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05/04/2024 | CANADA | N°2024CSC11

Canada | Canada, Cour suprême, 5 avril 2024, Eurobank Ergasias S.A. c. Bombardier inc., 2024 CSC 11


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : Eurobank Ergasias S.A. c. Bombardier inc., 2024 CSC 11

 

 
Appel entendu : 14 novembre 2023
Jugement rendu : 5 avril 2024
Dossier : 40350


 
Entre :
 
Eurobank Ergasias S.A. et General Directorate for Defense Armaments and Investments of the Hellenic Ministry of National Defense
Appelantes
 
et
 
Bombardier inc. et Banque Nationale du Canada
Intimées
 
- et -
 
Association des banquiers canadiens
Intervenante
 
Traduction française officieller> 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 


Motifs de jugement :
(par. 1 à 151)

...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : Eurobank Ergasias S.A. c. Bombardier inc., 2024 CSC 11

 

 
Appel entendu : 14 novembre 2023
Jugement rendu : 5 avril 2024
Dossier : 40350

 
Entre :
 
Eurobank Ergasias S.A. et General Directorate for Defense Armaments and Investments of the Hellenic Ministry of National Defense
Appelantes
 
et
 
Bombardier inc. et Banque Nationale du Canada
Intimées
 
- et -
 
Association des banquiers canadiens
Intervenante
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 151)

Le juge Kasirer (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Rowe, Martin, Jamal, O’Bonsawin et Moreau)

 

 

Motifs dissidents :
(par. 152 à 299)

La juge Côté (avec l’accord de la juge Karakatsanis)

