COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Southwind c. Canada, 2021 CSC 28
Appel entendu : 8 décembre 2020
Jugement rendu : 16 juillet 2021
Dossier : 38795
Entre :
Roger Southwind, en son propre nom et au nom des
membres de la Lac Seul Band of Indians et Lac Seul First Nation
Appelants
et
Sa Majesté la Reine du chef du Canada
Intimée
- et -
Procureur général de la Saskatchewan, Assembly of Manitoba Chiefs, Tseshaht First Nation, Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc., Treaty Land Entitlement Committee of Manitoba Inc., Nation Anishinabek, Wauzhushk Onigum Nation, Big Grassy First Nation, Onigaming First Nation, Naotkamegwanning First Nation, Niisaachewan First Nation, Coalition of the Union of British Columbia Indian Chiefs, Penticton Indian Band, Williams Lake First Nation, Fédération des nations autochtones souveraines, Première Nation Atikameksheng Anishnawbek, Kwantlen First Nation, Assemblée des Premières Nations, Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, Grand Council Treaty #3, Mohawk Council of Kahnawà:ke, Première Nation d’Elsipogtog, Chemawawin Cree Nation et West Moberly First Nations
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
Motifs de jugement :
(par. 1 à 147)
La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Brown, Rowe, Martin et Kasirer)
Motifs dissidents :
(par. 148 à 194)
La juge Côté
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
southwind c. canada
Roger Southwind, en son propre nom et au nom des membres
de la Lac Seul Band of Indians et
Lac Seul First Nation Appelants
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada Intimée
et
Procureur général de la Saskatchewan,
Assembly of Manitoba Chiefs,
Tseshaht First Nation,
Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc.,
Treaty Land Entitlement Committee of Manitoba Inc.,
Nation Anishinabek,
Wauzhushk Onigum Nation,
Big Grassy First Nation,
Onigaming First Nation,
Naotkamegwanning First Nation,
Niisaachewan First Nation,
Coalition of the Union of British Columbia Indian Chiefs,
Penticton Indian Band,
Williams Lake First Nation,
Fédération des nations autochtones souveraines,
Première Nation Atikameksheng Anishnawbek,
Kwantlen First Nation,
Assemblée des Premières Nations,
Assemblée des Premières Nations Québec‑Labrador,
Grand Council Treaty #3,
Mohawk Council of Kahnawà:ke,
Première Nation d’Elsipogtog,
Chemawawin Cree Nation et
West Moberly First Nations Intervenants
Répertorié : Southwind c. Canada
2021 CSC 28
No du greffe : 38795.
2020 : 8 décembre; 2021 : 16 juillet.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel fédérale
Droit des autochtones — Obligation fiduciaire — Terres de réserve — Réparation — Indemnisation en equity — Partie des terres de réserve d’une première nation inondée en vue de la production d’hydroélectricité sans le consentement de la première nation, sans indemnisation et sans autorisation légale — Action intentée contre le Canada pour manquement à l’obligation fiduciaire et aux obligations prévues dans la Loi des Indiens et le traité applicable — Juge de première instance concluant que le Canada a manqué à son obligation fiduciaire envers la première nation et accordant une indemnité en equity pour la perte des terres inondées — Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur dans son évaluation de l’indemnité en equity?
La Lac Seul First Nation (« LSFN »), établie dans le nord de l’Ontario, a adhéré au Traité no 3. Sa réserve est située sur la rive sud‑est du lac Seul. En 1929, la construction d’un barrage hydroélectrique pour alimenter Winnipeg a été achevée aux termes d’un accord intervenu entre le Canada, l’Ontario et le Manitoba. Le projet comprenait l’élévation du niveau du lac Seul de 10 pieds, ou environ 3 mètres, afin de créer un réservoir d’eau. Le Canada savait dès le départ que l’élévation du niveau du lac Seul causerait des dommages considérables à la réserve de la LSFN. Malgré les nombreux avertissements au sujet de ces répercussions, le projet a été lancé sans le consentement de la LSFN, sans aucune indemnisation et sans l’autorisation requise en vertu de la loi. En raison du projet, près du cinquième des meilleures terres de la réserve de la LSFN a été inondé de façon permanente. Les dommages causés étaient importants et comprenaient la destruction de maisons, de cultures de riz sauvage, de potagers, de prairies de fauche et de tombes.
La LSFN a déposé une demande d’indemnité pour les dommages causés par l’inondation en 1985. En 1991, S, en son propre nom et au nom des membres de la Lac Seul Band of Indians, a déposé à la Cour fédérale une poursuite civile contre le Canada pour manquement à son obligation de fiduciaire et aux obligations que lui imposaient la Loi des Indiens et le Traité no 3. Le juge de première instance a conclu que le Canada avait manqué à son obligation de fiduciaire envers la LSFN en ce qui a trait à ses terres de réserve et qu’une indemnité en equity constituait la réparation appropriée. La LSFN a proposé divers modèles d’indemnisation au procès, et a présenté des éléments de preuve concernant les accords conclus avec une autre première nation dans le cadre de projets hydroélectriques qui avaient eu lieu à la même époque (« projets des chutes Kananaskis »), que le juge de première instance a écartés. Celui‑ci a évalué les terres inondées comme si elles avaient été expropriées légalement en vertu des règles générales du droit de l’expropriation. Ce faisant, il a exclu la valeur des terres pour la production hydroélectrique. Il a aussi évalué d’autres pertes calculables et des dommages non quantifiables, pour arriver à une indemnité totale de 30 000 000 $. En appel, la LSFN a contesté l’évaluation faite par le juge de première instance de l’indemnité en equity pour la perte des terres inondées. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel. Une juge dissidente aurait accueilli l’appel, convenant que le calcul de la valeur des terres inondées aurait dû prendre en compte la production hydroélectrique en aval et concluant que le juge de première instance a aussi commis une erreur de droit en écartant les projets des chutes Kananaskis.
Arrêt (la juge Côté est dissidente) : L’appel est accueilli. L’octroi de l’indemnité en equity est annulé et renvoyé à la Cour fédérale en vue d’une nouvelle évaluation.
Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin et Kasirer : Le Canada a manqué à son obligation de préserver et de protéger l’intérêt de la LSFN dans la réserve, qui comprenait l’obligation de négocier l’indemnité au nom de celle‑ci en fonction de la valeur des terres pour le projet d’hydroélectricité. La LSFN a droit à une indemnité en equity pour la perte de la possibilité de négocier un accord qui reflète la valeur des terres pour le projet de production d’hydroélectricité.
La nature particulière de l’obligation de fiduciaire qu’a la Couronne envers les peuples autochtones, surtout en ce qui concerne les terres de réserve, influe sur la façon dont l’indemnité en equity doit être évaluée. L’obligation de fiduciaire de la Couronne repose sur son obligation de se conduire honorablement et sur l’objectif global de réconciliation entre la Couronne et les premiers habitants du Canada. L’honneur de la Couronne — et l’obligation de fiduciaire sui generis qui en découle — est une composante essentielle de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones. L’obligation fiduciaire de la Couronne structure le rôle qu’assume volontairement la Couronne à titre d’intermédiaire entre les intérêts autochtones sur les terres et l’intérêt des colons.
L’obligation de fiduciaire elle‑même est façonnée par le contexte dans lequel elle s’applique, ce qui signifie que son contenu varie selon la nature et l’importance du droit à protéger. Une obligation de fiduciaire rigoureuse prend naissance lorsque la Couronne exerce un contrôle sur la terre d’une première nation. Dans une affaire portant sur des terres de réserve, la nature sui generis de l’intérêt dans ces terres influe sur l’obligation de fiduciaire. L’importance de l’intérêt sur les terres de réserve est accentuée lorsqu’elles ont été mises de côté dans le cadre d’une obligation découlant d’un traité. L’obligation de fiduciaire impose à la Couronne les devoirs suivants : la loyauté, la bonne foi, la communication complète de l’information et, lorsqu’il s’agit de terres de réserve, la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la première nation et la protection de celui‑ci contre l’exploitation, y compris l’exploitation par la Couronne elle‑même. Dans le contexte d’une cession de terres de réserve, la Cour a reconnu que l’obligation de fiduciaire exige également que la Couronne évite les marchés inconsidérés, qu’elle gère le processus de manière à favoriser le meilleur intérêt de la première nation et qu’elle s’assure que celle‑ci consent à la cession. Dans le cas d’une expropriation, l’obligation d’obtenir le consentement est remplacée par l’obligation de porter le moins possible atteinte aux intérêts garantis de celle‑ci.
Si la Couronne manque à son obligation de fiduciaire, la réparation visera à remettre le demandeur dans la position où il se serait trouvé n’eût été ce manquement. L’indemnité en equity constitue la réparation privilégiée si la restitution en nature des biens du demandeur est impossible. Il s’agit d’une réparation de nature discrétionnaire et restitutoire, qui est évaluée plutôt que calculée de façon précise. Comme son objectif est de compenser la perte du demandeur, elle a pour but de restituer la valeur réelle de ce qui a été perdu en raison du manquement à l’obligation de fiduciaire, à savoir la possibilité qu’a perdue le demandeur. En restituant au bénéficiaire la valeur de la possibilité perdue, elle décourage les actes fautifs et fait respecter la confiance qui est au cœur du rapport fiduciaire. Bien que l’indemnité en equity soit l’équivalent des dommages‑intérêts en common law, l’analogie avec les principes de common law en matière de dommages‑intérêts n’est peut‑être pas appropriée en raison de l’objectif de l’equity, qui diffère de celui des obligations relatives à la responsabilité délictuelle et à la responsabilité contractuelle.
L’approche appropriée à l’égard de l’indemnisation en equity reconnaît que les règles applicables dépendent à la fois de la nature du rapport et des obligations fiduciaires. Le juge de première instance doit d’abord se livrer à une analyse approfondie de la nature du rapport fiduciaire de manière à ce que la perte soit évaluée en fonction des obligations auxquelles est tenu le fiduciaire. La perte doit découler dans les faits du manquement commis par le fiduciaire, mais la prévisibilité, c’est‑à‑dire l’éloignement, ne limite pas l’analyse du lien de causalité. Bien que le manquement du fiduciaire doive avoir causé, dans les faits, la perte de possibilité du demandeur, les facteurs limitatifs de la common law élaborés en matière de lien de causalité juridique ne s’appliqueront pas systématiquement. Il doit y avoir un lien étroit entre l’obligation de fiduciaire et la réparation fondée sur l’existence d’une obligation de fiduciaire. Étant donné qu’en equity, la perte doit être évaluée à la date du procès et avec le bénéfice de la rétrospective, l’equity indemnise le demandeur pour la perte de possibilité causée par un manquement, même si cette possibilité était prévisible au moment du manquement. Le bénéfice de la rétrospective signifie que l’utilisation la plus profitable des biens entre le moment du manquement et la date du procès n’est pas toujours prévisible au moment du manquement. L’évaluation de l’indemnité en equity est également guidée par les présomptions qu’établit l’equity à l’encontre des fiduciaires qui manquent à leurs obligations.
En l’espèce, les motifs du juge de première instance sont entachés d’erreurs de droit, lesquelles sont assujetties à la norme de la décision correcte. Le juge de première instance a commis une erreur en concluant qu’une expropriation — l’obligation minimale prévue par la loi — hypothétique aurait permis au Canada de s’acquitter de ses obligations de fiduciaire. Cette erreur de droit a eu une incidence sur son évaluation de l’indemnité en equity, puisqu’elle l’a amené à s’appuyer sur les principes généraux du droit de l’expropriation pour évaluer la perte et conclure que l’indemnité ne serait pas évaluée à une valeur plus élevée que le minimum requis dans le cadre d’une expropriation. L’erreur fondamentale du juge de première instance est qu’il s’est concentré sur ce que le Canada aurait vraisemblablement fait, plutôt que sur ce que le Canada aurait dû faire en tant que fiduciaire.
L’obligation de fiduciaire exigeait du Canada qu’il obtienne plus qu’une indemnité établie en fonction des principes d’expropriation en l’espèce pour trois raisons. Premièrement, l’existence du pouvoir discrétionnaire de s’approprier ou d’exproprier les terres prévu dans la Loi des Indiens ne définissait pas les devoirs qu’imposait l’obligation de fiduciaire du Canada. L’obligation de fiduciaire, pas seulement la Loi des Indiens, imposait au Canada des devoirs substantiels quant à la manière dont il devait exercer son pouvoir discrétionnaire à l’égard des terres de réserve. Les dispositions de la Loi des Indiens facilitaient l’exercice de l’obligation de fiduciaire de la Couronne en reconnaissant son pouvoir discrétionnaire de négocier, ou le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en son conseil de prescrire les modalités d’une expropriation. Il n’y avait donc aucune incompatibilité entre les exigences de la Loi des Indiens et celles imposées par l’obligation de fiduciaire. La présomption en equity de légalité, qui empêche les fiduciaires en défaut de réduire l’indemnité en faisant valoir qu’ils auraient enfreint la loi, n’est guère utile pour déterminer les obligations fiduciaires ou pour évaluer la perte. La présomption ne peut être interprétée en sens contraire et servir plutôt à limiter l’indemnité, en laissant entendre que le fiduciaire ne devrait faire que ce que la loi, et non l’equity, exige. De plus, les pouvoirs d’expropriation du Canada qui lui sont conférés par la loi ne peuvent être considérés comme un facteur pour limiter l’indemnité. Le Canada ne peut bénéficier du pouvoir discrétionnaire à l’égard de la LSFN qui est précisément la source de son obligation fiduciaire.
Deuxièmement, l’obligation de fiduciaire exigeait du Canada qu’il obtienne plus qu’une indemnité établie en fonction des principes d’expropriation parce que le fait que les terres étaient nécessaires pour les besoins d’un ouvrage public n’annulait pas les devoirs imposés par l’obligation de fiduciaire du Canada. L’obligation de fiduciaire continue à s’appliquer même si les terres sont requises pour un ouvrage public. Bien que la Couronne puisse décider qu’un ouvrage public est dans l’intérêt du public et qu’il devrait donc être réalisé, la manière de le réaliser est assujettie à l’obligation de fiduciaire.
Troisièmement, l’obligation de fiduciaire exigeait du Canada qu’il obtienne plus qu’une indemnité établie en fonction des principes d’expropriation parce que les principes du droit de l’expropriation sont fondamentalement différents de ceux qui sous‑tendent l’intérêt autochtone sur les terres. Le droit de l’expropriation n’est pas le cadre juridique approprié pour régir les manquements historiques à l’obligation de fiduciaire de la Couronne consistant à protéger l’intérêt d’une première nation dans des terres de réserve. Les obligations de fiduciaire en l’espèce doivent refléter la nature de l’intérêt, les répercussions de la perte sur la première nation, l’importance de la relation et la réconciliation, qui constitue l’objectif fondamental de l’obligation de fiduciaire elle‑même, reposant sur l’honneur de la Couronne. Dans le contexte d’une expropriation ou d’une prise de terres, la Couronne ne doit porter qu’une atteinte minimale à l’intérêt protégé. Lorsque la Couronne décide que des terres de réserve sont nécessaires pour les besoins d’un ouvrage public et qu’elle les prend sans le consentement de la première nation, elle a l’obligation à titre de fiduciaire d’examiner sérieusement les répercussions sur la première nation et la meilleure façon de les minimiser. À ce titre, elle doit également préserver le plus possible l’intérêt quasi propriétal de la première nation dans les terres et veiller à ce qu’elle touche une juste indemnité reflétant l’intérêt sui generis.
L’obligation de préserver l’intérêt dans toute la mesure possible n’est pas respectée si les principes d’expropriation sont appliqués dans la présente affaire. Même si la valeur d’expropriation tient compte de l’utilisation optimale des terres au moment de l’expropriation, elle n’inclut généralement pas la valeur des terres pour le projet en soi car les règles du droit de l’expropriation visent à ce que les propriétaires fonciers obtiennent l’indemnité nécessaire à l’achat de terres de remplacement. Inversement, les intérêts autochtones sui generis sur les terres sont fondamentalement différents car les terres de réserve ne sont pas des biens fongibles et les intérêts autochtones sur les terres sont au cœur de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones. Compte tenu de l’intérêt sui generis de la LSFN dans les terres de réserve et des répercussions sur celle‑ci, le Canada avait plutôt clairement l’obligation d’obtenir la pleine valeur potentielle des terres pour l’utilisation prévue de celles‑ci, malgré son pouvoir légal d’expropriation. Le Canada doit toujours tenir la première nation au courant, tenter de négocier une cession avant de procéder à une expropriation et s’assurer que l’indemnité tient compte de la nature de l’intérêt et des répercussions sur la communauté.
Le Canada aurait d’abord dû tenter de négocier une cession. Ses obligations fiduciaires exigeaient qu’il obtienne l’indemnité la plus élevée possible, y compris une indemnité pour l’utilisation future des terres pour la production d’hydroélectricité. Si les négociations visant la cession des terres avaient échoué, le Canada aurait pu procéder à une appropriation ou une expropriation, mais même dans le cadre d’une expropriation, le Canada devait préserver l’intérêt de la LSFN dans les terres dans toute la mesure possible et aurait dû obtenir pour elle une indemnité qui tenait compte de la nature de son intérêt, des répercussions sur la communauté et de la valeur des terres pour le projet.
La perte de possibilité en cause dans la présente affaire réside dans la possibilité de négocier une cession qui correspond à la valeur optimale des terres, soit leur utilisation en vue de la production d’hydroélectricité : la LSFN a le droit d’être indemnisée de la perte de cette possibilité. L’évaluation de la perte de la possibilité de la LSFN doit rendre compte de l’obligation qu’avait le Canada de négocier une indemnité en fonction du meilleur prix qui pouvait être obtenu pour l’utilisation des terres aux fins de production d’hydroélectricité. En l’espèce, la présomption de l’utilisation optimale signifie que les terres devaient être évaluées en fonction de leur utilisation réelle en tant que terres inondées pour la production d’hydroélectricité et fait en sorte que l’indemnité en equity soit axée sur une cession négociée fructueuse parce que cela correspond davantage à la nature du manquement, qui comprenait le fait de ne pas avoir tenu la LSFN informée et de ne pas avoir empêché la réalisation du projet jusqu’à l’issue des négociations sur l’indemnité. En equity, il est présumé que la LSFN aurait accepté une entente négociée au meilleur prix que la Couronne aurait pu obtenir de façon réaliste à l’époque. La valeur des terres inondées doit être réévaluée.
La juge Côté (dissidente) : Il n’y a aucune raison de modifier l’évaluation de l’indemnité en equity faite par le juge de première instance. Celui‑ci a évalué l’indemnité pour la valeur des terres inondées en 1929 sur la base d’un examen en profondeur des faits établis dans le dossier. Comme il n’y a aucune erreur révisable dans l’analyse du juge de première instance, le pourvoi devrait être rejeté.
S et la LSFN n’ont pas démontré qu’il existe une raison de modifier l’évaluation du juge de première instance. La conclusion de celui‑ci portant que la LSFN aurait dû être indemnisés au moyen d’un paiement unique en 1929 selon un modèle d’expropriation n’est pas une erreur isolable, et n’est donc pas assujettie à la norme de la décision correcte. Les conclusions du juge de première instance concernant ce qui se serait vraiment passé en 1929 si le Canada n’avait pas manqué à son obligation envers la LSFN sont des conclusions de fait, et non des conclusions de droit. Aucune conclusion de fait particulière tirée par le juge de première instance n’a été établie comme constituant une erreur manifeste et déterminante.
Le juge de première instance n’a pas commis d’erreur révisable. Il a appliqué les principes de l’indemnisation en equity, notamment l’importance particulière que revêt son effet dissuasif afin de favoriser l’objectif continu de réconciliation entre le Canada et les peuples autochtones. Il s’est reporté au moment où le manquement a eu lieu et, sur le fondement d’une analyse rétrospective et du dossier de preuve, il a déterminé la situation dans laquelle se serait trouvée la LSFN n’eût été le manquement. Il a établi que, si le Canada avait agi conformément à la loi, il aurait pris les terres de réserve en 1929 au moyen de l’expropriation ou d’une cession. À la lumière de la preuve dont il disposait, le juge de première instance a évalué les pertes subies en supposant qu’il y avait eu utilisation optimale et en effectuant une analyse rétrospective.
Bien qu’il y ait accord avec les juges majoritaires pour dire qu’en l’espèce, l’indemnité en equity doit être évaluée en fonction d’une cession négociée, il y a désaccord avec leur avis que la perte de l’opportunité équivaut à la perte de l’opportunité de négocier une cession des terres pour la production d’hydroélectricité. La valeur de l’indemnité que le Canada aurait dû négocier pour la LSFN ne peut être établie sans preuve ou sans fondement factuel et les juges majoritaires imposent au juge de première instance une obligation plus lourde que celle qui est prévue en droit. La qualification des juges majoritaires présuppose que le juge de première instance disposait du fondement factuel nécessaire pour tirer une telle conclusion, alors qu’il ressort clairement du dossier que ce n’était pas le cas. Au procès, aucun élément de preuve n’a été présenté concernant le paiement d’une indemnité unique pour les terres inondées à des fins hydroélectriques. S et la LSFN sont responsables des conséquences de la stratégie qu’ils ont adoptée au procès, même s’ils ont changé leur fusil d’épaule en appel. C’est donc à raison que le juge de première instance a conclu que l’argument suivant lequel le Canada pouvait et aurait dû payer un prix supérieur à la juste valeur marchande des terres se résumait à des suppositions fantaisistes.
La conclusion tirée par le juge de première instance concernant la comparabilité des projets des chutes Kananaskis et de la situation du lac Seul était une conclusion de fait. Sa conclusion suivant laquelle les projets des chutes Kananaskis n’étaient pas un indicateur pertinent trouvait appui dans la preuve limitée dont il disposait. Cette preuve ne permet pas de conclure qu’il a commis une erreur manifeste et déterminante en refusant d’accorder une somme supérieure à la juste valeur marchande des terres. Il serait spéculatif de soutenir que le comportement différent du Canada dans les projets des chutes Kananaskis mène à la conclusion que celui‑ci a manqué à son obligation en l’espèce.
De plus, le fait que le juge de première instance a effectué une solide analyse des pertes non calculables lui a permis de tenir véritablement compte des répercussions de l’inondation sur la LSFN. Il a bien pris acte des répercussions sur la communauté et du point de vue de la LSFN et en a dûment tenu compte dans son analyse. L’indemnité en equity totale accordée garantit que S et la LSFN sont indemnisés de la valeur des terres.
Jurisprudence
Citée par la juge Karakatsanis
Arrêts appliqués : Guerin c. La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 335; Bande indienne d’Osoyoos c. Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 R.C.S. 746; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; distinction d’avec l’arrêt : Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245; arrêt examiné : Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., 1991 CanLII 52 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 534; arrêts mentionnés : Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; R. c. Desautel, 2021 CSC 17; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507; Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222; Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1995 CanLII 50 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 344; Re Dawson; Union Fidelity Trustee Co. c. Perpetual Trustee Co. (1966), 84 W.N. (Pt. 1) (N.S.W.) 399; Hodgkinson c. Simms, 1994 CanLII 70 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 377; Whitefish Lake Band of Indians c. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744, 87 O.R. (3d) 321; Stirrett c. Cheema, 2020 ONCA 288, 150 O.R. (3d) 561; AIB Group (UK) plc c. Mark Redler & Co. Solicitors, [2014] UKSC 58, [2015] A.C. 1503; Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI Ltée, 1999 CanLII 705 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 142; Target Holdings Ltd. c. Redferns, [1996] 1 A.C. 421; Brickenden c. London Loan & Savings Co., 1934 CanLII 280 (UK JCPC), [1934] 3 D.L.R. 465.
