COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Société Radio‑Canada c. Manitoba, 2023 CSC 27
Appel entendu et jugement rendu : 19 octobre 2023
Motifs de jugement : 9 novembre 2023
Dossier : 38992
Entre :
Société Radio-Canada
Appelante
et
Sa Majesté le Roi, B.B., conjointe de feu M.D., et
J.D., en sa qualité d’exécuteur de la succession de feu M.D.
Intimés
- et -
Procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie-Britannique, Centre for Free Expression, Association canadienne des journalistes, Médias d’Info Canada, Guilde canadienne des médias/Syndicat des communications d’Amérique/Canada et Ad Idem/Canadian Media Lawyers Association
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
Motifs de jugement :
(par. 1 à 15)
La Cour
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Société Radio-Canada Appelante
c.
Sa Majesté le Roi,
B.B., conjointe de feu M.D., et
J.D., en sa qualité d’exécuteur de la succession de feu M.D. Intimés
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général de la Colombie-Britannique,
Centre for Free Expression,
Association canadienne des journalistes,
Médias d’Info Canada,
Guilde canadienne des médias/Syndicat
des communications d’Amérique/Canada et
Ad Idem/Canadian Media Lawyers Association Intervenants
Répertorié : Société Radio-Canada c. Manitoba
2023 CSC 27
No du greffe : 38992.
2023 : 19 octobre; 2023 : 9 novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel du manitoba
Tribunaux — Principe de la publicité des débats judiciaires — Interdictions de publication — Limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires — Intérêt public important — Vie privée — Dignité — Prononcé par la Cour d’appel d’une interdiction de publication visant un affidavit déposé au cours de procédures criminelles dont elle était saisie — Contestation de l’interdiction de publication par un organe de presse — La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en imposant l’interdiction de publication?
Au cours de procédures pour condamnation injustifiée devant la Cour d’appel, un accusé a voulu produire, en tant que nouvel élément de preuve, un affidavit au sujet de la mort d’un témoin ayant participé à ces procédures. La Cour d’appel a prononcé une interdiction de publication visant l’affidavit et, dans ses motifs de jugement, elle a ordonné le maintien en vigueur de l’interdiction de publication. La SRC demande maintenant à la Cour d’annuler l’interdiction de publication.
Arrêt : L’appel est rejeté.
La Cour d’appel n’a commis aucune erreur révisable en prononçant l’interdiction de publication ou en ordonnant son maintien en vigueur. Il n’y a donc pas lieu d’annuler ou de modifier cette interdiction.
Suivant l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter le principe de la publicité des débats judiciaires doit établir que : 1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important; 2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et 3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.
En l’espèce, il est satisfait au premier volet du test énoncé dans Sherman. Il existe un solide intérêt public commandant de protéger la vie privée de la conjointe du témoin défunt, et la divulgation du contenu de l’affidavit révélerait des renseignements hautement sensibles et éminemment personnels qui porteraient atteinte à l’intérêt de la conjointe elle‑même au titre de la dignité. Il est également satisfait au second volet du test, étant donné que l’interdiction de publication est nécessaire afin d’éviter un risque sérieux d’atteinte à la dignité de la conjointe du témoin, qu’elle n’avait pas une portée excessive ou un caractère vague et qu’il n’existait aucune solution de rechange raisonnable à ses modalités. Enfin, pour ce qui est du troisième volet, l’avantage de l’interdiction de publication, soit la protection de la dignité de la conjointe du témoin, l’emporte largement sur ses effets néfastes minimes sur le droit à la liberté d’expression et, par extension, sur le principe de la publicité des débats judiciaires. L’affidavit n’a joué aucun rôle dans la décision concluant qu’il y avait eu condamnation injustifiée.
Jurisprudence
Arrêt appliqué : Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25; arrêts mentionnés : R. c. Ostrowski, 2019 MBCA 122; Société Radio‑Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33; R. c. Ostrowski, 2023 MBCA 6, [2023] 9 W.W.R. 210.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (les juges Beard, Burnett et Pfuetzner), 2018 MBCA 125, 369 C.C.C. (3d) 139 (sub nom. R. c. Ostrowski), [2018] M.J. No. 306 (QL), 2018 CarswellMan 550 (WL), ordonnant entre autres le maintien en vigueur d’une interdiction de publication. Pourvoi rejeté.
Jonathan B. Kroft, c.r., Sean Moreman et Jennifer Sokal, pour l’appelante.
Michael Bodner et Joel N. Myskiw, pour l’intimé Sa Majesté le Roi.
Robert Gosman, pour les intimés B.B., conjointe de feu M.D., et J.D., en sa qualité d’exécuteur de la succession de feu M.D.