 
 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Eurobank Ergasias S.A. et
General Directorate for Defense Armaments and Investments
of the Hellenic Ministry of National Defense                                             Appelantes
c.
Bombardier inc. et
Banque Nationale du Canada                                                                        Intimées
et
Association des banquiers canadiens                                                      Intervenante
Répertorié : Eurobank Ergasias S.A. c. Bombardier inc.
2024 CSC 11
No du greffe : 40350.
2023 : 14 novembre; 2024 : 5 avril.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel du québec
                    Institutions financières — Banques — Lettres de crédit — Obligation de la banque de payer sur demande — Exception de fraude — Portée et applicabilité de l’exception dans le cas d’allégations de fraude commise par un tiers à la lettre de crédit — La conduite frauduleuse d’un tiers à la lettre de crédit peut‑elle être attribuable au bénéficiaire de la lettre comme s’il s’agissait de sa propre fraude, et dès lors obliger la banque émettrice à refuser la demande de paiement par application de l’exception de fraude?
                    En 1998, le ministère de la Défense de la Grèce (« MDG ») a conclu un contrat d’approvisionnement avec une entreprise canadienne visant l’achat d’aéronefs amphibies de lutte contre les incendies. Au même moment, les parties ont conclu un contrat de compensation par lequel l’entreprise canadienne a convenu de sous‑traiter une partie des travaux liés à l’approvisionnement des aéronefs à des entreprises grecques. Le contrat de compensation prévoyait que l’entreprise canadienne serait redevable de dommages‑intérêts liquidés au MDG si elle ne s’acquittait pas de ses obligations en matière de sous‑traitance. Le paiement de ces dommages‑intérêts liquidés était garanti par une lettre de crédit émise par une banque grecque en faveur du MDG (« lettre de garantie grecque »). Une seconde lettre de crédit a été émise par une banque canadienne en faveur de la banque grecque afin de garantir le paiement des sommes que cette dernière serait tenue de payer au MDG au titre de la lettre de garantie grecque dans le cas où le MDG affirmait que l’entreprise canadienne ne s’était pas acquittée de ses obligations au titre du contrat de compensation (« lettre de contre‑garantie canadienne »). Tout différend découlant du contrat de compensation serait tranché par un tribunal arbitral suivant les règles de la Chambre de commerce internationale (« CCI »).
                    Lorsque l’entreprise canadienne a constaté qu’elle ne serait pas en mesure de s’acquitter des obligations en matière de sous‑traitance lui incombant en vertu du contrat de compensation, un tribunal arbitral de la CCI a été constitué et a tenu des audiences. Le MDG s’est formellement engagé à ne pas exiger de paiement au titre de la lettre de garantie grecque tant et aussi longtemps que la procédure d’arbitrage serait en cours. Cependant, alors que la sentence arbitrale finale n’avait pas encore été rendue, le MDG a demandé le paiement à la banque grecque à plusieurs reprises. L’entreprise canadienne a sollicité et obtenu une ordonnance du tribunal arbitral de la CCI empêchant le MDG de demander le paiement en vertu de la lettre de garantie grecque jusqu’au prononcé de la sentence finale. Elle a aussi sollicité et obtenu des injonctions provisoires de la Cour supérieure du Québec afin d’empêcher tout paiement en vertu de la lettre de garantie grecque et de la lettre de contre-garantie canadienne. Malgré cela, le MDG a présenté une ultime demande de paiement sept jours avant le jour où la sentence arbitrale finale devait être rendue, affirmant que la banque grecque s’exposerait à des poursuites civiles et criminelles si elle refusait de payer. La banque grecque a payé le MDG au titre de la lettre de garantie grecque, et la banque grecque a alors demandé le paiement à la banque canadienne au titre de la lettre de contre-garantie canadienne.
                    Le tribunal arbitral de la CCI a conclu dans sa sentence finale que le contrat de compensation était contraire au droit de l’Union européenne, de sorte qu’il était nul et sans effet ab initio et que la banque canadienne ne devait aucuns dommages‑intérêts liquidés au MDG. En réponse à la sentence arbitrale finale, la banque grecque a intenté des recours devant les tribunaux grecs, où elle a cherché à recouvrer les sommes qu’elle avait versées au MDG, sans succès. Les tribunaux grecs ont établi que la conduite du MDG en ce qui concerne la lettre de garantie grecque n’était pas frauduleuse en droit grec. Dans des recours parallèles devant les tribunaux québécois, l’entreprise canadienne a sollicité une injonction permanente interdisant à la banque canadienne de payer la banque grecque au titre de la lettre de contre‑garantie canadienne. Elle a fait valoir que l’exception de fraude opposable à l’obligation quasi absolue qui incombe aux banques émettrices d’honorer les demandes de paiement présentées au titre des lettres de crédit s’applique à la banque grecque en tant que bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie canadienne. Puisque la conduite du MDG était frauduleuse, la demande de paiement de la banque grecque au titre de la lettre de contre‑garantie canadienne était, par extension, également frauduleuse. Le juge de première instance a conclu que la manière dont le MDG avait obtenu le paiement au titre de la lettre de garantie grecque était frauduleuse, et que la conduite de la banque grecque avait elle‑même été frauduleuse puisque son paiement au MDG résultait d’une fraude dont elle avait connaissance. Il a donc interdit à la banque canadienne de payer toute somme à la banque grecque au titre de la lettre de contre‑garantie canadienne. La banque grecque a interjeté appel. La Cour d’appel a rejeté son appel, concluant que le juge de première instance pouvait conclure que la banque canadienne n’était pas tenue de payer la banque grecque à titre de bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie canadienne, étant donné que la banque grecque avait une connaissance suffisante de la fraude avant de procéder au paiement au titre de la lettre de garantie grecque.
                    Arrêt (les juges Karakatsanis et Côté sont dissidentes) : Le pourvoi est rejeté.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau : L’exception de fraude s’applique à la demande de paiement présentée par la banque grecque au titre de la lettre de contre‑garantie canadienne. Étant donné que la banque grecque, en tant que bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie canadienne, était au courant de la fraude commise par le MDG et y a participé, cette fraude peut lui être imputée comme s’il s’agissait de la sienne. L’exigence qu’il y ait une fraude de la part du bénéficiaire est donc remplie. En outre, il ne fait aucun doute que la fraude de la banque grecque a été portée à l’attention de la banque canadienne en tant qu’émettrice de la lettre de contre‑garantie canadienne. C’est donc à juste titre que le juge de première instance a interdit à la banque canadienne de verser à la banque grecque toute somme en vertu de la lettre de contre‑garantie canadienne et les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas commis d’erreur en confirmant cette conclusion.
                    Une lettre de crédit est un instrument considéré comme étant autonome par rapport au contrat sous‑jacent auquel il se rattache, qu’une institution financière émet à la demande de son client. Elle confère à son bénéficiaire le droit d’être payé sur présentation d’une demande à cet effet auprès de la banque émettrice, pour autant que cette demande soit conforme aux exigences établies dans la lettre de crédit. Couramment employée dans des opérations commerciales nationales et internationales, la lettre de crédit est généralement utilisée comme un outil de gestion du risque. Elle sert à garantir que le bénéficiaire obtiendra le paiement qu’il s’attend à recevoir aux termes d’un contrat sous‑jacent. Les demandes de paiement surviennent généralement à la suite d’allégations suivant lesquelles il y aurait eu omission, de la part du client ou du titulaire du compte, d’exécuter certaines obligations conformément à ce qui a été convenu. Le principe qui s’applique est payez maintenant, et argumentez plus tard si nécessaire. C’est l’institution financière émettrice qui assume le risque de ne pas être payée par son client.
                    Le droit qui régit les lettres de crédit repose sur deux principes fondamentaux : l’autonomie et la stricte conformité. L’autonomie signifie que la lettre de crédit constitue une obligation indépendante de la banque émettrice ou confirmatrice. L’obligation de la banque émettrice d’honorer une demande de paiement valide est indépendante de l’exécution du contrat sous‑jacent à l’égard duquel le crédit a été accordé. La banque s’engage à payer le bénéficiaire pourvu que les conditions prescrites soient respectées. Le client de la banque pourrait ultimement avoir une cause d’action contre le bénéficiaire, mais l’institution financière ne s’en préoccupe généralement pas puisque la lettre de crédit fait en sorte que le bénéficiaire est payé entretemps. La stricte conformité signifie que l’obligation de la banque émettrice doit être établie uniquement en fonction de la stricte conformité de la présentation (laquelle comprend la conformité des documents présentés) au regard des conditions de la lettre de crédit. Elle exige non seulement que les documents présentés soient conformes aux conditions de la lettre de crédit, mais qu’ils concordent en apparence entre eux, après un examen raisonnablement attentif. L’examen n’exige pas la perfection. Il est possible, dans les cas qui sont manifestement appropriés, d’ignorer les divergences négligeables.
                    La fraude est la seule exception reconnue en droit canadien opposable à l’obligation qui incombe à l’institution financière émettrice de payer le bénéficiaire sur réception d’une demande à cet effet. Lorsqu’une fraude de la part du bénéficiaire du crédit a été portée suffisamment à la connaissance de la banque avant le paiement de la traite ou démontrée devant un tribunal auquel le client de la banque a demandé de délivrer une injonction interlocutoire, la banque émettrice n’est pas tenue d’honorer la traite. La portée potentielle de l’exception de fraude doit être circonscrite adéquatement. L’exception devrait être suffisamment large pour comprendre la plupart des conduites qui ne devraient pas être facilitées au moyen des lettres de crédit, mais, par ailleurs, si elle est trop large, les lettres de crédit pourraient devenir beaucoup moins fiables. La mise en balance de ces deux considérations requiert un critère exigeant en ce qui concerne la fraude. Dans ce contexte, la « fraude » doit impliquer le recours à certains actes irréguliers, malhonnêtes ou trompeurs. Une caractéristique essentielle de la fraude civile ou commerciale est son effet sur la demande de paiement présentée par le bénéficiaire. Le bénéficiaire qui demande le paiement tout en sachant qu’il n’a pas le droit d’être payé au titre du contrat sous‑jacent peut être considéré comme ayant commis une fraude. La question de savoir s’il y a eu fraude est une question mixte de fait et de droit qui commande la retenue en appel.
                    L’exception de fraude s’applique tout autant lorsqu’une seconde lettre de crédit est émise par une institution financière qui s’engage à payer sur présentation d’une attestation qu’une demande de paiement a été effectuée au titre d’une première lettre de crédit. De fait, la conduite du bénéficiaire d’une contre‑garantie peut le rendre imputable de la fraude commise par un tiers. Dans un tel cas, l’exception de fraude s’applique directement à la demande présentée par le bénéficiaire. Par contre, l’exception de fraude ne s’applique pas à la fraude commise par un tiers à une lettre de crédit lorsque le bénéficiaire de la lettre est innocent de cette fraude. Accepter le contraire élargirait indûment l’exception de fraude au détriment de la fiabilité des lettres de crédit.
                    Un bénéficiaire cesse d’être innocent lorsqu’il a connaissance de la fraude d’un tiers et qu’il y participe. Lorsqu’il y a à la fois connaissance et participation, la fraude du tiers peut être à juste titre imputée au bénéficiaire comme si c’était la sienne. Il ne s’agit pas d’une responsabilité indirecte ou du fait d’autrui; c’est simplement une application de l’exception de fraude au bénéficiaire de la lettre de crédit en question.
                    Dans la présente affaire, la conclusion du juge de première instance selon laquelle le MDG a commis une fraude commande la déférence. Sa décision selon laquelle le MDG a commis certaines irrégularités qui pouvaient constituer une fraude est amplement étayée par la preuve. La preuve appuie la conclusion selon laquelle le MDG s’est livré à une tentative frauduleuse de se soustraire à l’ordonnance provisoire et à la sentence finale du tribunal arbitral de la CCI en réitérant sa demande de paiement environ une semaine avant le prononcé de la sentence arbitrale finale et, après que celle‑ci a été rendue et qu’il est devenu évident que le contrat de compensation ne conférait aucun droit au MDG sur l’argent qu’il avait reçu, en ne rendant pas l’argent. De plus, il n’y a aucune raison de modifier la conclusion du juge de première instance selon laquelle la banque grecque avait clairement une connaissance de la fraude commise par le MDG et qu’elle a participé activement à la fraude du MDG en payant celui‑ci dans des circonstances irrégulières. Les employés de la banque grecque qui ont décidé de payer le MDG savaient qu’il était interdit à celui‑ci de demander le paiement au titre de la lettre de garantie grecque et que le prononcé de la sentence arbitrale finale était imminent. La banque grecque ne faisait pas que soupçonner le MDG d’avoir demandé d’être payé en violation de l’ordonnance provisoire; elle savait clairement que cela se produisait. À tout le moins, cela indique que la banque grecque savait que la demande de paiement avait été faite en violation d’au moins une ordonnance, ce qui, dans les circonstances, représente une connaissance claire de la conduite frauduleuse du MDG. Puisque la banque grecque était au courant de la fraude du MDG et y a participé, elle est devenue coauteure de cette fraude et doit, aux fins de l’exception de fraude, en assumer la responsabilité. C’est la fraude de la banque grecque, à titre de bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie canadienne, qui est susceptible de faire l’objet de poursuites devant les tribunaux québécois.
                    En ce qui concerne les jugements des tribunaux grecs, ils n’ont pas de pertinence déterminante pour apprécier la conduite du MDG et de la banque grecque. À défaut d’une demande de reconnaissance et d’exécution accueillie, les jugements étrangers constituent de simples éléments de preuve, et le poids qui leur est accordé est une question de fait commandant la retenue en appel. La décision de n’accorder que peu ou pas de poids à un jugement étranger inexécutoire peut être justifiée si la décision en question ne tient pas dûment compte de la jurisprudence canadienne pertinente ou si elle soulève d’autres préoccupations relatives à l’ordre public. En l’espèce, les tribunaux étrangers ont conclu qu’une partie peut passer outre à une ordonnance d’un tribunal arbitral auquel elle avait accepté d’être assujettie. Vu les circonstances, le juge de première instance et la Cour d’appel ont expressément décidé de n’accorder aucun poids aux décisions des tribunaux grecs. Aucune erreur révisable n’a été démontrée.
                    Les juges Karakatsanis et Côté (dissidentes) : Le pourvoi devrait être accueilli et l’action intentée par l’entreprise canadienne contre la banque grecque et la banque canadienne devrait être rejetée. Conclure autrement écarterait les décisions des tribunaux grecs au motif qu’elles ne sont pas pertinentes, alors qu’on ne peut en faire fi. La courtoisie internationale est un principe directeur essentiel lorsqu’il s’agit de donner un effet à une décision étrangère ou de l’exécuter. En l’espèce, il n’y a aucune raison d’ordre public qui justifierait de n’accorder aucun poids aux jugements rendus par les tribunaux grecs. Lorsque ceux‑ci sont pris en considération, il faut conclure que la demande de paiement présentée par le MDG en vertu de la lettre de garantie grecque n’était ni frauduleuse ni assimilable à une fraude; et, même si c’était le cas, la banque grecque serait innocente de cette fraude. Il y a une contradiction inhérente entre l’exigence qu’une cour de révision se place dans la position de la banque émettrice au moment du paiement pour déterminer si celle‑ci avait une connaissance suffisante de la fraude, tout en écartant du même coup les décisions des tribunaux compétents qui liaient cette banque. La conclusion du juge de première instance selon laquelle l’exception de fraude s’applique ne peut donc être maintenue.
                    Il convient de désigner la lettre de garantie grecque et la lettre de contre‑garantie canadienne en l’espèce comme des garanties sur demande. Les garanties sur demande, comme les lettres de crédit, sont des contrats établis à la demande d’un donneur d’ordre par lequel le garant, généralement une banque, s’engage irrévocablement à payer le bénéficiaire sur demande, indépendamment de tout litige pouvant opposer le donneur d’ordre et le bénéficiaire. Bien que les conditions relatives au paiement d’une garantie sur demande reflètent le contrat sous‑jacent, le garant s’engage à payer indépendamment de faits ou d’événements extérieurs. En ce sens, la garantie sur demande est indépendante du contrat sous‑jacent; elle est de nature autonome. Lorsque les parties à une transaction commerciale s’entendent pour utiliser des garanties sur demande afin de garantir l’exécution de leurs obligations, elles expriment leur intention d’être liées par une structure de type « payez maintenant, argumentez plus tard ». L’obligation de payer du garant peut être déclenchée seulement selon les conditions précisées par le donneur d’ordre. Une fois les conditions établies, le seul contrôle que la banque peut exercer est celui de la régularité des documents soumis par le bénéficiaire. La règle fondamentale porte que, après un examen raisonnablement attentif, les documents doivent présenter une apparence de conformité avec les conditions de la lettre de crédit. Le rôle de la banque en tant que garant est donc simple. Elle doit payer lorsqu’elle reçoit une demande conforme et ne peut pas s’enquérir des circonstances entourant le contrat sous‑jacent pour savoir si l’obligation visée par la garantie sur demande a été exécutée. La banque ne dispose pas des compétences et de l’expérience spécialisées nécessaires pour arbitrer les questions qui divisent les parties au contrat sous-jacent, et elle ne devrait pas et n’est pas censée s’immiscer dans des controverses entre les parties au contrat sous‑jacent.
                    L’obligation de payer du garant lorsqu’on lui présente une demande conforme souffre d’une exception : la fraude. Le donneur d’ordre dispose de deux avenues pour empêcher le paiement au titre de la garantie sur demande : il peut saisir le tribunal compétent d’une demande d’injonction interlocutoire pour empêcher la banque d’honorer la demande en présentant une solide preuve prima facie de fraude, ou il peut présenter au garant des preuves suffisantes de fraude avant que le paiement soit effectué. Le garant ne doit refuser d’effectuer le paiement que dans les rares cas où il a une connaissance claire ou évidente de la fraude. La « connaissance claire ou évidente » est une norme onéreuse en ce sens qu’il doit s’agir d’une fraude qui crève les yeux. Une fraude « claire ou évidente » au sens juridique n’est pas nécessairement « claire ou évidente » au sens commercial. C’est pourquoi, lorsqu’un tribunal est appelé à contrôler la légalité de la décision d’une banque d’honorer son obligation de paiement au titre d’une garantie sur demande, il doit se placer exactement dans la même situation que celle dans laquelle se trouvait la banque à l’époque, sans recourir à un raisonnement ex post facto. L’exception doit demeurer limitée : la portée potentielle de l’exception de fraude ne doit pas constituer un moyen pour créer une incertitude et un manque de confiance graves dans le fonctionnement des garanties sur demande; en même temps, l’application du principe de l’autonomie ne doit pas servir à encourager ou à faciliter la fraude dans ces opérations.
                    Les tribunaux peuvent examiner les documents présentés ou le contrat sous‑jacent pour détecter une fraude. Toutefois, une allégation de fraude n’est pas une invitation lancée aux tribunaux de laisser des parties commerciales avisées remodeler leur entente en adoptant une structure de type « argumentez maintenant, payez plus tard » lorsque la norme n’est pas satisfaite. La norme à satisfaire pour établir la fraude est onéreuse, et l’exception ne s’applique pas lorsque le donneur d’ordre peut seulement prouver un comportement représentant un agissement moins grave qu’une fraude. Dans ce contexte, la fraude touche certains aspects de l’ordre public — la mauvaise foi à elle seule ne suffit pas — et elle doit être propre au contexte précis des garanties sur demande. Il doit s’agir d’une affaire où la demande de paiement au titre de la garantie est totalement injustifiée ou encore où il est évident qu’il n’y a aucun droit au paiement.
