COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Ramelson, 2022 CSC 44
Appel entendu : 17 mai 2022
Jugement rendu : 24 novembre 2022
Dossier : 39664
Entre :
Corey Daniel Ramelson
Appelant
et
Sa Majesté le Roi
Intimé
- et -
Directrice des poursuites pénales, Criminal Lawyers’ Association of Ontario, British Columbia Civil Liberties Association et Association canadienne des libertés civiles
Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
Motifs de jugement :
(par. 1 à 101)
La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Corey Daniel Ramelson Appelant
c.
Sa Majesté le Roi Intimé
et
Directrice des poursuites pénales,
Criminal Lawyers’ Association of Ontario,
British Columbia Civil Liberties Association et
Association canadienne des libertés civiles Intervenantes
Répertorié : R. c. Ramelson
2022 CSC 44
No du greffe : 39664.
2022 : 17 mai; 2022 : 24 novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit criminel — Abus de procédure — Provocation policière — Véritable enquête — Espace virtuel — Internet — Accusé répondant à une annonce publiée par la police dans le sous‑répertoire escortes d’un site Web d’annonces classées — Agent d’infiltration se faisant passer pour une escorte et révélant à l’accusé dans un message texte subséquent qu’elle est mineure — Accusé arrêté à son arrivée à une chambre d’hôtel en vue de rencontrer l’agent d’infiltration et inculpé d’infractions relatives au leurre d’enfants — Accusé déclaré coupable mais demandant un arrêt des procédures pour cause de provocation policière — Les policiers possédaient‑ils des soupçons raisonnables que des activités criminelles étaient perpétrées dans un espace défini avec une précision suffisante? — Les policiers avaient‑ils le droit d’offrir l’occasion de commettre des infractions de leurre d’enfants? — Application du cadre d’analyse de la provocation policière aux enquêtes policières en ligne.
Entre 2014 et 2017, le « Projet Raphael », une enquête en ligne réalisée par la Police régionale de York, a mené à l’arrestation de 104 hommes pour leurre d’enfants et pour des infractions connexes. Des annonces publiées par la police dans la sous‑section escortes du site Backpage.com avaient suscité des conversations par messagerie texte dans lesquelles un policier agissant incognito, après avoir convenu de fournir des services sexuels, avait révélé être une personne mineure. Tous les individus qui avaient accepté l’invitation à se rendre à la chambre d’hôtel désignée pour rencontrer le policier agissant incognito ont été arrêtés. En 2017, R a répondu par messagerie texte à une telle annonce publiée par un agent d’infiltration se faisant passer pour « Michelle », qui a révélé, après avoir convenu d’une transaction avec R, qu’elle et sa « jeune amie » avaient 14 ans. À son arrivée à la chambre d’hôtel, R a été arrêté et accusé des trois infractions suivantes : (1) leurre d’une personne de moins de 16 ans (al. 172.1(1)b) du Code criminel); (2) communiquer en vue d’obtenir des services sexuels d’une personne mineure (par. 286.1(2)); et (3) faire un arrangement pour perpétrer des infractions d’ordre sexuel à l’égard d’une personne de moins de 16 ans (al. 172.2(1)b)).
À son procès, R a été déclaré coupable des trois infractions, mais il a sollicité un arrêt des procédures pour cause de provocation policière. Il y a provocation policière lorsque la police fournit à une personne l’occasion de commettre une infraction sans posséder de soupçons raisonnables que cette personne est déjà engagée dans une activité criminelle, ou de soupçons raisonnables qu’un crime se produit dans un lieu défini avec suffisamment de précision (c.‑à‑d. n’agit pas dans le cours d’une véritable enquête). Le juge a d’abord rejeté la demande. Cependant, après le prononcé par la Cour de l’arrêt R. c. Ahmad, 2020 CSC 11, affaire dans laquelle celle‑ci s’est penchée sur la manière dont les principes de la véritable enquête s’appliquent aux espaces virtuels, le juge a demandé la présentation d’observations additionnelles. Il a par la suite conclu que R avait fait l’objet de provocation policière, parce que l’espace virtuel était trop vaste pour fonder des soupçons raisonnables chez les policiers, et que ces derniers ne possédaient pas de soupçons raisonnables à l’égard de R personnellement. La Cour d’appel a accueilli l’appel de la Couronne et annulé l’arrêt des procédures, estimant que le juge de la demande avait fait erreur en concluant que le Projet Raphael n’était pas une véritable enquête. Le juge de la demande avait omis de considérer d’autres facteurs pertinents énoncés dans l’arrêt Ahmad dans l’examen de la question de savoir si l’espace virtuel était suffisamment précis.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
R n’a pas fait l’objet de provocation policière. Premièrement, le Projet Raphael constituait une véritable enquête. Les policiers possédaient des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu défini avec suffisamment de précision. En l’espèce, l’espace était le type particulier d’annonces figurant dans la sous‑section escortes de Backpage pour la région de York qui soulignaient l’extrême jeunesse des travailleuses du sexe. Deuxièmement, les infractions proposées par les policiers étaient rationnellement liées et proportionnelles à l’infraction dont ils soupçonnaient raisonnablement la perpétration dans cet espace.
La provocation policière n’est pas un moyen de défense, mais une forme d’abus de procédure à l’égard de laquelle l’arrêt des procédures est la seule réparation possible. La doctrine de la provocation policière vise à mettre en balance des impératifs divergents : d’une part, la primauté du droit et la nécessité de protéger le droit à la vie privée et la liberté personnelle de la portée excessive de l’État, et d’autre part, l’intérêt légitime de l’État à faire enquête sur les crimes et à intenter des poursuites contre leurs auteurs. Lorsque les policiers ne possèdent pas de soupçons raisonnables qu’un individu est déjà impliqué dans des activités criminelles, la doctrine de la provocation policière leur interdit d’offrir des occasions de commettre des infractions, à moins qu’ils ne le fassent dans le cours d’une « véritable enquête » : c’est‑à‑dire dans les cas où (1) ils soupçonnent raisonnablement qu’un crime se produit dans un lieu défini avec suffisamment de précision; et (2) ils ont l’objectif réel d’enquêter sur des activités criminelles et de les réprimer. Lorsqu’il est satisfait à ces critères, la police peut fournir à toute personne associée à cet espace l’occasion de commettre l’infraction en particulier — même en l’absence de soupçons individualisés à l’égard de la personne visée par l’enquête. Ce critère s’applique autant aux enquêtes menées dans des espaces physiques qu’à celles réalisées dans des espaces virtuels. Cependant, les espaces en ligne se distinguent des espaces physiques par des aspects importants. Étant un espace de nature informationnelle plutôt que géographique, Internet n’est pas soumis aux nombreuses restrictions du monde physique en termes de portée et de fonctions. Les gens se comportent souvent différemment en ligne qu’ils ne le feraient dans le monde physique. Les espaces virtuels soulèvent également des préoccupations uniques en matière de droits lorsqu’ils sont la cible de surveillance ou d’enquête étatiques, puisqu’ils peuvent révéler de grandes quantités de renseignements hautement personnels. La principale conséquence de ces différences en ce qui concerne les véritables enquêtes est que les frontières d’un « espace » en ligne ne révèlent qu’une partie de l’histoire pour ce qui est de déterminer si l’espace est suffisamment précis. Comme une enquête en ligne est susceptible d’avoir des effets sur beaucoup plus de personnes qu’une enquête équivalente dans un lieu physique, les tribunaux appelés à déterminer si une enquête policière en ligne constituait une véritable enquête doivent accorder une attention particulière aux fonctions et à l’interactivité de l’espace virtuel concerné. La façon dont la police intervient dans Internet peut avoir autant d’importance, voire davantage, que l’endroit où elle le fait.
Dans une véritable enquête, des soupçons raisonnables à l’égard d’une activité criminelle donnée doivent être fondés à l’égard d’un espace particulier. Lorsque cet espace est virtuel, il est crucial que la police circonscrive précisément et définisse avec suffisamment de précision l’espace où elle soupçonne raisonnablement qu’un crime est commis, afin de s’assurer qu’elle a restreint la portée de l’enquête pour qu’elle ne soit pas plus large que la preuve le permet. Dans l’arrêt Ahmad, la Cour a énuméré six facteurs qui peuvent éclairer cette enquête : (1) la gravité du crime en question; (2) le moment de la journée et le nombre d’activités et de personnes qui peuvent être touchées; (3) la question de savoir si le profilage racial, les stéréotypes ou les vulnérabilités ont joué un rôle dans le choix du lieu; (4) l’attente relative au niveau de protection de la vie privée à l’égard du secteur ou de l’espace; (5) l’importance de l’espace virtuel pour la liberté d’expression; et (6) l’existence d’autres techniques d’enquête moins envahissantes. Ces facteurs sont contextuels et ne sont pas exhaustifs, et il ne faut pas laisser un seul facteur dominer l’enquête. L’espace, les crimes et la nature de l’enquête ont tous une incidence sur la portée acceptable de l’enquête policière. Bref, c’est le contexte dans son entier qui détermine si l’espace d’une enquête était suffisamment précis.
Un examen approfondi de la question de savoir si l’espace est suffisamment précis est crucial lorsque les policiers mènent des enquêtes dans des espaces plus vastes tel un site Web. Premièrement, dans des espaces perméables et interactifs, l’« espace » visé par l’enquête ne présentera pas nécessairement un caractère intuitif. La possibilité de créer des sous‑espaces en affichant des avis ou messages à l’intérieur d’un site Web plus vaste, suggère que les façons dont les sous‑espaces sont intégrés à des espaces en ligne plus vastes peuvent être cruciales pour comprendre comment l’espace visé par l’enquête se rattachait à des soupçons raisonnables. Deuxièmement, la question de savoir si un espace en ligne était suffisamment précis peut dépendre autant des fonctions et de l’interactivité de cet espace que de ses paramètres. Les fonctions d’un espace peuvent exiger que la police adapte davantage le lieu d’une enquête en ligne. Elles peuvent obliger la police à se concentrer sur des espaces délimités plus soigneusement et à offrir des occasions visant des sous‑espaces précis ou encore des façons particulières dont les utilisateurs interagissent avec l’espace virtuel. Elles peuvent également amener à s’interroger sur la façon dont cet espace facilite ou entrave la collecte de données. Les facteurs énoncés dans Ahmad peuvent aider à trancher cette question. Des sites Web entiers seront rarement suffisamment spécifiques, étant donné que les espaces virtuels multifonctionnels seront généralement trop vastes pour fonder des soupçons raisonnables. Dans certains espaces virtuels, toutefois, la criminalité peut se révéler si répandue qu’elle permet d’étayer des soupçons raisonnables à l’égard du secteur en entier. En résumé, les caractéristiques uniques d’Internet sont incontournables afin de déterminer si le lieu en cause est suffisamment précis pour fonder des soupçons raisonnables.
En l’espèce, le juge de la demande a fait erreur en concluant que l’espace n’était pas suffisamment précis pour fonder des soupçons raisonnables. Premièrement, la police possédait des soupçons raisonnables que l’infraction prévue au par. 286.1(2) était perpétrée au moyen d’annonces qui étaient publiées dans la sous‑section escortes de Backpage pour la région de York, sur la base du témoignage de l’agent d’infiltration, témoignage qui reposait sur ses expériences directes et indirectes dans les forces de l’ordre. Deuxièmement, ces soupçons raisonnables étaient liés à un espace défini avec suffisamment de précision. L’enquête ne s’étendait pas à un site Web entier, car l’espace était le type particulier d’annonces figurant dans la sous‑section escortes de Backpage pour la région de York qui soulignaient l’extrême jeunesse des travailleuses du sexe. Le lien entre les annonces créées par les utilisateurs (le lieu où ont d’abord pris naissance les soupçons des policiers) et celles créées par les policiers (le lieu où les policiers ont par la suite offert les occasions de commettre des crimes) est un aspect intégral de la définition de l’espace. Il explique comment les annonces créées par les policiers pouvaient être fondées sur des soupçons raisonnables et s’y rattacher. Les fonctions et l’interactivité de l’espace ont permis aux policiers de concevoir le Projet Raphael d’une façon qui a restreint la portée de l’enquête. Bien que l’enquête ait touché de nombreux individus, eu égard au contexte, la portée de l’enquête n’était pas plus large que la preuve le permettait.
