COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Haniffa, 2022 CSC 46
Appel entendu : 17 mai 2022
Jugement rendu : 24 novembre 2022
Dossier : 39803
Entre :
Erhard Haniffa
Appelant
et
Sa Majesté le Roi
Intimé
- et -
Directrice des poursuites pénales, Criminal Lawyers’ Association of Ontario, British Columbia Civil Liberties Association et Association canadienne des libertés civiles
Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
Motifs de jugement :
(par. 1 à 9)
La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Erhard Haniffa Appelant
c.
Sa Majesté le Roi Intimé
et
Directrice des poursuites pénales,
Criminal Lawyers’ Association of Ontario,
British Columbia Civil Liberties Association et
Association canadienne des libertés civiles Intervenantes
Répertorié : R. c. Haniffa
2022 CSC 46
No du greffe : 39803.
2022 : 17 mai; 2022 : 24 novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit criminel — Abus de procédure — Provocation policière — Véritable enquête — Espace virtuel — Internet — Accusé répondant à une annonce publiée par la police dans le sous‑répertoire escortes d’un site Web d’annonces classées — Agent d’infiltration se faisant passer pour une escorte et révélant à l’accusé dans un message texte subséquent qu’elle est mineure — Accusé arrêté à son arrivée à une chambre d’hôtel en vue de rencontrer l’agent d’infiltration et inculpé d’infractions relatives au leurre d’enfants — Accusé déclaré coupable mais demandant un arrêt des procédures pour cause de provocation policière — L’accusé a‑t‑il fait l’objet de provocation policière?
H est l’une des 104 personnes qui ont été arrêtées dans le cadre du « Projet Raphael », une enquête de la Police régionale de York qui ciblait les acheteurs sur le marché du travail du sexe juvénile. En 2016, alors qu’il naviguait dans le sous‑répertoire escortes de Backpage.com, H a répondu à une annonce placée par un agent d’infiltration se faisant passer pour « Jamie ». Communiquant par messages textes avec H, « Jamie » lui a révélé, au bout d’un certain temps, qu’« elle » était âgée de 15 ans. À son arrivée à une chambre d’hôtel désignée pour rencontrer « Jamie », il a été arrêté et inculpé de trois infractions, soit celles visées aux al. 172.1(1)a) et 172.1(1)b) et au par. 286.1(2) du Code criminel. À son procès, il a été déclaré coupable de tous les chefs d’accusation, mais il a présenté une demande d’arrêt des procédures au motif qu’il avait fait l’objet de provocation policière. Le juge saisi de la demande l’a rejetée, concluant que le Projet Raphael constituait une véritable enquête. La Cour d’appel a rejeté l’appel de H.
Arrêt : L’appel est rejeté.
H n’a pas fait l’objet de provocation policière. Pour les motifs exposés dans l’arrêt R. c. Ramelson, 2022 CSC 44, la police possédait des soupçons raisonnables à l’égard d’un espace suffisamment précis et les infractions proposées par la police étaient rationnellement liées et proportionnelles aux infractions dont elle soupçonnait la perpétration dans cet espace.
Jurisprudence
Arrêts mentionnés : R. c. Ramelson, 2022 CSC 44; R. c. Jaffer, 2022 CSC 45; R. c. Dare, 2022 CSC 47; Kienapple c. La Reine, 1974 CanLII 14 (CSC), [1975] 1 R.C.S. 729; R. c. Ramelson, 2021 ONCA 328, 155 O.R. (3d) 481; R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 152, 172.1(1)a), b), 286.1(2).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Juriansz, Tulloch et Paciocco), 2021 ONCA 326, 155 O.R. (3d) 523, 405 C.C.C. (3d) 332, [2021] O.J. No. 2621 (QL), 2021 CarswellOnt 6944 (WL), qui a confirmé la déclaration de culpabilité prononcée par le juge Kenkel, 2017 ONCJ 525, [2017] O.J. No. 4048 (QL), 2017 CarswellOnt 12094 (WL), et le rejet de la demande d’arrêt des procédures, 2017 ONCJ 780, [2017] O.J. No. 6016 (QL), 2017 CarswellOnt 18220 (WL). Pourvoi rejeté.
Boris Bytensky, pour l’appelant.
Lisa Fineberg et Katie Doherty, pour l’intimé.
David Quayat et Chris Greenwood, pour l’intervenante la Directrice des poursuites pénales.
Michael Lacy et Bryan Badali, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.
Gerald Chan et Spencer Bass, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
Danielle Glatt et Catherine Fan, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Karakatsanis —
[1] L’appelant, Erhard Haniffa, est l’une des 104 personnes qui ont été arrêtées dans le cadre du « Projet Raphael », une enquête de la Police régionale de York qui ciblait les acheteurs sur le marché du travail du sexe juvénile. Son pourvoi devant notre Cour a été entendu avec trois autres pourvois, qui portaient tous sur la doctrine de la provocation policière dans le contexte de l’enquête policière en ligne menée au cours du Projet Raphael. Les pourvois connexes, dont les motifs sont déposés en même temps que ceux‑ci, sont R. c. Ramelson, 2022 CSC 44, R. c. Jaffer, 2022 CSC 45, et R. c. Dare, 2022 CSC 47. À l’instar de deux des trois autres appelants, M. Haniffa fait appel d’une ordonnance de la Cour d’appel de l’Ontario qui a rejeté l’appel de sa déclaration de culpabilité ainsi que son appel du rejet par le premier juge de sa demande fondée sur la provocation policière.