                    La fraude commise par un tiers ne devrait pas empêcher un bénéficiaire innocent de demander le paiement au titre d’une garantie sur demande. Dans le contexte d’une lettre de garantie sécurisée par une contre‑garantie, la fraude commise par le bénéficiaire de la garantie constitue toujours une fraude commise par un tiers pour l’application de la contre‑garantie. Lorsque le garant a une connaissance claire ou évidente de la fraude commise par le bénéficiaire de la lettre de garantie, mais qu’il décide néanmoins de payer, cette fraude peut lui être imputée. C’est le paiement effectué au titre de la garantie qui déclenche l’application de la demande de paiement au titre d’une contre‑garantie. Pour déterminer si la demande de paiement présentée par le bénéficiaire au titre de la contre‑garantie était frauduleuse, le tribunal doit aller au‑delà de la ligne de démarcation claire qui existe entre la garantie et la contre‑garantie. Cette analyse ne doit toutefois pas se transformer en un litige quant au contrat sous‑jacent.
                    En l’espèce, le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur en n’accordant aucun poids aux jugements des tribunaux grecs. Si ces jugements avaient été considérés comme des faits devant guider la conduite du MDG et de la banque grecque pour déterminer si l’exception de fraude s’applique à la lettre de contre‑garantie canadienne, la seule conclusion possible aurait été que la demande du MDG en vertu de la lettre de garantie grecque et la décision de la banque grecque de procéder au paiement étaient valables. Le fait que les jugements grecs n’ont pas été formellement reconnus et qu’ils n’ont donc pas été déclarés exécutoires au Québec n’est pas pertinent, puisque la lettre de garantie grecque était régie par le droit grec et que les parties à cette lettre n’étaient pas domiciliées au Québec. Il n’y aurait eu aucune raison de demander la reconnaissance et l’exécution des jugements grecs parce que rien dans ces décisions n’était susceptible d’être exécuté au Québec.
                    En outre, bien que les jugements grecs ne lient pas les tribunaux québécois, le principe de courtoisie doit guider toute décision concernant le poids devant leur être accordé. Lorsque des jugements étrangers sont admis en preuve sans être formellement reconnus au Québec, ils constituent néanmoins une preuve prima facie des faits qui y sont rapportés, de l’application correcte du droit étranger et de la juridiction du tribunal étranger en la matière aux termes de l’art. 2822 C.c.Q. Les tribunaux québécois ne peuvent simplement ignorer ces décisions; ils doivent leur reconnaître un effet de fait. Une décision étrangère introduite en preuve est une contrainte factuelle pour les tribunaux québécois et doit être traitée en conséquence. Bien que le juge de première instance soit libre de déterminer le poids qu’il convient d’accorder à une décision étrangère à la lumière de l’ensemble de la preuve, il ne peut pas remettre en question les faits rapportés ni l’application correcte du droit étranger par le tribunal étranger. C’est précisément ce que le juge de première instance a omis de faire. De plus, l’exception relative à l’ordre public prévue à l’art. 3081 et au par. 3155(5) C.c.Q. ne peut servir de fondement pour écarter l’effet de fait des jugements grecs. Donner un effet de fait à une décision étrangère est très différent d’appliquer le droit étranger, de reconnaître cette décision ou d’incorporer la solution fournie par cette décision à l’ordre juridique du Québec.
                    Compte tenu de l’ensemble de la preuve, qui comprend les jugements grecs, la conclusion ultime du juge de première instance selon laquelle les exigences relatives à l’exception de fraude étaient remplies ne peut être maintenue. Le juge a omis d’interpréter l’engagement du MDG dans son ensemble de ne pas exiger le paiement en vertu de la lettre de garantie grecque tant et aussi longtemps que la procédure d’arbitrage serait en cours et jusqu’à ce que la sentence finale soit rendue. Le MDG pouvait valablement retirer son engagement, et il n’était plus effectif lorsque le MDG a demandé le paiement. Le fait d’avoir recours à la lettre de garantie grecque dans ces circonstances ne peut donc servir de fondement pour conclure à la fraude. Il était par ailleurs erroné pour le juge de première instance de conclure que la conduite du MDG était frauduleuse sur la base de l’ordonnance provisoire du tribunal arbitral de la CCI ou d’une des injonctions provisoires de la Cour supérieure, lesquelles n’étaient pas exécutoires en Grèce. En ce qui concerne le moment choisi par le MDG pour présenter sa demande de paiement, bien qu’il puisse être tentant d’examiner la conduite du MDG après le fait, cela constituerait un raisonnement inadmissible. À la face même de la lettre de garantie grecque, le MDG pouvait valablement demander le paiement lorsqu’il l’a fait.
                    Enfin, même si la conduite du MDG était frauduleuse ou assimilable à une fraude pour les fins de la lettre de contre‑garantie canadienne, compte tenu de l’ensemble de la preuve, la banque grecque (la bénéficiaire) doit être considérée comme innocente de la fraude alléguée du MDG (le tiers) aux fins de cette lettre. Pour déterminer si la banque grecque avait une connaissance claire ou évidente de la fraude alléguée, la Cour doit se placer exactement dans la même situation que celle dans laquelle se trouvait la banque grecque en se mettant à sa place, et donc se limiter aux faits connus de la banque grecque à la date où le paiement au MDG a été effectué. La banque grecque s’est retrouvée devant un jugement d’un tribunal compétent — qui était le seul tribunal compétent pour l’application de la lettre de garantie grecque — lequel a conclu que le MDG pouvait valablement se prévaloir de la lettre de garantie grecque. Cette décision, en tant que contrainte factuelle, est un élément déterminant dans l’analyse de la connaissance claire ou évidente de la banque grecque. En réalité, une seule décision pouvait être exécutée à l’encontre de la banque grecque à ce moment‑là, et cette décision ne lui ordonnait pas de ne pas payer le MDG. En raison du caractère autonome de la garantie et du fait qu’il n’y avait aucune injonction en vigueur, la banque grecque n’avait d’autre choix que de payer. La conduite de la banque grecque était celle d’un bénéficiaire innocent pour les fins de la lettre de contre‑garantie canadienne. Elle n’a participé à aucune fraude et elle n’avait pas non plus une connaissance claire ou évidente de la fraude alléguée au moment du paiement. Les conditions relatives à l’exception de fraude n’étaient pas remplies et, en conséquence, l’autonomie de la lettre de contre‑garantie canadienne devait l’emporter.
Jurisprudence
Citée par le juge Kasirer
                    Arrêt appliqué : Banque de Nouvelle‑Écosse c. Angelica‑Whitewear Ltd., 1987 CanLII 78 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 59; arrêts mentionnés : Palmer c. La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 759; Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22; Groupe SM (International) Construction inc. c. Banque Nationale du Canada, 2013 QCCA 1118; Alaska Textile Co. c. Chase Manhattan Bank, N.A., 982 F.2d 813 (1992); Sztejn c. J. Henry Schroder Banking Corp., 31 N.Y.S.2d 631 (1941); Bolivinter Oil S.A. c. Chase Manhattan Bank, [1984] 1 Lloyd’s Rep. 251; OMERS Realty Corp. c. 7636156 Canada Inc. (Trustee in Bankruptcy of), 2020 ONCA 681, 153 O.R. (3d) 271; Universal Stainless Steel & Alloys Inc. c. JP Morgan Chase Bank, 2009 ONCA 801, 256 O.A.C. 109; Beam Technology (Mfg) Pte Ltd c. Standard Chartered Bank, [2002] SGCA 53, [2003] 1 S.L.R. 597; Xing Fa (Hong Kong) Imp. & Exp. Ltd. c. Sungsan International Co., [2018] HKCFI 2743; Westpac New Zealand Ltd. c. MAP and Associates Ltd., [2011] NZSC 89, [2011] 3 N.Z.L.R. 751; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; United City Merchants (Investments) Ltd. c. Royal Bank of Canada, [1983] 1 A.C. 168; Kuwait Airways Corp. c. Irak, 2010 CSC 40, [2010] 2 R.C.S. 571; Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573; R.S. c. P.R., 2019 CSC 49, [2019] 3 R.C.S. 643; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416; Canadian Forest Navigation Co. c. Canada, 2017 CAF 39; Digiulian c. Succession de Digiulian, 2022 QCCA 531; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612; Cineplex Odeon Corp. c. 100 Bloor West General Partner Inc., [1993] O.J. No. 112 (Lexis), 1993 CarswellOnt 2358 (WL); Fiberex Technologies Inc. c. Bank of Montreal, 2015 ABQB 496, [2016] 4 W.W.R. 547; Standard Trust Co. (Liquidation) c. Bank of Nova Scotia, 2001 NFCA 27, 201 Nfld. & P.E.I.R. 8; DBS Bank (Hong Kong) Ltd. c. New Harvest International Development Ltd., [2017] HKCFI 30; SNC‑Lavalin Polska SP. ZOO c. BNP Paris Canada, 2017 QCCS 3694; Bombardier Inc. c. Hermes Aero, 2004 CanLII 7014; SNC‑Lavalin Constructeurs international inc. c. Shariket Kahraba Skikda.spa, 2010 QCCS 3236; Banque Nationale du Canada c. CGU Cie d’assurance du Canada, 2004 CanLII 49434; Royal Bank c. Gentra Canada Investments Inc. (2001), 2001 CanLII 6996 (ON CA), 15 B.L.R. (3d) 25, conf. (2000), 2000 CanLII 22796 (ON SC), 1 B.L.R. (3d) 170; Alessandra Yarns, l.l.c. c. Tongxiang Baoding Textile Co., 2015 QCCS 346; Nevsun Resources Ltd. c. Araya, 2020 CSC 5, [2020] 1 R.C.S. 166; Royal Bank c. Darlington, 1995 CarswellOnt 2661 (WL), [1995] O.J. No. 1044 (Lexis); Global Steel Ltd. c. Bank of Montreal, 1999 ABCA 311, 244 A.R. 341; Crédit Lyonnais Canada c. First Mercantile Investment Corp., 1996 CarswellOnt 4711 (WL), [1996] O.J. No. 4309 (Lexis); 6362222 Canada inc. c. Prelco inc., 2021 CSC 39.
Citée par la juge Côté (dissidente)
                    Banque de Nouvelle‑Écosse c. Angelica‑Whitewear Ltd., 1987 CanLII 78 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 59; Palmer c. La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 759; Sztejn c. J. Henry Schroder Banking Corp., 31 N.Y.S.2d 631 (1941); Standard Trust Co. (Liquidation) c. Bank of Nova Scotia, 2001 NFCA 27, 201 Nfld. & P.E.I.R. 8; Northern American Trust Co. c. Hospitality Equity Corp., [1995] A.J. No. 1306 (Lexis), 1995 CarswellAlta 1171 (WL); Johannesen (Re), 2002 ABQB 756, 218 D.L.R. (4th) 148; Cineplex Odeon Corp. c. 100 Bloor West General Partner Inc., [1993] O.J. No. 112 (Lexis), 1993 CarswellOnt 2358 (WL); OMERS Realty Corp. c. 7636156 Canada Inc. (Trustee in Bankruptcy of), 2020 ONCA 681, 153 O.R. (3d) 271; Banco Nacional de Cuba c. Bank of Nova Scotia (1988), 1988 CanLII 4556 (ON SC), 4 O.R. (3d) 100; Bank of Montreal c. Mitchell (1997), 1997 CanLII 12306 (ON SC), 143 D.L.R. (4th) 697, conf. par (1997), 1997 CanLII 14484 (ON CA), 151 D.L.R. (4th) 574; Pacific Atlantic Pipeline Construction Ltd c. Coastal Gaslink Pipeline Ltd, 2024 ABCA 74; Veolia Water Technologies, Inc. c. K+S Potash Canada General Partnership, 2019 SKCA 25, 440 D.L.R. (4th) 129; Ouais Group Engineering & Contracting Ltd. c. Saipem SPA, [2013] EWHC 990; Turkiye Is Bankasi AS c. Bank of China, [1996] 2 Lloyd’s Rep. 611; Bombardier Inc. c. Hermes Aero, 2004 CanLII 7014; Banque Nationale du Canada c. CGU Cie d’assurance du Canada, 2004 CanLII 49434; SNC‑Lavalin Constructeurs international inc. c. Shariket Kahraba Skikda.spa, 2010 QCCS 3236; SNC‑Lavalin Polska SP. ZOO c. BNP Paris Canada, 2017 QCCS 3694; Spar Aerospace Ltée. c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; Canadian Forest Navigation Co. c. Canada, 2017 CAF 39; Digiulian c. Succession de Digiulian, 2022 QCCA 531; Bauron c. Davis (1897), 6 B.R. 547; Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416; R.S. c. P.R., 2019 CSC 49, [2019] 3 R.C.S. 643; Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, 1990 CanLII 29 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 1077; Pacific Atlantic Pipeline Construction Ltd c. Coastal Gaslink Pipeline Ltd, 2023 ABKB 736; Sirius International Insurance Co. (Publ.) c. FAI General Insurance Ltd., [2003] EWCA Civ 470, [2003] 1 W.L.R. 2214, inf. par [2004] UKHL 54, [2004] 1 W.L.R. 3251; Simic c. New South Wales Land and Housing Corporation, [2016] HCA 47, 260 C.L.R. 85; Royal Bank of Canada c. Darlington, [1995] O.J. No. 1044 (Lexis), 1995 CarswellOnt 2661 (WL); Unicredito Italiano S.P.A., Hong Kong Branch c. Alan Chung Wah Tang, [2002] HKCFI 339; Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc., 2003 CSC 17, [2003] 1 R.C.S. 178.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, art. 1371, 1411, 1422, 1427, 2822, Livre dixième, 3081, 3138, titre quatrième, 3155 et suiv.
Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25, art. 940.4.
Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, art. 623.
Traités et autres instruments internationaux
Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, [2012] J.O. C. 326/47, art. 34.
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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Mainville, Hamilton et Baudouin), 2022 QCCA 802, [2022] AZ‑51858542, [2022] Q.J. No. 5189 (Lexis), 2022 CarswellQue 8102 (WL), qui a infirmé en partie une décision du juge Wery, 2018 QCCS 2127, [2018] AZ‑51505317, [2018] Q.J. No. 5489 (Lexis), 2018 CarswellQue 5279 (WL). Pourvoi rejeté, les juges Karakatsanis et Côté sont dissidentes.
                    Karim Renno, Michael Vathilakis, Geneviève Dickey et Justine Covey, pour l’appelante Eurobank Ergasias S.A.
                    Basile Angelopoulos et Ovidiu Rosu, pour l’appelante General Directorate for Defense Armaments and Investments of the Hellenic Ministry of National Defense.
                    Sophie Melchers, Michel G. Sylvestre, Jérémy Boulanger‑Bonnelly et Charles P. Blanchard, pour l’intimée Bombardier inc.
                    Eric Bédard, Marie‑Hélène Beaudoin et Arielle Reeves‑Breton, pour l’intimée la Banque Nationale du Canada.
                    Mathieu Lévesque, pour l’intervenante.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau rendu par
                    Le juge Kasirer —
I.               Aperçu
[1]                              Le présent pourvoi offre à la Cour l’occasion de déterminer quand, en raison de l’exception de fraude reconnue en droit canadien, une banque émettrice doit refuser d’honorer une demande de paiement présentée aux termes d’une lettre de crédit. Le débat en l’espèce concerne des allégations de fraude portées contre un tiers relativement à la lettre de crédit en litige. Dans quelles circonstances la conduite frauduleuse d’un tiers à une lettre de crédit peut‑elle être attribuable au bénéficiaire de cette lettre, comme s’il s’agissait de sa propre fraude, obligeant de ce fait la banque émettrice à refuser une demande de paiement en application de l’exception de fraude?
[2]                              L’un des éléments au cœur du présent litige est une lettre de contre‑garantie régie par le droit québécois. Cette lettre de crédit a été délivrée par la Banque Nationale du Canada à la demande de sa cliente, Bombardier inc., en faveur d’Eurobank Ergasias S.A., une banque grecque. En demandant l’émission de cette lettre de crédit, Bombardier cherchait à faciliter une opération complexe de fourniture d’aéronefs au ministère de la Défense de la Grèce, ou « MDG ». Eurobank a délivré une lettre de garantie distincte en faveur du MDG, également à la demande de Bombardier, laquelle est assujettie au droit grec. L’objectif de ces lettres de crédit interdépendantes était clair : si le MDG en venait à demander à Eurobank d’honorer la lettre de garantie grecque, Eurobank aurait alors le droit d’exiger un remboursement de la Banque Nationale au titre de la lettre de contre‑garantie québécoise.
[3]                              Lorsque le MDG a demandé d’être payé en vertu de la lettre de crédit grecque, Bombardier a sollicité une injonction en Cour supérieure du Québec afin d’empêcher la Banque Nationale d’honorer une éventuelle demande de paiement faite par Eurobank à titre de bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie québécoise. Bombardier a fait valoir que le MDG — un tiers à la lettre québécoise — avait commis une fraude au moyen de cet instrument et que, en raison de la connaissance et de la participation d’Eurobank à cette fraude, la Banque Nationale devrait être empêchée, sur le fondement de l’exception de fraude, d’honorer la demande de paiement d’Eurobank. Si la Banque Nationale honore le crédit, Bombardier sera évidemment redevable de ce montant à sa banque. C’est injuste, selon Bombardier, car le tribunal arbitral auquel les parties ont soumis leur différend a décidé que Bombardier ne devait pas les fonds en cause au MDG.
[4]                              La question précise en appel devant notre Cour est de savoir si la fraude commise par le MDG au moyen de la lettre de crédit grecque peut être imputée à Eurobank à titre de bénéficiaire de la lettre de crédit québécoise, comme s’il s’agissait de sa propre fraude. Le cas échéant, selon Bombardier, l’exception de fraude niant le caractère autonome des lettres de crédit devrait s’appliquer à Eurobank. Cela signifierait que la Banque Nationale doit refuser la demande de paiement présentée par le bénéficiaire de la lettre québécoise au motif qu’elle est frauduleuse. Subsidiairement, Bombardier fait valoir qu’étant donné que le contrat sous‑jacent est frappé de nullité, il en va de même pour les lettres de crédit qui s’y rattachent, malgré le principe d’autonomie qui régit ces lettres.
[5]                             Dans l’arrêt Banque de Nouvelle‑Écosse c. Angelica‑Whitewear Ltd., 1987 CanLII 78 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 59, la Cour a reconnu l’exception de fraude opposable à l’obligation quasi absolue qui incombe aux banques émettrices d’honorer les demandes de paiement présentées au titre des lettres de crédit. Écrivant au nom de la Cour, le juge Le Dain a cherché à établir un juste équilibre entre deux considérations de principe concurrentes qui, selon lui, créaient une « tension » dans le droit : l’importance, pour le commerce international, que les banques respectent le caractère autonome des lettres de crédit et l’importance de proscrire la fraude dans les opérations commerciales (p. 72). D’une part, élargir la portée de l’exception de fraude pourrait miner la fiabilité des lettres de crédit; d’autre part, fermer les yeux sur la fraude pourrait encourager la conduite répréhensible dans les opérations impliquant des lettres de crédit. Le juge Le Dain a conclu que l’exception de fraude doit se limiter aux cas où la fraude manifeste du bénéficiaire est si énorme que la lettre de crédit qui sous‑tend l’opération perd toute légitimité. Le critère permettant l’application de l’exception de fraude est exigeant. Tenant compte de cet équilibre délicat et de ce critère exigeant, il a écrit que l’exception ne devrait pas viser la fraude d’un tiers dont le bénéficiaire est « innocent » (p. 84).
[6]                              Dans la présente affaire, nous sommes appelés à décider si l’exception de fraude peut s’étendre à la fraude commise par un tiers, puis à déterminer dans quelles circonstances la conduite du bénéficiaire — en l’espèce, celle d’Eurobank — ne sera pas considérée comme « innocente ». Plus précisément, la Cour doit décider si Eurobank, en raison de son lien avec les méfaits reprochés à un tiers (le MDG), doit répondre de cette fraude comme s’il s’agissait de la sienne.
[7]                              Le contexte factuel et juridique est complexe en raison du fait que ces lettres de crédit interdépendantes sont régies par des lois différentes. Il est encore plus compliqué en raison du fait que les tribunaux grecs ont établi que la conduite du MDG en ce qui concerne la lettre de garantie n’était pas frauduleuse en droit grec.
[8]                              Cela dit, dans les procédures pertinentes au présent pourvoi, Bombardier a sollicité une injonction devant la Cour supérieure du Québec. Ces procédures nous amènent à nous concentrer uniquement sur le droit québécois et uniquement sur la lettre de contre‑garantie. Et bien que les jugements rendus par les tribunaux grecs aient traité de la responsabilité du MDG au titre de la lettre de garantie grecque, nul n’a demandé aux tribunaux québécois de les reconnaître et de les faire exécuter en application des dispositions pertinentes du Code civil du Québec (« C.c.Q. »).
[9]                              Pour savoir si la Banque Nationale doit refuser de faire le paiement à Eurobank en raison de l’exception de fraude, nous n’avons pas besoin de nous prononcer sur la validité de la lettre de garantie en droit grec ni d’apprécier la conduite du MDG au regard du droit grec. De telles questions sont du ressort des tribunaux grecs et ne permettent pas de trancher l’affaire dont notre Cour est saisie, laquelle porte sur la question de savoir si l’exception de fraude s’applique à la lettre de contre‑garantie, qui est régie par le droit québécois.