Michael Bernstein, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Lesley Ruzicka, c.r., et Chantelle Rajotte, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Fredrick Schumann et Karen Bernofsky, pour les intervenants Centre for Free Expression, l’Association canadienne des journalistes, Médias d’Info Canada et Guilde canadienne des médias/Syndicat des communications d’Amérique/Canada.
Iain MacKinnon, pour l’intervenante Ad Idem/Canadian Media Lawyers Association.
Version française des motifs de jugement rendus par
La Cour —
[1] À l’audience, la Cour a unanimement rejeté l’appel, sans dépens, en indiquant que des motifs suivraient. Voici ces motifs.
[2] Au cours de procédures pour condamnation injustifiée devant la Cour d’appel du Manitoba, un accusé a voulu produire, en tant que nouvel élément de preuve, un affidavit qui avait été souscrit par son avocat au sujet de la mort d’un témoin ayant participé à ces procédures. Le 28 mai 2018, la Cour d’appel a prononcé une interdiction de publication visant l’affidavit. Dans ses motifs de jugement relativement à l’appel, la cour a ordonné le maintien en vigueur de l’interdiction de publication (2018 MBCA 125, 369 C.C.C. (3d) 139 (« jugement de 2018 sur l’interdiction de publication »)). L’appelante, la Société Radio‑Canada (« SRC »), a présenté une motion sollicitant l’annulation de l’interdiction de publication. En 2019, la Cour d’appel a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour entendre cette motion au motif qu’elle était functus officio (2019 MBCA 122 (« jugement de 2019 sur la compétence »)). La SRC a demandé et obtenu l’autorisation de se pourvoir contre ces deux jugements devant notre Cour.
[3] En 2021, la Cour a entendu ensemble le pourvoi visant le jugement de 2018 sur l’interdiction de publication et celui visant le jugement de 2019 sur la compétence. Elle a accueilli le pourvoi formé contre le jugement de 2019 sur la compétence et renvoyé à la Cour d’appel la motion sollicitant l’annulation de l’interdiction de publication. Elle a également ajourné sine die l’appel formé contre le jugement de 2018 sur l’interdiction de publication (voir 2021 CSC 33, où le contexte procédural est décrit plus en détail).
[4] Le 23 janvier 2023, la Cour d’appel du Manitoba a rendu jugement sur la motion qui lui avait été renvoyée et dans laquelle la SRC demandait l’annulation de l’interdiction de publication (2023 MBCA 6, [2023] 9 W.W.R. 210 (« jugement sur la motion renvoyée »)). La Cour d’appel a rejeté la motion en réexamen de l’interdiction de publication. Premièrement, elle a refusé de reconnaître à la SRC qualité pour présenter la motion, au motif que cette dernière avait été avisée de l’interdiction de publication. Deuxièmement, elle a refusé d’entendre la motion, parce que la SRC avait omis d’agir avec célérité pour solliciter l’annulation de l’interdiction de publication. En outre, la Cour d’appel a affirmé que, même si elle faisait erreur en niant à la SRC qualité pour agir ou en refusant d’entendre la motion pour cause de tardiveté à agir, elle refuserait néanmoins de réexaminer l’interdiction de publication. Appliquant le test énoncé dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, la Cour d’appel a exprimé l’avis que l’interdiction de publication était nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la vie privée, en particulier pour la dignité, un intérêt public important. Qui plus est, les avantages de l’interdiction de publication l’emportaient sur les effets négatifs qu’elle pouvait avoir sur la publicité des débats judiciaires.
[5] Bien que le jugement sur la motion renvoyée ne fasse pas l’objet d’un pourvoi devant notre Cour, nous disposions néanmoins des motifs exposés par la Cour d’appel à cet égard lorsque nous avons pris notre décision. Ces motifs expliquent pourquoi, à la lumière des principes énoncés dans l’arrêt Sherman, l’interdiction de publication était justifiée malgré le principe de la publicité des débats judiciaires.
[6] La SRC demande maintenant à notre Cour de trancher le pourvoi visant le jugement de 2018 sur l’interdiction de publication, pourvoi qui a été autorisé en 2020 et ajourné sine die en 2021. Les parties ont été invitées à soumettre des observations écrites additionnelles, et une nouvelle audience a été tenue afin de considérer les implications de l’affaire Sherman, laquelle a été décidée après l’audition des deux pourvois devant notre Cour en 2021.
[7] Pour les motifs qui suivent, nous sommes unanimement d’avis de rejeter le pourvoi visant le jugement de 2018 sur l’interdiction de publication. La Cour d’appel n’a commis aucune erreur révisable en prononçant l’interdiction de publication et en ordonnant son maintien en vigueur en 2018.
[8] Suivant l’arrêt Sherman, « la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que : 1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important; 2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et 3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs » (par. 38). Chacun des volets du test mérite quelques commentaires.