Citée par la juge Côté (dissidente)
Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Whitefish Lake Band of Indians c. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744, 87 O.R. (3d) 321; Guerin c. La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 335; Modern Concept d’entretien inc. c. Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec, 2019 CSC 28, [2019] 2 R.C.S. 406; Nelson (City) c. Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 R.C.S. 138; Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344; Hodgkinson c. Simms, 1994 CanLII 70 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 377; National Westminster Bank plc c. Morgan, [1985] 1 All E.R. 821.
Lois et règlements cités
Loi constitutionnelle de 1982, art. 35.
Loi des Indiens, S.R.C. 1927, c. 98, art. 48, 50, 51.
Loi remédiant au chômage, 1930, S.C. 1930, c. 1.
Loi sur l’expropriation, L.R.C. 1985, c. E‑21.
Loi sur l’expropriation, L.R.O. 1990, c. E.26.
Proclamation royale (1763) (G.‑B.), 3 Geo. 3 [reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1].
Traités et ententes
Traité no 3 (1873).
Doctrine et autres documents cités
Bray, Samuel L. « Fiduciary Remedies », in Evan J. Criddle, Paul B. Miller and Robert H. Stikoff, eds., The Oxford Handbook of Fiduciary Law, New York, Oxford University Press, 2019, 449.
Luk, Senwung. « Not So Many Hats : The Crown’s Fiduciary Obligations to Aboriginal Communities since Guerin » (2013), 76 Sask. L. Rev. 1.
Mainville, Robert. An Overview of Aboriginal and Treaty Rights and Compensation for Their Breach, Saskatoon, Purich Publishing, 2001.
McCabe, J. Timothy S. The Honour of the Crown and its Fiduciary Duties to Aboriginal Peoples, Markham (Ont.), LexisNexis, 2008.
Oosterhoff on Trusts : Text, Commentary and Materials, 9th ed. by Albert H. Oosterhoff, Robert Chambers and Mitchell McInnes, Toronto, Carswell, 2019.
Rotman, Leonard I. Fiduciary Law, Toronto, Thomson/Carswell, 2005.
Rotman, Leonard I. « Understanding Fiduciary Duties and Relationship Fiduciarity » (2017), 62 R.D. McGill 975.
Slattery, Brian. « The Aboriginal Constitution » (2014), 67 S.C.L.R. (2d) 319.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Nadon, Webb et Gleason), 2019 ONSC 4555 (CanLII), 2019 CAF 171, [2020] 1 R.C.F. 745, 90 C.L.R. (4th) 191, 15 L.C.R. (2d) 99, [2019] A.C.F. no 672 (QL), 2019 CarswellNat 14248 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Zinn, 2017 CF 906, 74 C.L.R. (4th) 136, [2018] 4 C.N.L.R. 63, 6 L.C.R. (2d) 73, [2017] A.C.F. no 966 (QL), 2017 CarswellNat 8273 (WL Can.). Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
Rosanne Kyle et Elin Sigurdson, pour les appelants.
Christopher Rupar et Michael Roach, pour l’intimée.
P. Mitch McAdam, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Carly Fox, pour l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs.
Christopher Devlin, pour l’intervenante Tseshaht First Nation.
Kate Kempton, pour l’intervenante Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc.
Harley Schachter, pour l’intervenante Treaty Land Entitlement Committee of Manitoba Inc.
Cynthia Westaway, pour l’intervenante la Nation Anishinabek.
David G. Leitch, pour l’intervenante Wauzhushk Onigum Nation.
Donald R. Colborne, pour les intervenantes Big Grassy First Nation, Onigaming First Nation, Naotkamegwanning First Nation et Niisaachewan First Nation.
Peter Millerd, pour les intervenantes Coalition of the Union of British Columbia Indian Chiefs, Penticton Indian Band et Williams Lake First Nation.
Ronald S. Maurice, pour l’intervenante la Fédération des nations autochtones souveraines.
Steven W. Carey, pour l’intervenante la Première Nation Atikameksheng Anishnawbek.
Tim Dickson, pour l’intervenante Kwantlen First Nation.
Stuart Wuttke, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations.
Benoît Amyot, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations Québec‑Labrador.
Kate Gunn, pour l’intervenant Grand Council Treaty #3.
Stacey Douglas, pour l’intervenant Mohawk Council of Kahnawà:ke.
Alisa R. Lombard, pour l’intervenante la Première Nation d’Elsipogtog.
Catherine J. Boies Parker, c.r., pour l’intervenante Chemawawin Cree Nation.
Reidar M. Mogerman, c.r., pour l’intervenante West Moberly First Nations.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin et Kasirer rendu par
La juge Karakatsanis —
[1] Au début du 20e siècle, le Canada a eu besoin de plus d’électricité pour stimuler la croissance économique de Winnipeg. Les gouvernements du Canada, du Manitoba et de l’Ontario ont donc décidé de créer un réservoir d’eau dans le nord de l’Ontario pour produire de l’hydroélectricité. Ils ont choisi le lac Seul, qui se déverse en Ontario et au Manitoba, et ont établi qu’une élévation du niveau de l’eau de 10 pieds, ou environ 3 mètres, pourrait permettre de produire une grande quantité d’électricité. La construction du barrage a été achevée en 1929, et le niveau de l’eau a augmenté régulièrement pendant les années 1930. Le projet a été une réussite pour les trois gouvernements.
[2] Le projet s’est aussi révélé être une tragédie pour la Lac Seul First Nation (LSFN). La réserve de la LSFN (réserve) est située sur la rive sud‑est du lac Seul. Près du cinquième de ses meilleures terres a été inondé, et ses membres ont été [traduction] « privés de leurs moyens de subsistance, dépouillés de leurs ressources naturelles et chassés de leur foyer » (2017 CF 906, 74 C.L.R. (4th) 136, par. 156).
[3] Le Canada savait dès le départ que l’élévation de 10 pieds du niveau du lac Seul causerait des dommages [traduction] « considérables » à la réserve. À la fin des années 1920, le superviseur chargé d’évaluer les pertes avait affirmé que la réserve serait [traduction] « ruinée aux fins pour lesquelles elle a[vait] été mise de côté », que les membres de la Première Nation ne pouvaient « rien faire pour éviter cette calamité » et qu’ils entrevoyaient leur avenir « dans la plus grande consternation » (motifs de première instance, par. 152 et 156).
[4] Malgré les nombreux avertissements formulés par des représentants du gouvernement au sujet des répercussions qu’aurait le projet sur la Première Nation, celui‑ci a été lancé sans le consentement de la Lac Seul First Nation, sans aucune indemnisation et sans l’autorisation requise en vertu de la loi.
[5] Depuis la Proclamation royale (1763) (G.‑B.), 3 Geo. 3 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1), les intérêts autochtones sur les terres, y compris les terres de réserve, ne peuvent pas être appropriés ou utilisés sans l’autorisation légale de la Couronne. La Loi des Indiens, S.R.C. 1927, c. 98, permettait l’expropriation pour les besoins d’un ouvrage public, mais seulement avec l’approbation du Cabinet par l’entremise du gouverneur en conseil. Le Traité no 3 (1873), qui prévoyait la mise de côté des terres de réserve de la LSFN, exigeait qu’une « compensation équitable » soit versée pour toute prise ou appropriation. En outre, la Cour a reconnu dans l’arrêt Guerin c. La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 335, et les décisions subséquentes que la Couronne a une obligation de fiduciaire lorsqu’elle exerce un contrôle sur les intérêts autochtones; celle‑ci lui impose aussi l’obligation stricte de défendre le meilleur intérêt des peuples autochtones.
[6] Le juge de première instance a conclu que le Canada avait manqué à son obligation de fiduciaire envers la Lac Seul First Nation en ce qui a trait à son intérêt dans les terres de réserve. En appel, le Canada ne conteste pas cette conclusion.
[7] Le Canada n’a pas tenu la LSFN informée du projet; ne l’a pas consultée; n’a pas négocié en son nom pour obtenir la meilleure indemnité possible; et n’a pas exercé son pouvoir de refuser d’autoriser le projet jusqu’à ce que les autres parties consentent à verser une juste indemnité. En outre, l’indemnité que le Canada a réussi à négocier — 14 ans après le début de l’inondation des terres — était insuffisante. Pareille conduite était illégale et inacceptable, même selon les normes de l’époque. Comme l’a fait observer le juge de première instance, ce résultat était « inexplicable » (par. 298).
[8] Les conséquences de ces manquements de la part du Canada sont tragiques et bien documentées. Près de 17 p. 100 de la réserve — 11 304 acres ou environ 4575 hectares — est maintenant inondée de façon permanente. Des maisons ont été détruites, tout comme des cultures de riz sauvage, des potagers, des prairies de fauche et des tombes. Les activités de pêche, de chasse et de piégeage ont aussi été touchées. La LSFN a été scindée parce qu’une partie de la réserve est devenue une île. De plus, en dépit des sacrifices imposés à la LSFN pour rendre possible la réalisation du projet d’hydroélectricité, la réserve n’a obtenu l’électricité que dans les années 1980.
[9] La LSFN conteste l’évaluation faite par le juge de première instance de l’indemnité en equity pour la perte des terres inondées. La Cour doit déterminer comment évaluer l’indemnité en equity pour la perte causée par le manquement du Canada à son obligation de fiduciaire. La question centrale est la suivante : dans quelle situation la bénéficiaire se trouverait‑elle si le fiduciaire s’était acquitté de ses obligations?
[10] Le juge de première instance a évalué les terres submergées en fonction de leur valeur en 1929 : 10 p. 100 des terres ont été évaluées comme des terres riveraines et 90 p. 100 comme des terrains boisés. Il a établi que, puisque le Canada pouvait exproprier les terres pour les besoins d’un ouvrage public en vertu des dispositions de la Loi des Indiens en vigueur à l’époque, celles‑ci devaient être évaluées comme si elles avaient été expropriées en 1929. Par conséquent, le juge de première instance a conclu que la Première Nation n’avait pas le droit d’être indemnisée pour toute valeur qu’apportaient les terres au projet d’hydroélectricité lui‑même.
[11] À mon avis, cette démarche relative à l’indemnisation en equity pour manquement à l’obligation de fiduciaire est erronée. En se penchant uniquement sur le montant que la LSFN aurait reçu si le Canada s’était conformé au droit général en matière d’expropriation, le juge de première instance n’a pas tenu compte des obligations particulières qu’impose l’obligation de fiduciaire. Le juge de première instance s’est concentré à tort sur ce que le Canada aurait vraisemblablement fait, plutôt que sur ce qu’il aurait dû faire en tant que fiduciaire. Bien que je souscrive en grande partie à l’analyse faite par le juge de première instance, cette erreur a entaché son évaluation de l’indemnité en equity.
[12] L’obligation de fiduciaire impose au Canada un lourd fardeau qui ne s’évapore pas lorsqu’il a des priorités concurrentes. Le Canada avait l’obligation de préserver et de protéger l’intérêt de la LSFN dans la réserve. Il était notamment tenu de négocier l’indemnité au nom de celle‑ci en fonction de la valeur des terres pour le projet d’hydroélectricité. L’indemnité doit être évaluée sur ce fondement.
[13] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale en vue d’une nouvelle évaluation de l’indemnité en equity afin qu’elle comprenne la valeur des terres inondées pour le projet d’hydroélectricité.
I. Contexte
[14] La LSFN, établie dans le nord de l’Ontario, a adhéré au Traité no 3. Ses membres font partie de la nation anishinaabe. Selon le chef Clifford Bull, ils ont toujours été des habitants lacustres qui se déplaçaient sur l’eau, établissaient leurs maisons et leurs jardins près de l’eau, cultivaient du riz sauvage dans l’eau, pêchaient et chassaient près de l’eau.
[15] Le territoire traditionnel de la LSFN s’étend de la région du lac Trout dans le nord‑ouest de l’Ontario, traversant la région du lac Seul en direction sud‑est jusqu’au lac St‑Joseph au nord‑est. La LSFN dispose d’une réserve, appelée Lac Seul Indian Reserve no 28, qui est située sur la rive sud‑est du lac Seul, dans le nord de l’Ontario. Elle compte trois communautés : Kejick Bay, Whitefish Bay et Frenchman’s Head.
[16] La réserve a été créée en vertu du Traité no 3, qui exigeait que le Canada choisisse et mette de côté les réserves qui seraient « le[s] plus convenable[s] et le[s] plus avantageu[ses] pour chaque bande ou bandes des Indiens ». En 1875, la LSFN a choisi le lac Seul comme emplacement pour la réserve en raison des ressources se trouvant le long du rivage et de l’importance sociale, culturelle et spirituelle de la région.
[17] Au début du 20e siècle, le Canada voulait produire plus d’électricité pour Winnipeg. En 1911, le Canada avait désigné le lac Seul comme réservoir potentiel pour la production d’hydroélectricité (projet). Le lac Seul se déverse dans la rivière English en Ontario, laquelle se déverse à son tour dans la rivière Winnipeg au Manitoba. En 1915, la Direction générale des forces hydrauliques du ministère de l’Intérieur a rédigé un rapport dans lequel il était indiqué que la hausse de 10 pieds du niveau du lac Seul permettrait d’accroître de 233 p. 100 le potentiel hydraulique de la rivière English.
[18] La même année, la Section des relevés hydrographiques du Manitoba a commencé les travaux préliminaires sur le terrain. Le chef John Akewance de la LSFN a appris l’existence du projet lors des travaux sur le terrain, et il a écrit à l’agent des Indiens R. S. McKenzie en 1915 pour lui faire part de ses préoccupations. Le Canada a informé l’agent des Indiens qu’il [traduction] « n’[était] pas prévu à [ce moment‑là] de relever le niveau de l’eau du lac Seul » (motifs de première instance, par. 127).
[19] Le compte rendu des travaux sur le terrain a été publié en 1916, et il y était indiqué que le projet entraînerait l’inondation de parties de la réserve. En 1917, le Canada a recommandé à l’Ontario d’obtenir les droits de submergement sur les terres qui devraient être inondées. En 1919, le Canada s’est informé de la procédure pour accorder des droits de submergement sur les terres de réserve :
[traduction] Si, à la suite des négociations, l’offre est acceptée au nom des Indiens, ou modifiée et par la suite acceptée, le montant de l’indemnité convenu est déposé auprès du ministre des Finances aux fins d’usage par la bande autochtone, et les terres sont cédées.
(motifs de première instance, par. 132)
De nouveau, en 1921, le Canada a écrit à l’Ontario pour lui demander de réserver les droits d’inondation. Il n’y a cependant aucune trace de réponse.
[20] En 1924, le chef Paul Thomas a rencontré l’agent des Indiens Frank Edwards pour lui exposer les préoccupations de la LSFN. L’agent Edwards a fait savoir au chef Thomas que le Canada [traduction] « protégerait les intérêts de la Première Nation dans la mesure du possible » (motifs de première instance, par. 137 (souligné dans l’original)).
[21] En février 1928, le Canada, l’Ontario et le Manitoba ont signé l’Accord du barrage‑réservoir du lac Seul, qui régissait la construction et la propriété du projet. Selon l’Accord, les dépenses en immobilisations étaient réparties entre les gouvernements, et comprenaient [traduction] « le coût d’acquisition des privilèges de submersion et autres servitudes nécessaires » et « l’indemnité pour coupe de bois, construction de bâtiments et améliorations, y compris les terres de la Couronne de l’Ontario, les terres des Indiens et les terres appartenant à des particuliers » (motifs de première instance, par. 147).
[22] En avril 1928, l’Ontario a communiqué par écrit au sujet du projet avec les propriétaires fonciers concernés. L’Ontario a également informé le ministère des Affaires indiennes et lui a indiqué que le niveau de l’eau serait relevé d’environ 12 pieds. À l’été 1928, H. J. Bury, le superviseur des terres à bois des Indiens, a estimé la valeur des pertes anticipées de la LSFN à 120 200 $. L’Ontario a contesté l’estimation. Monsieur Bury a réitéré sa position dans deux notes internes. Le 14 mai 1929, il a écrit que [traduction] « la réserve [était] à toutes fins utiles ruinée aux fins [pour] lesquelles elle a[vait] été mise de côté [. . .] pour les [Indiens] » (motifs de première instance, par. 156). Deux jours plus tard, il a écrit ce qui suit :
[traduction] Il y a 688 Indiens dans la réserve qui ne peuvent rien faire pour éviter cette calamité. Ils entrevoient leur avenir dans la plus grande consternation. Pourtant, je crois que les gouvernements en cause ne permettront pas que ces Indiens soient privés de leurs moyens de subsistance, dépouillés de leurs ressources naturelles et chassés de leur foyer sans leur accorder une indemnité généreuse. Les gouvernements doivent prendre des dispositions pour faire en sorte que durant les années où ils doivent s’adapter à de nouvelles conditions étranges, les Indiens bénéficieront de droits de piégeage exclusifs dans une région éloignée de la civilisation.
(motifs de première instance, par. 156)
[23] Le 17 mai 1929, le surintendant général adjoint des Affaires indiennes a écrit ce qui suit à son supérieur : [traduction] « La situation est certes sérieuse. Ces pauvres Indiens font face à de rudes épreuves et à une catastrophe, à moins que des mesures soient prises de toute urgence pour leur verser une indemnité raisonnable et leur attribuer des terres de chasse et de pêche convenables à un autre endroit » (motifs de première instance, par. 157). Aucun accord relatif à l’octroi d’une indemnité à la LSFN n’a été conclu avec l’Ontario.
[24] En juillet 1928, l’Ontario a demandé les approbations nécessaires. La demande précisait que [traduction] « relativement aux travaux proposés, il sera nécessaire d’obtenir les droits de submergement sur les terres de la réserve [indienne] » (motifs de première instance, par. 159 (soulignement omis)). Même si les droits en question n’ont jamais été obtenus, la construction du barrage a pris fin en juin 1929. Le site hydroélectrique, la centrale électrique d’Ear Falls, a été achevé et son exploitation a commencé en février 1930.
[25] L’élévation du niveau du lac Seul a été retardée en raison de désaccords entre le Canada et l’Ontario au sujet de l’abattage du bois. L’Ontario voulait couper le bois se trouvant sur les terres de la Couronne avant l’inondation. Pour résoudre cette impasse, le Canada a proposé que l’abattage du bois soit fait dans le cadre d’un projet de lutte au chômage, conformément à la Loi remédiant au chômage, 1930, S.C. 1930, c. 1, datant de l’époque de la dépression. Alors que se déroulaient les négociations entourant ce projet, le Canada a donné l’assurance aux membres de la LSFN que [traduction] « leurs droits seront protégés dans toute la mesure possible » (motifs de première instance, par. 181 (souligné dans l’original)).
[26] En juillet 1933, le ministre de l’Intérieur du Canada a signé l’entente sur le projet de secours. Une semaine plus tard, l’agent local des Indiens et le superviseur de l’abattage ont assuré la LSFN que le niveau de l’eau ne serait pas relevé [traduction] « avant plusieurs années » (motifs de première instance, par. 183). Le projet de secours a été un échec. Moins de 700 acres ont été défrichées, ce qui a coûté plus de 850 000 $ au Canada. Les membres de la LSFN ne pouvaient être embauchés dans le cadre du projet de lutte au chômage.
[27] Malgré les garanties données à la LSFN, le niveau de l’eau du lac Seul a commencé à s’élever en 1934. Les dommages causés étaient importants. L’agent Edwards a estimé qu’au moins 29 maisons devaient être reconstruites — au total, entre un quart et un tiers des maisons ont finalement dû être déplacées ou remplacées. Entre 1935 et 1939, d’autres dommages ont été signalés. En août 1936, le surintendant général des Affaires indiennes du Canada a écrit ce qui suit au ministre des Terres et des Forêts de l’Ontario :
[traduction] . . . la réserve indienne du lac Seul a été si gravement inondée que nous avons été obligés de construire de nombreuses nouvelles maisons pour les Indiens, au coût de 25 000 $. Par surcroît, les crues ont non seulement inondé les prairies de fauche, les potagers et les terres cultivées par les Indiens, mais ont aussi gravement nui à leurs moyens de subsistance.
. . . Les Indiens de cette réserve ont reçu une assurance catégorique que leurs droits seraient pleinement protégés et ils sont pour l’heure perturbés et affligés par les dommages qui ont été causés. [Soulignement omis.]
(motifs de première instance, par. 192)
[28] En mars 1937, M. Bury a rédigé une note concernant le fait que la LSFN n’avait toujours pas été indemnisée. Il a écrit ce qui suit :
[traduction] Je souhaite de nouveau attirer votre attention au grave manquement à l’engagement que notre ministère avait pris envers les Indiens de la réserve du lac Seul et aux promesses qui leur avaient été faites de les indemniser pour les dommages causés par l’inondation. . .
[. . .]
J’estime que ces Indiens ont été rudement maltraités. Leurs terres de réserve, leur [bois], leurs maisons, potagers, prairies de riz sauvage et marécages de rats musqués ont été submergés depuis maintenant plusieurs années. Pourtant, nous continuons de procrastiner. S’il s’était agi d’un peuplement de Blancs, personne n’aurait osé inonder leurs terres sans leur verser d’abord une indemnité. [Soulignement omis.]
(motifs de première instance, par. 194)
[29] Les négociations entre le Canada et l’Ontario se sont poursuivies. En 1940, l’Ontario a déterminé qu’un montant de 50 000 $ représenterait une [traduction] « estimation équitable » de l’indemnité, mais la province a aussi affirmé qu’elle avait droit à une indemnité pour ce qu’elle considérait comme des acres supplémentaires dans la réserve, en plus de réclamations en suspens pour l’abattage de bois. La LSFN n’a pas été informée du règlement imminent, et n’a pas non plus été consultée à cet égard.
[30] En 1943, le Canada et l’Ontario ont fini par s’entendre sur une indemnité d’un montant de 72 539 $. De ce montant, 5 000 $ ont été déduits pour régler la réclamation d’une entreprise forestière relativement à la perte de bois, et une somme de 17 276 $ a aussi été déduite pour payer à l’Ontario les « acres supplémentaires » dans la réserve. Le solde de 50 263 $ a été déposé dans le compte en fiducie de la LSFN le 17 novembre 1943.
[31] En revanche, l’Ontario et le Canada ont négocié des indemnités avec d’autres groupes non autochtones dont les propriétés se trouvaient dans la plaine inondable du projet de barrage, comme la Société missionnaire de l’Église anglicane, la Compagnie de la Baie d’Hudson et la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada. Par exemple, la Société missionnaire de l’Église anglicane a reçu une indemnité pour le bois détruit par les inondations et pour les coûts de relocalisation de son église et de son cimetière. De même, la Compagnie de la Baie d’Hudson a engagé avec le gouvernement fédéral de longues négociations qui ont abouti à une indemnisation non seulement pour les « droits de submergement » sur le territoire de la compagnie, mais aussi pour la valeur des bâtiments et autres installations.
[32] La conduite du Canada envers la LSFN diffère également de celle qu’il avait adoptée dans le cadre de trois projets antérieurs ayant eu une incidence sur une autre première nation. Au début des années 1910, la Calgary Power and Transmission avait demandé aux Affaires indiennes la permission d’inonder des terres de réserve de la Première Nation de Stoney en Alberta pour trois projets hydroélectriques (projets des chutes Kananaskis). Le Canada avait négocié pour les trois projets une cession au nom de la Première Nation et insisté afin qu’elle obtienne une indemnité correspondant à la valeur des terres pour la production d’hydroélectricité. Calgary Power avait conclu trois accords prévoyant deux formes d’indemnisation : un paiement unique pour les terres inondées et un accord annuel de location d’énergie hydroélectrique. Cette indemnité était fondée sur la valeur des terres pour le projet.
