COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Montréal (Ville) c. Restructuration Deloitte Inc., 2021 CSC 53
Appel entendu : 20 mai 2021
Jugement rendu : 10 décembre 2021
Dossier : 39186
Entre :
Ville de Montréal
Appelante
et
Restructuration Deloitte Inc.
Intimée
- et -
Alaris Royalty Corp., Integrated Private Debt Fund V LP, Thornhill Investments Inc., Ville de Laval et Union des municipalités du Québec
Intervenantes
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe et Martin
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 100)
Le juge en chef Wagner et la juge Côté (avec l’accord des juges Moldaver, Karakatsanis, Rowe et Martin)
Motifs dissidents :
(par. 101 à 143)
Le juge Brown
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Ville de Montréal Appelante
c.
Restructuration Deloitte Inc. Intimée
et
Alaris Royalty Corp.,
Integrated Private Debt Fund V LP,
Thornhill Investments Inc.,
Ville de Laval et
Union des municipalités du Québec Intervenantes
Répertorié : Montréal (Ville) c. Restructuration Deloitte Inc.
2021 CSC 53
No du greffe : 39186.
2021 : 20 mai; 2021 : 10 décembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe et Martin.
en appel de la cour d’appel du québec
Faillite et insolvabilité — Suspension des droits et recours des créanciers — Réclamations considérées dans le cadre des transactions ou arrangements — Compensation entre une dette née avant et une dette née après l’ordonnance initiale — Programme québécois de remboursement volontaire — Une créance découlant d’une entente conclue dans le cadre du Programme québécois de remboursement volontaire constitue‑t‑elle nécessairement une réclamation se rapportant à une dette ou obligation résultant de l’obtention de biens ou de services par des faux‑semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits aux termes de l’al. 19(2)d) de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies? — Le pouvoir discrétionnaire dont dispose le juge surveillant dans le contexte d’une restructuration lui permet‑il de suspendre le droit d’opérer compensation entre une dette née avant et une dette née après l’émission d’une ordonnance initiale qu’invoque un créancier? — Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C‑36, art. 11, 11.02, 19(2)d), 21 — Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics, RLRQ, c. R‑2.2.0.0.3 — Programme de remboursement volontaire, RLRQ, c. R‑2.2.0.0.3, r. 1.
En août 2018, la Cour supérieure rend une ordonnance initiale assujettissant Groupe SM, une firme de génie‑conseil, à des procédures déposées en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (« LACC »). L’ordonnance suspend notamment les droits et recours des créanciers et nomme un contrôleur. Postérieurement à cette ordonnance, Groupe SM continue à effectuer des travaux dont bénéficie la Ville de Montréal. La Ville refuse toutefois de payer ces travaux et invoque son droit d’opérer compensation entre ce qu’elle doit à Groupe SM et deux créances, nées avant l’ordonnance initiale, qu’elle prétend détenir contre celui‑ci. Ces créances sont liées à l’application de la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics (« Loi 26 ») et, selon la Ville, résulteraient de fraude de Groupe SM. La première créance découle d’une entente de règlement intervenue dans le cadre du Programme de remboursement volontaire (« PRV ») issu de la Loi 26 (« créance PRV »). La seconde créance est fondée sur un recours intenté par la Ville contre Groupe SM dans lequel elle lui réclame de l’argent au motif qu’il aurait participé à une collusion relativement à l’appel d’offres du contrat des compteurs d’eau.
En réponse au refus de la Ville de payer les travaux effectués par Groupe SM après l’émission de l’ordonnance initiale, le contrôleur demande un jugement déclaratoire portant que les sommes dues à Groupe SM par la Ville ne peuvent faire l’objet de compensation. La juge surveillante accueille la demande. À l’instar de cette dernière, la Cour d’appel conclut que la compensation invoquée par la Ville ne peut s’opérer. Elle estime qu’une créance relative à la fraude visée par l’al. 19(2)d) de la LACC ne constitue pas une exception à la règle énoncée dans l’arrêt Québec (Agence du revenu) c. Métaux Kitco inc., 2017 QCCA 268, 46 C.B.R. (6th) 173, selon laquelle la compensation entre des dettes nées avant et après l’émission d’une ordonnance initiale (« compensation pré‑post ») est interdite. Elle est également d’avis que la Ville n’a pas prouvé que ses créances sont visées par l’al. 19(2)d). Enfin, en ce qui concerne la créance relative au contrat des compteurs d’eau, la Cour d’appel, tout comme la juge surveillante, estime que les conditions de la compensation judiciaire ne sont pas réunies, le caractère certain, liquide et exigible de cette créance devant être déterminé postérieurement dans une autre instance que celle du dossier de restructuration.
Arrêt (le juge Brown est dissident) : Le pourvoi est rejeté.
Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Martin : Premièrement, une créance découlant d’une entente conclue dans le cadre du PRV n’est pas nécessairement une réclamation se rapportant à une dette qui résulte de fraude aux termes de l’al. 19(2)d) de la LACC. En l’occurrence, la Ville n’a pas démontré que la créance PRV se rapporte à une dette qui résulte de fraude au sens de cette disposition. Deuxièmement, en ce qui concerne la compensation pré‑post, le juge surveillant possède le pouvoir discrétionnaire de suspendre l’exercice du droit à la compensation pré‑post invoqué par un créancier en vertu du droit civil ou de la common law. Toutefois, le juge surveillant peut refuser de suspendre ou lever la suspension du droit à la compensation pré‑post dans des circonstances exceptionnelles seulement, considérant le fort potentiel perturbateur de cette forme de compensation. En l’espèce, l’ordonnance initiale a suspendu le droit de la Ville à la compensation pré‑post, et il n’est pas indiqué de lever cette suspension pour ce qui est des créances en litige.
Pour trancher la question relative à la compensation dans le contexte du présent pourvoi, la Cour doit d’abord déterminer si une créance découlant d’une entente conclue dans le cadre du PRV constitue nécessairement une « réclamation se rapportant à » une « dette ou obligation résultant de l’obtention de biens ou de services par des faux‑semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits » aux termes de l’al. 19(2)d) de la LACC.
Pour qualifier la créance PRV, il faut d’abord distinguer, au sens de la LACC, les réclamations compromises par la transaction ou l’arrangement de celles qui ne le sont pas. Le paragraphe 19(2) prévoit exceptionnellement que certaines réclamations ne peuvent être compromises dans le cadre d’une transaction ou d’un arrangement, notamment celles découlant de fraude. Afin de démontrer que sa créance est une réclamation qui se rapporte à une dette résultant de l’obtention de biens ou de services par des faux‑semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits aux termes de l’al. 19(2)d), le créancier intéressé a le fardeau d’établir, par prépondérance des probabilités, les quatre éléments suivants : (i) le débiteur lui a fait une représentation; (ii) cette représentation était fausse; (iii) le débiteur savait que la représentation était fausse; (iv) cette fausse représentation a été faite dans le but d’obtenir un bien ou un service.
En l’espèce, la Ville n’a pas cherché à prouver ni même à alléguer l’un ou l’autre de ces éléments. Il est donc nécessaire d’interpréter le contenu de l’entente PRV, la Loi 26 ainsi que son règlement d’application (« règlement PRV ») pour déterminer si la créance PRV peut être considérée dans le cadre d’une transaction ou d’un arrangement. Cet exercice d’interprétation confirme que la créance PRV n’est pas visée par l’al. 19(2)d) de la LACC.
En premier lieu, il est clairement stipulé dans l’entente PRV intervenue entre les parties que la somme convenue dans celle‑ci ne peut en aucun cas être assimilée à une admission de responsabilité. On ne saurait donc présumer que la créance PRV constitue une réclamation visée à l’al. 19(2)d) de la LACC.
En deuxième lieu, la Loi 26, tout comme le règlement PRV, ne créent pas une présomption légale ou factuelle de l’existence de représentations frauduleuses de la part d’un débiteur à l’endroit d’un organisme public. L’emploi du conditionnel à l’art. 3 de la Loi 26 et à l’art. 1 du règlement PRV pour décrire l’objet du PRV signale que la fraude est une éventualité, par opposition à quelque chose de certain. L’article 7 du règlement PRV appuie ce constat puisqu’il précise que le fait pour une personne physique ou une entreprise de se prévaloir du PRV ne constitue pas une reconnaissance de responsabilité ni une admission qu’elle a commis une faute. La faute dont il est question à l’art. 7 relève de la responsabilité civile et se limite au contrat public visé par l’entente PRV. Lorsque le législateur entend faire référence à des procédures de nature pénale ou criminelle, ou encore à des recours civils se situant hors du champ de l’entente PRV, il le fait expressément. L’article 7 du règlement PRV, lu conjointement avec l’art. 8, confirme cette interprétation.
La Ville a tort de dire qu’une lecture conjointe des art. 1, 3 et 10 de la Loi 26 mène à une conclusion que la personne physique ou l’entreprise qui participe au PRV a nécessairement fraudé un organisme public. Bien que l’art. 1 de la Loi 26 ne traite pas de la fraude à titre hypothétique, l’art. 3 de la Loi 26 et l’art. 1 du règlement PRV sont clairs : les dispositions substantielles de la Loi 26 et du règlement PRV ne considèrent la fraude que de façon hypothétique. Enfin, il ne faut pas confondre les deux régimes créés par la Loi 26. L’article 10 énonce qu’une fraude a été commise, mais celui‑ci fait partie du régime introduit par le chapitre III (art. 10 à 17) qui est applicable aux recours judiciaires intentés contre une personne physique ou une entreprise qui aurait participé à une fraude visant un contrat public, et non du régime du PRV, introduit par le chapitre II (art. 3 à 9). Il appartient aux tribunaux de conclure qu’une fraude a été commise, et la reconnaissance judiciaire de l’existence d’une fraude n’intervient que dans le régime propre au chapitre III, lequel entre en vigueur seulement lorsque le régime du PRV, introduit par le chapitre II, prend fin. Le renvoi à l’art. 10 dans l’art. 3 ne sert qu’à préciser quelles sont les personnes physiques visées par le PRV. En conséquence, la Ville n’a pas démontré que la créance PRV relevait de l’al. 19(2)d) de la LACC. Ni le contenu de l’entente PRV ni le cadre juridique qui lui est propre ne permettent de présumer que Groupe SM a admis avoir commis un acte frauduleux.
Par ailleurs, le droit à la compensation pré‑post invoqué par un créancier en vertu du droit civil ou de la common law peut être suspendu par un tribunal en application des art. 11 et 11.02 de la LACC. L’article 11.02 de la LACC permet de suspendre toute action, poursuite ou autre procédure pouvant être intentée contre la compagnie débitrice. Bien que le texte de cette disposition limite à première vue aux procédures judiciaires l’application du pouvoir de suspension, la jurisprudence interprète de manière large et libérale l’étendue des droits et recours susceptibles d’être inclus dans une ordonnance de suspension. Le tribunal est habilité à suspendre des droits reconnus aux créanciers mais dont l’exercice serait susceptible de mettre en péril la restructuration, y compris le droit d’opérer compensation pré‑post. Une telle interprétation favorise les objectifs réparateurs de la LACC, en plus d’être cohérente avec l’économie de cette loi.
Dans la très vaste majorité des cas, l’ordonnance initiale suspendra, et devrait suspendre, le droit d’un créancier d’opposer à la débitrice la compensation pré‑post. En revanche, le tribunal peut à sa discrétion refuser d’imposer une telle interdiction ou, si la compensation pré‑post a été suspendue par l’ordonnance, lever cette suspension par la suite pour permettre à un créancier intéressé de faire valoir ses droits. L’interdiction absolue énoncée par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Kitco à l’égard de la compensation pré‑post doit donc être tempérée. Cependant, le tribunal doit faire preuve de prudence avant de permettre une telle forme de compensation, considérant son fort potentiel perturbateur.
En outre, l’art. 21 de la LACC ne confère pas aux créanciers un droit à la compensation pré-post qui serait à l’abri du pouvoir de suspension dont dispose le juge surveillant en vertu des art. 11 et 11.02 de la LACC. Lu à la lumière de son contexte, de son objet et de l’esprit de la LACC, l’art. 21 se limite à autoriser la compensation entre des dettes nées avant le prononcé de l’ordonnance initiale (« compensation pré‑pré ») aux fins de quantification des réclamations des créanciers au jour de l’ouverture. Cette disposition n’a pas pour effet d’autoriser la compensation pré‑post. Cela dit, l’art. 21 de la LACC n’a pas non plus pour effet d’interdire cette forme de compensation. Il s’ensuit que le juge surveillant conserve le pouvoir discrétionnaire de suspendre ou d’autoriser l’exercice du droit à la compensation pré‑post invoqué par un créancier en vertu du droit civil ou de la common law.
Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère la LACC, le tribunal doit garder à l’esprit trois considérations de base : (1) l’opportunité de l’ordonnance sollicitée, (2) la diligence et (3) la bonne foi du demandeur. La première considération vise tout autant l’ordonnance elle‑même que les moyens utilisés et s’évalue au regard des objectifs réparateurs de la LACC, dont la protection de l’intérêt public. Dans des circonstances bien particulières, le tribunal pourrait conclure que la protection de l’intérêt public, de même que les autres objectifs réparateurs de la LACC, justifient d’autoriser la compensation pré‑post en faveur d’un créancier qui a démontré avoir été victime de fraude au sens de l’al. 19(2)d) de la LACC. Par contre, le tribunal doit se garder de réduire l’intérêt public à l’intérêt d’un créancier ou d’un groupe de créanciers en particulier. La deuxième considération est également importante étant donné qu’elle décourage les parties de rester sur leurs positions et fait en sorte que les créanciers n’usent pas stratégiquement de ruse ou ne se placent pas eux‑mêmes dans une position pour obtenir un avantage.
Dans la présente affaire, les termes de l’ordonnance de suspension rendue par la Cour supérieure sont suffisamment larges pour suspendre la compensation pré‑post et il n’est pas indiqué de lever cette suspension en ce qui concerne la créance PRV. Puisque la Ville n’a pas apporté la preuve de la fraude alléguée et n’a pas invoqué un objectif réparateur de la LACC autre que la protection de l’intérêt public au soutien de sa position, elle ne s’est pas déchargée du fardeau qui lui incombait d’établir le caractère indiqué de l’ordonnance sollicitée. Au surplus, la Ville n’a pas fait montre de la diligence attendue dans le cadre d’une procédure fondée sur la LACC.
Pour ce qui est de la créance relative au contrat des compteurs d’eau, la Cour supérieure a accepté de lever la suspension des procédures pour permettre à la Ville d’établir l’existence et le montant de sa créance dans ce dossier. Cette ordonnance n’a pas autorisé la Ville à retenir les sommes dues à Groupe SM pour les travaux postérieurs à l’ordonnance initiale en vue d’opérer compensation dans l’éventualité où elle aurait gain de cause dans le dossier relatif au contrat des compteurs d’eau. Dans les circonstances, une ordonnance permettant à la Ville de retenir les sommes dues à Groupe SM jusqu’au dénouement du litige relatif au contrat des compteurs d’eau ne serait pas indiquée pour les mêmes motifs que ceux relatifs à la créance PRV.
Le juge Brown (dissident) : L’appel devrait être accueilli à seule fin de retourner le dossier devant la Cour supérieure pour qu’il soit décidé, d’une part, si la Ville peut opérer compensation pré-post à l’égard de la créance PRV et, d’autre part, si la réclamation à l’égard des compteurs d’eau donne ouverture à compensation. Il y a accord avec l’avis de la majorité portant que le juge surveillant possède, en vertu de l’art. 11 de la LACC, le pouvoir discrétionnaire d’autoriser ou non un créancier à opérer compensation pré‑post. Cependant, ce pouvoir n’est pas limité aux seules circonstances exceptionnelles décrites par la majorité. Le champ d’application de l’art. 21 de la LACC n’est pas restreint à la compensation pré‑pré; la compensation pré‑post est permise, mais doit être assujettie à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge surveillant. De plus, rien dans l’art. 21 de la LACC n’interdit la compensation judiciaire.
L’approche établie par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Kitco, selon laquelle la compensation pré‑post ne sera jamais autorisée en vertu de la LACC, contient plusieurs erreurs et doit être rejetée. Tout d’abord, la Cour d’appel s’appuie erronément sur un arrêt de la Cour rendu dans un contexte de faillite sous le régime de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (« LFI »). Or, bien que le régime établi par la LACC et celui établi par la LFI doivent être perçus comme un ensemble intégré de règles du droit de l’insolvabilité, de nombreuses différences persistent entre ceux‑ci, dont deux distinctions fondamentales. Premièrement, lorsque l’entreprise insolvable a recours à la LACC, elle continue ses opérations commerciales et n’est pas dessaisie de ses biens au profit d’un tiers, contrairement aux mesures mises en place en vertu de la LFI, suivant lesquelles le syndic obtient la saisine des biens du failli. Il n’y a donc pas de perte de réciprocité sous le régime de la LACC. Cette réciprocité, qui subsiste au‑delà de l’ordonnance initiale, est ce qui rend possible la compensation en vertu de la LACC, par opposition à la LFI. Deuxièmement, le régime établi par la LACC est flexible et permet de mettre de l’avant des solutions créatives afin d’atteindre l’objectif de restructuration d’une entreprise en difficultés financières, par contraste avec la LFI, qui prévoit un ensemble de règles préétablies. Les dispositions de la LACC doivent être interprétées largement afin de permettre la réalisation de ses objectifs réparateurs, en raison desquels un vaste pouvoir discrétionnaire est également conféré au juge surveillant par l’art. 11 de la LACC. Ce pouvoir n’a pas d’équivalent dans la LFI.
Ensuite, l’état du droit ailleurs au Canada est clair : la compensation pré‑post est possible sous le régime de la LACC, sous réserve du pouvoir discrétionnaire du juge surveillant d’en suspendre l’application pour tenir compte des incidences de la compensation pré‑post sur la période de statu quo et de ses objectifs sous‑jacents, du bon déroulement des efforts déployés pour réaliser un arrangement et des objectifs réparateurs de la LACC. L’approche avancée dans l’arrêt Kitco crée une asymétrie entre l’interprétation de l’art. 21 de la LACC par les tribunaux du Québec et par les tribunaux d’autres provinces canadiennes, qui va à l’encontre du principe de l’interprétation uniforme des lois fédérales.