Enfin, les véritables enquêtes ne limitent pas les policiers à offrir l’occasion de commettre uniquement les mêmes infractions que celles dont les policiers soupçonnent la perpétration dans l’espace faisant l’objet de l’enquête. Suivant l’arrêt R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903, le crime que la police offre de commettre doit être rationnellement lié et proportionnel à l’infraction dont elle soupçonne la perpétration. En l’espèce, même si les policiers ne possédaient pas de soupçons raisonnables à l’égard des infractions de leurre d’enfants prévues aux al. 172.1(1)b) et 172.2(1)b), ces infractions étaient rationnellement liées et proportionnelles à l’infraction prévue au par. 286.1(2). Les trois infractions visent des comportements analogues, ont des éléments communs, et les infractions de leurre ne sont pas un crime disproportionnément plus grave que l’infraction visée au par. 286.1(2), puisque les peines applicables demeurent comparables.
Jurisprudence
Arrêt appliqué : R. c. Ahmad, 2020 CSC 11; arrêt examiné : R. c. Barnes, 1991 CanLII 84 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 449; arrêts mentionnés : R. c. Jaffer, 2022 CSC 45; R. c. Haniffa, 2022 CSC 46; R. c. Dare, 2022 CSC 47; R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903; R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128; R. c. Hamilton, 2005 CSC 47, [2005] 2 R.C.S. 432; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212; R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220; R. c. Stairs, 2022 CSC 11; R. c. Stack, 2022 ONCA 413; R. c. Nelson, 2021 BCCA 192; R. c. Ghotra, 2020 ONCA 373, 455 D.L.R. (4th) 586, conf. par 2021 CSC 12; R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3; R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551; R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3; Kirzner c. La Reine, 1977 CanLII 38 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 487; Amato c. La Reine, 1982 CanLII 31 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 418; R. c. Friesen, 2020 CSC 9.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 152, 172.1, 172.2, 286.1(2).
Doctrine et autres documents cités
Roach, Kent. « Entrapment and Equality in Terrorism Prosecutions : A Comparative Examination of North American and European Approaches » (2011), 80 Miss. L.J. 1455.
Tanovich, David M. « Rethinking the Bona Fides of Entrapment » (2011), 43 U.B.C. L. Rev. 417.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Juriansz, Tulloch et Paciocco), 2021 ONCA 328, 155 O.R. (3d) 481, 406 C.C.C. (3d) 1, 72 C.R. (7th) 301, [2021] O.J. No. 2626 (QL), 2021 CarswellOnt 7056 (WL), qui a annulé l’arrêt des procédures ordonné par le juge de Sa, 2020 ONSC 5030, 67 C.R. (7th) 96, [2020] O.J. No. 4396 (QL), 2020 CarswellOnt 14800 (WL). Pourvoi rejeté.
Richard Litkowski et Myles Anevich, pour l’appelant.
Lisa Fineberg et Katie Doherty, pour l’intimé.
David Quayat et Chris Greenwood, pour l’intervenante la Directrice des poursuites pénales.
Michael Lacy et Bryan Badali, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.
Gerald Chan et Spencer Bass, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
Danielle Glatt et Catherine Fan, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Karakatsanis —
I. Aperçu
[1] Certains des crimes les plus pernicieux sont ceux sur lesquels il est le plus difficile d’enquêter. Pour exposer ces crimes au grand jour, il arrive parfois que les policiers, agissant incognito, créent des occasions de commettre les crimes mêmes qu’ils cherchent par ailleurs à prévenir. Utilisées adéquatement, de telles techniques peuvent lever le voile sur des transgressions clandestines de la loi et révéler des torts qui autrement resteraient impunis. Toutefois, poussées trop loin, ces techniques peuvent tenter des personnes vulnérables ou moralement instables à verser dans la criminalité, en plus d’éprouver la vertu de nombreuses autres personnes, menaçant ainsi la vie privée et la confiance du public dans le système de justice. Elles commandent donc la prudence.
[2] L’enjeu est exacerbé sur Internet. Bien que ce médium ait rendu les activités criminelles plus efficaces, plus répandues et plus difficiles à tracer, il a également permis un élargissement potentiel de la surveillance étatique. Les dilemmes que crée cette situation quant au maintien de l’équilibre entre, d’une part, l’application de la loi et, d’autre part, la protection des libertés civiles, de la primauté du droit et de la considération dont jouit le système de justice sont constants. Le présent pourvoi ainsi que les pourvois connexes soulèvent l’un de ces dilemmes.
[3] Entre 2014 et 2017, le « Projet Raphael », une enquête en ligne de la Police régionale de York (PRY), a mené à l’arrestation de 104 hommes pour leurre d’enfants et pour des infractions connexes. Des annonces publiées par la police dans la sous‑section « escortes » du site Backpage.com avaient suscité des conversations par messagerie texte dans lesquelles un policier agissant incognito, après avoir convenu de fournir des services sexuels, avait révélé être une personne mineure. Tous les individus qui avaient accepté l’invitation à se rendre à la chambre d’hôtel désignée ont été arrêtés. Parmi ces personnes se trouvaient l’appelant au présent pourvoi, M. Ramelson, ainsi que les trois autres appelants aux pourvois connexes (M. Jaffer (R. c. Jaffer, 2022 CSC 45), M. Haniffa (R. c. Haniffa, 2022 CSC 46) et M. Dare (R. c. Dare, 2022 CSC 47)). Les quatre appelants prétendent qu’ils ont fait l’objet de provocation policière.
[4] Lorsque les policiers ne possèdent pas de soupçons raisonnables que l’individu concerné est déjà impliqué dans des activités criminelles, la doctrine de la provocation policière leur interdit d’offrir des occasions de commettre des infractions, à moins qu’ils ne le fassent dans le cours d’une « véritable enquête » : c’est‑à‑dire dans les cas où (1) ils soupçonnent raisonnablement qu’un crime se produit dans un lieu défini avec suffisamment de précision; et (2) ils ont l’objectif réel d’enquêter sur des activités criminelles et de les réprimer (R. c. Ahmad, 2020 CSC 11, par. 20). Ce critère s’applique autant aux enquêtes menées dans des espaces physiques qu’à celles réalisées dans des espaces virtuels. Cependant, comme l’a souligné notre Cour dans l’arrêt Ahmad, « la surveillance de l’État sur les espaces virtuels est d’un ordre qualitatif entièrement différent de la surveillance sur un espace public » (par. 37). Dans cette affaire, la Cour a examiné ces différences dans le contexte d’activités de surveillance exercées aux fins d’enquête sur un « espace » constitué par un numéro de téléphone. Le présent pourvoi ainsi que les trois pourvois connexes requièrent que nous fassions de même dans le contexte d’Internet.
[5] Fondamentalement, la doctrine de la provocation policière reconnaît que parfois « la fin ne justifie pas les moyens » (R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903, p. 938). Compte tenu de la portée potentielle d’Internet, il est fortement d’intérêt public de veiller à ce que les enquêtes policières menées en ligne ne s’immiscent pas indûment dans la vie des gens. Afin de déterminer si un espace en ligne est suffisamment précis pour fonder les soupçons raisonnables des policiers, il faut en conséquence prendre en compte les caractéristiques uniques d’Internet. Comme les espaces en ligne possèdent une nature informationnelle plutôt que géographique, ils ignorent les limites applicables aux espaces physiques; ils peuvent amener des personnes à agir de manière différente qu’elles ne le feraient en personne; et leur utilisation peut soulever des préoccupations distinctes en matière de droits, notamment en ce qui a trait à la vie privée. Contrairement aux paramètres d’un espace physique, ceux d’un espace virtuel peuvent se révéler insuffisants pour déterminer si l’espace visé par une enquête était suffisamment précis. L’espace doit plutôt être examiné en accordant une attention particulière à ses fonctions et à son interactivité, afin de s’assurer qu’il a été « défin[i] soigneusement et [. . .] circonscri[t] précisément » (Ahmad, par. 39). Les facteurs examinés par notre Cour dans l’arrêt Ahmad — en particulier le nombre d’activités et de personnes touchées, les intérêts liés à la vie privée et à la liberté d’expression, ainsi que l’existence d’autres techniques d’enquête moins envahissantes — peuvent aider dans cet examen. Ils peuvent s’avérer essentiels pour garantir que la portée d’une enquête policière en ligne n’était « pas plus large que la preuve le permet[tait] » (par. 41).
[6] Après avoir appliqué ces facteurs en l’espèce, je souscris à la conclusion de la Cour d’appel de l’Ontario selon laquelle le juge saisi de la demande a fait erreur en omettant de considérer d’autres facteurs que le nombre de personnes touchées par l’enquête policière. Il ressort d’une analyse adéquate que les policiers possédaient des soupçons raisonnables à l’égard d’un espace défini avec suffisamment de précision, et que les infractions proposées par les policiers étaient rationnellement liées et proportionnelles à l’infraction dont ils soupçonnaient raisonnablement la perpétration. Monsieur Ramelson n’a par conséquent pas fait l’objet de provocation policière. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Faits
A. Le Projet Raphael
[7] Comme bien d’autre chose, le marché du travail du sexe juvénile a migré vers Internet au cours de la dernière décennie. Reconnaissant le besoin d’adapter ses techniques à cette réalité, la PRY est devenue un chef de file au Canada en ce qui a trait aux efforts déployés pour lutter de façon proactive contre ce problème — en allant à la recherche des crimes plutôt qu’en attendant qu’ils soient signalés. La question de savoir si ces efforts sont allés trop loin et ont transformé une enquête légitime en provocation policière est celle qui doit être tranchée en l’espèce.
[8] L’inspecteur Thai Truong est entré au service de la PRY en tant qu’agent en 2002, et il s’est joint à l’escouade des drogues et de la moralité peu de temps après. À partir de 2008, il a commencé à enquêter sur l’exploitation sexuelle des jeunes filles et jeunes femmes à des fins commerciales. Cette affectation coïncidait avec un changement d’orientation au sein de la PRY. Possédant peu d’expérience en matière d’enquête sur les infractions liées au travail du sexe juvénile avant 2008 — malgré de nombreux indices anecdotiques qu’elles étaient perpétrées —, les policiers ont réalisé, aux dires de l’inspecteur Truong, [traduction] « qu’à moins de vraiment aller à la recherche de ces infractions, on ne trouverait rien » (d.a., vol. II, p. 24‑25). Ils ont commencé à se renseigner sur le problème, à étudier la fréquence des activités en cause et, finalement, à concevoir des techniques d’enquête adaptées à leur nature clandestine.
[9] Étant donné que le travail du sexe juvénile a établi domicile à de nombreux endroits dans Internet et que la PRY ne disposait pas des ressources nécessaires pour les pourchasser tous, elle s’est ultimement concentrée sur la sous‑section escortes de Backpage. Comme ce site est une plateforme consacrée au marché des services sexuels, où l’on dénombre des centaines d’annonces publiées chaque nuit dans la seule région du grand Toronto, le volume d’activités illégales sur cette plateforme était énorme. Et une part importante de ces activités touchait apparemment des mineures, une réalité dont l’inspecteur Truong avait sans cesse confirmation à l’occasion de conférences professionnelles, dans ses rapports avec des groupes communautaires et des organisations non gouvernementales, ainsi que dans le cadre des dizaines d’enquêtes sur le travail du sexe juvénile — y compris des entrevues avec des centaines de travailleuses du sexe — auxquelles il a participé au cours de sa carrière.
[10] Les enquêtes proactives sur le travail du sexe peuvent cibler soit « les vendeurs » soit « les acheteurs » à l’œuvre sur ce marché. En décembre 2013, l’escouade la moralité de la PRY a lancé une enquête ciblant les vendeurs. Pendant les deux semaines qu’a duré l’enquête, celle‑ci a permis d’identifier, dans la sous‑page de Backpage pour la région de York, 31 prostituées qui semblaient mineures, dont 9 l’étaient dans les faits. L’enquête a également permis de constater que les personnes qui avaient été contactées dans le cadre de l’enquête avaient en moyenne 14,8 ans quand elles ont commencé à vendre des services sexuels.