[33] Dans le cas qui nous occupe, il n’y a jamais eu de cession négociée des terres par la LSFN et le Canada n’a jamais exproprié les terres en question conformément aux dispositions de la Loi des Indiens. Néanmoins, le projet a été achevé en 1929 et les terres ont été inondées de façon continue tout au long des années 1930. Un total de 11 304 acres, soit environ 17 p. 100 de la réserve, sont maintenant submergées. L’inondation a détruit des cultures de riz sauvage, des potagers et des prairies de fauche pour le bétail. Elle a eu des répercussions sur la pêche en plus d’endommager des maisons, des campements et l’infrastructure riveraine. L’inondation a endommagé et exposé des tombes qui n’avaient pas été déplacées avant que celle‑ci ait lieu. L’une des communautés de la LSFN, Kejick Bay, est devenue une île séparée des autres communautés.
[34] En septembre 1985, la LSFN a déposé à la Direction générale des revendications particulières du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada une demande d’indemnité pour les dommages causés par l’inondation. En 1991, Roger Southwind, en son propre nom et au nom des membres de la Lac Seul Band of Indians, a engagé une poursuite civile contre le Canada. En novembre 2006, soit 63 ans après le règlement, la LSFN a conclu un accord avec Ontario Power Generation (OPG), l’exploitant actuel de la centrale électrique d’Ear Falls. Cet accord comprenait une indemnité de 11 200 000 $ pour les pertes causées par la centrale électrique d’Ear Falls sur le territoire traditionnel de la LSFN, mais il excluait expressément les dommages causés par l’inondation survenue dans les années 1930. L’accord de règlement comprenait aussi un plan pour l’ouverture d’une nouvelle centrale électrique et offrait à la LSFN la possibilité d’acquérir une participation financière de 25 p. 100. En février 2009, OPG a ouvert la nouvelle centrale électrique en partenariat avec la LSFN. En 2009, une route sur digue a été construite pour que l’île de Kejick Bay soit enfin reliée à la partie continentale de la réserve. La LSFN a investi 1 750 000 $ dans ce projet et un projet connexe.
A. Décision de première instance, 2017 CF 906, 74 C.L.R. (4th) 136 (le juge Zinn)
[35] En 1991, Roger Southwind, en son propre nom et au nom des membres de la Lac Seul Band of Indians, a déposé à la Cour fédérale une poursuite civile contre le Canada pour manquement à son obligation de fiduciaire et aux obligations que lui imposaient la Loi des Indiens et le Traité no 3. Le procès, présidé par le juge Zinn, a commencé en septembre 2016 et a duré plus de 50 jours.
[36] Les parties ont fait entendre 24 témoins, dont 22 experts qui ont témoigné notamment sur la façon d’évaluer les pertes et d’en actualiser la valeur. Le demandeur a proposé divers modèles pour l’évaluation de l’indemnité, y compris une entente de partage des bénéfices, la perte des bénéfices découlant des activités traditionnelles et un bail foncier. Il a aussi présenté des éléments de preuve concernant les accords conclus entre le Canada et une autre première nation dans le cadre de projets hydroélectriques qui avaient eu lieu à la même époque. Les deux parties ont fait entendre des témoins experts au sujet des différents modèles permettant de déterminer la valeur actualisée des pertes historiques.
[37] Le juge de première instance a conclu que le Canada avait à l’égard de la LSFN une obligation de fiduciaire relativement aux terres réservées pour son bénéfice conformément au Traité no 3. Il a précisé que le Canada avait les devoirs suivants : un devoir de loyauté et de bonne foi dans l’exécution de son mandat de fiduciaire des terres de réserve; un devoir de communiquer l’intégralité de l’information à la Première Nation et de la consulter; un devoir d’user de prudence ordinaire dans le meilleur intérêt de la LSFN; et un devoir de préserver les intérêts propriétaux de la bande sur la réserve et de les protéger contre l’exploitation (par. 226). Le juge de première instance a conclu que le Canada avait manqué à chacune de ces obligations.
[38] Le Canada a reconnu qu’une indemnité en equity constituait la réparation appropriée pour un manquement à l’obligation de fiduciaire. Le juge de première instance a résumé les principes de l’indemnisation en equity de la façon suivante : 1) l’objectif de l’indemnisation en equity est de restituer au demandeur ce qu’il a perdu par suite du manquement; 2) ce que le demandeur a perdu est une possibilité qu’il n’a pu réaliser en raison du manquement; 3) il faut évaluer la perte subie par le demandeur en procédant à une analyse rétrospective, et non en se fondant sur des faits prévisibles ou connus au moment du manquement; 4) les pertes doivent être évaluées selon une conception normale du lien de causalité; 5) la cour doit présumer que le demandeur aurait fait l’utilisation la plus avantageuse possible du bien; et 6) la cour doit présumer que le défendeur se serait acquitté de ses obligations conformément à la loi (par. 285).
[39] Lorsqu’il a appliqué ces principes, le juge de première instance s’est concentré sur ce qui se serait passé si le Canada n’avait pas manqué à ses obligations. Il a établi que le projet constituait un ouvrage public et qu’il aurait été achevé. Celui‑ci n’aurait vraisemblablement pas été arrêté si la LSFN ou la division des Affaires indiennes s’y étaient opposés. En fait, le juge de première instance a conclu que le Canada aurait pu légalement s’approprier les terres sans le consentement de la LSFN au moyen de l’expropriation. Il a déterminé que la LSFN n’aurait vraisemblablement pas pu négocier une entente de partage des bénéfices. Il a écarté les accords conclus avec une première nation dans le cadre de projets d’hydroélectricité antérieurs; ces accords prévoyaient à la fois un versement unique et un loyer annuel parce que les centrales hydroélectriques étaient situées dans les réserves plutôt qu’en aval, et que la société de services publics n’avait pas le pouvoir d’exproprier les terres dans ces projets antérieurs, alors que le Canada avait un tel pouvoir dans le projet dont il est question en l’espèce.
[40] Compte tenu de ces conclusions, le juge de première instance a établi que le Canada aurait vraisemblablement obtenu un règlement négocié relatif à une servitude de submergement ou qu’il aurait exproprié les terres uniquement pour faciliter le projet. Il a évalué la valeur marchande des terres submergées en fonction d’une servitude de submergement hypothétique, et l’évaluation était fondée sur la valeur des terres si celles‑ci avaient été expropriées légalement en vertu des règles générales du droit de l’expropriation. Ce faisant, le juge de première instance a rejeté la preuve d’expert visant à intégrer la valeur des terres pour la production hydroélectrique, estimant que toute valeur « attribuable au projet » devait être exclue au titre de la Loi sur l’expropriation, L.R.C. 1985, c. E‑21, et de la Loi sur l’expropriation, L.R.O. 1990, c. E.26. Il a donc fixé la valeur des terres submergées à 1,29 $ l’acre selon qu’il avait évalué celles‑ci à 90 p. 100 de terres boisées et 10 p. 100 de terres riveraines, et a conclu que « la suggestion que le Canada devait et aurait dû payer un prix supérieur pour les terres se résume à des suppositions fantaisistes » (par. 383).
[41] Le juge de première instance a ensuite évalué d’autres pertes calculables. Il a ordonné qu’une somme de 13 847 870 $ soit versée au titre des dommages calculables. Cette somme comprenait les montants suivants : 3 272 572 $ au titre de la servitude de submergement hypothétique, établie suivant une valeur de 1,29 $ l’acre en 1929; 7 836 252 $ au titre des redevances sur le bois; 1 959 094 $ au titre de la déduction pour les acres excédentaires; et 1 913 949 $ au titre de l’infrastructure communautaire. Il a ensuite déduit les montants que le Canada avait déjà payés.
[42] Le juge de première instance a aussi ajouté un montant de 16 152 130 $ pour les pertes non quantifiables, ce qui équivaut à une indemnité totale de 30 000 000 $. Il a évalué ces pertes en fonction de facteurs comme le montant des pertes calculables, la durée des pertes non quantifiables, la perte des prairies de fauche, des potagers et des cultures de riz sauvage, ainsi que la séparation des deux communautés de la LSFN.
B. Décision d’appel, 2019 CAF 171, [2020] 1 R.C.F. 745 (les juges Nadon et Webb, et la juge Gleason, dissidente)
[43] Roger Southwind, en son propre nom, et au nom des membres de la Lac Seul Band of Indians et de la Lac Seul First Nation (LSFN ou appelant), a porté en appel l’évaluation de l’indemnité en equity à la Cour d’appel fédérale. Le principal argument de l’appelant était que le juge de première instance aurait dû inclure dans l’indemnité la perte de l’occasion de conclure une entente de partage des bénéfices. Subsidiairement, l’appelant soutenait que le juge de première instance avait adopté une approche incorrecte dans son évaluation de l’indemnité pour les terres inondées puisqu’il avait appliqué la loi actuelle sur l’expropriation plutôt que celle en vigueur en 1929, et qu’il avait établi une distinction entre le projet en l’espèce et les projets des chutes Kananaskis.
[44] La juge Gleason, dissidente, aurait accueilli l’appel. Bien qu’elle ait rejeté le principal argument selon lequel le manquement avait entraîné la perte de l’occasion de conclure une entente de partage des bénéfices, elle a convenu que le calcul de la valeur des terres inondées aurait dû prendre en compte la production hydroélectrique en aval. Le juge de première instance a eu tort de ne pas tenir compte de la possibilité que le Canada eût négocié un règlement qui aurait comporté une prime pour les terres visées par le projet. À titre de fiduciaire, le Canada « avait vraisemblablement l’obligation de chercher à obtenir une cession négociée avant de procéder à l’expropriation, puisqu’une solution négociée aurait probablement été moins désavantageuse pour la [Lac Seul First Nation] » (par. 84). Le juge de première instance a aussi commis une erreur de droit en écartant les projets des chutes Kananaskis. Le Canada possédait des pouvoirs légaux identiques dans chaque cas, mais il s’est comporté de façon différente.
[45] S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge Nadon (avec l’accord du juge Webb) a rejeté l’appel. Il n’était pas d’accord avec la juge Gleason pour dire que le juge de première instance avait commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et déterminante. Plus précisément, il a rejeté l’idée que le juge de première instance avait commis une erreur en écartant les projets des chutes Kananaskis. La conclusion quant à la comparabilité des deux projets était une conclusion factuelle; elle n’était entachée d’aucune erreur de fait manifeste et déterminante; la décision ne contenait pas non plus d’erreur de droit touchant directement à l’issue de l’affaire. Le juge de première instance pouvait donc écarter les projets et évaluer la juste valeur marchande des terres à 1,29 $ l’acre.
C. Dispositions applicables
[46] Les dispositions de la Loi des Indiens en vigueur en 1929 prévoyaient deux moyens de prendre les terres d’une réserve. L’article 48 régissait les expropriations faites pour les besoins d’un ouvrage public :
48. Nulle partie d’une réserve ne peut être expropriée pour les besoins d’un chemin de fer, d’une route, d’un ouvrage public ou d’un ouvrage destiné à quelque utilité publique sans le consentement du gouverneur en son conseil, mais toute compagnie ou autorité municipale ou locale possédant le pouvoir conféré par une loi, soit fédérale soit provinciale, d’exproprier ou utiliser des terrains ou quelque intérêt dans des terres, sans le consentement du propriétaire, peut, avec le consentement du gouverneur en son conseil comme susdit, et subordonnément aux termes et conditions imposés par ce consentement, exercer ce pouvoir conféré par une loi à l’égard de toute réserve ou partie d’une réserve.
2. En ce cas, une indemnité doit être versée aux Indiens de la bande, et l’exercice de ce pouvoir et l’expropriation des terres ou l’acquisition d’un intérêt dans ces terres, ainsi que la fixation et le versement de l’indemnité doivent, à moins de dispositions contraires dans l’arrêté en conseil qui fait preuve du consentement du gouverneur en son conseil, être régis par les prescriptions applicables à des procédures similaires prises par cette compagnie, ou cette autorité municipale ou locale dans des cas ordinaires.
[. . .]
4. La somme adjugée dans chaque cas est versée au ministre des Finances pour l’usage de la bande d’Indiens au profit de laquelle la réserve est affectée, et au profit de tout Indien qui y a fait des améliorations, ou lésé.
[47] Les terres pouvaient aussi être cédées sur consentement conformément aux art. 50 et 51.
[48] Le Traité no 3 est libellé comme suit :
Et Sa Majesté la reine convient par les présentes et s’engage de mettre de côté des réserves de terres arables, l’attention voulue étant portée aux terres cultivées à présent par les dits Indiens, et aussi de mettre de côté et réserver pour le bénéfice des dits Indiens, pour être administrées et contrôlées pour eux par le gouvernement de Sa Majesté pour le Canada, de la manière qui semblera la meilleure, d’autres réserves de terres dans le dit territoire cédé par les présentes, lesquelles dites réserves seront choisies et mises de côté où il sera jugé le plus convenable et le plus avantageux pour chaque bande ou bandes des Indiens, par les officiers du dit gouvernement nommé pour cette fin, et tel choix sera fait après conférence avec les Indiens; pourvu cependant [. . .] que les réserves susdites de terres ou tout intérêt ou droit sur elles ou en dépendant, puissent être vendus, loués ou aliénés autrement par le dit gouvernement pour l’usage et le bénéfice des dits Indiens, avec le consentement préalablement donné et obtenu des Indiens qui y ont droit.
[. . .]
Il est de plus convenu entre Sa Majesté et les dits Indiens que le gouvernement de Sa Majesté dans la Puissance du Canada pourra s’approprier telles sections des réserves ci‑dessus indiquées qui pourraient en aucun temps être nécessaires pour des travaux publics ou bâtisses de quelque nature que ce soit, une compensation équitable étant accordée pour la valeur des améliorations sur icelles.
II. Observations des parties
[49] La LSFN soutient que les juridictions inférieures ont commis une erreur dans leur application des principes de l’indemnisation en equity. La principale question est de savoir comment indemniser la LSFN d’une façon qui est compatible avec les principes d’equity et les principes constitutionnels, notamment la réconciliation et l’honneur de la Couronne. Le juge de première instance a commis une erreur en cherchant à déterminer ce que le Canada aurait vraisemblablement fait avant de se demander ce qu’il aurait dû faire en tant que fiduciaire. Une expropriation hypothétique n’est pas le bon paradigme; l’analyse se concentre alors à tort sur la correction de la conduite illégale du Canada plutôt que sur la restitution de la perte subie par la LSFN. Une expropriation hypothétique ne tient pas non plus compte des obligations qui incombent au Canada en tant que fiduciaire. Qui plus est, même s’il y avait eu expropriation, le Canada était tenu de porter le moins possible atteinte à l’intérêt de la LSFN. Il était également incorrect de considérer que les manquements du Canada étaient inévitables; en tout état de cause, la question de savoir si l’inondation était évitable ou non ne rompt pas le lien de causalité qui existe entre le manquement du Canada et la perte subie par la LSFN. L’appelant soutient que le juge de première instance n’a pas dûment tenu compte du point de vue de la LSFN et du caractère unique de ses pertes et de son lien avec les terres. Enfin, l’appelant fait valoir que l’approche adoptée par le juge de première instance n’a pas un effet dissuasif sur le comportement du Canada.
[50] Le Canada soutient que le juge de première instance a indemnisé équitablement la LSFN de ses pertes. Quant au fond de l’appel, le Canada soutient que les principes de l’indemnisation en equity sont bien établis et qu’ils ont été correctement appliqués par les juridictions inférieures. La LSFN ne peut pas être indemnisée pour un scénario qui ne se serait jamais réalisé. Au procès, la LSFN réclamait une indemnité pour une perte — la possibilité de conclure une entente de partage des bénéfices — qui n’était pas attribuable au manquement. Le juge de première instance s’est fondé sur un scénario d’expropriation hypothétique pour déterminer ce qui se serait vraisemblablement passé s’il n’y avait pas eu de manquement, comme le prévoit la jurisprudence de notre Cour. La conclusion selon laquelle le Canada aurait obtenu une servitude de submergement était appropriée compte tenu de la preuve et le Canada se serait ainsi acquitté de son obligation de porter le moins possible atteinte au droit. Enfin, le Canada soutient que l’indemnité accordée respecte l’objectif de réconciliation et satisfait à l’exigence de dissuasion.
[51] Le Canada soutient aussi que la LSFN soulève irrégulièrement un nouvel argument devant la Cour lorsqu’elle demande que les terres soient évaluées en fonction de leur utilisation aux fins d’inondation. Selon le Canada, les actes de procédure montrent que le demandeur cherchait à obtenir une entente de partage des bénéfices au procès, et non la valeur des terres aux fins d’inondation. Il demande à la Cour de ne pas examiner ce qu’il considère comme une nouvelle question en litige.
III. Analyse
[52] La question qui se pose dans le présent pourvoi est de savoir si le juge de première instance a commis une erreur dans son évaluation de l’indemnité en equity, particulièrement en ce qui concerne la valeur des terres inondées. Pour déterminer si le juge de première instance a commis une erreur, je dois examiner le contenu de l’obligation de fiduciaire en l’espèce, les devoirs qui en découlent et la façon dont le juge de première instance a évalué l’indemnité en equity eu égard à ces devoirs.
[53] Mon analyse comporte trois parties. Premièrement, je me pencherai sur les principes pertinents qui régissent les relations de la Couronne avec les peuples autochtones, et plus particulièrement l’obligation de fiduciaire qui peut en découler. Deuxièmement, j’examinerai les principes de l’indemnisation en equity qui s’appliquent en cas de manquement à l’obligation de fiduciaire. Enfin, j’appliquerai ces principes à l’évaluation de l’indemnité en equity faite par le juge de première instance.
A. Obligation de fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones
[54] Nul ne conteste l’existence d’une obligation de fiduciaire dans le présent pourvoi. Le Canada ne conteste pas la conclusion du juge de première instance selon laquelle il avait une obligation de fiduciaire envers la LSFN et a manqué à cette obligation. Cependant, la nature particulière de l’obligation de fiduciaire qu’a la Couronne envers les peuples autochtones, surtout en ce qui concerne les terres de réserve, influe sur la façon dont l’indemnité en equity doit être évaluée.
[55] L’obligation de fiduciaire de la Couronne repose sur son obligation de se conduire honorablement et sur l’objectif global de réconciliation entre la Couronne et les premiers habitants du Canada (Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 17‑18). Le professeur Slattery qualifie l’honneur de la Couronne de [traduction] « postulat fondamental du droit constitutionnel canadien » (B. Slattery, « The Aboriginal Constitution » (2014), 67 S.C.L.R. (2d) 319, p. 320). Dans l’arrêt Nation haïda, la juge en chef McLachlin a expliqué que le « processus de conciliation découle de l’obligation de la Couronne de se conduire honorablement envers les peuples autochtones, obligation qui, à son tour, tire son origine de l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone et par l’exercice de fait de son autorité sur des terres et ressources qui étaient jusque‑là sous l’autorité de ce peuple » (par. 32; voir aussi R. c. Desautel, 2021 CSC 17, par. 22). Il s’agit d’un projet continu dont l’objectif est la « réconciliation des Canadiens autochtones et non autochtones dans le cadre d’une relation à long terme empreinte de respect mutuel » (Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 10).
[56] C’est dans l’arrêt Guerin que notre Cour a reconnu l’existence d’une obligation de fiduciaire pour la première fois. Dans cette affaire, le Canada soutenait qu’il ne pouvait pas être assujetti à une obligation de fiduciaire et que, au mieux, le contrôle de la Couronne sur les intérêts autochtones sur les terres constituait une fiducie politique non exécutoire en justice (p. 371). Le juge Dickson, au nom des juges majoritaires, a rejeté l’argument du Canada. Il a plutôt conclu que les intérêts autochtones sur les terres étaient « un droit, en common law, qui existait déjà et qui n’a été créé ni par la Proclamation royale, ni par le par. 18(1) de la Loi sur les Indiens, ni par aucune autre disposition législative ou ordonnance du pouvoir exécutif » (p. 379; voir aussi J. T. S. McCabe, The Honour of the Crown and its Fiduciary Duties to Aboriginal Peoples (2008), p. 150‑151). En d’autres mots, l’intérêt autochtone sur les terres ne provenait pas de la Couronne; il existait avant que la Couronne affirme sa souveraineté.
[57] Par la Proclamation royale (1763), la Couronne a assumé le contrôle discrétionnaire à l’égard de ces intérêts autochtones préexistants sur les terres. La Proclamation était ainsi libellée : « Nous défendons aussi strictement par la présente à tous Nos sujets, sous peine de s’attirer Notre déplaisir, d’acheter ou posséder aucune terre ci‑dessus réservée, ou d’y former aucun établissement, sans avoir au préalable obtenu Notre permission spéciale et une licence à ce sujet. » La Loi des Indiens et les lois qui l’ont précédée ont officialisé le processus de mise de côté des terres de réserve et le contrôle juridique de la Couronne sur ces terres. La Couronne a ainsi pris la « responsabilité historique [. . .] de représenter les Indiens afin de protéger leurs droits dans les opérations avec des tiers » (Guerin, p. 383). Dans l’arrêt Guerin, notre Cour a reconnu qu’une obligation de fiduciaire avait pris naissance parce que la Couronne s’était interposée entre les Autochtones et ceux qui voulaient louer ou acheter leurs terres, exerçant ainsi un contrôle discrétionnaire sur les terres (p. 383‑384). La Couronne a une obligation qui tient « de la nature d’une obligation de droit privé » (p. 385).
[58] Dans l’arrêt Bande indienne d’Osoyoos c. Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 R.C.S. 746, le juge Gonthier, dissident mais non sur ce point, a précisé que la même obligation de fiduciaire s’applique lorsque les terres de réserve ne sont pas situées sur un territoire traditionnel à l’égard duquel la première nation pourrait avoir un intérêt légal préexistant. Il a souligné que « le droit sur des terres de réserve non visées par un titre aborigène et le droit sur des terres situées hors de la réserve mais visées par un titre aborigène sont identiques en ce qu’ils créent pour la Couronne une obligation de fiduciaire » (par. 163).
[59] L’arrêt Guerin a écarté l’idée selon laquelle le fait qu’on retrouvait dans les traités historiques, les lois et les proclamations un libellé semblable à celui des fiducies créait une simple « fiducie politique » dont les tribunaux ne peuvent forcer l’exécution. Au contraire, une obligation de fiduciaire sui generis exécutoire prenait naissance dès lors que la Couronne exerçait un pouvoir discrétionnaire sur des intérêts autochtones particuliers et qu’elle en assumait la responsabilité (R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1108). Cette relation n’est pas de nature paternaliste; elle s’est instaurée dans un contexte où les capacités militaires des peuples autochtones étaient fortes et où la Couronne devait atténuer le risque de conflit entre les peuples autochtones et les colons (Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, par. 66; Slattery, p. 322 et 326).
[60] Prenant sa source dans le principe de l’honneur de la Couronne, l’obligation de fiduciaire de celle‑ci existe afin de renforcer une relation importante sur le plan social. Elle structure le rôle qu’assume volontairement la Couronne à titre d’intermédiaire entre les intérêts autochtones sur les terres et l’intérêt des colons. En ce qui concerne les rapports fiduciaires en général, le professeur Rotman s’exprime ainsi : [traduction] « . . . bien que le concept de fiduciaire puisse sembler exister pour protéger les intérêts des bénéficiaires, cet effet est simplement accessoire à sa protection du rapport fiduciaire » (L. I. Rotman, « Understanding Fiduciary Duties and Relationship Fiduciarity » (2017), 62 R.D. McGill 975, p. 987‑988). Il appert de notre histoire nationale que la relation entre la Couronne et les peuples autochtones est à la base même de notre pays et au cœur de son identité. En effet, la nécessité de concilier l’affirmation de la souveraineté de la Couronne avec la préexistence des peuples autochtones et de réconcilier les Canadiens autochtones et non autochtones est d’une « importance fondamentale » (R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507, par. 310, la juge McLachlin, dissidente, mais pas sur ce point). L’honneur de la Couronne — et l’obligation de fiduciaire sui generis qui en découle — est une composante essentielle de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones.