Enfin, la suspension, en vertu de la LACC, des recours des créanciers d’une entreprise insolvable afin de permettre à celle‑ci d’élaborer un plan d’arrangement revêt une importance cruciale. Par contre, lorsqu’un plan d’arrangement n’est pas envisageable et que l’entreprise insolvable sera de toute manière liquidée ou vendue, conclure que la compensation pré‑post n’est jamais permise pourrait être injuste pour les créanciers de cette entreprise ayant une créance certaine, liquide et exigible. En effet, dans ces cas, les recours des créanciers seront suspendus indéfiniment et ils ne pourront jamais exercer compensation pré‑post, l’entreprise insolvable étant devenue après la vente une « coquille vide ». Par ailleurs, permettre la compensation pré‑post n’aura pas comme effet de faire dérailler le processus de restructuration de l’entreprise, ce processus étant alors inexistant.
En l’espèce, il n’est pas nécessaire de trancher la question de savoir si la créance PRV doit être qualifiée de réclamation fondée sur des « faux‑semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits » au sens de l’al. 19(2)d) de la LACC. L’article 21 de la LACC doit être interprété comme permettant d’opérer compensation pré‑post, peu importe qu’il s’agisse ou non d’une réclamation qui découle d’une fraude au sens de l’al. 19(2)d). Certes, la démonstration du caractère frauduleux de la dette à l’origine d’une créance constitue un facteur pertinent dans l’exercice par le juge surveillant de son pouvoir discrétionnaire de permettre la compensation pré‑post; cependant, la question de savoir si la créance PRV de la Ville résulte d’une fraude est une question à laquelle il appartient à la juge surveillante de répondre, et non à la Cour.
Étant donné que, s’estimant liée par les conclusions de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Kitco, la juge surveillante n’a pas exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 11 de la LACC, il ne revient pas à la Cour de l’exercer afin de décider s’il y a lieu d’autoriser ou non la compensation pré-post. Les juges surveillants sont les mieux placés pour décider s’ils doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire dans une situation donnée. Dans les affaires qui reposent sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par un tribunal de première instance, il n’est pas dans l’intérêt de la justice que la Cour se mette à la place de ce tribunal et tranche ces questions.
Jurisprudence
Citée par le juge en chef Wagner et la juge Côté
Arrêt rejeté : Québec (Agence du revenu) c. Métaux Kitco inc., 2017 QCCA 268, 46 C.B.R. (6th) 173; arrêts examinés : North American Tungsten Corp., Re, 2015 BCCA 390, 377 B.C.A.C. 6, conf. par 2015 BCCA 426, 378 B.C.A.C. 116; North American Tungsten Corp., Re, 2015 BCSC 1382, 28 C.B.R. (6th) 147; Air Canada, Re (2003), 2003 CanLII 64234 (ON SC), 45 C.B.R. (4th) 13; arrêts mentionnés : R. c. Fedele, 2018 QCCA 1901; Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379; 9354‑9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10; Léger c. Ouellet, 2011 QCCA 1858; Dupuis c. Cernato Holdings Inc., 2019 QCCA 376; Berger, Re, 2010 ONSC 4376, 70 C.B.R. (5th) 225; Lambert c. Macara, 2004 CanLII 30445 (QC CA), [2004] R.J.Q. 2637; Canada Mortgage and Housing Corp. c. Gray, 2014 ONCA 236, 119 O.R. (3d) 710; Terrain DEV Immobilier inc. c. Charron, 2021 QCCA 417; Pelletier c. CAE Rive‑Nord, 2019 QCCA 2164; Tavan c. Rostami, 2014 QCCA 304; Guilbert c. Economical Mutual Insurance Co., 2020 MBQB 179, [2021] I.L.R. ¶I‑6280; Sharma c. Sandhu, 2019 MBQB 160; Royal Bank of Canada c. Hejna, 2013 ONSC 1719; Re Horwitz (1984), 52 C.B.R. (N.S.) 102, conf. par (1985), 53 C.B.R. (N.S.) 275; Agriculture Financial Services Corp. c. Zaborski, 2009 ABQB 183, 58 C.B.R. (5th) 301; Szeto, Re, 2014 BCSC 1563, 15 C.B.R. (6th) 255; The Toronto‑Dominion Bank c. Merenick, 2007 BCSC 1261; Johnson c. Erdman, 2007 SKQB 223, 34 C.B.R. (5th) 108; Coyle (Bankrupt), Re, 2011 NSSC 238, 304 N.S.R. (2d) 369; Meridian Developments Inc. c. Toronto Dominion Bank (1984), 1984 CanLII 1176 (AB KB), 32 Alta. L.R. (2d) 150; Stelco Inc. (Re) (2005), 2005 CanLII 8671 (ON CA), 253 D.L.R. (4th) 109; Quinsam Coal Corp., Re, 2000 BCCA 386, 20 C.B.R. (4th) 145; Muscletech Research & Development Inc., Re (2006), 2006 CanLII 1020 (ON SC), 19 C.B.R. (5th) 54; Parc industriel Laprade inc. c. Conporec inc., 2008 QCCA 2222, [2008] R.J.Q. 2590; Metcalfe & Mansfield Alternative Investments II Corp. (Re), 2008 ONCA 587, 92 O.R. (3d) 513; Quintette Coal Ltd. c. Nippon Steel Corp. (1990), 1990 CanLII 430 (BC CA), 51 B.C.L.R. (2d) 105; Smoky River Coal Ltd., Re, 1999 ABCA 179, 71 Alta. L.R. (3d) 1; Associated Investors of Canada Ltd. (Manager of) c. Principal Savings & Trust Co. (Liquidator of) (1993), 1993 ABCA 259 (CanLII), 13 Alta. L.R. (3d) 115; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1995 CanLII 69 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 453; Stein c. Blake, [1996] 1 A.C. 243; Woodward’s Ltd., Re (1993), 79 B.C.L.R. (2d) 257; Lehndorff General Partner Ltd., Re (1993), 17 C.B.R. (3d) 24; Hawkair Aviation Services Ltd., Re, 2006 BCSC 669, 22 C.B.R. (5th) 11; Ernst & Young Inc. c. Essar Global Fund Ltd., 2017 ONCA 1014, 139 O.R. (3d) 1; Canadian Red Cross Society/Société canadienne de la Croix‑Rouge, Re (1998), 1998 CanLII 14907 (ON SC), 5 C.B.R. (4th) 299.
Citée par le juge Brown (dissident)
Québec (Agence du revenu) c. Métaux Kitco inc., 2017 QCCA 268, 46 C.B.R. (6th) 173; D.I.M.S. Construction inc. (Syndic de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 52, [2005] 2 R.C.S. 564; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1995 CanLII 69 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 453; Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379; 9354‑9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10; Stelco Inc. (Re) (2005), 2005 CanLII 8671 (ON CA), 253 D.L.R. (4th) 109; Quintette Coal Ltd. c. Nippon Steel Corp. (1990), 1990 CanLII 430 (BC CA), 51 B.C.L.R. (2d) 105; Cam‑Net Communications c. Vancouver Telephone Co., 1999 BCCA 751, 71 B.C.L.R. (3d) 226; North American Tungsten Corp., Re, 2015 BCCA 390, 377 B.C.A.C. 6, conf. par 2015 BCCA 426, 378 B.C.A.C. 116; Re Just Energy Corp., 2021 ONSC 1793; Crystallex International Corp., Re, 2012 ONSC 6812, 100 C.B.R. (5th) 132; Air Canada, Re (2003), 2003 CanLII 64234 (ON SC), 45 C.B.R. (4th) 13; North American Tungsten Corp., Re, 2015 BCSC 1382, 28 C.B.R. (6th) 147; Société Radio‑Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, art. 2849.
Loi donnant suite aux recommandations de la Commission Charbonneau en matière de financement politique, L.Q. 2016, c. 18.
Loi modifiant la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies et la Loi de l’impôt sur le revenu, L.C. 1997, c. 12.
Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3, art. 71, 97(3), 121(1), 178(1)e).
Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C‑36, art. 6(1), partie II, 11, 11.01, 11.02, 11.08, 11.1, partie III, 19, 20, 21, 32.
Loi sur les liquidations et les restructurations, L.R.C. 1985, c. W‑11, art. 73(1).
Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics, L.Q. 2012, c. 25.
Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics, RLRQ, c. R‑2.2.0.0.3, art. 1, chapitre II, 3 à 9, chapitre III, 10 à 17.
Programme de remboursement volontaire, RLRQ, c. R‑2.2.0.0.3, r. 1, art. 1, 4, 7, 8.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Rochette, Healy et Ruel), 2020 QCCA 438, [2020] J.Q. no 1852 (QL), 2020 CarswellQue 1987 (WL Can.), qui a confirmé une décision de la juge Corriveau, 2019 QCCS 2316, [2019] J.Q. no 4840 (QL), 2019 CarswellQue 5032 (WL Can.). Pourvoi rejeté, le juge Brown est dissident.
Raphaël Lescop et Eleni Yiannakis, pour l’appelante.
Guy P. Martel et Danny Duy Vu, pour l’intimée.
Alain Tardif, pour les intervenantes Alaris Royalty Corp. et Integrated Private Debt Fund V LP.
Luc Béliveau, pour l’intervenante Thornhill Investments Inc.
Elizabeth Ferland, pour l’intervenante la Ville de Laval.
Marc Duchesne, pour l’intervenante l’Union des municipalités du Québec.
Le jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Martin a été rendu par
Le juge en chef et la juge Côté —
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphe
I. Introduction
1
II. Faits
6
III. Historique judiciaire
14
A. Cour supérieure du Québec, 2019 QCCS 2316 (la juge Corriveau)
14
B. Cour d’appel du Québec, 2020 QCCA 438 (les juges Rochette et Healy, le juge Ruel, dissident en partie)
15
IV. Questions en litige
17
V. Analyse
19
A. Créance du Programme de remboursement volontaire
21
(1) Qualification de la créance du Programme de remboursement volontaire
21
(2) Compensation entre des dettes nées avant et après le prononcé de l’ordonnance initiale (compensation pré‑post)
44
a) Pouvoir d’accorder et de lever une suspension du droit à la compensation pré‑post
54
b) La portée de l’art. 21 de la LACC
63
c) Application
83
B. Créance relative au contrat des compteurs d’eau
96
VI. Conclusion
100
I. Introduction
[1] Le présent pourvoi soulève un problème de compensation entre deux dettes dans le contexte de procédures engagées sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C-36 (« LACC »). Il s’agit de savoir si la compensation est permise entre des dettes entre les mêmes parties, d’une part, une dette résultant de la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics, RLRQ, c. R-2.2.0.0.3 (« Loi 26 »), antérieure à une ordonnance initiale émise en vertu de la LACC, et, d’autre part, une dette postérieure à cette ordonnance encourue entre les mêmes parties. Dans les présents motifs, nous utiliserons l’expression « compensation pré‑post » pour désigner de manière générale la compensation entre des dettes nées avant et après l’émission d’une ordonnance initiale.
[2] Cette question fournit ainsi à notre Cour l’occasion d’interpréter pour la première fois certaines dispositions de la Loi 26, ainsi que son règlement d’application, le Programme de remboursement volontaire, RLRQ, c. R-2.2.0.0.3, r. 1 (« règlement PRV »). Ce faisant, nous clarifions, à l’intention des organismes publics, le fardeau de preuve qui leur incombe lorsqu’ils tentent d’établir le caractère frauduleux d’une créance résultant d’une entente conclue en vertu du Programme de remboursement volontaire (« PRV »).
[3] La Loi 26 a été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec en mars 2015 à la suite d’une commission d’enquête qui a mis en lumière l’existence de stratagèmes de collusion et de corruption dans l’octroi et la gestion de contrats publics dans l’industrie de la construction (« Commission Charbonneau »), et le règlement PRV a été pris quelques mois plus tard. Mis en vigueur pour une période de deux ans, le programme issu de cette loi a permis à des entreprises de « rembourser certaines sommes payées injustement dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion d’un contrat public et pour lequel il aurait pu y avoir fraude ou manœuvre dolosive » (art. 3 de la Loi 26).
[4] Pour trancher la question relative à la compensation dans le contexte du présent pourvoi, notre Cour doit d’abord déterminer si une créance découlant d’une entente conclue dans le cadre du PRV constitue nécessairement une « réclamation se rapportant à » une « dette ou obligation résultant de l’obtention de biens ou de services par des faux-semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits » aux termes de l’al. 19(2)d) de la LACC. Nous sommes d’avis de répondre à cette question par la négative. On ne peut présumer qu’une créance issue du PRV est visée par cette disposition lorsqu’aucune preuve n’a été administrée à cet effet. Nous concluons par ailleurs que le tribunal devrait généralement exercer son pouvoir discrétionnaire afin de suspendre la compensation pré-post, bien qu’il puisse, dans de rares cas, refuser de la suspendre. De même, le tribunal peut, par la suite, lever la suspension du droit à la compensation pré-post dans les cas qui s’y prêtent. En l’espèce, toutefois, nous concluons que l’ordonnance initiale a suspendu le droit de l’appelante Ville de Montréal (« Ville ») à la compensation pré-post et qu’il n’est pas indiqué de lever cette suspension pour ce qui est des créances en litige.
[5] En conséquence, l’appel doit être rejeté.
II. Faits
[6] Groupe SM, qui était au moment des faits une firme de génie‑conseil, a exécuté divers contrats pour la Ville sur une période de plusieurs années. Les travaux de la Commission Charbonneau ont révélé l’existence d’un lien entre Groupe SM et des acteurs au cœur des stratagèmes de collusion. Deux de ses anciens dirigeants ont d’ailleurs fait l’objet d’accusations criminelles. Par la suite, Groupe SM est devenu insolvable.
[7] Le 24 août 2018, la Cour supérieure du Québec (« Tribunal ») rend une ordonnance initiale assujettissant Groupe SM à des procédures déposées en vertu de la LACC et suspendant les droits et recours des créanciers. L’intimée Restructuration Deloitte Inc. (« Deloitte ») est nommée à titre de contrôleur. Postérieurement à cette ordonnance, Groupe SM continue à effectuer des travaux dont bénéficie la Ville, notamment la construction du pont Samuel‑De Champlain et la réfection de l’échangeur Turcot.
[8] La Ville refuse de payer ces travaux. Le 7 novembre 2018, elle invoque son droit d’opérer compensation entre sa dette envers Groupe SM résultant des travaux effectués postérieurement à l’ordonnance initiale, et deux créances de Groupe SM qui, soutient-elle, sont nées avant l’ordonnance et résulteraient de fraude de ce dernier.
[9] Le 12 novembre 2018, le Tribunal approuve la vente partielle des actifs de Groupe SM à Thornhill Investments Inc. (« Thornhill »). Une semaine plus tard, les contrats de Groupe SM sont cédés à Thornhill.
[10] Les deux créances invoquées par la Ville sont liées à l’application de la Loi 26. Lue avec la Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics, L.Q. 2012, c. 25, adoptée en 2012, et la Loi donnant suite aux recommandations de la Commission Charbonneau en matière de financement politique, L.Q. 2016, c. 18, adoptée en 2016, la Loi 26 a pour objectif de renforcer la confiance du public dans les institutions publiques en donnant suite aux révélations émanant de la Commission Charbonneau. Elle a été décrite comme « un repère législatif permettant de conclure au manque d’éthique et à la morale laxiste (sinon criminelle) dans plusieurs entreprises en lien avec l’octroi de contrats publics au Québec » (R. c. Fedele, 2018 QCCA 1901, par. 44 (CanLII)).
[11] La première créance que la Ville prétend détenir contre Groupe SM résulte d’une entente de règlement intervenue en novembre 2017 entre Groupe SM et la ministre de la Justice, agissant pour le compte de la Ville, dans le cadre du PRV (« créance PRV »). La seconde créance est fondée sur un recours intenté par la Ville contre Groupe SM, en septembre 2018, dans lequel elle lui réclame plus de 14 millions de dollars au motif qu’il aurait participé à une collusion relativement à l’appel d’offres du contrat des compteurs d’eau (« créance relative au contrat des compteurs d’eau »).
[12] Vu le défaut de Groupe SM de rembourser la créance PRV et l’imminence de la vente de certains actifs à Thornhill, la Ville informe Groupe SM de son intention d’opérer compensation entre ce qu’elle lui doit et les créances ci-haut mentionnées, tout en précisant que ces créances ne peuvent être purgées ou compromises par la restructuration envisagée puisqu’elles découlent de la fraude et d’un détournement de fonds du Trésor public.
[13] En réponse, Deloitte demande un jugement déclaratoire portant que les sommes dues à Groupe SM par la Ville pour des travaux exécutés pour son bénéfice ne peuvent faire l’objet de compensation.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure du Québec, 2019 QCCS 2316 (la juge Corriveau)
[14] La juge surveillante accueille la demande en jugement déclaratoire de Deloitte et décide que la compensation pré‑post ne peut s’opérer en faveur de la Ville. Même si, selon elle, la créance PRV est liée à une allégation de fraude non réfutée par Groupe SM, la juge surveillante conclut que, selon les enseignements de l’arrêt Québec (Agence du revenu) c. Métaux Kitco inc., 2017 QCCA 268, 46 C.B.R. (6th) 173, la compensation pré‑post n’est pas possible. Elle statue par ailleurs que la créance relative au contrat des compteurs d’eau n’est ni liquide ni exigible, de sorte que la compensation ne peut être opérée.
B. Cour d’appel du Québec, 2020 QCCA 438 (les juges Rochette et Healy, le juge Ruel, dissident en partie)
[15] Rédigeant pour la majorité, le juge Rochette rejette la prétention de la Ville relativement à la créance PRV. S’appuyant sur l’arrêt Kitco, il conclut, à l’instar de la juge surveillante, que la compensation pré‑post ne peut s’opérer en l’espèce. En outre, il rejette l’argument de la Ville selon lequel une créance relative à la fraude visée par l’al. 19(2)d) de la LACC constitue une exception à la règle énoncée dans cet arrêt. Quoi qu’il en soit, il se dit d’avis que la Ville n’a pas prouvé que ses créances sont visées par cette disposition. Enfin, en ce qui concerne la créance relative au contrat des compteurs d’eau, le juge Rochette ajoute que les conditions de la compensation judiciaire ne sont pas réunies, le caractère certain, liquide et exigible de cette créance devant être déterminé postérieurement dans une autre instance que celle du dossier de restructuration.
[16] Dissident en partie, le juge Ruel partage l’avis de ses collègues sur la nature de la créance relative au contrat des compteurs d’eau. Cependant, il est plutôt d’avis qu’il faut présumer que la créance PRV est visée par l’al. 19(2)d) de la LACC et que l’arrêt Kitco doit être distingué étant donné qu’il a été rendu dans un contexte différent. En dernière analyse, le juge Ruel estime que l’al. 19(2)d) de la LACC fait exception au principe établi dans cet arrêt et permet donc la compensation pré‑post entre les dettes respectives des deux parties.
