peut être poursuivie pour négligence, qu’il s’agisse d’une simple négligence ou d’une négligence grossière ». Citant le rejet « catégorique » par la Cour suprême des actions pour négligence intentées contre des procureurs de la Couronne, même de celles intentées par des accusés, la Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait aucune raison de favoriser les recours intentés par des policiers. Elle a toutefois autorisé l’instruction de l’action pour faute dans l’exercice d’une charge publique, estimant que les procureurs de la Couronne ne bénéficiaient pas d’une immunité contre la responsabilité civile pour les fautes commises dans l’exercice d’une charge publique.
[21]                          Le procureur général se pourvoit devant la Cour sur la question de la faute dans l’exercice d’une charge publique. Les policiers n’ont pas formé de pourvoi incident pour contester la radiation de l’action pour négligence.
Analyse
[22]                          Les éléments constitutifs et la portée du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique ne sont pas contestés dans le présent pourvoi. Pour obtenir gain de cause dans son action pour faute dans l’exercice d’une charge publique, le demandeur doit démontrer que le fonctionnaire public a agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée et qu’il était conscient du caractère illégitime de sa conduite et de la probabilité qu’elle cause un préjudice au demandeur (Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69 (CanLII), [2003] 3 R.C.S. 263, par. 23, le juge Iacobucci).
[23]                          Les actes illégitimes qui donnent ouverture à une action pour faute dans l’exercice d’une charge publique relèvent généralement de l’une de trois catégories, soit : lorsque l’acte outrepasse les pouvoirs conférés à la personne qui exerce une charge publique, lorsque le pouvoir est exercé à une fin irrégulière ou lorsqu’il y a manquement à une obligation prévue par la loi (Odhavji, par. 24). La condition minimale de la connaissance subjective exige que l’auteur de l’acte reproché ait fait preuve de « témérité subjective » ou « sciemment [d’]insouciance » à l’égard de la légitimité de ses actes et de leurs conséquences pour le demandeur (Odhavji, par. 25 et 29; Powder Mountain Resorts Ltd. c. British Columbia (2001), 2001 BCCA 619 (CanLII), 94 B.C.L.R. (3d) 14 (C.A.), par. 7; Three Rivers District Council c. Bank of England (No. 3) (2000), [2003] 2 A.C. 1 (H.L.), p. 194‑195, le lord Steyn).
[24]                          En l’espèce, l’action pour faute dans l’exercice d’une charge publique comporte deux allégations principales. La première allégation vise Me Cressman, à qui les policiers reprochent de ne pas avoir pris de mesures suffisantes pour enquêter sur les allégations de brutalité policière formulées par les accusés dans leur demande d’arrêt des procédures et pour réfuter ces allégations. Les policiers plaident que Me Cressman a délibérément ignoré son serment d’entrée en fonction qui, selon l’art. 8 de la Loi sur les procureurs de la Couronne, L.R.O. 1990, c. C.49, l’obligeait à agir « sans favoritisme ni partialité ». La seconde allégation concerne Me Alyea, qui a agi comme procureure de la Couronne dans l’appel interjeté par M. Singh, à qui les policiers reprochent de ne pas avoir porté à la connaissance de la Cour d’appel les conclusions du rapport d’enquête de l’UNP, cherchant ainsi de façon illicite à protéger Me Cressman.
[25]                          C’est la première fois que la Cour a l’occasion d’examiner l’immunité du poursuivant dans le contexte d’une action intentée contre la Couronne par des policiers relativement à la conduite du poursuivant dans une instance criminelle. Jusqu’à l’arrêt Nelles c. Ontario, 1989 CanLII 77 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 170, il était généralement admis que les procureurs de la Couronne jouissaient au Canada d’une immunité absolue en matière de responsabilité civile (voir Miazga c. Succession Kvello, 2009 CSC 51 (CanLII), [2009] 3 R.C.S. 339, par. 43, la juge Charron; Proulx c. Québec (procureur général), 2001 CSC 66 (CanLII), [2001] 3 R.C.S. 9, par. 104, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente; J. M. Law, « A Tale of Two Immunities: Judicial and Prosecutorial Immunities in Canada » (1990), 28 Alta. L. Rev. 468, p. 505; Lori Sterling et Heather Mackay, « Constitutional Recognition of the Role of the Attorney General in Criminal Prosecutions: Krieger v. Law Society of Alberta » (2003), 20 S.C.L.R. (2d) 169, p. 183, note 51).
[26]                          Depuis l’arrêt Nelles, nos décisions sur la responsabilité du poursuivant visent l’atteinte d’un équilibre prudent entre, d’une part, les conséquences pour l’intérêt public d’engager la responsabilité des poursuivants et, d’autre part, la nécessité de protéger et de défendre les droits de l’accusé, qui est particulièrement vulnérable face à un recours abusif au pouvoir de poursuivre.
[27]                          Jusqu’à présent, le droit des accusés à un procès équitable a joué un rôle prépondérant dans cette recherche d’équilibre. Dans l’arrêt Smith c. Ontario (Attorney General) (2019), 2019 ONCA 651 (CanLII), 147 O.R. (3d) 305 (C.A.), le juge Tulloch a passé en revue notre jurisprudence en matière d’immunité et a bien saisi les facteurs essentiels qui s’en dégagent, en l’occurrence l’importance d’assurer la protection des droits de l’accusé et l’application de seuils de responsabilité rigoureux pour empêcher les conséquences pour l’intérêt public d’une reconnaissance de la responsabilité du poursuivant :
     [traduction] L’intérêt concurrent considérable qu’est l’importance d’accorder une réparation efficace à la personne qui fait l’objet d’une poursuite a amené la Cour suprême à assortir le principe de l’immunité du poursuivant de certaines exceptions. [. . .]
     Ce puissant intérêt concurrent n’a toutefois pas amené la Cour suprême à reconnaître l’existence d’une norme de responsabilité fondée sur la négligence, même dans le cas d’une violation de la Charte. [par. 97-98]
[28]                          Ainsi que la juge Charron l’a expliqué dans l’arrêt Miazga, l’immunité protège « l’intérêt public [en permettant aux procureurs de la Couronne] de prendre des décisions discrétionnaires dans l’exécution de leurs obligations professionnelles sans craindre d’ingérence judiciaire ou politique et de s’acquitter ainsi de leur rôle quasi judiciaire de [traduction] “représentants de la justice” » (par. 47). Les raisons de principe qui justifient l’immunité sont l’indépendance du poursuivant, qui est consacrée par la Constitution, les risques pour la prise de décisions objectives et la crainte de distraire les poursuivants des obligations dont ils doivent s’acquitter dans l’intérêt public.
[29]                          L’indépendance est considérée comme « si essentielle à l’intégrité et à l’efficacité du système de justice criminelle qu’elle est consacrée par la Constitution » (Miazga, par. 46). Dans l’arrêt Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65 (CanLII), [2002] 3 R.C.S. 372, les juges Iacobucci et Major expliquent :
     Dans notre pays, un principe constitutionnel veut que le procureur général agisse indépendamment de toute considération partisane lorsqu’il supervise les décisions d’un procureur du ministère public. [. . .]
     Cet aspect de l’indépendance du procureur général se reflète également dans le principe selon lequel les tribunaux n’interviennent pas dans la façon dont celui‑ci exerce son pouvoir exécutif, comme l’illustre le processus décisionnel en matière de poursuites. [. . .]
     . . . La fonction quasi judiciaire du procureur général ne saurait faire l’objet d’une ingérence de la part de parties qui ne sont pas aussi compétentes que lui pour analyser les divers facteurs à l’origine de la décision de poursuivre. Assujettir ce genre de décisions à une ingérence politique ou à la supervision des tribunaux pourrait miner l’intégrité de notre système de poursuites. Il faut établir des lignes de démarcation constitutionnelles claires dans des domaines où un conflit aussi grave risque de survenir. [par. 30‑32]
[30]                          Dans l’arrêt Miazga, la juge Charron a fait observer qu’on ne peut faire abstraction, dans le contexte de la responsabilité du poursuivant en droit privé, des « principes de droit public reconnus que sont l’indépendance du ministère public et son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites pénales » (par. 5). Le principe de l’indépendance du poursuivant est indissociable de son devoir de prendre des décisions objectives et équitables. C’est la raison pour laquelle la jurisprudence reconnaît que le fait d’exposer le poursuivant à la responsabilité civile est susceptible de créer un « effet paralysant » et d’encourager la prise de décisions motivées par la volonté de conjurer le spectre de la responsabilité, ce qui risque d’occulter le devoir essentiel du poursuivant d’agir de façon objective et indépendante pour défendre l’intégrité du système et les droits de l’accusé.
[31]                          Ainsi que le juge LeBel l’a expliqué dans l’arrêt R. c. Regan, 2002 CSC 12 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 297, par. 65, le « concept fondamental du rôle de “représentant de la justice” dévolu au ministère public » découle de l’arrêt Boucher c. The Queen, 1954 CanLII 3 (SCC), [1955] R.C.S. 16, dans lequel le juge Rand déclarait ce qui suit :
     [traduction] On ne saurait trop répéter que les poursuites criminelles n’ont pas pour but d’obtenir une condamnation, mais de présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne de foi relativement à ce que l’on allègue être un crime. [. . .] Le rôle du poursuivant exclut toute notion de gain ou de perte; il s’acquitte d’un devoir public, et dans la vie civile, aucun autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle. [p. 23-24]
[32]                          En conséquence, la Couronne a notamment l’obligation d’agir de façon objective, indépendante et équitable envers l’accusé. Ces impératifs « ne se limite[nt] pas à la salle d’audience et [ils] lie[nt] le procureur de la Couronne dans toutes les mesures qu’il prend relativement à l’accusé » plus généralement (Regan, par. 155-156, le juge Binnie, dissident). Dans l’arrêt R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 983, la Cour a reconnu que l’accusé a le droit constitutionnel, en vertu d’un principe de justice fondamentale reconnu par l’art. 7 de la Charte, d’être jugé par un poursuivant qui n’est pas motivé par des fins illégitimes (par. 23‑26, la juge en chef McLachlin).
[33]                          Le procureur général et ses représentants ont également l’obligation de défendre l’intérêt public lorsqu’ils exercent leurs fonctions de poursuivants (Cawthorne, par. 27). Ils protègent « l’intérêt de la collectivité à faire en sorte que justice soit adéquatement rendue » (R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, p. 616, la juge L’Heureux Dubé). Leur tâche ultime « consiste à veiller à ce que l’intérêt public soit servi, dans toute la mesure du possible, par le recours ou l’absence de recours aux tribunaux criminels » (Regan, par. 159, le juge Binnie, dissident quant au résultat, citant le Rapport du comité consultatif du procureur général sur le filtrage des accusations, la divulgation et les pourparlers de règlement (1993) (« Rapport Martin »), p. 117 (soulignement omis)).
[34]                          Dans l’arrêt Nelles, au cours de son analyse des précédents de common law militant en faveur de l’immunité absolue, le juge Lamer a expliqué que l’immunité « favorise la confiance du public dans l’équité et l’impartialité de ceux qui agissent et qui exercent le pouvoir discrétionnaire d’intenter et de conduire des poursuites criminelles » et qu’elle permet d’éviter que le poursuivant « se décourag[e] [. . .] d’exercer son pouvoir discrétionnaire » en raison du « risque de voir engager sa responsabilité personnelle pour une conduite délictuelle » (p. 178‑179, voir aussi p. 199; Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24 (CanLII), [2015] 2 R.C.S. 214, par. 71 et 73, le juge Moldaver).
[35]                          L’arrêt Nelles est également la première décision dans laquelle la Cour a reconnu que l’immunité du poursuivant n’était pas absolue et qu’elle ne pouvait mettre la Couronne à l’abri d’une action pour poursuite abusive intentée par l’accusé. Le juge Lamer a insisté sur l’importance de permettre à la personne qui a été accusée à tort et abusivement de faire valoir ses droits en justice. Dans une action pour poursuite abusive, le demandeur doit démontrer que le poursuivant a manifestement agi pour un motif ou dans un but illégitime et qu’il n’avait objectivement aucun motif raisonnable et probable de le poursuivre (p. 192-193). En accordant au poursuivant l’immunité absolue, on priverait d’un droit d’action la personne faussement accusée et on l’empêcherait de demander une réparation pour les atteintes inconstitutionnelles portées à son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne (p. 195‑196). L’immunité absolue « menace[rait] les droits individuels de citoyens poursuivis à tort et abusivement » (p. 199). De plus, la confiance du public envers l’administration de la justice serait compromise si « la personne qui est en mesure de connaître l’impact constitutionnel et juridique de sa conduite est mise à l’abri de la responsabilité civile quand elle abuse du processus en engageant des poursuites abusives » (p. 195).
[36]                          Dans les décisions subséquentes qu’elle a rendues au sujet de poursuites abusives dans les affaires Proulx et Miazga, la Cour a confirmé les considérations d’intérêt public qui étaient en jeu dans l’affaire Nelles. Dans l’arrêt Proulx, les juges Iacobucci et Binnie ont souligné ce qui suit :
     Dans notre système de justice pénale, les poursuivants jouissent d’un vaste pouvoir discrétionnaire et d’un grand pouvoir décisionnel dans l’exercice de leurs fonctions. Compte tenu de l’importance de ce rôle pour l’administration de la justice, les tribunaux doivent se montrer vraiment très réticents à mettre en doute rétrospectivement la sagesse des décisions du poursuivant, lorsqu’ils évaluent la responsabilité du ministère public pour la conduite répréhensible du poursuivant. L’arrêt Nelles a confirmé sans équivoque qu’il était dans l’intérêt public que le seuil de cette responsabilité soit très élevé, de manière à décourager les demandes, sauf les plus sérieuses, contre les autorités chargées des poursuites et à garantir que seules les circonstances les plus exceptionnelles entraînent la responsabilité du ministère public. En contrepartie de ces considérations essentielles, il existe un principe selon lequel le ministère du Procureur général et les substituts du procureur général ne sont pas au‑dessus de la loi et doivent rendre compte de leurs actes. Toute personne prise dans l’engrenage du système de justice doit être protégée contre les abus de pouvoir. Cette obligation de rendre compte se concrétise notamment par la possibilité d’une action civile pour poursuites abusives. [référence omise; par. 4]
[37]                          Dans l’arrêt Miazga, la juge Charron a confirmé que le test applicable en matière de poursuites abusives permet l’atteinte d’un « juste équilibre » entre « le droit individuel à la protection contre les poursuites criminelles injustifiées et l’intérêt public résidant dans la poursuite effective et sans entrave des criminels » (par. 52). Elle a également insisté sur l’importance de démontrer que le but recherché par le poursuivant était illégitime, ce qui ne peut être inféré de la seule absence de motifs raisonnables et probables. Le demandeur doit démontrer que « le poursuivant avait l’intention délibérée d’abuser des pouvoirs du procureur général ou de dénaturer le processus de justice criminelle, outrepassant ainsi les limites de la charge de procureur général » (par. 89). Enfin, la juge Charron a confirmé que l’analyse relative à l’existence de motifs raisonnables et probables était purement objective. S’il « existait de fait des motifs raisonnables objectifs au moment considéré, on ne peut dire qu’il y a eu enclenchement abusif du processus criminel », et ce, indépendamment de la croyance subjective du poursuivant quant à l’existence de motifs suffisants (par. 73). Les demandes non fondées peuvent, pour cette raison, être déclarées irrecevables avant même le procès (Miazga, par. 74; Nelles, p. 197).
[38]                          La dernière occasion qu’a eue la Cour d’examiner les limites de l’immunité du poursuivant s’est présentée dans l’affaire Henry, dans laquelle elle a confirmé que l’immunité ne peut protéger le poursuivant contre l’allégation de non‑communication injustifiée dont il fait l’objet de la part de l’accusé. Ivan Henry avait été reconnu coupable d’infractions sexuelles et avait été incarcéré pendant près de 27 ans avant que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique annule ses déclarations de culpabilité et l’acquitte de toutes les accusations portées contre lui. M. Henry a intenté un procès civil contre le procureur général dans lequel il réclamait, en vertu de la Charte, des dommages‑intérêts pour défaut injustifié du procureur de la Couronne de communiquer des éléments de preuve disculpatoires. L’importance de lever l’immunité pour permettre à l’accusé de faire valoir les droits qui lui sont reconnus par la Charte n’était pas contestée et le débat portait exclusivement sur la norme applicable. Le juge Moldaver a déclaré que la responsabilité de la Couronne était engagée
      lorsqu’en violation de ses obligations constitutionnelles, le ministère public [. . .] a causé un préjudice [à l’accusé] en retenant délibérément des renseignements alors qu’il savait, ou qu’il aurait raisonnablement dû savoir, que ces renseignements étaient importants pour la défense et que le défaut de les communiquer pourrait porter atteinte à la possibilité, pour l’accusé, de présenter une défense pleine et entière. [par. 31]
Comme dans les actions pour poursuites abusives, les droits de l’accusé revêtaient une importance capitale.