[10]                          Dans son argumentation écrite et sa plaidoirie, Eurobank a exhorté la Cour — à tort, à mon humble avis — à effectuer une analyse de l’exception de fraude dans le contexte de la lettre de garantie. Eurobank pensait sans doute que les jugements des tribunaux grecs sauraient nous convaincre qu’il n’y a pas eu de fraude de la part du MDG relativement à la lettre de crédit grecque. Or, ce n’est pas la question en appel devant notre Cour et, étant donné que la reconnaissance et l’exécution de ces décisions étrangères n’ont pas été obtenues devant les tribunaux québécois, ces jugements ne permettent pas de trancher la présente affaire. Nous devons plutôt nous demander d’abord si la conduite du MDG constituait une fraude commise par un tiers à la lettre de contre‑garantie, telle que régie par le droit québécois. Dans l’affirmative, nous devons ensuite décider si l’exception de fraude s’applique à Eurobank à titre de bénéficiaire de la lettre québécoise, en raison de sa propre conduite, conformément à la norme canadienne établie dans l’arrêt Angelica‑Whitewear.
[11]                          À mon sens, lorsqu’il a été établi qu’un tiers a commis une fraude et que le bénéficiaire d’une lettre de crédit régie par le droit québécois a connaissance de cette fraude et y participe, la fraude devient celle du bénéficiaire. Dès lors, l’exception de fraude s’applique et l’émetteur doit être empêché de payer le bénéficiaire.
[12]                          En l’espèce, le juge de première instance est arrivé à la conclusion factuelle que le MDG avait agi frauduleusement. Il a également conclu qu’Eurobank avait connaissance de la fraude du MDG et qu’elle avait néanmoins demandé le paiement au titre de la lettre de contre‑garantie québécoise. En un mot, Eurobank n’était pas « innocente » parce qu’elle était au courant de la fraude commise par un tiers et y avait participé. À l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel, je ne vois aucune erreur susceptible de révision dans ces conclusions ni dans la conclusion ultime du juge de première instance : la fraude du MDG est imputable à Eurobank comme s’il s’agissait de sa propre fraude et Eurobank ne peut, à titre de bénéficiaire de la lettre québécoise, demander d’être payée.
[13]                          Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel et de confirmer la conclusion selon laquelle, en vertu de l’exception de fraude reconnue dans l’arrêt Angelica‑Whitewear, il y a lieu d’interdire à la Banque Nationale d’honorer la demande de paiement d’Eurobank. Dans les circonstances, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de décider si les lettres de crédit sont frappées de nullité.
II.            Contexte
[14]                        Afin de bien se situer dans le cadre du présent pourvoi, il y a lieu de présenter de manière sommaire les quatre principaux acteurs, les deux contrats sous‑jacents et les deux lettres de crédit interdépendantes.
A.           Les acteurs en cause
[15]                        Bombardier inc., intimée dans le présent pourvoi et plaignante dans les procédures initiales, est une entreprise d’aéronautique canadienne. Son siège social est situé à Montréal, au Québec.
[16]                        Eurobank Ergasias S.A. (de pair avec ses prédécesseures, « Eurobank »), appelante en l’espèce et défenderesse devant la Cour supérieure, est une banque grecque. L’une de ses prédécesseures était l’émettrice de la lettre de garantie. Eurobank est la bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie.
[17]                        La Direction générale de l’armement et des investissements militaires du ministère de la Défense de la Grèce (le « MDG ») est désignée appelante dans le présent pourvoi et défenderesse en première instance. Le MDG est chargé de l’approvisionnement militaire pour la République hellénique. Comme il l’indique dans son argumentation écrite, le MDG n’a pas interjeté appel du jugement de première instance ou de l’arrêt de la Cour d’appel parce qu’il ne reconnaît pas la compétence des tribunaux québécois à son égard, mais il affirme qu’il avait [traduction] « le devoir » de soumettre à notre Cour les points qu’il a soulevés devant les juridictions inférieures (m.a., MDG, par. 96).
[18]                        La Banque Nationale du Canada, deuxième intimée dans le présent pourvoi, est une banque canadienne dont le siège social est situé à Montréal. La Banque Nationale est l’émettrice de la lettre de contre‑garantie. Elle a été désignée défenderesse dans la demande introductive d’instance déposée par Bombardier, sa cliente, qui cherchait à empêcher la banque d’effectuer un paiement qui, ultimement, serait fait au détriment de Bombardier. La Banque Nationale adopte un point de vue qui s’aligne sur celui de Bombardier en ce qui concerne la responsabilité des banques émettrices au titre des lettres de crédit. En particulier, la Banque Nationale se rallie à Bombardier pour demander qu’Eurobank ne soit pas payée au titre de la lettre québécoise et que le présent pourvoi soit rejeté.
B.            Les contrats sous‑jacents
[19]                        En 1998, le MDG a conclu un contrat d’approvisionnement avec Bombardier visant l’achat de 10 aéronefs amphibies de lutte contre les incendies pour la somme de 252 151 899 $ US. Le contrat est régi par le droit grec.
[20]                        Au même moment, Bombardier et le MDG ont conclu un « contrat de compensation » par lequel Bombardier a convenu de sous‑traiter une partie des travaux liés à l’approvisionnement des aéronefs à des entreprises grecques. Le contrat de compensation, lui aussi régi par le droit grec, prévoit que, à l’expiration d’un terme de 10 ans, Bombardier serait redevable au MDG de dommages‑intérêts liquidés si elle ne s’était pas acquittée de ses obligations en matière de sous‑traitance. Les parties ont convenu que le paiement de ces dommages‑intérêts liquidés serait garanti par une lettre de crédit émise par une banque grecque en faveur du MDG. Le contrat de compensation prévoit également que tout différend sera tranché par un tribunal arbitral siégeant à Paris et appliquant les règles de la Chambre de commerce internationale (« CCI »).
C.            Les lettres de crédit
[21]                        L’une des prédécesseures d’Eurobank, ANZ Grindlays Bank Limited, elle aussi une banque grecque, a émis la lettre de garantie en faveur du MDG le 5 février 1999 pour une somme de 27 736 709 $ US visant à garantir le paiement des dommages‑intérêts liquidés que Bombardier serait tenue de payer conformément au contrat de compensation. Cette lettre de garantie est régie par le droit grec. Selon le contrat de compensation, le MDG devait réduire le montant de la lettre de garantie au fur et à mesure que Bombardier s’acquittait de ses obligations de sous‑traitance. En juin 2010, la lettre de garantie était réduite à 13 868 354,60 $ US.
[22]                        Le 29 janvier 1999, la Banque Nationale a émis la lettre de contre‑garantie en faveur d’Eurobank afin de garantir le paiement des sommes que cette dernière serait tenue de payer au MDG au titre de la lettre de garantie, dans le cas où le MDG affirmait que Bombardier ne s’était pas acquittée de ses obligations au titre du contrat de compensation. Le MDG n’est pas partie à la lettre de contre‑garantie, qui est régie par le droit québécois. La lettre de contre‑garantie prévoit que la [traduction] « Banque Nationale du Canada [s’]engag[e] irrévocablement [. . .] à [. . .] rembourser [à Eurobank] toutes les sommes réclamées par le bénéficiaire de [sa lettre de] garantie » (d.a., vol. IV, p. 118). De plus, elle énonce que le paiement au titre de la lettre de contre‑garantie par la Banque Nationale émettrice sera fait [traduction] « après réception [du] télex valide/SWIFT authentifié [d’Eurobank] indiquant qu’[elle a] reçu de la part du bénéficiaire de [sa] garantie [(c.‑à‑d. le bénéficiaire de la lettre de garantie, le MDG)] une demande de paiement conforme aux conditions de [sa] garantie [(c.‑à‑d. la lettre de garantie)] » (p. 118).
[23]                        Bien que les deux lettres de crédit soient distinctes — et régies par des lois différentes —, elles sont liées. Les premiers paragraphes de la lettre de contre‑garantie, qui reproduisent mot pour mot l’intégralité de la lettre de garantie, l’indiquent clairement.
D.           Le litige initial
[24]                        Après un certain temps, Bombardier a constaté qu’elle ne serait pas en mesure de s’acquitter des obligations en matière de sous‑traitance lui incombant en vertu du contrat de compensation en raison de ce qu’elle considérait être un nombre insuffisant d’entreprises grecques disponibles et qualifiées. Elle a soutenu qu’elle ne devait pas être tenue de payer les dommages‑intérêts liquidés. Le MDG n’était pas de cet avis. Pour résoudre ce différend, un tribunal arbitral de la CCI a été constitué comme le prévoit le contrat de compensation. Les procédures d’arbitrage se sont étalées sur plusieurs années, des audiences ayant été tenues en 2012 et en 2013. En 2012, Bombardier a obtenu la permission d’ajouter un second élément à sa demande, soit que le contrat de compensation était nul parce que contraire au droit de l’Union européenne relatif à la libre circulation des biens.
[25]                        En avril 2012, le MDG s’est formellement engagé auprès de Bombardier et du tribunal arbitral de la CCI à ne pas exiger de paiement au titre de la lettre de garantie [traduction] « tant et aussi longtemps que la procédure [d’arbitrage] est en cours » (d.a., vol. IV, p. 199).
[26]                        En juillet 2013, Bombardier et le MDG ont été avisés que le tribunal arbitral de la CCI rendrait sa sentence arbitrale finale au plus tard le 31 décembre de la même année.
[27]                        Le 5 août 2013, malgré l’engagement qu’il avait pris, le MDG a demandé à Eurobank de lui payer la somme de 13 868 354,60 $ US au titre de la lettre de garantie, alors que la sentence arbitrale finale n’avait pas encore été rendue. Le MDG a présenté d’autres demandes de paiement par la suite, la dernière ayant été faite le 23 décembre 2013.
E.            Demandes de mesures provisoires
[28]                        Apprenant que le MDG avait demandé d’être payé en vertu de la lettre de garantie, Bombardier a présenté une demande urgente de mesures provisoires auprès du tribunal arbitral de la CCI. Elle a sollicité une ordonnance déclarant que la demande de paiement du MDG était invalide et exigeant que ce dernier respecte son engagement. Le 13 août 2013, le tribunal arbitral de la CCI a rendu l’ordonnance procédurale no 11, dans laquelle il [traduction] « ordonn[ait] [au MDG] de s’abstenir de demander d’être payé en vertu de la lettre de garantie émise conformément au contrat de compensation 27/98 et ce, jusqu’au prononcé de la sentence arbitrale finale en l’espèce » (d.a., vol. V, p. 39). Bombardier a demandé des garanties que le MDG se conformerait à cette ordonnance, mais de telles garanties ne lui ont pas été données.
[29]                        Ne sachant pas si le MDG se conformerait à l’ordonnance procédurale no 11, Bombardier a déposé une requête à la Cour supérieure du Québec afin d’obtenir une injonction provisoire, interlocutoire et permanente ainsi qu’une ordonnance de sauvegarde. Elle a sollicité des ordonnances afin d’empêcher tout paiement au titre de la lettre de garantie et de la lettre de contre‑garantie. En août 2013, le juge Prévost a prononcé une injonction provisoire d’une durée de 10 jours, qui interdisait à Eurobank et à la Banque Nationale d’honorer les lettres de crédit. Par la suite, le juge Davis a prononcé une nouvelle injonction provisoire d’une durée de 10 jours, qui interdisait également les paiements.
[30]                        En août 2013, Eurobank a intenté un recours parallèle en Grèce en vue d’obtenir une ordonnance interdisant le paiement au titre de la lettre de garantie jusqu’à la fin de la procédure d’arbitrage. La juge Chrysoula Pana de la Cour de première instance à juge unique d’Athènes a prononcé une injonction provisoire qui autorisait Eurobank à ne pas effectuer de paiement au titre de la lettre de garantie. Le 16 décembre 2013, le juge Panayiotis Kostis de cette même cour a rejeté sur le fond la demande d’injonction présentée par Eurobank.
F.            La dernière demande de paiement du MDG
[31]                        Le 5 décembre 2013, le tribunal arbitral de la CCI a informé les parties que sa sentence arbitrale finale avait été soumise à la Cour de la CCI pour approbation, sentence qui a été confirmée par la Cour de la CCI le 19 décembre 2013. Le 23 décembre 2013, le tribunal arbitral de la CCI a informé les parties que la sentence arbitrale finale serait rendue le 31 décembre 2013.
[32]                        Le 23 décembre 2013, le MDG a signifié à Eurobank un [traduction] « protêt‑invitation extrajudiciaire » enjoignant à Eurobank, en tant qu’émettrice de la lettre de garantie, de payer le MDG à titre de bénéficiaire de cette lettre de crédit. Le protêt-invitation extrajudiciaire indiquait qu’Eurobank avait l’obligation de payer le MDG conformément à sa demande, sans égard aux ordonnances prononcées par les tribunaux québécois. Aucune référence n’était faite au sujet du prononcé imminent de la sentence arbitrale finale ou à l’engagement du MDG à ne pas demander de paiement au titre de l’ordonnance procédurale no 11. Le protêt‑invitation extrajudiciaire indiquait aussi que, [traduction] « [e]n cas de non‑paiement de la lettre de garantie d’ici demain, le mardi 24 décembre 2013, la République hellénique prendra non seulement des moyens légaux civils, mais également pénaux à l’encontre des dirigeants et employés responsables compétents [d’Eurobank] pour appropriation frauduleuse de la somme que représente la lettre de garantie ainsi que pour toute autre infraction » (d.a., vol. VI, p. 151 (soulignement et italique omis)).
[33]                        Sur la foi de témoignages d’experts, le juge de première instance a décrit en détail les mesures auxquelles il est fait allusion dans le protêt-invitation extrajudiciaire. Il a conclu qu’Eurobank croyait que si elle ne se conformait pas au protêt-invitation extrajudiciaire, ses employés et elle s’exposaient à un gel partiel de leurs avoirs de même qu’à des sanctions pénales, pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement, dans le cas des représentants de la banque.
[34]                        Le jour suivant la signification du protêt‑invitation extrajudiciaire, Eurobank a payé le MDG au titre de la lettre de garantie grecque.
[35]                        Le 27 décembre 2013, faisant suite à des communications antérieures, Eurobank a demandé le paiement à la Banque Nationale au titre de la lettre de contre‑garantie québécoise. L’avis à la Banque Nationale rappelait que le MDG avait demandé le paiement de 13 868 354,40 $ US au titre de la lettre de garantie et indiquait que, [traduction] « [p]ar conséquent, [la Banque Nationale est] en défaut de paiement aux termes de la contre‑garantie susmentionnée » pour la même somme, à laquelle s’ajoutent frais et intérêts (d.a., vol. VI, p. 148).
G.           La sentence arbitrale finale de la CCI et les procédures ultérieures
[36]                        Dans sa sentence arbitrale finale, le tribunal arbitral de la CCI a conclu que le contrat de compensation était contraire au droit de l’Union européenne. Il était donc nul et sans effet ab initio, et de ce fait, aucuns dommages‑intérêts liquidés n’étaient dus. Cette sentence a été confirmée par la Cour d’appel de Paris.
[37]                        Dans les semaines qui ont suivi, le juge Schrager, qui siégeait alors à la Cour supérieure du Québec, a prononcé une ordonnance de sauvegarde à la demande de Bombardier. Le juge Schrager a conclu que la conduite du MDG était [traduction] « manifestement abusive et frauduleuse » et que la prédécesseure d’Eurobank avait agi « en toute connaissance des faits » (2014 QCCS 181, par. 43 et 46 (CanLII)). Il s’agissait selon lui [traduction] « d’une fraude ou à tout le moins de la participation [. . .] à une fraude », de la part de la banque grecque, qui « viciait suffisamment » les demandes de paiement au titre de la lettre québécoise (par. 46‑47). S’appuyant sur l’arrêt Angelica‑Whitewear, le juge Schrager a interdit à la Banque Nationale de payer Eurobank au titre de la lettre de contre‑garantie. L’ordonnance de sauvegarde a par la suite été prorogée jusqu’au prononcé du jugement sur le fond.
[38]                        L’action sur le fond de Bombardier visant l’obtention d’une injonction à l’égard de la demande de paiement présentée par Eurobank au titre de la lettre de contre‑garantie s’est rendue à l’étape du procès devant la Cour supérieure. Cette instance est à l’origine du présent pourvoi.
[39]                        Dans sa requête introductive d’instance modifiée, Bombardier sollicitait l’homologation de la sentence rendue par le tribunal arbitral de la CCI ainsi qu’une injonction permanente interdisant à la Banque Nationale de payer Eurobank au titre de la lettre de contre‑garantie. Les arguments de Bombardier reposaient sur deux fondements, lesquels demeurent en litige devant notre Cour.
[40]                        Premièrement, le lien entre Eurobank et la conduite frauduleuse du MDG en tant que bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie rend la fraude imputable à Eurobank comme s’il s’agissait de la sienne, de sorte que la Banque Nationale ne devrait pas honorer la demande de paiement d’Eurobank. Bombardier soutient que l’exception de fraude s’applique à Eurobank en tant que bénéficiaire de la lettre québécoise. À son avis, puisque la conduite du MDG était frauduleuse, la demande de paiement d’Eurobank au titre de la lettre de contre‑garantie est, par extension, également frauduleuse. Plus particulièrement, Eurobank était au courant de la fraude du MDG relativement à la lettre de garantie et a tout de même exigé d’être payée en vertu de la lettre de contre‑garantie. Pour Bombardier, à laquelle se joint la Banque Nationale, cela signifie que la fraude devrait être imputée, par extension, à Eurobank, de sorte que cette dernière ne peut exiger que la Banque Nationale honore son engagement à payer au titre de la lettre de contre‑garantie.
[41]                        Deuxièmement, et de façon subsidiaire, Bombardier soutient que les lettres de crédit sont nulles. Étant donné que le contrat de compensation est nul parce qu’il viole le droit de l’Union européenne, il en va de même pour les lettres de crédit qui s’y rattachent, y compris la lettre de contre‑garantie.
[42]                          Dans le cadre des recours intentés devant les tribunaux grecs en parallèle à ceux intentés devant les tribunaux québécois, Eurobank a cherché à recouvrer les sommes qu’elle avait versées au MDG. Le 29 novembre 2019, la cour grecque de première instance a ordonné au MDG de rembourser à Eurobank le montant qu’elle avait versé au titre de la lettre de garantie, plus les intérêts. La Cour d’appel d’Athènes a accueilli l’appel de cette ordonnance après le prononcé du jugement de première instance de la Cour supérieure du Québec. Eurobank a demandé que le jugement de la Cour d’appel d’Athènes soit admis en tant que nouvel élément de preuve devant la Cour d’appel du Québec. Cette requête a été accueillie. Au moment de l’audience devant notre Cour, un autre appel était pendant devant la Cour suprême de la Grèce.
[43]                        À la suite de l’audience, la Cour suprême de la Grèce a rendu son jugement, qui confirmait en substance la décision de la Cour d’appel d’Athènes. Pendant que le présent pourvoi était en délibéré, Eurobank a demandé et obtenu l’autorisation de présenter le jugement de la Cour suprême de la Grèce en tant que nouvel élément de preuve dans le cadre du présent pourvoi. Bombardier et la Banque Nationale ont contesté la requête, soutenant en particulier que le jugement de la Cour suprême de la Grèce n’avait qu’une « faible pertinence » pour les questions en appel et que, par conséquent, le critère permettant la présentation de nouveaux éléments de preuve en appel n’avait pas été rempli. Je ne suis pas de cet avis. Il suffit que les éléments de preuve additionnels proposés portent sur une question « potentiellement » décisive — en l’espèce, la nature de la conduite du MDG — pour que le critère énoncé dans l’arrêt Palmer c. La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 759 (voir aussi Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22, par. 29) soit respecté. La requête ayant été accueillie, je compte examiner la valeur probante de ces nouveaux éléments de preuve en appel.
III.         Historique judiciaire
A.           Cour supérieure du Québec, 2018 QCCS 2127 (le juge Wery)
[44]                        Le juge de première instance a conclu que les tribunaux québécois avaient compétence pour trancher le différend relatif à la lettre de contre‑garantie ainsi que pour homologuer, à titre accessoire à cette lettre, la sentence arbitrale finale. Il a homologué la sentence arbitrale et ordonné au MDG de s’y conformer.
[45]                        Quant à la question de savoir s’il fallait interdire à la Banque Nationale, en tant qu’émettrice de la lettre de contre‑garantie, de payer Eurobank, le juge de première instance a examiné l’argument de Bombardier selon lequel l’exception de fraude s’appliquait. Pour répondre à cette question, il s’est demandé si Eurobank, en tant que banque émettrice de la lettre de garantie, avait effectué le paiement au MDG en raison de la fraude commise par celui‑ci.