[61] Cependant, tous les aspects de cette relation ne sont pas de nature fiduciaire (Nation haïda, par. 18; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, par. 81 et 83). L’obligation de fiduciaire ne se rattache pas à chaque intérêt des peuples autochtones. Comme l’a déclaré le juge Binnie dans l’arrêt Wewaykum, « [l]’obligation de fiduciaire incombant à la Couronne n’a pas un caractère général, mais existe plutôt à l’égard de droits particuliers des Indiens » (par. 81). L’obligation de fiduciaire impose un lourd fardeau lorsqu’elle prend effectivement naissance. Elle peut prendre naissance lorsque la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’intérêts autochtones identifiables ou lorsque sont réunies les conditions nécessaires à l’établissement d’une relation fiduciaire ad hoc de droit privé (Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83, par. 44; Manitoba Metis, par. 48‑50; Wewaykum, par. 85).
[62] L’obligation de fiduciaire elle‑même est façonnée par le contexte dans lequel elle s’applique, ce qui signifie que son contenu varie selon la nature et l’importance du droit à protéger (Williams Lake, par. 55; Wewaykum, par. 86; Manitoba Metis, par. 49). Le contrôle exercé par la Couronne à l’égard des intérêts autochtones sur les terres est au cœur du rapport entre celle‑ci et les peuples autochtones. Par conséquent, une obligation de fiduciaire rigoureuse prend naissance lorsque la Couronne exerce un contrôle sur la terre d’une première nation. Il en va de même lorsque la Couronne exerce un contrôle sur les droits autochtones et les droits issus de traités qui sont garantis par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222, par. 46).
[63] Dans une affaire portant sur des terres de réserve, la nature sui generis de l’intérêt sur ces terres influe sur l’obligation de fiduciaire. Les terres de réserve ne sont pas des biens fongibles. Elles sont plutôt le reflet du lien fondamental entre les peuples autochtones et les terres. Dans l’arrêt Osoyoos, le juge Iacobucci a déclaré que les intérêts autochtones sur les terres comportent « un aspect culturel important, qui reflète les rapports entre la collectivité autochtone concernée et le territoire ainsi que la valeur intrinsèque et unique des terres elles‑mêmes dont jouit la collectivité » (par. 46). L’importance des intérêts sur les terres de réserve est accentuée par le fait que, dans de nombreux cas comme celui qui nous occupe, les terres de réserve ont été mises de côté dans le cadre d’une obligation découlant de traités conclus entre la Couronne et les peuples autochtones.
[64] L’obligation de fiduciaire impose à la Couronne les devoirs suivants : la loyauté, la bonne foi, la communication complète de l’information et, lorsqu’il s’agit de terres de réserve, la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la première nation et la protection de celui‑ci contre l’exploitation (Williams Lake, par. 46; Wewaykum, par. 86). La norme de prudence est celle qu’une personne apporte à l’administration de ses propres affaires (Williams Lake, par. 46). Dans le contexte d’une cession de terres de réserve, notre Cour a reconnu que l’obligation de fiduciaire exige également que la Couronne évite les marchés inconsidérés, qu’elle gère le processus de manière à favoriser le meilleur intérêt de la première nation et qu’elle s’assure que celle‑ci consent à la cession (Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1995 CanLII 50 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 344, par. 35 et 96). Dans le cas d’une expropriation, l’obligation d’obtenir le consentement de la première nation est remplacée par l’obligation de porter le moins possible atteinte aux intérêts garantis de celle‑ci (Osoyoos, par. 54).
B. Principes de l’indemnisation en equity
[65] Les principes de base de l’indemnisation en equity ne sont pas contestés dans le présent pourvoi. Cependant, les parties ne s’entendent pas sur leur application aux manquements à l’obligation de fiduciaire de la Couronne en ce qui concerne les terres détenues au profit des peuples autochtones.
[66] Comme je l’expliquerai, l’indemnité en equity est une réparation fondée sur la perte qui vise à décourager les actes fautifs et à faire respecter la confiance qui est au cœur du rapport fiduciaire. Cette réparation est différente des dommages‑intérêts accordés en common law en raison « du fondement et des objectifs uniques de l’equity » (Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., 1991 CanLII 52 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 534, p. 543, la juge McLachlin). Le juge de première instance doit d’abord se livrer à une analyse approfondie de la nature du rapport fiduciaire de manière à ce que la perte soit évaluée en fonction des obligations auxquelles est tenu le fiduciaire. La perte doit découler dans les faits du manquement commis par le fiduciaire, mais la prévisibilité ne limite pas l’analyse du lien de causalité (pour reprendre les termes employés dans l’arrêt Canson, p. 552, où le terme prévisibilité a été utilisé comme synonyme d’éloignement dans ce contexte).
[67] Dans l’arrêt Guerin, la Cour a expliqué que, même si le rapport fiduciaire en question est différent du rapport fiduciaire traditionnel, le manquement à l’obligation de fiduciaire de la Couronne ouvre droit aux mêmes réparations en equity que tout manquement à une obligation de fiduciaire en droit privé (p. 376; voir aussi Wewaykum, par. 94). Ces réparations en equity sont, entre autres, la remise des profits, la fiducie par interprétation et l’indemnisation en equity (Canson, p. 588, le juge La Forest). La remise des profits et la fiducie par interprétation sont des réparations fondées sur les gains, ce qui signifie qu’elles sont évaluées en fonction du gain du fiduciaire plutôt que de la perte du demandeur. Le but est d’annuler le gain du fiduciaire. L’indemnité en equity, en revanche, est une réparation fondée sur la perte; son objectif est de compenser la perte du demandeur (S. L. Bray, « Fiduciary Remedies », dans E. J. Criddle, P. B. Miller et R. H. Stikoff, dir., The Oxford Handbook of Fiduciary Law (2019), 449, p. 449 et 456).
[68] Si la Couronne manque à son obligation de fiduciaire, la réparation visera à remettre le demandeur dans la position où il se serait trouvé n’eût été ce manquement (Guerin, p. 360, citant Re Dawson; Union Fidelity Trustee Co. c. Perpetual Trustee Co. (1966), 84 W.N. (Pt. 1) (N.S.W.) 399 (C.S.); Hodgkinson c. Simms, 1994 CanLII 70 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 377, p. 440). Dans les cas où il est possible de restituer en nature les biens du demandeur, la remise des profits et la fiducie par interprétation sont souvent les réparations qui conviennent (voir Guerin, p. 360‑361; Hodgkinson, p. 452‑453). Cependant, si la restitution en nature des biens du demandeur est impossible, l’indemnité en equity constitue la réparation privilégiée (Canson, p. 547). En l’espèce, la LSFN demande une indemnité en equity parce que ce qu’elle a perdu — ses terres — ne peut lui être restitué. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner les réparations fondées sur les gains.
[69] L’indemnité en equity est l’équivalent des dommages‑intérêts en common law (voir Whitefish Lake Band of Indians c. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744, 87 O.R. (3d) 321, par. 48). Elle est de nature discrétionnaire et restitutoire, et elle a pour but de restituer la valeur réelle de ce qui a été perdu en raison du manquement à l’obligation de fiduciaire, à savoir la possibilité qu’a perdue le demandeur (Canson, p. 547‑548, 551‑552, 555 et 585).
(1) Lien de causalité
[70] Pour qu’une indemnité en equity soit accordée, il doit y avoir causalité factuelle : le manquement du fiduciaire doit avoir causé, dans les faits, la perte de possibilité du demandeur (Canson, p. 551; voir aussi Stirrett c. Cheema, 2020 ONCA 288, 150 O.R. (3d) 561, par. 69). Nul ne conteste le principe de base selon lequel l’indemnité en equity restitue la possibilité perdue causée dans les faits par le manquement du fiduciaire. Toutefois, il y a eu des discussions quant à la question de savoir dans quelle mesure l’analyse du lien de causalité devrait emprunter aux principes de common law en matière de dommages‑intérêts et importer des facteurs limitatifs, comme la prévisibilité.
[71] Dans les motifs concordants qu’elle a exposés dans l’arrêt Canson, la juge McLachlin a insisté sur les différences entre les réparations en equity et les dommages‑intérêts en common law, et elle a expliqué que l’objectif de l’equity était de faire respecter la confiance qui est au cœur de ce système (p. 543). L’analogie avec les principes de common law en matière de dommages‑intérêts n’est peut‑être pas appropriée en raison du décalage entre l’objectif des obligations de fiduciaire et celui des obligations relatives à la responsabilité délictuelle et à la responsabilité contractuelle. Le même point a été adopté par le lord juge Reed dans l’arrêt AIB Group (UK) plc c. Mark Redler & Co. Solicitors, [2014] UKSC 58, [2015] A.C. 1503, par. 83 :
[traduction] Dans les cas de négligence et en matière contractuelle, les parties étaient considérées comme des acteurs égaux et indépendants, soucieux principalement de leur propre intérêt personnel. Par conséquent, la loi recherchait l’équilibre entre faire respecter des obligations en accordant une indemnité et préserver une liberté optimale pour ceux qui étaient impliqués dans le rapport. Par contre, le rapport fiduciaire se caractérisait essentiellement par le fait que l’une des parties s’engageait à agir dans le meilleur intérêt de l’autre. La personne soumise à une obligation fiduciaire voyait sa liberté restreinte par la nature de l’obligation qu’elle avait assumée. Le rapport fiduciaire repose essentiellement sur la confiance, et non sur l’intérêt personnel.
[72] Autre différence entre l’indemnité en equity et les dommages‑intérêts en common law : l’equity vise surtout à dissuader les fiduciaires d’adopter un comportement fautif. Comme l’a fait observer le professeur Rotman : [traduction] « . . . [l]es bénéficiaires sont [. . .] implicitement dépendants de leurs fiduciaires et particulièrement vulnérables à l’utilisation, au mauvais usage ou à l’abus de pouvoir par ces derniers à l’égard de leurs droits » (p. 991). Il est donc primordial que les réparations en equity dissuadent les fiduciaires d’abuser de leurs pouvoirs. En restituant au bénéficiaire la valeur de la possibilité perdue, l’indemnité en equity renforce le rapport fiduciaire et dissuade le fiduciaire d’adopter un comportement fautif.
[73] En raison de ces différences, la juge McLachlin a expliqué que, plutôt que de se fonder sur les principes de common law, l’approche appropriée à l’égard de l’indemnisation en equity « est de considérer le principe qui sous‑tend l’indemnisation pour manquement à une obligation fiduciaire et de déterminer quels redressements vont le mieux favoriser l’application de ce principe » (Canson, p. 545). L’approche de la juge McLachlin a par la suite été adoptée par la Cour dans l’arrêt Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI Ltée, 1999 CanLII 705 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 142. Cette approche reconnaît que les règles applicables dépendent à la fois de la nature du rapport et des obligations fiduciaires : « Les différences entre divers types de rapports fiduciaires peuvent, selon les circonstances, commander des façons différentes d’aborder les dommages‑intérêts » (Canson, p. 546). En d’autres mots, [traduction] « [l]es règles qu’il convient d’appliquer au manquement d’un fiduciaire à son obligation [. . .] doivent être déterminées au regard des caractéristiques de l’obligation en question » (AIB, par. 93). Il doit y avoir un lien étroit entre l’obligation de fiduciaire et la réparation, et cette obligation doit [traduction] « avoir une forte influence sur le contenu de la réparation fondée sur l’existence d’une obligation de fiduciaire » (Bray, p. 451). Ainsi, même si la règle de la causalité factuelle s’appliquera toujours à l’indemnité en equity, en ce sens que le manquement du fiduciaire doit être la cause factuelle de la perte du demandeur, les facteurs limitatifs de la common law ne s’appliquent pas systématiquement en raison de la nature du rapport et des obligations fiduciaires.
[74] En equity, la perte doit être évaluée à la date du procès et avec le bénéfice de la rétrospective (Guerin, p. 361‑362, la juge Wilson; Canson, p. 556; Target Holdings Ltd. c. Redferns, [1996] 1 A.C. 421 (H.L.), p. 437‑439). Cela signifie que l’equity indemnise le demandeur pour la perte de possibilité causée par un manquement, même si cette possibilité était prévisible au moment du manquement. Voici comment la juge McLachlin décrit cette analyse :
La perte réelle du demandeur par suite du manquement doit être évaluée en bénéficiant pleinement de la rétrospective. La prévisibilité n’intervient pas dans le calcul de l’indemnité, mais il est essentiel que les pertes compensées soient seulement celles qui, selon une conception normale du lien de causalité, ont été causées par le manquement.
(Canson, p. 556)
[75] L’utilisation par la juge McLachlin de l’expression « conception normale du lien de causalité » dans l’arrêt Canson ne devrait pas être considérée comme signifiant que l’analyse du lien de causalité dans les affaires d’indemnisation en equity aura toujours une [traduction] « réponse intuitivement évidente » (AIB, par. 95). Ce n’est pas toujours le cas; les juges de première instance sont souvent appelés à se prononcer sur des questions difficiles de lien de causalité dans le cadre de demandes d’indemnisation en equity. Le terme « conception normale » signifie plutôt que les règles élaborées en matière de lien de causalité juridique, comme la prévisibilité, ne s’appliquent pas facilement en equity : « L’exigence que la perte résulte du manquement à l’obligation pertinente imposée par l’equity ne vient pas nier le fait que le “lien de causalité” au sens juridique, qui est limité par la prévisibilité au moment du manquement, ne s’applique pas en equity » (Canson, p. 552). Le professeur Rotman explique le même point de la façon suivante :
[traduction] Chacun des systèmes part du principe de la causalité fondée sur un « facteur déterminant », de la « causalité factuelle » ou de la causalité « sine qua non ». En equity, cela est habituellement suffisant, mais en common law, il faut plus; il faut conclure à l’existence d’une cause réelle ou substantielle permettant de lier l’activité contestée au préjudice subi par le demandeur. De plus, en common law, les notions de prévisibilité (ou d’envisagement raisonnable) et d’éloignement sont intégrées à l’évaluation du lien de causalité [. . .] En equity, ces autres considérations ne font pas d’emblée partie de l’évaluation de la responsabilité fiduciaire.
(Fiduciary Law (2005), p. 634).
Voir également l’arrêt Target Holdings, dans lequel lord Browne‑Wilkinson a constaté que [traduction] « les règles de common law relatives au caractère éloigné des dommages et au lien de causalité ne s’appliquent pas » (p. 434).
[76] Le Canada soutient que, lors de l’évaluation de la perte, le bénéfice de la rétrospective ne peut supposer que le bénéficiaire est placé dans une meilleure position que celle dans laquelle il se serait trouvé si le fiduciaire avait respecté son obligation au moment du manquement. Notre Cour a explicitement rejeté cet argument dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, où la juge McLachlin a indiqué que la crainte qu’il y ait des « profits inattendus » revenait à « introduire subrepticement le critère de la prévisibilité dans l’analyse concernant l’obligation de fiduciaire » (par. 103). De même, dans l’affaire Guerin, l’indemnité a été évaluée à un niveau plus élevé que celui qui aurait été possible au moment du manquement, car l’utilisation la plus profitable des biens entre le moment du manquement et la date du procès n’était pas prévisible au moment du manquement. La crainte de « profits inattendus » ne saurait donc empêcher « la méthode d’equity qui consiste à examiner ce qui est vraiment arrivé aux valeurs au cours des années ultérieures » (Canson, p. 551). L’equity ne sera pas limitée par la prévisibilité, sauf lorsque cela est « nécessaire pour arriver à un résultat juste et équitable » (Hodgkinson, p. 443, le juge La Forest).
[77] Il existe de très bonnes raisons pour lesquelles la prévisibilité ne s’applique pas au manquement par la Couronne à son obligation de fiduciaire en l’espèce. Dans l’arrêt Canson, le juge La Forest a expliqué que ce facteur ne s’applique pas lorsque le fiduciaire exerce un contrôle discrétionnaire sur les biens du bénéficiaire (p. 578). Les intérêts autochtones sur les terres sont de nature quasi propriétale; ils sont au cœur de la relation entre la Couronne et les Autochtones et sont essentiels à l’identité et à la culture autochtones (Wewaykum, par. 74 et 86; Osoyoos, par. 46). De plus, dans l’arrêt Guerin, la juge Wilson a accepté que la prévisibilité ne s’appliquait pas aux manquements par la Couronne à son obligation de fiduciaire envers les peuples autochtones (p. 360‑362; voir aussi Whitefish Lake, par. 52‑55). L’obligation de fiduciaire de la Couronne est fondée sur l’honneur de celle‑ci et les manquements à cette obligation sont d’une nature différente des violations contractuelles ou délictuelles de droit privé.
(2) Présomptions en equity
[78] Pour atteindre ces objectifs de l’indemnisation en equity, l’évaluation est également guidée par les présomptions qu’établit l’equity à l’encontre des fiduciaires qui manquent à leurs obligations.
[79] L’equity suppose que le demandeur aurait utilisé les biens détenus en fiducie de la façon la plus avantageuse possible (Guerin, p. 362‑363; Canson, p. 545; Oosterhoff on Trusts : Text, Commentary and Materials (9e éd. 2019), par A. H. Oosterhoff, R. Chambers et M. McInnes, p. 1018). Dans l’arrêt Guerin, par exemple, la bande indienne de Musqueam s’attendait à ce que certaines conditions avantageuses soient incluses dans un contrat de location que le Canada avait négocié en son nom avec un promoteur privé. Le Canada n’avait pas réussi à obtenir ces conditions; il avait plutôt conclu un accord moins avantageux qui n’avait pas été autorisé par la bande. Or, lorsque le juge de première instance a déterminé l’indemnité à accorder à la bande en raison du manquement par le Canada à son obligation de fiduciaire, il a conclu que le bail aux conditions avantageuses ne pouvait servir à évaluer l’indemnité, car aucune tierce partie n’aurait accepté de telles conditions et qu’il n’y avait donc pas de lien de causalité entre cette façon de calculer la perte et le manquement. Le juge de première instance s’est ensuite penché sur l’utilisation optimale des biens entre le moment du manquement et la date du procès, et il a conclu qu’il s’agissait d’une utilisation à des fins résidentielles, et ce, même s’il a estimé qu’un tel aménagement ne se serait vraisemblablement réalisé que quelques années après le manquement. Comme l’a fait remarquer la juge McLachlin dans l’arrêt Canson, le juge de première instance « a évalué, du mieux qu’il pouvait, la valeur de la possibilité réellement perdue en raison du manquement » (p. 552).
[80] L’analyse est toujours axée sur la question de savoir si la perte de possibilité du demandeur a été causée dans les faits par le manquement du fiduciaire. En equity, on évaluera cette possibilité en présumant que le bénéficiaire aurait utilisé les biens de la manière la plus avantageuse possible. L’utilisation la plus avantageuse possible doit être réaliste. La common law exige que le demandeur présente des éléments de preuve à cet effet.
[81] D’autres présomptions issues de l’equity sont applicables dans les cas qui s’y prêtent. La présomption de légalité, examinée plus en détail ci‑dessous, empêche les fiduciaires qui manquent à leurs obligations de réduire l’indemnité en faisant valoir qu’ils auraient enfreint la loi.
[82] Une autre présomption, appelée « règle de Brickenden », s’applique lorsque le fiduciaire a manqué à son obligation de communiquer des faits importants. Le fiduciaire en défaut ne peut pas faire valoir que le résultat aurait été le même si les faits avaient été communiqués (Brickenden c. London Loan & Savings Co., 1934 CanLII 280 (UK JCPC), [1934] 3 D.L.R. 465 (C.P.)).
[83] En résumé, l’indemnité en equity décourage les fiduciaires d’avoir un comportement fautif afin de faire respecter la relation qui est au cœur de l’obligation de fiduciaire. Elle permet de restituer la valeur de la possibilité que le demandeur a perdue par suite du manquement du fiduciaire. Le juge de première instance doit commencer par analyser attentivement la nature du rapport fiduciaire de manière à ce que la perte soit évaluée en fonction des obligations auxquelles est tenu le fiduciaire. La perte doit être causée dans les faits par le manquement du fiduciaire, mais l’analyse du lien de causalité n’incorporera pas le facteur de prévisibilité dans les manquements à l’obligation de fiduciaire à laquelle la Couronne est tenue envers les peuples autochtones. Les présomptions en equity — y compris celle relative à l’utilisation la plus avantageuse — s’appliquent à l’évaluation de la perte. L’utilisation la plus avantageuse doit être réaliste. Le juge de première instance doit être convaincu que l’évaluation reflète la valeur que le bénéficiaire aurait pu réellement tirer des biens entre le moment du manquement et le procès, ainsi que l’importance de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones.
C. Application aux faits
[84] À la lumière de ces principes, je passe maintenant à la question de savoir si le juge de première instance a commis une erreur dans son évaluation de l’indemnité en equity.
[85] Les normes de contrôle décrites dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, s’appliquent aux octrois d’indemnités en equity. Les questions de droit sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte. L’application des principes pertinents d’equity aux faits est assujettie à la norme de contrôle de l’erreur manifeste et déterminante, sauf erreur de principe isolable, laquelle est assujettie à la norme de la décision correcte. Comme il est indiqué plus loin, les motifs du juge de première instance sont entachés d’erreurs de droit, lesquelles sont assujetties à la norme de la décision correcte.
[86] Comme je l’ai déjà mentionné, le juge de première instance a conclu que le Canada avait une obligation de fiduciaire envers la LSFN et qu’il y avait manqué. Il a établi que le Canada avait les obligations spécifiques suivantes : 1) un devoir de loyauté et de bonne foi envers la LSFN dans l’exécution de son mandat de fiduciaire des terres de réserve; 2) un devoir de communiquer l’intégralité de l’information à la bande et de la consulter; 3) un devoir d’user de prudence ordinaire dans le meilleur intérêt de la Première Nation; et 4) un devoir de préserver l’intérêt propriétal de la LSFN dans la réserve et de le protéger contre l’exploitation. En outre, le juge de première instance a indiqué qu’il était possible que la portée des obligations du Canada se soit élargie lorsque ce dernier s’était engagé envers la LSFN à protéger son intérêt « dans toute la mesure possible » (par. 227). Le juge de première instance a conclu que le Canada avait manqué à ces obligations et ces conclusions ne sont pas contestées devant notre Cour.
[87] Néanmoins, le juge de première instance a aussi conclu que l’obligation à laquelle était tenu le Canada exigeait seulement qu’il obtienne le montant prévu par les règles générales du droit de l’expropriation en contrepartie d’une servitude de submergement hypothétique. Il a tiré cette conclusion en se fondant en grande partie sur les constatations suivantes : le projet ne pouvait être annulé, car le Canada, l’Ontario et le Manitoba souhaitaient le réaliser; la LSFN avait un faible pouvoir de négociation pour parvenir à une meilleure entente; le Canada aurait pu légalement exproprier les terres de réserve pour les besoins d’un ouvrage public et payer seulement le montant prévu par les règles du droit de l’expropriation applicables; et, en fait, la LSFN aurait cédé les terres ou celles‑ci auraient été expropriées selon ces modalités. Le juge de première instance a laissé entendre que, si le Canada avait payé un montant plus élevé que la juste valeur marchande, il aurait manqué à ses obligations envers la population canadienne. Il a évalué la valeur des terres inondées à une moyenne de 1,29 $ l’acre en tant que terres boisées et riveraines, compte tenu des éléments de preuve du Canada concernant la valeur des terres en 1929 sans le projet. Le juge de première instance a établi la valeur de cette perte au moment du procès à 3 272 572 $.