[39]                          Comme l’illustre ce bref rappel de la démarche évolutive adoptée par la Cour en matière d’immunité du poursuivant, la raison principale et primordiale qui justifie de la limiter réside dans l’importance de faire preuve d’équité envers l’accusé, ce qui incite les tribunaux à être davantage disposés à examiner les décisions en matière de poursuites qui ont une incidence sur les droits de l’accusé (l’honorable Marc Rosenberg, « The Attorney General and the Administration of Criminal Justice » (2009), 34 Queen’s L.J. 813; voir aussi Michael Code, « Judicial Review of Prosecutorial Decisions: A Short History of Costs and Benefits, in Response to Justice Rosenberg » (2009), 34 Queen’s L.J. 863).
[40]                          Ainsi, la question dont nous sommes saisis, à la lumière des principes centrés sur l’accusé qui se dégagent de la jurisprudence, est celle de savoir si nous devrions restreindre encore plus l’immunité du poursuivant pour permettre à des policiers de poursuivre la Couronne pour faute commise dans l’exercice d’une charge publique en raison des décisions prises par des poursuivants au cours de poursuites criminelles. À mon avis, permettre aux policiers d’engager de telles poursuites compromettrait profondément les droits de l’accusé ainsi que l’indépendance et l’objectivité du poursuivant et porterait atteinte à l’intégrité du système de justice criminel.
[41]                          Une des dimensions essentielles de l’indépendance du poursuivant que protège le principe de l’immunité est, en fait, son indépendance vis‑à‑vis de la police. Cette dernière a pour rôle d’enquêter sur les crimes. Le rôle du procureur de la Couronne consiste, en revanche, à déterminer si une poursuite est dans l’intérêt public et, si oui, à mener cette poursuite en respectant ses obligations envers l’administration de la justice et l’accusé. Tous s’attendent à ce que la police et les procureurs de la Couronne « agissent conformément à leurs rôles respectifs dans le processus, la première procédant aux enquêtes sur des allégations de comportement criminel et le[s] deuxième[s] à l’appréciation de l’intérêt public à ce que des poursuites soient engagées » (Regan, par. 87; voir aussi Smith, par. 72).
[42]                          Dans l’arrêt Regan, la Cour a insisté sur l’importance, pour l’administration de la justice, de l’indépendance du poursuivant vis‑à‑vis de la police. Dans cette affaire, le débat portait sur le rôle qu’avait joué la poursuite à l’étape de l’enquête précédant l’inculpation. En fin de compte, le juge LeBel a conclu, au nom des juges majoritaires, que la participation de la Couronne aux entrevues préinculpation n’avaient pas constitué en soi un abus de procédure. Il a toutefois fait observer que « [l]a nécessité d’une séparation entre les fonctions de la police et celles du ministère public a été réaffirmée à nombre d’occasions dans des rapports d’enquêtes sur des erreurs judiciaires qui ont entraîné l’emprisonnement d’innocents au Canada » (par. 66).
[43]                          Sa conclusion la plus pertinente était que « l’objectivité du ministère public et la séparation entre les fonctions du ministère public et celles de la police sont des éléments du processus judiciaire qu’il faut protéger » (par. 70). Ce point de vue a été repris par le juge Binnie, qui a déclaré :
     . . . les procureurs de la Couronne doivent demeurer objectifs dans leur examen des accusations portées par la police, ou dans leur participation à l’étape antérieure à l’inculpation, et [. . .] ils doivent conserver, en réalité comme en apparence, une indépendance impartiale par rapport au rôle d’enquête de la police. C’est là la fonction de « représentant de la justice » du procureur de la Couronne, à laquelle s’appliquent des normes élevées amplement reconnues par la jurisprudence. [. . .] [par. 137, dissident pour d’autres motifs]
[44]                          L’importance de l’objectivité dont doivent faire preuve les poursuivants lorsqu’ils examinent les accusations portées par la police s’explique par le fait que les « procureurs de la Couronne fournissent les premiers freins et contrepoids au pouvoir de la police ». Ils servent « de tampon entre la police et le citoyen » pour décider de la suite à donner une fois que des accusations ont été portées (par. 159‑160, le juge Binnie). Le contrôle indépendant, par la poursuite, de l’enquête menée par les policiers et de leurs décisions permet de « faire en sorte que les enquêtes comme les poursuites sont effectuées de façon plus complète et, partant, plus équitable » (par. 160, le juge Binnie, citant le Rapport Martin, p. 39).
[45]                          Dans l’arrêt R. c. Beaudry, 2007 CSC 5 (CanLII), [2007] 1 R.C.S. 190, la Cour a bien précisé que l’indépendance dont jouit la poursuite vis‑a‑vis de la police n’est pas à sens unique. Le policier « joue un rôle qui lui est propre dans le système de justice pénale [. . .] et il importe qu’il demeure indépendant du pouvoir exécutif ». Les rapports qui existent entre les poursuivants et la police ne sont donc pas « hiérarchiques ». Dans l’accomplissement de leurs fonctions respectives, les policiers et les poursuivants « jouissent d’un pouvoir discrétionnaire qu’ils doivent exercer indépendamment de toute influence externe » (par. 48). La collaboration est encouragée, mais l’indépendance est obligatoire.
[46]                          Dans l’arrêt Smith, le juge d’appel Tulloch a qualifié les rapports qui existent entre le poursuivant et la police de relation [traduction] « [d’] indépendance mutuelle » qui « offre une protection contre l’abus de pouvoir de la part tant des enquêteurs que des poursuivants et qui est susceptible de garantir que tant les enquêtes que les poursuites sont menées de façon plus rigoureuse et équitable » (par. 86, citant le Rapport Martin, p. 39).
[47]                          Obliger les poursuivants à rendre compte aux policiers des fautes qu’ils commettent dans l’exercice de leur charge publique est fondamentalement incompatible avec l’existence de rapports « mutuellement indépendants ». Les poursuivants n’ont pas d’obligation légale précise envers la police en ce qui concerne la façon dont ils mènent une poursuite. Recourir à des allégations de faute dans l’exercice d’une charge publique pour contourner cette réalité permettrait à un policier de poursuivre un procureur de la Couronne en justice pour son présumé non‑respect des devoirs de sa charge publique (Odhavji, par. 29). Une telle relation entre le poursuivant et la police fondée sur une obligation légale de rendre des comptes est inconciliable avec le [traduction] « rôle séparé et distinct » de chacun d’entre eux (Smith, par. 65).
[48]                          La question n’est pas purement théorique. Comme je l’ai déjà souligné, le fait que les tribunaux sont de plus en plus disposés à intervenir plus activement pour examiner les décisions prises par le procureur général et ses représentants, notamment par le jeu des exceptions à l’immunité du poursuivant, a été motivé par le fait qu’on s’est rendu compte qu’en ne soumettant pas la conduite de la Couronne à des mécanismes de contrôle adéquats, y compris en ce qui concerne ses rapports avec la police, on risquait d’assister à des injustices flagrantes, sous forme notamment de déclarations de culpabilité injustifiées.
[49]                          On a assisté à des injustices déplorables lorsque ces rôles ont été intégrés. Le rapport de la Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution a conclu que la séparation des fonctions de la police de celles de la Couronne était essentielle à la bonne administration de la justice (Regan, par. 66, citant les Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution, vol. 1, Findings and Recommendations (1989), p. 232). En outre, en 1998, dans le Rapport de la Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin, le commissaire a conclu que le manque d’objectivité de la Couronne du début à la fin du processus par suite notamment d’un contact trop étroit entre le poursuivant et la police avait contribué à la condamnation injustifiée de M. Morin :
      Les procureurs ont fait preuve d’un piètre jugement quant à la question des influences contaminantes pour les témoins : premièrement, la preuve favorisait la poursuite, ce qui fausse leur objectivité; deuxièmement, leurs rapports avec la police qui, à certains moments, les empêchait d’y voir clair et d’évaluer avec objectivité et précision la fiabilité des agents qui témoignaient pour la poursuite.
      (Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin : Rapport (1998), vol. 2, p. 911, cité dans Regan, par. 69)
[50]                          La Cour d’appel a rappelé cette réalité en l’espèce dans son analyse de l’obligation de diligence à l’issue de laquelle elle a rejeté la demande des policiers fondée sur la négligence. La cour a reconnu que le fait d’imposer une obligation de diligence aux procureurs de la Couronne envers les policiers chargés de l’enquête risquait de nuire à la capacité des poursuivants d’agir de façon indépendante, sans avoir à tenir compte des intérêts des policiers. Selon la cour, imposer une telle obligation [traduction] « incite[rait] les procureurs de la Couronne à se concentrer sur des facteurs étrangers au cours de la poursuite » et « a[urait] un effet délétère sur l’administration de la justice en sapant la confiance du public envers l’intégrité du processus décisionnel indépendant de la Couronne » (par. 87‑88).
[51]                          Cela [traduction] « aurait tendance à fausser la prise de décisions fondée sur des principes » pour les raisons suivantes invoquées par la cour :
     [traduction] La décision des procureurs de la Couronne d’entamer une poursuite, de la continuer et d’y mettre fin devrait être fondée sur l’existence d’une possibilité raisonnable de condamnation et sur le fait que la poursuite est dans l’intérêt public. La possibilité pour les policiers d’intenter des actions au civil fausserait ce vénérable double rôle. Elle aurait un effet délétère sur l’administration de la justice en sapant la confiance du public envers l’intégrité du processus décisionnel indépendant de la Couronne. De plus, exposer les procureurs de la Couronne à des actions pour négligence intentées par la police risquerait de faire traîner en longueur des instances judiciaires dans lesquelles les procureurs de la Couronne prendraient des décisions contestables en matière de poursuite en réponse à des requêtes fondées sur la Charte par crainte d’être poursuivis. Elle encouragerait l’examen par les tribunaux de questions accessoires, ce qui cadre mal avec les contraintes avec lesquelles doivent composer les tribunaux pénaux, qui disposent de ressources limitées et qui subissent des pressions pour respecter les délais rigoureux imposés par la Constitution. [référence omise; par. 88]
[52]                          Le juge des motions a également reconnu les risques pour leur intégrité et leur indépendance que courraient les poursuivants s’ils étaient exposés à des actions pour négligence de la part de policiers :
     [traduction] Alourdir ainsi les obligations des procureurs de la Couronne en ajoutant ce devoir pourrait avoir pour conséquence que des affaires soient instruites uniquement pour répondre aux préoccupations des policiers. On transformerait ainsi ce qui devrait être une relation de coopération entre la police et les procureurs de la Couronne en des rapports potentiellement antagonistes dans lesquels les policiers agiraient non seulement comme enquêteurs et témoins, mais aussi comme plaideurs ayant un intérêt dans l’issue du procès et comme éventuels auteurs de demandes visant les procureurs de la Couronne. Le risque de conflits et de perturbation des rapports existants est évident. [par. 135]
[53]                          Ces considérations d’intérêt public ne sont pas moins importantes lorsqu’il s’agit de déterminer si l’immunité du poursuivant devrait céder le pas pour permettre aux policiers enquêteurs d’intenter une action contre un poursuivant pour faute dans l’exercice d’une charge publique. Si le poursuivant risquait d’engager sa responsabilité civile pour atteinte à la réputation de policiers, cela impliquerait qu’il tiendrait compte de facteurs non pertinents ce qui compromettrait son objectivité et son indépendance, qui sont au cœur du rôle qui lui est confié. Permettre aux policiers de poursuivre des procureurs de la Couronne au sujet des décisions prises par ces derniers au cours d’un procès criminel est une recette pour placer les poursuivants dans une situation de conflit d’intérêts face à leur devoir de protéger l’intégrité du processus et les droits de l’accusé.
[54]                          En l’espèce, par exemple, après avoir consulté le procureur principal de la Couronne, la procureure de la Couronne au procès a exercé son jugement professionnel en décidant de ne pas présenter de preuve lors de l’examen de la demande d’arrêt des procédures de M. Singh et d’admettre les allégations d’agression formulées par M. Maharaj. L’obliger à tenir compte des questions soulevées par les policiers l’aurait amenée à tenir irrégulièrement compte des objectifs poursuivis par les policiers avant de prendre sa décision, changeant ainsi la dynamique et la raison d’être de la poursuite. Les droits garantis par la Constitution à l’accusé et l’intérêt public envers une administration de la justice efficace risqueraient ainsi d’être occultés par l’anxiété que susciterait chez le poursuivant la question de savoir s’il a suffisamment tenu compte des intérêts de la police.
[55]                          En ce qui concerne la procureure de la Couronne en appel, le principal reproche que lui adressent les policiers est celui d’avoir [traduction] « empêché » à tort la Cour d’appel de prendre connaissance du rapport de l’UNP dans le but de protéger Me Cressman. La transcription sténographique de l’audience de la Cour d’appel ne révèle toutefois rien de tel. En réponse à une question du tribunal, Me Alyea a effectivement répondu que le Service de police de Toronto avait examiné la question et que, à sa connaissance, aucune mesure disciplinaire n’avait été prise contre les policiers à la suite de cet examen. Elle a offert au tribunal de lui soumettre une copie du rapport, ce que le tribunal n’a pas jugé nécessaire. On voit mal comment on pourrait qualifier ces agissements de répréhensibles, ou même d’erreur de jugement professionnel.
[56]                          Au‑delà du risque de conflit réel entre les devoirs fondamentaux des poursuivants et le risque qu’ils courent de devoir rendre des comptes à la police, l’apparence d’un tel conflit serait tout aussi néfaste pour l’intégrité de l’administration de la justice. Ainsi que les intervenantes conjointes l’Association canadienne des juristes de l’État et l’Association des procureurs de la Couronne de l’Ontario l’ont expliqué, permettre aux policiers d’intenter un procès contre les procureurs de la Couronne donnerait à penser au public et aux accusés que la police [traduction] « exerce un contrôle sur les poursuites » par le truchement du droit privé, ce qui ébranlerait la confiance du public en la capacité indépendante et objective des poursuivants de mener des procès équitables.
[57]                          Ces risques contrastent nettement avec l’intérêt public à ce que les poursuivants soient tenus responsables en cas de poursuites abusives, comme c’était le cas dans l’affaire Nelles, dans laquelle le juge Lamer a reconnu que la confiance du public dans le système serait minée si le poursuivant « qui est en mesure de connaître l’impact constitutionnel et juridique de sa conduite » était mis à l’abri de la responsabilité civile envers l’accusé quand il « abuse du processus en engageant des poursuites abusives » (p. 195). En l’espèce, l’intérêt public milite contre — et non en faveur — de la levée de l’immunité du poursuivant.
[58]                          Les actions intentées par la police contre des poursuivants risqueraient non seulement de compromettre l’indépendance et l’objectivité du poursuivant, mais également le droit de l’accusé à un procès équitable. Les devoirs du poursuivant envers l’accusé seraient mis en péril si sa responsabilité était engagée envers des policiers dont les intérêts sont contraires à ceux de l’accusé. Ainsi que le juge Moldaver l’a fait observer dans l’arrêt Henry :
      L’intérêt public est compromis lorsque la prise de décisions en matière de poursuites est influencée par des considérations étrangères au rôle du poursuivant en tant qu’officier quasi judiciaire. [par. 73]
[59]                          Les policiers ont certainement des attentes et des intérêts légitimes à ce que leur réputation ne soit pas injustement entachée. Mais, la solution ne saurait consister à obliger les poursuivants à leur rendre des comptes d’une manière qui ferait disparaître l’indépendance entre la police et les poursuivants et qui serait inconciliable avec les devoirs publics fondamentaux de la Couronne envers l’administration de la justice et les accusés.
[60]                          Il en va de même des tiers en général. On peut s’attendre à ce que la responsabilité à l’égard des tiers suscite des préoccupations « paralysantes » chez les poursuivants et les détourne de leur devoir public de promouvoir l’administration de la justice. Par ailleurs, comme je l’ai déjà souligné, nos arrêts sur l’immunité ont reconnu le besoin particulier qu’existent des mesures de réparations pour protéger les accusés, une préoccupation moindre à l’endroit des tiers. Dans pratiquement toutes les causes où un tiers est demandeur, l’équilibre à atteindre au vu de ces facteurs fera pencher la balance en faveur de l’immunité.
[61]                          Lever l’immunité du poursuivant pour l’obliger à rendre compte de ses actes à la police le placerait dans une situation perpétuelle d’éventuel conflit d’intérêts face aux devoirs supérieurs qui lui sont imposés par sa charge publique et qui l’obligent à faire preuve d’objectivité, d’indépendance et d’intégrité afin d’assurer un procès équitable à l’accusé et de maintenir la confiance du public envers l’administration de la justice. Comme l’immunité du poursuivant est protégée en pareil cas, il est « évident et manifeste » que l’action intentée par les policiers pour faute dans l’exercice d’une charge publique serait vouée à l’échec.
[62]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de faire droit à la motion présentée par le procureur général en radiation de l’action des policiers, avec dépens.
 