[9] Nous souscrivons à l’opinion selon laquelle, au regard du premier volet du test énoncé dans Sherman, il existe un solide intérêt public commandant de protéger la vie privée de la conjointe du témoin en ce qui concerne la mort de ce dernier afin de prévenir une atteinte à la dignité de la conjointe (voir le jugement sur la motion renvoyée, par. 77). Nous sommes d’accord pour dire que les renseignements personnels contenus dans l’affidavit représentent une atteinte directe à la dignité de la conjointe elle‑même. Pour reprendre les mots employés par la Cour d’appel, ces renseignements [traduction] « touchent à l’essence même de ce qui caractérise le témoin et sa conjointe en tant qu’êtres humains en situation d’extrême vulnérabilité » (par. 77). En l’espèce, la divulgation du contenu de l’affidavit révélerait des renseignements hautement sensibles et éminemment personnels faisant intervenir directement l’intérêt de la conjointe au titre de la dignité.
[10] Pour bien apprécier l’intérêt pertinent au titre de la dignité, il suffit de constater que la dignité de la conjointe du témoin est compromise. Il n’est pas nécessaire, pour justifier l’interdiction de publication en l’espèce, de trancher la question de savoir s’il existe un intérêt au titre de la dignité dans le cas du témoin défunt. En effet, il est satisfait au premier volet du test énoncé dans Sherman, en ce que la publicité des débats judiciaires poserait un risque sérieux pour la dignité de la conjointe, qui constitue un intérêt public important.
[11] Nous sommes également d’accord pour conclure que l’interdiction de publication est nécessaire afin d’éviter un risque sérieux pour l’intérêt public important que constitue la protection de la dignité de la conjointe du témoin (voir le jugement sur la motion renvoyée, par. 78); que l’interdiction de publication n’avait pas une portée excessive ou un caractère vague, et qu’elle devrait être permanente (par. 80); et qu’il n’existait aucune solution de rechange raisonnable aux modalités de l’interdiction de publication (par. 83). En particulier, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel en 2023, il serait facile d’identifier le témoin si des portions de l’affidavit étaient divulguées. Dans ces circonstances, la Cour d’appel était autorisée à conclure en 2018 que le fait de publier des détails figurant dans l’affidavit, sans le nom du témoin, risquerait néanmoins d’établir un lien entre les renseignements et ce dernier, et de rendre inutile l’interdiction de publication (voir le jugement sur la motion renvoyée, par. 81). Par conséquent, il est également satisfait au second volet du test.
[12] Enfin, pour ce qui est du troisième volet, nous faisons nôtre la conclusion de la Cour d’appel dans le jugement sur la motion renvoyée selon laquelle les avantages de l’interdiction de publication prononcée en 2018 l’emportent largement sur ses effets néfastes minimes sur le droit à la liberté d’expression et, par extension, sur le principe de la publicité des débats judiciaires. L’avantage de l’interdiction de publication est qu’elle protège la dignité de la conjointe du témoin, comme nous l’avons expliqué plus tôt, alors qu’elle a un effet négatif minime sur le droit à la liberté d’expression et le principe de la publicité des débats judiciaires (par. 92‑93). L’affidavit ne concernait pas la condamnation injustifiée ou la légitimité de l’appel de l’accusé devant la Cour d’appel en 2018. Comme celle‑ci l’a fait observer dans son jugement sur la motion renvoyée, l’affidavit [traduction] « ne permet pas de prouver quoi que ce soit » (par. 91). En l’espèce, l’affidavit n’a pas été admis en preuve dans les procédures pour condamnation injustifiée et, en conséquence, il n’a joué aucun rôle dans la décision concluant qu’il y avait eu condamnation injustifiée.
[13] À la lumière de ce qui précède, aucune erreur révisable n’a été commise lors du prononcé de l’interdiction de publication de 2018 ou de l’ordonnance intimant son maintien en vigueur, et il n’y a pas lieu d’annuler ou de modifier cette interdiction dans les circonstances.
[14] Aucune des parties n’a sollicité d’ordonnance concernant les dépens.
[15] Pour les motifs qui précèdent, nous avons rejeté le pourvoi sans dépens.
Pourvoi rejeté sans dépens.
Procureurs de l’appelante : MLT Aikins, Winnipeg; Société Radio‑Canada, Toronto.
Procureur de l’intimé Sa Majesté le Roi : Ministère de la Justice du Manitoba, Direction du droit constitutionnel, Winnipeg.
Procureurs des intimés B.B., conjointe de feu M.D., et J.D., en sa qualité d’exécuteur de la succession de feu M.D. : Robert Gosman Law Corporation, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Ministère du Procureur général, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Attorney General of British Columbia, Prosecution Service, Victoria.
Procureurs des intervenants Centre for Free Expression, l’Association canadienne des journalistes, Médias d’Info Canada et Guilde canadienne des médias/Syndicat des communications d’Amérique/Canada : Stockwoods, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Ad Idem/Canadian Media Lawyers Association : Linden & Associates, Toronto.
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