[88] Le Canada fait valoir que le juge de première instance a examiné à juste titre le scénario où il n’y avait pas eu manquement et a déterminé, à la lumière des éléments de preuve, qu’une servitude de submergement évaluée en fonction de la valeur de l’expropriation est probablement ce qui aurait été versé si le Canada n’avait pas manqué à son obligation.
[89] Je suis d’accord avec l’appelant pour dire que le juge de première instance a commis une erreur en concluant qu’une expropriation — l’obligation minimale prévue par la loi — hypothétique aurait permis au Canada de s’acquitter de ses obligations de fiduciaire. Cette erreur de droit a eu une incidence sur son évaluation de l’indemnité en equity, puisqu’elle l’a amené à s’appuyer sur les principes généraux du droit de l’expropriation pour évaluer la perte et conclure que l’indemnité ne serait pas évaluée à une valeur plus élevée que le minimum requis dans le cadre d’une expropriation. L’erreur fondamentale du juge de première instance est qu’il s’est concentré sur ce que le Canada aurait vraisemblablement fait, plutôt que sur ce que le Canada aurait dû faire en tant que fiduciaire.
(1) Rien n’empêche l’appelant d’invoquer ces arguments en appel
[90] Tout d’abord, à titre préliminaire, je suis d’avis de rejeter l’argument du Canada voulant que des obstacles procéduraux empêchent l’examen au fond du présent pourvoi. Le Canada soutient que la proposition de l’appelant d’évaluer l’indemnité en fonction de [traduction] « l’utilisation des terres aux fins d’inondation » constitue une nouvelle question qui n’a pas été dûment soumise à la Cour et à laquelle celle‑ci ne devrait pas donner suite (m.i., par. 55). S’il est vrai que la thèse de l’appelant concernant l’indemnisation a changé au cours du présent litige, l’approche visant à évaluer les terres aux fins d’inondation était une question en litige au procès.
[91] L’argument qu’invoque l’appelant devant notre Cour est le même que celui qu’il a invoqué devant la Cour d’appel et qui a fait l’objet d’observations exhaustives devant la Cour d’appel et notre Cour. L’évaluation en fonction de « l’utilisation des terres aux fins d’inondation » est l’approche qui a été accueillie en tant que l’une de deux possibilités formulées par la juge Gleason en dissidence et qui a été rejetée par le juge Nadon au nom des juges majoritaires.
[92] Plus important encore, l’argument selon lequel les terres devraient être évaluées en fonction de leur utilisation en tant que terres inondées pour les besoins du projet était un point en litige au procès. La LSFN a proposé divers modèles d’indemnisation au procès, et le modèle principal — une entente de partage des bénéfices — suppose que les terres seront utilisées en tant que terres inondées pour la production d’hydroélectricité. Selon le juge de première instance, la thèse principale avancée par la LSFN au procès était la [traduction] « perte de la possibilité de toucher les bénéfices découlant de la production d’hydroélectricité » (par. 10). Le témoin expert de l’appelant, Norris Wilson, a également déclaré que la valeur des terres devrait inclure les améliorations prévues apportées aux terres par suite du projet d’hydroélectricité. Le juge de première instance a rejeté cette approche (par. 380). Des éléments de preuve tirés des accords conclus dans le cadre des projets des chutes Kananaskis et d’accords connexes ont également été soumis au juge de première instance, qui en a bien compris les conséquences, c’est‑à‑dire que les terres seraient évaluées en fonction de leur [traduction] « utilité pour la production d’énergie » (par. 381). Le juge de première instance a reconnu que la LSFN avait « invoqu[é] ces [accords] à titre de précédent de ce que le Canada aurait dû obtenir pour protéger les intérêts de la [LSFN] » (par. 24). Par conséquent, je ne vois rien qui m’empêche de me pencher sur le fond du présent pourvoi.
(2) La nature des obligations fiduciaires
[93] Suivant l’approche adoptée par notre Cour dans l’arrêt Guerin, la première étape pour évaluer l’indemnité en equity est de déterminer ce que le fiduciaire aurait dû faire s’il n’avait pas manqué à ses obligations.
[94] Pour appliquer ce qu’exigeaient les obligations qu’avait le Canada envers la LSFN dans la présente affaire, le juge de première instance s’est concentré sur le fait que le Canada pouvait légalement exproprier les terres en vertu de l’art. 48 de la Loi des Indiens, car le projet était un ouvrage public. Le juge de première instance a donc conclu à tort qu’à titre de fiduciaire, le Canada avait l’obligation de ne faire que le minimum requis dans le cas d’une expropriation de terres en fief simple. Comme je l’expliquerai plus loin, l’obligation de fiduciaire exigeait du Canada qu’il obtienne plus qu’une indemnité établie en fonction des principes d’expropriation en l’espèce pour trois raisons. Premièrement, l’existence du pouvoir discrétionnaire de s’approprier ou d’exproprier les terres prévu à l’art. 48 de la Loi des Indiens ne définissait pas les devoirs qu’imposait l’obligation de fiduciaire du Canada. Deuxièmement, le fait que les terres étaient nécessaires pour les besoins d’un ouvrage public n’annulait pas les devoirs imposés par l’obligation de fiduciaire du Canada. Troisièmement, les principes du droit de l’expropriation sont fondamentalement différents de ceux qui sous‑tendent l’intérêt autochtone sur les terres. En l’espèce, les obligations de fiduciaire doivent plutôt refléter la nature de l’intérêt, les répercussions de la perte sur la Première Nation, l’importance du rapport fiduciaire et la réconciliation, qui constitue l’objectif fondamental de l’obligation de fiduciaire elle‑même, reposant sur l’honneur de la Couronne.
[95] Par conséquent, pour les motifs qui suivent, je conclus que même si les terres étaient nécessaires pour un ouvrage public, l’obligation de fiduciaire exigeait quand même que le Canada tente d’abord de négocier une cession avec la LSFN. Si les négociations avaient échoué et que le Canada avait exproprié les terres en vertu de l’art. 48, il aurait au moins dû verser une indemnité équitable correspondant à la valeur de l’utilisation des terres pour le stockage des eaux en vue de la production d’hydroélectricité.
(1) L’existence d’un pouvoir discrétionnaire à l’art. 48 de la Loi des Indiens
[96] Les dispositions de la Loi des Indiens en vigueur à l’époque prévoyaient deux voies pour retirer des terres d’une réserve : l’expropriation et la cession. Selon les art. 50 et 51, les terres de réserve pouvaient être cédées à la Couronne avec le consentement de la première nation. Subsidiairement, aux termes du par. 48(1), les terres pouvaient être expropriées pour les besoins d’un ouvrage public, mais seulement avec le « consentement du gouverneur en son conseil » et « subordonnément aux termes et conditions imposés par ce consentement ». L’indemnité devait être régie par les « prescriptions applicables à des procédures similaires prises par cette compagnie, ou cette autorité municipale ou locale dans des cas ordinaires », à moins « de dispositions contraires dans l’arrêté en conseil » (par. 48(2)). Par conséquent, la Loi des Indiens ne limitait pas le pouvoir discrétionnaire de la Couronne de négocier, ni le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en son conseil de prescrire les modalités d’une expropriation. Il n’y avait aucune incompatibilité entre les exigences de la loi et celles imposées par l’obligation de fiduciaire. La loi facilitait l’exercice de l’obligation de fiduciaire de la Couronne en reconnaissant son pouvoir discrétionnaire de répondre à des exigences particulières.
[97] Les dispositions de l’art. 48 doivent donc être interprétées à la lumière de l’obligation fiduciaire préexistante de la Couronne. L’obligation de fiduciaire, pas seulement la Loi des Indiens, imposait au Canada des devoirs substantiels quant à la manière dont il devait exercer son pouvoir discrétionnaire à l’égard des terres de réserve. Le juge Dickson a ainsi expliqué le lien entre le pouvoir discrétionnaire de la Couronne et son obligation de fiduciaire : « [Le] pouvoir discrétionnaire, loin de supplanter comme le prétend Sa Majesté, le droit de regard qu’ont les tribunaux sur les rapports entre Sa Majesté et les Indiens, a pour effet de transformer l’obligation qui lui incombe en une obligation de fiduciaire » (Guerin, p. 384). De façon semblable, le juge Wagner (plus tard juge en chef) a récemment indiqué que l’« obligation fiduciaire exige de la Couronne qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire conformément à la norme de conduite à laquelle un fiduciaire est tenu en equity », ce que consacrent les « obligations fiduciaires de loyauté, de bonne foi et de communication complète de l’information » (voir Williams Lake, par. 46). L’equity, par sa nature même, commande la prise en considération d’autres facteurs. Le pouvoir de la Couronne prévu à l’art. 48 ne répond pas à la question de savoir ce que l’obligation de fiduciaire exigeait en l’espèce. Ce pouvoir imposait une exigence minimale — et non maximale — à l’égard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne. Par conséquent, l’existence du pouvoir discrétionnaire dans la Loi des Indiens n’annulait ni ne définissait les devoirs imposés par l’obligation de fiduciaire de la Couronne.
[98] Le fait que le juge de première instance se soit fondé sur les pouvoirs conférés par la Loi des Indiens a également pour effet de soulever une question concernant le rôle de la présomption de légalité dans la présente affaire; celle‑ci est une présomption en equity qui vise à empêcher les fiduciaires de réduire l’indemnité sous prétexte qu’ils auraient enfreint la loi (Whitefish Lake, par. 69). Elle ne peut être interprétée en sens contraire et servir plutôt à limiter l’indemnité, en laissant entendre que le fiduciaire ne devrait faire que ce que la loi, et non l’equity, exige. Le juge de première instance a beaucoup insisté sur ce que le Canada aurait fait s’il avait agi « conformément à la loi », et a assimilé cela à ce que celui‑ci aurait dû faire s’il s’était acquitté de son obligation de fiduciaire (voir, p. ex., par. 358). Cependant, bien appliquée, la présomption de légalité signifie simplement que le Canada ne peut soutenir qu’il aurait enfreint les règles prévues dans la Loi des Indiens ou le Traité no 3. En l’espèce, la présomption n’est guère utile pour déterminer les obligations fiduciaires ou pour évaluer la perte.
[99] Il est également possible de considérer que le juge de première instance, dans ses motifs, s’est appuyé sur les pouvoirs conférés par l’art. 48 pour mettre l’accent à tort sur l’inégalité du pouvoir de négociation de la LSFN par rapport à celui du Canada, son fiduciaire, en tant que facteur pour limiter l’indemnité. Pour évaluer la valeur de la possibilité perdue, il convient de tenir compte du montant que des tiers, comme l’Ontario ou le Manitoba, auraient été prêts à payer et de leur pouvoir de négociation relatif. Cependant, le juge de première instance ne devrait pas tenir compte du « peu de possibilités » qu’avait la Première Nation avec son fiduciaire pour évaluer l’indemnité (par. 318). Évidemment, le Canada ne peut pas utiliser le pouvoir que lui confère la loi à l’égard du bénéficiaire pour le contraindre à accepter un règlement inéquitable. Un tel raisonnement inverse dans les faits l’obligation de fiduciaire du Canada, en permettant à ce dernier de bénéficier du pouvoir discrétionnaire à l’égard de la LSFN qui est précisément la source de son obligation fiduciaire.
[100] Par conséquent, le pouvoir d’exproprier les terres que détient le Canada en vertu de l’art. 48 ne définit pas l’obligation de fiduciaire en l’espèce.
(2) L’existence d’un ouvrage public
[101] Compte tenu de ses responsabilités publiques envers l’ensemble des Canadiens, le Canada doit parfois tenir compte de l’intérêt public général en plus de son obligation de fiduciaire sui generis envers les peuples autochtones. Alors qu’un fiduciaire ordinaire ne peut généralement pas mettre en balance ses propres intérêts avec ceux du bénéficiaire, dans le cas qui nous occupe, l’art. 48 donne au Canada le pouvoir d’exproprier des terres de réserve sans consentement si ces terres sont nécessaires pour les besoins d’un ouvrage public. Cependant, il ressort de la jurisprudence de notre Cour que l’obligation de fiduciaire continue à s’appliquer même si les terres sont requises pour un ouvrage public.
[102] Dans l’arrêt Guerin, notre Cour a conclu que le Canada ne pouvait se soustraire à sa responsabilité en equity en soutenant qu’il n’était lié que par une fiducie publique. Autrement dit, la Cour a rejeté l’idée que l’obligation de fiduciaire est comparable à l’exercice normal des pouvoirs du gouvernement qui établit un équilibre entre des priorités ou des intérêts opposés. Cette conclusion a été confirmée dans l’arrêt Osoyoos, où le juge Iacobucci a appliqué l’obligation de fiduciaire aux expropriations et a écrit que l’intérêt public ne peut prévaloir sur les intérêts autochtones (par. 52). Dans cet arrêt, la Cour a explicitement rejeté l’argument du Canada selon lequel aucune obligation de fiduciaire ne prend naissance s’il y a conflit entre les obligations du Canada en droit public et son obligation de détenir des terres de réserve au profit d’une première nation (par. 51). Bien que la Couronne puisse décider qu’un ouvrage public est dans l’intérêt du public et qu’il devrait donc être réalisé, la manière de le réaliser est assujettie à l’obligation de fiduciaire (par. 52; S. Luk, « Not So Many Hats : The Crown’s Fiduciary Obligations to Aboriginal Communities since Guerin » (2013), 76 Sask. L. Rev. 1, p. 17).
[103] Dans le même ordre d’idées, l’affirmation qu’a faite la Cour dans l’arrêt Wewaykum, suivant laquelle la Couronne a l’obligation « de prendre en considération les intérêts de toutes les parties concernées, non pas seulement les intérêts des Indiens », n’appuie pas l’argument selon lequel le Canada doit simplement trouver un équilibre entre les intérêts autochtones existants sur les terres de réserve et les autres intérêts publics (par. 96). Dans l’affaire Wewaykum, le Canada avait une obligation de fiduciaire plus restreinte envers les diverses premières nations, parce que les mesures prises par le Canada étaient antérieures à la création de la réserve et visaient des terres à l’égard desquelles les premières nations n’avaient pas revendiqué de titre sur le fondement d’un droit ancestral ou issu de traités. Les premières nations n’avaient donc pas d’intérêt quasi propriétal sur les terres en question au moment pertinent (par. 96; Luk, p. 19). Même si le Canada avait une obligation de loyauté, de bonne foi, de communication complète de l’information et de diligence ordinaire, il n’était pas tenu de protéger l’intérêt quasi propriétal de la bande. Toutefois, notre Cour a souligné qu’après la création de la réserve, la portée de l’obligation de fiduciaire s’élargissait pour comprendre l’obligation de « préservation de l’intérêt quasi propriétal de la bande [dans la réserve] et la protection de la bande contre l’exploitation à cet égard », ce qui englobe la protection contre des « mesures qui seraient prises par la Couronne elle‑même et constitueraient de l’exploitation » (Wewaykum, par. 86 et 100). En l’espèce, il n’est pas contesté que la LSFN avait un intérêt quasi propriétal dans la réserve.
(3) Le contenu de l’obligation de fiduciaire découle de la nature de l’intérêt autochtone et n’est pas défini par les principes d’expropriation
[104] Dans le contexte d’une expropriation ou d’une prise de terres, notre jurisprudence a établi que la Couronne ne doit porter qu’une atteinte minimale à l’intérêt protégé (Osoyoos, par. 52). Elle doit donc préserver « autant que possible » l’intérêt autochtone (par. 53). Cette exigence de l’atteinte minimale concorde avec l’observation du juge Binnie dans l’arrêt Wewaykum, à savoir que l’obligation de fiduciaire empêche aussi la Couronne, et pas seulement les tiers, d’exploiter les intérêts autochtones. Un conflit apparent avec l’obligation fiduciaire générale de loyauté totale survient lorsque la Couronne décide que des terres de réserve sont nécessaires pour les besoins d’un ouvrage public et qu’elle les prend sans le consentement de la première nation. Pour résoudre ce conflit, la Couronne, à titre de fiduciaire, a l’obligation d’examiner sérieusement les répercussions sur la première nation et la meilleure manière de les minimiser. À ce titre, elle doit également préserver le plus possible l’intérêt quasi propriétal de la première nation dans les terres et veiller à ce qu’elle touche une juste indemnité reflétant l’intérêt sui generis. Cette obligation s’applique même lorsque la Couronne estime qu’une appropriation est nécessaire pour l’intérêt du public.
[105] Le Canada fait valoir que l’obligation de préserver l’intérêt dans toute la mesure possible est respectée même si les principes d’expropriation sont appliqués dans la présente affaire. Je ne puis souscrire à cet argument. Dans le cadre d’une expropriation visant des terres en fief simple, la valeur des terres pour l’ouvrage public est habituellement soustraite du montant de l’indemnité. Par conséquent, même si la valeur d’expropriation tient compte de l’utilisation optimale des terres au moment de l’expropriation, elle n’inclut généralement pas la valeur des terres pour le projet en soi (R. Mainville, An Overview of Aboriginal and Treaty Rights and Compensation for Their Breach (2001), p. 88‑89). Il en est ainsi car les règles du droit de l’expropriation empêchent les propriétaires fonciers de tirer un profit inattendu de l’ouvrage public; elles visent plutôt à ce qu’ils obtiennent l’indemnité nécessaire à l’achat de terres de remplacement. Inversement, dans l’arrêt Osoyoos, la Cour a souligné l’importance exceptionnelle des intérêts autochtones sur les terres : ils sont au cœur de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones et ne sont pas des biens fongibles qui peuvent être facilement remplacés par l’achat d’autres terres en fief simple (par. 45‑46; Mainville, p. 106). La Cour a donc affirmé que les principes qui sous‑tendent les intérêts autochtones sur les terres sont fondamentalement différents des principes qui sous‑tendent le droit de l’expropriation (Osoyoos, par. 45). Celui‑ci vise les intérêts en fief simple sur les terres, et non les intérêts autochtones sui generis sur les terres. Bien que le droit de l’expropriation [traduction] « puisse servir de point de référence à partir duquel établir l’indemnité dans les cas d’atteintes justifiables aux droits autochtones ou aux droits issus de traités, [. . .] il ne peut servir de cadre juridique applicable dans de tels cas » (Mainville, p. 106). Le droit de l’expropriation n’est pas le cadre juridique approprié pour régir les manquements historiques à l’obligation de fiduciaire de la Couronne consistant à protéger l’intérêt d’une première nation dans des terres de réserve.
[106] Si les règles du droit de l’expropriation ne restreignent pas l’obligation de fiduciaire en l’espèce, rien ne permet d’affirmer que l’obligation du Canada de préserver l’intérêt de la LSFN dans toute la mesure possible doit exclure l’obligation d’obtenir une indemnité correspondant à la valeur des terres pour le projet. Compte tenu de l’intérêt sui generis de la LSFN dans les terres de réserve et des répercussions sur celle‑ci, le Canada avait plutôt clairement l’obligation d’obtenir la pleine valeur potentielle des terres pour la LSFN. À cette fin, l’utilisation optimale des terres au moment du manquement était manifestement l’utilisation prévue des terres pour le stockage des eaux en vue de la production d’hydroélectricité.
[107] Il ne fait aucun doute que la nature de l’intérêt touché dans la présente affaire revêt une importance fondamentale pour la LSFN et est au cœur de sa relation avec la Couronne. Il s’agit d’un intérêt quasi propriétal dans 11 304 acres de terres de réserve qui ont été mises de côté aux fins d’usage collectif par la LSFN en échange de terres traditionnelles qu’elle a cédées dans le Traité no 3. L’emplacement de la réserve a été établi en consultation avec la LSFN. Les terres ont été choisies en raison de leur importance économique, culturelle et spirituelle pour ses membres. Elles leur permettaient de maintenir leur mode de vie, et la proximité du lac Seul était particulièrement importante. Les aires riveraines — les aires qui ont été inondées — revêtaient aussi une importance particulière pour la LSFN. C’est là que ses membres chassaient, trappaient, pêchaient et cultivaient du riz sauvage, qu’ils bâtissaient leurs maisons et qu’ils faisaient leurs jardins.
[108] L’application des principes d’expropriation est également inappropriée compte tenu des répercussions considérables qu’aurait le projet sur la LSFN, dont le Canada était au courant. En l’espèce, le Canada savait tôt dans le processus de mise en œuvre du projet que les répercussions seraient catastrophiques. Comme l’a mentionné le juge de première instance, le superviseur local du gouvernement avait fait remarquer à l’époque que la réserve serait « ruinée aux fins pour lesquelles elle a[vait] été mise de côté » (motifs de première instance, par. 156). Cette affirmation a été suivie de nombreux avertissements sur les répercussions de l’inondation, et celles‑ci se sont finalement révélées aussi graves que ce que l’on craignait. Après l’élévation du niveau de l’eau, 11 304 acres de la réserve étaient inondées et inutilisables de façon permanente. Les zones inondées étaient les zones les plus importantes de la réserve — les terres riveraines —, lesquelles étaient au cœur de la vie de la Première Nation. Le projet a causé des dommages « considérables » à la réserve (par. 152, citant d.a. suppl., vol. LII, p. 316), et M. Bury a compris à l’époque ce qui était attendu du Canada compte tenu des répercussions considérables : une « . . . indemnité pécuniaire généreuse » (par. 156).
[109] La nature de l’intérêt et les répercussions sur la première nation seront toujours utiles lors de l’évaluation de l’indemnité appropriée pour l’utilisation de ses terres de réserve. Comme une première nation doit donner son consentement lors d’une cession négociée, il va sans dire que ses membres tiendront compte de l’intérêt qu’ils cèdent et des répercussions sur leur communauté. Le Canada doit également prendre en considération ces facteurs dans le cadre de son obligation de protéger la première nation contre un marché inconsidéré. De même, lorsque le Canada procède à une appropriation, il a l’obligation, à titre de fiduciaire, de tenir compte à la fois de la nature de l’intérêt et des répercussions de l’appropriation sur la première nation pour juger de la façon de porter le moins possible atteinte à l’intérêt protégé.
[110] Bien que l’expropriation conforme à la loi représente le droit minimal, cela ne signifie pas que la valeur de l’indemnité en equity excédera toujours celle accordée dans le cas d’une expropriation comparable de terres en fief simple. Toutefois, le Canada ne peut jamais procéder de la même manière que dans le cas d’une expropriation de terres en fief simple. Il doit toujours tenir la première nation au courant, tenter de négocier une cession avant de procéder à une expropriation et s’assurer que l’indemnité tient compte de la nature de l’intérêt et des répercussions sur la communauté.
(4) Résumé des obligations fiduciaires
[111] Par conséquent, la description par le juge de première instance des obligations fiduciaires dans la présente affaire reposait sur sa conception étroite du pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 48. Même si 11 304 acres, ou 17 p. 100 de la réserve, étaient inondées, le juge de première instance a conclu que l’art. 48 permettait au Canada de s’approprier les terres en contrepartie d’une indemnité correspondant à sa valeur selon le droit de l’expropriation — sans égard à la valeur des terres pour le projet — et que l’obligation de fiduciaire n’exigeait rien de plus, et ce, malgré le fait que le Canada avait été averti que la réserve serait « ruinée aux fins pour lesquelles elle a[vait] été mise de côté ». Je ne suis pas de cet avis. L’obligation de fiduciaire met la barre plus haut que le droit de l’expropriation en raison de l’intérêt sui generis de la LSFN dans les terres de réserve et des répercussions considérables sur celle‑ci.
[112] Le Canada aurait d’abord dû tenter de négocier une cession. Compte tenu des obligations fiduciaires du Canada consistant à préserver l’intérêt quasi propriétal de la LSFN, promouvoir son meilleur intérêt et la protéger contre un marché inconsidéré, celui‑ci devait s’assurer d’obtenir l’indemnité la plus élevée possible. L’intérêt de la LSFN dans les terres de réserve comprenait aussi un intérêt dans leur utilisation future — soit comme terres pour la production d’hydroélectricité. Le Canada devait obtenir une indemnité qui tenait compte de cette valeur si le projet devait être réalisé, et le fait que les terres étaient requises pour un ouvrage public n’y changeait rien.