[46]                        Le juge de première instance a conclu que la manière dont le MDG avait obtenu paiement au titre de la lettre de garantie était frauduleuse. Il a rejeté l’argument d’Eurobank selon lequel elle avait été forcée d’effectuer le paiement en raison de menaces du MDG. La conduite d’Eurobank avait été elle-même frauduleuse puisque son paiement au MDG résultait d’une fraude dont elle avait connaissance. Ultimement, selon lui, [traduction] « Eurobank n’a peut‑être pas conçu le complot frauduleux et n’a peut‑être pas fourni les armes, mais elle a certainement aidé à appuyer sur la détente » (par. 205 (CanLII)). Le juge de première instance a affirmé que la conduite d’Eurobank était [traduction] « assimilable à de la “fraude” », faisant remarquer qu’« [a]près avoir donné suite à la fraude du MDG, Eurobank ne peut se disculper ni demander paiement auprès de [la Banque Nationale]. Fraus omnia corrumpit » (par. 214).
[47]                        Enfin, le juge de première instance a conclu qu’il [traduction] « est difficile d’accepter, en droit, que l’invalidité ab initio du contrat de compensation [. . .] n’emporte pas l’invalidité des instruments qui ont été émis afin de garantir les obligations découlant dudit contrat » (par. 237). Étant donné que la lettre de garantie a été déclarée nulle par le tribunal arbitral de la CCI, il [traduction] « doit en être de même » pour la contre‑garantie et il « doit être ordonné à la [Banque Nationale] de ne pas payer Eurobank » (par. 240).
[48]                        Au bout du compte, le juge de première instance a déclaré la lettre de contre‑garantie nulle, et a interdit à la Banque Nationale de payer toute somme au bénéficiaire de la contre‑garantie. Il a homologué la sentence arbitrale finale du tribunal arbitral de la CCI et a déclaré que le paiement effectué au MDG en vertu de la lettre de garantie n’était pas exigible et ne pouvait justifier le paiement au titre de la contre‑garantie ni produire de conséquences juridiques à l’encontre de Bombardier. Finalement, il a ordonné au MDG de se conformer à la sentence arbitrale finale.
B.            Cour d’appel du Québec, 2022 QCCA 802 (les juges Mainville, Hamilton et Baudouin)
(1)         Le juge Mainville, avec l’accord de la juge Baudouin
[49]                        Dans un arrêt majoritaire, la Cour d’appel a accueilli l’appel dans le seul but de biffer le paragraphe du jugement de la Cour supérieure ordonnant au MDG de se conformer à la sentence arbitrale finale du tribunal arbitral de la CCI. Écrivant au nom des juges majoritaires, le juge Mainville a confirmé la décision de première instance à tous les autres égards. En particulier, la cour a interdit à la Banque Nationale de payer Eurobank au titre de la lettre de contre‑garantie, qu’elle a déclarée nulle.
[50]                        Tout d’abord, les juges majoritaires ont convenu avec le juge de première instance que les tribunaux québécois ont compétence à l’égard de la lettre de contre‑garantie. Toutefois, le juge de première instance n’aurait pas dû ordonner au MDG de se conformer à la sentence arbitrale finale, puisque ce dernier n’est pas domicilié au Québec. Les tribunaux québécois peuvent homologuer la sentence arbitrale de manière à ce qu’elle soit juridiquement contraignante au Québec, mais ils ne peuvent ordonner qu’elle ait un effet extraterritorial contraignant en Grèce.
[51]                        Ensuite, les juges majoritaires n’ont relevé aucun motif permettant de modifier la conclusion du juge de première instance selon laquelle la Banque Nationale devrait être interdite de payer Eurobank à titre de bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie.
[52]                        Devant la Cour d’appel, Eurobank n’a pas directement contesté la conclusion qu’il y avait eu fraude de la part du MDG. La contestation en ce sens provenait du MDG lui‑même. Toutefois, comme ce dernier ne reconnaissait pas la compétence des tribunaux québécois, il n’avait pas interjeté appel du jugement de première instance. La Cour d’appel n’avait donc pas été régulièrement saisie de sa contestation, laquelle a été rejetée pour cette seule raison. Quoi qu’il en soit, aucune erreur révisable n’a été démontrée dans la conclusion du juge de première instance selon laquelle le MDG avait agi [traduction] « de mauvaise foi et de façon frauduleuse dans le but de contourner l’ordonnance provisoire et la sentence arbitrale finale du tribunal arbitral de la CCI par tous les moyens » (par. 60 (CanLII)).
[53]                          Par ailleurs, le fait qu’un tribunal grec ait conclu que la conduite du MDG était conforme au droit grec ne mine pas la conclusion du juge de première instance selon laquelle le MDG a agi frauduleusement. Les jugements étrangers n’ont pas été officiellement reconnus et n’ont donc pas pour effet de [traduction] « lie[r] les tribunaux québécois » (par. 64). Le juge Mainville de la Cour d’appel a reconnu que le jugement de la Cour d’appel d’Athènes pouvait [traduction] « faire partie du dossier en l’espèce » (par. 62). Toutefois, citant le principe énoncé au par. 3155(5) C.c.Q., il a souligné que les tribunaux québécois peuvent ne pas tenir compte d’un jugement étranger lorsque son résultat est manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales. La conclusion du jugement de la Cour d’appel d’Athènes était, à son avis, manifestement incompatible avec l’ordre public. Selon le juge Mainville, [traduction] « [i]l serait en fait curieux que la Cour exécute une décision étrangère qui est totalement contraire aux jugements contraignants de la Cour supérieure et qui en fait fi et les écarte » (par. 68). En outre, l’arrêt rendu par la Cour d’appel d’Athènes « appuie essentiellement la thèse selon laquelle l’État grec peut faire fi en toute impunité de l’ordonnance provisoire et de la sentence finale du tribunal arbitral de la CCI » (par. 69).
[54]                        Après avoir examiné la preuve présentée par les représentants d’Eurobank au procès, le juge Mainville a conclu que le juge de première instance pouvait conclure que la Banque Nationale n’était pas tenue de payer Eurobank à titre de bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie. [traduction] « Il ne fait aucun doute en l’espèce », selon lui, « qu’Eurobank avait une connaissance suffisante de la fraude avant de procéder au paiement » (par. 71). Bien qu’Eurobank ait payé le MDG à la suite des menaces qui lui ont été faites, le juge de première instance avait conclu à juste titre que cela ne la dégageait pas de toute responsabilité. La décision d’Eurobank de payer était contraire aux ordonnances rendues par les tribunaux québécois et par le tribunal arbitral de la CCI. Des considérations judiciaires et d’intérêt public exigent que ces ordonnances soient confirmées. Ordonner à la Banque Nationale de payer au titre de la lettre de contre‑garantie reviendrait à [traduction] « tolérer que des parties évitent un processus d’arbitrage contraignant au moyen de la fraude et de menaces » et ferait perdre tout leur sens à l’ordonnance provisoire et aux sentences finales du tribunal arbitral de la CCI (par. 76).
(2)         Le juge Hamilton, dissident
[55]                        Le juge dissident aurait accueilli l’appel, annulé partiellement le jugement de première instance et rejeté l’action.
[56]                        Le juge Hamilton a rejeté les arguments d’Eurobank fondés sur l’absence de compétence des tribunaux québécois à l’égard de la lettre de contre‑garantie et a choisi de ne pas formuler de commentaires sur leur pouvoir d’ordonner au MDG de se conformer à l’ordonnance du tribunal arbitral de la CCI.
[57]                        Au sujet de la demande de paiement présentée par le MDG au titre de la lettre de garantie, il a écrit que la conduite du MDG était, [traduction] « en un mot, déplorable » (par. 164).
[58]                        Le juge dissident a procédé à l’examen de chacun des six points dont le juge de première instance a tenu compte pour conclure que la conduite du MDG constituait une fraude. À son avis, le juge de première instance a commis des erreurs dans chaque conclusion sauf une. Plus particulièrement, le juge dissident a affirmé que le MDG avait le droit de retirer son engagement de ne pas demander de paiement au titre de la lettre de garantie étant donné que cet engagement n’avait pas de [traduction] « durée précise » (par. 177). Il a conclu que les ordonnances provisoires du tribunal arbitral, y compris l’ordonnance procédurale no 11, ne liaient pas le MDG parce qu’aucun tribunal ne les avait déclaré exécutoires. Ces ordonnances étaient contractuellement contraignantes pour le MDG, mais [traduction] « [l]a violation de l’ordonnance par le MDG constitue [. . .] une violation de contrat, [. . .] pas une violation de la loi » (par. 184). Quant à la qualification de la conduite du MDG d’« intimidation juridique » à l’endroit d’Eurobank, le juge dissident a écrit qu’il n’y a [traduction] « rien de frauduleux » dans le fait de menacer d’imposer des sanctions conformes au droit grec en cas de défaut de paiement (par. 192).
[59]                        De l’avis du juge dissident, cependant, le fait que le MDG, après avoir reçu la sentence arbitrale finale, ait continué de refuser de rembourser la somme qu’il avait obtenue au titre de la lettre de garantie était [traduction] « révélateur d’une fraude » (par. 200). Il a ensuite écrit : [traduction] « . . . les demandes de paiement urgentes effectuées dans les jours précédant la sentence arbitrale finale, par laquelle le MDG s’attendait à être débouté, et l’intention de ce dernier de conserver l’argent quelle que soit la sentence arbitrale finale, suffisent pour conclure que la demande de paiement du MDG présentée le 18 décembre 2013 était frauduleuse » (par. 201).
[60]                        Le juge dissident a néanmoins décidé de ne pas tenir Eurobank responsable de la fraude. Même si Eurobank savait que la demande du MDG avait été faite juste avant le prononcé de la sentence arbitrale finale, elle ne savait pas que le MDG s’attendait à être débouté ou qu’il avait l’intention de conserver les fonds même s’il était débouté. Bien qu’Eurobank ait pu soupçonner l’existence d’une fraude, [traduction] « de tels soupçons [. . .] ne devraient pas être assimilés à la connaissance de l’existence d’une fraude » (par. 218).
[61]                        En définitive, il n’était pas, sur la base de simples soupçons, [traduction] « clair et évident » pour Eurobank que la demande de paiement du MDG était frauduleuse (par. 223). Eurobank n’a donc pas payé en ayant connaissance de la fraude, ce qui fait qu’elle a droit d’être payée par la Banque Nationale en vertu de la lettre de contre‑garantie.
IV.         Questions en litige et moyens d’appel
[62]                        La question dont notre Cour est saisie consiste à savoir si la Banque Nationale est tenue de refuser la demande de paiement présentée par Eurobank aux termes de la lettre de contre‑garantie québécoise. La Cour doit déterminer si les juridictions inférieures ont commis une erreur en décidant que l’exception de fraude s’applique à Eurobank, à la lumière de la conduite répréhensible du MDG, de sorte que la Banque Nationale doit être interdite d’honorer la demande de paiement. Subsidiairement, une deuxième question est soulevée : Les juridictions inférieures ont‑elles commis une erreur en décidant que le paiement n’est pas exigible parce que la lettre de contre‑garantie est nulle au motif que le contrat sous-jacent de compensation a été déclaré nul par le tribunal arbitral de la CCI?
[63]                        Devant notre Cour, Eurobank soutient que la conduite du MDG ne constitue pas de la fraude parce que les tribunaux grecs ont confirmé son droit de demander d’être payé en vertu de la lettre de garantie. Malgré les ordonnances du tribunal arbitral de la CCI, la demande de paiement du MDG n’était pas révélatrice d’une fraude, car les ordonnances provisoires ne peuvent pas être homologuées. La conduite du MDG constituait peut-être une violation de contrat, mais pas un acte illégal (m.a., par. 74‑75).
[64]                        Même si on conclut que le MDG a agi frauduleusement, Eurobank affirme qu’elle ne pouvait pas le savoir étant donné que [traduction] « la juridiction compétente — la Cour grecque — avait confirmé le contraire » (m.a., par. 88). Enfin, sa décision d’honorer les demandes du MDG avait été prise sous la menace et, par conséquent, ne pouvait pas être considérée comme frauduleuse.
[65]                        À la vue des moyens des parties, il semble que celles-ci aient, par moments, perdu de vue les questions dont la Cour a été dûment saisie. Une grande partie du débat en l’espèce s’articulait autour de la question de savoir si la conduite du MDG relativement à la lettre de garantie constituait de la fraude en droit québécois. Or, la lettre de garantie n’est pas assujettie au droit québécois. Et bien que les deux lettres soient interdépendantes, le MDG est en théorie un étranger — un tiers — à la lettre de contre‑garantie, qui se trouve à être la lettre de crédit en litige devant notre Cour.
[66]                        La véritable question consiste à savoir si, en droit québécois, la conduite du MDG relative à la lettre de contre‑garantie québécoise équivaut à ce que le juge Le Dain a appelé la « fraude d’un tiers » dans l’arrêt Angelica‑Whitewear. Dans l’affirmative, la question qui se pose ensuite est de savoir si cette fraude d’un tiers peut être imputée à Eurobank, en tant que partie à cette lettre de crédit et bénéficiaire de celle‑ci, de sorte que l’exception de fraude s’applique. Si c’est le cas, il faut interdire à l’émetteur, la Banque Nationale, d’effectuer le paiement.
V.           Analyse
A.           Le droit relatif aux lettres de crédit au Canada
[67]                        Une lettre de crédit est un instrument considéré comme étant autonome par rapport au contrat sous‑jacent auquel il se rattache, qu’une institution financière émet à la demande de son client. Elle confère à son bénéficiaire le droit d’être payé sur présentation d’une demande à cet effet auprès de la banque émettrice, pour autant que cette demande soit conforme aux exigences établies dans la lettre de crédit. En règle générale, le client conclut avec l’institution financière un contrat visant l’émission d’une lettre de crédit afin de donner au bénéficiaire l’assurance que le contrat sous-jacent sera exécuté conformément à ce qui a été promis. Sur présentation d’une demande valide, l’institution financière a l’obligation quasi absolue de payer. Il n’y a qu’une seule exception reconnue en droit canadien : lorsqu’une fraude de la part du bénéficiaire est portée à l’attention de l’institution financière avant le paiement, comme il est expliqué dans l’arrêt Angelica‑Whitewear.
[68]                        Certaines lettres de crédit sont utilisées pour faciliter le paiement associé à une transaction, agissant alors [traduction] « comme moyen de transférer des fonds d’une juridiction à une autre » (K. McGuinness, The Law of Guarantee (3e éd. 2013), §16.20; voir aussi Crawford and Falconbridge, Banking and Bills of Exchange (8e éd. 1986), par B. Crawford, p. 838; N. L’Heureux et M. Lacoursière, Droit bancaire (5e éd. 2017), p. 399‑400). Ces lettres de crédit, souvent appelées « lettres de crédit documentaires », sont habituellement le principal mode de paiement dans la transaction. Cependant, on voit de plus en plus une autre sorte de lettre de crédit, qui [traduction] « a [fait son apparition] il y a à peine quelques décennies » et qu’on appelle « lettre de crédit standby », être employée comme « moyen pour garantir l’exécution d’une obligation » plutôt que comme principal mode de paiement (McGuinness, §16.43). Les auteurs L’Heureux et Lacoursière expliquent que « [l]a lettre de crédit stand-by est une lettre de crédit dont la fonction habituelle est de servir de garantie. Son but est donc différent de la lettre de crédit documentaire traditionnelle qui constitue un instrument de paiement » (p. 434).
[69]                        Je note que les parties et les juridictions inférieures ont surtout parlé de la lettre de garantie et de la lettre de contre‑garantie simplement comme des « lettres de crédit », bien qu’ils aient utilisé à l’occasion d’autres termes, comme « guarantee » et « counter‑standby » (« garantie » et « lettre de contre‑garantie standby » (voir, p. ex., d.a., vol. VI, p. 83)). Lorsqu’une lettre de crédit est utilisée comme moyen de garantir l’exécution d’une obligation contractuelle, elle peut être appelée « lettre de crédit standby » (voir G. B. Graham et B. Geva, « Standby Credits in Canada » (1984), 9 Rev. can. dr. comm. 180, p. 183). Le terme « garantie sur demande » est utilisé à des fins semblables, particulièrement à l’extérieur de l’Amérique du Nord (voir McGuinness, §3.87‑3.88 et 16.51‑16.52; voir aussi R. Goode, « Abstract Payment Undertakings in International Transactions » (1996), 22 Brook. J. Int’l L. 1, p. 15). La différence entre les garanties sur demande et les lettres de crédit standby a été qualifiée de [traduction] « largement illusoire ou, peut‑être, d’une nature sémantique » (E. P. Ellinger, « Standby Letters of Credit » (1978), 6 I.B.L. 604, p. 622). Comme l’a observé le professeur Roy Goode, [traduction] « d’un point de vue juridique, il est impossible de différencier les garanties sur demande des lettres de crédit standby, et ces dernières relèvent clairement de la définition de garantie sur demande prévue à l’art. 2 [des Règles uniformes relatives aux garanties sur demande] » (p. 16). Dans ce contexte, il n’est pas inhabituel que les lettres de crédit standby soient assujetties aux Règles uniformes relatives aux garanties sur demande, comme c’est le cas en l’espèce (d.a., vol. IV, p. 118). La question de savoir laquelle des expressions « garanties sur demande », « lettres de crédit » ou « lettres de crédit standby » décrit le mieux la lettre de garantie et la lettre de contre-garantie n’a aucune incidence sur l’issue du présent pourvoi.
[70]                        Couramment employée dans des opérations commerciales nationales et internationales, la lettre de crédit est généralement utilisée comme un outil de gestion du risque. En particulier, la lettre de crédit standby sert à garantir que le bénéficiaire obtiendra le paiement qu’il s’attend à recevoir aux termes d’un contrat sous‑jacent. La lettre de crédit ne remplace pas l’obligation du client de payer le bénéficiaire conformément au contrat sous-jacent; elle se superpose plutôt à la transaction (L’Heureux et Lacoursière, p. 399‑400). Les demandes de paiement surviennent généralement à la suite d’allégations suivant lesquelles il y aurait eu [traduction] « omission, de la part du client ou du titulaire du compte, d’exécuter certaines obligations conformément à ce qui a été convenu » (Crawford and Falconbridge, p. 838). Le principe qui s’applique est [traduction] « payez maintenant, et argumentez plus tard si nécessaire » (McGuinness, §16.47).
[71]                        Le bénéficiaire peut trouver rassurant de savoir qu’il sera payé, à moins de commettre une fraude, et que tout différend éventuel lié au contrat sous‑jacent sera réglé seulement une fois qu’il aura reçu le paiement. Le bénéficiaire n’assume plus le risque de non‑paiement de la part du cocontractant. En revanche, l’institution financière émettrice assume le risque de ne pas être payée par son client. Si le bénéficiaire présente une demande de paiement valide parce que le client de l’institution émettrice a manqué à ses obligations prévues dans le contrat sous‑jacent, le client demeure tout de même responsable de la violation du contrat et doit rembourser cette dernière.
[72]                        Bien que les lettres de crédit [traduction] « ne valent que ce que valent les institutions qui les émettent » (McGuinness, §16.53), le milieu des affaires en est venu à considérer les lettres de crédit autonomes émises par les banques réputées comme un moyen fiable de garantir le paiement au bénéficiaire. C’est pourquoi les tribunaux [traduction] « hésitent à intervenir » à l’égard des lettres de crédit, « puisque des interventions judiciaires trop hâtives ou trop fréquentes risqueraient de miner considérablement la fiabilité dont [ces lettres] jouissent dans les affaires commerciales internationales » (I. F. G. Baxter, The Law of Banking (4e éd. 1992), p. 172).
(1)         L’autonomie et la stricte conformité
[73]                        Le droit qui régit les lettres de crédit repose sur deux principes fondamentaux : l’autonomie et la stricte conformité (L’Heureux et Lacoursière, p. 403; voir aussi M. Deschamps, « Letters of Credit : The Autonomy Principle and the Fraud Exception » (2022), 38 B.F.L.R. 245, p. 249).
a)              L’autonomie de la lettre de crédit
[74]                        L’autonomie signifie que [traduction] « la lettre de crédit constitue une obligation indépendante de la banque émettrice ou confirmatrice » (Crawford and Falconbridge, p. 853; voir aussi Angelica‑Whitewear, p. 70; L’Heureux et Lacoursière, p. 403; Deschamps, p. 248). Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel du Québec, « [i]l est bien établi qu’une lettre de crédit constitue un contrat autonome entre la banque émettrice et le bénéficiaire, et est définie par ses propres conditions, indépendamment du contrat entre le donneur d’ordre et la banque émettrice ou entre le bénéficiaire et le donneur d’ordre » (Groupe SM (International) Construction inc. c. Banque Nationale du Canada, 2013 QCCA 1118, par. 8 (CanLII)). L’obligation de la banque émettrice d’honorer une demande de paiement valide est « indépendante de l’exécution du contrat sous‑jacent à l’égard duquel le crédit a été accordé » (Angelica‑Whitewear, p. 70).