Version française des motifs rendus par
 
                    La juge Côté —
                                             TABLE DES MATIÈRES
 

Paragraphe

I.      Aperçu

63

II.   Contexte

68

III.   Décisions des juridictions d’instances inférieures

109

A.   Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2017 ONSC 3683 (le juge Stinson)

109

B.   Cour d’appel de l’Ontario, 2019 ONCA 311, 56 C.C.L.T. (4th) 1 (les juges Lauwers, Huscroft et Trotter)

111

IV.   Questions en litige

113

V.   Analyse

114

A.   Introduction

114

B.   Considérations d’intérêt public

125

(1)      Pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites

126

(2)      Importance des intérêts en jeu

132

(3)      Absence d’autres recours et mécanismes de reddition de compte significatifs

140

(4)      Confiance du public dans la fonction de poursuivant et la police

148

C.   Seuil de responsabilité applicable aux cas de faute dans l’exercice d’une charge publique

159

D.   Application

167

VI.   Conclusion

173

I.               Aperçu
[63]                        La primauté du droit commande l’égalité devant la loi. Dans l’arrêt de principe Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121, la Cour a appliqué ce principe à l’égard du chef d’un gouvernement provincial — un premier ministre. La Cour l’a condamné à des dommages‑intérêts, sa conduite ayant été décrite comme malveillante par le juge Rand dont les motifs rédigés dans cette affaire font autorité (p. 141). L’arrêt Roncarelli est emblématique d’une conception de la primauté du droit qui est incompatible avec les immunités absolues. Alors que cette conception de la primauté du droit s’implantait au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les juges et les législateurs se sont mis à considérer les immunités absolues avec suspicion, et à graduellement les éroder. L’immunité du poursuivant en est un exemple. À ce jour, la Cour a reconnu deux exceptions à cette immunité en faveur des accusés : les délits civils de poursuites abusives et de défaut injustifié de communiquer des renseignements. Or, encore aujourd’hui, les poursuivants jouissent d’une immunité absolue à l’encontre des actions intentées par des tierces parties à des procédures criminelles.
[64]                        Les policiers intimés soutiennent que cette immunité ne s’applique pas à l’encontre de leur action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique et que cette action devrait être autorisée à suivre son cours. Ils allèguent que l’inconduite des poursuivants, qui a mené à des conclusions judiciaires voulant qu’ils se soient rendus coupables de torture et de brutalité policière, a porté atteinte à leur carrière, à leur réputation et à leur santé mentale. Leur cas commande qu’une réparation leur soit accordée. Ayant été mêlé à ce désastre, le pouvoir judiciaire ne peut demeurer passif et dire aux intimés de chercher à obtenir réparation ailleurs. Agir de cette façon aurait pour effet de déconsidérer l’administration de la justice.
[65]                        Tout comme les tribunaux d’instances inférieures, je suis d’avis que l’immunité du poursuivant ne s’applique pas en l’espèce. Les considérations d’intérêt public comme la nature stratégique des décisions en cause, l’importance des intérêts en jeu, l’absence d’autres recours et mécanismes de reddition de compte significatifs, et la confiance du public envers la fonction de poursuivant et la police militent toutes en faveur de la levée de l’immunité, quoique de façon limitée. Surtout, les policiers qui, comme les intimés, sont visés par des conclusions de torture ou de brutalité policière à titre de tierces parties à des procédures criminelles se trouvent dans une position semblable à celle d’accusés. Bien qu’ils n’aient pas été formellement mis en accusation, ces policiers sont, essentiellement, reconnus coupables d’infractions criminelles graves, sans même avoir eu la possibilité de se faire entendre devant un tribunal. Des conclusions aussi graves peuvent avoir un effet préjudiciable sur leur droit à la liberté et à la sécurité, sur leur droit à la dignité et à une bonne réputation, ainsi que sur leur santé mentale — tout comme des accusations criminelles peuvent avoir un effet préjudiciable sur un accusé.
[66]                        Par conséquent, l’immunité du poursuivant ne s’applique pas à l’encontre des actions fondées sur la faute dans l’exercice d’une charge publique intentées par des policiers ayant subi un préjudice par suite de la conduite délibérée et illégitime de poursuivants en lien avec des allégations criminelles graves d’inconduite policière. Le seuil de responsabilité applicable aux cas de faute dans l’exercice d’une charge publique est suffisamment élevé pour éviter le risque d’un effet paralysant sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Il est aussi suffisamment élevé pour éviter que les poursuivants soient détournés de leurs fonctions publiques afin qu’ils puissent répondre à des poursuites relatives à l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Toutefois, conformément à la mise en garde faite par le juge Moldaver dans l’arrêt Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24, [2015] 2 R.C.S. 214, par. 33, selon laquelle « la façon d’agir prudente consiste à aborder au fur et à mesure les situations qui se présenteront à l’avenir », les présents motifs ne devraient pas être interprétés comme visant à lever l’immunité chaque fois qu’un plaideur intente un recours pour faute dans l’exercice d’une charge publique. Les victimes de la conduite répréhensible d’un poursuivant ne sont pas toutes dans une position équivalente à celle d’un accusé, comme c’est le cas des policiers intimés en l’espèce.
[67]                        Pour les motifs qui suivent, je rejetterais le pourvoi. L’immunité du poursuivant ne s’applique pas à l’encontre de l’action intentée par les policiers pour faute dans l’exercice d’une charge publique et ils ont plaidé tous les éléments essentiels du délit dans leur déclaration.
II.            Contexte
[68]                        Le présent pourvoi porte sur une motion en radiation présentée par la Couronne. Le test applicable à une telle motion est bien établi (Hunt c. Carey Canada Inc., 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 959, p. 980). La Cour doit tenir pour avérés les faits allégués par les policiers intimés dans leur déclaration. Notre tâche consiste à décider, sur ce fondement, s’il est évident et manifeste que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable et si elle devrait, de ce fait, être radiée. Ni la nature unique des faits qui sous‑tendent l’action intentée par les intimés ni la force de la défense de la Couronne ne constituent des motifs suffisants pour empêcher que l’action suive son cours (Hunt, p. 980). L’action ne peut être radiée que si elle est vouée à l’échec.
[69]                        Puisque les allégations formulées par les policiers doivent être tenues pour avérées, certains des faits suivants sont fondés sur leur procédure écrite. Pour obtenir gain de cause, les policiers devront faire la preuve de ces allégations dans le cadre du procès. Certains autres faits ont déjà été établis au cours de procédures criminelles antérieures.
[70]                        Randy Maharaj (« Maharaj ») et Neil Singh (« Singh ») ont été accusés d’avoir commis, le 9 février 2009, des crimes très graves à l’établissement de la compagnie Crane Supply, soit ceux de vol à main armée et de séquestration.
[71]                        Singh occupait un poste de confiance chez Crane Supply. Il était employé par l’entreprise et il entretenait une relation étroite avec son superviseur, Mohammed Sheikh.
[72]                        Le soir où s’est produit le vol, M. Sheikh agissait comme superviseur de soir chez Crane Supply. Singh, quant à lui, travaillait dans la cour. Il a pointé la fin de son service à 22 h 22 et a ensuite quitté les lieux. Singh savait que son superviseur travaillait seul jusqu’à tard ce soir‑là et il a délibérément profité de la position vulnérable dans laquelle se trouvait celui‑ci. Quelques minutes après avoir quitté les lieux, Singh est revenu dans la cour avec son complice — non pas pour travailler, mais pour voler son employeur sous la menace d’une arme à feu. Il avait dans sa ligne de mire une cargaison de tuyaux de cuivre d’une valeur de près de 350 000 $.
[73]                        Pendant qu’il s’occupait de tâches administratives dans son bureau, M. Sheikh a entendu un grand bruit, puis la porte de son bureau a été enfoncée à coups de pied. Un homme masqué a pointé une arme de poing noire vers lui et lui a ordonné de se mettre à genoux. Les mains et les jambes de M. Sheikh ont été attachées avec des attaches autobloquantes et ses yeux ont été couverts avec du ruban adhésif en toile. Cet homme, qui souffrait d’une maladie cardiaque, a été laissé sur le plancher de son bureau, ligoté et les yeux bandés.
[74]                        Entre-temps, les voleurs ont fouillé son bureau et chargé la cargaison de tuyaux de cuivre d’une valeur de près de 350 000 $ dans un gros camion. Il s’agissait d’un vol sophistiqué. Les voleurs devaient savoir comment utiliser le chariot élévateur à fourches, dont une pièce particulière avait été conçue pour Crane Supply. Ils devaient aussi savoir comment conduire un camion suffisamment gros pour transporter les tuyaux de cuivre. Ils devaient en outre connaître parfaitement le système de sécurité de l’entrepôt, de même que les allées et venues des employés qui travaillaient ce soir‑là.
[75]                        Après le départ des voleurs, M. Sheikh a réussi à se libérer et à appeler la police. Ces événements ont eu des répercussions importantes sur lui. En raison du traumatisme subi, il n’a pas pu continuer à assumer ses fonctions de superviseur et il a dû être muté à un poste à l’entrepôt.
[76]                        En juin 2009, les policiers intimés — le sergent Jamie Clark ainsi que les sergents‑détectives Donald Belanger et Steven Watts — ont arrêté Maharaj et Singh pour vol à main armée et séquestration. Au moment de l’arrestation, les policiers intimés faisaient partie de l’escouade du Service de police de Toronto responsable des attaques à main armée. Ce sont des policiers expérimentés qui cumulent plus de 70 années d’expérience et qui ont occupé divers postes au sein d’autres unités spécialisées.
[77]                        Les policiers ont trouvé des éléments de preuve qui indiquaient que Singh et Maharaj étaient en étroite communication le soir du vol. Maharaj avait envoyé à Singh un message texte disant [traduction] « attaches autobloquantes » 15 minutes avant que M. Sheikh appelle la police, et Maharaj se trouvait dans les environs de la cour de Crane Supply le soir en question. Singh a fait une déclaration disculpatoire par vidéo, dont la fausseté a été établie; Maharaj a, quant à lui, fait une déclaration par vidéo les incriminant lui et Singh. La fausseté de la déclaration disculpatoire de Singh a été démontrée. Celui‑ci a été reconnu coupable et la juge de première instance a analysé la réduction de la peine sur le fondement de la déclaration disculpatoire fausse de Singh.
[78]                        Après leur arrestation, Maharaj et Singh ont été placés en détention. Au cours de l’audience relative à leur mise en liberté sous caution, l’avocat de Maharaj a demandé au tribunal de consigner au dossier les blessures que son client alléguait avoir subies au cours de son arrestation. Il a précisé au tribunal que Maharaj présentait [traduction] « des bosses et des égratignures visibles » sous l’oreille. Cependant, les policiers affirment que personne n’a laissé entendre que Maharaj avait subi une grave blessure aux côtes par suite d’une agression qu’ils auraient commise durant l’interrogatoire.
[79]                        Après l’audience relative à sa mise en liberté sous caution, Maharaj a été détenu au Complexe correctionnel Maplehurst. Pendant qu’il se trouvait là, Maharaj ne s’est jamais plaint d’une quelconque blessure aux côtes. Les policiers soutiennent que seules des ecchymoses sur le haut de son bras ont été consignées dans son dossier médical à Maplehurst. Les médecins qui y exercent maintiennent catégoriquement que, si Maharaj s’était plaint d’une blessure aux côtes, ils l’auraient consigné dans le cadre de l’examen médical de routine réalisé à l’arrivée de chaque nouveau détenu.
[80]                        Entre juillet et novembre 2010, les deux accusés ont subi leur enquête préliminaire. Au cours de celle‑ci, le procureur de la Couronne a cité les trois policiers comme témoins. Selon les policiers, l’avocat de Maharaj les a interrogés sur leur participation potentielle à l’agression de son client durant l’arrestation, mais il n’a pas contesté par ailleurs le caractère volontaire de la déclaration vidéo incriminante de son client. Les policiers affirment qu’ils ont nié, sous serment, les allégations avec véhémence. Maharaj et Singh ont été cités à procès. La procureure de la Couronne Me Sheila Cressman (« procureure de la Couronne au procès ») a été chargée de la poursuite.
[81]                        Avant l’ouverture du procès, l’avocat de Maharaj a présenté une demande visant à obtenir l’arrêt des procédures intentées contre son client et l’exclusion de l’aveu fait par celui‑ci. Maharaj a affirmé que les policiers s’étaient rendus coupables d’une infraction criminelle en l’agressant brutalement pour lui extorquer une déclaration incriminante. Les policiers soutiennent que les allégations de Maharaj étaient fausses. Plus précisément, Maharaj a allégué que, au cours de son interrogatoire, le sergent Clark l’avait [traduction] « empoigné pour le tirer de sa chaise, traîné vers une salle intermédiaire et jeté sur le sol » (R. c. Singh, 2012 ONSC 2028 (« décision sur la demande d’arrêt des procédures de Singh »), par. 32 (CanLII)). Par la suite, le sergent Clark se serait [traduction] « placé au‑dessus de lui pour le maintenir au sol et le frapper aux côtes durant ce qui a paru une éternité à Maharaj » (par. 32). Pour ajouter à la brutalité, le sergent‑détective Watts aurait prétendument tenté d’écraser les testicules de Maharaj pendant que ce dernier se trouvait au sol et se faisait rouer de coups par le sergent Clark. Maharaj a prétendu avoir fait une déclaration incriminante pour que l’agression cesse.
[82]                        À l’appui du récit des événements fait par Maharaj, son avocat a fourni à la procureure de la Couronne au procès son dossier médical de Maplehurst faisant état des ecchymoses sur le haut de son bras, une radiographie montrant une fracture aiguë aux côtes et la transcription sténographique de l’audience relative à sa mise en liberté sous caution. Les policiers prétendent que c’était la première fois — à la veille du procès et plus de deux ans après les événements — que Maharaj alléguait avoir subi une grave blessure aux côtes par suite d’une agression commise à son endroit par les policiers durant l’interrogatoire. Lors de l’audience relative à sa mise en liberté sous caution et de l’enquête préliminaire, Maharaj avait seulement allégué avoir subi des bosses et des égratignures durant l’arrestation.