[11] Bien qu’instructives, de telles investigations ne se sont révélées que partiellement fructueuses de l’avis de l’inspecteur Truong. Parce que la vente de services sexuels n’est pas en soi illégale, les policiers étaient tributaires de la collaboration des travailleuses du sexe. Mais, soit parce qu’elles craignaient leurs proxénètes, parce qu’elles s’inquiétaient pour leur gagne‑pain, parce qu’elles n’avaient pas de chez‑soi où retourner ou encore parce qu’elles refusaient de se voir comme des victimes, les travailleuses du sexe étaient souvent réticentes à collaborer. Localiser les mineures n’avait pas fait grand‑chose pour réduire le marché du travail du sexe juvénile. En conséquence, opérant un changement de cap, l’inspecteur Truong a mis sur pied une enquête ciblant les acheteurs, appelée « Projet Raphael », que la PRY a lancée en 2014.
[12] Comme il y avait peu de modèles dans le domaine, l’inspecteur Truong s’est inspiré d’une enquête qui avait été menée en Colombie‑Britannique, où des agents agissant incognito et se faisant passer pour des mineures, avaient publié sur Craigslist des annonces offrant les services de travailleuses du sexe de 18 ans, annonces qui comportaient des descriptions suggérant qu’elles étaient mineures. Dans le cadre du Projet Raphael, on a publié sur Backpage des annonces similaires, qui indiquaient l’âge de 18 ans (l’âge minimum autorisé par le site Web) et contenaient des adjectifs comme [traduction] « ferme », « jeune », « nouvelle » ou « fraîche », reproduisant des publicités courantes sur Backpage annonçant de très jeunes travailleuses du sexe (2019 ONSC 6894 (première décision sur la provocation policière), par. 11 (CanLII); d.a., vol. II, p. 135). Lorsque des clients potentiels répondaient aux annonces, les policiers, imitant un langage utilisé par les adolescents, convenaient d’une transaction à caractère sexuel. Quand le client acceptait, les policiers révélaient que la travailleuse du sexe était mineure. Si le client continuait de manifester son intérêt, les policiers l’invitaient à se rendre à une chambre d’hôtel. Puis, lorsque le client ouvrait la porte de la chambre, les policiers l’arrêtaient.
[13] Les policiers étaient conscients que cette façon de faire n’attirerait pas uniquement les prédateurs sexuels les plus déterminés. Comme l’a expliqué l’inspecteur Truong, les individus qui cliquaient sur les annonces de la police pouvaient être répartis en trois groupes : (1) ceux [traduction] « qui cherchaient strictement des femmes adultes »; (2) ceux « qui ne cherchaient pas précisément à avoir du sexe avec une mineure, mais qui étaient ouverts à cette possibilité si l’occasion se présentait »; (3) ceux « qui répondaient à l’annonce dans le but précis d’avoir du sexe avec une mineure » (première décision sur la provocation policière, par. 14). Le projet visait les deuxième et troisième groupes. Toutefois, selon l’inspecteur Truong, la seule façon de savoir à quelle catégorie appartenait un acheteur était de communiquer avec lui. En outre, on n’a jamais recensé ou catégorisé les réponses dans le cadre du projet.
[14] L’enquête s’est déroulée en quatre phases, dont la forme a évolué au fil du temps. Durant la première phase, en 2014, la police a utilisé une adresse courriel incluant le nombre « 16 » à titre d’indice supplémentaire de l’âge de la personne à l’origine de la publication, mais les policiers ont été à tel point submergés de réponses qu’ils ont limité les communications à la messagerie texte par la suite. Pour des raisons analogues, les policiers ont abaissé de 16 ans à 14 ans l’âge mentionné afin de concentrer leurs ressources sur les infractions les plus graves. Que cela ait été intentionnel ou non, ce changement avait pour effet d’exposer les personnes arrêtées à des accusations plus graves, soit leurre d’enfants de moins de 16 ans.
[15] Bien que le nombre de réponses n’ait jamais été consigné, il était [traduction] « énorme ». Le nombre d’arrestations était considérable. En 2014‑2015, en se faisant passer le plus souvent pour des personnes de 16 ans, les policiers ont effectué un total de 32 arrestations en 8 jours de présence en ligne. En 2016, l’âge ayant alors été abaissé à 15 ans, les policiers ont procédé à 53 arrestations en 8 jours. Puis, en 2017, l’âge ayant une fois de plus été abaissé, à 14 ans cette fois‑là, les policiers ont arrêté 19 personnes en 4 jours. Au total, le Projet Raphael a mené à l’arrestation de 104 personnes en seulement 20 jours d’activité.
B. Corey Daniel Ramelson
[16] Monsieur Ramelson faisait partie des personnes arrêtées en 2017. Le 27 mars, il a envoyé un message à « Michelle », âgée de 18 ans, qui était décrite comme une [traduction] « Toute NOUVELLE jeune fille mince [. . .] qui est JEUNE et sexy avec un corps ferme », et qui a une « JEUNE AMIE si cela vous intéresse aussi » (d.a., vol. I, p. 130). L’annonce comportait trois photos — visage en moins — d’une policière dans la trentaine portant un chandail arborant le nom d’une école secondaire locale. Après 27 minutes de conversation sporadique, et après avoir convenu d’une transaction, l’agent d’infiltration (AI) a révélé leur âge « véritable » :
[traduction]
[16 h 28 – AI] : Juste pour que tu saches, on a moins de 18 ans. Certains gars capotent et je ne veux pas de problème. On est petites et c’est évident.
[16 h 29 – Ramelson] : Ça me va. Je serai doux pourvu que vous soyez sexy et partantes
. . .
[16 h 31 – AI] : On est toutes les deux partantes. On a 14 ans, mais on va avoir 15 ans toutes les deux cette année. C’est ok? On est des amies et très flexibles??
[16 h 32 – Ramelson] : On devrait avoir beaucoup de plaisir
[16 h 32 – Ramelson] : Est‑ce que c’est des vraies photos dans l’annonce? Les filles ont l’air un peu plus vieilles
[16 h 36 – AI] : C’est nous deux.
[16 h 37 – Ramelson] : Ok. Je pars maintenant
(d.a., vol. I, p. 133‑134; voir aussi première décision sur la provocation policière, par. 20)
[17] À son arrivée à la chambre d’hôtel deux heures plus tard, M. Ramelson a été arrêté. Il a été accusé des trois infractions suivantes :
• Avoir communiqué par un moyen de télécommunication avec une personne qu’il croyait âgée de moins de 16 ans, en vue de faciliter la perpétration d’une infraction visée à l’art. 152 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (incitation à des contacts sexuels) en contravention de l’al. 172.1(1)b) (leurre d’une personne de moins de 16 ans);
• Avoir communiqué en vue d’obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne âgée de moins de 18 ans, en contravention du par. 286.1(2) (communiquer en vue d’obtenir des services sexuels d’une personne mineure);
• Avoir fait un arrangement, par un moyen de télécommunication, avec une personne pour perpétrer une infraction visée à l’art. 152 (incitation à des contacts sexuels) en contravention de l’al. 172.2(1)b) (faire un arrangement avec une personne pour perpétrer des infractions d’ordre sexuel à l’égard d’une personne de moins de 16 ans).
[18] Il a été jugé et déclaré coupable des trois infractions en 2019 (2019 ONSC 4061). Il a par la suite sollicité un arrêt des procédures pour cause de provocation policière.
III. Décisions judiciaires
A. Décisions sur la demande relative à la provocation policière, Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge de Sa)
[19] Le juge de Sa a d’abord rejeté, en novembre 2019, la demande de M. Ramelson fondée sur la provocation policière. Même si les policiers ne possédaient pas de soupçons raisonnables à l’égard de M. Ramelson en particulier, ils [traduction] « possédaient des motifs raisonnables de croire que des individus » — que ceux‑ci soient ou non activement à la recherche de mineures — étaient « régulièrement impliqués dans l’achat de services sexuels auprès de prostituées mineures sur le site Backpage.com » (première décision sur la provocation policière, par. 51‑52). Le Projet Raphael constituait donc une véritable enquête. Le juge a rejeté l’autre argument de M. Ramelson selon lequel il avait été incité à commettre une infraction.
[20] Notre Cour a par la suite rendu sa décision dans Ahmad, affaire dans laquelle elle s’est penchée sur la manière dont les principes de la véritable enquête s’appliquent aux espaces virtuels. Le juge a invité les parties à présenter des observations additionnelles. Puis, dans des motifs distincts, déposés en octobre 2020, il a révisé sa conclusion : M. Ramelson avait fait l’objet de provocation policière.
[21] Backpage, concluait‑il maintenant, était un espace trop vaste pour fonder des soupçons raisonnables. Le site Web n’était pas [traduction] « consacré à la prostitution juvénile » — de fait, la « très vaste majorité » des activités, même dans la sous‑section escortes, n’impliquaient pas des mineures (2020 ONSC 5030, 67 C.R. (7th) 96 (deuxième décision sur la provocation policière, par. 24)). Compte tenu de l’âge mentionné, ainsi que des photos figurant dans l’annonce, [traduction] « il n’existait aucun fondement raisonnable permettant d’inférer que la personne répondant à l’annonce était à la recherche d’une mineure » (par. 27 (en italique dans l’original)). Les messages textes ne permettaient pas non plus de tirer une telle inférence, et la technique [traduction] « d’appâtage et d’aiguillage » consistant à révéler l’âge plus tard dans la conversation soulevait « des préoccupations évidentes en matière de provocation policière » (par. 29). Parce que [traduction] « la police savait que [le langage utilisé dans les annonces attirait] un bassin beaucoup plus vaste d’individus que seulement ceux à la recherche de “mineures” » (par. 31), l’agent aurait dû faire davantage pour confirmer que M. Ramelson était lui‑même à la recherche d’une mineure avant de l’inviter à commettre des crimes. Vu l’absence de soupçons raisonnables quant à l’espace, ou quant à M. Ramelson personnellement, l’offre des policiers équivalait à de la provocation policière.
B. Cour d’appel de l’Ontario, 2021 ONCA 328, 155 O.R. (3d) 481 (les juges Juriansz, Tulloch et Paciocco)
[22] L’appel de la Couronne à l’encontre de la décision du juge de la demande suspendant la déclaration de culpabilité de M. Ramelson a été entendu en même temps que les trois appels de la défense à l’encontre des déclarations de culpabilité (prononcées contre les appelants aux pourvois connexes devant notre Cour : Jaffer, Haniffa et Dare). Estimant que le juge de la demande avait fait erreur dans le cas de M. Ramelson en concluant que le Projet Raphael n’était pas une véritable enquête, la Cour d’appel a accueilli l’appel de la Couronne et annulé l’ordonnance du juge de la demande. Dans trois décisions distinctes, la cour a également rejeté les appels connexes de la défense.
[23] Dans l’affaire concernant M. Ramelson, le juge Juriansz a expliqué qu’il était loisible au juge de la demande de conclure que la police possédait des soupçons raisonnables que les activités criminelles visées par l’enquête se déroulaient dans la section escortes de Backpage (les infractions prévues au par. 286.1(2) et à l’al. 172.1(1)b)). Tout d’abord, même si la PRY ne disposait pas de statistiques détaillées, l’inspecteur Truong, qui avait une expérience considérable à l’égard de ces infractions, avait présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que la police possédait des soupçons raisonnables que des clients se rendaient sur Backpage pour obtenir des services sexuels de personnes qu’ils savaient ou croyaient être âgées de moins de 18 ans, commettant ainsi l’infraction prévue au par. 286.1(2).
[24] Ensuite, même s’il n’était pas possible de dire la même chose relativement à l’infraction de leurre d’enfants prévue à l’al. 172.1(1)b), qui concernait une personne qu’on croyait âgée de 16 ans plutôt que de 18 ans, cette infraction était néanmoins rationnellement liée et proportionnelle à celle prévue au par. 286.1(2). Compte tenu des éléments communs à ces infractions, notamment l’usage de moyens de télécommunication, les policiers, en se faisant passer pour des mineures, offraient inévitablement l’occasion de commettre l’infraction de leurre d’enfants prévue à l’al. 172.1(1) lorsqu’ils offraient l’occasion de commettre celle prévue au par. 286.1(2). Comme les policiers avaient des motifs de croire que les travailleuses du sexe mineures commençaient, en moyenne, à vendre des services sexuels avant l’âge de 15 ans, les infractions de leurre d’enfants de moins de 16 ans (al. 172.1(1)b)) et de leurre d’enfants de moins de 18 ans (al. 172.1(1)a)) étaient toutes deux rationnellement liées à l’infraction prévue au par. 286.1(2). Qui plus est, l’infraction de leurre d’enfants de moins de 16 ans n’est ni [traduction] « beaucoup plus grave » que l’infraction prévue au par. 286.1(2), ni « sans aucun rapport » avec elle (par. 89).