[113] Si les négociations visant la cession des terres par la LSFN conformément à l’art. 50 de la Loi des Indiens avaient échoué, le Canada aurait pu procéder à une appropriation en vertu de l’art. 48. Toutefois, compte tenu des répercussions de l’inondation sur la LSFN, le Cabinet aurait dû sérieusement songer à la façon d’exécuter l’obligation de fiduciaire du Canada dans le contexte d’une expropriation. Dans une note de mai 1929, M. Bury avait proposé que des droits de piégeage exclusifs soient attribués à la LSFN, au moins pour un certain temps, alors que le surintendant général adjoint avait proposé d’attribuer des terres de chasse et de pêche à un autre endroit. Le Cabinet aurait pu décider, par exemple, de mettre de côté des terres de réserve ou des droits de pêche ou de récolte supplémentaires pour la LSFN en plus de lui accorder une indemnité pécuniaire. Même dans le cadre d’une expropriation, le Canada devait préserver l’intérêt de la LSFN dans les terres dans toute la mesure possible et aurait dû obtenir pour elle une indemnité qui tenait compte de la nature de son intérêt, des répercussions sur la communauté et de la valeur des terres pour le projet.
[114] En somme, le juge de première instance a eu raison de conclure que les obligations fiduciaires qu’avait le Canada envers la LSFN comprenaient un devoir de loyauté et de bonne foi; un devoir de communiquer l’intégralité de l’information à la LSFN et de la consulter; un devoir d’user de prudence ordinaire dans le meilleur intérêt de la LSFN; et un devoir de préserver l’intérêt propriétal de la LSFN dans la réserve et de le protéger contre l’exploitation. Si le Canada avait voulu obtenir une cession négociée, il lui aurait fallu promouvoir le meilleur intérêt de la LSFN et la protéger contre un marché inconsidéré. Lors d’une expropriation, le Canada devait également porter le moins possible atteinte à l’intérêt protégé. Toutefois, l’application des principes d’expropriation ne satisfait pas à l’obligation de préserver l’intérêt sui generis de la LSFN dans la réserve et de le protéger. Compte tenu de la nature de l’intérêt et du préjudice subi par la LSFN, le Canada avait plutôt l’obligation de négocier en vue d’obtenir une indemnité tenant compte de ces répercussions et de la valeur des terres pour leur utilisation prévue — soit la production d’hydroélectricité. Il aurait dû négocier la meilleure indemnité possible. Le Canada a manqué à cette obligation.
(3) La perte
[115] La valeur de la perte découle de la nature du manquement et des obligations dont le fiduciaire aurait dû s’acquitter. L’évaluation de la perte doit rendre compte de l’obligation qu’avait le Canada de négocier une indemnité en fonction du meilleur prix qui pouvait être obtenu pour l’utilisation des terres aux fins de production d’hydroélectricité.
[116] En l’espèce, le juge de première instance a évalué les terres en tant que terres boisées et riveraines. Son évaluation de l’indemnité en equity découle de sa conclusion que la Loi des Indiens permettait l’expropriation et que le Canada aurait vraisemblablement versé une indemnité au titre du droit de l’expropriation, excluant la valeur des terres utilisées aux fins du stockage des eaux pour le projet lui‑même. Cette conclusion incorrecte est à la base du rejet par le juge de première instance des méthodes d’évaluation que proposait l’appelant au procès.
[117] Au procès, l’appelant s’est principalement appuyé sur l’hypothèse d’une entente de partage des bénéfices comme étant la meilleure évaluation, mais ses experts ont également présenté d’autres modèles pour évaluer la perte de la possibilité, notamment des ententes contemporaines conclues avec une autre première nation. Les experts du Canada ont présenté des éléments de preuve concernant la valeur d’expropriation. Le juge de première instance a rejeté toute évaluation supérieure à celle d’une servitude de submergement hypothétique sur la base de la valeur limitée que les règles du droit de l’expropriation auraient permise.
[118] J’ai déjà conclu qu’en l’espèce, l’indemnité en equity aurait dû être évaluée compte tenu du fait que le Canada avait l’obligation de négocier en vue d’obtenir la meilleure indemnité possible eu égard à la valeur des terres pour le projet. Il s’agit donc d’établir la façon de déterminer cette valeur.
(1) Application des principes d’indemnisation en equity
[119] Avant d’examiner la façon d’évaluer la perte de la possibilité de la LSFN, il est nécessaire de clarifier la manière dont s’appliquent les principes d’indemnisation en equity dans le présent pourvoi.
[120] Tout d’abord, à mon avis, le juge de première instance a eu raison d’évaluer l’indemnité à la lumière de ce qui se serait passé au moment du manquement si le Canada s’était acquitté de son obligation de fiduciaire. Contrairement à l’affaire Guerin, il ne s’agit pas d’une affaire où le demandeur propose d’autres utilisations plus avantageuses des terres que celle qui en avait été faite. L’appelant fait plutôt valoir que les terres devaient être évaluées en fonction de leur utilisation réelle en tant que terres inondées pour la production d’hydroélectricité et qu’il s’agit de l’utilisation la plus profitable. Autrement dit, la perte correspond à la perte de la possibilité de négocier une indemnité pour l’utilisation des terres aux fins de production d’hydroélectricité, et non à la perte de la possibilité de faire d’autres utilisations des terres depuis 1929. En raison de la présomption de l’utilisation optimale, il peut y avoir des cas où une première nation sollicite une indemnité pour d’autres utilisations valables, même lorsqu’il était inévitable que les terres soient utilisées pour un ouvrage public. Toutefois, en l’espèce, l’accent est mis sur l’utilisation réelle des terres.
[121] Deux possibilités s’offraient au Canada : négocier une cession en vertu de l’art. 51 ou procéder à une appropriation en vertu de l’art. 48. Le Canada admet qu’en l’espèce, la possibilité perdue comprend la possibilité de négocier une cession. De même, le juge de première instance a reconnu que le Canada aurait dû tenter de négocier une cession avant de procéder à une appropriation (par. 322). À mon avis, l’indemnité en equity devrait être évaluée en fonction d’une cession négociée, laquelle correspond davantage à la nature du manquement, qui comprenait le fait de ne pas avoir tenu la LSFN informée et de ne pas avoir empêché la réalisation du projet jusqu’à l’issue des négociations sur l’indemnité. Comme le juge Rowe l’a récemment souligné dans un contexte différent, la négociation peut favoriser la réconciliation (Desautel, par. 87‑91). L’indemnisation était fondée sur des accords négociés avec des parties non autochtones, notamment la Compagnie de la Baie d’Hudson et la Société missionnaire de l’Église anglicane, même si le Canada et l’Ontario n’avaient aucune obligation de fiduciaire envers ces dernières.
[122] La présomption de l’utilisation la plus avantageuse et de la méthode comptable la plus profitable fait par ailleurs en sorte que l’indemnité en equity soit axée sur une négociation fructueuse en l’espèce. La présomption met l’accent sur les choix dont disposerait le bénéficiaire dans un scénario où il n’y aurait pas eu manquement, conservant ainsi le lien de causalité. Par exemple, en equity, il est présumé que le bénéficiaire aurait vendu les titres au meilleur prix ou aurait aménagé les terres de la façon la plus avantageuse possible (Guerin, p. 362). En l’espèce, le Canada aurait dû négocier la meilleure indemnité possible pour la LSFN, ce qui dans le cas qui nous occupe correspondait à la valeur des terres pour le projet, sans les restrictions du droit de l’expropriation. En equity, on peut présumer que la LSFN aurait accepté une entente négociée au meilleur prix que la Couronne aurait pu obtenir de façon réaliste à l’époque. Le juge de première instance doit néanmoins déterminer la valeur optimale que l’on pouvait réalistement attribuer aux terres visées par le projet en 1929. Comme je l’expliquerai plus loin, cette valeur de l’indemnité que le Canada aurait dû négocier pour la LSFN n’est pas déterminée en fonction d’une présomption en matière de preuve. Elle est fondée sur des éléments de preuve dont disposait le juge de première instance, comme des accords comparables conclus avec une autre première nation.
[123] Comme l’a souligné à juste titre le juge de première instance, une indemnité en equity est une mesure de redressement discrétionnaire qui est évaluée, et non calculée de façon précise (par. 465, citant Whitefish Lake, par. 90). Il est peu probable que le juge de première instance puisse recréer avec une précision mathématique ce qui se serait passé près d’un siècle plus tôt si le Canada s’était acquitté de son obligation. Souvent, le juge de première instance devra plutôt effectuer une évaluation globale de la possibilité perdue, et cette évaluation doit être réaliste. Pour ce faire, il lui faudra bien souvent évaluer divers indicateurs ou hypothèses relativement à cette valeur.
[124] À mon avis, le bénéfice de la rétrospective est aussi d’application restreinte dans la présente affaire, comme l’a fait remarquer la juge Gleason (motifs de la C.A., par. 60). Bénéficier de la rétrospective signifie simplement que la prévisibilité ne limite pas l’indemnité en equity (Canson, p. 555). À titre d’exemple, le bénéfice de la rétrospective serait très pertinent si le juge de première instance avait déterminé que la possibilité perdue comprenait la possibilité d’obtenir une participation financière dans le projet si le Canada s’était acquitté de ses obligations. Tout comme dans l’arrêt Guerin, une telle participation serait évaluée à la date du procès en fonction des faits alors connus — comme l’aménagement d’autres sites hydroélectriques — qui n’étaient pas prévisibles au moment du manquement, mais qui auraient manifestement une incidence sur la valeur d’une participation dans le projet. Toutefois, le bénéfice de la rétrospective ne contribue pas à établir si une participation financière fait d’emblée partie de la possibilité perdue. Encore une fois, le juge de première instance doit s’appuyer sur les éléments de preuve afin d’évaluer la valeur des terres pour le projet au moment du manquement.
[125] Enfin, l’appelant soutient que le Canada a une obligation fiduciaire continue à l’égard des terres de réserve, car les terres n’ont jamais été prises conformément à la loi et que l’utilisation qu’en a faite le tiers ne peut être annulée. Pour l’appelant, le fait que les terres ont été inondées sans autorisation légale semble être pertinent en vue de l’évaluation de l’indemnité en equity, car cela signifie que le caractère continu du manquement doit aussi donner lieu à une indemnité.
[126] Je conviens que le Canada a une obligation fiduciaire continue à l’égard des terres de réserve. Cependant, à mon avis, qualifier le manquement de continu n’influe pas sur l’évaluation de l’indemnité de la façon dont le suggère l’appelant. En equity, l’aspect continu d’un manquement est pris en compte de plusieurs manières. Correctement interprétés, les présomptions de l’utilisation la plus avantageuse et le bénéfice de la rétrospective rendent compte de l’aspect continu de la perte de possibilité. Par exemple, si le bénéficiaire est privé de la possibilité de faire une autre utilisation d’un intérêt, cet intérêt est déjà considéré, en equity, comme étant de nouveau entre les mains du bénéficiaire, puis l’utilisation la plus avantageuse qu’aurait pu en faire le bénéficiaire entre le moment du manquement et le procès est prise en considération. Cette interprétation est expliquée dans la décision Re Dawson, p. 406, et adoptée par la juge Wilson dans l’arrêt Guerin, p. 361‑362 :
[traduction] L’obligation de restituer au patrimoine les biens dont il l’a privé sous‑entend nécessairement que, si une indemnité pécuniaire doit être versée au lieu de restituer des biens, cette indemnité doit être évaluée en fonction de la valeur des biens au moment de la restitution et non au moment de leur perte. En ce sens, l’obligation est permanente et, d’ordinaire, si pour une raison quelconque les biens ne sont pas restitués en nature, leur évaluation se fait en fonction du moment où la restitution doit être effectuée et pas avant. [Je souligne.]
[127] Se concentrer sur la légalité de l’appropriation ne changerait pas l’analyse de la valeur de la possibilité perdue de la LSFN, non plus qu’elle la faciliterait. La question centrale demeure : comment apprécier la perte de possibilité du demandeur à la lumière du manquement? La perte de possibilité en cause dans la présente affaire réside dans la possibilité de négocier une cession qui correspond à la valeur optimale des terres, soit leur utilisation prévue en vue de la production d’hydroélectricité. Voilà l’obligation dont le Canada ne s’est pas acquitté. Le fait que celui‑ci a également manqué à son obligation de respecter les dispositions de la Loi des Indiens ne change finalement pas la valeur de cette perte de possibilité.
[128] Cela ne veut pas dire que la légalité de l’appropriation ne devrait pas influer sur l’évaluation de l’indemnité en equity. Une telle indemnité doit satisfaire aux objectifs de dissuasion de l’equity. Dans le présent contexte, l’effet dissuasif vise l’objectif fondamental de réconciliation et préserve l’honneur de la Couronne. La légalité de l’appropriation pourrait permettre d’établir si l’indemnité — en plus de compenser la valeur de la perte de possibilité — remplit la fonction de dissuasion de l’equity.
[129] En conclusion, la LSFN a le droit d’être indemnisée de la perte de la possibilité de négocier une cession des terres inondées en fonction de leur valeur pour la production d’hydroélectricité. Le juge de première instance doit ainsi supposer que le projet aurait été réalisé et que le Canada se serait acquitté de son obligation fiduciaire à l’époque en s’assurant d’obtenir la meilleure indemnité possible pour la LSFN en fonction de la valeur des terres pour le projet.
(2) Évaluation de la perte de possibilité
[130] Il reste à déterminer comment évaluer l’indemnité en fonction de la perte de la possibilité de négocier une cession correspondant à la valeur des terres pour le projet. Pour évaluer la perte de possibilité, le juge de première instance doit supposer que le Canada s’est acquitté des obligations fiduciaires auxquelles il est tenu dans le cas d’une cession négociée, notamment celles de tenir la LSFN informée, de favoriser le meilleur intérêt de la LSFN et de la protéger contre un marché inconsidéré.
[131] L’appelant fait valoir qu’étant donné que nous savons quelle utilisation a été faite des terres, il ne convenait pas que le juge de première instance tienne compte d’une cession ou d’une expropriation hypothétique pour déterminer la valeur de cette utilisation. Je ne peux souscrire à ce point de vue. Bien qu’il n’y ait qu’une seule utilisation des terres proposée, le juge de première instance doit quand même décider comment évaluer cette utilisation, et celle‑ci doit avoir un lien causal avec le manquement du Canada à ses obligations. Comme la LSFN doit recevoir une indemnité correspondant à la valeur des terres pour le projet, le juge de première instance, en tenant pour acquis que le projet allait être réalisé, doit se demander comment le Canada aurait pu s’acquitter de son obligation. L’erreur qu’a commise le juge de première instance dans ses motifs n’est pas d’avoir tenu compte d’hypothèses pour évaluer la perte de possibilité, mais plutôt de s’être appuyé sur une expropriation hypothétique qui n’aurait pas permis au Canada de s’acquitter de ses obligations fiduciaires.
[132] Le juge de première instance doit tenir compte de toutes les incertitudes ou éventualités réalistes lorsqu’il apprécie la preuve concernant la valeur des terres dans une cession négociée. L’idée de tenir compte d’éventualités réalistes, qui a été acceptée par notre Cour dans l’arrêt Guerin, renforce simplement le principe que la perte doit être effectivement causée par le manquement. Le juge de première instance doit être convaincu que la possibilité perdue représente ce qui aurait pu se produire si le Canada s’était acquitté de ses obligations. Cela ne veut pas dire, comme le laisse entendre le Canada, que les obligations fiduciaires elles‑mêmes peuvent être définies en fonction de ce qui se serait réalistement passé. Les obligations fiduciaires doivent toujours être définies en premier, et le juge de première instance évalue ensuite les issues raisonnables, ou réalistes, à la lumière de ces obligations. Comme l’a fait observer à juste titre la juge Gleason, le juge de première instance doit prendre en considération les « événements qui auraient pu survenir n’eût été le manquement à l’obligation fiduciaire, et qui auraient pu faire augmenter (ou diminuer) la valeur de ce qu’a perdu le bénéficiaire à la suite du manquement » (motifs de la C.A., par. 82).
[133] Au procès, l’appelant a présenté en preuve les accords conclus dans le cadre des projets des chutes Kananaskis, qui montraient que des négociations menées à l’occasion de projets comparables avaient donné lieu à une indemnité substantielle établie en « fonction de [l’]utilité [des terres] pour la production d’énergie ». Le juge de première instance a rejeté ces éléments de preuve et n’a pas évalué la valeur de la perte de la possibilité de négocier.
[134] Selon moi, la preuve tirée des projets des chutes Kananaskis était pertinente pour l’évaluation de la perte en l’espèce. Le juge de première instance l’a écartée en s’appuyant sur un facteur : Calgary Power ne pouvait pas exproprier les terres pour les projets des chutes Kananaskis, alors que le Canada pouvait exproprier les terres pour le projet dont il est question en l’espèce. Toutefois, ce facteur n’est pas déterminant. Ce qui est pertinent, c’est que le Canada, le fiduciaire, avait l’obligation d’obtenir la meilleure valeur pour l’utilisation prévue des terres, malgré son pouvoir légal de les exproprier. En ce qui a trait aux projets des chutes Kananaskis, le Canada avait insisté pour que Calgary Power négocie avec la Première Nation des accords reflétant la valeur de ses terres pour le projet. Dans le cas du projet qui nous intéresse, le Canada ne l’a pas fait.
[135] Le Canada soutient que la Cour devrait s’en remettre aux conclusions tirées par le juge de première instance au sujet des projets des chutes Kananaskis. Toutefois, outre la conclusion de droit portant que le Canada n’avait aucune obligation légale de verser une indemnité supérieure à la valeur d’expropriation, les conclusions de fait du juge de première instance appuient le point de vue selon lequel les projets des chutes Kananaskis étaient pertinents pour l’évaluation des terres inondées en cause.
[136] Au procès, l’appelant a présenté des éléments de preuve concernant l’indemnité que le Canada avait négociée au nom de la Première Nation de Stoney pour les projets des chutes Kananaskis :
• Chutes Horseshoe, 1909 : Calgary Power a acheté 1 000 acres, au coût de 10 $ l’acre, en plus de conclure un bail à perpétuité pour la somme de 1 500 $ par année;
• Chutes Kananaskis, 1914 : La valeur des terres avant le projet variait entre 5 et 7 $ l’acre, mais le Canada avait demandé soit un paiement de 320 à 360 $ l’acre, sous forme d’indemnité unique, ou un loyer annuel en plus de 60 à 90 $ l’acre à titre d’indemnité unique afin de refléter la valeur des terres pour le projet. Il s’agit d’une prime très importante par rapport à la valeur de l’utilisation traditionnelle des terres. Calgary Power a finalement accepté de payer la somme de 9 000 $ pour 93,85 acres (95,90 $ l’acre), en plus de la somme de 1 500 $ annuellement;
• Rivière Ghost, 1929 : Calgary Power a accepté de payer la somme de 21 200 $ pour 1 324,3 acres de terres (16 $ l’acre), en plus de 50 p. 100 de l’énergie hydroélectrique en tant que frais de location.
[137] Le juge de première instance a tiré trois conclusions pertinentes à partir de ces projets : 1) les avantages de l’énergie hydroélectrique pour la Première Nation ont été déterminés en fonction de l’emplacement du barrage, et non des terres submergées pour créer le réservoir; 2) un prix unique fixe par acre de terres inondées a été attribué en guise d’indemnité; et 3) la valeur des terres inondées n’était pas fondée sur leur valeur agricole, mais sur « leur utilité pour l’exploitation énergétique » (par. 345). En s’appuyant sur ces conclusions, le juge de première instance a déterminé que la LSFN aurait reçu une indemnité unique car l’emplacement hydraulique n’était pas situé dans la réserve. Cependant, lorsque le juge de première instance a établi la valeur de cette indemnité, il n’a pas accordé de paiement compensant la valeur des terres pour le projet pour une seule raison : le Canada pouvait exproprier les terres de la LSFN, et n’était tenu à rien de plus. Cette approche est contraire à celle adoptée dans le cas des chutes Kananaskis, où le Canada a cherché à obtenir une indemnité pour la « valeur considérable » des terres inondées en lien avec la production d’hydroélectricité. Sauf cette erreur, les conclusions du juge de première instance établissaient que les terres inondées avaient été évaluées en fonction de leur utilité pour le projet.
[138] De toute évidence, ces accords fournissent des éléments de preuve historique pertinents qui montrent à quel point il peut être justifié d’accorder une prime à la valeur des terres non aménagées en l’espèce. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucun élément qui permette d’écarter les divers accords conclus dans le cadre des projets des chutes Kananaskis parce qu’ils se rapportent à l’évaluation de la perte causée par le défaut du Canada de négocier. Il appartient au juge de première instance de déterminer en quoi les différences dans l’emplacement du barrage, la quantité de terres visées ou la nature des répercussions sur la première nation peuvent influer sur la valeur des terres aux fins d’inondation. En l’espèce, le juge de première instance a estimé que la preuve tirée des projets des chutes Kananaskis ne permettait pas de conclure à l’existence d’une entente de location annuelle pour la LSFN parce que l’emplacement hydraulique n’était pas situé dans la réserve. Toutefois, pour évaluer la perte de la possibilité de négocier, le juge de première instance doit tenir compte de tous les facteurs qui distingueraient les projets des chutes Kananaskis du présent projet, notamment le fait que la LSFN fournissait une quantité de terres beaucoup plus importante que la Première Nation de Stoney.
[139] Le juge de première instance disposait d’autres indicateurs pour déterminer la valeur des terres pour le projet. Par exemple, la LSFN a présenté des éléments de preuve concernant la valeur d’un bail foncier. Selon ce modèle, l’expert de la LSFN, Arthur J. Hosios, a évalué la perte de possibilité en supposant que les terres inondées avaient été louées à des taux comparables à ceux qui s’appliquaient à des terres visées par le Traité no 3 depuis le moment du manquement. Suivant le modèle du bail foncier, les terres inondées auraient été louées au prix de 1,97 $ l’acre dès 1929. Rajusté uniquement pour tenir compte de l’inflation, ce taux donnait une valeur de 149 023 172 $ au moment du procès (même si le modèle supposait une superficie de 14 891 acres de terres inondées au lieu de 11 304 acres, comme il en avait été convenu au procès). À tout le moins, ces valeurs auraient pu influer sur le pouvoir du Canada de négocier au nom de la LSFN. Le juge de première instance pouvait également tenir compte de la preuve provenant des accords ultérieurs dans lesquels le Canada s’acquittait manifestement de ses obligations à titre de fiduciaire.
[140] Le juge de première instance aurait aussi dû accorder l’importance qui convenait à la preuve concernant les répercussions sur la communauté et au point de vue de la LSFN. Les répercussions sur la Première Nation et l’importance des terres pour celle‑ci sont manifestement des facteurs pertinents dans le cadre d’une cession négociée. Les négociations ne sont pas unilatérales et il est important de tenir compte du point de vue de la LSFN. De plus, si l’on suppose que le Canada s’était acquitté de ses obligations fiduciaires, la LSFN aurait pu participer aux négociations en étant parfaitement au courant de la valeur importante qu’avaient ses terres pour ce projet, ainsi que des répercussions que celui‑ci pouvait avoir sur ses communautés.
[141] Le Canada soutient que, même s’il avait eu l’obligation de négocier la valeur des terres pour le projet, il serait inapproprié d’indemniser la LSFN sur cette base puisque rien ne prouve que l’Ontario ou le Manitoba aurait été prêt à payer plus que la valeur d’expropriation. Dans cette optique, toute indemnité supérieure à la valeur établie selon les principes d’expropriation ne découle pas du manquement et ne représente pas une occasion qu’a perdue la LSFN.