[83]                        Les policiers ajoutent que la procureure de la Couronne au procès a alors consulté le Dr Moss, qui avait examiné la radiographie. Celui-ci a confirmé l’existence d’une fracture aux côtes, mais il a indiqué très clairement à la procureure de la Couronne au procès qu’un patient souffrant d’une telle fracture aux côtes éprouverait une douleur atroce à chaque mouvement du haut de son corps ou de ses bras. Apparemment, le Dr Moss se serait dit d’avis qu’il était possible que la blessure ait été causée le jour de l’arrestation, mais la procureure de la Couronne au procès ne lui a pas posé d’autres questions pour savoir si la blessure avait pu avoir été causée à un autre moment. En outre, la procureure de la Couronne au procès ne lui aurait pas non plus demandé de visionner la vidéo de la déclaration de Maharaj enregistrée le jour de l’arrestation, laquelle vidéo montre clairement qu’il n’éprouvait aucune difficulté à lever les bras ni à bouger le haut de son corps.
[84]                        La procureure de la Couronne au procès a consulté un procureur principal de la Couronne, Me Frank Armstrong (« procureur principal de la Couronne »). Ils ont convenu que la déclaration incriminante de Maharaj serait irrecevable parce que la Couronne ne serait pas en mesure de prouver, hors de tout doute raisonnable, qu’elle avait été faite volontairement compte tenu des allégations d’agression. Le procureur principal de la Couronne a donc arrêté les procédures contre Maharaj. Cependant, celles intentées contre Singh ont été maintenues. Ce dernier a ensuite été déclaré coupable, lors de son procès.
[85]                        À la suite de l’arrêt des procédures contre Maharaj, Singh a présenté une demande fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés en vue d’obtenir la suspension de sa déclaration de culpabilité. Si Singh n’avait pas demandé l’arrêt des procédures, il aurait fait face à une peine minimale obligatoire de cinq ans pour le vol à main armée dont il a été déclaré coupable. Les policiers intimés maintiennent que les allégations de brutalité policière faites par Singh à l’appui de sa demande fondée sur la Charte étaient fausses, comme l’étaient celles faites par Maharaj. Dans son affidavit et son témoignage, Singh a allégué avoir, lui aussi, été victime de brutalité policière. Il a prétendu que le sergent Clark l’avait agressé à trois reprises en présence du sergent‑détective Watts durant l’interrogatoire. Singh a allégué que le sergent Clark l’avait frappé à l’arrière de la tête, qu’il lui avait enfoncé un genou dans les côtes, qu’il l’avait étranglé, qu’il lui avait cogné la tête contre le mur et qu’il lui avait donné des coups de poing au dos. Singh a ajouté que les agressions l’avaient laissé à bout de souffle, au bord de l’inconscience, et que sa lèvre inférieure saignait. L’agression aurait été si brutale que Singh aurait supposément supplié le sergent Clark en lui disant : [traduction] « [v]as‑y, tue‑moi » (décision sur la demande d’arrêt des procédures de Singh, par. 23; R. c. Singh, 2012 ONSC 4429 (« décision sur la peine de Singh »), par. 61 (CanLII)). Malgré tout, Singh aurait fait preuve de force et de résilience et refusé de fournir la déclaration incriminante que les policiers tentaient de lui extorquer.
[86]                        Avant l’audition de la demande de Singh fondée sur la Charte, la procureure de la Couronne au procès a apparemment assuré au sergent‑détective Watts que les trois policiers seraient appelés à témoigner pour réfuter les allégations, comme ils avaient eu l’occasion de le faire lors de l’enquête préliminaire. Or, à la dernière minute, elle a décidé de ne produire aucune preuve en vue de contredire le témoignage de Maharaj et Singh, et ce, malgré la gravité des allégations criminelles formulées contre les policiers. Le sergent‑détective Watts affirme avoir exhorté la procureure à changer d’avis, mais elle n’en a rien fait. Elle n’a pas tenu compte des préoccupations des policiers quant aux conséquences négatives qu’auraient ces allégations pour eux, et elle a concédé avec désinvolture l’existence des agressions et de la violation de la Charte. La procureure de la Couronne au procès s’est donc contentée de contre‑interroger Maharaj et Singh, et de plaider en faveur d’une réduction de la peine de Singh — plutôt qu’en faveur d’une suspension de sa déclaration de culpabilité — en guise de réparation convenable fondée sur la Charte.
[87]                        Au cours de l’audition de la demande fondée sur la Charte, la juge Thorburn a exprimé sa surprise et son malaise quant au fait que les policiers n’avaient pas été appelés à témoigner. La procureure de la Couronne au procès a balayé du revers de la main la demande de la juge d’expliquer les raisons qui avaient motivé sa décision :
      [traduction]
      LA COUR : Que dois‑je penser du fait qu’aucun des policiers en question n’a témoigné?
     . . .
      . . . J’ai le témoignage de M. Singh [. . .], et peut‑être que je le crois ou peut‑être que je ne le crois pas, mais [. . .] si des policiers s’étaient présentés pour dire : « Eh bien, nous ne savons rien, je suis désolé, je lui ai tapé sur l’épaule, je n’aurais jamais dû lui taper sur l’épaule et mince alors, regardez cela, c’est terrible », mais personne ne s’est présenté.
      [LA PROCUREURE DE LA COURONNE AU PROCÈS] : Eh bien, la Couronne n’a appelé personne à témoigner.
      LA COUR : Eh bien, oui.
      [LA PROCUREURE DE LA COURONNE AU PROCÈS] : Et cela signifie que la preuve n’est pas contestée sauf par le fait que vous, madame la juge, devez bien sûr, avant d’admettre la preuve, en examiner la cohérence interne et externe. C’est donc sur cela que je vais me concentrer. [Je souligne.]
      (d.a., vol. III, p. 342)
[88]                        Plus tôt, la juge Thorburn avait expressément demandé à la procureure de la Couronne au procès si [traduction] « quoi que ce soit [pouvait] donner à penser que [les blessures] aient pu s’être produites autrement » et ne pas être le fait de la police (d.a., vol. III, p. 297). La procureure a simplement répondu : « Rien n’indique que ça se soit produit autrement » (p. 297 (je souligne)). Elle a en outre confirmé que l’agression était principalement le fait du sergent Clark.
[89]                        En définitive, la juge Thorburn n’a eu d’autre choix que de conclure que les policiers avaient effectivement agressé Maharaj et Singh, étant donné la décision de la Couronne de ne pas produire de preuve contradictoire et d’admettre les allégations. Cependant, elle a refusé d’ordonner l’arrêt des procédures contre Singh et a préféré réduire sa peine d’un an à titre de réparation pour la [traduction] « brutalité policière » dont il avait fait l’objet (décision sur la demande d’arrêt des procédures de Singh, par. 49).
[90]                        La juge Thorburn a déclaré que le comportement des policiers était [traduction] « tout à fait répréhensible » et elle l’a qualifié de « brutalité policière » (décision sur la demande d’arrêt des procédures de Singh, par. 49‑50). Elle a en outre condamné vigoureusement ce comportement :
      [traduction] Cette réduction importante de la peine est nécessaire pour démontrer ma très grande inquiétude et ma réprobation à l’égard de ceux qui, alors qu’ils se sont vu confier la tâche de faire respecter la loi et de préserver la justice, agressent les personnes qui se trouvent sous leur garde. Cette réduction de la peine de Singh ne constitue pas, et ne devrait pas constituer, une solution de rechange à une enquête approfondie et à l’imposition de sanctions à l’encontre des personnes qui ont eu ce comportement répréhensible. [Je souligne.]
      (décision sur la peine de Singh, par. 64)
[91]                        Les policiers affirment que ces conclusions ont eu de graves répercussions sur eux. Dans ses motifs, la juge Thorburn a exhorté la Couronne, à deux occasions distinctes, à veiller à ce qu’une enquête approfondie soit menée relativement aux allégations de brutalité policière (décision sur la demande d’arrêt des procédures de Singh, par. 52; décision sur la peine de Singh, par. 64). Cela a donné lieu à des enquêtes supplémentaires de l’Unité des enquêtes spéciales (« UES ») et de l’Unité des normes professionnelles du Service de police de Toronto (« UNP »). De plus, les conclusions de la juge Thorburn relatives à l’agression perpétrée par les policiers ont été largement rapportées dans les médias, ce qui aurait gravement nui à la réputation et à la santé mentale des policiers.
[92]                        L’UES n’a pas mené à terme son enquête sur les allégations d’agression. Puisque Maharaj a refusé de coopérer, l’UES s’est retirée de son mandat et a mis fin à son enquête sans en arriver à une conclusion définitive. Toutefois, l’UNP a poursuivi son enquête malgré le refus de coopérer de Maharaj et Singh.
[93]                        Après que la juge Thorburn a rendu sa décision sur la peine, les enquêteurs internes de l’UNP ont fourni au Dr Moss une copie de la déclaration vidéo de Maharaj dans laquelle on voit celui‑ci lever et bouger ses bras. Ces gestes étant incompatibles avec une blessure aiguë aux côtes, le Dr Moss a convenu que la blessure avait dû se produire avant le jour de l’arrestation et qu’elle avait déjà eu le temps de guérir dans l’intervalle. Compte tenu de cette révélation, et à la suite d’un examen approfondi des éléments de preuve disponibles, l’UNP a conclu que les allégations [traduction] « [n’étaient] pas fondées » (d.a., vol. III, p. 421).
[94]                        La décision de la procureure de la Couronne au procès de concéder les allégations d’agression est particulièrement frappante. Il ressort clairement des transcriptions sténographiques que ni la juge Thorburn ni la procureure de la Couronne au procès ne considéraient que Singh ou Maharaj étaient des témoins crédibles. De plus, les policiers insistent sur le fait qu’il n’existait que peu d’autres éléments de preuve convaincants pour appuyer les témoignages de Singh et Maharaj.
[95]                        En effet, la procureure de la Couronne au procès a mentionné qu’elle avait [traduction] « de sérieuses réserves » quant à la « crédibilité [de Singh] relativement à la gravité de l’agression » (d.a., vol. III, p. 299). Elle a suggéré que Singh « amplifi[ait] les choses » et qu’il « exagér[ait] considérablement » (p. 350 et 353). Dans le même ordre d’idées, la juge Thorburn s’est empressée de souligner que Maharaj n’était pas un témoin crédible puisque son témoignage était évasif et entaché de mensonges :
      [traduction]
      LA COUR : Que dois‑je faire en ce qui concerne M. Maharaj et certains des éléments de preuve qu’il a fournis qui n’étaient vraiment pas très crédibles? Je veux dire, il a admis avoir déjà menti.
     . . .
      . . . Soit il a menti aujourd’hui, soit il a menti auparavant, parce que ce qu’il a dit différait de ce qu’il avait dit précédemment [. . .]
     . . .
      . . . Lorsqu’il a dit « Oh, je ne sais rien au sujet des attaches autobloquantes. Ça dépend de ce qui s’est passé avant. »
     . . .
      . . . Eh bien, il n’y a pas eu d’autre message avant. Par conséquent, que dois‑je en conclure? « Oh, eh bien, c’est juste que, vous savez, j’envoie toujours des messages qui parlent d’attaches autobloquantes. » Allez, on s’entend [. . .]
     . . .
      . . . Est‑ce crédible? Que dois‑je faire du fait qu’il n’est pas le plus crédible des témoins? [Je souligne.]
      (d.a., vol. III, p. 318)
[96]                        D’autres aspects des témoignages de Singh et Maharaj étaient également difficiles à croire, voire grotesques. Par exemple, peu de temps après son arrestation, Singh a dit au sergent‑détective Watts qu’il ne connaissait pas Maharaj, mais, plus tard, il a déclaré à l’appui de sa demande fondée sur la Charte qu’il le connaissait et le voyait régulièrement pour prendre un verre. Singh a prétendu qu’il n’avait pas menti à la police. Il a affirmé que la question du sergent‑détective Watts [traduction] « visait à savoir s’il connaissait un autre employé de Crane Supply, il avait donc répondu qu’il ne connaissait pas Maharaj puisqu’aucun employé ne portait ce nom » (décision sur la demande d’arrêt des procédures de Singh, par. 17).
[97]                        Comme le démontre ce qui précède, Singh est quelqu’un qui n’a pas hésité à abuser de la confiance que lui avait accordée son ancien employeur pour servir ses propres intérêts. Son témoignage de même que les raisons pour lesquelles il a présenté une demande fondée sur la Charte doivent donc être analysées avec une grande prudence. Les allégations d’agression, si l’on y ajoute foi, lui éviteraient une peine minimale d’emprisonnement de cinq ans. Concéder les allégations, comme l’a fait la procureure de la Couronne au procès, peut certainement être invoqué par un demandeur comme la preuve d’une conduite délibérée et illégitime, de l’absence totale de la rigueur et du sens critique auxquels on peut s’attendre de la part des poursuivants, ainsi que d’une violation du devoir d’agir sans favoritisme ni partialité à l’égard de l’une ou l’autre des parties, aux termes du par. 6(5) de la Loi sur les procureurs de la Couronne, L.R.O. 1990, c. C.49.
[98]                        Outre la question de la crédibilité, les policiers plaident que les éléments de preuve dont disposait la procureure de la Couronne au procès démontraient la fausseté des allégations d’agression formulées par Maharaj et Singh.
[99]                        En ce qui concerne Maharaj, ni la transcription sténographique de l’audience relative à sa mise en liberté sous caution ni son dossier médical de Maplehurst ne mentionnait d’aucune façon une blessure aux côtes. Étant donné l’avis du Dr Moss, il pouvait certainement être allégué que la déclaration vidéo montrait clairement que la blessure aux côtes s’était produite avant le jour de l’arrestation. Le fait que Maharaj n’ait allégué avoir subi une blessure aux côtes durant l’interrogatoire qu’une semaine avant son procès jette aussi un doute sur sa version des événements.
[100]                     Pour ce qui est de Singh, l’enregistrement vidéo de la déclaration qu’il a faite à la police ne montre [traduction] « ni ecchymose, ni enflure, ni aucune autre blessure apparente » (décision sur la demande d’arrêt des procédures de Singh, par. 27; décision sur la peine de Singh, par. 62). En outre, pendant qu’il se trouvait en détention dans l’attente de l’audience relative à sa mise en liberté sous caution, Singh ne s’est jamais plaint des « agressions » et il n’a jamais cherché à obtenir de soins médicaux. Ce n’est qu’un mois après les événements allégués et 10 jours après sa mise en liberté qu’il a rendu visite à son médecin pour un prétendu mal de gorge.