[25] Toutefois, le juge de la demande avait commis une erreur dans l’examen de la question de savoir si l’espace virtuel était défini avec suffisamment de précision. En particulier, il avait omis de considérer d’autres facteurs pertinents en plus du nombre de personnes touchées par l’enquête : notamment, [traduction] « le nombre d’activités touchées et leur nature, la nature et le degré de l’intérêt privé concerné, ainsi que l’importance de l’espace virtuel pour la liberté d’expression » (par. 97). Lorsqu’elle a examiné à nouveau les facteurs pertinents énoncés dans l’arrêt Ahmad, la Cour d’appel a conclu que le Projet Raphael constituait une véritable enquête et que M. Ramelson n’avait pas fait l’objet de provocation policière.
IV. Questions en litige
[26] La présente affaire soulève deux grandes questions :
• Comment le volet de la véritable enquête de la doctrine de la provocation policière s’applique‑t‑il dans le contexte des enquêtes policières en ligne?
• Le juge de la demande a‑t‑il commis une erreur en concluant que M. Ramelson avait fait l’objet de provocation policière?
i) Les policiers possédaient‑ils des soupçons raisonnables que l’infraction prévue au par. 286.1(2) était perpétrée dans un espace défini avec suffisamment de précision?
ii) Dans l’affirmative, les policiers avaient‑ils le droit d’offrir l’occasion de commettre les infractions de leurre d’enfants prévues aux art. 172.1 et 172.2 du Code criminel?
[27] Mes motifs sont rédigés ainsi. Premièrement, je passe en revue le droit relatif à la provocation policière et je considère comment le volet de la véritable enquête tient compte des caractéristiques propres aux espaces en ligne. Ces caractéristiques — en particulier le fait que les limites d’Internet sont de nature informationnelle plutôt que géographique; le fait que les gens se comportent différemment en ligne qu’ils ne le font en personne; et le fait que l’utilisation d’Internet soulève des préoccupations distinctes en droit — exigent que l’on accorde une attention accrue aux fonctions et à l’interactivité d’un espace en ligne lorsque l’on examine la question de savoir si cet espace était défini avec suffisamment de précision pour fonder des soupçons raisonnables.
[28] Deuxièmement, j’applique ce cadre à la présente affaire et je conclus, à l’instar de la Cour d’appel, que le juge de la demande a commis une erreur en omettant de considérer d’autres circonstances que le nombre de personnes touchées par l’enquête. Il ressort d’une analyse adéquate que les policiers possédaient des soupçons raisonnables que les activités criminelles en question étaient perpétrées dans un espace défini avec suffisamment de précision, et que les infractions de leurre d’enfants étaient rationnellement liées et proportionnelles à l’infraction prévue au par. 286.1(2). Par conséquent, le Projet Raphael constituait une véritable enquête et M. Ramelson n’a pas fait l’objet de provocation policière.
V. Cadre juridique
A. La doctrine de la provocation policière
[29] Quelle que soit leur utilité dans la lutte contre les activités criminelles, certaines techniques policières sont « inacceptables dans une société libre ayant de solides principes d’équité, de décence et de protection de la vie privée » (Ahmad, par. 16). La provocation policière est l’une de ces techniques. Elle n’est pas un moyen de défense classique, mais une forme d’abus de procédure à l’égard de laquelle l’arrêt des procédures est la seule réparation possible. La provocation policière peut se produire de deux manières :
a) les autorités fournissent à une personne l’occasion de commettre une infraction sans pouvoir raisonnablement soupçonner que cette personne est déjà engagée dans une activité criminelle, ni se fonder sur une véritable enquête;
b) quoiqu’elles aient ce soupçon raisonnable ou qu’elles agissent au cours d’une véritable enquête, les autorités font plus que fournir une occasion et incitent à perpétrer une infraction.
(Mack, p. 964‑965)
[30] En tant que forme d’abus de procédure, la doctrine de la provocation policière découle de l’exercice par les tribunaux de leur compétence inhérente afin de protéger l’intégrité du système de justice, un pouvoir nécessaire afin de préserver « le respect et le soutien de la collectivité », sur lesquels repose la primauté du droit (R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667; voir Mack, p. 938). Tout comme l’abus de procédure, la doctrine de la provocation policière réprouve la conduite de l’État qui « viole nos notions de “franc‑jeu” et de “décence”, qui fait montre d’un mépris flagrant pour les valeurs humaines que nous partageons tous » (Mack, p. 940).
[31] La provocation policière reconnaît que « la participation policière à la perpétration d’un crime est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice » (Ahmad, par. 16). Lorsque les policiers offrent l’occasion de commettre des crimes sans posséder de soupçons raisonnables ou qu’ils incitent à perpétrer une infraction, ils peuvent aller à l’encontre de plusieurs attentes : que les policiers ne s’immisceront pas dans la vie privée des gens; qu’ils n’éprouveront pas au hasard la propension de membres du public à commettre des crimes, et encore moins qu’ils fabriqueront des crimes; qu’ils n’agiront pas, surtout eux, de manière illicite dans le but de provoquer d’autres personnes à commettre des crimes; et qu’ils ne dilapideront pas les ressources publiques pour accomplir quelque activité susmentionnée (Mack, p. 958). Non seulement le fait de manquer à ces attentes projette‑t‑il une mauvaise image des autorités chargées de l’application de la loi, mais il peut également diminuer la confiance des gens dans le système de justice en général.
[32] La réparation en cas de provocation policière est l’arrêt des procédures —la « réparation la plus draconienne qu’une cour criminelle puisse accorder » (R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 30) — non pas parce que l’accusé a droit à un acquittement, mais parce que la Couronne est « incapable d’obtenir une déclaration de culpabilité » (R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128, p. 148; Mack, p. 944). L’arrêt des procédures met fin à des poursuites qui enfreignent les normes élémentaires, témoignant ainsi du fait que le tribunal ne saurait « excuser un comportement, ni paraître lui apposer le sceau de son approbation, quand il transcende ce que notre société perçoit comme étant acceptable de la part de l’État » (Mack, p. 942).
[33] Par contre, les personnes chargées de l’application de la loi servent également un intérêt public important. Les policiers doivent savoir innover s’ils veulent rivaliser d’ingéniosité avec les délinquants. En outre, il est difficile d’enquêter sur certains crimes : soit parce que ces crimes sont « consensuels », qu’ils « victimisent ceux qui sont réticents à les signaler ou incapables de le faire »; soit parce qu’ils peuvent « cause[r] un préjudice si grave qu’il faut les empêcher de façon active » (Ahmad, par. 18). Et une réparation aussi draconienne que l’arrêt des procédures commande une certaine retenue. Ces réalités confèrent à la police une « latitude considérable » pour mener ses enquêtes (Mack, p. 917), de telle sorte qu’une conclusion de provocation policière doit être tirée uniquement dans les « cas les plus manifestes » (p. 976).
[34] La doctrine vise par conséquent à mettre en balance des impératifs divergents : « La primauté du droit et la nécessité de protéger le droit à la vie privée et la liberté personnelle de la portée excessive de l’État . . . » d’une part, et « l’intérêt légitime de l’État à faire enquête sur les crimes et à intenter des poursuites contre leurs auteurs » d’autre part (Ahmad, par. 22; voir Mack, p. 941‑942). J’examine ci‑après ce que requiert cette mise en balance dans le contexte des enquêtes policières portant sur des espaces en ligne.
B. Les véritables enquêtes et Internet
(1) Aperçu
[35] La question cruciale dans le présent pourvoi consiste à déterminer si le Projet Raphael constituait une véritable enquête. Pour que ce soit le cas, deux critères doivent être réunis : la police devait avoir (1) des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu suffisamment précis; et (2) l’objectif réel d’enquêter sur des activités criminelles et de les réprimer (Ahmad, par. 20). Lorsqu’il est satisfait à ces critères, la police peut fournir à « toute personne [. . .] associée [à ce secteur] l’occasion de commettre l’infraction en particulier » — même en l’absence de soupçons individualisés à l’égard de la personne visée par l’enquête (R. c. Barnes, 1991 CanLII 84 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 449, p. 463 (souligné dans l’original)).
[36] Les véritables enquêtes servent un objectif utile. Dans certains cas, sans qu’elle sache qui est susceptible de commettre une infraction, la police peut néanmoins raisonnablement soupçonner qu’un lieu donné est le théâtre de certaines activités criminelles. Qui plus est, selon le crime faisant l’objet de l’enquête, il peut être nécessaire d’avoir recours à des méthodes proactives. Le volet relatif à la véritable enquête reconnaît la légitimité de telles enquêtes, même s’il vise à les circonscrire à l’intérieur de limites strictes.
[37] La Cour a appliqué à deux reprises ce volet de la doctrine de la provocation policière. Dans l’affaire Barnes, la police soupçonnait qu’un important trafic de drogue avait lieu dans un périmètre de six pâtés de maisons dans le secteur du Granville Mall, à Vancouver. La Cour a conclu que, comme les soupçons de la police étaient raisonnables, celle‑ci était en droit, en agissant de bonne foi, d’aborder toute personne associée à ce lieu pour lui offrir d’acheter de la drogue. Dans l’arrêt Ahmad, la Cour a examiné deux appels distincts dans lesquels la police soupçonnait que deux numéros de téléphone étaient utilisés dans le cadre d’opérations de vente de drogue sur appel. Toutefois, comme les soupçons de la police reposaient sur des informations anonymes, non vérifiées et non corroborées, la Cour a jugé que la police ne possédait pas de soupçons raisonnables de l’existence d’activités illégales liées au numéro de téléphone lui‑même, et qu’en conséquence elle n’agissait pas dans le cadre d’une véritable enquête.
[38] L’arrêt Barnes a joué un rôle important dans les instances devant les juridictions inférieures. Pour la Cour d’appel, cette affaire constituait [traduction] « l’archétype » de la véritable enquête (par. 23), qui montre que de telles enquêtes peuvent potentiellement cibler des milliers de personnes (par. 79). Et pour le juge de la demande dans Jaffer, un pourvoi connexe, [traduction] « une analogie p[ouvait] facilement être établie », dans le contexte d’Internet, « avec une enquête portant sur un secteur géographique donné où l’on sait que des crimes précis sont commis » (d.a., Jaffer, vol. I, p. 26).
[39] Cependant, cette analogie commande un examen approfondi. Les actions et espaces physiques sont intrinsèquement limités de différentes façons qui ne s’appliquent pas dans le cas des actions et espaces virtuels. Dans Barnes, la police ne pouvait interagir qu’avec un nombre limité d’individus, en abordant une personne à la fois. De plus, un espace physique confine; il englobe des personnes et des choses, et il laisse voir des cycles d’agitation et de tranquillité. Les espaces virtuels permettent d’échapper à ces limites, invitent des multitudes de gens à les visiter à toute heure et de n’importe où, défiant ainsi les frontières que nous tenons pour acquises dans le monde physique. Cela explique pourquoi Internet « permet de répandre très facilement et au mépris des frontières les germes d’actes illicites » (R. c. Hamilton, 2005 CSC 47, [2005] 2 R.C.S. 432, par. 30). Cela explique également pourquoi les enquêtes policières en ligne peuvent avoir des répercussions considérables à l’égard de la surveillance exercée par l’État, des libertés civiles et de la primauté du droit.
[40] L’espace visé par l’enquête policière dans Ahmad — un numéro de téléphone — était intrinsèquement limité : fonctionnellement, la police pouvait uniquement communiquer avec la personne qui répondait au téléphone. Pourtant, notre Cour avait anticipé que la protection de la vie privée constituerait une préoccupation importante dans le contexte des enquêtes virtuelles en général. Elle a écrit que « l’étendue de certains lieux virtuels, [. . .] la facilité avec laquelle les policiers peuvent avoir accès à distance à un nombre potentiellement élevé de cibles grâce à la technologie, et [. . .] l’importance croissante de la technologie en tant que moyen avec lequel les gens mènent leur vie personnelle » font en sorte que la surveillance étatique sur les espaces virtuels est qualitativement différente de celle exercée sur les espaces publics (par. 36‑37). La nature de ces différences sera examinée plus à fond en l’espèce dans le contexte d’Internet.