[142] Je ne suis pas de cet avis. La LSFN ne peut pas prouver de façon certaine le montant de l’indemnité que l’Ontario, le Manitoba ou le Canada aurait accepté de payer en 1929 si le Canada avait clairement indiqué que le projet serait reporté tant que la question de l’indemnisation ne serait pas réglée. La LSFN ne peut pas prouver l’indemnité qui aurait pu être négociée précisément parce que le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire. Les projets des chutes Kananaskis, les paramètres économiques fondamentaux du projet ainsi que le bénéfice que les provinces prévoyaient tirer du projet pouvaient constituer des éléments de preuve supplémentaires utiles pour déterminer le montant de l’indemnité que l’Ontario ou le Manitoba aurait accepté de payer. Au procès, la LSFN a présenté des éléments de preuve montrant à quel point le projet était rentable ainsi que les avantages économiques incroyables qu’en ont tirés l’Ontario et le Manitoba. Il ressort de la preuve que les parties étaient très motivées à mener ce projet à terme et à en tirer des avantages économiques. Par exemple, dans les années 1930, le Canada a consacré plus de 850 000$ à un projet de déboisement — qui n’a pas abouti — dans le but de faire avancer le projet et de sortir de l’impasse dans laquelle il se trouvait avec l’Ontario.
[143] Par conséquent, l’indemnité en equity doit refléter l’obligation du Canada de s’assurer que la LSFN reçoive une indemnité correspondant à la valeur des terres pour le projet, compte tenu de la nature de l’intérêt en cause et des répercussions sur la LSFN. Le juge de première instance aurait dû considérer les projets des chutes Kananaskis et les autres éléments de preuve présentés au procès comme des indicateurs pertinents relativement à la valeur de cette prime. Au procès, le juge de première instance disposait également d’éléments de preuve concernant des accords qui avaient été conclus avec une autre première nation.
[144] Après avoir évalué la perte de possibilité, le juge de première instance doit décider si la nouvelle indemnité totale est suffisante pour satisfaire à la fonction de dissuasion de l’equity (Hodgkinson, p. 453). La dissuasion revêt une importance particulière en l’espèce, car le fait de dissuader la Couronne de manquer à son obligation fiduciaire l’encourage à agir honorablement et l’oriente vers l’objectif continu de réconciliation. Comme l’a affirmé la Cour dans l’arrêt Williams Lake, le juste règlement des revendications découlant de l’omission de la Couronne de s’acquitter de ses obligations est essentiel au processus de réconciliation (par. 2). Compte tenu des faits de la présente affaire, notamment la conduite « inexplicable » du Canada, du fait que les terres n’ont jamais été légalement cédées ou prises et du préjudice considérable subi par la LSFN, le juge de première instance doit bien examiner la question de savoir si l’indemnité totale aura un effet dissuasif efficace, reflétant ainsi le principe de l’honneur de la Couronne et l’objectif de réconciliation.
[145] En conclusion, l’évaluation de la perte de possibilité était viciée car elle était fondée sur une vision erronée de ce qu’exigeait l’obligation de fiduciaire. En établissant le montant de la perte en fonction du droit de l’expropriation, le juge de première instance n’a pas pris en compte l’obligation fiduciaire de négocier une indemnité tenant compte de l’intérêt de la LSFN dans les terres de réserve, des répercussions sur la communauté et de la valeur des terres compte tenu de leur utilisation projetée pour le stockage de l’eau en vue de la production d’hydroélectricité. Par conséquent, la valeur des terres inondées doit être réévaluée. L’évaluation qu’a faite le juge de première instance des autres pertes n’a pas été contestée dans le cadre du présent pourvoi. De même, je n’ai rien à redire quant à la manière dont il a actualisé la valeur des pertes historiques.
IV. Conclusion
[146] En l’espèce, une servitude de submergement hypothétique de 1,29 $ l’acre n’est pas une mesure d’indemnisation appropriée, car elle ne reflète pas la valeur des terres pour le projet. Cette évaluation n’a été effectuée que sur la base de la conclusion portant que puisque le projet était un ouvrage public et que le Canada aurait pu exproprier les terres, celui‑ci n’avait pas à obtenir pour la LSFN une indemnité qui tienne compte de la valeur de ses terres pour le projet. Je ne suis pas de cet avis. Comme je l’ai expliqué, cette approche est incompatible avec la nature unique de l’intérêt autochtone dans les terres de réserve et les répercussions dévastatrices de l’inondation sur la LSFN. Elle ne reflète pas le principe de l’honneur de la Couronne, non plus qu’elle ne sert l’objectif global de réconciliation. La LSFN a droit à une indemnité en equity pour la perte de la possibilité de négocier un accord qui reflète la valeur des terres pour le projet de production d’hydroélectricité.
[147] L’indemnité en equity accordée doit faire l’objet d’une nouvelle évaluation conformément aux présents motifs. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, avec dépens en faveur de l’appelant devant toutes les cours, d’annuler le jugement de la Cour d’appel et l’octroi par le juge de première instance de dommages‑intérêts en equity, et de renvoyer la question au tribunal de première instance en vue d’une nouvelle évaluation.
Version française des motifs rendus par
La juge Côté —
[148] Le Canada a manqué à son obligation fiduciaire envers la Lac Seul First Nation (« LSFN ») lorsqu’il a permis, pour les besoins d’un projet hydroélectrique achevé en 1929 (« projet »), l’inondation illégale des terres de sa réserve sur une surface de plus de 11 000 acres (ou environ 4575 hectares). L’inondation a eu des effets dévastateurs sur la LSFN, qui s’est vue privée complètement de l’usage et des bénéfices d’une grande partie de sa réserve. Le Canada n’a pas obtenu le droit d’inonder les terres par l’une ou l’autre des deux voies que prévoyait la Loi des Indiens, S.R.C. 1927, c. 98, dans sa version en vigueur en 1929 : il n’a pas cherché à obtenir le consentement de la LSFN pour qu’elle cède ses terres et il n’a pas non plus exproprié les terres.
[149] Aucune des parties au présent pourvoi ne remet cela en question. Le Canada admet avoir manqué à son obligation fiduciaire et reconnaît à juste titre avoir autrefois traité les appelants d’une façon « inexplicable ». La question est donc celle de savoir comment indemniser les appelants des préjudices qu’ils ont subis en raison du manquement du Canada, d’une manière qui respecte les principes établis d’indemnisation en equity. Les appelants contestent le fondement sur lequel le juge de première instance s’est appuyé pour calculer un aspect de l’indemnité en equity qu’il a accordée, soit la valeur attribuée aux terres inondées (2017 CF 906, 74 C.L.R. (4th) 136). Le Canada soutient que, dans la mesure où une indemnité pécuniaire peut permettre d’atteindre cet objectif, le montant accordé par le juge de première instance pour la juste valeur marchande des terres inondées, combiné à l’indemnité pour les pertes non calculables, constitue une compensation équitable et raisonnable pour les pertes subies par les appelants.
[150] Les juges majoritaires et la juge dissidente de la Cour d’appel fédérale furent entièrement d’accord sur deux points (2019 CAF 171, [2020] 1 R.C.F. 745). D’abord, la Cour d’appel a conclu à l’unanimité que le juge de première instance avait eu raison de juger que rien ne justifiait d’accorder une indemnité pour la perte de l’opportunité de négocier une entente de partage des bénéfices. Elle a également estimé que le juge de première instance n’avait pas commis d’erreur manifeste et déterminante en concluant que la situation du lac Seul n’était pas comparable à d’autres situations de partage des bénéfices sur lesquelles se fondaient les appelants. Ensuite, en ce qui concerne les conclusions du juge de première instance quant à l’octroi d’une indemnité unique pour la perte des terres inondées, la Cour d’appel a estimé qu’aucune erreur de droit ni aucune erreur manifeste et déterminante n’entachait la conclusion selon laquelle le Canada n’aurait pas payé plus que la juste valeur marchande de 1,29 $ l’acre s’il avait exproprié les terres inondées en 1929. Le seul point de désaccord entre les juges majoritaires et la juge dissidente concernait le deuxième argument invoqué par les appelants au sujet des conclusions tirées par le juge de première instance sur le versement d’une indemnité unique, à savoir que celui‑ci avait commis une erreur en établissant une distinction entre le projet d’aménagement des chutes Kananaskis (« projet Kananaskis ») et la situation du lac Seul.
[151] Cependant, mes collègues de la majorité vont plus loin que la Cour d’appel et semblent entreprendre une nouvelle analyse de l’indemnisation en equity. Ils ne souscrivent pas à l’évaluation de l’indemnité en equity faite par le juge de première instance, non pas en raison d’une erreur manifeste et déterminante qu’il aurait commise, mais parce que son évaluation ne concorde pas avec leur avis que la LSFN a droit à une indemnité en equity pour la perte de l’opportunité non pas de négocier de façon générale, mais plus précisément de négocier une entente reflétant la valeur des terres pour l’utilisation à des fins hydroélectriques.
[152] La valeur de l’indemnité que le Canada aurait dû négocier pour la LSFN ne peut être établie en l’absence de toute preuve ou de tout fondement factuel, et l’on ne saurait reprocher au juge des faits de ne pas avoir tiré d’autres conclusions fondées sur une théorie de la cause avancée tardivement. Ce n’est pas la norme de contrôle applicable en appel. À mon avis, les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont conclu à juste titre qu’il n’y avait aucune raison de modifier l’évaluation de l’indemnité en equity faite par le juge de première instance. Comme je vais l’expliquer plus loin, le juge de première instance a évalué l’indemnité pour la valeur des terres inondées en 1929 sur la base d’un examen en profondeur des faits établis dans le dossier. Je ne vois aucune erreur révisable dans son analyse et je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
I. Norme de contrôle
[153] Bien que les juges majoritaires s’abstiennent dans une large mesure de discuter de la norme de contrôle applicable, les parties ont adopté des points de vue opposés concernant la norme applicable aux questions liées à l’évaluation de l’indemnité par le juge de première instance. Il convient donc de donner des indications claires sur ce point.
[154] Le contrôle en appel des dommages‑intérêts accordés doit être effectué conformément aux normes de contrôle énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Les appelants soutiennent qu’en l’espèce, les erreurs reprochées ont trait au fait que les juridictions inférieures n’ont pas correctement appliqué les principes juridiques qu’elles avaient cernés, de sorte que ces erreurs devraient être examinées selon la norme de la décision correcte. L’intimée affirme que les questions soulevées par les appelants sont des questions mixtes de fait et de droit, et qu’il n’y a pas de question de droit isolable à laquelle s’applique la norme de la décision correcte.
[155] Les deux parties invoquent le même passage de l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians c. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744, 87 O.R. (3d) 321, par. 28, mais l’intimée insiste sur la première partie de l’extrait et les appelants, sur la seconde :
[traduction] L’évaluation du montant des dommages‑intérêts ou de l’indemnité par le juge de première instance commande une grande déférence en appel. La juridiction d’appel ne devrait modifier cette évaluation que si elle est entachée d’une erreur de principe ou si elle est déraisonnablement élevée ou faible.
[156] La juge Wilson a tenu des propos semblables dans l’arrêt Guerin c. La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 335, p. 363 : « . . . je ne crois pas qu’il appartienne à cette Cour de modifier le montant des dommages‑intérêts accordés par le juge de première instance si on n’a pas démontré l’existence d’une erreur de principe dans [son] évaluation. [. . .] La tâche du juge de première instance n’était pas facile, mais je crois qu’il a “agi de son mieux”. . . »
[157] Par conséquent, la question à trancher est celle de savoir si l’évaluation est entachée d’une erreur révisable. Les appelants tentent de contourner cette norme exigeante en faisant valoir que les juridictions inférieures ont commis une erreur en [traduction] « déterminant la façon dont l’évaluation de l’indemnité en equity devait être effectuée », ce qui, selon eux, est une « question isolable de principe ou de droit pur assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte » (m.a., par. 72). Je ne partage pas leur avis. Non seulement la conclusion du juge de première instance portant que les appelants auraient dû être indemnisés au moyen d’un paiement unique en 1929 selon un modèle d’expropriation conforme à la Loi des Indiens n’est pas une erreur isolable, et n’est donc pas assujettie à la norme de la décision correcte, mais les appelants n’ont pas davantage établi quelles conclusions de fait particulières tirées par le juge de première instance constitueraient une erreur manifeste et déterminante.
[158] Suivant la norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit, « le rôle d’une cour d’appel ne consiste pas à réexaminer la preuve globalement et à tirer ses propres conclusions, mais simplement à s’assurer que les conclusions du juge du procès — y compris ses inférences juridiques — trouvent appui dans la preuve » (Modern Concept d’entretien inc. c. Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec, 2019 CSC 28, [2019] 2 R.C.S. 406, par. 69). « [L]es conclusions à tirer de la preuve p[euvent] varier en fonction du poids attribué à l’un ou l’autre des éléments qui la constituent et cette possibilité ne justifie pas d’infirmer les conclusions du juge des faits » (Nelson (City) c. Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 R.C.S. 138, par. 38). L’intervention en appel n’est pas justifiée en l’absence d’une « erreur qui est “évidente” et qui a eu une incidence sur le résultat » (par. 38, citant Housen, par. 6).
[159] Même si elle aurait pu tirer une conclusion différente, la juridiction d’appel ne peut infirmer la décision discrétionnaire du juge de première instance, à moins que ce dernier n’ait commis une erreur révisable. Comme le fait observer le juge Stratas dans l’arrêt Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344 :
Souvent, l’erreur manifeste et dominante est mieux définie par une description de ce qu’elle n’est pas. Si une cour d’appel avait carte blanche, elle pourrait pondérer différemment les éléments de preuve et parvenir à un résultat différent. Elle pourrait être portée à tirer des inférences différentes ou à voir des implications factuelles différentes dans les éléments de preuve. Mais ces choses, sans plus, n’équivalent pas à l’erreur manifeste et dominante. [par. 70]
[160] À mon avis, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur révisable. Les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont appliqué comme il se doit la norme de contrôle qui commande la déférence, et ont conclu qu’il n’y avait aucune raison de modifier les conclusions de fait tirées par le juge de première instance. Les erreurs reprochées soulevées devant notre Cour ont trait à des questions de fait et à des questions mixtes de fait et de droit, et les appelants n’ont pas démontré d’erreur manifeste et déterminante commise par le juge de première instance. Celui‑ci a correctement examiné et évalué la quantité volumineuse d’éléments de preuve. Ses inférences juridiques trouvent appui dans la preuve. Par conséquent, les appelants n’ont pas démontré qu’il existe une raison de modifier son évaluation.
II. Évaluation de l’indemnité en equity par le juge de première instance
[161] Les principes de l’indemnisation en equity, notamment l’importance particulière que revêt son effet dissuasif afin de favoriser l’objectif continu de réconciliation entre le Canada et les peuples autochtones, sont bien établis et ne sont pas en cause dans le présent pourvoi. C’est l’application de ces principes qui est en cause. Il est donc important de commencer en passant en revue l’évaluation du juge de première instance. Dans sa décision, celui‑ci a bien précisé que l’objectif de l’indemnisation en equity est de restituer au demandeur ce qu’il a perdu par suite du manquement à l’obligation fiduciaire, la perte étant une opportunité qui n’a pu se concrétiser en raison du manquement. Il faut évaluer cette perte en procédant à une analyse rétrospective, et non en se fondant sur des faits qui pourraient avoir été connus au moment du manquement ou sur ce qui aurait été raisonnablement prévisible. Lorsqu’ils évaluent la perte, les tribunaux doivent présumer que le demandeur aurait fait l’utilisation la plus avantageuse possible du bien en question et que le défendeur, n’eût été du manquement, se serait acquitté de ses obligations envers le demandeur conformément à la loi (motifs de première instance, par. 285).
[162] Le juge de première instance a appliqué ces principes établis, se reportant expressément au moment où le manquement a eu lieu en 1929 et, sur le fondement d’une analyse rétrospective et du dossier de preuve, il a déterminé la situation dans laquelle se seraient trouvés les appelants n’eût été du manquement. À la lumière de la preuve, le juge de première instance a conclu que, si le Canada avait agi conformément à la loi, il aurait pris les terres de réserve en 1929 au moyen de l’expropriation ou d’une cession (par. 358).
[163] Le juge de première instance a souligné l’importance du projet pour le public et a estimé qu’« [i]l n’existait aucune probabilité raisonnable que le projet soit annulé si la [LSFN] ou le ministère des Affaires indiennes avait refusé la submersion des terres » (par. 292 et 327; voir également les motifs de la C.A., par. 23 et 50, la juge Gleason, dissidente, mais non sur ce point). Ayant conclu que le projet et l’inondation en résultant se seraient produits au moment où ils sont survenus, le juge de première instance a supposé que le Canada aurait agi conformément à la loi s’il n’avait pas manqué à son obligation fiduciaire. Il a conclu que le Canada aurait alors soit obtenu la cession des terres de réserve devant être inondées comme le prévoyaient le Traité no 3 (1873) et les art. 50 et 51 de la Loi des Indiens, soit exproprié les terres nécessaires conformément au Traité no 3 et à l’art. 48 de la Loi des Indiens. Dans un cas comme dans l’autre, le Canada aurait indemnisé les appelants pour les terres inondées en 1929, année de la construction du barrage (motifs de première instance, par. 350‑371). Les parties acceptent cette conclusion (motifs de la C.A., par. 50).
[164] La preuve présentée au procès s’articulait essentiellement autour de deux concepts : l’existence d’une entente de partage des revenus ou des bénéfices et le versement d’une indemnité unique pour la perte des terres inondées. Le juge de première instance a rejeté l’entente de partage des bénéfices, parce que selon lui une telle entente était sans précédent, qu’elle ne cadrait pas avec les pratiques passées du Canada dans d’autres situations d’indemnisation relatives à des terres de réserve, et qu’il n’existait aucune preuve que les parties auraient été disposées à conclure une telle entente (par. 351‑357). La Cour d’appel fédérale a confirmé à l’unanimité cette conclusion (par. 57 et 106‑107).
[165] Par conséquent, le juge de première instance a conclu que le Canada aurait versé aux appelants une indemnité unique pour les terres inondées et qu’il n’aurait pas accepté une entente de partage des bénéfices à durée indéterminée. Afin de fixer le montant de l’indemnité unique à verser pour la perte des terres inondées, le juge de première instance a examiné l’ensemble de la preuve présentée au procès sur la façon d’évaluer les terres. Il a fait observer que la question de savoir comment évaluer la juste valeur marchande avait été examinée par deux experts : Duncan Bell, appelé à témoigner par le Canada et l’Ontario conjointement, et Norris Wilson, appelé à témoigner par les appelants. Les deux experts s’entendaient pour dire que la juste valeur marchande devait être évaluée en fonction de l’utilisation optimale des terres (D. Bell, Appraisal Report: Lac Seul First Nation — Southwind Action, 28 février 2014, p. 78, reproduit dans d.a. supp., vol. CCXLI, p. 168; N. Wilson, Technical Review of an Appraisal Report by: Charles Bell Real Estate Appraisals Ltd., 16 mai 2016, p. 2, reproduit dans d.a. supp., vol. CCXXXV, p. 320).
[166] Dans son rapport d’évaluation, M. Bell affirmait qu’avant 1934, l’utilisation optimale des terres de réserve du lac Seul aurait été l’usage traditionnel continu de la LSFN, ajoutant que l’on se serait attendu à ce que la plus grande partie des terres inondées demeure vacante et non aménagée. M. Bell a expliqué que lorsque l’inondation des terres de réserve a eu lieu en vue de l’aménagement d’un barrage hydroélectrique, [traduction] « les terres inondées avaient une plus grande utilité comme terres inondées qu’avant leur inondation » (p. 79). Il a estimé la valeur des terres en question en date du 1er avril 1929, du 1er avril 1934 et du 1er avril 1943, conformément au mandat qui lui avait été confié par le Canada et l’Ontario. Selon M. Bell, le prix effectif global des terres de réserve s’établissait à 1,29 $ en 1929, à 1,06 $ en 1934 et à 1,24 $ en 1943 par acre. Dans son témoignage, M. Bell a dit avoir évalué les terres comme des terres non inondées pour chacune des années examinées, car s’il les avait évaluées en tant que terres inondées, [traduction] « c’est comme si quelqu’un endommageait votre voiture et vous disait : oui, je vous dois une voiture plus récente, mais comme votre voiture est maintenant endommagée, je vais seulement vous payer pour la voiture endommagée. La valeur attribuée aux usages traditionnels aux dates en question a simplement été reportée pour tenir compte de l’évolution du marché et des données du marché » (d.a. supp., vol. XV, p. 247).
[167] Monsieur Wilson a reproché trois erreurs à M. Bell : (1) le fait qu’il n’avait pas appliqué correctement le principe de l’utilisation optimale; (2) sa décision d’appliquer la méthode de la comparaison directe; et (3) le fait qu’il n’avait pas formulé ses conclusions et ses hypothèses conformément aux données historiques. Monsieur Wilson a constaté que, même si M. Bell avait reconnu que l’utilisation optimale des terres avait changé une fois qu’elles étaient inondées, ses trois évaluations pour les années 1929, 1934 et 1943 étaient presque identiques. Du point de vue de M. Wilson, soit M. Bell n’avait pas tenté d’analyser l’incidence du projet hydroélectrique sur la valeur des terres de réserve, soit il avait conclu que le projet n’avait aucune incidence sur la valeur des terres. Dans tous les cas, M. Wilson a soutenu que l’analyse que M. Bell avait faite de l’utilisation optimale n’était pas valable. Comme l’a résumé le juge de première instance :
. . . [M. Wilson a estimé] que les terres de réserve inondées faisaient partie de l’aménagement à retenue qui a facilité le système hydroélectrique en aval sur les rivières des Anglais et Winnipeg. Il a témoigné que le projet hydroélectrique à Ear Falls aurait affecté la valeur des terres bordant les berges du lac Seul, car l’utilisation optimale des terres serait la retenue d’eau pour un projet énergétique, et non l’usage traditionnel préalable à l’inondation. [par. 377]
Toutefois, autant dans son rapport que dans son témoignage, M. Wilson n’a pas proposé d’autre évaluation.
[168] Le juge de première instance a conclu que la méthode d’évaluation de M. Bell était « appropriée et adaptée aux circonstances » et il a accepté ses conclusions (par. 380). Il a fait observer que « [c]ette manière de procéder peut sembler contraire à celle adoptée par le ministère des Affaires indiennes dans le projet d’aménagement aux chutes Kananaskis où, on se souviendra, le ministère avait informé Calgary Power que le prix des terres pourrait être supérieur à leur valeur agricole, car [traduction] “la valeur des terres est fonction de leur utilité pour la production d’énergie aux chutes Kananaskis et, à cet égard, leur valeur est considérable” » (par. 381, renvoyant au d.a. supp., vol. XLI, p. 184). Le juge de première instance a toutefois établi une distinction entre la présente affaire et le projet Kananaskis au motif qu’il était impossible d’exproprier les terres de réserve dans cet exemple, alors que cela était possible dans le cas qui nous occupe. Par conséquent, Calgary Power se trouvait dans une situation, à l’égard de la Première Nation de Stoney, tout à fait différente de celle du Canada envers la réserve de la LSFN (par. 382‑383).