[101]                     Malgré tout ce qui précède, Singh a fait appel de sa déclaration de culpabilité et de sa peine. La procureure de la Couronne Me Amy Alyea (« procureure de la Couronne en appel ») a été désignée pour plaider l’appel pour la Couronne.
[102]                     Les policiers affirment qu’au moment de l’instruction de l’appel de Singh, le Bureau des avocats de la Couronne était parfaitement au courant de leur position selon laquelle les allégations d’agression avaient été fabriquées et qu’elles avaient été traitées de façon inadéquate par la procureure de la Couronne au procès. Le sergent‑détective Watts indique que, avant l’audience, il a rencontré la procureure de la Couronne en appel pour lui expliquer la situation. Malgré cela, celle‑ci n’a pas tenté de pousser l’enquête et de rectifier les conclusions d’agression devant la Cour d’appel.
[103]                     Au cours de l’audition de l’appel de Singh, la Cour d’appel a posé des questions à la procureure de la Couronne en appel au sujet des événements. Selon les policiers, elle n’a pas informé la cour du traitement inadéquat de la poursuite par la procureure de la Couronne au procès, des conclusions disculpatoires contenues dans le rapport de l’UNP, et de la probabilité que les allégations aient été fabriquées. Les policiers affirment que la procureure de la Couronne en appel a plutôt écarté ces éléments de preuve dans une tentative délibérée de protéger ses collègues. Ils soutiennent que, ce faisant, elle a fait fi des obligations qui se rattachent à la charge publique qu’elle exerce et a agi en se fondant sur un but illégitime.
[104]                     Ma collègue, la juge Abella, conclut que la « transcription sténographique de l’audience de la Cour d’appel ne révèle toutefois rien de tel », et elle ajoute ce qui suit :
      En réponse à une question du tribunal, Me Alyea a effectivement répondu que le Service de police de Toronto avait examiné la question et que, à sa connaissance, aucune mesure disciplinaire n’avait été prise contre les policiers à la suite de cet examen. Elle a offert au tribunal de lui soumettre une copie du rapport, ce que le tribunal n’a pas jugé nécessaire. On voit mal comment on pourrait qualifier ces agissements de répréhensibles, ou même d’erreur de jugement professionnel. [par. 55]
Avec égards, ce n’est pas de cette façon que j’interprète la transcription sténographique. Bien que la procureure de la Couronne en appel ait offert au tribunal de lui fournir une copie du rapport, on peut conclure que la façon dont elle en a traité en dénaturait le contenu. À juste titre, elle a déclaré qu’aucune accusation criminelle ni mesure disciplinaire n’avait été prise par suite de ce rapport (d.a., vol. III, p. 428, 450‑451 et 489‑490). Cependant, elle n’a pas fourni la nuance suivante : aucune mesure n’a été prise contre les policiers par suite du rapport, non pas parce que le Service de police de Toronto a refusé de punir leur inconduite, mais bien parce que l’UNP a conclu que les allégations d’agression n’étaient pas fondées. La procureure de la Couronne en appel n’a pas précisé pourquoi aucune mesure n’avait été prise. Autrement dit, on peut certainement conclure que la conduite de la procureure de la Couronne en appel appuie l’allégation des policiers selon laquelle elle a fait fi de la nature disculpatoire du rapport de l’UNP. La Cour d’appel n’ayant pas été informée de cette distinction importante, il n’est pas évident et manifeste qu’elle n’a pas été amenée à penser, à tort, que le Service de police de Toronto était demeuré inactif et silencieux devant un cas de brutalité policière :
     [traduction] Il ne semble pas non plus que les policiers aient eu à répondre véritablement de leurs actes, bien que la juge du procès ait clairement déclaré qu’à son avis, ils auraient dû avoir à le faire. On nous a dit qu’une enquête interne avait été entreprise par le Service de police, mais qu’elle avait pris fin du fait que les victimes avaient refusé de collaborer, ce qui n’est pas étonnant. L’avocate de la Couronne n’a été en mesure de signaler l’existence de quelque accusation, mesure disciplinaire ou autre conséquence qui aurait découlé de l’enquête.
     Pourtant, le Service de police n’a fourni aucune réponse au témoignage de l’appelant et de Maharaj lors de l’audience sur l’arrêt des procédures. En effet, les policiers n’ont fourni aucune réponse à ce jour. L’absence de mesures disciplinaires significatives est révélatrice, à mon avis, puisque l’incapacité ou le refus du Service de police de répondre sans détour à de telles allégations non contestées de conduite criminelle grave de la part de représentants de l’État au cours d’une enquête criminelle rend la demande d’arrêt des procédures au titre de la catégorie résiduelle encore plus convaincante. [Je souligne.]
      (R. c. Singh, 2013 ONCA 750, 118 O.R. (3d) 253 (« appel de la sentence de Singh », par. 45‑46)
[105]                     La Cour d’appel a accueilli l’appel et a suspendu les déclarations de culpabilité de Singh. Dans ses motifs, elle a formulé des commentaires au sujet de « l’inconduite » des policiers qui étaient même plus sévères que ceux de la juge Thorburn. La Cour d’appel a écrit :
     [traduction] Ce qui s’est produit en l’espèce n’était pas une réaction excessive momentanée de la part d’un policier qui a agi sous l’impulsion du moment au cours d’un interrogatoire difficile. Ce qui s’est produit a plutôt été l’utilisation d’une technique d’enquête calculée, prolongée et habilement menée par les policiers en question en vue d’obtenir des éléments de preuve. Cette technique comprenait le recours délibéré et répété à l’intimidation, aux menaces et à la violence, combiné à ce qui ne pourrait être décrit que comme une violation systématique des droits constitutionnels des détenus — y compris la négation de leur droit à l’assistance d’un avocat. [En effet, la conduite reprochée en l’espèce pourrait bien être qualifiée de « torture » au sens du par. 269.1(2) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46.] Il serait naïf de croire qu’une conduite aussi répréhensible de la part des policiers en question n’ait été qu’un incident isolé.
     Les tribunaux ne doivent pas fermer les yeux sur de telles techniques d’interrogatoire. La réalité des services de police ne ressemble pas à ce que l’on voit dans les séries télévisées. Ce qui s’est produit, dans le cas présent, entache la réputation des nombreux bons policiers de notre pays, dont le travail est essentiel à la sûreté et à la sécurité de notre société. [Je souligne; par. 43‑44.]
[106]                     Encore une fois, ces conclusions non fondées de torture et de brutalité policière ont été largement rapportées dans les médias. Elles ont également donné lieu à des enquêtes supplémentaires. L’UES a rouvert son enquête et la Police provinciale de l’Ontario a entrepris un examen administratif. Cependant, à l’instar de l’UNP, elles ont toutes deux conclu que les allégations d’agression n’étaient pas fondées.
[107]                     Les policiers ont intenté une action contre le procureur général de l’Ontario fondée sur l’inconduite alléguée des poursuivants. Les policiers soutiennent que cette inconduite leur a occasionné des préjudices psychologiques et a causé des dommages irréparables à leur réputation. Ils cherchent à obtenir un jugement déclarant qu’ils n’ont pas agressé Maharaj et Singh, 500 000 $ en dommages‑intérêts généraux pour négligence et faute dans l’exercice d’une charge publique et 250 000 $ en dommages‑intérêts punitifs pour chacun d’eux.
[108]                     Le procureur général de l’Ontario a déposé une motion en radiation de leur déclaration, soutenant que l’immunité du poursuivant protège ces derniers contre les allégations de négligence et de faute dans l’exercice d’une charge publique, et contre les actions intentées par des tierces parties à des procédures criminelles. (La décision de la Cour supérieure de radier l’action intentée par les policiers pour négligence a été confirmée par la Cour d’appel. Cependant, les policiers n’en appellent pas de cette décision devant la Cour.)
III.         Décisions des juridictions d’instances inférieures
A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2017 ONSC 3683 (le juge Stinson)
[109]                     Le juge Stinson a déclaré irrecevable l’action intentée par les policiers en raison de l’absence d’une obligation de diligence, mais il a autorisé l’exercice de l’action fondée sur le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. Après avoir étudié la jurisprudence sur l’immunité du poursuivant, il a déclaré qu’il n’était pas évident et manifeste qu’elle écartait, de manière définitive, toute action intentée par qui que ce soit contre des procureurs de la Couronne, à l’exception des actions intentées par d’anciens accusés pour poursuites abusives ou pour défaut injustifié de communiquer des renseignements. Il n’était donc pas évident et manifeste que l’immunité rendait irrecevable l’action fondée sur le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique intentée par les policiers.
[110]                     Le juge Stinson a conclu que les policiers avaient [traduction] « plaidé les éléments essentiels du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique en invoquant la connaissance, le caractère délibéré et l’illégitimité du non-respect des devoirs attachés à une fonction officielle conjuguée au fait de savoir que l’inconduite [serait] vraisemblablement préjudiciable aux demandeurs » (par. 149 (CanLII)). Il a donc refusé de radier l’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique.
B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2019 ONCA 311, 56 C.C.L.T. (4th) 1 (les juges Lauwers, Huscroft et Trotter)
[111]                     La Cour d’appel a confirmé la décision rendue par le juge Stinson. Elle a aussi conclu que l’immunité du poursuivant ne s’appliquait pas en cas de faute dans l’exercice d’une charge publique. De l’avis de la cour, le seuil de responsabilité applicable aux cas de faute dans l’exercice d’une charge publique est suffisamment élevé, puisqu’il exige des demandeurs qu’ils démontrent la présence de mauvaise foi et de motifs illégitimes. Ainsi, les considérations d’intérêt public relatives aux risques que les procureurs de la Couronne soient détournés de leurs fonctions publiques et le risque que leur travail soit sujet à un effet paralysant ne constituent pas un obstacle à la levée de l’immunité.
[112]                     La Cour d’appel a également souscrit à l’avis du juge Stinson selon lequel les policiers avaient plaidé tous les éléments essentiels du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique.
IV.         Questions en litige
[113]                     Le présent pourvoi soulève deux questions :
a)      L’immunité du poursuivant s’applique‑t‑elle en l’espèce?
b)      Si l’immunité ne s’applique pas, les policiers intimés ont‑ils plaidé tous les éléments essentiels du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique?
V.           Analyse
A.           Introduction
[114]                     Historiquement, la position dans les provinces de common law quant à l’immunité du poursuivant « vari[ait] [. . .] entre une reconnaissance non équivoque de l’immunité absolue, en Ontario, et l’acceptation de la possibilité de poursuivre » les poursuivants qui agissent de mauvaise foi ou par malveillance en Nouvelle‑Écosse et en Alberta (Nelles c. Ontario, 1989 CanLII 77 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 170, p. 181). Dans l’arrêt Nelles, la Cour a refusé d’accorder une immunité absolue aux poursuivants et l’a limitée en reconnaissant l’existence d’une exception : le délit civil de poursuites abusives. Dans l’arrêt Henry, la Cour a établi une deuxième exception : le défaut injustifié de communiquer des renseignements. Ces deux exceptions permettent seulement aux accusés d’intenter des actions contre les poursuivants. La question dont nous sommes saisis est celle de savoir si l’immunité s’applique dans le cas d’une action intentée par des policiers pour délit de faute dans l’exercice d’une charge publique.
[115]                     La Cour d’appel a été d’avis que l’immunité du poursuivant fait obstacle aux actions intentées pour négligence, mais non à celles intentées par des policiers pour délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. Le procureur général de l’Ontario demande à la Cour d’infirmer cette conclusion et de confirmer que l’immunité fait obstacle à toutes les actions, à l’exception de celles intentées par des accusés pour poursuites abusives et pour défaut injustifié de communiquer des renseignements. Par conséquent, il serait absolument interdit aux tierces parties à une poursuite d’intenter quelque action que ce soit. Entre autres choses, le procureur général de l’Ontario plaide que le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique [traduction] « ne comporte pas un seuil de responsabilité suffisamment élevé, de même que d’autres garanties que la Cour a jugées essentielles avant que l’immunité du poursuivant puisse être levée » (m.a., par. 43).
[116]                     Les policiers intimés font valoir pour leur part que l’immunité n’empêche pas les tierces parties comme les agents de police d’intenter des actions contre des poursuivants pour délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. Selon eux, le seuil de responsabilité applicable en cas de délit de faute est suffisamment élevé pour éviter que soit compromis le fondement d’intérêt public qui sous‑tend l’immunité.
[117]                     La portée de l’immunité du poursuivant est une question d’intérêt public (Nelles, p. 199; Henry, par. 32). La protection de l’indépendance du poursuivant, qui est la pierre angulaire de ce principe, est constitutionnalisée par l’art. 7 de la Charte (Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372, par. 32 et 46; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 26). Je reconnais que ce principe vise à protéger la charge publique du poursuivant en empêchant toute ingérence indue dans l’exercice de ses fonctions. L’indépendance du poursuivant soulève deux considérations d’intérêt public qui doivent être prises en compte pour apprécier le « risque d’entraver indûment la possibilité, pour les poursuivants, d’exercer en toute liberté leurs fonctions dans l’intérêt de l’administration de la justice » (Henry, par. 76). Lorsqu’elles entrent en jeu, ces deux considérations militent contre l’élargissement de la portée de la responsabilité du poursuivant.
[118]                     La première de ces considérations est le risque de créer un effet paralysant sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Cette crainte pourrait amener les poursuivants à adopter une approche défensive de telle sorte que leurs décisions soient « motivées moins par les principes juridiques que par des efforts calculés pour se prémunir contre le spectre de la responsabilité » (Henry, par. 73). Ceci minerait l’objectivité de leur prise de décisions en matière de poursuites en y introduisant des considérations étrangères à l’exercice de leurs fonctions publiques (par. 73).