[41] Le présent pourvoi exige donc que notre Cour applique l’arrêt Ahmad, qu’elle examine de manière plus approfondie en quoi les espaces virtuels et les espaces physiques diffèrent et qu’elle étudie quelles sont les implications de ces différences sur le droit. J’examinerai d’abord la question des espaces en ligne pour ensuite me concentrer davantage sur le volet relatif à la véritable enquête.
(2) Les espaces en ligne
[42] Comme c’est le cas pour toute technologie en évolution, même une définition extensive d’Internet risque de devenir rapidement obsolète. D’ailleurs, au fil du temps, Internet s’est révélé être bien des choses : un médium social et antisocial, une source d’information et de désinformation, et un environnement parsemé de foyers d’hyperactivité et de champs d’inactivité. Il est néanmoins possible de dégager certaines caractéristiques générales.
[43] Bien que soutenu par une vaste infrastructure physique, Internet représente d’abord et avant tout un réseau contenant de l’information, ainsi qu’un moyen de communication avec autrui, à tout le moins pour la plupart des utilisateurs. Cette information est stockée sur des serveurs, mais accessible à partir d’un nombre croissant d’appareils situés dans de nombreux lieux physiques. Quand on dit que des personnes se réunissent dans des « espaces » en ligne, cela signifie uniquement qu’elles ont accès à des renseignements communs, peu importe l’endroit où elles se trouvent géographiquement — ce qui, de nos jours, peut être pratiquement de n’importe où.
[44] Exempts de contraintes géographiques, les espaces en ligne permettent de vivre des expériences uniques. Ils sont perméables et permettent aux utilisateurs de passer sans effort d’un espace à un autre. Ils sont souvent interactifs, ce qui facilite ces déplacements et encourage les utilisateurs à s’exprimer et à interagir avec le contenu. Les espaces en ligne peuvent aussi être codés pour permettre divers degrés de supervision, de réglementation ou de contrôle. Internet peut être manipulé de différentes manières qui ne sont pas possibles dans le cas des espaces physiques.
[45] De plus, on trouve dans Internet de l’information en tout genre. Fonctionnellement, Internet englobe les comportements humains les plus publics comme les plus privés. C’est le plus grand mégaphone ou panneau publicitaire jamais conçu, qui permet aux gens de rejoindre des auditoires considérablement plus vastes que tous ceux qui ne pourraient jamais se rassembler physiquement. En même temps, des millions de personnes mènent aussi des activités privées en ligne, persuadées que leurs données — que celles‑ci concernent leur travail, leur vie sociale ou leur vie privée — ne circuleront pas de façon générale et resteront aussi bien protégées que si elles avaient réalisé leurs transactions en personne.
[46] Cet éventail de comportements s’accompagne d’une échelle de candeur. Certains lieux en ligne, tels les moteurs de recherche, permettent aux gens d’explorer des notions qu’ils hésiteraient à évoquer en public; d’autres, comme les médias sociaux, permettent aux utilisateurs de se dissimuler derrière la façade de leur choix. Et d’autres espaces, tels ceux consacrés aux activités sexuelles, sont susceptibles d’englober les deux pôles. En d’autres termes, les comportements en ligne peuvent être radicalement transparents, radicalement feints, ou les deux. Les gens n’agissent pas toujours en ligne comme ils le font en personne.
[47] Tout cela, combiné à son omniprésence, aide à expliquer pourquoi Internet remet en question « la protection de la vie privée et soulève une multitude de questions inédites et épineuses à cet égard » (R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 1). Les enquêtes policières virtuelles peuvent produire de grandes quantités de renseignements hautement personnels, dans des contextes où les gens peuvent se montrer exceptionnellement désinhibés, se livrer à des formes de découverte de soi ou rechercher l’anonymat. La simple menace d’intrusion de l’État dans ces espaces peut favoriser l’autocensure, voire la désertion pure et simple de ces espaces, au détriment de la liberté d’expression et de l’échange d’idées, lesquels sont essentiels à une démocratie dynamique.
[48] Les préoccupations en matière de protection de la vie privée ne se limitent pas non plus aux interactions en ligne. Internet amasse des traces — des renseignements concernant le lieu physique où se trouve l’utilisateur, ses activités en ligne et plus encore — d’une manière que les interactions en personne ne permettent généralement pas (Spencer, par. 46). Cette collecte de données se produit souvent sans que l’utilisateur en soit conscient ou y ait consenti, et de telles traces peuvent subsister indéfiniment. Ces traces peuvent se répandre à des distances et des vitesses prodigieuses, ce qui rend leur persistance encore plus probable. En outre, elles peuvent être compilées, disséquées et analysées afin de mieux comprendre qui nous sommes en tant qu’individus ou en tant que populations. À mesure que se précisent les implications de ces connaissances sur les droits et l’autonomie, les divergences d’opinions sur la façon dont les données sont recueillies, protégées et exploitées s’accentuent elles aussi.
[49] Bref, les espaces en ligne se distinguent des espaces physiques d’au moins trois façons : étant de nature informationnelle plutôt que géographique, Internet n’est pas soumis aux nombreuses restrictions du monde physique en termes de portée et de fonctions; les gens se comportent différemment en ligne; et les espaces virtuels soulèvent des préoccupations uniques en matière de droits. Comme il est énoncé dans Ahmad, les espaces en ligne sont qualitativement différents.
[50] À mon avis, la principale conséquence de ces différences en ce qui concerne les véritables enquêtes est que les frontières d’un « espace » en ligne ne révèlent qu’une partie de l’histoire. Bien qu’intuitives, les analogies géographiques sont imparfaites. Il n’existe pas de méthode simple permettant de comparer un secteur de six pâtés de maisons dans une ville à son équivalent en ligne, sauf peut‑être au moyen des fonctions de ces espaces. Et là encore, des fonctions similaires peuvent dissimuler d’importantes différences en pratique. À une époque où un seul gazouillis peut attirer davantage de personnes que tout un centre commercial, les paramètres d’un espace virtuel peuvent s’avérer de piètres indicateurs de la portée d’une enquête policière.
[51] Afin de respecter l’équilibre entre les différents principes fondamentaux qui sous‑tendent la doctrine de la provocation policière, les tribunaux appelés à déterminer si une enquête policière en ligne constituait une véritable enquête doivent donc accorder une attention particulière aux fonctions et à l’interactivité de l’espace concerné, à savoir la perméabilité, l’interconnectivité, le dynamisme, ainsi que les autres caractéristiques qui font d’Internet un milieu distinct pour les autorités chargées de l’application de la loi. Même une enquête en ligne circonscrite peut constituer une intrusion profonde et étendue dans la vie des gens. Comme une enquête en ligne est susceptible d’avoir des effets sur beaucoup plus de personnes qu’une enquête équivalente dans un lieu physique, un examen approfondi de ces effets s’impose. La façon dont la police intervient dans Internet peut avoir autant d’importance, voire davantage, que l’endroit où elle le fait.
(3) Les véritables enquêtes et les soupçons raisonnables
[52] La question consiste donc à se demander comment le critère relatif à la véritable enquête s’applique dans le contexte des espaces virtuels; c’est une question sur laquelle notre Cour s’est penchée pour la première fois dans l’arrêt Ahmad. Comme je l’ai souligné précédemment, deux critères doivent être réunis pour que l’on soit en présence d’une véritable enquête et que la police puisse offrir l’occasion de commettre une infraction. La police doit avoir (1) des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu défini avec suffisamment de précision; et (2) l’objectif réel d’enquêter sur des activités criminelles et de les réprimer (Ahmad, par. 20). Le second critère n’est pas en cause en l’espèce. La question en litige est plutôt celle de savoir si la police possédait des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu défini avec suffisamment de précision.
[53] La notion de soupçons raisonnables est elle‑même une norme bien connue, qui s’applique dans d’autres contextes (Ahmad, par. 30). Elle n’est pas exigeante; elle requiert uniquement une possibilité raisonnable, plutôt qu’une probabilité raisonnable, qu’un crime soit en train de se produire (R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 27). Elle assujettit néanmoins les actes de la police à un « contrôle rigoureux » afin de garantir qu’ils étaient fondés sur des éléments de preuve objectifs plutôt que sur du profilage racial, des stéréotypes ou d’autres motifs inappropriés (Ahmad, par. 24‑25). En tant que norme objective, elle « protège toute personne contre les opérations visant à éprouver au hasard sa vertu », que cette personne soit tentée ou non de commettre une infraction dans l’espace en question (Ahmad, par. 27 (en italique dans l’original)).
[54] Dans son application, la norme des soupçons raisonnables requiert l’existence « d’un ensemble de faits objectivement discernables appréciés à la lumière de toutes les circonstances donnant lieu au risque soupçonné » (R. c. Stairs, 2022 CSC 11, par. 68). L’appréciation « doit s’appuyer sur des faits, être souple et relever du bon sens et de l’expérience pratique quotidienne » (Chehil, par. 29). Les soupçons ne doivent pas être généraux; ils doivent être « suffisamment spécifiques » (par. 30). En outre, même s’ils peuvent être étayés par la formation et l’expérience du policier, les soupçons doivent être fondés concrètement; ils ne sauraient reposer sur des intuitions ou de simples suppositions éclairées (par. 47).
[55] L’expression « éprouver au hasard la vertu » a été utilisée pour décrire des enquêtes policières qui outrepassent les limites de la doctrine de la provocation policière (voir Mack, p. 956; Barnes, p. 463). Les véritables enquêtes comportent nécessairement un certain degré « d’exécution aléatoire » : du fait que des personnes sont abordées sans qu’on les soupçonne d’être impliquées dans la perpétration d’un crime, il est « inévitable » que de telles enquêtes « risque[nt] malheureusement d’amener à [commettre un crime] quelqu’un qui n’aurait autrement pas eu de conduite criminelle » (Mack, p. 956). En général, ce risque augmente inévitablement lorsque l’espace est défini largement. De plus, un espace défini largement pourrait également faire en sorte qu’une enquête entrave indûment la capacité des gens de « mener leur vie quotidienne sans s’exposer au risque d’être soumis à des techniques clandestines d’enquête de la part des agents de l’État » (Ahmad, par. 39, citant Barnes, p. 480, la juge McLachlin, dissidente).
[56] L’espace où la police soupçonne raisonnablement qu’un crime est commis doit donc être « circonscri[t] précisément » et « défini avec suffisamment de précision » afin de « s’assurer que la police [. . .] a restreint la portée [de l’enquête] pour qu’elle ne soit pas plus large que la preuve le permet » (Ahmad, par. 39 et 41). Ce principe est d’autant plus crucial dans les espaces virtuels, lesquels, parce qu’ils sont exempts des contraintes inhérentes aux espaces physiques, peuvent être extrêmement vastes. Bien que cela soit vrai pour tous les espaces qui peuvent faire l’objet d’une enquête policière, il est particulièrement important que les espaces en ligne soient « défini[s] de façon étroite et avec précision » (par. 43).
[57] Dans l’arrêt Ahmad, la Cour a énuméré six facteurs susceptibles d’éclairer l’examen de la question de savoir si l’enquête policière était bien adaptée : (1) la gravité du crime en question; (2) le moment de la journée et le nombre d’activités et de personnes qui peuvent être touchées; (3) la question de savoir si le profilage racial, les stéréotypes ou les vulnérabilités ont joué un rôle dans le choix du lieu; (4) l’attente relative au niveau de protection de la vie privée à l’égard du secteur ou de l’espace; (5) l’importance de l’espace virtuel pour la liberté d’expression; et (6) l’existence d’autres techniques d’enquête moins envahissantes (par. 41).