[75]                        Dans une opinion qui mentionne l’arrêt Angelica‑Whitewear, la Cour d’appel des États‑Unis pour le deuxième circuit a fait observer qu’en raison du principe d’autonomie, [traduction] « [l]a lettre de crédit impose ses propres règles », ce qui « imprègne l’opération de crédit de simplicité et de certitude, principes qui la caractérisent » (Alaska Textile Co. c. Chase Manhattan Bank, N.A., 982 F.2d 813 (1992), p. 815). Le principe d’autonomie confère aux lettres de crédit leur caractère fiable; en règle générale, l’existence d’un différend lié à l’exécution du contrat de base ne justifie pas un refus de la banque d’honorer le crédit. Dans un arrêt de principe américain qui a été cité par le juge Le Dain dans l’arrêt Angelica‑Whitewear, le tribunal a pris soin de rappeler que le principe de l’autonomie ne devrait pas être écarté à la légère : [traduction] « Ce serait une ingérence malheureuse dans les opérations commerciales si une banque, avant d’honorer des traites tirées sur elle, était obligée de vérifier au‑delà de l’apparence les documents [. . .] ou même était autorisée à le faire et de s’immiscer dans des controverses entre l’acheteur et le vendeur . . . » (Sztejn c. J. Henry Schroder Banking Corp., 31 N.Y.S.2d 631 (Sup. Ct. 1941), p. 633).
[76]                        Il s’ensuit que [traduction] « le bénéficiaire peut avoir l’entière certitude que, quels que soient les différends susceptibles de survenir par la suite entre lui et le client de la banque en ce qui a trait à l’exécution du contrat de base, voire à son existence même, la banque s’engage à le payer elle‑même, pourvu que les conditions prescrites soient respectées » (Bolivinter Oil S.A. c. Chase Manhattan Bank, [1984] 1 Lloyd’s Rep. 251 (C.A. Angl.), p. 257). Bien entendu, le client de la banque pourrait ultimement avoir une cause d’action contre le bénéficiaire, mais l’institution financière ne s’en préoccupe généralement pas puisque la lettre de crédit fait en sorte que le bénéficiaire est payé entretemps. L’institution financière « n’a pas [. . .] à se renseigner sur l’exécution du contrat de base » puisque son obligation consiste simplement à payer le bénéficiaire sur présentation d’une demande valide (L’Heureux et Lacoursière, p. 403).
b)            La stricte conformité
[77]                        La stricte conformité signifie que [traduction] « l’obligation de la banque émettrice doit être établie uniquement en fonction de la stricte conformité de la présentation (laquelle comprend la conformité des documents présentés) au regard des conditions de la lettre de crédit » (Deschamps, p. 248). Par conséquent, lorsque le bénéficiaire demande le paiement, l’institution financière doit s’assurer que ce dernier présente des documents qui correspondent aux exigences énoncées dans la lettre de crédit. La lettre de crédit [traduction] « est rédigée de manière à définir la portée et les conditions de l’engagement de la banque émettrice afin que celle‑ci n’ait qu’à examiner les conditions de la lettre de crédit et les documents présentés par le bénéficiaire » (OMERS Realty Corp. c. 7636156 Canada Inc. (Trustee in Bankruptcy of), 2020 ONCA 681, 153 O.R. (3d) 271, par. 42). Comme l’a expliqué le juge Le Dain, la stricte conformité « exige non seulement que les documents présentés soient conformes aux conditions de la lettre de crédit, mais qu’ils concordent en apparence entre eux » (Angelica‑Whitewear, p. 98).
[78]                          Le critère à appliquer n’est pas celui de la « conformité en substance ». Seuls les documents qui sont strictement conformes aux conditions de la lettre de crédit font naître une obligation de payer (Crawford and Falconbridge, p. 856; voir aussi Angelica‑Whitewear, p. 96). Cela dit, il est possible de nuancer légèrement cette règle afin de rendre possible, dans les cas qui sont manifestement appropriés, d’ignorer les divergences négligeables (Angelica‑Whitewear, p. 97‑98; voir aussi Universal Stainless Steel & Alloys Inc. c. JP Morgan Chase Bank, 2009 ONCA 801, 256 O.A.C. 109).
[79]                        Le juge Le Dain a écrit que « [l]a règle fondamentale porte que, après un examen raisonnablement attentif, les documents doivent présenter une apparence de conformité avec les conditions de la lettre de crédit » (Angelica‑Whitewear, p. 94 (en italique dans l’original)). Un « examen raisonnablement attentif » n’exige pas la perfection. La Cour d’appel de Singapour, faisant référence à la même idée, a affirmé que cette règle vise [traduction] « à protéger la banque et à assurer le bon fonctionnement du commerce international tout en évitant les retards » (Beam Technology (Mfg) Pte Ltd c. Standard Chartered Bank, [2002] SGCA 53, [2003] 1 S.L.R. 597, par. 32). Cela dit, si l’institution financière paye le bénéficiaire sans examiner les documents présentés afin de s’assurer qu’ils sont strictement conformes aux exigences énoncées dans la lettre de crédit, elle court le risque de ne pas être remboursée par son client (L’Heureux et Lacoursière, p. 404).
(2)         L’exception de fraude opposable à l’autonomie des lettres de crédit
[80]                        Comme je l’ai mentionné, l’obligation qui incombe à l’institution financière émettrice de payer le bénéficiaire sur réception d’une demande à cet effet est quasi absolue. Il n’y a qu’une seule exception reconnue : lorsqu’une « fraude de la part du bénéficiaire du crédit a été portée suffisamment à la connaissance de la banque avant le paiement de la traite ou démontrée devant un tribunal auquel le client de la banque a demandé de délivrer une injonction interlocutoire pour empêcher la banque d’honorer la traite » (Angelica‑Whitewear, p. 71).
[81]                        Le juge Le Dain a pris soin de noter que « [l]a portée potentielle de l’exception de fraude ne doit pas constituer un moyen pour créer une incertitude et un manque de confiance graves dans le fonctionnement d’opérations par lettres de crédit et, en même temps, l’application du principe de l’autonomie ne doit pas servir à encourager ou à faciliter la fraude dans ces opérations » (p. 72). Pour atteindre cet équilibre, la norme en matière de fraude établie dans l’arrêt Angelica‑Whitewear est exigeante, ce qui permet, comme l’a affirmé l’intervenante en l’espèce, d’en arriver à une [traduction] « répartition adéquate du risque entre les émetteurs de lettres de garantie [. . .] et les entreprises participantes qui sont parties à l’opération sous‑jacente » (m. interv., par. 31).
[82]                        L’exception de fraude s’applique tout autant lorsqu’une seconde lettre de crédit est émise par une institution financière qui s’engage à payer sur présentation d’une attestation qu’une demande de paiement a été effectuée au titre de la première lettre de crédit. Comme le font observer les professeurs L’Heureux et Lacoursière, la banque émettrice de la contre‑garantie doit faire le paiement au bénéficiaire lorsque celui‑ci atteste avoir reçu une demande de paiement au titre de la première lettre de garantie. Ils expliquent que l’obligation de la banque émettrice d’une contre‑garantie peut cependant faire l’objet de l’exception de fraude de la part du bénéficiaire : « Seuls la fraude évidente ou un abus manifeste constituent un obstacle au paiement de la garantie par la banque qui doit prendre la décision de payer ou de ne pas payer » (p. 433).
[83]                        L’intervenante affirme que, dans les opérations impliquant des contre‑garanties, les tiers adoptent parfois une conduite frauduleuse. La fraude de la part d’un tiers à une contre‑garantie n’empêche pas l’application de l’exception de fraude à la contre‑garantie elle‑même [traduction] « lorsque le bénéficiaire d’une lettre de contre‑garantie serait l’auteur d’une fraude claire et évidente » (m. interv., par. 26, note 32). Je suis d’accord pour dire que la conduite du bénéficiaire d’une contre‑garantie peut le rendre imputable de la fraude commise par un tiers. Dans un tel cas, l’exception de fraude s’applique directement à la demande présentée par le bénéficiaire.
[84]                        Bien que l’arrêt Angelica‑Whitewear portait d’abord sur le droit québécois, le juge Le Dain a souligné que l’exception de fraude opposable à l’autonomie des lettres de crédit est la même dans les systèmes de common law et de droit civil au Canada. Elle repose sur l’idée commune « exprimé[e] en droit civil par la maxime fraus omnia corrumpit et en common law par la maxime ex turpi causa non oritur actio » (p. 82). Selon le juge Le Dain, ce fondement commun à l’exception de fraude met en évidence le fait qu’il est « souhaitable d’en arriver à la plus grande uniformité possible du droit relativement à ces effets vitaux pour le commerce international » (p. 83). De fait, les tribunaux partout au Canada ont appliqué le critère élaboré dans l’arrêt Angelica‑Whitewear (Deschamps, p. 256; voir aussi OMERS Realty, par. 43) et des tribunaux de common law à l’extérieur du pays ont vu dans cet arrêt une ressource utile (voir, p. ex., Alaska Textile (États‑Unis); Xing Fa (Hong Kong) Imp. & Exp. Ltd. c. Sungsan International Co., [2018] HKCFI 2743 (Hong Kong); Westpac New Zealand Ltd. c. MAP and Associates Ltd., [2011] NZSC 89, [2011] 3 N.Z.L.R. 751 (Nouvelle‑Zélande)).
[85]                        Je partage le point de vue du juge Le Dain quant à l’importance d’un juste équilibre entre le besoin de protéger l’autonomie des lettres de crédit et celui de décourager la fraude. L’exception devrait être suffisamment large pour comprendre la plupart des conduites frauduleuses qui ne devraient pas être facilitées au moyen des lettres de crédit. Par ailleurs, si l’exception de fraude est trop large, les lettres de crédit pourraient devenir beaucoup moins fiables. La mise en balance de ces deux considérations requiert que la Cour retienne un critère exigeant en ce qui concerne la fraude, qui devrait être évidente pour qu’une banque émettrice refuse de payer en exécution d’une lettre de crédit.
[86]                        Le juge Le Dain a eu raison d’affirmer que, de manière générale, l’exception de fraude ne s’applique pas à la fraude commise par un tiers à une lettre de crédit lorsque le bénéficiaire de la lettre est innocent de cette fraude. Accepter que la fraude d’un tiers oblige la banque émettrice à refuser d’honorer une demande de paiement en toutes circonstances élargirait l’exception de fraude au détriment de la fiabilité des lettres de crédit. Toutefois, le juge Le Dain a aussi pris soin de laisser place à la possibilité que le bénéficiaire ne soit pas « innocent » à l’égard de la conduite répréhensible du tiers. À tout le moins, le bénéficiaire sera vraisemblablement innocent de la fraude commise par le tiers s’il demande le paiement dans des circonstances où il n’a pas connaissance de la fraude (voir L. Sarna, Letters of Credit : The Law and Current Practice (3e éd. (feuilles mobiles)), p. 5‑56 et 5‑57). Par contre, lorsque le bénéficiaire est au courant de la fraude et qu’il demande d’être payé tout en sachant que les conditions de paiement ne sont pas respectées, on peut dire qu’il a fait sienne cette fraude. Cela peut se produire dans les situations où, comme c’est le cas dans le présent pourvoi, le tiers est lui‑même partie à une lettre de garantie interdépendante d’une lettre de contre‑garantie. Comme l’affirme l’intervenante, [traduction] « dans les cas où il est démontré à la connaissance de la banque émettrice de la lettre de contre‑garantie que le bénéficiaire de celle‑ci avait une connaissance claire et évidente de la fraude (commise par le bénéficiaire de la lettre de garantie principale), la banque émettrice peut refuser de faire le paiement au titre de la contre‑garantie » (m. interv., par. 26).
[87]                        Selon le juge de première instance, c’est ce dernier scénario qui s’est produit en l’espèce. Il a conclu que le MDG, un tiers à la lettre de contre‑garantie, a commis une fraude à titre de bénéficiaire de la lettre de garantie principale. Eurobank, la bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie, avait une connaissance claire et évidente de cette fraude et a tout de même demandé d’être payée. Eurobank n’est donc pas innocente de la fraude commise par le MDG. En tant qu’émettrice de la contre‑garantie, la Banque Nationale était au fait de cette situation avant d’effectuer le paiement et ne devait donc pas honorer la demande de paiement au titre de la lettre de contre‑garantie. Je passe maintenant à la contestation d’Eurobank à l’égard du scénario décrit par le juge de première instance et confirmé en appel.
B.            Application
[88]                        Devant notre Cour, Eurobank fait valoir que le juge de première instance, ainsi que les juges majoritaires de la Cour d’appel, ont commis une erreur en appliquant l’exception de fraude.
[89]                        En premier lieu, Eurobank affirme que les tribunaux grecs, qui avaient compétence pour trancher le litige concernant la lettre de garantie, ont conclu que le MDG n’avait pas agi frauduleusement en demandant d’être payé en vertu de cette lettre de crédit. De plus, la conduite du MDG, bien que [traduction] « douteuse », n’était pas frauduleuse car il n’y avait rien d’« illégal » ou de « trompeur » dans sa demande de paiement (m.a., Eurobank, par. 64, 67 et 79). Le MDG appuie ce point de vue, faisant valoir que les tribunaux grecs ont jugé que sa conduite relativement à la lettre de garantie n’était ni abusive ni frauduleuse, et que les jugements qu’ils ont rendus ont été [traduction] « mal interprétés, critiqués à tort et complètement écartés » par les juridictions inférieures (m.a., MDG, par. 5).
[90]                        En second lieu, Eurobank soutient que même si l’on concluait que le MDG a agi frauduleusement, la conduite de celui‑ci n’a aucune incidence sur son droit, à titre de bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie, de demander d’être payé (m.a., par. 109). Le juge de première instance a commis une erreur en concluant qu’Eurobank savait que la conduite du MDG constituait une fraude, car il n’y avait pas un « iota » de preuve devant lui (par. 111). En outre, le principe d’autonomie fait en sorte que la lettre de contre‑garantie est [traduction] « distincte », et l’exception de fraude doit être appliquée à la lumière de ce principe (par. 115).
[91]                          Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord avec Eurobank et le MDG. Il est important de souligner qu’Eurobank doit relever une erreur de droit ou une erreur manifeste et déterminante de fait ou mixte de fait et de droit pour qu’une intervention en appel soit justifiée. En particulier, les cours d’appel doivent garder à l’esprit qu’il « n’y a qu’une seule et unique norme de contrôle applicable à toutes les conclusions factuelles tirées par le juge de première instance, soit celle de l’erreur manifeste et déterminante » (voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 25) et que, en l’absence d’une erreur de droit isolable, les questions mixtes de fait et de droit méritent le même degré de déférence. Comme je vais l’expliquer, j’estime qu’Eurobank n’a pas réussi à relever une erreur révisable.
[92]                        Il est vrai que la lettre de garantie est régie par le droit grec et que les tribunaux grecs ont compétence pour décider si Eurobank était tenue de se conformer à la demande de paiement du MDG. Par contre, les jugements grecs n’ont pas été officiellement reconnus par les tribunaux québécois suivant les règles relatives à la reconnaissance et à l’exécution de décisions étrangères qui sont énoncées au titre quatrième du Livre dixième du Code civil du Québec, portant sur le droit international privé; ils sont donc inexécutoires dans la province. En ce qui concerne la lettre de contre‑garantie régie par le droit québécois, la demande de paiement présentée par le MDG au titre de la lettre de crédit grecque est utile pour déterminer si la conduite d’Eurobank, en tant que bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie, fait intervenir l’exception de fraude. Le juge de première instance a conclu que le MDG avait demandé un paiement auquel il n’avait pas droit. À mon avis, cela équivaut à une fraude commise par un tiers qui est pertinente en ce qui concerne la lettre de contre‑garantie. De plus, les conclusions du juge de première instance selon lesquelles Eurobank était au courant de la fraude commise par le MDG et y a participé commandent la retenue. Je conclus, comme les juges majoritaires de la Cour d’appel, qu’il n’y a pas lieu de modifier la décision du juge de première instance portant que l’exception de fraude s’applique à la lettre de contre‑garantie.
[93]                        Le bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie est Eurobank. L’analyse visant à décider si l’exception de fraude trouve application doit porter sur la question de savoir si Eurobank, en tant que bénéficiaire, a commis une fraude qui a été portée à l’attention de la Banque Nationale.
[94]                        Bien que la lettre de crédit soit autonome par rapport aux autres contrats en cause dans une transaction, l’arrêt Angelica‑Whitewear indique clairement que l’exception de fraude peut s’appliquer lorsqu’il y a fraude dans la transaction, même si celle‑ci a seulement des effets indirects sur la lettre de crédit (p. 72 et 84). Ceci peut inclure une fraude commise par un tiers. Le tiers peut par exemple être une personne, autre que l’émetteur ou le bénéficiaire, qui a contrefait des documents qui ont été remis au bénéficiaire (voir, de façon générale, United City Merchants (Investments) Ltd. c. Royal Bank of Canada, [1983] 1 A.C. 168 (H.L.)).
[95]                        Dans le cas qui nous occupe, la portée de la transaction est claire. Bien que la lettre de contre‑garantie soit une lettre de crédit autonome et de ce fait distincte de tout autre contrat, son texte même indique qu’elle fait partie d’une transaction plus large. La lettre de contre‑garantie et la lettre de garantie sont, au vu de la lettre de crédit en litige en l’espèce, interdépendantes. En effet, les quatre premiers paragraphes de la lettre de contre‑garantie reproduisent mot pour mot le texte de la lettre de garantie (d.a., vol. IV, p. 114‑115). Cette reproduction intégrale rappelle aux parties que la lettre de contre‑garantie s’applique lorsqu’une demande de paiement du MDG déclenche l’application de la lettre de garantie. Bien que le MDG soit en théorie un tiers à la lettre de contre‑garantie — n’étant ni l’émetteur ni le bénéficiaire —, sa conduite est un fait sur la base duquel Eurobank peut présenter une demande de paiement. Comme l’indique clairement le texte de la lettre de contre‑garantie, lorsque le MDG demande le paiement au titre de la lettre grecque, Eurobank acquiert le droit correspondant de demander le paiement en vertu de la lettre de contre‑garantie interdépendante.
[96]                        La lettre en litige établit de manière explicite le lien entre les deux lettres :
           [traduction] EN CONSIDÉRATION DE LA GARANTIE SUSMENTIONNÉE QUE VOUS [c.‑à‑d. Eurobank] AVEZ ÉMISE À NOTRE DEMANDE, NOUS, LA BANQUE NATIONALE DU CANADA, NOUS ENGAGEONS IRRÉVOCABLEMENT PAR LA PRÉSENTE À VOUS [c.‑à‑d. Eurobank] REMBOURSER TOUTES LES SOMMES RÉCLAMÉES PAR LE BÉNÉFICIAIRE DE VOTRE GARANTIE [c.‑à‑d. le MDG] JUSQU’À CONCURRENCE DE 27 736 709 $ US (VINGT‑SEPT MILLIONS SEPT CENT TRENTE-SIX MILLE SEPT CENT NEUF DOLLARS AMÉRICAINS) PLUS FRAIS, DROITS DE TIMBRE ET TAXES SUR LA VALEUR AJOUTÉE APPLICABLES, AU MÊME TAUX DE VALEUR QU’À LA DATE DE VOTRE PAIEMENT, APRÈS RÉCEPTION DE VOTRE [c.‑à‑d. Eurobank] TÉLEX VALIDE/SWIFT AUTHENTIFIÉ INDIQUANT QUE VOUS [c.‑à‑d. Eurobank] AVEZ REÇU DE LA PART DU BÉNÉFICIAIRE DE VOTRE GARANTIE UNE DEMANDE DE PAIEMENT CONFORME AUX CONDITIONS DE VOTRE GARANTIE. [Je souligne.]
      (d.a., vol. IV, p. 118)
[97]                        Dans l’ensemble, le texte de la lettre de contre‑garantie indique clairement que la conduite du MDG en ce qui concerne la lettre de garantie s’inscrit dans le contexte de la transaction, même s’il se trouve à être un tiers à la lettre de contre‑garantie. En fait, la lettre de garantie est le contrat sous‑jacent à la lettre de contre‑garantie, ce qui signifie que toute fraude concernant la lettre de garantie concerne directement la lettre de contre‑garantie. Si la fraude en question a été commise par le bénéficiaire de la lettre de garantie — qui est un tiers à la lettre de contre‑garantie —, l’exception de fraude peut s’appliquer à la lettre de contre‑garantie dans la mesure où son bénéficiaire n’est pas « innocent » de la conduite frauduleuse (Angelica‑Whitewear, p. 84). Par conséquent, le fait de demander d’être payé en exécution de la lettre de contre‑garantie par suite d’une demande de paiement au titre de la lettre de garantie, que l’on sait frauduleuse, constitue une fraude qui concerne la lettre de contre‑garantie.
[98]                          Devant notre Cour, Eurobank maintient qu’étant donné que les tribunaux grecs ont conclu que le MDG n’avait pas commis de fraude, les tribunaux québécois ne peuvent pas affirmer le contraire. La Cour d’appel d’Athènes et la Cour suprême de la Grèce ont statué que le MDG n’était pas lié par son engagement de s’abstenir de demander le paiement au titre de la lettre de garantie ou par l’ordonnance procédurale no 11. L’avocat d’Eurobank est allé jusqu’à soutenir que [traduction] « le débat [dans le présent pourvoi] a été rendu théorique par la décision de la Cour d’appel d’Athènes » (transcription, p. 2). Bien qu’Eurobank ait initialement reconnu devant la Cour d’appel du Québec que le MDG avait commis une fraude, elle affirme maintenant qu’elle peut valablement se rétracter étant donné que cette position est incompatible avec les jugements des tribunaux grecs.