IV. Questions en litige
[17] Le présent pourvoi soulève les trois questions suivantes :
1. La créance PRV est-elle une réclamation se rapportant à une dette qui résulte de fraude aux termes de l’al. 19(2)d) de la LACC?
2. La LACC autorise-t-elle la compensation entre une dette née avant une ordonnance initiale et une dette née après cette ordonnance?
3. Si la compensation est permise, la Ville devrait-elle être autorisée à retenir les paiements dus à Groupe SM en attendant que jugement soit rendu dans le dossier relatif au contrat des compteurs d’eau?
[18] Nous traiterons de ces questions en abordant séparément chacune des créances invoquées par la Ville.
V. Analyse
[19] Essentiellement, la Ville soutient que la créance PRV est une réclamation qui ne peut être considérée dans le cadre d’une transaction ou d’un arrangement, puisqu’elle se rapporte à une dette qui résulte de fraude aux termes de l’al. 19(2)d) de la LACC. Selon la Ville, une telle réclamation échappe à l’interdiction absolue énoncée dans l’arrêt Kitco à l’égard de la compensation pré‑post. La Ville plaide également que le caractère absolu de la règle de l’arrêt Kitco est incompatible avec le large pouvoir discrétionnaire conféré au juge surveillant par la LACC. La Ville estime que le juge surveillant peut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, autoriser la compensation pré‑post dans des circonstances appropriées. L’exercice de ce pouvoir est d’autant plus indiqué en présence de fraude.
[20] Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis que la créance PRV visée en l’espèce n’est pas une réclamation se rapportant à une dette qui résulte de fraude aux termes de l’al. 19(2)d) de la LACC. Nous concluons par ailleurs que le droit à la compensation pré‑post invoqué en vertu du droit civil ou de la common law peut être suspendu en application des art. 11 et 11.02 de la LACC. Toutefois, nous somme d’avis que le juge surveillant possède le pouvoir discrétionnaire d’autoriser la compensation pré‑post dans des circonstances exceptionnelles seulement, considérant le fort potentiel perturbateur de cette forme de compensation. À cet égard, le caractère frauduleux de la dette à l’origine d’une créance PRV, lorsque démontré, constitue un facteur pertinent dans l’exercice de la discrétion du juge surveillant. En l’espèce, nous estimons qu’il ne serait pas indiqué de permettre à la Ville d’opérer compensation en ce qui concerne la créance PRV. Il ne serait pas non plus approprié d’autoriser la Ville à retenir les paiements dus à Groupe SM jusqu’au dénouement du litige relatif au contrat des compteurs d’eau.
A. Créance du Programme de remboursement volontaire
(1) Qualification de la créance du Programme de remboursement volontaire
[21] Il nous incombe de déterminer, d’entrée de jeu, si la créance PRV est une réclamation se rapportant à une dette frauduleuse, puisque cette prémisse explique le raisonnement de la Ville. Pour les motifs qui suivent, nous concluons que cette prémisse fondamentale n’est pas fondée : la créance PRV n’est pas une réclamation se rapportant à une dette qui résulte de fraude aux termes de l’al. 19(2)d) de la LACC. En effet, la seule participation au PRV par une société débitrice n’est pas suffisante pour inférer la commission d’une fraude par cette dernière à l’endroit d’un organisme public. Considérant cette conclusion, il n’est pas nécessaire de nous prononcer sur l’argument subsidiaire de Deloitte selon lequel l’art. 19 de la LACC serait inapplicable en l’espèce, en raison de l’absence de plan prévoyant une transaction ou un arrangement.
[22] Pour qualifier la créance PRV, il faut d’abord distinguer, au sens de la LACC, les réclamations compromises par la transaction ou l’arrangement de celles qui ne le sont pas. Le paragraphe 19(1) de cette loi énonce le régime général encadrant les réclamations qui peuvent être considérées dans le cadre d’une transaction ou d’un arrangement :
19 (1) Les seules réclamations qui peuvent être considérées dans le cadre d’une transaction ou d’un arrangement visant une compagnie débitrice sont :
a) celles se rapportant aux dettes et obligations, présentes ou futures, auxquelles la compagnie est assujettie à celle des dates ci-après qui est antérieure à l’autre :
(i) la date à laquelle une procédure a été intentée sous le régime de la présente loi à l’égard de la compagnie,
(ii) la date d’ouverture de la faillite, au sens de l’article 2 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, si elle a déposé un avis d’intention sous le régime de l’article 50.4 de cette loi ou qu’elle a intenté une procédure sous le régime de la présente loi avec le consentement des inspecteurs visés à l’article 116 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité;
b) celles se rapportant aux dettes et obligations, présentes ou futures, auxquelles elle peut devenir assujettie avant l’acceptation de la transaction ou de l’arrangement, en raison d’une obligation contractée antérieurement à celle des dates mentionnées aux sous-alinéas a)(i) et (ii) qui est antérieure à l’autre.
[23] À titre d’exception à ce régime, le par. 19(2) de la LACC prévoit que certaines réclamations ne peuvent être compromises, notamment celles découlant de fraude :
(2) La réclamation se rapportant à l’une ou l’autre des dettes ou obligations ci-après ne peut toutefois être ainsi considérée, à moins que la transaction ou l’arrangement ne prévoie expressément la possibilité de transiger sur cette réclamation et que le créancier intéressé n’ait voté en faveur de la transaction ou de l’arrangement proposé :
. . .
d) toute dette ou obligation résultant de l’obtention de biens ou de services par des faux-semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits, autre qu’une dette ou obligation de la compagnie qui découle d’une réclamation relative à des capitaux propres;
[24] Pour déterminer le fardeau de preuve applicable à ce régime, il convient de se référer à la jurisprudence et à la doctrine portant sur l’al. 178(1)e) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B-3 (« LFI »), lequel s’apparente en tous points à l’al. 19(2)d) de la LACC. Comme notre Cour l’a souligné dans l’arrêt Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379, ces deux lois « [font] partie d’un ensemble intégré de règles du droit de l’insolvabilité » (par. 78; voir aussi 9354-9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10, par. 74).
[25] Afin de satisfaire au fardeau qui lui incombe, c’est‑à‑dire démontrer que sa créance est une réclamation qui se rapporte à une dette « résultant de l’obtention de biens ou de services par des faux-semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits », le créancier intéressé devra établir, par prépondérance des probabilités, les quatre éléments suivants : (i) le débiteur lui a fait une représentation; (ii) cette représentation était fausse; (iii) le débiteur savait que la représentation était fausse; (iv) cette fausse représentation a été faite dans le but d’obtenir un bien ou un service (Léger c. Ouellet, 2011 QCCA 1858, par. 30 (CanLII); Dupuis c. Cernato Holdings Inc., 2019 QCCA 376, par. 37 (CanLII); voir aussi L. W. Houlden, G. B. Morawetz et J. Sarra, Bankruptcy and Insolvency Law of Canada (4e éd. rév. (feuilles mobiles)), vol. 3, H§63; Berger, Re, 2010 ONSC 4376, 70 C.B.R. (5th) 225, par. 28; J. P. Sarra, G. B. Morawetz et L. W. Houlden, The 2020‑2021 Annotated Bankruptcy And Insolvency Act (2020), p. 1001 et 1006; D. Brochu, Précis de la faillite et de l’insolvabilité (5e éd. 2016), p. 502‑503). Une fois ces éléments prouvés, le créancier d’une réclamation visée par l’al. 19(2)d) de la LACC bénéficie d’une position plus avantageuse que les autres créanciers ordinaires, dans la mesure où cette réclamation ne peut être compromise dans le cadre d’une transaction ou d’un arrangement, quoiqu’elle ne confère pas le statut de créancier garanti (voir Houlden, Morawetz et Sarra, H§63). Cette exception au régime général institué par le par. 19(1) de la LACC doit être interprétée restrictivement (voir notamment, par analogie, Lambert c. Macara, 2004 CanLII 30445 (QC CA), [2004] R.J.Q. 2637 (C.A.), par. 96; Canada Mortgage and Housing Corp. c. Gray, 2014 ONCA 236, 119 O.R. (3d) 710, par. 24).
[26] Le fardeau qui incombait à la Ville n’était certes pas négligeable. En effet, elle devait prouver que Groupe SM avait sciemment fait une fausse représentation ayant mené à la créance PRV. Toutefois, la Ville a estimé, aux fins de cette démonstration, qu’il suffisait de mentionner l’existence de cette créance, et n’a pas cherché à prouver ni même à alléguer l’un ou l’autre de ces éléments, présumant ou tenant pour acquis que la créance PRV découlait de représentations frauduleuses.
[27] En conséquence, pour déterminer si la créance PRV peut être considérée dans le cadre d’une transaction ou d’un arrangement, il est nécessaire d’interpréter le contenu de l’entente PRV, la Loi 26 ainsi que le règlement PRV. À cet égard, et pour les raisons que nous expliquons ci-dessous, nous partageons les conclusions des juges majoritaires de la Cour d’appel : la créance PRV n’est pas visée par l’al. 19(2)d) de la LACC.
[28] En premier lieu, le contenu même de l’entente PRV constitue un obstacle dirimant à la prétention de la Ville selon laquelle le seul fait de la participation à ce programme suffit pour conclure que sa créance résulte des activités frauduleuses de Groupe SM. En effet, comme il est clairement stipulé dans cette entente confidentielle intervenue entre les parties que la somme convenue dans celle-ci ne peut en aucun cas être assimilée à une admission de responsabilité, on ne saurait présumer que la créance PRV constitue une réclamation visée à l’al. 19(2)d) de la LACC. En conséquence, il incombait à la Ville de prouver, conformément aux dispositions de cette loi, que Groupe SM lui avait faussement et sciemment fait une représentation afin d’obtenir un bien ou un service.
[29] D’ailleurs, en cette matière, une règle jurisprudentielle bien établie veut qu’un tribunal tire généralement ses propres conclusions factuelles aux fins d’application de l’al. 19(2)d) (voir Houlden, Morawetz et Sarra, H§63). Il en est ainsi, notamment, malgré la présence de conclusions liées possiblement à la fraude prononcées dans le cadre d’un procès antérieur, ou encore lorsqu’un jugement par défaut ou un acquiescement à jugement contiendrait de telles conclusions. La jurisprudence portant sur l’al. 178(1)e) de la LFI permet d’inférer, par analogie, que les tribunaux se montrent particulièrement constants et rigoureux dans l’appréciation de la preuve qui leur est présentée à cet égard (voir notamment Terrain DEV Immobilier inc. c. Charron, 2021 QCCA 417, par. 2 (CanLII); Dupuis, par. 36-40; Pelletier c. CAE Rive-Nord, 2019 QCCA 2164, par. 13‑19 (CanLII); Tavan c. Rostami, 2014 QCCA 304, par. 3‑6 (CanLII); Léger, par. 30‑40; Guilbert c. Economical Mutual Insurance Co., 2020 MBQB 179, [2021] I.L.R. ¶I-6280, par. 20‑25; Sharma c. Sandhu, 2019 MBQB 160, par. 38‑45 (CanLII); Royal Bank of Canada c. Hejna, 2013 ONSC 1719, par. 90‑92 (CanLII); Berger, par. 28‑35; Re Horwitz (1984), 52 C.B.R. (N.S.) 102 (H.C.J. Ont.), p. 106‑107, conf. par (1985), 53 C.B.R. (N.S.) 275 (C.A.); Agriculture Financial Services Corp. c. Zaborski, 2009 ABQB 183, 58 C.B.R. (5th) 301, par. 12‑18; Szeto, Re, 2014 BCSC 1563, 15 C.B.R. (6th) 255, par. 37-63; The Toronto‑Dominion Bank c. Merenick, 2007 BCSC 1261, par. 30-48 (CanLII); Johnson c. Erdman, 2007 SKQB 223, 34 C.B.R. (5th) 108, par. 10‑12; Coyle (Bankrupt), Re, 2011 NSSC 238, 304 N.S.R. (2d) 369, par. 53‑58).
[30] En deuxième lieu, la Loi 26, tout comme le règlement PRV publié dans la Gazette officielle du Québec en vertu des art. 3 et 4 de cette loi, n’appuient pas davantage la thèse de la Ville. Nous partageons l’avis des juges majoritaires de la Cour d’appel, qui rejettent l’idée d’une présomption légale ou factuelle de l’existence de représentations frauduleuses de la part d’un débiteur du seul fait de sa participation au PRV. Ce régime, qui a été en vigueur de novembre 2015 à décembre 2017, n’a pas créé une telle présomption.
[31] En effet, l’objet du PRV tel qu’il est défini à l’art. 3 de la Loi 26, au chapitre II intitulé « Programme de remboursement », étaye cette conclusion :
3. Le ministre publie à la Gazette officielle du Québec un programme de remboursement volontaire à durée déterminée afin qu’une entreprise ou une personne physique mentionnée à l’article 10 puisse rembourser certaines sommes payées injustement dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion d’un contrat public et pour lequel il aurait pu y avoir fraude ou manœuvre dolosive.
[32] L’emploi du conditionnel dans l’expression « il aurait pu y avoir fraude ou manœuvre dolosive » contredit clairement la thèse avancée par la Ville. De plus, le conditionnel est également utilisé à l’art. 1 du règlement PRV pour décrire l’objet de ce programme :
1. Le Programme de remboursement volontaire permet à toute personne physique et à toute entreprise de rembourser certaines sommes payées injustement par un organisme public dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion d’un contrat public, conclu après le 1er octobre 1996, et pour lequel il aurait pu y avoir fraude ou ma[n]œuvre dolosive.
[33] Que la fraude soit caractérisée comme une éventualité, par opposition à quelque chose de certain, n’a rien de surprenant. En effet, comme l’objectif du PRV consiste à récupérer des sommes payées injustement par des organismes publics, il va de soi que la Loi 26 ne prévoit aucun mécanisme pour déterminer si, dans les faits, les sommes convenues dans le cadre du PRV sont reliées, en partie ou en totalité, à une fraude. L’article 7 du règlement PRV appuie ce constat, puisqu’il précise ce qui suit :
7. Le fait pour une personne physique ou une entreprise de se prévaloir du Programme ne constitue pas une reconnaissance de responsabilité ni une admission qu’elle a commis une faute.
[34] La faute dont il est question à l’art. 7 relève de la responsabilité civile et se limite au contrat public visé par l’entente PRV. Lorsque le législateur entend faire référence à des procédures de nature pénale ou criminelle, ou encore à des recours civils se situant hors du champ de l’entente PRV, il le fait expressément. L’article 7 du règlement PRV, lu conjointement avec l’art. 8, confirme cette interprétation :
8. Toute personne physique ou entreprise qui se prévaut du Programme reconnaît que le fait qu’elle révèle des informations ou transmette des documents dans ce cadre n’a pas pour effet de limiter, de quelque façon que ce soit, la capacité d’un organisme public d’entreprendre contre elle tout recours civil concernant des contrats publics qui n’auront pas fait l’objet d’un règlement dans le cadre du Programme ou qui ne sont pas visés par la Loi.
De plus, toute personne physique ou entreprise reconnaît que sa participation au Programme, et la conclusion d’une entente en vertu de celui-ci, ne la protège, ni ses dirigeants, d’aucune façon de poursuites pénales et/ou criminelles qui ont été ou pourraient être intentées contre elle à l’égard de contrats publics qu’elle a conclus.
[35] En conséquence, la seule preuve qu’une personne physique ou une entreprise a participé au PRV ne saurait à elle seule permettre de qualifier une créance de réclamation se rapportant à une dette qui résulte de fraude aux termes de l’al. 19(2)d) de la LACC.
[36] Cependant, la Ville soutient qu’une lecture conjointe des art. 1, 3 et 10 de la Loi 26 mène à une toute autre conclusion, à savoir que la personne physique ou l’entreprise qui participe au PRV a nécessairement fraudé un organisme public. Nous sommes d’avis qu’elle a tort.
[37] Il est vrai que l’art. 1 de la Loi 26 ne traite pas de la fraude à titre hypothétique :
1. La présente loi prévoit des mesures exceptionnelles adaptées au remboursement et au recouvrement de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion de contrats publics.
Toutefois, comme nous l’avons vu précédemment, l’art. 3 de la Loi 26 et l’art. 1 du règlement PRV sont clairs : il est acquis que, contrairement à l’art. 1 de la Loi 26, qui énonce l’objet de cette loi de manière générale, les dispositions substantielles de la Loi 26 et du règlement PRV ne considèrent la fraude que de façon hypothétique. L’interprétation de la Ville est également inconciliable avec les art. 7 et 8 du règlement PRV, qui sont reproduits plus haut.
[38] Cela dit, la Ville fait remarquer que l’art. 3 de la Loi 26 renvoie à l’art. 10 lequel énonce explicitement qu’une fraude a été commise :
10. Toute entreprise ou toute personne physique qui, à quelque titre que ce soit, a participé à une fraude ou à une manœuvre dolosive dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion d’un contrat public est présumée avoir causé un préjudice à l’organisme public concerné.
Le cas échéant, la responsabilité de ses dirigeants en fonction au moment de la fraude ou de la manœuvre dolosive est engagée, à moins qu’ils ne démontrent avoir agi avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente.
La responsabilité des administrateurs de l’entreprise en fonction au moment de la fraude ou de la manœuvre dolosive est également engagée s’il est établi qu’ils savaient ou qu’ils auraient dû savoir qu’une fraude ou une manœuvre dolosive a été commise relativement au contrat visé, à moins qu’ils ne démontrent avoir agi avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente.
Les entreprises et les personnes physiques visées au présent article sont solidairement responsables du préjudice causé, à moins que l’organisme public n’y renonce.
[39] Nous ne partageons pas cette interprétation de la Ville. Il appartient aux tribunaux de conclure qu’une fraude de cette nature a été commise. Plus précisément, nous estimons que la Ville confond deux régimes créés par la Loi 26 : l’un introduit par le chapitre II — le PRV — (art. 3 à 9), l’autre par le chapitre III intitulé « Règles particulières applicables aux recours judiciaires » (art. 10 à 17). Le premier régime a été conçu afin d’inciter, pendant une période de deux ans, les personnes physiques ou les entreprises craignant qu’un organisme public introduise contre elles une poursuite civile à participer au PRV dans le but de conclure une entente en toute confidentialité (art. 7 de la Loi 26; art. 4 du règlement PRV). Or, ce n’est qu’une fois que le premier régime prend fin que le second entre en vigueur, lequel est d’une toute autre nature.