[2] Le pourvoi de M. Haniffa concerne le sous-volet « véritable enquête » de la doctrine de la provocation policière en lien avec le Projet Raphael. Parce que j’examine ces questions en détail dans Ramelson et que le dispositif du présent pourvoi est nécessairement le même, mes motifs sont brefs dans la présente espèce.
[3] Le 22 mars 2016, alors qu’il naviguait dans le sous‑répertoire escortes de Backpage.com, M. Haniffa a répondu à une annonce censément placée par « Jamie ». L’annonce indiquait qu’elle était âgée de 18 ans (l’âge minimum autorisé par le site Web), et la décrivait comme étant [traduction] « JEUNE timide FRAÎCHE et NOUVELLE », « super nouvelle à ceci et très timide » et comme ayant une amie qui est « jeune comme moi » (d.a., vol. VI, p. 5). Communiquant par messages textes avec M. Haniffa, l’agent d’infiltration (AI) lui a révélé, au bout d’un certain temps, qu’« elle » était âgée de 15 ans :
[traduction]
[11:13 – Haniffa] : té occupée?
[13:09 – AI] : suis libre ce soir après l’école
[13:13 – Haniffa] : À quelle heure finit l’école?
[13:19 – AI] : 330
. . .
[14:35 – AI] : té ok si j’ai pas encore tout à fait 18 ans?
[14:53 – Haniffa] : Est‑ce que cé t une affaire de police ça?
[14:53 – Haniffa] : Peux‑tu t’appeler?
[15:00 – AI] : ben non, voyons
[15:01 – Haniffa] : t’as quel âge?
. . .
[16:18 – AI] : j’ai 15 ans pour être honnête, mais j’ai l’air plus vieille chéri
[16:20 – Haniffa] : Mm
[16:20 – Haniffa] : Ok alors où tu vas travailler?
[16:24 – AI] : pourquoi le mm chéri
[16:27 – Haniffa] : Comme dans mm ok
(d.a., vol. VI, p. 13‑15)
[4] À son arrivée à la chambre d’hôtel désignée, M. Haniffa a été arrêté. Il a été accusé de 3 infractions : avoir communiqué par un moyen de télécommunication avec une personne qu’il croyait être âgée de moins de 18 ans, en vue de commettre une infraction visée au par. 286.1(2) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (communiquer pour obtenir les services sexuels d’une personne mineure) en contravention de l’al. 172.1(1)a); avoir communiqué par un moyen de télécommunication avec une personne qu’il croyait être âgée de moins de 16 ans en vue de commettre une infraction visée à l’art. 152 (incitation à des contacts sexuels), en contravention de l’al. 172.1(1)b); et avoir communiqué en vue d’obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne âgée de moins de 18 ans, en contravention du par. 286.1(2).
[5] Au procès, M. Haniffa a été déclaré coupable des trois chefs d’accusation, mais sa déclaration de culpabilité fondée sur l’al. 172.1(1)a) a été suspendue par application de l’arrêt Kienapple c. La Reine, 1974 CanLII 14 (CSC), [1975] 1 R.C.S. 729. Il a alors présenté une demande d’arrêt des procédures au motif qu’il avait fait l’objet de provocation policière.
[6] Le juge saisi de la demande l’a rejetée, concluant que le Projet Raphael constituait une véritable enquête. La Cour d’appel a ensuite rejeté l’appel de M. Haniffa pour les motifs qu’elle avait formulés dans l’arrêt R. c. Ramelson, 2021 ONCA 328, 155 O.R. (3d) 481, qui avait traité de la question litigieuse commune de savoir si les personnes arrêtées dans le cadre du Projet Raphael avaient fait l’objet de provocation policière (2021 ONCA 326, 155 O.R. (3d) 523, par. 46).
[7] Dans le présent pourvoi, M. Haniffa adopte les questions en litige formulées dans le mémoire de l’appelant dans l’affaire Ramelson, et reconnaît que [traduction] « les faits de la présente espèce sont suffisamment similaires qu’ils devraient en conséquence mener aux mêmes conclusions » (m.a., par. 41). Bon nombre de ses arguments correspondent à ceux soulevés dans Ramelson, mais il soulève quelques points supplémentaires. Le témoignage de l’inspecteur Truong, affirme‑t‑il, n’était pas suffisant pour fonder des soupçons raisonnables : il reposait trop sur ses expériences personnelles, il ne démontrait pas que les infractions ciblées étaient répandues et il n’expliquait pas comment un utilisateur trouverait concrètement une travailleuse du sexe juvénile au moyen du site Web, compte tenu des paramètres de celui‑ci. En outre, vu la portée potentielle des enquêtes visant des espaces, la police devrait se limiter, dans le contexte de véritables enquêtes, à offrir les mêmes infractions que celles dont elle soupçonne la perpétration; elle ne devrait pas être autorisée à offrir des infractions qui présentent simplement un lien rationnel et sont proportionnelles (voir R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903, p. 958).
[8] Pour les motifs que j’ai exposés dans Ramelson, je ne saurais retenir ces arguments. Comme je l’ai expliqué dans cet arrêt, la police possédait des soupçons raisonnables à l’égard d’un espace suffisamment précis, et la norme du « lien rationnel et proportionnel » établie dans l’arrêt Mack s’applique et est respectée. Par conséquent, le Projet Raphael constituait une véritable enquête. Je conclus que M. Haniffa n’a pas fait l’objet de provocation policière.
[9] Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi de M. Haniffa.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Bytensky Shikhman, Toronto.
Procureur de l’intimé : Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Directrice des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Brauti Thorning, Toronto.
Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Stockwoods, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.