[99]                        Avec égards, Eurobank a tort de dire que les jugements des tribunaux grecs ont quelque pertinence déterminante en l’espèce.
[100]                     Même si les « jugements étrangers n’ont pas force exécutoire par eux‑mêmes » (Kuwait Airways Corp. c. Irak, 2010 CSC 40, [2010] 2 R.C.S. 571, par. 20), ils peuvent être reconnus et déclarés exécutoires en application des art. 3155 et suiv. C.c.Q. Un jugement étranger qui n’a pas été reconnu et exécuté peut tout de même être reçu en preuve au Québec. Dans un tel cas, comme l’a dûment noté le juge Mainville de la Cour d’appel dans l’arrêt contesté, le jugement étranger fournit une preuve prima facie des faits qu’il rapporte et de la bonne application du droit étranger, mais ne lie pas les tribunaux québécois (voir, de façon générale, C. Piché, La preuve civile (6e éd. 2020), p. 259; G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), no 155).
[101]                     Lorsqu’une partie demande la reconnaissance et l’exécution d’un jugement étranger en application des art. 3155 et suiv. C.c.Q., il incombe à la partie adverse de démontrer qu’une exception à la règle générale voulant que les jugements étrangers devraient être reconnus et exécutés au Québec s’applique (Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573, par. 24).
[102]                     Dans la présente affaire, aucune partie n’a cherché à obtenir la reconnaissance et l’exécution des jugements grecs au Québec. Il est possible que cela ait été un choix délibéré de la part d’Eurobank compte tenu des difficultés auxquelles elle aurait pu être confrontée en raison de l’exception relative à l’ordre public prévue au par. 3155(5) C.c.Q. et de la probabilité que les parties adverses la soulèvent. Cette exception s’applique lorsque « la solution donnée par le jugement étranger » ne peut « s’intégrer de manière harmonieuse dans l’ordre juridique du for québécois » (R.S. c. P.R., 2019 CSC 49, [2019] 3 R.C.S. 643, par. 52). Comme l’ont observé les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec, dans la présente affaire, les jugements grecs, particulièrement celui du juge Kostis de la Cour de première instance à juge unique d’Athènes et celui de la Cour d’appel d’Athènes, auraient pu soulever des préoccupations relatives à l’ordre public en raison de leur incompatibilité avec les ordonnances pertinentes du tribunal arbitral de la CCI. Le juge Mainville a écrit que la décision de la Cour d’appel d’Athènes [traduction] « appuie essentiellement la thèse selon laquelle l’État grec peut faire fi en toute impunité de l’ordonnance provisoire et de la sentence finale du tribunal arbitral de la CCI, même s’il s’est officiellement engagé à se soumettre au processus d’arbitrage » et a indiqué qu’il s’agissait d’une préoccupation relative à l’ordre public (par. 69).
[103]                     Le juge Mainville de la Cour d’appel a expliqué, en se fondant sur le par. 3155(5) et l’art. 3081 C.c.Q., que les tribunaux québécois ne sont pas tenus d’exécuter ou de reconnaître les jugements étrangers lorsque cela donne lieu à un résultat manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales. Je prends dûment acte de l’analyse du juge Mainville sur ce point, qui est amplement étayée par la jurisprudence de notre Cour et la doctrine pertinente (R.S., par. 52‑53; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416, par. 71‑72; Goldstein et Groffier, no 166; S. Guillemard et V. A. Ly, Éléments de droit international privé québécois (2019), p. 64‑66). En gardant à l’esprit que l’exception relative à l’ordre public est considérée comme étant plus limitée aux termes de l’art. 3155 C.c.Q., je tiens à rappeler que cette question n’a pas à être tranchée en l’espèce parce qu’aucune demande de reconnaissance ou d’exécution n’a été présentée.
[104]                     À défaut d’une demande de reconnaissance et d’exécution accueillie, les jugements grecs constituent de simples éléments de preuve qui ne lient pas les tribunaux québécois, et le poids qui leur est accordé est une question de fait commandant la retenue en appel. Bien qu’aucune des parties n’ait expressément fait valoir ce point, conformément à l’art. 2822 C.c.Q., un jugement étranger peut être considéré, en droit de la preuve, comme un acte semi‑authentique qui est présumé faire preuve de son contenu et qui peut être déposé en preuve au Québec (voir Piché, nos 341 et 345; Goldstein et Groffier, no 155). Comme l’a noté à juste titre le juge Mainville, [traduction] « lorsque les jugements étrangers sont reçus en preuve sans avoir été officiellement reconnus au Québec, ils représentent une preuve prima facie des faits qu’ils rapportent, de la bonne application du droit étranger et de la compétence du tribunal étranger en la matière » (par. 64).
[105]                     Dans l’arrêt Canadian Forest Navigation Co. c. Canada, 2017 CAF 39, une décision qu’a invoquée le juge Mainville, le juge Boivin a expliqué que « [l]es conclusions de fait contenues dans [l]es jugements [étrangers] sont donc des faits auxquels un tribunal ne peut passer outre », mais a rejeté l’idée portant que « selon l’article 2822 du C.c.Q., ces ordonnances étrangères sont déterminantes » (par. 15 et 19 (CanLII)). Le poids accordé aux « ordonnances étrangères en tant que faits », ainsi que l’a rappelé le juge Boivin de la Cour d’appel fédérale, est une question que doit trancher le juge des faits « en s’appuyant sur la totalité de la preuve à sa disposition » (par. 20; voir aussi Digiulian c. Succession de Digiulian, 2022 QCCA 531).
[106]                     Le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel avaient clairement conscience de cela et ont conclu que Bombardier s’était acquittée de son fardeau. Le juge de première instance et la Cour d’appel ont tous les deux expressément considéré le poids à accorder à la décision du juge Kostis en tant que faits. Le juge Mainville de la Cour d’appel s’est penché sur l’importance de la décision de la Cour d’appel d’Athènes, qui a été rendue après le jugement de première instance du juge Wery. Le juge de première instance s’est expressément demandé quel poids devait être accordé à la décision du juge Kostis, et a choisi de lui en donner aucun. Renvoyant expressément à la décision du juge Kostis, le juge Mainville a confirmé cette conclusion et a lui aussi décidé de n’accorder [traduction] « aucun poids » à la décision de la Cour d’appel d’Athènes (par. 65). Je souligne qu’il « n’appartient pas aux cours d’appel de remettre en question le poids attribué aux différents éléments de preuve » en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante (Housen, par. 23). Eurobank n’a relevé aucun fondement justifiant d’intervenir à l’égard des décisions des juridictions inférieures qui n’accordent aucun poids aux jugements grecs en tant que preuve.
[107]                     Par ailleurs, comme l’a fait remarquer le juge Mainville, la décision de n’accorder que peu ou pas de poids à un jugement étranger inexécutoire peut être justifiée si la décision en question ne tient pas dûment compte de la jurisprudence canadienne pertinente ou si elle soulève d’autres préoccupations relatives à l’ordre public (voir par. 65 et 67‑69; voir aussi Beals, par. 29). Bien que la courtoisie soit « un principe directeur utile » (Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 17), il importe de rappeler qu’il s’agit aussi d’un « exercice de pondération » (Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612, par. 27). En l’espèce, la conclusion des tribunaux étrangers selon laquelle une partie peut passer outre à une ordonnance d’un tribunal arbitral auquel elle avait accepté d’être assujettie a été un facteur déterminant (voir les motifs de la C.S., par. 176; motifs de la C.A., par. 69). Dans les circonstances, il était loisible aux juridictions inférieures de n’accorder aucun poids aux décisions grecques, en les considérant comme de simples faits plutôt que comme des jugements exécutoires, lors de l’appréciation de la conduite du MDG et d’Eurobank relative à la lettre de contre‑garantie.
[108]                     Pour les mêmes raisons que le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec concernant les décisions étrangères qu’ils ont examinées, je suis d’avis de ne pas accorder de force probante au jugement de la Cour suprême de la Grèce qui a été présenté par Eurobank en tant qu’élément de preuve supplémentaire devant notre Cour. Je rappelle que le juge Mainville de la Cour d’appel a noté à juste titre que la décision de la Cour d’appel d’Athènes [traduction] « appuie essentiellement la thèse selon laquelle l’État grec peut faire fi en toute impunité de l’ordonnance provisoire et de la sentence finale du tribunal arbitral de la CCI, même s’il s’est officiellement engagé à se soumettre au processus d’arbitrage » (par. 69). La Cour suprême de la Grèce a apparemment confirmé cette même conclusion. Dans la traduction anglaise certifiée conforme, où la Cour suprême de la Grèce cite le jugement de la Cour d’appel d’Athènes en l’approuvant, il est écrit que [traduction] « [d]ans la mesure où les prononcés des ordonnances provisoires par la Cour internationale d’arbitrage et la Cour supérieure du Québec sont respectivement visés, lesquelles interdisent le paiement des lettres de garantie de façon provisoire, il convient de souligner que les décisions provisoires de la Cour internationale d’arbitrage et du tribunal étranger ne liaient pas l’État grec » (requête en production de nouveaux éléments de preuve, p. 67).
[109]                     Le jugement de la Cour suprême de la Grèce soulève donc exactement la même préoccupation concernant l’ordre public que le jugement de la Cour d’appel d’Athènes qui a mené aux conclusions, tirées respectivement par la Cour supérieure du Québec et la Cour d’appel du Québec, selon lesquelles il y avait lieu de n’accorder aucun poids aux décisions des tribunaux grecs. Même en tenant compte des nouveaux éléments de preuve, Eurobank n’a pas réussi à démontrer l’existence d’une erreur commise par les juridictions inférieures justifiant une intervention en appel. De plus, le jugement de la Cour suprême de la Grèce, qui traite de la conduite du MDG concernant la lettre de garantie au regard du droit grec, ne permet pas de déterminer si la conduite de celui‑ci, en tant que tiers à la lettre de contre‑garantie, était une fraude commise par un tiers selon les normes canadiennes établies dans l’arrêt Angelica‑Whitewear. Ce jugement n’aide pas non plus à déterminer si Eurobank était au courant de la fraude ou y a participé d’une façon qui concerne sa demande de paiement au titre de la lettre de contre‑garantie. Le jugement de la Cour suprême de la Grèce soumis en preuve, comme les décisions grecques antérieures prises en compte par les juridictions inférieures, n’a aucune force probante quant aux questions dont la Cour est maintenant saisie.
[110]                     Bien que ces jugements puissent être exécutoires en Grèce, comme je l’ai indiqué, la conduite du MDG au regard du droit grec n’est pas en cause. En revanche, c’est sa conduite au regard du droit québécois en ce qui concerne la lettre de contre‑garantie qui est directement visée par la demande d’injonction que Bombardier a présentée à la Cour supérieure afin d’empêcher la Banque Nationale de faire le paiement. En l’absence d’un jugement étranger exécutoire à ce sujet, les tribunaux québécois étaient tenus de tirer leurs propres conclusions, en appliquant le droit québécois, relativement à la question de savoir si le MDG avait commis une fraude dans la transaction en tant que tiers à la lettre de contre‑garantie.
[111]                     Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’aucune erreur révisable n’a été relevée dans la conclusion générale du juge de première instance selon laquelle le MDG a commis une fraude, en tant que tiers à la lettre de contre‑garantie. L’appelante n’a pas non plus relevé de fondement justifiant la modification de la conclusion du juge de première instance selon laquelle la fraude du MDG peut être imputée à Eurobank à titre de bénéficiaire. Eurobank était au fait de la fraude du MDG et a agi en connaissance de cause; elle n’est donc pas innocente de cette fraude. L’exception de fraude s’applique à la lettre de contre‑garantie.
(1)         Le MDG a commis une fraude en tant que tiers à la lettre de contre‑garantie
[112]                     Dans la présente affaire, le MDG aurait commis une fraude dans la transaction plutôt qu’une fraude dans les documents présentés. Le juge Le Dain a souligné que « la fraude dans les opérations sous‑jacentes de nature à rendre frauduleuse la demande de paiement en vertu d’un crédit » pouvait inclure « tout acte du bénéficiaire d’un crédit qui aurait pour effet de lui permettre d’obtenir le bénéfice du crédit par suite d’un acte frauduleux » (Angelica‑Whitewear, p. 83; voir aussi L’Heureux et Lacoursière, p. 409‑410; M. Lemieux, « Les décisions Bombardier Inc. c. Hermes Aero LLC et l’autonomie des crédits standby » (2003), 63 R. du B. 427, p. 428).
[113]                     Depuis que l’arrêt Angelica‑Whitewear a été rendu, les tribunaux canadiens ont insisté, dans le contexte des lettres de crédit, sur le fait que [traduction] « [l]a fraude n’est pas simplement un différend ou un désaccord légitime sur l’interprétation d’un contrat, aussi inégal que puisse paraître ce différend » (Cineplex Odeon Corp. c. 100 Bloor West General Partner Inc., [1993] O.J. No. 112 (Lexis), 1993 CarswellOnt 2358 (WL) (C.J. (Div. gén.)), par. 31 (WL); voir aussi Fiberex Technologies Inc. c. Bank of Montreal, 2015 ABQB 496, [2016] 4 W.W.R. 547, par. 23; Standard Trust Co. (Liquidation) c. Bank of Nova Scotia, 2001 NFCA 27, 201 Nfld. & P.E.I.R. 8, par. 59). Comme l’a également noté un tribunal de Hong Kong, il est bien établi que [traduction] « [e]n raison du principe de l’autonomie du crédit, l’application de l’exception de fraude est strictement encadrée, de sorte qu’elle [. . .] ne s’applique pas aux litiges sur le contrat sous‑jacent » (DBS Bank (Hong Kong) Ltd. c. New Harvest International Development Ltd., [2017] HKCFI 30, par. 62 (HKLII)). Les tribunaux québécois ont également reconnu qu’un différend concernant le contrat sous‑jacent n’indique pas nécessairement qu’il y a eu fraude (SNC‑Lavalin Polska SP. ZOO c. BNP Paris Canada, 2017 QCCS 3694, par. 40 (CanLII); Bombardier Inc. c. Hermes Aero, 2004 CanLII 7014 (C.S.), par. 35; SNC‑Lavalin Constructeurs international inc. c. Shariket Kahraba Skikda.spa, 2010 QCCS 3236, par. 27 (CanLII); Banque Nationale du Canada c. CGU Cie d’assurance du Canada, 2004 CanLII 49434 (C.S.), par. 49).
[114]                     Dans ce contexte, le terme « fraude » ne s’entend pas au sens du droit criminel; il a une connotation différente. En général, la fraude civile ou commerciale a une portée plus large que son équivalent criminel (McGuinness, §17.342). Une caractéristique essentielle de la fraude dans ce contexte est son effet sur la demande de paiement présentée par le bénéficiaire. Comme le font observer les auteurs L’Heureux et Lacoursière, « la fraude peut avoir pour objet tant les documents que les opérations sous-jacentes (c’est‑à‑dire le contrat commercial) de nature à rendre frauduleuse la demande de paiement en vertu de la lettre de crédit » (p. 410). Le bénéficiaire qui demande le paiement tout en sachant qu’il n’a pas le droit d’être payé au titre du contrat sous‑jacent peut être considéré comme ayant commis une fraude (McGuinness, § 17.338). La question de savoir s’il y a eu fraude est une question mixte de fait et de droit qui commande la retenue en appel. En l’espèce, la conduite frauduleuse du MDG consiste essentiellement à avoir demandé le paiement au titre de la lettre de garantie alors qu’il savait qu’il n’avait pas le droit de le faire.
[115]                     Le critère n’en demeure pas moins exigeant. Comme l’explique l’auteur Marc Lemieux, l’exception de fraude se limite aux cas de fraude évidente « pour éviter de porter atteinte indûment à l’utilité et à l’efficacité commerciales des lettres de crédit » (p. 433; voir aussi L’Heureux et Lacoursière, p. 409‑410). Une simple absence de bonne foi peut être insuffisante, même si elle peut engager la responsabilité civile dans d’autres contextes. Dans ce contexte, la fraude va plus loin; elle doit [traduction] « impliquer le recours à certains actes irréguliers, malhonnêtes ou trompeurs » (Cineplex, par. 31, cité et approuvé par divers tribunaux québécois et des provinces de common law, y compris Royal Bank c. Gentra Canada Investments Inc. (2001), 2001 CanLII 6996 (ON CA), 15 B.L.R. (3d) 25 (C.A. Ont.), par. 8; OMERS Realty, par. 45; SNC‑Lavalin Polska, par. 40; Alessandra Yarns, l.l.c. c. Tongxiang Baoding Textile Co., 2015 QCCS 346, par. 34 (CanLII)). Comme l’a fait remarquer un tribunal de l’Ontario, [traduction] « une demande de paiement n’est frauduleuse que si la réclamation de fonds ne présente même pas l’apparence de validité ou qu’elle n’a absolument aucun fondement factuel » (Royal Bank c. Gentra Canada Investments Inc. (2000), 2000 CanLII 22796 (ON SC), 1 B.L.R. (3d) 170 (C.S.J.), par. 56, conf. par (2001), 15 B.L.R. (3d) 25).
[116]                     Je suis conscient que c’est une affaire sérieuse de décrire la conduite d’une branche d’un État étranger — qui est membre de l’Union européenne et acteur important du commerce international — comme étant « frauduleuse ». Il est important, lorsque l’on qualifie la conduite d’un État étranger, de veiller à ne pas porter atteinte à l’intégrité d’un acteur respecté de la communauté internationale des affaires. Mais j’insiste sur le fait que ce terme est employé en l’espèce dans le contexte précis des lettres de crédit où, selon l’arrêt Angelica‑Whitewear, la fraude comprend la demande de paiement présentée par un bénéficiaire qui sait qu’il n’y a pas droit. Aucune autre inférence ne devrait être tirée de l’utilisation de ce terme en l’espèce et, en toute déférence pour le juge de première instance, je n’aurais pas utilisé d’épithètes comme [traduction] « intimidation juridique » ou « chantage juridique » dans le cas qui nous occupe (par. 175 et 182). Pour des raisons de courtoisie, les tribunaux canadiens devraient se montrer réticents à critiquer les lois d’un État étranger, même si force est de reconnaître que le droit canadien et le droit international les y obligent parfois (voir, de façon générale, Nevsun Resources Ltd. c. Araya, 2020 CSC 5, [2020] 1 R.C.S. 166, par. 50).
[117]                     Cela dit, je suis d’avis que la conclusion du juge de première instance selon laquelle le MDG a commis une fraude — une conclusion mixte de fait et de droit — commande la déférence. Eurobank n’a pas démontré que la conclusion générale du juge sur ce point était le résultat d’erreurs manifestes et déterminantes. La décision selon laquelle le MDG a commis [traduction] « certaines irrégularités » qui pouvaient constituer une fraude — qui ont même été reconnues par le juge dissident de la Cour d’appel comme constituant de la fraude — est amplement étayée par la preuve (voir par. 175‑176). Cela dit, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de souscrire à toutes ses conclusions sur ce point.
[118]                     Comme l’a noté le juge Mainville, le juge de première instance a tenu compte des éléments de preuve relatifs au comportement du MDG, y compris ceux qui étaient susceptibles de militer contre une conclusion de fraude. Je suis d’accord avec le juge Mainville pour dire que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur révisable, en particulier en ce qui concerne le moment où la demande de paiement a été présentée, qui doit être appréciée au regard de l’ordonnance du tribunal arbitral de la CCI interdisant au MDG de demander le paiement. La preuve appuie la conclusion selon laquelle le MDG s’est livré à une [traduction] « tentative frauduleuse de se soustraire à l’ordonnance provisoire et à la sentence finale du tribunal arbitral de la CCI par tous les moyens, aussi répugnants soient‑ils » (motifs de la C.A., par. 60).
[119]                     Plus précisément, la preuve indique que le MDG, qui était partie à la procédure arbitrale, a violé l’ordonnance procédurale no 11 du tribunal arbitral de la CCI, qui lui interdisait de demander le paiement au titre de la lettre de garantie. En violation de cette ordonnance et de son propre engagement, le MDG a, environ une semaine avant le prononcé de la sentence arbitrale finale, réitéré sa demande de paiement. Après que la sentence arbitrale finale eut été rendue et confirmée par la Cour d’appel de Paris, il est devenu évident que le contrat de compensation ne conférait aucun droit au MDG sur l’argent qu’il avait reçu. Néanmoins, le MDG n’a pas rendu l’argent qu’il avait reçu d’Eurobank au titre de la lettre de garantie. En fait, le MDG a soutenu devant notre Cour qu’il n’était pas tenu de remettre l’argent parce que Bombardier ne lui avait pas demandé le remboursement directement (m.a., par. 94). Ce fait, à lui seul, permet de conclure que le MDG a commis une fraude.