[40] Le régime prévu aux art. 10 à 17 de la Loi 26 est un régime exorbitant du droit commun, applicable aux recours judiciaires intentés par un organisme public ou le ministre de la Justice, pour le compte d’un organisme public, contre une personne physique ou une entreprise qui aurait participé à une fraude visant un contrat public. Lorsqu’un tel recours est accueilli, non seulement le tribunal peut-il tenir pour acquis que le défendeur a causé par son acte frauduleux un préjudice à l’organisme public (art. 10 al. 1), mais aussi que « [c]e préjudice est présumé correspondre à la somme réclamée par l’organisme public concerné pour le contrat visé lorsque cette somme ne représente pas plus de 20 % du montant total payé pour le contrat visé » (art. 11 al. 1), préjudice pour lequel les entreprises et les personnes physiques visées par la loi sont solidairement responsables (art. 10 al. 4). La somme accordée « porte intérêt à compter de la réception de l’ouvrage par l’organisme public concerné pour le contrat visé » (art. 11 al. 3). De même, le tribunal « doit ajouter à la somme qu’il accorde en réparation du préjudice un montant forfaitaire égal à 20 % de cette somme à titre de frais engagés pour l’application de la [. . .] loi » (art. 14).
[41] Autrement dit, ces dispositions visent à faciliter la preuve du lien de causalité et du préjudice lorsqu’un tel recours est intenté, mais, faut-il le souligner, elles demeurent sans effet dans l’éventualité où un tribunal judiciaire conclut que la preuve relative à la fraude s’avère insuffisante; aussi, et surtout, elles ne facilitent en aucun cas la preuve d’une telle faute. Partant, l’art. 10 de la Loi 26 n’est d’aucun secours pour la Ville, qui, de toute manière, n’a pas cherché à démontrer, autrement qu’en invoquant la seule existence de l’entente PRV, que Groupe SM a participé à une fraude dans le cadre d’un contrat qu’elle lui a octroyé. À en juger par les régimes mis en œuvre par cette loi, la reconnaissance judiciaire de l’existence d’une fraude n’intervient que dans le régime propre au chapitre III de celle-ci. De plus, il appert que le renvoi à l’art. 10 dans l’art. 3 ne sert qu’à préciser quelles sont les personnes physiques visées par le PRV, en l’occurrence les administrateurs et dirigeants des entreprises.
[42] En dernier lieu, il convient de souligner qu’il est facile d’imaginer qu’une entreprise ayant conclu un contrat public possiblement litigieux avec un organisme public fasse le choix stratégique de participer au PRV par crainte de mauvaise publicité ou encore pour éviter de s’exposer au régime exorbitant prévu au chapitre III de la Loi 26, lequel serait susceptible d’emporter pour elle, si le recours était accueilli en faveur de l’organisme, une responsabilité financière additionnelle non négligeable, en sus des frais juridiques qu’elle aurait à débourser.
[43] En somme, ni le contenu de l’entente PRV ni le cadre juridique qui lui est propre ne permettent de présumer que Groupe SM a admis avoir commis un acte frauduleux, pas plus que l’entente PRV ne constitue une présomption de fait grave, précise et concordante (art. 2849 du Code civil du Québec). Il s’ensuit que la Ville n’a pas démontré que la créance PRV relevait de l’al. 19(2)d) de la LACC.
(2) Compensation entre des dettes nées avant et après le prononcé de l’ordonnance initiale (compensation pré‑post)
[44] La mise en faillite des grandes compagnies a fréquemment mené à [traduction] « la perturbation complète des activités de l’entreprise, à la perte de sa clientèle et à la vente à rabais de son actif » (J. P. Sarra, Rescue! The Companies’ Creditors Arrangement Act (2e éd. 2013), p. 22‑23; voir aussi Century Services, par. 16). Le législateur, soucieux de protéger la capacité de survie de ces compagnies essentielles à la prospérité économique et à un taux d’emploi élevé, a donc mis en place dans la LACC un processus de restructuration destiné à éviter leur démantèlement et la liquidation à rabais de leurs actifs (Century Services, par. 17‑18 et 70; Callidus, par. 41‑42).
[45] Initialement, la restructuration sous le régime de la LACC se faisait au moyen d’un plan d’arrangement ou de transaction négocié entre la compagnie débitrice et ses créanciers qui évitait sa mise en faillite en lui permettant de rajuster ses dettes et de réorganiser ses affaires (S. E. Edwards, « Reorganizations Under the Companies’ Creditors Arrangement Act » (1947), 25 R. du B. can. 587, p. 588‑590 et 592). Puis a émergé, en application de la LACC, une pratique de liquidation qui peut elle aussi constituer un outil de restructuration de l’entreprise en difficulté « en lui permettant de survivre, quoique sous une forme corporative différente ou sous la gouverne de propriétaires différents » (Callidus, par. 45; voir aussi Sarra, p. 169; K. P. McElcheran, Commercial Insolvency in Canada (4e éd. 2019), p. 311).
[46] L’instrument principal qui permet à la LACC de réaliser son objectif de restructuration est la suspension des procédures et des droits des créanciers (Sarra, p. 17 et 52; McElcheran, p. 5). L’effet direct de la suspension est qu’elle instaure une période de statu quo qui stabilise la situation de la compagnie débitrice en la mettant à l’abri de ses créanciers pendant que la restructuration suit son cours (Century Services, par. 60; voir aussi Kitco, par. 43). L’absence d’une telle période entraînerait une situation anarchique où chaque créancier se battrait pour faire valoir ses droits, sans égard à la survie de l’entreprise ou à la maximisation de sa valeur de liquidation (Century Services, par. 22).
[47] Durant cette période, la compagnie débitrice peut donc poursuivre ses activités sans craindre d’être poussée à la faillite par ses créanciers. Ce moment de répit crée un environnement propice à une négociation équitable entre les différentes parties prenantes, en plus d’offrir à la débitrice le temps nécessaire pour préparer un plan de transaction ou d’arrangement assurant sa survie ou pour prendre des mesures maximisant la valeur de l’entreprise qu’elle exploite en vue de sa liquidation en vertu de la LACC (Meridian Developments Inc. c. Toronto Dominion Bank (1984), 1984 CanLII 1176 (AB KB), 32 Alta. L.R. (2d) 150 (B.R.), par. 15; Kitco, par. 43; Callidus, par. 40 et 46).
[48] La caractéristique fondamentale de la LACC est l’attribution au tribunal chargé de son application d’un vaste pouvoir discrétionnaire lui permettant de rendre les ordonnances nécessaires pour mener à bon port la restructuration et atteindre les objectifs de la LACC (Century Services, par. 19). Véritable « moteur » du régime législatif (Callidus, par. 48, citant Stelco Inc. (Re) (2005), 2005 CanLII 8671 (ON CA), 253 D.L.R. (4th) 109 (C.A. Ont.), par. 36), ce pouvoir discrétionnaire du tribunal joue également un rôle de premier plan dans le cadre de la suspension des procédures.
[49] En principe, le tribunal peut refuser une demande de suspension. Ces demandes sont toutefois rarement refusées, à tel point que les termes « ordonnance initiale » et « ordonnance de suspension » sont devenus, en pratique, interchangeables (Sarra, p. 51). La suspension est en effet demandée et accordée systématiquement, si ce n’est dans certains cas exceptionnels (p. 51).
[50] La suspension est cependant une mesure temporaire; une fois levée, les créanciers retrouvent la capacité d’exercer pleinement leurs droits et recours (Quinsam Coal Corp., Re, 2000 BCCA 386, 20 C.B.R. (4th) 145, par. 9 et 14). Dans le cas d’une demande initiale visant une compagnie débitrice, le tribunal peut assortir son ordonnance initiale d’une première période de suspension d’une durée maximale de 10 jours (par. 11.02(1) de la LACC). Par la suite, la suspension peut être renouvelée par le tribunal pour la période qu’il estime nécessaire (par. 11.02(2) de la LACC). Au moment du renouvellement de la suspension, ou à tout autre moment au cours des procédures, un créancier intéressé peut, conformément à la procédure prévue à cet effet dans l’ordonnance initiale, demander au tribunal de lever la suspension affectant l’un de ses droits ou recours (Sarra, p. 58‑60 et 88; voir aussi Muscletech Research & Development Inc., Re (2006), 2006 CanLII 1020 (ON SC), 19 C.B.R. (5th) 54 (C.S.J. Ont.), par. 5; Parc industriel Laprade inc. c. Conporec inc., 2008 QCCA 2222, [2008] R.J.Q. 2590, par. 7‑8 et 14‑15).
[51] Bien que la LFI et la LACC fassent partie d’un ensemble intégré de règles du droit de l’insolvabilité, il existe tout de même des différences fondamentales entre les deux régimes (Century Services, par. 78). En effet, contrairement à ce qui prévaut sous la LFI, la LACC confère au tribunal un large pouvoir discrétionnaire lui permettant de décider de l’opportunité d’une suspension, de déterminer la durée de celle‑ci et d’en ajuster la portée selon les besoins de la restructuration et selon ce qui est nécessaire pour réaliser les objectifs de la LACC. En ce sens, la LACC a été décrite comme une loi [traduction] « schématique » ne contenant « pas un code complet énonçant tout ce qui est permis et tout ce qui est interdit » (Century Services, par. 57, citant Metcalfe & Mansfield Alternative Investments II Corp. (Re), 2008 ONCA 587, 92 O.R. (3d) 513, par. 44).
[52] Pour bien saisir les droits et restrictions applicables dans un cas donné, il ne suffit donc pas de lire la loi; il faut également se pencher sur l’exercice par le tribunal de son pouvoir discrétionnaire, lequel se manifeste dans toute la multitude d’ordonnances rendues tout au long des procédures.
[53] La question que soulève le présent pourvoi consiste donc à déterminer si le pouvoir discrétionnaire dont dispose le tribunal lui permet de suspendre le droit d’opérer compensation pré‑post qu’invoque un créancier en vertu du droit civil ou de la common law et, corollairement, d’autoriser la compensation pré‑post dans les cas qui s’y prêtent.
a) Pouvoir d’accorder et de lever une suspension du droit à la compensation pré‑post
[54] Nous sommes d’avis que le vaste pouvoir discrétionnaire conféré au tribunal par les art. 11 et 11.02 de la LACC permet à celui-ci de suspendre des droits reconnus aux créanciers mais dont l’exercice serait susceptible de mettre en péril la restructuration, y compris le droit d’opérer compensation pré‑post.
[55] L’article 11.02 de la LACC permet de suspendre toute action, poursuite ou autre procédure pouvant être intentée contre la compagnie débitrice. Malgré le texte de l’art. 11.02, qui limite à première vue aux procédures judiciaires l’application du pouvoir de suspension, la jurisprudence interprète de manière large et libérale l’étendue des droits et recours susceptibles d’être inclus dans une ordonnance de suspension (voir Meridian, par. 26; Quintette Coal Ltd. c. Nippon Steel Corp. (1990), 1990 CanLII 430 (BC CA), 51 B.C.L.R. (2d) 105 (C.A.), p. 113‑114; Smoky River Coal Ltd., Re, 1999 ABCA 179, 71 Alta. L.R. (3d) 1, par. 31-33; McElcheran, p. 135 et 245‑246; R. J. Wood, Bankruptcy and Insolvency Law (2e éd. 2015), p. 363). À titre d’exemple, dans l’arrêt Quintette Coal, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que le droit d’un créancier d’opérer compensation pré‑post pouvait être suspendu au même titre que toute autre mesure d’exécution possédant un fort potentiel perturbateur (voir aussi Associated Investors of Canada Ltd. (Manager of) c. Principal Savings & Trust Co. (Liquidator of) (1993), 1993 ABCA 259 (CanLII), 13 Alta. L.R. (3d) 115 (C.A.), par. 23‑24; North American Tungsten Corp., Re, 2015 BCCA 390, 377 B.C.A.C. 6, par. 13‑16, conf. par 2015 BCCA 426, 378 B.C.A.C. 116, par. 28‑30). Selon nous, cette interprétation est la bonne, puisqu’elle favorise les objectifs réparateurs de la LACC, en plus d’être cohérente avec l’économie de cette loi.
[56] À la lumière des divers modèles d’ordonnances initiales adoptés par les cours supérieures du pays, on constate d’ailleurs que l’interdiction d’opérer compensation entre des dettes est pratique courante et que, dans la très vaste majorité des cas, une telle interdiction entre en vigueur dès le prononcé de l’ordonnance initiale (voir Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, Alberta Template CCAA Initial Order, janvier 2019 (en ligne), par. 14 et 16; Cour suprême de la Colombie-Britannique, Model CCAA Initial Order, 1er août 2015 (en ligne), par. 16 et 18; Cour supérieure de justice de l’Ontario, rôle des affaires commerciales, Ordonnance initiale, 21 janvier 2014 (en ligne), par. 15‑16; Cour supérieure du Québec, Chambre commerciale, Ordonnance initiale, mai 2014 (en ligne), par. 10 et 12; Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan, Saskatchewan Template CCAA Initial Order, 6 décembre 2017 (en ligne), par. 15‑16).
[57] Le pouvoir discrétionnaire dont dispose le tribunal est donc suffisamment large pour lui permettre de suspendre le droit des créanciers d’opérer compensation pré‑post. Dans un tel cas, l’interdiction d’opérer compensation pré‑post découle directement de l’ordonnance de suspension. En revanche, le tribunal peut à sa discrétion refuser d’imposer une telle interdiction ou, si la compensation pré‑post a été suspendue par l’ordonnance, lever cette suspension par la suite pour permettre à un créancier intéressé de faire valoir ses droits. Sur ce point, nous écartons l’interdiction absolue proposée par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Kitco, puisque nous concluons que le tribunal possède le pouvoir discrétionnaire de permettre la compensation pré‑post dans les cas qui s’y prêtent.
[58] Rares seront toutefois les occasions où un tribunal ne devrait pas suspendre le droit d’opérer compensation pré‑post dans l’ordonnance initiale. Faut-il le rappeler, le pouvoir discrétionnaire du juge surveillant, quoique vaste, n’est pas sans limites. Il doit tendre à la réalisation des objectifs réparateurs de la LACC (Callidus, par. 49).
[59] En effet, la période de statu quo pourrait devenir lettre morte si l’on permettait aux créanciers d’opérer sans retenue la compensation pré‑post (voir Kitco, par. 20 et 43). L’affaire Tungsten, dans laquelle le tribunal avait suspendu l’exercice de la compensation pré‑post constitue un bon exemple du potentiel perturbateur de cette forme de compensation (North American Tungsten Corp., Re, 2015 BCSC 1382, 28 C.B.R. (6th) 147 (« Tungsten (C.S.) »), par. 32, conf. par 2015 BCCA 390, 377 B.C.A.C. 6, par. 16, 20 et 25, et par 2015 BCCA 426, 378 B.C.A.C. 116, par. 29). Si le créancier pouvait, en invoquant la compensation, refuser de payer le prix pour les biens ou services fournis par la débitrice pendant la période de statu quo, la restructuration risquerait d’être torpillée. La débitrice serait incitée à ne fournir ni biens ni services à ses créanciers par crainte de ne pas être payée en retour; elle serait alors privée des fonds nécessaires pour poursuivre ses opérations (voir Kitco, par. 46‑48). L’article 32 de la LACC lui donne justement le droit de résilier tout contrat auquel elle est partie à la date à laquelle les procédures de restructuration ont été intentées, sous réserve des limites et formalités qui sont prévues par cette disposition. De plus, le prêteur intérimaire refuserait fort probablement de continuer à financer les opérations de la débitrice durant cette période, si les sommes prêtées sont destinées à enrichir un autre créancier à son détriment. Enfin, le rempart érigé par la suspension contre les attaques tous azimuts des créanciers s’effriterait lui aussi, augmentant ainsi les risques de déconfiture et de faillite de la débitrice (voir aussi A. R. Anderson, T. Gelbman et B. Pullen, « Recent Developments in the Law of Set‑off », dans J. P. Sarra, dir., Annual Review of Insolvency Law 2009 (2010), 1, p. 22 et 29).
[60] L’inévitable interruption de la relation d’affaires entre la débitrice et ceux qui sont à la fois créanciers et clients ne pourrait intervenir à un pire moment. Sans ces contrats et sans un fonds de roulement regarni par le paiement des comptes à recevoir et le financement intérimaire, la valeur de revente de l’entreprise exploitée par la débitrice s’atrophierait, dressant alors des écueils à sa restructuration par voie de liquidation. Par ailleurs, une telle situation peut également être défavorable pour le créancier qui désire opérer compensation. Si la débitrice met fin au contrat et refuse de s’exécuter, le créancier concerné sera privé du bénéfice du contrat et devra trouver un nouveau cocontractant à la place de la débitrice, sans garantie que le prix restera le même.
[61] En outre, lorsque la compensation pré‑post a été suspendue, le tribunal conserve le pouvoir discrétionnaire de lever la suspension selon les faits particuliers de chaque affaire. Cependant, il doit faire preuve de prudence, considérant le fort potentiel perturbateur d’une telle compensation.
[62] Pour conclure, nous sommes d’avis que les art. 11 et 11.02 de la LACC autorisent le tribunal à suspendre l’exercice de la compensation pré‑post. Tout en tempérant la règle énoncée dans l’arrêt Kitco, qui interdisait de manière absolue la compensation pré‑post, nous estimons que, dans la très vaste majorité des cas, l’ordonnance initiale suspendra, et devrait suspendre, le droit d’un créancier d’opposer à la débitrice une telle forme de compensation. Finalement, lorsque l’ordonnance initiale a suspendu le droit des créanciers à la compensation pré‑post, le tribunal conserve le pouvoir discrétionnaire de lever la suspension en fonction des circonstances.
b) La portée de l’art. 21 de la LACC
[63] Nous soulignons par ailleurs que l’art. 21 de la LACC ne confère pas aux créanciers un droit à la compensation pré‑post qui serait à l’abri du pouvoir de suspension dont dispose le juge surveillant en vertu des art. 11 et 11.02 de la LACC. Bien que l’art. 21 de la LACC atteste d’un droit d’opérer compensation dans le cadre des procédures prises sous cette loi, nous sommes d’avis qu’il ne vise que la compensation entre des dettes nées avant le prononcé de l’ordonnance initiale (autrement dit, la « compensation pré‑pré »). Cette conclusion s’impose suivant la méthode moderne d’interprétation des lois (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87). Notre interprétation de l’art. 21 de la LACC ne repose pas sur une analogie inappropriée avec les dispositions de la LFI.