[119]                     La deuxième de ces considérations est le risque que les poursuivants soient détournés de leurs fonctions publiques. L’élargissement de leur responsabilité pourrait les obliger à « consac[rer] beaucoup de leur temps et de leur énergie limités à se défendre contre des poursuites plutôt qu’à faire leur travail » (Henry, par. 72). Le raisonnement qui sous‑tend cette considération est que « [l]’intérêt collectif des Canadiens et Canadiennes est mieux servi lorsque les avocats du ministère public peuvent se concentrer sur leur responsabilité première : la poursuite équitable et efficace des criminels » (par. 72).
[120]                     Les considérations d’intérêt public que sont l’effet paralysant et le détournement des fonctions sont certes réelles, mais elles ne doivent pas être invoquées comme un mantra pour justifier l’application de l’immunité du poursuivant dans toutes les circonstances qui ne tombent pas sous le coup des exceptions reconnues dont bénéficient les accusés. Ces considérations d’intérêt public ne devraient pas être examinées dans l’abstrait, mais plutôt en tenant compte du seuil de responsabilité qui s’applique au délit en cause. Un seuil de responsabilité élevé atténue considérablement les risques de créer un effet paralysant sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et de détourner les poursuivants de leurs fonctions publiques pour se défendre contre des poursuites civiles, car un seuil élevé limite le risque qu’il y ait une avalanche de poursuites. Moins il y a de poursuites, moins le pouvoir discrétionnaire sera paralysé et moins les poursuivants seront détournés de leurs fonctions. Par conséquent, un seuil élevé atténue dans une large mesure les considérations d’intérêt public qui militent en faveur d’une immunité élargie.
[121]                     Puisque les deux considérations d’intérêt public en cause peuvent être atténuées par l’existence d’un seuil élevé de responsabilité, l’analyse ne doit pas être trop centrée sur elles. Il faut plutôt procéder à une analyse en deux étapes pour déterminer si l’immunité du poursuivant doit être appliquée dans d’autres circonstances. La première étape consiste à se demander s’il existe des raisons d’intérêt public convaincantes qui justifieraient la levée de l’immunité. Si de telles raisons existent, la deuxième étape consiste à déterminer si le seuil de responsabilité à l’égard du délit en cause est assez élevé pour atténuer les risques liés aux deux considérations d’intérêt public et préserver l’indépendance du poursuivant.
[122]                     En premier lieu, je démontrerai qu’il existe des raisons d’intérêt public convaincantes de ne pas appliquer l’immunité dans un cas où des policiers ont subi de graves préjudices parce que le poursuivant a agi de manière délibérée et illégitime. Il n’est pas évident et manifeste que la présumée inconduite des poursuivants en l’espèce est tout sauf choquante. Elle a exposé injustement les policiers au risque de faire l’objet de mesures disciplinaires et de voir engager leur responsabilité civile et criminelle; elle leur aurait également causé de graves préjudices psychologiques et aurait nui grandement à leur réputation sans qu’ils disposent d’une réparation significative. Or, la présente affaire commande qu’une réparation soit accordée. Pour que le public ait confiance dans l’administration de la justice, il faut à tout le moins que les poursuivants soient tenus responsables de leur inconduite. À mon avis, l’immunité ne s’applique pas en l’espèce et les policiers devraient pouvoir rétablir leur réputation. Les tribunaux de common law doivent prendre acte de toute injustice manifeste et faire évoluer les règles en tenant compte des limites imposées par la jurisprudence.
[123]                     En deuxième lieu, j’expliquerai que le seuil de responsabilité applicable aux cas de délit de faute dans l’exercice d’une charge publique, tel qu’il est défini dans l’arrêt Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, est suffisamment élevé pour atténuer les risques liés aux deux considérations d’intérêt public et préserver l’indépendance du poursuivant.
[124]                     Enfin, j’appliquerai ce raisonnement juridique aux faits allégués dans la déclaration déposée par les policiers intimés.
B.            Considérations d’intérêt public
[125]                     À mon avis, il existe quatre raisons d’intérêt public justifiant de ne pas appliquer l’immunité du poursuivant dans la présente affaire : (1) la nature stratégique des décisions en cause; (2) l’importance des intérêts en jeu; (3) l’absence d’autres recours et mécanismes de reddition de compte significatifs; et (4) la confiance du public dans la fonction de poursuivant et dans la police.
(1)         Pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites
[126]                     Tout d’abord, le principe de l’indépendance du poursuivant ne s’applique pas aux décisions portant sur le traitement d’allégations de brutalité policière, car il s’agit, en général, de décisions stratégiques qui ne relèvent pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites. Par conséquent, ce principe ne permet pas de conclure que les poursuivants bénéficient de l’immunité en l’espèce.
[127]                     Le principe de l’indépendance du poursuivant vise à protéger avant tout les éléments essentiels du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, qui comprennent les décisions concernant la « nature et l’étendue des poursuites » (Krieger, par. 47; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 40). À titre d’exemple, les décisions (1) d’intenter des poursuites, (2) d’ordonner un arrêt des procédures, (3) de négocier sur un plaidoyer, (4) de se retirer de procédures et (5) de prendre en charge des poursuites privées sont des décisions essentielles en matière de poursuites (Krieger, par. 46; voir aussi Anderson, par. 40 et 44). Seules de telles décisions essentielles sont protégées contre l’influence de considérations inappropriées; elles commandent donc la retenue, à moins qu’elles équivaillent à un abus de procédure ou à une conduite malveillante (Krieger, par. 43, 45 et 49; Anderson, par. 46‑48).
[128]                     Il importe de faire une distinction entre, d’une part, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites qui est protégé par la Constitution et, d’autre part, les décisions stratégiques des poursuivants et leur conduite devant le tribunal (Krieger, par. 50; Anderson, par. 35). En revanche, les décisions qui ne portent pas sur la nature et l’étendue des poursuites, comme les décisions stratégiques, ne relèvent pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites (Krieger, par. 47). Ces décisions relèvent plutôt de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure et ne commandent donc pas la même retenue que les décisions essentielles en matière de poursuites (Anderson, par. 57 et 61). Par conséquent, le principe de l’indépendance du poursuivant n’est pas mis en jeu au même degré lorsque les tribunaux interfèrent avec des décisions stratégiques, et la responsabilité découlant de telles décisions ne constitue pas un problème sur le plan constitutionnel.
[129]                     L’inconduite dans le traitement d’allégations de brutalité policière ne relève pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites. La manière dont les poursuivants traitent de telles allégations constitue, en général, un choix purement stratégique — qui ne porte pas sur la nature et l’étendue de la poursuite. En l’espèce, les décisions des poursuivants qui font l’objet des reproches formulés par les policiers intimés sont effectivement des décisions de nature stratégique. Le préjudice qu’auraient subi les policiers a été causé par deux facteurs. Premièrement, ils auraient subi un préjudice en raison du choix stratégique qu’ont fait la procureure de la Couronne au procès et le procureur principal de la Couronne de ne pas examiner à fond les allégations d’agression et d’admettre celles formulées par Singh au soutien de sa demande fondée sur la Charte. Deuxièmement, les policiers reprochent à la procureure de la Couronne en appel d’avoir caché à la Cour d’appel l’existence de certains éléments de preuve. Ces choix stratégiques ont amené la juge Thorburn à tirer des conclusions défavorables à l’égard des allégations d’agression, lesquelles conclusions ont par la suite été confirmées par la Cour d’appel. Ces choix sont au cœur de l’argumentation des policiers. La décision de la procureure de la Couronne au procès et du procureur principal de la Couronne de demander un arrêt des procédures dans l’affaire intéressant Maharaj — qui est une décision essentielle en matière de poursuites — n’est donc pas en cause. Cette décision en soi a eu peu d’incidence sur les policiers.
[130]                     Quoi qu’il en soit, toute conduite équivalant à de la mauvaise foi ou à de la malveillance dépasse les bornes du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites et ne fait pas intervenir le principe de l’indépendance du poursuivant (Krieger, par. 51‑52; Cawthorne, par. 24‑26). Dans tous les cas, une telle conduite est susceptible de faire l’objet de mesures disciplinaires ou d’un contrôle judiciaire. Seules les décisions prises de bonne foi bénéficient d’une protection.
[131]                     En conséquence, le principe de l’indépendance du poursuivant n’est pas suffisant en soi pour empêcher que des poursuivants soient tenus responsables à l’égard de telles décisions stratégiques.
(2)         Importance des intérêts en jeu
[132]                     Lorsque des intérêts en jeu sont importants, il peut être justifié de ne pas appliquer l’immunité. À ce jour, la Cour a établi que l’importance des intérêts des accusés peut empêcher l’application de l’immunité. La cause d’action fondée sur le délit civil de poursuites abusives a été consacrée par l’arrêt Nelles dans le but de protéger les droits des accusés à la liberté, à la sécurité et à un procès équitable, qui peuvent être compromis par l’inconduite d’un poursuivant. La cause d’action fondée sur le défaut injustifié de communiquer des renseignements qui a été articulée dans l’arrêt Henry visait à faire valoir le droit de l’accusé à la communication intégrale de la preuve que lui garantit l’art. 7 de la Charte en lui permettant de présenter une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte à l’encontre du poursuivant. Ces deux causes d’action ont offert une protection supplémentaire à ces intérêts importants.
[133]                     En l’espèce, les intérêts en jeu pour les policiers — soit le risque de faire l’objet de mesures disciplinaires et de voir engager leur responsabilité civile et criminelle, leur droit à la liberté et à la sécurité, leur droit à la dignité et à une bonne réputation, et leur santé mentale — étaient également importants. Selon la maxime juridique ubi jus, ibi remedium — qui signifie que « là où il y a un droit, il y a un recours » —, la règle de l’immunité du poursuivant doit prévoir une réparation en cas de violation de ces droits. La common law ne saurait demeurer passive et garder le silence face à une injustice.
[134]                     Même si aucune accusation formelle n’a été portée contre les trois policiers, on les accusait essentiellement d’avoir commis des actes criminels graves, soit d’avoir violemment agressé et torturé des suspects sans défense. En effet, la Cour d’appel a décrit les gestes qui leur sont reprochés comme étant un [traduction] « recours délibéré et répété à l’intimidation, aux menaces et à la violence », allant même jusqu’à qualifier ces gestes de torture au sens du par. 269.1(2) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (appel de la sentence de Singh, par. 43).
[135]                     Les conclusions de fait qui ont été tirées par la juge Thorburn à l’égard des allégations d’agression, et qui ont par la suite été confirmées par la Cour d’appel, ont exposé les policiers au risque de faire l’objet de mesures disciplinaires et de voir engager leur responsabilité civile et criminelle, ainsi que de voir leur avenir professionnel mis en péril. Un jugement rendu dans une affaire criminelle antérieure est admissible en preuve dans d’autres procédures et fait foi des conclusions du juge (Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Malik, 2011 CSC 18, [2011] 1 R.C.S. 657, par. 7). En raison du principe de la courtoisie et de la doctrine de l’abus de procédure, les tribunaux sont peu disposés à s’écarter de décisions judiciaires antérieures, même si elles ne sont pas définitives et n’ont pas force obligatoire, car ils craignent de rendre des décisions contradictoires qui pourraient ternir la réputation de l’administration de la justice. Par conséquent, les policiers auraient pu faire l’objet de mesures disciplinaires, d’actions civiles ou de poursuites criminelles fondées sur ces conclusions, et ils auraient eu la tâche difficile de réfuter des conclusions qui avaient été exprimées avec autant de vigueur. De fait, la juge Thorburn a incité la Couronne à deux reprises à mener une enquête et à punir les policiers (décision sur la demande d’arrêt des procédures de Singh, par. 52; décision sur la peine de Singh, par. 2 et 64), ce que la Cour d’appel a répété en termes non équivoques durant l’audition de l’appel de Singh :
      [traduction]
      LA COUR : Alors, l’état des choses est que nous nous trouvons devant un cas avec des éléments de preuve qui ne peuvent être décrits que comme de la brutalité, de la brutalité systémique de la part des policiers. [. . .]
     . . .
      . . . pour ma part, la réparation qu’il convient d’accorder serait très différente si les personnes impliquées — toutes les personnes — avaient été tenues responsables. Je suis d’avis que tous les criminels doivent être poursuivis, même ceux qui portent un uniforme. [Je souligne.]
      (d.a., vol. III, p. 428 et 430)
[136]                     En conséquence, même si le droit à la liberté et à la sécurité des policiers n’a peut‑être pas été directement mis en jeu lors des premières poursuites criminelles, il existe un risque que des poursuites criminelles subséquentes soient engagées, ce qui pourrait compromettre leur droit à la liberté et à la sécurité. Dans le cadre de telles poursuites, des conclusions défavorables de brutalité policière, par exemple, alourdiraient nettement le fardeau des policiers de prouver qu’ils avaient des motifs raisonnables d’employer la force ou qu’ils avaient agi en légitime défense (Code criminel, art. 25 et 34).