[58] Les facteurs énoncés dans l’arrêt Ahmad sont des guides contextuels; ils ne sont ni exhaustifs ni obligatoires. Bien qu’ils contribuent à maintenir l’équilibre sous‑jacent à la doctrine de la provocation policière entre « l’intérêt qu’a l’État à enquêter sur les crimes et la limite qu’impose le droit contre l’intrusion injustifiée dans la vie personnelle des gens » (par. 63), les facteurs eux‑mêmes ne requièrent pas de mise en balance. Les six facteurs ne sont pas tous pertinents ou utiles dans chaque cas — par exemple, une enquête qui aurait pour une autre raison une portée excessive ne sera pas justifiée par le fait qu’elle n’a pas donné lieu à du profilage ou à l’usage des stéréotypes. Cependant, il ne faut pas non plus laisser un seul facteur dominer l’enquête. Même les individus déclarés coupables des infractions les plus graves peuvent avoir fait l’objet de provocation policière; à l’inverse, les individus qui agissent dans les espaces les plus intimes ne seront pas nécessairement l’objet de provocation policière. L’analyse demeure toujours contextuelle.
[59] Dans l’arrêt Ahmad, notre Cour a clairement indiqué que l’analyse relative aux soupçons raisonnables porte non seulement sur les caractéristiques physiques de l’espace, mais également sur la question de savoir si la police « a restreint la portée [de l’enquête] pour qu’elle ne soit pas plus large que la preuve le permet » (par. 41). Cela soulève nécessairement la nature des soupçons de la police, y compris le type et l’étendue de l’activité criminelle soupçonnée ainsi que la nature de l’enquête. De fait, les facteurs incluent explicitement « la gravité du crime en question » ainsi que les effets de l’enquête sur les personnes et les activités au moment et à l’endroit où elle se déroule (par. 41). Cela reflète le fait que, dans une véritable enquête, des soupçons raisonnables à l’égard d’une activité criminelle donnée n’existent pas dans l’abstrait; ils existent en relation avec un espace particulier et ils justifient l’État d’offrir l’occasion de commettre certains crimes à « toute personne [. . .] associée [à ce secteur] » (Barnes, p. 463 (souligné dans l’original)). L’espace, les crimes et la nature de l’enquête ont tous une incidence sur la portée acceptable de l’enquête policière. Bref, c’est le contexte dans son entier qui détermine si l’espace d’une enquête était suffisamment précis.
[60] Pourtant, jusqu’à présent, le besoin de précision suffisante a joué un rôle relativement mineur dans la jurisprudence de notre Cour. Dans l’arrêt Barnes, l’enquête, qui découlait de soupçons relatifs à du trafic de drogue dans un secteur urbain de six pâtés de maisons, s’est déroulée dans ce même large espace; une enquête plus restreinte aurait été « irréaliste » dans les circonstances (p. 461). De même, l’enquête sur les opérations de vente de drogue sur appel en cause dans l’affaire Ahmad avait pris naissance et s’était déroulée dans l’espace virtuel constitué par un numéro de téléphone, un espace qui, fonctionnellement, aurait difficilement pu être plus circonscrit. Et, dans des espaces intrinsèquement restreints comme ceux‑là, la portée des actions policières est généralement limitée, ce qui atténue le risque qu’elles aillent au‑delà de ce que permet la preuve.
[61] Cependant, un tel examen approfondi sera souvent crucial lorsque les policiers mènent des enquêtes dans des espaces virtuels plus vastes tel un site Web, et ce, pour au moins deux raisons.
[62] Premièrement, dans des espaces perméables et interactifs comme les sites Web, qui peuvent être subdivisés de différentes manières, l’« espace » visé par l’enquête ne présentera pas nécessairement un caractère intuitif. Le Projet Raphael, par exemple, découlait de soupçons qu’avaient les policiers que des crimes étaient commis au moyen d’annonces créées par les utilisateurs visant les travailleuses du sexe les plus jeunes publiées dans la sous‑section escortes de Backpage; le projet était toutefois conçu de manière à offrir des occasions uniquement aux utilisateurs qui entraient dans l’espace et répondaient aux annonces créées par la police, lesquelles étaient inspirées de celles créées par les utilisateurs. La possibilité de créer de tels sous‑espaces — en affichant des avis, des messages ou des hyperliens à l’intérieur d’un site Web plus vaste — suggère que les descriptions des espaces en ligne peuvent être plus dynamiques que celles des espaces physiques. Cette possibilité suggère également que les façons dont les sous‑espaces sont intégrés ou rattachés à d’autres espaces en ligne peuvent être cruciales pour comprendre comment l’espace visé par l’enquête était « fond[é] sur des soupçons raisonnables et s’y rattach[ait] » (Ahmad, par. 20). L’espace — qui à la fois constitue le fondement des soupçons raisonnables et définit la portée de l’enquête — doit en conséquence être « défin[i] soigneusement » (par. 39). La zone couverte par une enquête policière en ligne commande une attention particulière.
[63] Deuxièmement, la question de savoir si un espace en ligne était suffisamment précis peut dépendre autant des fonctions et de l’interactivité de cet espace que de ses paramètres. Comme je l’ai mentionné plus tôt, l’Internet peut permettre aux policiers d’atteindre un plus grand nombre de personnes, et ce, de manières plus ciblées ou envahissantes que les enquêtes équivalentes dans des espaces physiques. Par exemple, dans l’arrêt Barnes, l’enquête policière (où les policiers se faisaient passer pour des acheteurs en personne) avait peu de chances de générer le flot de réponses qui a submergé la PRY lors de la première « phase » du Projet Raphael (où les policiers se faisaient passer pour des vendeurs en ligne). De plus, l’enquête n’aurait pas pu, sans que des efforts considérables ne soient déployés, produire la même quantité de renseignements personnels concernant les utilisateurs, y compris des numéros de téléphone, que celle qui a été générée automatiquement grâce aux messages textes. En outre, un site Web peut permettre aux policiers de « créer plus facilement de fausses identités et de “se faire passer” pour d’autres personnes dans une mesure qui serait impossible dans un lieu public comme le Granville Mall » (Ahmad, par. 37), par exemple, en dissimulant leur identité au moyen d’images ou d’autres représentations numériques.
[64] De telles fonctions peuvent exiger que le lieu de l’enquête en ligne soit adapté à un degré qui n’était pas nécessaire dans Barnes ni dans Ahmad, où la portée et les fonctions de l’espace étaient déjà limitées. Elles peuvent par exemple obliger la police à se concentrer sur des espaces délimités plus soigneusement et à offrir des occasions visant des sous‑espaces précis ou encore des façons particulières dont les utilisateurs interagissent avec l’espace. C’est vrai spécialement dans le cas des lieux fréquentés par des personnes appartenant à des groupes vulnérables telles les minorités raciales, religieuses ou sexuelles, ou dans des espaces dont l’utilisation a des répercussions importantes en matière de droits, où le besoin de précision est particulièrement crucial (voir Ahmad, par. 169‑170, le juge Moldaver, dissident; D. M. Tanovich, « Rethinking the Bona Fides of Entrapment » (2011), 43 U.B.C. L. Rev. 417, p. 432; K. Roach, « Entrapment and Equality in Terrorism Prosecutions : A Comparative Examination of North American and European Approaches » (2011), 80 Miss. L.J. 1455, p. 1474‑1475; R. c. Stack, 2022 ONCA 413 (affaire dans laquelle a été soulevée, mais sans être tranchée, la question de savoir si l’accusé avait fait l’objet de provocation policière sur Grindr, une application de « rencontres » pour les hommes à la recherche d’autres hommes)).
[65] Les fonctions d’un espace peuvent également, dans certains cas, amener à s’interroger sur la façon dont cet espace facilite ou entrave la collecte de données. La capacité d’Internet d’amasser des traces peut influer dans un sens comme dans l’autre. Comme le fardeau de la preuve dans les demandes fondées sur la doctrine de la provocation policière incombe à l’accusé, le manque de données concernant la portée d’une enquête — par exemple le nombre de personnes qui ont été contactées et les façons dont elles l’ont été — pourrait faire naître des préoccupations liées à l’équité. Par ailleurs, la collecte à l’aveugle de données, sans mesures de protection appropriées, soulèverait des préoccupations évidentes en matière de respect de la vie privée. En règle générale, et dans la mesure où un espace en ligne le permet, la police devrait se demander si elle doit recueillir et conserver des données permettant de comprendre la portée de l’enquête, tout en prenant soin de le faire d’une manière qui réduise au minimum les impacts sur la vie privée.
[66] Une fois de plus, les facteurs énoncés dans Ahmad peuvent aider. Les fonctions et l’interactivité d’un espace en ligne peuvent influer grandement sur des facteurs tels que « le nombre d’activités et de personnes qui peuvent être touchées », « l’attente relative au niveau de protection de la vie privée », « l’importance de l’espace virtuel pour la liberté d’expression » ou la question de savoir si les méthodes employées par la police étaient suffisamment restreintes comparativement à « d’autres techniques d’enquête, moins envahissantes » (par. 41). Ces facteurs, conjugués à d’autres préoccupations, peuvent être cruciaux pour déterminer si l’espace était « défini de façon étroite et avec précision » (par. 43).
[67] Tout cela ne veut pas dire que de vastes espaces en ligne ne peuvent pas être suffisamment précis. Dans Ahmad, la Cour a expliqué que « des sites Web entiers ou des plateformes de médias sociaux seront rarement, voire jamais, suffisamment spécifiques pour fonder des soupçons raisonnables » (par. 43). En effet, les espaces virtuels multifonctionnels — espaces peut‑être typiques d’une grande partie de l’utilisation d’Internet — seront généralement trop vastes pour fonder des soupçons raisonnables. Dans d’autres espaces, toutefois, la criminalité peut se révéler si répandue qu’elle permet d’étayer des soupçons raisonnables à l’égard du secteur en entier (voir R. c. Nelson, 2021 BCCA 192, par. 13‑19 (CanLII) (trafic de fentanyl et de carfentanil sur des sites du Web clandestin)). La circonférence d’un espace en ligne suffisamment précis peut varier.
[68] En résumé, les caractéristiques uniques d’Internet sont incontournables afin de déterminer si le lieu en cause est suffisamment précis pour fonder des soupçons raisonnables. Les espaces en ligne sont qualitativement différents (Ahmad, par. 37) —et ces différences doivent être prises en considération.
C. Les occasions rationnellement liées et proportionnelles
[69] Les faits de la présente espèce soulèvent une deuxième question doctrinale. Les policiers soupçonnaient que l’infraction de communication en vue d’obtenir des services sexuels d’une personne mineure (par. 286.1(2)) était perpétrée sur Backpage. Cependant, la police ne pouvait pas, sur le site Web Backpage, annoncer directement les services sexuels de personnes âgées de moins de 18 ans; elle devait plutôt dévoiler le plus jeune âge de ces personnes dans une conversation. Or, l’âge révélé par la police — 14 ans — exposait M. Ramelson à des accusations relatives à des infractions plus graves de leurre d’enfants de moins de 16 ans. Cela soulève la question suivante : Quel type de lien doit exister entre l’infraction que l’on soupçonne et celle que l’on offre de commettre?
[70] Citant l’arrêt Mack, la Cour d’appel a conclu que les infractions de leurre d’enfants de moins de 16 ans n’étaient pas « absolument sans aucun rapport » ou « beaucoup plus grave[s] » que l’infraction prévue au par. 286.1(2), qui concerne une personne de moins de 18 ans (par. 89). Toutefois, dans Mack, les expressions « absolument sans aucun rapport » et « beaucoup plus grave » servaient uniquement à identifier les cas qui satisfont clairement à la norme; elles ne constituaient pas la norme elle‑même. Cette norme demeure celle établie dans Mack : le crime que la police offre de commettre doit être rationnellement lié et proportionnel à l’infraction dont elle soupçonne la perpétration.
[71] Dans le pourvoi connexe Haniffa, M. Haniffa plaide que les véritables enquêtes, étant intrinsèquement plus larges que les enquêtes visant des individus, doivent se limiter à offrir l’occasion de commettre les mêmes infractions que celles dont les policiers soupçonnent la perpétration. Cependant, compte tenu des restrictions applicables aux véritables enquêtes dont j’ai traité précédemment, une telle distinction n’est selon moi pas nécessaire. En outre, elle pourrait entraver indûment la capacité des policiers d’enquêter sur certaines infractions. Par conséquent, je rejetterais cet argument.