[64] En effet, cet article précise qu’il est possible d’opérer compensation dans le cadre de procédures en insolvabilité introduites sous le régime de la LACC, mais il ne traite pas expressément de la compensation pré‑post. Cette disposition est rédigée ainsi :
Compensation
21 Les règles de compensation s’appliquent à toutes les réclamations produites contre la compagnie débitrice et à toutes les actions intentées par elle en vue du recouvrement de ses créances, comme si elle était demanderesse ou défenderesse, selon le cas.
Lu à la lumière de son contexte, de son objet et de l’esprit de la LACC, nous sommes d’avis que l’art. 21 se limite à autoriser la compensation pré-pré aux fins de quantification des réclamations des créanciers au jour de l’ouverture.
[65] En ce qui concerne le contexte, l’art. 21 fait partie d’une section différente de celle visant le pouvoir discrétionnaire de suspension conféré au tribunal. Le pouvoir de suspension (art. 11 et 11.02) ainsi que la plupart de ses exceptions (voir, p. ex., art. 11.01, 11.08 et 11.1) figurent dans la partie II, intitulée « Juridiction des tribunaux ». Pour sa part, l’art. 21 fait plutôt partie de la section « Réclamations » de la partie III, qui comprend également les art. 19 et 20. Ceci indique que le législateur ne considérait vraisemblablement pas l’art. 21 comme une exception à la période de suspension. Si son intention avait été plutôt d’en faire une exception, il aurait inclus l’art. 21 dans la partie II ou affirmé expressément qu’il s’agit d’une exception.
[66] Au surplus, il ressort d’un examen de l’art. 21 dans le contexte plus large de la section « Réclamations » que cette disposition fait partie d’un ensemble de règles encadrant les réclamations qui peuvent être considérées dans le cadre d’une transaction ou d’un arrangement et la quantification des montants qui en découlent.
[67] L’article 19 précise quelles sont les réclamations qui peuvent être considérées dans le cadre d’une transaction ou d’un arrangement (par. (1)) et celles qui demeureront intactes malgré l’acceptation par les créanciers d’une transaction ou d’un arrangement et son homologation par le tribunal (par. (2)). Seules les créances ayant pris naissance avant la date d’ouverture des procédures en faillite ou insolvabilité constituent des « réclamations » visées par l’art. 19 et donnent ainsi aux créanciers le droit de voter sur une transaction ou un arrangement. Quant à l’art. 20, il contient des règles permettant de déterminer le montant des réclamations. Une fois déterminé, ce montant permet ensuite de définir le poids relatif du droit de vote de chaque créancier détenant une réclamation[1].
[68] L’article 21 complète les art. 19 et 20; la compensation autorisée par l’art. 21 vise, entre autres, à déterminer la valeur de la réclamation qu’un créancier peut avoir contre la débitrice au jour de l’ouverture. Autrement dit, l’art. 21 vise à donner l’heure juste sur l’intérêt pécuniaire que détient chaque créancier dans la restructuration au jour de l’ouverture et le nombre de votes dont il devrait disposer (voir Kitco, par. 83). Cette disposition s’intéresse peu à ce qui pourrait se passer postérieurement à cette date dans les affaires de la débitrice; en effet, c’est au jour de l’ouverture que « doivent être établies les réclamations » et donc que la réciprocité des dettes doit s’apprécier (B. Boucher, « Procédures en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies », dans JurisClasseur Québec — Collection Droit des affaires — Faillite, insolvabilité et restructuration (feuilles mobiles), par S. Rousseau, dir., fasc. 14, no 70; voir aussi Kitco, par. 34).
[69] Avec égards pour l’opinion de notre collègue, à la lumière du contexte de l’art. 21, il est apparent que cette disposition n’a pas pour vocation de légitimer la compensation pré‑post.
[70] Cette interprétation contextuelle de l’art. 21, qui limite son champ d’application à la compensation pré-pré, est également confirmée par son objet. Cette disposition a été ajoutée à la LACC afin de prévenir l’injustice qui résulterait du fait qu’un créancier serait tenu de payer intégralement sa dette à la compagnie débitrice, mais ne recevrait presque rien de la débitrice en paiement de sa créance aux termes d’un arrangement ou d’une transaction. En raison de l’art. 21, le créancier reçoit paiement de sa créance jusqu’à concurrence de la valeur de la dette qu’il devait à la débitrice (Anderson, Gelbman et Pullen, p. 27; Boucher, no 70; McElcheran, p. 116).
[71] Il est vrai que la compensation « crée une sorte de garantie sur l’actif de la [compagnie insolvable] », parce qu’elle « autorise la partie qui invoque la compensation à “modifier” l’ordre de priorité » en réduisant la valeur de sa créance (Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1995 CanLII 69 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 453, par. 59-60; voir Kitco, par. 63-68). Le créancier se sert de sa dette envers la débitrice comme d’une forme de garantie à l’égard de sa créance, une garantie d’une valeur égale à sa dette envers la compagnie insolvable (Stein c. Blake, [1996] 1 A.C. 243 (H.L.), p. 251). Cette portion de sa créance est donc assurée d’être payée en totalité (Husky Oil, par. 58). Par ses effets, la compensation déroge ainsi au principe de l’égalité entre les créanciers ordinaires, un principe fondamental du droit de l’insolvabilité qui s’applique avec autant de force dans le cadre de procédures intentées sous le régime de la LACC, dont l’un des objectifs réparateurs vise à assurer un traitement juste et équitable des réclamations déposées contre un débiteur (Callidus, par. 40). L’exception créée par la compensation doit donc être interprétée de manière restrictive. En règle générale, [traduction] « [u]ne fois que s’amorce formellement une procédure en matière d’insolvabilité, tous les recours des créanciers non garantis sont suspendus et chaque créancier doit faire la queue derrière les créanciers garantis et les créanciers privilégiés, et partager avec tous les autres créanciers non garantis, au prorata, toute somme qui reste dans le patrimoine » (McElcheran, p. 78).
[72] Le préjudice subi par un créancier désirant opérer compensation pré‑post ne justifie pas d’élargir la portée de l’art. 21. Lorsque la dette due par le créancier prend naissance après le prononcé de l’ordonnance de suspension, le préjudice n’est qu’illusoire. Le fait que le créancier ait contracté des obligations envers la compagnie débitrice durant la période de suspension ne le place pas dans une pire situation que celle dans laquelle il aurait été s’il avait plutôt contracté avec un tiers. S’il avait contracté avec un tiers, il aurait de la même façon été contraint de payer intégralement le prix des produits ou services qu’il a obtenus (Tungsten (C.S.), par. 27). Le créancier qui contracte avec la compagnie débitrice durant la période de statu quo sait ou devrait savoir qu’il ne recevra probablement que des sous pour chaque dollar de sa créance pré‑ordonnance et que le paiement de sa dette post‑ordonnance lui bénéficiera, ainsi qu’aux autres créanciers.
[73] Puisque le préjudice ne se manifeste réellement qu’en ce qui concerne la compensation pré-pré, cette exception au principe de l’égalité ne devrait donc porter que sur un seul des éléments d’actifs de la débitrice au jour de l’ouverture des procédures en insolvabilité, c’est-à-dire la dette du créancier à son endroit (Kitco, par. 68; Husky Oil, par. 59). Autrement, donner le feu vert à la compensation pré‑post équivaudrait à attribuer à certains créanciers une « sorte de garantie » additionnelle sur de nouveaux éléments d’actif acquis par la débitrice après l’ouverture des procédures (par exemple, les sommes reçues à titre de financement intérimaire). Le professeur Wood décrit bien l’injustice qui serait ainsi causée aux autres créanciers ordinaires dont les droits et recours sont suspendus :
[traduction] La capacité d’exercer un droit d’opérer compensation lors de procédures de restructuration peut avoir pour effet d’améliorer grandement la position d’un créancier au détriment des autres. Voici un exemple qui illustre cette affirmation. Supposons qu’une compagnie débitrice doit 1 000 $ à un créancier. Cette compagnie entame des procédures de restructuration. Alors que les procédures sont en cours, la compagnie débitrice vend et livre au créancier des biens d’une valeur de 1 000 $. Exerçant son droit d’opérer compensation, ce dernier recouvre entièrement le montant de sa réclamation, au détriment des autres créanciers non garantis, dont les réclamations seront compromises ou autrement affectées par le plan. [p. 400]
[74] Or, l’objectif de la période de suspension est justement d’empêcher un créancier d’être avantagé par rapport aux autres pendant la restructuration de la compagnie débitrice (Woodward’s Ltd., Re (1993), 79 B.C.L.R. (2d) 257 (C.S.), par. 12; Lehndorff General Partner Ltd., Re (1993), 17 C.B.R. (3d) 24 (C.J. Ont. (Div. gén.)), par. 6; Hawkair Aviation Services Ltd., Re, 2006 BCSC 669, 22 C.B.R. (5th) 11, par. 17). La compensation pré‑post ne devrait pas permettre à un créancier de faire indirectement ce qu’il ne peut faire directement. Le législateur ne peut avoir souhaité créer une telle garantie additionnelle pouvant être réalisée pendant la période de suspension du seul fait que le créancier et la compagnie débitrice ont une relation d’affaires qui se poursuit.
[75] Faut-il le rappeler, considérer que l’art. 21 autorise la compensation pré‑post minerait l’efficacité de la période de statu quo, mettrait en péril la survie de la compagnie débitrice ou de l’entreprise qu’elle exploite et pourrait faire dérailler la restructuration. Il ne fait aucun doute que le législateur ne peut avoir souhaité qu’une compagnie en difficulté, privée de sa seule bouée de sauvetage, soit condamnée à crouler sous le poids de ses dettes, uniquement parce qu’un seul créancier a souhaité s’avantager au détriment des autres. Un tel résultat va à l’encontre des objectifs fondamentaux de la LACC.
[76] Avant de conclure, nous ouvrons une parenthèse au sujet de l’arrêt Kitco. Dans cette affaire, la Cour d’appel a rejeté l’interprétation littérale de l’art. 21 selon laquelle cette disposition autoriserait sans réserve toute forme de compensation, y compris la compensation pré‑post. Notre collègue est d’avis que cet arrêt, appliqué par la majorité de la Cour d’appel et la juge surveillante dans la présente affaire, crée une asymétrie entre l’interprétation par les tribunaux québécois de l’art. 21 de la LACC et celle des tribunaux des autres provinces canadiennes. Notre collègue cite à cet égard les affaires Air Canada, Re (2003), 2003 CanLII 64234 (ON SC), 45 C.B.R. (4th) 13 (C.S.J. Ont.), et Tungsten.
[77] À notre avis, l’arrêt Kitco ne s’inscrit pas en faux contre la jurisprudence du reste du pays en ce qui concerne l’interprétation de l’art. 21. En effet, les affaires Air Canada et Tungsten n’ont pas tranché la question de savoir si la compensation pré‑post est conforme à l’interprétation et aux objectifs de la LACC, et encore moins établi les balises entourant l’exercice de ce droit par des créanciers.
[78] D’abord, dans l’affaire Air Canada, les questions en litige ne portaient pas sur les répercussions de la compensation pré‑post sur la réalisation des objectifs de la LACC. Cette affaire portait plutôt sur les critères de la compensation légale en common law, ainsi que sur l’interprétation d’une disposition de la Loi sur les liquidations et les restructurations, L.R.C. 1985, c. W‑11, dont le texte différait de celui de l’art. 18.1 de la LACC (maintenant l’art. 21 de la LACC). Au chapitre de la compensation légale, Air Canada prétendait que le prononcé d’une ordonnance initiale en vertu de la LACC entraînait une perte de réciprocité entre les dettes, par analogie avec la saisine des biens du failli par un syndic sous le régime de la LFI. C’est dans ce contexte que le tribunal a conclu que l’ordonnance initiale rendue en application de la LACC ne modifie pas les qualités de créancière et de débitrice de la société insolvable, contrairement à une procédure de faillite.
[79] De plus, dans l’affaire Tungsten, le litige portait principalement sur la possibilité de suspendre le droit à la compensation pré‑post. En première instance, le juge n’a procédé à aucune analyse des arguments relatifs aux impacts de la compensation pré‑post sur la période de statu quo et sur les objectifs sous‑jacents de cette dernière, estimant qu’il n’était pas nécessaire de le faire dans les circonstances. Notre collègue soutient que la question de savoir si la compensation pré‑post pouvait s’opérer n’a jamais été soulevée par les parties, ce qui démontrait implicitement que cette compensation était permise par l’art. 21 de la LACC. Selon nous, l’absence de débat sur la possibilité d’opérer compensation pré‑post a davantage pour effet d’affaiblir l’autorité de cette décision que de la renforcer.
[80] En conséquence, et avec égards pour l’opinion contraire, l’état du droit n’était pas définitif ailleurs au Canada sur l’interprétation de l’art. 21. Lorsqu’elle s’est prononcée dans l’arrêt Kitco, la Cour d’appel n’était pas liée par les affaires Air Canada et Tungsten.
[81] En somme, à l’instar de la Cour d’appel dans l’arrêt Kitco, nous concluons que l’art. 21 de la LACC permet la compensation pré‑pré aux fins de quantification des réclamations des créanciers au jour de l’ouverture (Kitco, par. 82). Cette disposition n’a pas pour effet d’autoriser la compensation pré‑post. Cela dit, l’art. 21 de la LACC n’a pas non plus pour effet d’interdire cette forme de compensation. Ainsi, le juge surveillant conserve le pouvoir discrétionnaire de suspendre ou d’autoriser l’exercice du droit à la compensation pré‑post invoqué par un créancier en vertu du droit civil ou de la common law.
[82] Voyons ce qu’il en est en l’espèce.
c) Application
[83] Dans la présente affaire, les termes de l’ordonnance de suspension rendue par le Tribunal sont suffisamment larges pour interdire la compensation pré‑post :
[traduction]
Suspension des droits et recours
ORDONNE CE QUI SUIT : Durant la Période de suspension, et sous réserve, entre autres, de l’article 11.1 de la LACC, tous les droits et recours, notamment les modifications aux droits existants et les événements réputés survenir suivant toute entente à laquelle l’un des Débiteurs est partie en raison de l’insolvabilité des Débiteurs étrangers et/ou des présentes procédures fondées sur la LACC, de quelque manquement ou inexécution par les Débiteurs ou de quelque admission ou témoignage dans le cadre de ces procédures fondées sur la LACC, de quelque personne physique, firme, personne morale, société de personnes, société à responsabilité limitée, fiducie, coentreprise, association, organisation, organisme ou agence du gouvernement, ou de toute autre entité (toutes les entités énumérées précédemment étant appelées collectivement « Personnes » et individuellement « Personne ») visant les Débiteurs ou s’y rapportant, ou touchant l’Entreprise, les Biens ou toute partie de ceux-ci, sont suspendus par les présentes, sauf sur autorisation de la Cour.
. . .
Interdiction de porter atteinte aux droits
ORDONNE CE QUI SUIT : Durant la Période de suspension, il est interdit à toute Personne de supprimer, de refuser d’honorer, de modifier, de violer, de répudier, de résilier ou de cesser d’exécuter, selon le cas, quelque droit, droit de renouvellement, contrat, entente, licence ou permis en faveur des Débiteurs ou détenu par ceux-ci, sauf avec le consentement écrit des Débiteurs, le cas échéant, et du Contrôleur, ou sur autorisation de la Cour. [Nous soulignons.]
(d.a., vol. I, p. 75)
[84] L’ordonnance ayant suspendu la compensation à l’égard des créances pré‑post, il reste à déterminer si le Tribunal aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’art. 11 de la LACC et permettre l’application de cette compensation à l’égard de la créance PRV. Bien que nous soyons d’avis que la juge surveillante a fait erreur en concluant qu’elle ne possédait aucun pouvoir discrétionnaire l’habilitant à autoriser la compensation pré‑post en se basant sur l’arrêt Kitco, il nous apparaît que le renvoi du dossier en première instance serait inutile et contraire aux intérêts de la justice. Au surplus, les délais occasionnés par le présent dossier causent préjudice aux droits des tiers de bonne foi ayant participé à la restructuration de Groupe SM. À cet égard, Thornhill n’a pas été en mesure de rembourser, selon les termes stipulés, le financement de transition consenti par les intervenantes Alaris Royalty Corp. et Integrated Private Debt Fund V LP, également créancières de Groupe SM, notamment en raison du refus de la Ville d’acquitter le coût des travaux effectués par Groupe SM.
[85] Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère la LACC, le tribunal doit garder à l’esprit trois considérations de base : (1) l’opportunité de l’ordonnance sollicitée, (2) la diligence et (3) la bonne foi du demandeur (Callidus, par. 49; Century Services, par. 70).
[86] La première considération, soit le caractère opportun de l’ordonnance sollicitée, vise tout autant l’ordonnance elle-même que les moyens utilisés (Century Services, par. 70). Elle s’évalue au regard des objectifs réparateurs de la LACC (Callidus, par. 49; Century Services, par. 70). Parmi ces objectifs réparateurs, mentionnons les suivants : éviter les pertes sociales et économiques résultant de la liquidation d’une compagnie insolvable; maximiser le recouvrement au profit des créanciers; assurer un traitement juste et équitable des réclamations déposées contre la compagnie débitrice; préserver la valeur d’exploitation dans la mesure du possible; protéger les emplois et les collectivités touchées par les difficultés financières de l’entreprise; améliorer le système de crédit de manière générale (Callidus, par. 40-42). À ce chapitre, le contexte d’une restructuration par voie de liquidation, ainsi que les répercussions de la compensation pré‑post sur son bon déroulement, peuvent être soupesés par le tribunal dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. De surcroît, bien qu’elle recoupe un certain nombre des objectifs réparateurs dont les tribunaux doivent tenir compte, la protection de l’intérêt public doit elle aussi figurer sur cette liste (Callidus, par. 40; Century Services, par. 60).
[87] En l’espèce, la Ville prétend que la protection de l’intérêt public milite en faveur de la compensation pré‑post. Elle estime que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur en ne considérant pas « l’intérêt public de voir à la récupération des deniers publics détournés frauduleusement » (m.a., par. 2; voir aussi par. 80). Nous ne pouvons retenir cette prétention. Voici pourquoi.