[137]                     Qui plus est, des conclusions de brutalité policière peuvent avoir de graves répercussions sur la dignité, la vie professionnelle, la réputation et la santé mentale des policiers. Bien qu’elle ne soit pas expressément mentionnée dans la Charte, la bonne réputation de l’individu reflète « sa dignité inhérente, concept qui sous‑tend tous les droits garantis par la Charte », et le droit à la bonne réputation joue un rôle fondamental dans notre société démocratique (Hill c. Église de scientologie de Toronto, 1995 CanLII 59 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 120; voir aussi Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214, par. 18). Or, comme l’a souligné le juge Cory, la réputation d’un individu est fragile et peut facilement être irrémédiablement détruite :
     Les démocraties ont toujours reconnu et révéré l’importance fondamentale de la personne. Cette importance doit, à son tour, reposer sur la bonne réputation. Cette bonne réputation, qui rehausse le sens de valeur et de dignité d’une personne, peut également être très rapidement et complètement détruite par de fausses allégations. Et une réputation ternie par le libelle peut rarement regagner son lustre passé. Une société démocratique a donc intérêt à s’assurer que ses membres puissent jouir d’une bonne réputation et la protéger aussi longtemps qu’ils en sont dignes.
      (Hill, par. 108; voir aussi Botiuk c. Toronto Free Press Publications Ltd., 1995 CanLII 60 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 3, par. 92; et Bent c. Platnick, 2020 CSC 23, par. 1.)
[138]                     Une réputation d’être digne de confiance et intègre est la pierre angulaire de nombreuses professions et vocations, dont celle de policier (Botiuk, par. 92). Lorsque de fausses allégations d’inconduite grave ternissent leur réputation, comme c’est le cas en l’espèce, ceci entrave la capacité des policiers à réaliser leur vocation, ce qui, à son tour, affecte leur « sens de l’identité [. . .], [leur] valorisation et [. . .] [leur] bien‑être sur le plan émotionnel » (Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), 1987 CanLII 88 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 368). En effet, une vocation aussi puissante que celle d’être policier est souvent « l’une des caractéristiques déterminantes de leur vie » (Wallace c. United Grain Growers Ltd., 1997 CanLII 332 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 701, par. 94). Toute répercussion sur la réputation des policiers est susceptible de leur causer un préjudice psychologique important, ce que les policiers allèguent avoir subi en l’espèce.
[139]                     En somme, l’importance des intérêts en jeu pour les policiers milite en faveur d’une conclusion que l’immunité du poursuivant ne s’applique pas.
(3)         Absence d’autres recours et mécanismes de reddition de compte significatifs
[140]                     L’existence d’autres recours ou mécanismes de reddition de compte milite contre la levée de l’immunité (Nelles, p. 198). Toutefois, si ces autres recours ou mécanismes ne sont pas significatifs ou sont insuffisants pour atteindre « le but principal qui est de remettre la victime dans son état antérieur », l’immunité ne devrait pas s’appliquer (p. 198).
[141]                     En l’espèce, les recours et mécanismes qui existent ne permettent pas de remettre les victimes dans leur état antérieur. Seules des conclusions disculpatoires tirées par un tribunal civil pourraient redonner son lustre à la réputation ternie des policiers, et seuls des dommages‑intérêts pourraient véritablement compenser les conséquences qu’a eues cette affaire sur leur carrière, ainsi que le tort qui a été causé à leur réputation et le préjudice psychologique qu’ils ont subi.
[142]                     Le procureur général de l’Ontario fait notamment observer que les procédures disciplinaires qui pourraient être engagées devant le Barreau à l’encontre de la procureure de la Couronne au procès, du procureur principal de la Couronne et de la procureure de la Couronne en appel ainsi que les sanctions administratives que pourrait leur infliger leur employeur — le procureur général — sont d’autres mécanismes de reddition de compte satisfaisants. Toutefois, en l’espèce, rien n’indique que le procureur général ou le Barreau ont infligé des sanctions aux poursuivants.
[143]                     Cela dit, même si ces institutions avaient infligé des sanctions, celles‑ci n’auraient pas remis les policiers dans leur état antérieur. Une conclusion du procureur général ou du Barreau selon laquelle les procureurs ont mal agi n’aurait pas eu un grand effet réparateur sur les policiers. Les conclusions tirées par de tels décideurs administratifs ont peu de poids comparativement aux décisions antérieures d’un tribunal criminel quant à l’existence de brutalité policière et de torture. Ces conclusions ne suscitent généralement pas l’attention des médias et n’ont pas le même caractère solennel. Dans l’opinion publique, où les réputations sont construites et détruites, les conclusions d’une cour supérieure ou d’une cour provinciale criminelle font l’objet d’une plus grande couverture médiatique.
[144]                     Le rapport de l’UNP est un bon exemple. Malgré ses conclusions disculpatoires dénuées de toute ambiguïté, ce rapport est passé inaperçu et n’a pas empêché la Cour d’appel de confirmer les conclusions de la juge Thorburn et de déclarer que les policiers avaient torturé et brutalisé des suspects sans défense. En conséquence, les policiers soutiennent que ces conclusions sont encore souvent évoquées lorsqu’ils témoignent en cour, ce qui les expose au ridicule et au mépris et perpétue sans cesse le châtiment qui les frappe.
[145]                     Au bout du compte, seules des conclusions disculpatoires tirées par un tribunal civil qui disposerait de l’ensemble de la preuve et qui effectuerait une analyse approfondie pourraient remédier aux atteintes faites à la réputation des policiers une fois pour toutes. Dans l’affaire Day c. Woodburn, 2019 ABQB 356, 96 Alta. L.R. (6th) 302, la cour criminelle avait statué que les policiers avaient usé de brutalité lors d’une arrestation. La personne arrêtée a intenté une action en dommages‑intérêts contre les policiers. Ces derniers ont alors pu produire des éléments de preuve plus complets pour convaincre le tribunal civil qu’ils n’avaient pas employé une force excessive lors de l’arrestation (par. 279‑280 et 349). Les conclusions du tribunal civil ont donc permis de rétablir la réputation des policiers.
[146]                     Toutefois, le problème qui se pose est que ce recours est subordonné à la décision de l’accusé d’intenter une poursuite civile contre la police. Si, à l’instar de Maharaj et Singh, l’accusé décide de ne pas intenter une telle poursuite, les policiers ne peuvent pas contester des conclusions de brutalité policière devant une cour de justice, car l’immunité du poursuivant les empêche de s’adresser eux‑mêmes à un tribunal civil. Les policiers doivent donc se croiser les doigts et espérer que l’accusé intente une poursuite pour qu’ils puissent réfuter de telles conclusions et rétablir leur réputation. En revanche, si l’immunité était levée et si les policiers pouvaient intenter leur propre action contre les poursuivants en contestant le traitement inadéquat des allégations de brutalité policière, ils seraient alors en mesure de demander activement la réparation du tort qui a été causé à leur réputation.
[147]                     Des conclusions disculpatoires peuvent aider grandement à remettre des victimes de fausses allégations dans leur état antérieur. Néanmoins, seul l’octroi de dommages‑intérêts placerait les policiers dans la situation où ils se seraient trouvés, n’eût été l’inconduite du poursuivant. Des conclusions disculpatoires ne permettent pas de remédier à la perte d’un emploi, de possibilités d’avancement professionnel ou de salaire si les policiers ont été suspendus. De telles conclusions peuvent aider les policiers à voir leur avenir sous un meilleur jour, mais elles ne tiennent pas compte de la souffrance psychologique, de l’anxiété ou de la dépression qu’ils peuvent avoir éprouvées en raison de conclusions préjudiciables d’agression qui ont été tirées à leur égard. Être comparé à un criminel lorsque son travail consiste spécifiquement à traquer et à arrêter des criminels porte forcément sérieusement atteinte au sens de l’identité d’un policier et à sa valorisation.
(4)         Confiance du public dans la fonction de poursuivant et la police
[148]                     Ne pas appliquer l’immunité dans une affaire comme celle qui nous occupe renforce la confiance du public à l’égard à la fois de la fonction de poursuivant et de la police.
[149]                     Dans le présent pourvoi, la Couronne cherche à obtenir l’immunité absolue contre toutes les actions intentées par des tierces parties. Elle nous demande donc de refuser tout compromis qui permettrait une forme limitée de responsabilité tout en maintenant une immunité solide dans la plupart des affaires, comme celui auquel en sont arrivées les juridictions d’instances inférieures. L’immunité absolue est cependant intrinsèquement suspecte. Comme l’a souligné la Cour, l’immunité absolue est « inquiétante », « alarmante », ainsi que « forcée et difficilement justifiable » (Nelles, p. 195, citant Nelles c. The Queen in right of Ontario (1985), 1985 CanLII 160 (ON CA), 51 O.R. (2d) 513 (C.A.), p. 531, et Bosada c. Pinos (1984), 1984 CanLII 2096 (ON SC), 44 O.R. (2d) 789 (H.C.J.), p. 794).
[150]                     Ma collègue la juge Abella estime qu’il est nécessaire d’appliquer l’immunité en l’espèce pour préserver la confiance du public envers le système de justice. Avec égards, je suis plutôt d’avis que refuser d’appliquer l’immunité et, de ce fait, d’accroître la reddition de comptes, permettrait en fait de renforcer les liens de confiance qui existent entre les titulaires d’une charge publique et les membres du public. La confiance du public envers la fonction de poursuivant est mieux préservée lorsque les poursuivants sont tenus responsables de leurs actes plutôt que d’être absous de toute inconduite.
[151]                     Les procureurs de la Couronne ne sont pas des fonctionnaires ordinaires. Ils sont « en mesure de connaître l’impact constitutionnel et juridique de [leur] conduite » (Nelles, p. 195). Ils ont également d’importants pouvoirs dans le système de justice criminelle. Les juges et les jurés sont généralement perçus comme étant puissants parce qu’ils rendent les décisions finales. Or, les procureurs contrôlent l’accès à ce système. Si un procureur refuse de porter des accusations, les pouvoirs formels des juges et jurés sont peu utiles. De plus, la manière dont les procureurs présentent leur théorie de la cause peut avoir une incidence déterminante sur l’issue d’une instance. En l’espèce, la décision de la procureure de la Couronne au procès d’admettre les allégations d’agression a été déterminante quant à l’issue de la demande fondée sur la Charte de Singh, car elle a amené la cour à conclure que les intimés avaient agressé les suspects et fait preuve de brutalité policière.
[152]                     Lorsque des fonctionnaires sont investis de telles hautes fonctions, le public s’attend à ce qu’ils soient « tenu[s] à une conduite exemplaire dans l’exercice de [leur] charge publique » (Nelles, p. 195). Les poursuivants bénéficient plutôt d’une grande immunité, ce qui « correspond à [. . .] une permission de léser les droits individuels » (p. 195). Les poursuivants peuvent donc porter atteinte à la carrière, à la dignité, à la réputation et à la santé mentale des policiers. Leurs fonctions seraient apparemment si importantes que tout spectre de responsabilité les empêcherait d’exercer leur charge publique. Les policiers possèdent également d’importants pouvoirs, mais ils sont tout de même assujettis à un degré de responsabilité élevé. Pourtant, nul ne soutient que ce spectre de responsabilité les empêche d’exercer fidèlement leur charge publique.
[153]                     En réalité, seuls les poursuivants malveillants craindront de voir engager leur responsabilité si leur immunité est levée pour autoriser les actions fondées sur la mauvaise foi ou la malveillance. Les poursuivants qui s’acquittent fidèlement de leurs fonctions n’ont rien à craindre (voir Nelles, p. 196‑197). Il en est ainsi même pour les poursuivants qui font preuve d’insouciance, d’incompétence, de paresse, de négligence et de manque de professionnalisme (voir Proulx c. Québec (Procureur général), 2001 CSC 66, [2001] 3 R.C.S. 9, par. 35; Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339, par. 8 et 80‑81).
[154]                     On peut comprendre qu’il est légitime de protéger les poursuivants qui agissent de bonne foi, même ceux qui font preuve de négligence. Toutefois, protéger des poursuivants qui agissent illégalement de manière délibérée mine la confiance qu’a le public envers la fonction de procureur de la Couronne. Comme l’a souligné le lord Bingham, [traduction] « [i]l y va manifestement de l’intérêt public d’interpeler les fonctionnaires coupables de conduite outrageante. Les fonctionnaires qui se comportent de cette manière ne devraient pas être libres de le faire impunément » (Watkins c. Secretary of State for the Home Department, [2006] UKHL 17, [2006] 2 A.C. 395, par. 8).
[155]                     Les poursuivants qui agissent de manière délibérée et illégitime ne devraient pas pouvoir se cacher derrière le voile d’une immunité absolue contre les actions intentées par des policiers. Si la position de la Couronne était poussée jusqu’à sa conclusion logique, cela signifierait qu’un poursuivant malveillant qui accepterait un pot-de-vin d’un accusé qui souhaite faire admettre des allégations de torture et s’assurer d’obtenir un arrêt des procédures, ou une peine réduite, serait exonéré de toute responsabilité civile. De façon assez étrange, ce poursuivant pourrait se voir infliger des sanctions criminelles et être emprisonné en raison de sa conduite, mais il ne serait pas obligé de payer des dommages‑intérêts. Le fait de permettre que ce type de poursuivants puisse causer un préjudice sans subir de conséquences financières mine la confiance du public dans la fonction de poursuivant et ternit l’image des poursuivants dévoués qui respectent la loi. Les tribunaux devraient être en mesure de séparer le bon grain de l’ivraie.
[156]                     Qui plus est, le fait de traiter les poursuivants de manière aussi favorable en leur accordant une trop grande immunité sape la primauté du droit — un principe fondamental de notre Constitution — en envoyant le message qu’ils échappent à l’application de la loi et ne sont pas tenus de rendre des comptes de la même façon que les citoyens ordinaires (Nelles, p. 195). Dans l’affaire Roncarelli, la Cour a refusé d’accorder une immunité générale au fonctionnaire occupant le plus haut rang d’une province — le premier ministre Duplessis — en ce qui a trait à l’acte malveillant ciblé qu’il avait commis, car une telle immunité porterait une trop grande atteinte à la primauté du droit. Si un premier ministre malveillant est l’égal de tous devant la loi et peut donc être tenu responsable de ses actes, il devrait en être de même pour un procureur de la Couronne.