[169] En fixant le prix par acre, le juge de première instance a rejeté l’argument du Canada suivant lequel le prix de 1 $ l’acre serait plus approprié pour calculer le montant payable. Il a estimé qu’« [a]lors que 1,29 $ est un montant légèrement supérieur à celui envisagé par [le Manitoba et l’Ontario, les provinces avec lesquelles négociait le Canada], je ne dispose d’aucun élément de preuve montrant que si le Canada avait insisté pour un montant plus élevé, les provinces ne l’auraient pas accepté » (par. 384). Le juge de première instance a pris en compte d’autres pertes évitables, et a conclu que les pertes pécuniaires calculables s’établissaient à 14 582,16 $ en 1929 pour une servitude de submergement sur les terres de réserve, à 34 917,33 $ en 1929 pour les droits sur le bois et à 1 750 000 $ en 2008 pour l’infrastructure communautaire (par. 443). De plus, le juge de première instance a accordé la somme de 16,2 millions de dollars au titre des pertes non quantifiables, notamment la perte de moyens de subsistance dans la réserve et hors réserve, ainsi que la perte d’accès au rivage, les dommages aux embarcations et les dommages généraux à l’esthétique du rivage.
III. Les appelants ont obtenu une compensation juste et appropriée pour leurs pertes
[170] Les appelants soutiennent que les juridictions inférieures ont appliqué de façon incorrecte les principes de l’indemnisation en equity et qu’ils n’ont pas indemnisé la LSFN des pertes qu’elle a effectivement subies. Selon eux, [traduction] « [a]u lieu de les indemniser pour ces pertes en fonction de l’usage qui avait été fait des terres, les tribunaux ont réécrit l’histoire et se sont fondés sur un scénario d’expropriation fictif pour considérer à tort les pertes subies par la LSFN comme s’il s’agissait de sommes uniques perdues en cas d’expropriation » (par. 69). Je ne peux être d’accord avec cet énoncé. À la lumière de la preuve dont il disposait, le juge de première instance a évalué les pertes subies par les appelants en supposant qu’il y avait eu utilisation optimale et en effectuant une analyse rétrospective. Les appelants n’ont ni relevé ni démontré l’existence d’erreurs manifestes et déterminantes.
A. Définition et évaluation de la perte d’une opportunité
[171] Je suis d’accord avec les juges majoritaires pour dire qu’en l’espèce, l’indemnité en equity doit être évaluée en fonction d’une cession négociée (par. 118 et 121). Ce point n’est pas controversé. Le Canada admet que l’opportunité perdue en l’espèce comprend l’opportunité de négocier une cession. La Cour d’appel a convenu à l’unanimité que « la Cour fédérale a correctement défini les répercussions des manquements du Canada à ses obligations de fiduciaire comme étant à la fois la privation d’une possibilité de négocier une cession des terres inondées en 1929 et la privation en 1929 des sommes qui auraient dû être payées si le Canada avait pris les terres de la réserve et exercé son droit de les inonder » (par. 59 (en italiques dans l’original)).
[172] On peut soutenir qu’en tant que fiduciaire, le Canada avait l’obligation de tenter de négocier une cession avant de procéder à une expropriation, car la cession négociée concorde davantage avec la nature du manquement et aurait probablement été moins préjudiciable pour la LSFN. Toutefois, il ne s’ensuit pas nécessairement que la perte de l’opportunité de négocier une cession des terres à inonder équivaut à la perte de l’opportunité de négocier une cession de ces terres pour la production d’hydroélectricité. À mon avis, la qualification des juges majoritaires présuppose que le juge de première instance disposait du fondement factuel nécessaire pour tirer une telle conclusion. Il ressort clairement du dossier que ce n’était pas le cas.
[173] Pour que les appelants puissent recouvrir la valeur de l’opportunité perdue de négocier une cession pour les bénéfices découlant de la production d’hydroélectricité en particulier, ils auraient dû établir leur droit en présentant au procès des faits et des preuves spécifiques, notamment des preuves d’experts. Ils ne l’ont pas fait. Comme le signalent les juges majoritaires, les appelants ont modifié au cours de l’instance leur thèse relative à l’indemnisation. Au procès, la thèse des appelants et les témoignages des experts au sujet de l’évaluation étaient axés sur leur prétention à un partage des bénéfices. Ils n’ont pas présenté d’éléments de preuve concernant le paiement d’une indemnité unique pour les terres inondées à des fins hydroélectriques et ils ont choisi de se contenter de critiquer les expertises présentées par le Canada. C’est donc à raison que le juge de première instance a conclu que l’argument suivant lequel le Canada pouvait et aurait dû payer un prix supérieur à la juste valeur marchande des terres « se résum[ait] à des suppositions fantaisistes ». (par. 383).
[174] La valeur de l’indemnité que le Canada aurait dû négocier pour la LSFN ne peut être établie sans preuve ou sans fondement factuel. Comme je l’explique plus loin, le juge de première instance a fixé l’indemnité à verser pour les terres inondées en 1929 en se fondant sur un [traduction] « examen méticuleux des faits » (Hodgkinson c. Simms, 1994 CanLII 70 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 377, p. 413‑414, citant National Westminster Bank plc c. Morgan, [1985] 1 All E.R. 821 (H.L.), p. 831). Je ne relève aucune erreur manifeste et déterminante.
B. Les conclusions du juge de première instance ne sont entachées d’aucune erreur
[175] Les conclusions du juge de première instance concernant ce qui se serait vraiment passé en 1929 si le Canada n’avait pas manqué à son obligation envers les appelants sont des conclusions de fait, et non des conclusions de droit. Elles reposent entièrement sur la preuve dont il disposait, notamment des données historiques exhaustives et de nombreux rapports d’experts. Comme je l’explique plus loin, je suis d’avis que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante dans son évaluation de l’indemnité, de sorte qu’il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de sa conclusion portant que le montant de 1,29 $ l’acre en dollars de 1929 était l’indemnité adéquate pour les terres inondées des appelants.
(1) L’exemple du projet Kananaskis
[176] Les juges majoritaires se dissocient du juge de première instance quant à l’appréciation et au rejet des éléments de preuve relatifs aux ententes issues du projet Kananaskis. Selon eux, ces éléments de preuve étaient pertinents pour évaluer les pertes subies en l’espèce et le facteur retenu par le juge de première instance pour écarter l’exemple du projet Kananaskis est sans importance.
[177] D’abord, il importe de préciser quels éléments de preuve ont effectivement été présentés sur ce point. L’analyse de cet exemple dans le dossier est très succincte. Les connaissances que nous en avons proviennent du témoignage et de l’addendum au rapport d’expertise de Gwynneth C. D. Jones et d’une brève réponse à cet addendum dans le rapport d’expertise de Betsey Baldwin. Dans ce document, Mme Jones examine le modèle suivi pour tenir compte des intérêts de la bande indienne de Stoney au cours de l’aménagement de trois sites hydroélectriques sur la rivière Bow, dont celui des chutes Kananaskis. Elle mentionne les instructions spécifiques données par le ministère des Affaires indiennes à Calgary Power, le promoteur du barrage, afin que ce dernier négocie avec la bande indienne de Stoney un règlement donnant lieu à un versement, pour les terres inondées, d’une indemnité supérieure à leur valeur comme terres agricoles. En réponse à l’addendum de Mme Jones, Mme Baldwin a indiqué que celle‑ci n’avait fait aucune comparaison avec la situation du lac Seul. La réponse de Mme Baldwin soulignait deux différences globales : les projets de développement hydroélectriques n’étaient pas situés au même emplacement par rapport aux réserves et l’énergie hydroélectrique n’était pas gérée de la même façon en Ontario et en Alberta (B. Baldwin, A History of the Lac Seul Storage Project, Flooding on the Lac Seul Indian Reserve No. 28, and Related Compensation to the Lac Seul Band, 1873 to 1943, 30 avril 2014, p. 202, reproduit dans d.a. suppl., vol. CCXXXIX, p. 305).
[178] Dans son témoignage, Mme Jones a résumé comme suit les différences entre ce qui s’est passé au lac Seul et ce qui s’est passé aux chutes Kananaskis :
[traduction] Eh bien, disons que la différence la plus importante concerne évidemment la mesure dans laquelle les Indiens ont été consultés. Et ils n’ont pas seulement été consultés, mais on leur a aussi demandé de donner leur consentement en bonne et due forme aux accords, et de consentir à l’appropriation de leurs terres de réserve pour les centrales hydroélectriques et à l’inondation de leurs terres pour les centrales en question. La différence dans les évaluations des terres indique qu’elles devraient être évaluées en fonction de leur valeur pour la bande de Stoney et aussi de leur valeur pour la centrale hydroélectrique. Autrement dit, la valeur des terres était intimement liée au fait qu’elles allaient faire partie de ce qui était nécessaire pour générer des revenus et produire de l’électricité à partir des centrales en question.
Bien entendu, il y avait aussi la question des paiements annuels élevés qui seraient effectués, en plus de ce paiement initial. Autrement dit, la bande de Stoney allait se voir offrir des péages ou des droits sur l’électricité produite par la société privée en raison du fait que celle‑ci était autorisée à inonder les terres de la réserve indienne : voilà une différence importante. Bien sûr, il y avait aussi une différence sur le plan de la relation avec le ministère des Affaires indiennes, voire avec la Direction générale des forces hydrauliques dans ces situations.
(d.a. suppl., vol. V, p. 69‑70)
[179] Madame Jones a par ailleurs signalé que, dans le cas du projet Kananaskis, il y avait entre le ministère de l’Intérieur et Calgary Power une entente prévoyant que [traduction] « la compagnie pourra acquérir et s’approprier des [terres] pour réaliser son entreprise en vertu essentiellement des mêmes pouvoirs que ceux qui sont conférés aux compagnies ferroviaires aux termes de la Loi sur les chemins de fer » (d.a. suppl., vol. V, p. 93), même si aucune expropriation en bonne et due forme n’a eu lieu.
[180] Tout en reconnaissant la possibilité de mettre à l’écart ces éléments de preuve en ce qui a trait à l’évaluation de la perte, les juges majoritaires concluent que « [l]e juge de première instance aurait dû considérer les projets des chutes Kananaskis et les autres éléments de preuve présentés au procès comme des indicateurs pertinents relativement à la valeur de cette prime » (par. 143).
[181] Avec égards, l’analyse que font les juges majoritaires de ces éléments de preuve semble s’écarter des normes établies de contrôle en appel et insister plutôt sur la façon dont le juge de première instance aurait dû analyser la preuve. Ce n’est pas le rôle de notre Cour. Nous ne devons pas réexaminer la preuve dans son ensemble et tirer nos propres conclusions; notre rôle consiste à nous assurer que les conclusions du juge de première instance ne sont entachées d’aucune erreur de principe ni d’aucune erreur manifeste et déterminante.
[182] Je suis d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel pour dire que les éléments de preuve limités présentés au procès concernant le projet Kananaskis ne permettaient pas de conclure que le juge de première instance avait commis une erreur manifeste et déterminante en refusant d’accorder aux appelants une somme supérieure à la juste valeur marchande de 1,29 $ l’acre. La conclusion tirée par le juge de première instance concernant la comparabilité du projet Kananaskis et de la situation du lac Seul était une conclusion de fait. À la lumière de son examen de la preuve et du témoignage de Mme Jones, il a conclu que le projet Kananaskis différait au moins sous un aspect important : Calgary Power n’avait pas la capacité d’exproprier les terres de réserve et, par conséquent, elle « se trouvait dans une situation, à l’égard de la Première Nation de Stoney, tout à fait différente de celle du Canada envers la [LSFN] » (par. 382).
[183] Le dossier dont nous disposons ne permet pas de savoir pourquoi le Canada n’était pas en mesure d’exercer ses pouvoirs d’expropriation dans le cas du projet Kananaskis, et il serait donc spéculatif de soutenir que le comportement différent du Canada dans cette affaire mène, à lui seul, à la conclusion que celui‑ci a manqué en l’espèce à son obligation envers les appelants. Il se peut, comme l’ont fait remarquer les juges majoritaires de la Cour d’appel, que « le fait que le projet Kananaskis ait été situé dans la réserve ait amené Affaires indiennes à adopter le point de vue que les terres de la Première Nation avaient une valeur marchande bien supérieure à leur valeur agricole, et à accorder un paiement d’environ 93,85 $ par acre de terres de réserve » (par. 138). Il se peut également, comme le relèvent les juges majoritaires de notre Cour, qu’une différence essentielle entre les deux projets soit le fait que, dans le cas du projet Kananaskis, l’indemnité comprenait un versement unique et un loyer annuel pour la location d’énergie hydraulique.
[184] Bien que mes collègues de la majorité reconnaissent qu’« [i]l appartient au juge de première instance de déterminer en quoi les différences dans l’emplacement du barrage, la quantité de terres visées ou la nature des répercussions sur la première nation peuvent influer sur la valeur des terres aux fins d’inondation » (par. 138), ils insistent pour dire que « [l]e juge de première instance aurait dû considérer les projets des chutes Kananaskis et les autres éléments de preuve présentés au procès comme des indicateurs pertinents relativement à la valeur de cette prime » (par. 143). Ce n’est pas parce que les juges majoritaires ont réexaminé la preuve pour tirer leurs propres conclusions qu’ils étaient pour autant justifiés d’infirmer celles du juge des faits. Bien qu’il soit possible que les conclusions à tirer de la preuve varient en fonction du poids attribué à l’un ou l’autre des éléments qui la constituent, il n’en demeure pas moins que la conclusion du juge de première instance suivant laquelle le projet Kananaskis n’était pas un indicateur pertinent trouvait appui dans la preuve limitée dont il disposait. On ne saurait donc dire que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante en écartant le projet Kananaskis.
(2) Répercussions sur la communauté et point de vue de la LSFN
[185] Les juges majoritaires critiquent également le raisonnement du juge de première instance en faisant observer qu’il aurait dû accorder « l’importance qui convenait à la preuve concernant les répercussions sur la communauté et au point de vue de la LSFN » (par. 140). Ces deux éléments se rapportent à des pertes considérables qui ne se prêtent pas à un calcul mathématique. Je suis d’avis que le juge de première instance a bien pris acte des répercussions sur la communauté et du point de vue de la LSFN et en a dûment tenu compte dans son analyse des pertes non calculables. Je ne décèle aucune erreur à ce chapitre non plus.
[186] Il importe de signaler que l’évaluation de 1,29 $ l’acre retenue par le juge de première instance ne représente pas la valeur totale des terres. Il s’agit simplement de la valeur des terres en tant que terres agricoles, selon les preuves d’experts retenues. Le juge de première instance a ensuite évalué d’autres pertes calculables et non calculables pour en arriver à sa conclusion finale. L’indemnité de 16,2 millions de dollars qu’il a accordée au titre des pertes non calculables a été déterminée en fonction d’un certain nombre de facteurs :
1. Le montant des pertes calculables.
2. Le fait que de nombreuses pertes non quantifiables survenues en 1929 ont persisté pendant des décennies et se poursuivent actuellement.
3. Le défaut d’abattre le [bois] sur les berges, ce qui a créé une intrusion visuelle et a porté atteinte à la beauté naturelle des terres de réserve.
4. Le défaut d’abattre le [bois] sur les berges a aussi créé, pour les membres de la [LSFN] un risque à très long terme pour la navigation et la pêche.
5. L’inondation a nui à la chasse et au piégeage, obligeant les membres à se déplacer sur de longues distances pour se livrer à ces activités, et a réduit le nombre d’animaux pendant un certain temps après l’inondation.
6. Même si le Canada a fourni les matériaux pour construire les maisons de remplacement, les membres de la [LSFN] ont fourni la main‑d’œuvre.
7. Les quais et les autres dépendances de la [LSFN] n’ont pas été remplacés.
8. Les prairies de fauche, les potagers et les champs de riz sauvage de la [LSFN] ont été détruits.
9. Les terrains de chasse et de piégeage dans la réserve ont été touchés.
10. Deux collectivités de la [LSFN] ont été séparées par les eaux, et les terres de l’une d’elles ont été transformées en île, ce qui a nui à la facilité des déplacements des résidents de l’île.
11. Le Canada a omis d’informer et de consulter la [LSFN] au sujet des questions relatives à l’inondation qui la touchaient directement, créant de l’incertitude et, sans doute, une certaine anxiété pour la Première Nation.
12. Le Canada n’a pas agi de manière prompte et efficace pour discuter de l’indemnisation avec la [LSFN] avant l’inondation et ne l’a pas fait pendant de nombreuses années après l’inondation, malgré le fait qu’il ait été au courant des conséquences négatives pour les membres de la Première Nation. [par. 512]
C’est l’indemnité en equity totale, et non seulement le chiffre de 1,29 $ l’acre, qui garantit que les appelants sont indemnisés de la valeur des terres compte tenu de la nature de leur intérêt et des répercussions sur la LSFN.
[187] Lorsqu’on aborde sous cet angle l’analyse relative à l’indemnisation, on constate à l’évidence que le fait que le juge de première instance a effectué une solide analyse des pertes non calculables lui a permis de tenir véritablement compte des répercussions de l’inondation sur la LSFN, comme les conséquences négatives sur la chasse et le trappage, ainsi que sur les prairies de fauche, les potagers et les champs de riz sauvage, y compris des pertes subies hors de la réserve.
C. Observations finales
[188] Comme je l’ai déjà indiqué, j’ai conclu que l’analyse de l’indemnisation en equity effectuée par le juge de première instance ne contient aucune erreur révisable et qu’aucun des points soulevés par les juges majoritaires ne permet de modifier son jugement. Quoi qu’il en soit, quelques remarques finales s’imposent.
[189] Je suis d’accord avec les juges majoritaires pour dire que le choix stratégique des appelants de changer leur thèse au sujet de l’indemnisation au cours de la présente instance ne fait pas obstacle à l’examen du fond du présent pourvoi. Cependant, tout réexamen au fond doit être circonscrit par la portée d’un contrôle en appel et tenir compte de la preuve — ou de l’absence de preuve — présentée au procès. Dans le cas qui nous occupe, la thèse des appelants, et donc la stratégie qu’ils ont adoptée au procès, consistait à dire que l’indemnisation de leurs terres inondées devait comprendre la valeur d’une entente de partage des bénéfices. La preuve présentée au procès allait dans ce sens. Il semble que les appelants se soient contentés d’attaquer l’évaluation de leurs terres faite par les experts du Canada, et ils n’ont pas fait témoigner d’experts au sujet de la juste valeur marchande des terres ou de toute prime qui aurait dû être payée pour l’utilisation des terres à des fins hydroélectriques.
[190] Malgré l’accent que les appelants ont mis sur leur prétention à un partage des bénéfices et malgré le fait que l’expert qu’ils ont appelé à témoigner au sujet de l’évaluation de la « perte d’usage » n’a pas été jugé crédible, le juge de première instance a néanmoins procédé à un examen approfondi de tous les éléments de preuve présentés par les parties, rejeté l’argument du Canada suivant lequel les terres devaient être évaluées à 1 $ l’acre, conclu que le montant de 1,29 $ l’acre correspondait à l’indemnité adéquate à verser pour les terres inondées et accordé ensuite plus de 16 millions de dollars à titre d’indemnité supplémentaire pour les pertes non calculables subies par la LSFN.
[191] J’estime que les motifs des juges majoritaires imposent au juge de première instance une obligation plus lourde que celle qui est prévue en droit. Le juge de première instance avait une tâche exigeante. Ce procès a duré 56 jours et des 24 témoins cités, tous sauf deux étaient des témoins experts. Il lui a fallu trancher une multitude de questions de fait en examinant un dossier factuel volumineux composé de 8 347 documents produits comme pièces et des milliers de pages de rapports d’experts. Les juges majoritaires concluent que l’indemnité en equity doit faire l’objet d’une nouvelle évaluation en fonction d’une autre méthode qui n’est pour le moment pas appuyée par le dossier de l’instance. On aurait tort de reprocher au juge de première instance d’avoir accepté la seule preuve présentée au sujet de la valeur des terres inondées si l’on ne peut déceler la moindre erreur manifeste et déterminante dans son analyse. Je ne saurais mieux dire que la juge Wilson dans l’arrêt Guerin : le juge de première instance a « “agi de son mieux” ».
[192] Les appelants doivent assumer les conséquences de leur décision stratégique de faire valoir au procès une théorie de la cause reposant de façon prédominante sur leur prétention à un partage des bénéfices. Si l’on analyse la situation rétrospectivement, force est de constater que les appelants auraient été mieux avisés d’adopter au procès une stratégie consistant à présenter, en plus de leurs prétentions à un partage des bénéfices, une preuve d’expert complète sur la valeur des terres de réserve inondées dans le cas où l’indemnité consistait en un versement unique, comprenant une prime fondée sur l’utilité des terres à des fins hydroélectriques. Les appelants sont responsables des conséquences de la stratégie qu’ils ont adoptée au procès, même s’ils ont changé leur fusil d’épaule en appel.
[193] Ordonner que l’indemnité en equity fasse l’objet d’une nouvelle évaluation, qui nécessitera inévitablement d’autres communications préalables et des preuves d’expert en matière d’histoire et d’évaluation, permettrait aux appelants de corriger les failles de leur argumentaire et d’avancer une toute nouvelle théorie de la cause. À défaut d’erreur révisable, et je n’en ai trouvé aucune, il ne s’agit pas là de l’objectif d’une intervention en appel.
IV. Conclusion
[194] Le juge de première instance a examiné, analysé et soupesé la preuve qui lui avait été soumise. En se fondant sur le dossier, il était en droit de conclure que l’argument suivant lequel le Canada pouvait et aurait dû payer un prix supérieur à la juste valeur marchande des terres de réserve « se résum[ait] à des suppositions fantaisistes ». Comme le juge de première instance n’a pas commis d’erreur de principe, son évaluation de l’indemnité à verser « commande une grande déférence en appel » (Whitefish, par. 28). Je ferais montre d’une telle déférence à l’endroit du juge de première instance et je me garderais de modifier ses constats et ses conclusions. Je rejetterais donc le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.
Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours, la juge Côté est dissidente.
Procureurs des appelants : Mandell Pinder, Vancouver.
Procureur de l’intimée : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureurs de l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs : Fox Fraser, Calgary.
Procureurs de l’intervenante Tseshaht First Nation : DGW Law Corporation, Victoria.
Procureurs de l’intervenante Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc. : Olthuis, Kleer, Townshend, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Treaty Land Entitlement Committee of Manitoba Inc. : Duboff Edwards Haight & Schachter Law Corporation, Winnipeg.
Procureurs de l’intervenante la Nation Anishinabek : Westaway Law Group, Ottawa.
Procureur de l’intervenante Wauzhushk Onigum Nation : David Garth Leitch Professional Corporation, Toronto.
Procureur des intervenantes Big Grassy First Nation, Onigaming First Nation, Naotkamegwanning First Nation et Niisaachewan First Nation : Donald R. Colborne Barrister & Solicitor, Victoria.
Procureurs des intervenantes Coalition of the Union of British Columbia Indian Chiefs, Penticton Indian Band et Williams Lake First Nation : Mandell Pinder, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des nations autochtones souveraines : Maurice Law, Calgary.
Procureurs de l’intervenante la Première Nation Atikameksheng Anishnawbek : Maurice Law, Calgary.
Procureurs de l’intervenante Kwantlen First Nation : JFK Law Corporation, Vancouver.
Procureur de l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations : Assemblée des Premières Nations, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations Québec‑Labrador : Cain Lamarre, Roberval (Qc).
Procureurs de l’intervenant Grand Council Treaty #3 : First Peoples Law Corporation, Vancouver.
Procureur de l’intervenant Mohawk Council of Kahnawà:ke : Mohawk Council of Kahnawà:ke Legal Services, Mohawk Territory of Kahnawà:ke (Qc).
Procureurs de l’intervenant la Première Nation d’Elsipogtog : Semaganis Worme Lombard, Saskatoon.
Procureurs de l’intervenante Chemawawin Cree Nation : Arvay Finlay, Victoria.
Procureurs de l’intervenante West Moberly First Nations : Camp Fiorante Matthews Mogerman, Vancouver.