[88] Selon nous, la Ville amalgame à tort l’intérêt public avec son propre intérêt en tant qu’organisme public titulaire d’une créance. L’objectif de protection de l’intérêt public ne signifie pas que les entités publiques devraient être placées dans une position plus avantageuse que les autres créanciers parce que leurs créances concernent des deniers publics. Cela contredit le principe de l’égalité entre les créanciers. Dans le contexte de la LACC, la protection de l’intérêt public ne saurait donc être réduite à la protection de l’intérêt d’un créancier en particulier. Elle suppose la prise en compte d’intérêts qui dépassent ceux de la compagnie débitrice et de ses créanciers, comme celui des employés dont les emplois sont menacés ou celui de la communauté dans laquelle évolue la compagnie débitrice (Ernst & Young Inc. c. Essar Global Fund Ltd., 2017 ONCA 1014, 139 O.R. (3d) 1, par. 102; Metcalfe, par. 50‑52; Sarra, p. 162 et 501; Wood, p. 341; voir aussi, pour une illustration éloquente, Canadian Red Cross Society/Société canadienne de la Croix-Rouge, Re (1998), 1998 CanLII 14907 (ON SC), 5 C.B.R. (4th) 299 (C.J. Ont. (Div. gén.)), par. 50).
[89] La protection de l’intérêt public peut aussi s’étendre à des considérations de moralité commerciale qui reflètent les normes sociales, comme des considérations liées au fait que nul ne devrait bénéficier d’activités frauduleuses auxquelles il a pris part (A. Keay, « Insolvency Law : A Matter of Public Interest? » (2000), 51 N. Ir. Legal Q. 509, p. 513 et 525). Dans des circonstances bien particulières, le tribunal pourrait donc conclure que la protection de l’intérêt public, de même que les autres objectifs réparateurs de la LACC, justifient d’autoriser la compensation pré‑post en faveur d’un créancier qui a démontré avoir été victime de fraude au sens de l’al. 19(2)d) de la LACC, d’où la pertinence de déterminer si la créance PRV est une réclamation qui découle de fraude dans le cas qui nous occupe. Mais si une telle conclusion est possible en droit, elle ne devrait pas relever de l’automatisme. Dans chaque cas, le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire de la façon indiquée dans les arrêts Callidus et Century Services, et si d’aventure il est appelé à accorder un poids prépondérant à l’objectif de protection de l’intérêt public, il doit se garder de réduire l’intérêt public à l’intérêt d’un créancier ou d’un groupe de créanciers en particulier.
[90] En l’espèce, la créance PRV de la Ville est une créance ordinaire, puisque, comme nous l’avons indiqué, la Ville n’a pas apporté la preuve de la fraude alléguée et cette preuve ne saurait s’inférer du seul fait que sa créance se rattache à une entente conclue en vertu du PRV. En conséquence, sa prétention selon laquelle l’objectif de protection de l’intérêt public milite en faveur de la compensation pré‑post doit être rejetée. La Ville n’a pas invoqué d’autre objectif réparateur de la LACC au soutien de sa position. Il s’ensuit qu’elle ne s’est pas déchargée du fardeau qui lui incombait d’établir le caractère indiqué de l’ordonnance sollicitée. De plus, les travaux effectués par Groupe SM pour la Ville étaient dans l’intérêt public, puisqu’ils consistaient à poursuivre la réalisation de chantiers majeurs, tels que la construction du pont Samuel‑De Champlain et la réfection de l’échangeur Turcot.
[91] La deuxième considération, soit celle de la diligence, milite clairement à l’encontre de l’exercice de la compensation pré‑post par la Ville. Sous le régime de la LACC, cette considération est importante étant donné qu’elle « décourage les parties de rester sur leurs positions et fait en sorte que les créanciers n’usent pas stratégiquement de ruse ou ne se placent pas eux‑mêmes dans une position pour obtenir un avantage » (Callidus, par. 51). La procédure prévue par la LACC implique des négociations ainsi que des transactions entre le débiteur et les intéressés et elle est supervisée par le tribunal et le contrôleur; il s’ensuit que tous les acteurs qui y participent doivent se trouver sur un pied d’égalité et avoir une compréhension sans équivoque de leurs obligations et droits respectifs (par. 51). En conséquence, dans l’arrêt Callidus, notre Cour a conclu :
La partie qui, dans le cadre d’une procédure fondée sur la LACC, n’agit pas avec diligence et en temps utile risque de compromettre le processus et, de façon plus générale, de nuire à l’efficacité du régime de la Loi (voir, p. ex., North American Tungsten Corp. c. Global Tungsten and Powders Corp., 2015 BCCA 390, 377 B.C.A.C. 6, par. 21‑23; Re BA Energy Inc., 2010 ABQB 507, 70 C.B.R. (5th) 24; HSBC Bank Canada c. Bear Mountain Master Partnership, 2010 BCSC 1563, 72 C.B.R. (5th) 276, par. 11; Caterpillar Financial Services Ltd. c. 360networks Corp., 2007 BCCA 14, 279 D.L.R. (4th) 701, par. 51‑52, où les tribunaux se sont penchés sur le manque de diligence d’une partie). [par. 51]
[92] Dans la présente affaire, il appert clairement que la Ville ne s’est pas comportée conformément à la norme de diligence attendue dans le cadre d’une procédure fondée sur la LACC. À ce propos, Deloitte soutient que la Ville aurait dû signifier son intention d’opérer compensation dans les jours qui ont suivi le prononcé de l’ordonnance initiale, le 24 août 2018. Le dossier ne révèle pas que la Ville a pris connaissance de l’ordonnance initiale dès le 24 août 2018, mais, tel qu’indiqué dans un courriel adressé au procureur de Deloitte, elle connaissait l’existence de cette ordonnance depuis le 10 septembre 2018 au moins. Quoi qu’il en soit, nous sommes d’avis qu’un créancier diligent, une fois qu’il a pris connaissance de l’insolvabilité du débiteur alors qu’il est l’objet d’une procédure intentée en vertu de la LACC, ne peut attendre de 47 à 58 jours pour lui signifier son intention d’opérer compensation.
[93] La Ville justifie la tardiveté de sa demande en affirmant qu’elle attendait un des paiements de la créance PRV dû le 31 octobre 2018, avant de prendre quelque action que ce soit. Or, l’entente PRV indique plutôt que ce paiement était dû le 1er octobre 2018. De plus, la Ville savait ou aurait dû savoir que le terme était échu depuis plusieurs semaines déjà, puisque l’insolvabilité de Groupe SM a entraîné la perte du bénéfice du terme de la créance PRV.
[94] Intentionnelle ou non, cette inaction de la Ville était de nature à la placer dans une position plus avantageuse que celle des autres créanciers ordinaires, et ce, faut‑il le souligner, à un moment crucial des procédures de restructuration. En effet, en invoquant compensation, elle pouvait, ce faisant, obtenir des services sans les payer. La Ville devait se douter que si elle avait manifesté son intention de procéder ainsi dès le départ, en toute diligence, Groupe SM aurait vraisemblablement refusé d’entreprendre les travaux prévus au contrat, sachant qu’il ne serait pas payé et qu’il s’agirait là d’un obstacle majeur au processus de financement intérimaire. Qui plus est, suivant l’art. 32 de la LACC, Groupe SM aurait même pu demander la résiliation de ce contrat.
[95] En somme, les considérations guidant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal ne justifient pas de lever la suspension du droit à la compensation pré‑post de la Ville. Considérant nos conclusions relatives aux deux premières considérations, il n’est pas nécessaire de nous pencher sur la bonne foi de la Ville. Nous sommes d’avis que le renvoi du dossier en première instance mènerait inéluctablement au même résultat.
B. Créance relative au contrat des compteurs d’eau
[96] Ici encore, les termes de l’ordonnance de suspension prononcée par le Tribunal sont suffisamment larges pour interdire la compensation pré‑post. Le Tribunal a cependant accepté de lever la suspension des procédures pour permettre à la Ville d’établir l’existence et le montant de sa créance dans le dossier relatif au contrat des compteurs d’eau. Voici les extraits pertinents de son jugement :
LE TRIBUNAL, saisi de la Demande de la Ville de Montréal datée du 27 septembre 2018 pour être autorisée à lever la suspension des procédures afin de traiter et liquider une réclamation en Chambre civile (la « Demande »);
. . .
LÈVE, en faveur de la Requérante Ville de Montréal, la suspension des procédures ordonnée dans ce dossier à l’égard de Les Consultants S.M. inc., Le Groupe S.M. inc., le Groupe SMI inc. et Le Groupe S.M. International S.E.C. (les « Débitrices visées ») [. . .] afin uniquement de permettre à la Requérante, Ville de Montréal, d’établir sa réclamation contre les Débitrices visées [. . .] dans le cadre des procédures initiées devant la Cour supérieure du Québec portant le numéro 500‑17‑104932‑184; [Nous soulignons.]
(d.a., vol. IV, p. 129)
[97] Cette ordonnance n’a pas autorisé la Ville à retenir les sommes dues à Groupe SM pour les travaux postérieurs à l’ordonnance initiale en vue d’opérer compensation dans l’éventualité où elle aurait gain de cause dans le dossier relatif au contrat des compteurs d’eau. La Ville affirme qu’elle est en droit de retenir les paiements dus à Groupe SM jusqu’à ce qu’un jugement soit rendu dans l’affaire relative au contrat des compteurs d’eau.
[98] Dans les circonstances, une ordonnance permettant à la Ville de retenir les sommes dues à Groupe SM jusqu’au dénouement du litige relatif au contrat des compteurs d’eau n’est pas indiquée. Le renvoi du dossier en première instance pour trancher cette question serait, encore une fois, inutile et contraire aux intérêts de la justice.
[99] En effet, non seulement l’ordonnance recherchée par la Ville placerait Thornhill à la merci du résultat de procédures judiciaires longues et complexes — qui, faut-il le rappeler, concernent une créance de plusieurs millions —, mais elle ne serait pas indiquée pour les mêmes motifs que ceux relatifs à la créance PRV. La Ville confond ici l’intérêt public et son propre intérêt en tant qu’organisme public titulaire d’une créance qui n’a jamais été établie. Ensuite, la Ville n’a pas fait montre de diligence. Même si sa demande introductive d’instance dans le dossier relatif au contrat des compteurs d’eau a été introduite le 26 septembre 2018, la Ville a manqué à son obligation de diligence en attendant au 7 novembre 2018 pour signaler son intention d’opérer compensation, alors qu’elle avait connaissance de l’ordonnance initiale au moins depuis le 10 septembre 2018.
VI. Conclusion
[100] Pour ces motifs, nous sommes d’avis de rejeter le présent pourvoi avec dépens.
Les motifs suivants ont été rendus par
Le juge Brown —
[101] Je partage l’avis de la majorité selon lequel le juge surveillant possède, en vertu de l’art. 11 de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C‑36 (« LACC »), le pouvoir discrétionnaire d’autoriser ou non un créancier à opérer compensation entre des dettes pré‑ordonnance initiale et post‑ordonnance initiale (« compensation pré‑post »). Cependant, j’estime que ce pouvoir n’est pas limité aux seules circonstances exceptionnelles décrites par la majorité. En effet, à mon avis, bien qu’ils reconnaissent le large pouvoir discrétionnaire conféré au juge surveillant par la LACC, mes collègues majoritaires échouent à lui donner plein effet en ce qu’ils concluent que la compensation pré‑post ne sera jamais autorisée sauf circonstances exceptionnelles.
[102] En outre, contrairement à mes collègues, qui restreignent le champ d’application de l’art. 21 de la LACC à la compensation entre des dettes nées avant la délivrance de l’ordonnance initiale, je conclus que la compensation pré‑post est permise en vertu de l’art. 21 de la LACC, mais doit être assujettie à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge surveillant. Les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec (2020 QCCA 438), ainsi que la juge surveillante (2019 QCCS 2316), s’appuient erronément sur l’arrêt de la Cour d’appel du Québec dans Québec (Agence du revenu) c. Métaux Kitco inc., 2017 QCCA 268, 46 C.B.R. (6th) 173, pour conclure que la compensation pré‑post ne sera jamais autorisée. Mais, pour les raisons exprimées ci‑dessous, l’approche établie dans l’arrêt Kitco doit à mon avis être rejetée par la Cour.
[103] Étant donné que la juge surveillante n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire dans la présente affaire, se croyant liée par l’arrêt Kitco, il serait mal avisé pour la Cour d’exercer pour la première fois ce pouvoir afin de déterminer si la Ville de Montréal peut opérer compensation en l’espèce. Par conséquent, j’accueillerais l’appel à seule fin de retourner le dossier devant la Cour supérieure pour qu’il soit décidé si la Ville peut opérer compensation entre les dettes de Groupe SM antérieures à l’ordonnance initiale et les sommes dues par la Ville à Groupe SM pour des travaux réalisés par ce dernier après l’ordonnance initiale. J’accueillerais également l’appel afin qu’il soit décidé si la réclamation de la Ville à l’encontre de Groupe SM à l’égard des compteurs d’eau donne ouverture à compensation, puisque rien dans l’art. 21 de la LACC n’interdit la compensation judiciaire.
[104] Au surplus, et contrairement à mes collègues, j’estime qu’il n’est pas nécessaire dans le présent pourvoi de trancher la question de savoir si la réclamation de la Ville de Montréal à l’encontre de Groupe SM, laquelle s’appuie sur la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics, RLRQ, c. R‑2.2.0.0.3, doit être qualifiée de réclamation fondée sur des « faux‑semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits » au sens de l’al. 19(2)d) de la LACC. À mon avis, l’art. 21 de la LACC doit être interprété comme permettant d’opérer compensation pré‑post, peu importe qu’il s’agisse ou non d’une réclamation qui découle d’une fraude au sens de l’al. 19(2)d). Je conviens néanmoins avec mes collègues que le fait pour un créancier de démontrer qu’il a été victime d’une fraude au sens de l’al. 19(2)d) est un facteur favorable à la compensation pré‑post qui doit être soupesé par le juge surveillant avec les autres considérations pertinentes.
[105] Mes collègues estiment qu’il est nécessaire de qualifier la créance de la Ville de Montréal issue du Programme de remboursement volontaire (« PRV »), parce que la démonstration du caractère frauduleux de la dette à l’origine d’une créance constitue un facteur pertinent dans l’exercice par le juge surveillant de son pouvoir discrétionnaire de permettre ou non la compensation pré‑post (par. 20). Tel qu’ils le reconnaissent, il s’agit d’un facteur pertinent dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge surveillant. Comme je l’explique plus amplement ci-après, la question de savoir si la créance PRV de la Ville de Montréal résulte d’une fraude est une question à laquelle il appartient à la juge surveillante de répondre dans le cadre de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, et non à mes collègues ou à la Cour.
I. L’arrêt Kitco de la Cour d’appel du Québec
[106] Métaux Kitco inc. est une entreprise qui se spécialise dans l’achat de ferraille d’or, dont elle extrait l’or fin afin de pouvoir le revendre. En vertu des règles fiscales, elle est soumise à un régime spécial, c’est‑à‑dire qu’elle paie la taxe sur les produits et services (« TPS ») et la taxe de vente du Québec (« TVQ ») à l’achat de ferraille d’or (« intrants »), mais la vente d’or fin n’est pas assujettie à ces taxes. Conformément à ce régime spécial, Kitco paie les taxes à ses fournisseurs d’or, lesquels doivent remettre ces taxes à l’Agence du revenu du Québec. Par la suite, lors de la vente d’or fin, Kitco a droit à un remboursement des taxes payées. Cependant, l’Agence constate l’existence d’un stratagème frauduleux suivant lequel les fournisseurs d’or ne lui versent pas les taxes perçues, alors qu’elle rembourse Kitco pour celles-ci.
[107] L’Agence suspecte Kitco d’être impliquée dans ce stratagème frauduleux et lui envoie un avis de cotisation de plus de 300 millions de dollars (soit la dette pré‑ordonnance). Le 7 juin 2011, elle entreprend l’exécution forcée de cet avis pour récupérer les sommes qu’elle estime dues. Dès le lendemain, Kitco dépose un avis d’intention de faire une proposition sous le régime de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3 (« LFI »), suspendant les recours de ses créanciers (art. 69). Un mois plus tard, elle obtient plutôt, en vertu de la LACC, une ordonnance initiale qui continue la suspension des recours (suspension toujours en vigueur au moment de l’arrêt). Parallèlement, Kitco continue ses activités commerciales depuis le 8 juin 2011 : elle paie des taxes sur les intrants et en réclame le remboursement à l’Agence, conformément au régime fiscal en place. L’Agence lui doit plus de 1,7 million de dollars en remboursement (soit la dette post‑ordonnance), mais impute par compensation cette somme sur les cotisations fiscales qu’elle réclame à Kitco. Cette dernière présente avec succès une requête devant la Cour supérieure pour forcer l’Agence à lui rembourser 1,7 million de dollars au motif qu’il s’agit d’une compensation illégale.
[108] Dans l’arrêt Kitco, le juge Vézina, qui rédige les motifs de la Cour d’appel, explique d’abord que le 8 juin 2011 constitue la date d’ouverture de la procédure en insolvabilité, et donc la date à laquelle les recours des créanciers sont suspendus et leurs réclamations doivent être établies (par. 34). Il se dit aussi d’avis que la compensation opérée par l’Agence est illégale. Selon lui, bien que l’art. 21 de la LACC ne dise pas expressément que seules les dettes nées avant les procédures en insolvabilité sont susceptibles de compensation, il faut rejeter l’interprétation littérale de cet article, puisqu’elle serait contraire notamment au principe voulant qu’il faille traiter les créanciers ordinaires sur un pied d’égalité (par. 20). Elle fait également échec à la période de statu quo, laquelle est nécessaire aux entreprises en difficultés financières pour leur permettre d’élaborer un plan d’arrangement (par. 43). Il conclut donc qu’une interprétation littérale serait au final contraire à l’objectif de restructuration de la LACC (par. 45).