[157]                     En plus de ternir l’image des poursuivants, l’immunité que cherche à obtenir la Couronne mine la confiance du public envers la police. Lorsque des policiers ne peuvent pas rétablir leur image en réfutant des conclusions d’inconduite, les liens de confiance qu’ils ont tissés avec le public s’en trouvent distendus. Tant pour enquêter sur des actes criminels que pour assurer la sécurité de la communauté, les policiers doivent établir des liens de confiance avec la population. Ce type d’allégations nuit donc à leur efficacité.
[158]                     Une réputation ternie entrave non seulement la capacité d’enquêter et de protéger de la police, mais aussi la capacité de poursuivre les criminels. Il est impossible d’engager des poursuites criminelles sans la contribution des policiers à l’étape de l’enquête et de la cueillette des éléments de preuve. Les témoins policiers jouent souvent un rôle clé lors des procès criminels. Suivant l’arrêt rendu par la Cour dans R. c. McNeil, 2009 CSC 3, [2009] 1 R.C.S. 66, les dossiers disciplinaires des policiers chargés de l’enquête doivent être communiqués aux accusés. Ces derniers peuvent ensuite s’appuyer sur ces dossiers pour tenter de miner la crédibilité des policiers et faire naître un doute raisonnable afin d’échapper à une condamnation. Par conséquent, lorsque des policiers comme les intimés dans la présente affaire ne sont pas en mesure de rétablir leur réputation devant un autre tribunal, ils sont vulnérables aux attaques de la défense lorsqu’ils sont appelés à témoigner. En fait, les intimés affirment que les avocats de la défense invoquent souvent les motifs de la juge Thorburn et de la Cour d’appel lorsqu’ils sont appelés à la barre des témoins. La théorie de la Couronne en ressort affaiblie et un accusé par ailleurs coupable peut donc éviter indûment de faire l’objet d’une condamnation.
C.            Seuil de responsabilité applicable aux cas de faute dans l’exercice d’une charge publique
[159]                     Puisqu’il existe des raisons d’intérêt public convaincantes de ne pas appliquer l’immunité du poursuivant en l’espèce, la prochaine étape consiste à déterminer si le seuil de responsabilité applicable au délit de faute dans l’exercice d’une charge publique est suffisamment élevé pour atténuer les deux considérations d’intérêt public de l’effet paralysant et du détournement de la fonction de poursuivant et préserver l’indépendance du poursuivant. Le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique confère un recours à quiconque subit un préjudice en raison de la conduite délibérée et illégitime d’un fonctionnaire. Avant d’examiner la question de savoir si les éléments du délit de faute commise dans l’exercice d’une charge publique protègent adéquatement les intérêts qui sous‑tendent l’immunité du poursuivant, je tiens à souligner que cet examen doit être effectué dans le contexte particulier des considérations d’intérêt public qui ont été soulevées à la première étape. Je n’examinerai pas le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique dans son ensemble, car « la façon d’agir prudente consiste à aborder au fur et à mesure les situations qui se présenteront à l’avenir » (Henry, par. 33).
[160]                     Les éléments du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique sont les suivants :
(a)   le défendeur est un fonctionnaire;
(b)   le défendeur a agi de manière délibérée et illégitime;
(c)   le défendeur savait que sa conduite était illégitime et qu’elle serait vraisemblablement préjudiciable au demandeur;
(d)   la conduite du défendeur a causé un dommage concret au demandeur et un tel dommage est indemnisable en droit.
(Voir Odhavij, par. 23 et 32.)
[161]                     Lorsque ces éléments sont établis, les tribunaux ont déjà pris en compte les nombreuses questions auxquelles l’immunité du poursuivant vise à répondre. Les fonctionnaires prennent souvent des décisions qui ont des effets préjudiciables sur de nombreuses personnes, non pas en raison d’une faute qu’ils ont commise, mais simplement à cause de la nature du processus décisionnel public (Odhavji, par. 28). Ces décisions suscitent le mécontentement d’un grand nombre de personnes qui peuvent alors présenter des demandes de restitution ou de dédommagement devant les tribunaux. La responsabilité à l’égard d’une faute dans l’exercice d’une charge publique doit donc être étroitement circonscrite afin d’éviter qu’elle ait un effet paralysant sur le processus décisionnel public et qu’elle détourne les fonctionnaires de leurs fonctions.
[162]                     Dans l’arrêt Odhavji, le juge Iacobucci a affirmé que les éléments du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique établissent un seuil élevé qui protège les fonctionnaires contre ces risques (E. Chamberlain, Misfeasance in a Public Office (2016), p. 4; Odhavji, par. 28‑30). Un demandeur doit démontrer qu’il y a eu inconduite délibérée et que cette inconduite comporte un élément de mauvaise foi ou de malhonnêteté. Il ne lui suffit pas de démontrer que le fonctionnaire a agi par inadvertance ou avec négligence (Odhavji, par. 26). Le fonctionnaire doit avoir délibérément outrepassé ses pouvoirs (par. 30).
[163]                     Ce seuil élevé doit être apprécié dans le contexte de la catégorie des demandeurs éventuels et des actes du poursuivant en cause. Dans la présente affaire, la catégorie de demandeurs éventuels est très restreinte : les policiers qui font l’objet d’allégations d’inconduite grave dans le cadre de poursuites criminelles. Le caractère restreint de la catégorie signifie qu’il y aura un effet moindre sur l’indépendance du poursuivant que ne le laisse entendre ma collègue la juge Abella (par. 41‑47). À titre d’exemple, les policiers ne peuvent pas engager des actions contre un poursuivant parce que ce dernier n’a pas intenté de poursuites ou parce que la façon dont il l’a fait ne leur plaît pas. La portée des actions permises se limite expressément aux policiers qui font l’objet d’allégations d’inconduite grave, car c’est seulement dans ce cas particulier que les policiers se trouvent dans une position qui s’apparente à celle d’un accusé.
[164]                     La nature du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites en cause est également importante. Comme c’était le cas dans l’affaire Henry, la conduite des poursuivants en l’espèce ne relève pas du pouvoir discrétionnaire essentiel en matière de poursuites. Ceci signifie que leurs actes en lien avec des allégations d’inconduite formulées contre les policiers « ne bénéficient pas nécessairement de la même protection contre le contrôle judiciaire que la décision d’engager ou de continuer une poursuite » (par. 63).
[165]                     Pris dans ce contexte particulier, le seuil élevé qui est établi par les éléments du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique offre une protection suffisante en empêchant la création d’un effet paralysant sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et en évitant toute ingérence à l’égard de l’indépendance du poursuivant, ainsi que le détournement des fonctions de poursuivant. Du moment que le tribunal est convaincu que le poursuivant défendeur a agi de manière illégitime et délibérée et qu’il savait très bien que sa conduite était illégitime et causerait vraisemblablement un préjudice au demandeur, le seuil de responsabilité se situe « près de l’extrémité supérieure de l’échelle de culpabilité morale » (Henry, par. 91). La connaissance subjective par le poursuivant du caractère illégitime de sa conduite ainsi que celle de la probabilité qu’elle cause un préjudice sont des éléments clés. Par conséquent, dans la mesure où certains tribunaux ont conclu que l’élément de connaissance englobe non seulement la connaissance réelle, mais également l’insouciance, les décisions de ces tribunaux ne reflètent pas l’état du droit (Chamberlain, p. 139; K. Horsman et G. Morley, eds., Government Liability: Law and Practice (feuilles mobiles), par. 7.20.30(2)a) et b), citant Three Rivers District Council c. Bank of England (No. 3) (2000), [2003] 2 A.C. 1 (H.L.), p. 192, et Alberta (Minister of Public Works, Supply & Services) c. Nilsson, 1999 ABQB 440, 246 A.R. 201, par. 108, conf. par 2002 ABCA 283, 320 A.R. 88, par. 95‑104). La norme à appliquer doit être celle qui a été établie par le juge Iacobucci dans l’arrêt Odhavji, soit celle de la connaissance subjective.
[166]                     Enfin, même si le fait de permettre aux policiers d’intenter des actions fondées sur la faute dans l’exercice d’une charge publique peut donner lieu au prononcé de décisions contradictoires, il peut y avoir des cas où « la remise en cause [. . .] est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble » (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 52). Dans certaines circonstances, la remise en cause d’une décision antérieure peut servir l’administration de la justice, notamment « lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté », « lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial », ou « lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte » (par. 52). Dans les cas où les poursuivants ont agi de manière illégitime et délibérée, la première instance est entachée de fraude et d’iniquité. C’est d’autant plus vrai lorsque des juges condamnent sévèrement des policiers. Par conséquent, l’administration de la justice sera promue si le pouvoir judiciaire donne aux policiers l’occasion de démontrer que ces conclusions sont incorrectes.
D.           Application
[167]                     À mon avis, les policiers intimés ont valablement invoqué les quatre éléments essentiels du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique qui ont été établis dans l’arrêt Odhavji. Par conséquent, je conviens avec les juridictions d’instances inférieures que leur action fondée sur le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique devrait être autorisée à suivre son cours.
[168]                     Dans leur déclaration, les policiers ont fait valoir que la procureure de la Couronne au procès, le procureur principal de la Couronne et la procureure de la Couronne en appel [traduction] « ont commis le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique en agissant de manière délibérée et illégitime en qualité de procureurs de la Couronne, ce qui était clairement contraire aux devoirs découlant de leur serment d’office » (d.a., vol. II, p. 131). Cette allégation de délit de faute dans l’exercice d’une charge publique est d’ailleurs étayée par plusieurs détails.
[169]                     Premièrement, il ne fait aucun doute que les poursuivants sont des fonctionnaires.
[170]                     Deuxièmement, les policiers affirment que les procureurs de la Couronne ont agi de manière délibérée et illégitime. En ce qui concerne le caractère délibéré, les policiers affirment à trois reprises que les procureurs de la Couronne ont agi de manière délibérée (d.a., vol. II, p. 131‑132). Ils plaident également que les procureurs auraient agi de manière illégitime. Les policiers soutiennent que les procureurs de la Couronne ont manqué aux devoirs découlant de leur serment d’office qui leur incombent suivant la Loi sur les procureurs de la Couronne (p. 130‑131). Plus précisément, ils affirment que les procureurs de la Couronne n’ont pas [traduction] « exercé fidèlement [leurs] devoirs au mieux de leurs compétences et de leurs habiletés » (p. 131). Ils ajoutent que les procureurs de la Couronne n’ont pas exercé les fonctions qui leur sont confiées par la loi « sans favoritisme ni partialité » (p. 131 (soulignement omis)). Les policiers précisent les violations de ces devoirs en expliquant que les poursuivants n’ont pas correctement examiné les allégations d’agression, ne les ont pas appelés à témoigner, n’ont pas tenu compte de faits essentiels et savaient que Maharaj mentait au sujet de certains aspects de ses blessures (p. 131‑132). De plus, selon les policiers, la procureure de la Couronne en appel a caché à la Cour d’appel l’existence de certains éléments de preuve qui les auraient exonérés (p. 132).
[171]                     Troisièmement, les policiers allèguent que les procureurs de la Couronne savaient que leur conduite était illégitime et qu’elle causerait vraisemblablement un préjudice aux policiers, et qu’ils agissaient donc de mauvaise foi :
     [traduction] Les procureurs de la Couronne en cause dans la présente affaire ont délibérément posé des actes qu’ils savaient être incompatibles avec leurs devoirs à titre de procureurs de la Couronne et ont agi de mauvaise foi, en sachant que cette inconduite causerait vraisemblablement un préjudice aux policiers.
     L’inconduite décrite ci‑dessus se caractérise par une indifférence délibérée à l’égard de la fonction officielle de procureur de la Couronne de la province de l’Ontario, tout en sachant que cette inconduite causerait fort probablement un préjudice aux policiers. [Je souligne.]
      (d.a., vol. II, p. 132)
[172]                     Quatrièmement, les policiers soutiennent que la conduite des procureurs de la Couronne leur a causé un dommage concret qui est indemnisable en droit. Dans l’arrêt Odhavji, la Cour a déclaré que, au « stade des actes de procédure, il suffit que les demandeurs allèguent dans leur déclaration que l’inconduite alléguée leur a causé des souffrances morales, de la colère, de la dépression et de l’anxiété » (par. 41). En l’espèce, les policiers plaident notamment qu’ils [traduction] « ont souffert d’une grave dépression », qu’ils ont subi un « traumatisme émotionnel », qu’ils ont eu une « perte de jouissance de la vie » et qu’ils ont éprouvé de l’« anxiété » et une « souffrance psychologique » par suite de la présumée inconduite des poursuivants (d.a., vol. II, p. 133).
VI.         Conclusion
[173]                     Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
 
                    Pourvoi accueilli avec dépens, la juge Côté est dissidente.
                    Procureur de l’appelant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
                    Procureurs des intimés : Brauti Thorning, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Justice and Solicitor General, Appeals, Education & Prosecution Policy Branch, Edmonton.
                    Procureurs de l’intervenant Toronto Police Chief James Ramer : Lerners, Toronto.
                    Procureur de l’intervenante l’Association canadienne des chefs de police : Royal Newfoundland Constabulary, St. John’s.
                    Procureurs des intervenantes l’Association canadienne des juristes de l’État et l’Association des procureurs de la Couronne de l’Ontario : Cavalluzzo, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2021CSC18 ?
Date de la décision : 30/04/2021

Parties
Demandeurs : Ontario (Procureur général)
Défendeurs : Clark
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 30 avril 2021, Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2021-04-30;2021csc18 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award