VI. Application
[72] Le pourvoi de M. Ramelson soulève deux questions sur le plan de l’application : (1) La police possédait‑elle des soupçons raisonnables à l’égard d’un espace suffisamment précis? (2) Dans l’affirmative, les infractions de leurre d’enfants dont M. Ramelson a été accusé étaient‑elles rationnellement liées et proportionnelles à l’infraction prévue au par. 286.1(2)?
[73] À l’instar de la Cour d’appel (par. 96‑97), je conclus que le juge de la demande a commis une erreur en omettant d’examiner adéquatement le contexte général, en sus du nombre de personnes touchées par l’enquête. Au terme d’une analyse appropriée, je conclus que le Projet Raphael constituait une véritable enquête et que M. Ramelson n’a pas fait l’objet de provocation policière. Je vais examiner chaque question à tour de rôle.
A. La police possédait‑elle des soupçons raisonnables à l’égard d’un espace suffisamment précis?
[74] Les policiers soupçonnaient que l’infraction prévue au par. 286.1(2) (communiquer en vue d’obtenir des services sexuels d’une personne mineure) était perpétrée au moyen d’annonces qui étaient publiées dans la sous‑section escortes de Backpage pour la région de York et dont le contenu suggérait des personnes extrêmement jeunes. Je souscris à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle le juge de la demande a fait erreur en concluant que l’espace n’était pas suffisamment précis pour fonder des soupçons raisonnables.
[75] La réponse à la question de savoir si les policiers possédaient des soupçons raisonnables dépend du témoignage de l’inspecteur Truong. Dans certains cas, le témoignage d’un seul policier peut être insuffisant pour étayer des soupçons raisonnables, particulièrement s’il est trop étroitement lié aux « conclusions personnelles » du policier plutôt qu’aux faits objectifs (Ahmad, par. 24 (soulignement omis)). En l’espèce, cependant, le témoignage de l’inspecteur Truong était suffisant. Il reposait sur ses expériences directes et indirectes dans les forces de l’ordre : le dénombrement par la PRY de 85 travailleuses du sexe mineures entre 2011 et 2016; l’initiative de 2013 ciblant les vendeurs, qui a permis de localiser 9 adolescentes en 2 semaines et de constater que celles qui avaient été visées par l’enquête avaient en moyenne 14,8 ans lorsqu’elles ont intégré ce milieu; l’inspecteur concerné avait participé à de nombreuses conférences et conversations au sein de ses cercles professionnels; et il avait interviewé des centaines de travailleuses du sexe depuis qu’il s’était spécialisé dans les crimes liés au travail du sexe il y a de nombreuses années — autant d’éléments qui tendaient à indiquer qu’il existait un problème répandu découlant d’un type particulier d’annonces en ligne publiées sur Backpage.
[76] À mon avis, cela démontrait amplement l’existence d’une possibilité raisonnable que l’infraction prévue au par. 286.1(2) était perpétrée dans l’espace en cause. En fait, cela suggérait que l’infraction se produisait régulièrement. Si la PRY désirait s’attaquer aux infractions liées au travail du sexe juvénile, des annonces visant de très jeunes travailleuses du sexe dans la sous‑section escortes de Backpage pour la région de York étaient des endroits où le faire.
[77] La question consiste donc à se demander si les soupçons raisonnables des policiers étaient liés à un espace suffisamment précis. Monsieur Ramelson soutient que le juge de la demande a eu raison de conclure que la portée du Projet Raphael était trop vaste, car l’enquête s’étendait à un [traduction] « site Web entier ». En insistant sur le besoin de cliquer sur une annonce et d’y répondre, et en minimisant celui de cibler plus précisément les personnes à la recherche de mineures, l’approche adoptée par la Cour d’appel [traduction] « fera en sorte que presque tous les sites Web ou plateformes de réseaux sociaux seront jugés étroits, même s’ils sont dans les faits extrêmement vastes » (m.a., par. 47). En outre, la Cour d’appel a fait abstraction du nombre de personnes touchées par l’enquête, lequel était considérable. La Couronne réplique que l’espace était suffisamment précis : la sous‑section escortes était déjà limitée en raison de sa nature, et les renseignements contenus dans les annonces filtraient davantage les répondants potentiels, dans la mesure autorisée par les paramètres de Backpage. L’examen par la Cour d’appel des facteurs énoncés dans Ahmad — qui a mis l’accent sur la gravité du crime et la difficulté d’enquêter sur celui‑ci — reflétait la bonne approche.
[78] Je suis d’accord pour dire que le juge de la demande a commis une erreur. Bien qu’il ait à juste titre insisté sur le nombre de personnes touchées par l’enquête, il a omis d’examiner le contexte dans son entier — en particulier la gravité des crimes et la difficulté d’enquêter sur ceux‑ci par d’autres techniques. Tout comme la Cour d’appel, l’examen du contexte dans son ensemble m’amène à conclure que l’espace en ligne dans lequel le Projet Raphael offrait l’occasion de commettre un crime était défini avec suffisamment de précision pour fonder les soupçons raisonnables des policiers. Je vais commencer par définir l’espace virtuel, qui doit être délimité soigneusement, y compris, comme je l’ai expliqué, en tenant compte de ses fonctions et de son interactivité.
[79] Au niveau le plus général, les soupçons de la PRY tiraient leur origine de la sous‑section escortes de Backpage pour la région de York. Il y existait, selon toute vraisemblance, un foyer de criminalité; des annonces faisant la promotion de très jeunes travailleuses du sexe étaient publiées quotidiennement et sans interruption dans ce vaste espace. Et lorsqu’elle a conçu le Projet Raphael, la PRY a cherché à reproduire ces annonces, dans le but d’attirer les individus qui cherchaient activement des mineures ou qui, à tout le moins, étaient indifférents à l’idée de tomber sur une mineure. L’espace — fondant les soupçons raisonnables et définissant la portée de l’enquête — était le type particulier d’annonces figurant dans la sous‑section escortes de Backpage pour la région de York qui soulignaient l’extrême jeunesse des travailleuses du sexe.
[80] Il est certain que cet espace différait nettement des espaces physiques des enquêtes traditionnelles. Premièrement, à un niveau granulaire, le lieu où ont d’abord pris naissance les soupçons des policiers (les annonces créées par les utilisateurs dans cette sous‑section) n’était pas identique à celui où les policiers ont par la suite offert les occasions de commettre des crimes (les annonces créées par la police dans la sous‑section escortes); de fait, les annoncées publiées par la police n’existaient pas jusqu’à ce que les policiers les créent. Ces annonces spécifiques ne pouvaient donc pas avoir éveillé les soupçons raisonnables sur lesquels le Projet Raphael était fondé : la norme relative aux soupçons raisonnables « exige une évaluation objective des renseignements dont disposait la police » (Ahmad, par. 29). Cette évaluation porte plutôt sur les soupçons des policiers à l’égard d’un certain type d’annonces concernant les très jeunes travailleuses du sexe qui étaient continuellement publiées, sans la participation de la police, dans la sous‑section escortes plus vaste de Backpage pour la région de York. Le lien entre ces annonces créées par les utilisateurs et celles créées par les policiers — les deux étant le même type d’annonces figurant dans la même sous‑section — est donc un aspect intégral de la définition de l’espace : il explique comment les annonces créées par les policiers pouvaient être « fondée[s] sur des soupçons raisonnables et s’y rattache[r] » (par. 20).
[81] Deuxièmement, le Projet Raphael illustre comment la conception d’une enquête peut façonner — et adapter — la nature d’un espace en ligne suivant ses fonctions et son interactivité. En modelant le Projet Raphael sur des annonces qui étaient publiées couramment par d’autres et qui faisaient la promotion de très jeunes travailleuses du sexe, les policiers ont consciemment conçu leurs annonces pour qu’elles soient fonctionnellement analogues aux annonces existant déjà et pour qu’elles attirent une clientèle similaire. De plus, en indiquant un numéro de téléphone où les utilisateurs pouvaient envoyer des messages textes — une étape nécessaire en raison de leur incapacité fonctionnelle de communiquer par le site Web avec ceux qui ne faisaient que cliquer sur l’annonce — les policiers ont façonné la manière dont ils interagiraient avec les utilisateurs et, ultimement, la façon dont ils offriraient des occasions de commettre les infractions. Autrement dit, les fonctions et l’interactivité de l’espace ont permis aux policiers de concevoir le Projet Raphael d’une façon qui a restreint la portée de l’enquête.
[82] En conséquence, je ne peux retenir l’argument de M. Ramelson selon lequel l’enquête des policiers s’étendait à un « site Web entier ». Même la sous‑section escortes dans son ensemble ne constituait pas un site Web entier. En outre, les utilisateurs se trouvant dans ce plus vaste espace devaient accomplir des actes interactifs pour localiser les très jeunes travailleuses du sexe. Contrairement à l’affaire Barnes, où toute personne se trouvant à l’intérieur des six pâtés de maisons aurait pu être abordée par la police, les utilisateurs de Backpage n’entraient en contact avec les policiers que s’ils cliquaient sur des annonces particulières, entraient dans les sous‑espaces conçus par les policiers puis envoyaient un message au numéro de téléphone indiqué. Même si toute personne visitant la sous‑section escortes pouvait voir les liens vers ces annonces, le Projet Raphael n’était pas conçu pour interagir avec tous ceux qui se trouvaient dans ce plus vaste espace, et encore moins à l’intérieur du site Web de Backpage dans son ensemble.
[83] Comme je l’ai indiqué plus tôt, les annonces elles‑mêmes étaient, de par les mots et les images employés, conçues pour évoquer la jeunesse. Dans le cas de M. Ramelson, l’annonce décrivait la travailleuse du sexe comme une « Toute NOUVELLE jeune fille mince [. . .] qui est JEUNE et sexy avec un corps ferme », et qui a une « JEUNE AMIE si cela vous intéresse aussi ». La photo montrait une femme dont on ne voyait pas le visage et qui portait un chandail arborant le nom d’une école secondaire locale. Et l’âge indiqué à l’égard de cette personne correspondait à l’âge minimal autorisé par les paramètres de l’espace. Bien qu’on ne puisse pas toujours prendre les renseignements publiés en ligne au pied de la lettre, et que d’autres mesures auraient pu être prises — dans l’un des pourvois connexes, Jaffer, la police avait par exemple inclus le nombre « 16 » dans une adresse courriel —, il s’agissait d’allusions évidentes suggérant que la travailleuse du sexe pouvait être mineure. Cela avait pour effet de rétrécir davantage l’espace dans lequel la police offrait des occasions de commettre un crime.
[84] Monsieur Ramelson est un de ceux qui sont allés plus loin : non seulement en consultant la sous‑section escortes et en cliquant sur l’annonce comportant les allusions, mais également en envoyant un message au numéro de téléphone indiqué et en arrangeant une rencontre — tout cela avant que les policiers n’aient mentionné l’âge de la travailleuse du sexe. C’est à ce moment‑là — lorsque les policiers ont mentionné l’âge de la travailleuse du sexe — qu’ils lui ont donné l’occasion de commettre les infractions prévues au par. 286.1(2) et aux art. 172.1 et 172.2 (voir Ahmad, par. 63‑64; R. c. Ghotra, 2020 ONCA 373, 455 D.L.R. (4th) 586, par. 30‑31, conf. par 2021 CSC 12). En acceptant de poursuivre la transaction, tous les éléments des infractions étaient réunis (R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3, par. 23).
[85] Ces caractéristiques limitaient la portée du Projet Raphael. Néanmoins, comme il s’agissait d’une enquête en ligne, le nombre de personnes touchées était potentiellement beaucoup plus élevé qu’il ne l’aurait été dans une enquête analogue menée dans un espace physique, même si les utilisateurs devaient effectuer des démarches pour entrer en contact avec les policiers. Parce que la police n’a jamais compilé de statistiques, il n’existe pas de données précises. Cependant, la majorité des individus qui répondaient aux annonces de la police se désistaient immédiatement, semble‑t‑il, une fois qu’ils étaient informés de l’âge de la travailleuse du sexe (motifs de la C.A., par. 141‑142). Cela étaye donc l’inférence que le Projet Raphael a touché de nombreux individus qui n’auraient pas commis d’infraction de leur propre initiative. Pour le juge de la demande, il s’agissait d’une considération cruciale. Et je reconnais que cela soulève des préoccupations légitimes.