[109] Cette conclusion s’appuie en grande partie sur le constat du juge Vézina que les régimes de la LFI et de la LACC entretiennent des « liens étroits » et constituent « deux régimes intégrés », de telle sorte que « les enseignements de la jurisprudence et les avis des auteurs sont transposables de l’[un] à l’autre » (par. 51‑52). Il s’appuie sur le par. 56 de l’arrêt D.I.M.S. Construction inc. (Syndic de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 52, [2005] 2 R.C.S. 564, et en retient que « [l]es principes généraux de la LFI s’opposent à toute opération qui aurait pour effet d’accorder une garantie qui n’existait pas avant la faillite » (Kitco, par. 61). À cet égard, il estime que les enseignements de l’arrêt Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1995 CanLII 69 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 453, qui a précisé que la compensation s’apparentait à une forme de garantie, sont difficilement transposables en droit civil où la compensation est automatique et s’opère de plein droit dès que deux dettes coexistent et sont certaines, liquides et exigibles (par. 65). Finalement, il considère que l’art. 21 de la LACC et le par. 97(3) de la LFI précisent à quel moment peut s’opérer la compensation, soit à la date où doivent être établies les « réclamations prouvables » des créanciers, c’est‑à‑dire le jour de l’ouverture des procédures d’insolvabilité :
À mon avis, les articles 21 L.a.c.c. et 97 (3) L.f.i. qui édictent que « les règles de la compensation s’appliquent à toutes les réclamations. . . », précisent par là le moment où la compensation s’opère, soit au moment où doivent être établies les réclamations; c’est au jour d’Ouverture que s’établit la réciprocité temporelle. [par. 82]
[110] Le juge Vézina estime, au par. 78, que la réponse à la question de savoir en quoi consiste une « réclamation prouvable » se trouve au par. 121(1) de la LFI, c’est‑à‑dire « [t]outes créances et tous engagements, présents ou futurs, auxquels le failli est assujetti à la date à laquelle il devient failli, ou auxquels il peut devenir assujetti avant sa libération, en raison d’une obligation contractée antérieurement à cette date ».
[111] Avec égards, je suis d’avis que plusieurs erreurs ont été commises dans l’arrêt Kitco. Premièrement, le juge Vézina s’est erronément appuyé sur l’arrêt de la Cour dans D.I.M.S. Construction pour arriver à la conclusion que la compensation pré‑post ne pouvait jamais être autorisée en vertu de la LACC, alors que cet arrêt a été rendu dans un contexte de faillite sous le régime de la LFI. Malgré les similitudes entre les régimes d’insolvabilité établis par la LACC et la LFI, ces deux lois sont distinctes ⸺ et de manière significative en l’espèce. Deuxièmement, l’arrêt Kitco repose sur une interprétation restrictive et inappropriée de l’art. 21 de la LACC, qui fait fi du caractère « souple » (Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379, par. 14) et [traduction] « flexible » (R. J. Wood, Bankruptcy and Insolvency Law (2e éd. 2015), p. 337) reconnu à la LACC ainsi que du vaste pouvoir discrétionnaire dont le juge surveillant est investi, alors que les tribunaux d’autres provinces canadiennes ont jugé que la compensation pré‑post pouvait être permise. Troisièmement, l’arrêt Kitco a été rendu dans un contexte de restructuration réelle d’une entreprise en difficultés financières, et il est difficilement transposable dans un contexte comme celui qui nous occupe, où il s’agit plutôt d’une liquidation des actifs et des contrats d’une entreprise.
A. Les distinctions fondamentales entre les deux régimes d’insolvabilité
[112] Il importe de souligner les différences fondamentales entre le régime établi par la LACC et celui établi par la LFI, lesquelles font ressortir, sous le régime de la LACC, le maintien de la réciprocité des dettes ainsi que le vaste pouvoir discrétionnaire permettant au juge surveillant d’autoriser la compensation pré‑post. Je ne remets pas en doute l’idée que ces deux régimes doivent être perçus comme « un ensemble intégré de règles du droit de l’insolvabilité » et que des efforts législatifs visant à harmoniser les deux régimes ont été déployés depuis plusieurs décennies (Century Services, par. 19-24 et 78). Toutefois, comme nous le verrons ci‑dessous, de nombreuses différences persistent entre ces deux régimes (Wood, p. 337).
[113] Les trois principales lois canadiennes en matière d’insolvabilité, c’est‑à‑dire la LACC, la LFI et la Loi sur les liquidations et les restructurations, L.R.C. 1985, c. W‑11 (« LLR »), ont comme objectifs fondamentaux : [traduction] « . . . le traitement juste et équitable des réclamations des créanciers, la protection de l’intérêt public, la création d’un processus juste, opportun et efficient, et, lors de la prise de la décision de restructurer ou de liquider une entreprise, l’établissement d’un équilibre coûts-avantages maximisant la valeur de celle-ci » (J. P. Sarra, « The Oscillating Pendulum : Canada’s Sesquicentennial and Finding the Equilibrium for Insolvency Law », dans J. P. Sarra et B. Romaine, dir., Annual Review of Insolvency Law 2016 (2017), 9, p. 9‑10, objectifs mentionnés avec approbation par la Cour dans 9354‑9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10, par. 40). La LACC a plus particulièrement comme objectif principal de permettre à une entreprise insolvable de se rétablir financièrement et commercialement par le dépôt d’un plan d’arrangement auprès de ses créanciers (Wood, p. 338; B. Boucher, « Procédures en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies », dans JurisClasseur Québec — Collection Droit des affaires — Faillite, insolvabilité et restructuration (feuilles mobiles), par S. Rousseau, dir., fasc. 14, no 2 et 8). En demandant une ordonnance initiale, l’entreprise insolvable se met à l’abri de ses créanciers, suspendant ainsi leurs recours pendant une certaine période, afin de pouvoir concentrer toutes ses énergies sur la confection d’un plan d’arrangement permettant une relance viable (Boucher, no 2).
[114] Pour ces raisons, le régime établi par la LACC est flexible et permet de mettre de l’avant des solutions créatives afin d’atteindre l’objectif énoncé précédemment, soit la restructuration d’une entreprise en difficultés financières, par opposition à la LFI, qui prévoit un ensemble de règles préétablies (Boucher, no 8; Wood, p. 337). En tant que telle, la LACC est une loi qualifiée de « réparatrice » (Boucher, no 3; J. P. Sarra, Rescue! The Companies’ Creditors Arrangement Act (2e éd. 2013), p. 500).
[115] La Cour a reconnu que les dispositions de la LACC doivent être interprétées largement afin de permettre la réalisation de ses objectifs réparateurs, notamment permettre la survie des activités de l’entreprise et éviter les pertes sociales et économiques pouvant résulter de la liquidation de cette dernière (Century Services, par. 70). En raison de la portée réparatrice de la LACC, un « vaste » pouvoir discrétionnaire est également conféré au juge surveillant par l’art. 11 de la LACC (Callidus, par. 48; Century Services, par. 14). Cet article prévoit qu’un juge surveillant peut rendre « toute ordonnance qu’il estime indiquée », mais précise toutefois qu’une telle ordonnance ne peut être contraire aux restrictions prévues par la LACC et qu’elle doit être « indiquée » au regard des circonstances de chaque affaire. La Cour a indiqué dans l’arrêt Callidus que l’art. 11 est en quelque sorte le « moteur » de la LACC (par. 48, citant Stelco Inc. (Re) (2005), 2005 CanLII 8671 (ON CA), 253 D.L.R. (4th) 109 (C.A. Ont.), par. 36). Ce pouvoir discrétionnaire conféré au juge surveillant en vertu de la LACC permet la mise en place de solutions « créatives et efficaces » (Century Services, par. 21, citant Industrie Canada, Direction générale des politiques‑cadres du marché, Rapport sur la mise en application de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (2002), p. 50), en reconnaissance de la « position avantageuse » du juge surveillant, lequel « acquiert une connaissance approfondie de la dynamique entre les intéressés et des réalités commerciales entourant la procédure [fondée sur la LACC] » (Callidus, par. 47‑48). À titre de solutions « créatives » retenues par les tribunaux sous le régime de la LACC, mentionnons la « constitution de sûretés pour financer le débiteur demeuré en possession des biens ou encore la constitution de charges super‑prioritaires grevant l’actif du débiteur », ainsi que la libération de « tiers des actions susceptibles d’être intentées contre eux, dans le cadre de l’approbation d’un plan global d’arrangement et de transaction, malgré les objections de certains créanciers dissidents » (Century Services, par. 62).
[116] Comme l’a reconnu la Cour encore récemment, le vaste pouvoir discrétionnaire conféré au juge surveillant par l’art. 11 de la LACC permet à ce dernier de mettre de l’avant des solutions « susceptibles de répondre aux circonstances de chaque cas et de “[s’adapter] aux besoins commerciaux et sociaux contemporains” » (Callidus, par. 48, citant Century Services, par. 58). Ce vaste pouvoir discrétionnaire du juge surveillant est unique à la LACC et n’a pas d’équivalent dans la LFI, laquelle est plutôt fondée sur des règles préétablies visant à régir une gamme de situations. Il s’agit donc là d’une distinction majeure entre les deux régimes d’insolvabilité.
[117] Une autre différence majeure entre ces deux régimes est le fait que la LACC permet à une entreprise, après qu’elle a obtenu une ordonnance initiale, de poursuivre ses activités commerciales pendant la période de restructuration ou de réorganisation (Callidus, par. 41). La poursuite des activités commerciales de l’entreprise en difficulté évite « les pertes sociales et économiques résultant de la liquidation d’une compagnie insolvable » (Century Services, par. 70) et permet de « protéger sa valeur d’exploitation » (Callidus, par. 46). Ainsi, lorsque l’entreprise insolvable a recours à la LACC, elle n’est pas dessaisie de ses biens au profit d’un tiers, contrairement aux mesures mises en place en vertu de la LFI, suivant lesquelles le syndic obtient la saisine des biens du failli (art. 71 de la LFI). Il n’y a donc pas de perte de réciprocité sous le régime de la LACC. La qualité de débitrice ou de créancière de l’entreprise insolvable demeure inchangée et n’est pas octroyée à un tiers.
[118] Cette réciprocité, qui subsiste au‑delà de l’ordonnance initiale, est ce qui rend possible la compensation en vertu de la LACC, par opposition à la LFI. En outre, cette même distinction fondamentale entre le régime de la LACC et celui de la LFI a joué un rôle crucial dans l’arrêt D.I.M.S. Construction, sur lequel s’est en grande partie appuyé le juge Vézina dans l’arrêt Kitco. En effet, dans l’arrêt D.I.M.S. Construction, la Cour devait décider si les régimes législatifs établis dans deux lois québécoises en matière de droit du travail portaient atteinte au plan de répartition prévu par la LFI. Ces deux lois établissaient un mécanisme similaire par lequel un employeur assujetti à l’une de ces lois devait payer la cotisation due par un entrepreneur dont il retenait les services. Une fois la cotisation payée par l’employeur, ce dernier avait le droit de retenir sur les sommes qu’il devait à l’entrepreneur le montant de la cotisation qu’il avait déboursé, et donc d’opérer compensation (par. 2). Dans cette affaire, trois employeurs avaient été sommés de payer les cotisations de l’entrepreneur D.I.M.S. Construction inc. avant sa faillite le 1er avril 1999, mais un seul d’entre eux avait payé la cotisation avant cette date (par. 3‑4). Le syndic à la faillite de D.I.M.S. Construction demandait à la Cour de déclarer inopérants deux articles de ces lois dans le cadre d’une faillite sous le régime de la LFI en invoquant l’arrêt de la Cour dans Husky Oil (par. 5).
[119] Dans son analyse, la juge Deschamps s’attarde d’abord au par. 97(3) de la LFI portant sur la compensation et fait deux constats utiles. Premièrement, comme le par. 97(3) s’applique aux réclamations visant l’actif du failli, le créancier doit remplir les conditions prévues au par. 121(1) de la LFI, c’est‑à‑dire que, pour qu’il puisse opérer compensation, il doit « prouver une créance à laquelle le failli était assujetti en raison d’une obligation contractée antérieurement à la faillite » (par. 40 (je souligne)). Deuxièmement, le par. 97(3) précise que la compensation s’opère de la même manière que si le failli était demandeur ou défendeur d’une action en justice, et elle permet exceptionnellement de faire « comme si le patrimoine du failli n’avait pas, par la faillite, été dévolu au syndic » (par. 41).
[120] La juge Deschamps conclut que trois scénarios sont possibles en droit civil québécois en fonction du moment où l’employeur paie la cotisation due par l’entrepreneur : (1) le paiement est fait par l’employeur avant la faillite et les dettes sont devenues certaines, liquides et exigibles avant la faillite, (2) le paiement est fait avant la faillite, l’employeur est endetté envers l’entrepreneur failli, mais l’une des conditions de la compensation légale n’est pas satisfaite et (3) le paiement est fait après la faillite (par. 42). Relativement au troisième scénario, lequel fait également interagir l’art. 1651 du Code civil du Québec, qui prévoit qu’une personne subrogée dans les droits d’une autre (ici, l’employeur) n’a pas plus de droits que le subrogeant, la juge Deschamps conclut que lorsque l’employeur paie après la faillite de l’entrepreneur, « [l]a double qualité de créancier et de débiteur » et donc la réciprocité des dettes ne survient qu’après la faillite (par. 51). Par conséquent, il faut en déduire que, lorsque lu en conjonction avec les art. 121, 136(3) et 141 de la LFI, le par. 97(3) de la LFI prévoit que « les créances mutuelles doivent avoir pris naissance avant la faillite » pour qu’il y ait compensation (par. 55 (je souligne)). La juge Deschamps ajoute, au par. 56, qu’en vertu des règles propres au régime de la faillite sous la LFI, le syndic peut s’opposer à la substitution du créancier (ici, l’employeur), si cela a pour effet de conférer à ce dernier une garantie qui n’existait pas au moment de la faillite :
Ce qui distingue le paiement avant la faillite du paiement après la faillite est le fait que, dans le premier cas, la substitution de créancier a lieu avant le moment où le syndic acquiert les biens du failli. Lorsque le paiement est fait après la faillite, la substitution est postérieure à la faillite et le syndic est en mesure de s’y opposer. Les principes généraux de la LFI s’opposent à toute opération qui aurait pour effet d’accorder une garantie qui n’existait pas avant la faillite. [Je souligne.]
[121] L’argument est simple. Pour qu’il y ait compensation légale, en sus du fait que le caractère certain, liquide et exigible de la créance doit être démontré, « deux personnes doivent être réciproquement débitrices et créancières l’une de l’autre » (Code civil du Québec : Annotations ⸺ Commentaires 2020‑2021 (5e éd. 2020), par B. Moore, dir., et autres, p. 1558). Il s’agit là d’une des quatre conditions essentielles pour qu’il soit possible d’opérer compensation. Cette réciprocité des créances cesse d’exister lorsqu’une entreprise insolvable devient faillie, puisqu’un syndic à la faillite est nommé et obtient la saisine de ses biens (art. 71 de la LFI). La qualité de créancière ou de débitrice de l’entreprise qui devient faillie s’éteint au profit du syndic le jour de l’ouverture de la faillite. De plus, l’entreprise faillie cesse ses opérations commerciales et n’encourt normalement pas d’obligations post‑faillite. C’est pourquoi les réclamations prouvables visées par la LFI doivent être établies le jour de l’ouverture de la faillite, et il ne peut logiquement y avoir compensation entre des dettes pré et post‑faillite (par. 97(3) et 121(1)). Or, comme l’a fait remarquer avec justesse l’intervenante l’Union des municipalités du Québec à l’audience, la situation est tout autre lorsqu’une entreprise insolvable demande la délivrance d’une ordonnance initiale en vertu de la LACC, puisqu’elle continue ses activités commerciales, tout en demandant la suspension des recours de ses créanciers (transcription, p. 48‑49). Sous le régime de la LACC, le contrôleur n’obtient pas la saisine des biens de l’entreprise ayant demandé une ordonnance initiale. La réciprocité des dettes subsiste, l’entreprise demeurant débitrice ou créancière d’une réclamation (voir à ce sujet L. Morin et G.‑P. Michaud, « Set‑Off and Compensation in Insolvency Restructuring under the BIA/CCAA : After the Kitco and Beyond the Rack Decisions », dans Sarra et Romaine, Annual Review of Insolvency Law 2016, 311, p. 343‑344; voir aussi A. R. Anderson, T. Gelbman et B. Pullen, « Recent Developments in the Law of Set‑off », dans J. P. Sarra, dir., Annual Review of Insolvency Law 2009 (2010), 1, p. 23‑25 (ces auteurs reconnaissent que la saisine des biens de l’entreprise insolvable n’est pas dévolue au contrôleur dans le cadre de la LACC, et que la réciprocité des dettes n’est pas éteinte, mais prêchent pour que la LACC soit interprétée par les tribunaux de manière à mettre fin à cette réciprocité)).
[122] Ces deux distinctions fondamentales entre les régimes de la LACC et de la LFI suffisent à expliquer pourquoi l’approche mise de l’avant dans l’arrêt Kitco doit être rejetée par la Cour. Comme nous le verrons ci‑après, les tribunaux d’autres provinces canadiennes se sont notamment appuyés sur ces distinctions entre les deux régimes pour conclure que l’art. 21 de la LACC, contrairement aux dispositions équivalentes dans la LFI (par. 97(3)) et la LLR (par. 73(1)), n’interdit pas la compensation pré‑post.
B. Les tribunaux d’autres provinces canadiennes ont reconnu la possibilité d’opérer compensation pré‑post
[123] Le droit d’opérer compensation en vertu de la LACC a fait l’objet de débats dans la jurisprudence canadienne, et ce, pour deux raisons. D’abord, avant la réforme législative de 1997 (Loi modifiant la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies et la Loi de l’impôt sur le revenu, L.C. 1997, c. 12) et l’ajout de l’art. 21 (autrefois l’art. 18.1), le droit d’opérer compensation n’était pas formellement reconnu dans la LACC. Ensuite, des questions portant sur l’encadrement du droit d’opérer compensation se sont soulevées dans les dernières décennies, notamment en ce qui a trait à la possibilité de suspendre temporairement le droit d’opérer compensation à la suite de la délivrance d’une ordonnance initiale (LACC, par. 11.02(1); voir Quintette Coal Ltd. c. Nippon Steel Corp. (1990), 1990 CanLII 430 (BC CA), 51 B.C.L.R. (2d) 105 (C.A.); Cam‑Net Communications c. Vancouver Telephone Co., 1999 BCCA 751, 71 B.C.L.R. (3d) 226; North American Tungsten Corp., Re, 2015 BCCA 390, 377 B.C.A.C. 6 (« Tungsten no 1 ») (décision sur la demande d’autorisation d’appel), conf. par 2015 BCCA 426, 378 B.C.A.C. 116 (« Tungsten no 2 »); Re Just Energy Corp., 2021 ONSC 1793); ou de restreindre ce droit directement dans le texte d’une ordonnance initiale fondée sur la LACC (Crystallex International Corp., Re, 2012 ONSC 6812, 100 C.B.R. (5th) 132).
[124] Plus particulièrement, la question qui nous occupe ici est celle de savoir si l’art. 21 de la LACC permet d’opérer compensation pré‑post. Cette question se pose avec une plus grande acuité dans le cadre d’un processus de restructuration mené sous le régime de la LACC, puisque l’entreprise insolvable continue ses opérations commerciales.