[86] La portée du Projet Raphael résidait pour une large part dans la nature de l’offre des policiers. Ce point ressort une fois de plus de façon évidente d’une comparaison avec l’arrêt Barnes. Dans cette affaire, la police abordait des individus un à un, à la recherche de personnes qui avaient facilement accès aux drogues et étaient des vendeurs intéressés. Cela limitait nécessairement le nombre de personnes qui pouvaient réellement profiter de l’occasion offerte par la police. Dans la présente affaire, par contraste, l’enquête se déroulait en ligne, au moyen d’annonces potentiellement accessibles à quiconque dans la sous‑section escortes, et elle visait les individus qui, ayant déjà l’intention de conclure une transaction à caractère sexuel, étaient des acheteurs intéressés. Cela faisait en sorte qu’il y avait davantage de chances que des utilisateurs profiteraient de l’occasion offerte par les policiers et que l’enquête prenne dans ses filets des individus qui n’auraient pas d’eux‑mêmes commis les infractions.
[87] Un problème connexe était le fait que le Projet Raphael ciblait sciemment des individus qui étaient simplement indifférents en ce qui a trait à l’âge de la travailleuse du sexe. Ce fait troublait le juge de la demande : il a souligné qu’étaient ainsi ciblés des individus qui ne cherchaient pas à commettre l’infraction soupçonnée. Par définition, de tels individus n’auraient peut‑être pas commis d’infraction n’eût été l’offre des policiers, ce qui suggère que leur inclusion dans le Projet Raphael peut avoir eu pour effet de fabriquer des crimes qui n’auraient pas été commis sans l’intervention des policiers — un des principaux risques visés par la doctrine de la provocation policière (Barnes, p. 459; Ahmad, par. 28).
[88] Dans le contexte précis de la présente affaire, toutefois, je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que les individus [traduction] « simplement indifférents » étaient des cibles légitimes de l’enquête (par. 124). À titre d’infractions inchoatives, l’infraction prévue au par. 286.1(2) et celles de leurre d’enfants ciblent les individus qui, connaissant l’âge de la personne ou faisant montre d’aveuglement volontaire à cet égard, décident de rechercher quand même une activité sexuelle — peu importe s’ils cherchaient initialement une mineure ou s’ils ont dans les faits donné suite à l’entente. Ces infractions, qui visent à « fermer la porte du cyberespace » avant que les choses n’aillent plus loin (R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551, par. 25), concrétisent une approche particulièrement proactive en matière de criminalité, en criminalisant de simples ententes en présence de certains faits. Le fait de cibler les individus « simplement indifférents » reflète uniquement la nature de l’infraction. Il reflète l’opinion même du Parlement quant au moment où les conversations de ce type dépassent les bornes, et il tend à indiquer qu’il y a un intérêt légitime à ce que la police intervienne relativement tôt.
[89] Une autre considération clé était la protection de la vie privée. Tout comme la Cour d’appel, je suis d’avis que le Projet Raphael [traduction] « s’immisçait dans un aspect extrêmement personnel de la vie privée » (par. 135). Les communications par messages textes qui suivaient le moment où les utilisateurs cliquaient sur l’annonce et contactaient le numéro de téléphone révélaient des détails intimes sur les préférences sexuelles de ces utilisateurs, des détails dont ils s’attendraient naturellement à ce qu’ils demeurent confidentiels, à l’abri du regard de l’État.
[90] Les intérêts en matière de vie privée et de liberté d’expression sont souvent interreliés, puisqu’un affaiblissement du droit à la vie privée précède souvent l’autocensure. La Cour d’appel a également conclu que — étant illégale et ne relevant pas des catégories traditionnelles de formes d’expression valorisées dans une société démocratique — la forme d’expression des acheteurs dans cette affaire avait peu de valeur (par. 136). Pour des raisons analogues, la Cour d’appel a conclu que le Projet Raphael n’entravait pas d’autres activités publiques valorisées (par. 127‑129). Cependant, même si la criminalité était apparemment répandue dans le type d’annonces ciblées par l’enquête, les communications à l’intérieur de ces espaces n’étaient pas nécessairement illégales — une personne peut communiquer avec un travailleur ou une travailleuse du sexe sans avoir l’intention de retenir ses services à des fins sexuelles. En outre, la présence policière dans un espace en ligne peut freiner toute forme d’expression dans celui‑ci, légale ou illégale. Malgré cela, je suis d’accord pour dire que le Projet Raphael n’a pas entravé des activités publiques de grande valeur et que les intérêts en matière de protection de la vie privée en l’espèce étaient considérablement réduits.
[91] Fait plus important encore, ces facteurs ne représentaient qu’une partie seulement du contexte dans lequel les policiers ont offert l’occasion de commettre des infractions dans le cadre du Projet Raphael. La nature des infractions et l’absence d’autres techniques d’enquête ont été des facteurs clés en l’espèce; des facteurs que le juge de la demande n’a pourtant mentionnés que brièvement (deuxième décision sur la provocation policière, par. 22).
[92] Les infractions n’étaient pas seulement apparemment répandues; il s’agissait également d’infractions graves et sur lesquelles il est difficile d’enquêter sauf au moyen de méthodes proactives. Elles impliquaient toutes des communications en vue d’organiser une rencontre à caractère sexuel avec une mineure, une « menace bien réelle » à l’égard de laquelle le Parlement, reconnaissant sa gravité, a criminalisé les actes qui précèdent la perpétration de l’acte projeté (R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3, par. 39‑40). La difficulté d’enquêter sur des crimes « consensuels » de ce type est reconnue depuis longtemps, et elle l’était avant même que ces crimes se déplacent en ligne (Kirzner c. La Reine, 1977 CanLII 38 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 487, p. 492‑493; Amato c. La Reine, 1982 CanLII 31 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 418, p. 457, le juge Estey, dissident, mais non sur ce point; Mack, p. 916‑917; Ahmad, par. 18). Et les opérations piège sont devenues « un outil important — sinon le plus important — dont disposent les policiers pour repérer les délinquants qui s’en prennent aux enfants et les empêcher de leur faire du mal » (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 94). Compte tenu de la « latitude considérable » dont jouissent les policiers pour mener leurs enquêtes (Mack, p. 917), les opérations piège comme le Projet Raphael ne devraient pas être rejetées à la légère.
[93] Eu égard à toutes les circonstances, j’arrive à la conclusion que les annonces publiées dans la sous‑section escortes de Backpage qui soulignaient l’extrême jeunesse de la travailleuse du sexe constituaient un espace suffisamment précis pour fonder des soupçons raisonnables. Dans le cadre du Projet Raphael, les policiers avaient soigneusement adapté les annonces dans lesquelles ils avaient offert l’occasion de commettre les infractions. La section plus vaste consacrée aux escortes était conçue pour faciliter des crimes connexes liés au travail du sexe, ce qui limitait l’auditoire ciblé. Tout comme les annonces créées par les utilisateurs, celles créées par les policiers évoquaient l’extrême jeunesse de la personne concernée, notamment en la montrant vêtue d’un chandail arborant le nom d’une école secondaire locale. Les utilisateurs devaient interagir avec ces annonces par messagerie texte pour entrer en contact avec les policiers. Il s’agissait d’une infraction inchoative grave impliquant des mineures. En outre, il est difficile de dire quelles autres méthodes d’enquête les policiers auraient pu employer — les limites d’une enquête ciblant les vendeurs ayant déjà été démontrée. Bien que l’enquête ait touché de nombreux individus, eu égard au contexte, « la portée [de l’enquête n’était] pas plus large que la preuve le permet[tait] » (Ahmad, par. 41).
B. Les infractions étaient‑elles rationnellement liées et proportionnelles?
[94] En guise d’argument final, M. Ramelson fait valoir que, même si les policiers avaient des soupçons raisonnables que l’infraction prévue au par. 286.1(2) était perpétrée dans la sous‑section escortes de Backpage, cela ne leur permettait pas d’offrir l’occasion de commettre d’autres infractions, plus graves, prévues aux al. 172.1(1)b) et 172.2(1)b). En d’autres mots, le fait d’avoir des soupçons raisonnables que des utilisateurs commettaient des infractions à l’endroit de personnes de moins de 18 ans n’autorisait pas les policiers à offrir des occasions visant des personnes de moins de 16 ans. Cette tactique « d’appâtage et d’aiguillage » a exposé M. Ramelson à une peine d’emprisonnement beaucoup plus longue, pour des infractions qui étaient trop éloignées des soupçons des policiers.
[95] Je ne suis pas d’accord. Même si, effectivement, les policiers ne possédaient pas de soupçons raisonnables à l’égard des infractions de leurre d’enfants, ces infractions étaient néanmoins rationnellement liées et proportionnelles à l’infraction prévue au par. 286.1(2).
[96] Je souligne d’abord que la question se pose uniquement en raison de l’absence de précision de la preuve à l’origine des soupçons raisonnables des policiers — malgré le fait que les policiers avaient des raisons de soupçonner que des travailleuses du sexe de moins de 16 ans étaient actives sur Backpage, il y avait trop peu d’éléments de preuve que des acheteurs les recherchaient de façon particulière. Comme l’a souligné à juste titre la Cour d’appel, il fallait s’attacher à l’intention des acheteurs (par. 73).
[97] Certaines des caractéristiques de base des infractions tendent à indiquer qu’elles sont rationnellement liées. Par exemple, elles visent des comportements analogues, criminalisant le recours à des moyens de télécommunication dans le but de commettre une infraction sexuelle à l’endroit d’une personne d’un âge inférieur à un âge donné. La Cour d’appel a fait état des éléments communs de ces infraction, expliquant qu’en offrant l’occasion de commettre l’infraction prévue au par. 286.1(2), la police offrirait inévitablement l’occasion de commettre un leurre d’enfants (par. 86).
[98] La différence d’âge est préoccupante. Pourtant, elle reposait sur des éléments de preuve : par exemple, les travailleuses du sexe identifiées dans l’enquête de 2013 de la PRY ciblant les vendeurs avaient en moyenne commencé à vendre des services sexuels à l’âge de 14,8 ans. Même de petites différences dans l’âge peuvent évidemment avoir une grande incidence en matière d’infractions sexuelles. À la lumière des faits, cependant, il n’est pas étonnant à mon avis qu’une enquête policière portant sur le travail du sexe juvénile ait ciblé les acheteurs à la recherche de personnes de moins de 16 ans.
[99] Selon moi, il n’était pas disproportionné d’offrir l’occasion de commettre les infractions de leurre d’enfants. Pour reprendre les termes utilisés par notre Cour dans l’arrêt Mack, le fait que l’infraction de leurre d’enfants soit une infraction « beaucoup plus grave » que celle prévue au par. 286.1(2) peut être un indicateur de proportionnalité. Je reconnais que le leurre d’une personne de moins de 16 ans est plus grave et [traduction] « punissable d’une plus longue période d’emprisonnement » que la perpétration de l’infraction prévue au par. 286.1(2) à l’endroit d’une personne de moins de 18 ans (motifs de la C.A., par. 89). Dans certains cas, les différences sur le plan de la gravité de l’infraction et sur celui de la peine seront trop marquées. En l’espèce, toutefois, le leurre d’une personne de moins de 16 ans n’est pas un crime disproportionnément plus grave que le fait de communiquer en vue d’obtenir des services sexuels d’une personne mineure. Vu l’écart de six mois qui existe entre les peines minimales obligatoires applicables à ces infractions, celles‑ci demeurent comparables.
[100] En conséquence, je ne saurais retenir l’argument de M. Ramelson. Les infractions étaient rationnellement liées et proportionnelles, et la police pouvait donc offrir des occasions de les commettre vu les soupçons raisonnables qu’elle possédait à l’égard de la perpétration de l’infraction prévue au par. 286.1(2).
VII. Conclusion
[101] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les policiers possédaient des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu défini avec suffisamment de précision, et que les infractions proposées étaient rationnellement liées et proportionnelles l’une par rapport à l’autre. L’objectif véritable des policiers en matière d’application de la loi n’est pas en litige. Le Projet Raphael constituait par conséquent une véritable enquête et M. Ramelson n’a pas fait l’objet de provocation policière. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Hicks Adams, Toronto.
Procureur de l’intimé : Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Directrice des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Brauti Thorning, Toronto.
Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Stockwoods, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.