[125] L’une des premières affaires dans lesquelles cette question a été examinée, après la réforme législative de 1997, est la décision Air Canada, Re (2003), 2003 CanLII 64234 (ON SC), 45 C.B.R. (4th) 13, rendue par le juge Farley de la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Dans cette décision, le juge Farley devait déterminer si un paragraphe inséré dans l’ordonnance initiale et qui visait à limiter le droit pour les créanciers d’Air Canada d’opérer compensation devait être modifié[2]. Essentiellement, Air Canada plaidait que la compensation légale prévue par la LACC ne pouvait être autorisée entre des dettes pré et post‑ordonnance, comme c’est le cas en vertu de la LFI (par. 10‑11). Puisque la LFI prévoit que, à l’ouverture de la faillite, les biens du failli sont dévolus au syndic en vertu de l’art. 71 (autrefois le par. 71(2)), le juge Farley a conclu qu’il n’y a alors plus de réciprocité entre un créancier et un débiteur failli post‑faillite, condition pourtant nécessaire pour qu’il soit possible d’opérer compensation :
[traduction] Lors d’une faillite, le syndic est ajouté à l’instance. Lorsqu’un créancier effectue des opérations post-faillite avec le syndic de faillite, il ne traite pas avec la même partie, c’est-à-dire avec le débiteur avant la faillite. [. . .] Par conséquent, le créancier qui contracte des obligations post-faillite envers un syndic de faillite ne peut invoquer la compensation légale pour éviter d’acquitter de telles obligations en opérant compensation entre celles-ci et ses réclamations (pré-faillite) contre le failli dont il a fait la preuve. Comme ce ne sont pas les mêmes parties qui sont concernées, il ne saurait y avoir d’obligations réciproques. [En italique dans l’original; par. 14.]
[126] Ensuite, le juge Farley a analysé le second argument d’Air Canada qui prétendait que l’art. 21 de la LACC (alors l’art. 18.1), devait être interprété de façon similaire au par. 73(1) de la LLR (par. 16-17), lequel prévoit que la compensation s’applique à « toutes les réclamations sur l’actif d’une compagnie et à toutes les procédures en recouvrement de créances d’une compagnie, échues ou devenues exigibles à l’ouverture de la liquidation de la compagnie ». Le juge Farley a rejeté cet argument pour plusieurs raisons, insistant notamment sur les différences entre le texte du par. 73(1) de la LLR et celui de l’art. 21 de la LACC. Par exemple, ce dernier article ne prévoit pas que la compensation doit s’effectuer entre des réclamations devenues exigibles à la date de la délivrance de l’ordonnance initiale. Le juge Farley a souligné que ces différences rédactionnelles reflètent le choix du législateur, lequel n’a pas voulu adopter des dispositions législatives identiques en matière de compensation dans les trois lois canadiennes en matière d’insolvabilité (par. 23). Pour ces raisons, il a ordonné la modification du paragraphe de l’ordonnance qui limitait le droit d’opérer compensation (par. 24).
[127] Bien qu’il ait radié la partie de l’ordonnance initiale qui empêchait la compensation pré‑post, le juge Farley a néanmoins suspendu la mise en œuvre de la compensation jusqu’à ce que la situation d’Air Canada se soit davantage stabilisée, afin d’éviter les conséquences perturbatrices qu’entraînerait le fait de permettre la compensation pendant la période de statu quo. Il a suggéré que le meilleur moment pour opérer compensation serait lors de la formulation d’un plan d’arrangement (par. 25).
[128] Mes collègues prétendent (au par. 77) que « les affaires Air Canada et Tungsten [que je décris ci‑dessous] n’ont pas tranché la question de savoir si la compensation pré‑post est conforme à l’interprétation et aux objectifs de la LACC, et encore moins établi les balises entourant l’exercice de ce droit par des créanciers ». Cette prétention ne tient toutefois pas compte du fait que la décision Air Canada est largement reconnue comme faisant autorité et appuyant la proposition selon laquelle la réciprocité n’est pas rompue par une ordonnance initiale rendue en vertu de la LACC, de sorte que la compensation pré‑post est possible mais assujettie au pouvoir du juge surveillant d’en suspendre l’exécution (voir R. Thornton, « Air Canada and Stelco : Legal Developments and Practical Lessons », dans J. P. Sarra, dir., Annual Review of Insolvency Law 2006 (2007), 73; North American Tungsten Corp., Re, 2015 BCSC 1382, 28 C.B.R. (6th) 147 (« Tungsten no 3 »), par. 15). Par exemple, Robert Thornton écrit :
[traduction] Air Canada était endettée envers certaines parties à la date de l’Ordonnance initiale. Après cette date, ces parties sont devenues débitrices d’Air Canada. Elles souhaitaient opérer compensation entre leurs dettes post-LACC envers Air Canada et les dettes pré-LACC de cette dernière envers elles. . . .
. . .
. . . Le juge Farley a conclu qu’il n’y a pas perte de mutualité dès l’introduction de procédures en vertu de la LACC. Par conséquent, la compensation légale est possible tant à l’égard de créances existant à la date d’une ordonnance initiale qu’à l’égard de créances nées après cette date. Le juge Farley était fondé à conclure ainsi.
. . .
Il semble maintenant clair au Canada que l’introduction de procédures en vertu de la LACC n’a pas d’incidence sur la compensation légale et sur la compensation en equity, sous réserve (i) du fait que le droit de les appliquer peut être « temporairement » suspendu et (ii) du fait que si la partie qui invoque la LACC refuse d’acquiescer à la compensation, il sera nécessaire de solliciter l’intervention des tribunaux.
Les auteurs sont d’avis qu’il est approprié que les droits d’opérer compensation continuent de s’appliquer après l’introduction de procédures en vertu de la LACC. La partie qui invoque cette loi continue d’exploiter son entreprise comme à l’habitude. [Je souligne; p. 94-96.]
[129] Dans l’affaire Tungsten, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique s’est également penchée sur la compensation prévue par l’art. 21 de la LACC, d’abord dans le cadre d’une demande de permission d’appeler de deux ordonnances de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (Tungsten no 1, le juge Savage), puis en appel de cette décision refusant la permission d’appeler (Tungsten no 2). L’entreprise insolvable avait obtenu, en vertu de la LACC, une ordonnance initiale prenant effet à compter du 9 juin 2015, date à laquelle elle devait approximativement 4,4 millions de dollars à Global Tungsten and Powders Corp. (« GTP ») aux termes d’un contrat de prêt. Par la suite, l’entreprise insolvable continuait de vendre du tungstène à GTP, laquelle a envoyé un avis indiquant qu’elle souhaitait opérer compensation entre sa créance (soit la dette pré‑ordonnance) et les sommes échues ou à échoir pour la vente de tungstène (soit la dette post‑ordonnance) (Tungsten no 1, par. 2 et 6). Le juge de première instance avait reconnu que GTP possédait un droit valide d’opérer compensation (Tungsten no 2, par. 7).
[130] Dans ces deux décisions, la principale question dont la Cour d’appel était saisie consistait à déterminer si le juge de première instance avait fait erreur en concluant que le droit d’opérer compensation pouvait être suspendu, au même titre que les recours des autres créanciers, à partir de la délivrance de l’ordonnance initiale. La question de savoir si compensation pré‑post pouvait être opérée n’a jamais été soulevée par les parties, ce qui démontrait implicitement que cette compensation était permise sous le régime de la LACC. S’appuyant sur l’art. 21 de la LACC ainsi que sur l’art. 11 de celle‑ci, qui confère un large pouvoir discrétionnaire au juge surveillant, la Cour d’appel a expliqué que rien dans le texte de l’art. 21 n’interdit au juge surveillant d’assujettir le droit d’opérer compensation à la suspension des recours (Tungsten no 1, par. 12‑13 et 16; Tungsten no 2, par. 31 et 34‑35).
[131] Contrairement à ce qu’avancent mes collègues au par. 79, dans cette affaire, tant le tribunal de première instance que la Cour d’appel ont considéré les arguments relatifs aux incidences de la compensation pré‑post sur la période de statu quo et sur les objectifs sous‑jacents de cette dernière, mais dans l’optique de la suspension du droit d’opérer compensation plutôt qu’en s’interrogeant sur la possibilité même de la compensation pré‑post. Cela démontre que les inquiétudes de mes collègues quant au potentiel perturbateur de la compensation pré‑post sont adéquatement prises en compte par le juge surveillant dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’autoriser la compensation ou d’en suspendre l’application.
[132] Le juge de première instance a notamment écrit ce qui suit : [traduction] « . . . une suspension temporaire des droits peut être accordée pour appuyer l’application de l’ordonnance initiale et la réalisation des objectifs de la Loi » (Tungsten no 3, par. 25). Il a reconnu que les arguments relatifs aux incidences de la compensation pré‑post ont du mérite, mais il n’était pas prêt à renverser la décision Air Canada (par. 17‑18). Il a en outre suspendu le droit d’opérer compensation parce que, [traduction] « [a]fin de préserver le statu quo en vue d’effectuer la restructuration, la suspension du droit d’opérer compensation est, et était, absolument essentielle », ajoutant entre autres que, si la suspension de la compensation n’était pas reconduite, les efforts de restructuration « seraient désorganisés » et « [l]e statu quo serait considérablement affecté et cela mettrait effectivement un terme à la restructuration » (par. 32). Le juge saisi de la demande d’autorisation d’appel a quant à lui souligné que, [traduction] « [d]e toute évidence, pour qu’une tentative de transaction ou d’arrangement ait quelque chance de succès, il faut un moyen de tenir les créanciers à distance » (Tungsten no 1, par. 16). Il a ajouté que l’absence de suspension du droit d’opérer compensation aurait pour effet de favoriser GTP au détriment des autres créanciers (par. 18 et 25). Rédigeant l’arrêt de la Cour d’appel, le juge Groberman a insisté sur le principe selon lequel un créancier ne devrait pas pouvoir se prévaloir du droit d’opérer compensation afin de contourner une transaction ou un arrangement fondé sur la LACC (Tungsten no 2, par. 37‑39).
[133] Malgré les protestations à l’effet contraire de mes collègues, l’état du droit ailleurs au Canada est clair : la compensation pré‑post est possible sous le régime de la LACC, sous réserve du pouvoir discrétionnaire du juge surveillant d’en suspendre l’application pour tenir compte des incidences de la compensation pré‑post sur la période de statu quo et de ses objectifs sous‑jacents, du bon déroulement des efforts déployés pour réaliser un arrangement et des objectifs réparateurs de la LACC.
[134] Force est de constater que l’approche avancée par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Kitco crée une asymétrie entre l’interprétation de l’art. 21 de la LACC par les tribunaux du Québec et par les tribunaux d’autres provinces canadiennes. Cette asymétrie va à l’encontre du principe de l’interprétation uniforme des lois fédérales (Morin et Michaud, p. 344).
C. La restructuration d’une entreprise insolvable versus la liquidation des actifs de cette entreprise
[135] Enfin, dans l’arrêt Kitco, le juge Vézina a souligné que ses conclusions étaient fondées sur le fait que l’entreprise insolvable était engagée dans un véritable processus de restructuration et que la suspension des recours de ses créanciers était essentielle pour lui permettre de mener à bien ce processus. Il a insisté sur le fait que le plan de restructuration de Kitco était mis en péril parce que l’Agence opérait compensation sur les sommes qu’elle devait verser à Kitco. En effet, Kitco était obligée de poursuivre ses activités tout en payant des taxes de l’ordre de 15 p. 100 sur ses intrants d’or sans recevoir le remboursement auquel elle avait droit à cet égard. Elle se trouvait ainsi dans une position « insoutenable » comparativement aux entreprises concurrentes dans son domaine (par. 47‑48).
[136] La suspension, en vertu de la LACC, des recours des créanciers d’une entreprise insolvable afin de permettre à celle‑ci d’élaborer un plan d’arrangement revêt une importance cruciale, en particulier lorsque l’exercice du droit d’un créancier d’opérer compensation pré‑post risque de saboter les efforts déployés par l’entreprise pour retrouver sa santé financière.
[137] En l’espèce, toutefois, et de l’avis même du contrôleur et des intervenants, il n’a jamais été question pour Groupe SM de proposer un plan d’arrangement. Dès le dépôt d’une demande d’ordonnance initiale en vertu de la LACC par les principaux créanciers de Groupe SM, il était clair que ces derniers souhaitaient opter pour un processus de liquidation, soit la vente de l’entreprise insolvable à un nouvel acquéreur. Dans ce cas particulier, alors qu’un plan d’arrangement n’est pas envisageable et que l’entreprise insolvable sera de toute manière liquidée ou vendue, conclure que la compensation pré‑post n’est jamais permise pourrait être injuste pour les créanciers de cette entreprise ayant une créance certaine, liquide et exigible. En effet, dans ces cas, les recours des créanciers seront suspendus indéfiniment et ils ne pourront jamais exercer compensation pré‑post, l’entreprise insolvable étant devenue après la vente une « coquille vide ». Par ailleurs, puisqu’un plan d’arrangement n’est pas envisageable, permettre la compensation pré‑post n’aura pas comme effet de faire dérailler le processus de restructuration de l’entreprise, ce processus étant inexistant.
II. L’absence d’exercice du pouvoir discrétionnaire par la juge surveillante en l’espèce
[138] À mon avis, la compensation pré‑post est permise en vertu de l’art. 21 de la LACC, mais elle doit être assujettie à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge surveillant. La Cour a précisé, dans l’arrêt Callidus, les balises encadrant l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire en vertu de l’art. 11 de la LACC. Les deux premiers critères sont énoncés à l’art. 11, qui précise que le juge surveillant peut rendre toute ordonnance qui est « indiquée » dans les circonstances de l’affaire et qui n’est pas contraire aux restrictions prévues par la LACC. De plus, la Cour a ajouté que l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit permettre la réalisation des objets réparateurs de la LACC en s’attachant plus particulièrement aux critères de l’opportunité, de la bonne foi et de la diligence (par. 70).
[139] Mes collègues avancent une série d’arguments à l’encontre de la compensation en général et de la compensation pré‑post en particulier : le fort potentiel perturbateur d’une compensation; le respect de la période de statu quo; la perte d’incitatifs pour la débitrice de fournir des biens et services durant la période de suspension, de crainte de ne pas être payée en retour, ce qui aurait pour effet de la priver des fonds nécessaires pour poursuivre ses opérations; le fait que le prêteur intérimaire refuserait fort probablement de continuer à financer les opérations de la débitrice si les sommes prêtées sont destinées à enrichir un autre créancier; le fait que le rempart érigé par la suspension contre les attaques des créanciers s’effriterait; le fait que la compensation déroge au principe de l’égalité entre les créanciers ordinaires et le fait que la compensation pré‑post équivaut à attribuer à certains créanciers une « sorte de garantie » additionnelle sur de nouveaux éléments d’actif acquis par la débitrice après l’ouverture des procédures; etc. (par. 59, 61 et 73).
[140] La plupart de ces arguments présument que la compensation pré‑post sera systématiquement accordée sans égards aux circonstances propres à chaque affaire, et nonobstant la question de savoir si celle‑ci est « indiquée » ⸺ d’où la position de mes collègues selon laquelle la compensation pré‑post ne devrait jamais être autorisée, sauf circonstances exceptionnelles. Bien que légitimes, ces arguments doivent être laissés à l’appréciation du juge surveillant qui, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’accorder ou non la compensation pré‑post dans une affaire donnée, les soupèsera avec les autres considérations et circonstances pertinentes, le tout à la lumière des objectifs réparateurs de la LACC.
[141] Estimant être liée par les conclusions de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Kitco, la juge surveillante n’a pas exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 11 de la LACC. Vu l’absence d’exercice de ce pouvoir par la juge surveillante, il ne revient pas à la Cour de l’exercer afin de décider s’il y a lieu d’autoriser ou non la compensation entre les sommes dues par la Ville de Montréal à Groupe SM et la créance de cette dernière à l’encontre de Groupe SM. La Cour a précisé que les juges surveillants sont les mieux placés pour décider s’ils doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire dans une situation donnée en s’appuyant sur « une analyse fondée sur les circonstances propres à chaque situation qui doit mettre en balance les divers objectifs de la LACC » (Callidus, par. 76).
[142] Mes collègues sont d’avis que le renvoi du dossier en première instance serait inutile et contraire aux intérêts de la justice (par. 84 et 98). Avec égards, je ne suis pas d’accord. En effet, la Cour a récemment rappelé dans l’arrêt Société Radio‑Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33, que dans les affaires qui reposent sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par un tribunal de première instance, « il n’est pas dans l’intérêt de la justice que notre Cour se mette à la place de [ce tribunal] et tranche ces questions en première instance » et que le rôle de la Cour se limite à réviser l’exercice de ce pouvoir « avec un regard empreint de déférence » (par. 88).
III. Conclusion
[143] Pour ces raisons, j’accueillerais l’appel à seule fin de retourner le dossier devant la Cour supérieure afin qu’il soit décidé si la Ville peut opérer compensation entre les dettes de Groupe SM pré‑ordonnance initiale et les sommes dues par la Ville à Groupe SM post‑ordonnance initiale. J’accueillerais également l’appel afin qu’il soit décidé si la Ville peut opérer compensation quant à sa réclamation à l’égard des compteurs d’eau.
Pourvoi rejeté avec dépens, le juge Brown est dissident.
Procureurs de l’appelante : IMK, Montréal.
Procureurs de l’intimée : Stikeman Elliott, Montréal.
Procureurs des intervenantes Alaris Royalty Corp. et Integrated Private Debt Fund V LP : McCarthy Tétrault, Montréal.
Procureurs de l’intervenante Thornhill Investments Inc. : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal.
Procureur de l’intervenante la Ville de Laval : Service des affaires juridiques de la Ville de Laval, Laval.
Procureurs de l’intervenante l’Union des municipalités du Québec : Borden Ladner Gervais, Montréal.
[1] Le plan de transaction ou d’arrangement doit être approuvé par une majorité qualifiée des deux tiers en valeur des créanciers ou d’une catégorie de créanciers (par. 6(1) de la LACC).
[2] Le paragraphe en question était rédigé ainsi : [traduction] « LA COUR ORDONNE que seuls peuvent être exercés par les personnes concernées les droits d’opérer compensation qui sont autorisés par l’article 18.1 de la LACC à compter de la date de la présente ordonnance. Il est entendu que nul ne peut opérer compensation sur des obligations d’un Demandeur envers une telle personne nées avant la date de la présente ordonnance. » (par. 2). La dernière phrase posait particulièrement problème.