[120]                     Il suffit de noter, comme l’ont fait le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel, que les demandes de paiement présentées par le MDG en violation de l’ordonnance procédurale no 11 et de son propre engagement, y compris la demande qu’il a présentée immédiatement avant le prononcé de la sentence arbitrale finale, permettent de conclure qu’il a commis une fraude. Pour cette raison, il n’est pas nécessaire de décider si d’autres aspects de la conduite du MDG relevés par le juge de première instance constituent de la fraude.
[121]                     Je ne commenterai pas la façon dont le MDG a demandé d’être payé au moyen du protêt-invitation extrajudiciaire. Bien qu’on trouve au dossier certaines preuves d’experts sur le droit grec, notre Cour ne devrait pas tirer de conclusions originales sur la question de savoir si le protêt-invitation extrajudiciaire du MDG était autorisé ou requis en droit grec. Compte tenu du fait que le MDG est un acteur étranger, ce que les tribunaux québécois peuvent légitimement lui reprocher en ce qui concerne une lettre de crédit québécoise, c’est d’avoir demandé le paiement d’une lettre de crédit connexe en violation d’une ordonnance d’un tribunal arbitral et de son propre engagement, cela à la veille du prononcé d’une sentence arbitrale qui allait statuer sur son droit au paiement.
[122]                     J’ajoute que le juge dissident de la Cour d’appel a reconnu que le MDG avait commis une fraude, particulièrement en raison du fait que ce dernier n’a jamais eu l’intention de rembourser les fonds que le tribunal arbitral avait établi qu’il devait (motifs de la C.A., par. 200). Il est allé jusqu’à dire que [traduction] « [l]a conduite du MDG dans cette affaire était, en un mot, déplorable » (par. 164). Cela dit, il n’aurait pas conclu que la violation par le MDG de l’ordonnance procédurale no 11 représentait une fraude parce que cette ordonnance n’était pas susceptible d’être homologuée, ce qui signifie que la violation de cette ordonnance par le MDG est [traduction] « un manquement au contrat, mais pas à la loi » (par. 184). Je ne partage pas cet avis pour deux raisons.
[123]                     D’abord, en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante, il n’y a pas lieu de modifier la conclusion mixte de fait et de droit du juge de première instance selon laquelle le MDG a commis une fraude. Il est bien établi en droit que les tribunaux d’appel doivent se garder de tirer des conclusions de fait originales ou des conclusions mixtes de fait et de droit originales à moins de pouvoir identifier, avec la précision requise, une erreur évidente qui a une incidence sur le résultat (voir, de façon générale, Housen).
[124]                     Le juge de première instance a eu l’avantage d’entendre les témoignages de première main, dont les explications de certains des principaux acteurs. Les juges majoritaires de la Cour d’appel se sont, à bon droit, gardés d’imposer leur propre interprétation de la preuve. Soit dit en tout respect, j’estime que le juge dissident n’a pas suivi cette règle. Pour pouvoir infirmer le jugement de première instance, il fallait démontrer l’existence d’erreurs manifestes et déterminantes à l’égard de chacune des conclusions du juge quant aux sources de la fraude du MDG. Même si j’estime que la conclusion relative à l’ordonnance procédurale no 11 est suffisante pour rejeter le pourvoi, d’autres éléments posent de sérieux problèmes à l’appelante Eurobank. Par exemple, celle‑ci n’a pas réussi, à mes yeux, à démontrer la présence d’une erreur révisable dans la conclusion du juge de première instance selon laquelle le retrait par le MDG de son engagement de ne pas demander de paiement constituait une conduite frauduleuse. Cela dit avec le plus grand respect, l’explication donnée par le juge dissident pour modifier la conclusion du juge de première instance sur ce point ne me convainc pas. La conclusion selon laquelle [traduction] « [l]’engagement n’avait pas de durée précise » (par. 177) me semble être une interprétation inexacte de la promesse faite par le MDG. En fait, le MDG s’était engagé à ne pas demander de paiement [traduction] « tant et aussi longtemps que la procédure [d’arbitrage] est en cours » (d.a., vol. IV, p. 199). L’engagement avait une durée précise — jusqu’à ce que la sentence soit rendue — même si cette date n’était pas certaine. Quoi qu’il en soit, la conclusion de fraude à l’égard de l’ordonnance procédurale no 11 suffit en l’espèce.
[125]                     Ensuite, s’il est vrai qu’une ordonnance provisoire d’un tribunal arbitral n’est pas susceptible d’être homologuée, il ne s’ensuit pas pour autant que le MDG n’aurait pas pu commettre une fraude en violant l’ordonnance procédurale no 11. Je suis d’accord pour dire que, sans plus, un manquement contractuel ne constitue pas une fraude. Cela dit, un manquement contractuel, comme tout autre comportement intervenant dans le cadre d’une transaction qui « impliqu[e] le recours à certains actes irréguliers, malhonnêtes ou trompeurs » (Cineplex, par. 31), peut constituer une fraude. La question de savoir si une violation de contrat représente une fraude est une question mixte de fait et de droit qui commande la déférence en appel. J’ajoute que nous nous intéressons à la question de savoir si la conduite du MDG constitue une fraude de la part d’un tiers au regard de la lettre de contre‑garantie, et non à la question de savoir si l’ordonnance provisoire d’un tribunal arbitral peut être exécutée par un tribunal judiciaire. Je suis d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel pour dire que la conduite du MDG constituait, comme l’a conclu le juge de première instance, un cas de fraude sur lequel ce dernier pouvait se fonder (motifs de la C.A., par. 58‑60).
[126]                     Dans l’ensemble, il n’y a aucune raison de modifier la conclusion du juge de première instance selon laquelle le MDG a eu une conduite répréhensible suffisante pour déclencher, à titre de fraude commise par un tiers, l’application de l’exception de fraude en droit canadien. Je réitère toutefois que je m’abstiens de tout commentaire sur la question de savoir si le MDG a pu commettre une fraude en droit grec ou si sa conduite pourrait entraîner des conséquences en ce qui concerne la lettre de garantie devant les tribunaux grecs. Je rappelle également que les jugements pertinents de ces tribunaux n’ont pas été reconnus comme étant exécutoires en droit québécois. Pour ce qui est de la lettre de contre‑garantie, compte tenu de ses propres dispositions, il suffit de conclure que la conduite du MDG représente une fraude commise par un tiers. Il nous reste à décider si Eurobank, en tant que bénéficiaire, est « innocente » de cette fraude.
(2)         La fraude du MDG est devenue celle d’Eurobank
[127]                     Comme l’a écrit le juge Le Dain, l’exception de fraude est « restreinte à la fraude du bénéficiaire d’un crédit et ne devrait pas viser la fraude d’un tiers dont le bénéficiaire est innocent » (Angelica‑Whitewear, p. 84). Un tribunal de l’Ontario a fait remarquer, avec raison, qu’il [traduction] « est implicite dans les propos précédents que l’exception de fraude dans les cas de lettres de crédit pourrait s’appliquer à la fraude commise par un tiers dont le bénéficiaire de la lettre de crédit ne peut être considéré comme innocent » (Royal Bank c. Darlington, 1995 CarswellOnt 2661 (WL), [1995] O.J. No. 1044 (Lexis) (C.J. (Div. gén.)), par. 231; voir aussi Global Steel Ltd. c. Bank of Montreal, 1999 ABCA 311, 244 A.R. 341, par. 21).
[128]                     Il est nécessaire, afin de ne pas compromettre le caractère autonome des lettres de crédit, même lorsqu’elles sont interdépendantes comme en l’espèce, de bien définir ce qu’il faut entendre par la conduite d’un bénéficiaire qui n’est pas « innocent ». Je suis conscient que, même si un bénéficiaire innocent est en droit de s’attendre à ce que la fraude d’un tiers ne lui soit pas imputée, cela parce qu’il n’a pas à surveiller l’opération sous‑jacente, la banque émettrice et son client sont tout autant en droit de s’attendre à ce que l’exception de fraude puisse s’appliquer si le bénéficiaire assume la responsabilité de cette fraude comme s’il s’agissait de la sienne. Il s’agit donc de savoir si la fraude du tiers peut à juste titre être considérée comme celle du bénéficiaire.
[129]                     Un bénéficiaire cesse d’être « innocent » lorsqu’il a connaissance de la fraude du tiers et qu’il y participe. Lorsqu’il y a à la fois connaissance et participation, la fraude du tiers — en l’espèce, le MDG — peut être à juste titre imputée au bénéficiaire — en l’occurrence, Eurobank, au regard de la lettre de contre‑garantie. En clair, lorsque la fraude commise par un tiers est imputée au bénéficiaire, cette fraude devient la sienne; il ne s’agit pas d’une responsabilité indirecte ou du fait d’autrui. L’imputation de la fraude d’un tiers au bénéficiaire est simplement une application de l’exception de fraude au bénéficiaire de la lettre de crédit en question.
[130]                     Comme c’est toujours le cas, une connaissance claire d’une fraude évidente avant le paiement par l’institution financière est requise (voir L’Heureux et Lacoursière, p. 411; B. Crawford et autres, The Law of Banking and Payment in Canada (feuilles mobiles), § 13:171). Un bénéficiaire ne peut être responsable, au sens commercial ou civil, d’une fraude dont il n’avait pas connaissance (Sarna, p. 5‑56 et 5‑57; voir aussi R. P. Buckley, « The 1993 Revision of the Uniform Customs and Practice for Documentary Credits » (1995), 28 Geo. Wash. J. Int’l L. & Econ. 265, p. 308; E. A. Caprioli, Le crédit documentaire : évolution et perspectives (1992), no 373). C’est tout à fait logique, car, malheureusement, il arrive que des parties participent à des fraudes commerciales sans le savoir. L’auteur Lazar Sarna donne l’exemple d’un [traduction] « acte frauduleux caché » comme « la falsification par un transporteur de la date de chargement de la marchandise à l’insu du bénéficiaire » (p. 5‑56 et 5‑57).
[131]                     Toutefois, il ne suffit pas d’être simplement au courant de la fraude commise par le tiers. Le bénéficiaire ne commet pas de fraude à moins d’y participer. Comme le soulignent les auteurs L’Heureux et Lacoursière, « [i]l est [. . .] clair en droit canadien et québécois que seule la fraude commise par le bénéficiaire est admise, y compris celle d’un tiers lorsque celui‑ci y a participé » (p. 411; voir aussi Crawford et autres, § 13:171; Crédit Lyonnais Canada c. First Mercantile Investment Corp., 1996 CarswellOnt 4711 (WL), [1996] O.J. No. 4309 (Lexis) (C.J. (Div. gén.)), par. 44). La participation peut, comme en l’espèce, prendre la forme d’un acquiescement à une demande de paiement dans des circonstances irrégulières. Elle peut aussi consister à présenter sciemment des documents frauduleux à l’émetteur. Tout ce qu’il faut, c’est une action du bénéficiaire qui l’implique dans la fraude du tiers. Lorsque, par exemple, le bénéficiaire demande le paiement, à son propre avantage, en étant au courant de la fraude du tiers, il s’agit là d’une fraude dont le bénéficiaire n’est pas innocent.
[132]                     Étant donné que la connaissance et la participation sont toutes deux requises, la portée de l’exception de fraude sera suffisamment restreinte. Les bénéficiaires peuvent être rassurés de savoir que la fraude commise par un tiers ne leur sera pas imputée à moins qu’ils en aient activement assumé la responsabilité. Le bénéficiaire bien intentionné qui facilite involontairement la fraude d’un tiers ou qui choisit de ne pas y participer n’a pas à craindre que la fraude lui soit imputée. De même, le bénéficiaire qui demande d’être payé alors qu’il n’avait pas connaissance de la fraude du tiers restera innocent. En limitant ainsi la portée de l’exception de fraude, on protège la fiabilité des lettres de crédit canadiennes. Toutefois, le bénéficiaire devient coauteur de la fraude commise par un tiers lorsqu’il participe sciemment à la conduite répréhensible et il se verra donc imputer cette fraude; dans un tel cas, l’exception de fraude peut à juste titre s’appliquer de manière à empêcher que la lettre de crédit serve à faciliter un cas évident de fraude.
[133]                     Le juge de première instance a conclu qu’Eurobank savait [traduction] « que la conduite du MDG constituait une fraude évidente » (par. 196) parce que la demande du MDG contrevenait aux ordonnances du tribunal arbitral de la CCI et de la Cour supérieure (par. 197). Le juge Mainville de la Cour d’appel a reconnu qu’Eurobank [traduction] « était manifestement » au courant de la fraude commise par le MDG (par. 72) et, se référant à la preuve relative à l’ordonnance procédurale no 11, il a observé qu’« [i]l est évident en l’espèce qu’Eurobank avait une connaissance suffisante de la fraude avant de payer » (par. 71). Le juge Hamilton de la Cour d’appel a reconnu qu’Eurobank avait été « avisée » de l’ordonnance procédurale no 11 (par. 212). Malgré cela, il a conclu qu’il [traduction] « n’était pas clair et évident que la demande [du MDG] était frauduleuse » (par. 223).
[134]                     Soit dit en tout respect, le juge dissident n’a pas relevé d’erreur manifeste et déterminante dans la conclusion mixte de fait et de droit du juge de première instance selon laquelle Eurobank était au courant de la fraude du MDG et y a participé. Le juge de première instance a conclu qu’Eurobank [traduction] « avait en fait volontairement effectué le paiement sachant que la conduite du MDG constituait une fraude claire » (par. 196 (italique omis)). Il a écrit qu’Eurobank avait payé le MDG [traduction] « en violation de non pas une, mais deux ordonnances. Une du tribunal arbitral de la CCI et l’autre du juge Davis de la Cour supérieure du Québec » (par. 197), ce qui étaye sa conclusion qu’Eurobank était au courant de la fraude du MDG. Qui plus est, il existe des éléments de preuve, notamment les témoignages d’employés d’Eurobank qui ont décidé de payer le MDG, qui permettent de conclure qu’Eurobank savait que la demande du MDG d’être payé en vertu de la lettre de garantie avait été présentée en violation de l’ordonnance procédurale no 11 du tribunal arbitral de la CCI.
[135]                     Au procès, Dimitri Konstantopoulos, directeur général des services bancaires aux entreprises chez Eurobank, a admis qu’Eurobank était [traduction] « au courant qu’une décision de la CCI rendue contre le ministère de la défense indiquait “ne pas demander le paiement au titre de la lettre de garantie” » (d.a., vol. VIII, p. 50). Athanasios Danis, directeur des services juridiques d’Eurobank à l’époque où le paiement a été fait au MDG, a témoigné qu’il savait que Bombardier avait demandé et obtenu une ordonnance provisoire du tribunal arbitral de la CCI qui interdisait au MDG de demander d’être payé en vertu de la lettre de garantie. Il a aussi affirmé qu’il avait des réserves [traduction] « quant à la bonne foi du MDG » (p. 64). Bien qu’une simple absence de bonne foi ne soit pas suffisante pour déclencher l’application de l’exception de fraude, les témoignages de MM. Konstantopoulos et Danis indiquent qu’Eurobank était au courant de la conduite du MDG qui, selon les normes canadiennes, constituait une fraude. Dans ce contexte, le juge de première instance pouvait conclure qu’Eurobank était au courant de la fraude commise par le MDG.
[136]                     Le juge dissident a convenu que [traduction] « Eurobank savait de toute évidence que la demande [de paiement en vertu de la lettre de garantie] était présentée à la veille de la sentence arbitrale finale » (motifs de la C.A., par. 217). Il a toutefois conclu qu’Eurobank [traduction] « ne savait pas que le MDG s’attendait à être débouté ou qu’il avait l’intention de conserver les fonds, quel que soit le résultat » (par. 217). À ce moment‑là, [traduction] « Eurobank n’avait que des soupçons » (par. 217). Bien que je reconnaisse que de simples soupçons [traduction] « ne sauraient être assimilés à une connaissance de la fraude » (par. 218), je ne partage pas l’opinion selon laquelle la connaissance par Eurobank de la fraude du MDG n’était qu’un simple soupçon. Les employés d’Eurobank qui ont décidé de payer le MDG ont témoigné au procès qu’ils savaient qu’il était interdit au MDG de demander le paiement au titre de la lettre de garantie et que le prononcé de la sentence arbitrale finale était imminent. Eurobank ne faisait pas que soupçonner le MDG d’avoir demandé d’être payé en contravention de l’ordonnance procédurale no 11; elle savait clairement que cela se produisait. À tout le moins, cela indique qu’Eurobank savait que la demande de paiement avait été faite en violation d’au moins une ordonnance, ce qui, dans les circonstances, représente une connaissance claire de la conduite frauduleuse du MDG.
[137]                     Je ne vois donc aucune raison de modifier la conclusion du juge de première instance selon laquelle Eurobank avait clairement connaissance de la fraude commise par le MDG.
[138]                     En outre, on ne m’a démontré aucune erreur manifeste et déterminante dans la conclusion du juge de première instance selon laquelle « Eurobank n’a peut‑être pas conçu le complot frauduleux et n’a peut‑être pas fourni les armes, mais elle a certainement aidé à appuyer sur la détente » et selon laquelle Eurobank [traduction] « a sciemment permis à la fraude de produire ses fruits » (par. 205). Eurobank a participé activement à la fraude du MDG en payant celui‑ci dans des circonstances irrégulières.
[139]                     En résumé, puisqu’Eurobank était au courant de la fraude du MDG et y a participé, elle est devenue coauteure de cette fraude et doit, aux fins de l’exception de fraude, en assumer la responsabilité. La fraude du MDG est devenue la sienne. C’est la fraude d’Eurobank, à titre de bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie, qui est susceptible de faire l’objet de poursuites devant les tribunaux québécois.
[140]                     J’ajoute que, bien que la lettre de contre‑garantie ait été émise pour assurer qu’Eurobank soit payée si elle devait payer le MDG en vertu de la lettre de garantie, toutes les lettres de crédit canadiennes sont émises sous réserve de l’exception de fraude. Tout comme Eurobank était en droit de compter sur la quasi‑certitude d’être payée dans des circonstances normales, Bombardier, en tant que cliente de la banque émettrice, était en droit de compter sur la possibilité que l’exception de fraude soit invoquée si elle venait à s’appliquer. D’ailleurs, certains éléments de preuve donnent à penser que la décision de recourir à une lettre de crédit assujettie au droit québécois visait à faire en sorte que Bombardier puisse bénéficier de la protection de l’exception de fraude. La structure comportant deux lettres de crédit était conçue, comme l’a expliqué au procès M. François Ouellette, vice‑président des services juridiques et des contrats pour la division avions d’affaires chez Bombardier, pour « éviter un risque de fraude » (d.a., vol. IX, p. 9). Il a témoigné que, dans le cadre de cette transaction comportant une dimension internationale et faisant intervenir des règles de droit d’un État étranger, qui s’accompagnent d’une certaine incertitude, Bombardier a trouvé du réconfort à traiter avec une banque canadienne et à savoir que l’exception de fraude en droit canadien pouvait s’appliquer. Eurobank, en tant que partie à la lettre de contre‑garantie, a pris les risques que cela impliquait pour elle en tant que bénéficiaire de la lettre en question. Au procès, M. Ouellette a déclaré :
           . . . nous, chez Bombardier [. . .] on connaît le droit qui gère l’émission et l’encaissement des lettres de crédit en droit québécois, d’où l’exigence que lorsqu’il y a une lettre de crédit émise par une banque étrangère, qu’elle soit soumise à une contre‑garantie par une banque locale.
      . . .
           . . . [L]a raison derrière laquelle on avait exigé qu’il y ait une lettre de contre‑garantie, c’était justement pour ne pas devoir aller se battre devant les tribunaux grecs. [. . .] [L]a lettre de contre‑garantie faisait en sorte aussi qu’on n’était pas sujet à un encaissement frauduleux, puisqu’en vertu des règles canadiennes [. . .] l’exception à l’encaissement de la lettre de crédit est la fraude, donc la lettre de contre‑garantie de la Banque Nationale nous prémunissait contre toute tentative de fraude du gouvernement grec.
      (d.a., vol. IX, p. 66 et 99‑100)
[141]                     Dans ce contexte, l’exception de fraude s’applique de manière à assurer que Bombardier et la Banque Nationale n’aient pas à assumer les pertes associées à la fraude qui est imputée à Eurobank comme s’il s’agissait de la sienne.
[142]                     Enfin, l’argument subsidiaire d’Eurobank selon lequel elle a agi sous la contrainte est sans fondement. Rien ne justifie de modifier la conclusion du juge de première instance selon laquelle la conduite d’Eurobank en tant que bénéficiaire était volontaire. Eurobank était au courant de la fraude du MDG et a demandé à la Banque Nationale de la payer en étant parfaitement consciente de cette situation. Je reconnais qu’Eurobank se trouvait à l’évidence dans une position difficile : elle faisait sans doute l’objet de pressions de la part du MDG et elle était sans doute consciente de la possibilité que, au Canada, elle perde sa cause portant sur la lettre de contre‑garantie. Mais comme l’a conclu le juge de première instance, Eurobank n’a pas résisté aux pressions exercées par le MDG [traduction] « après avoir considéré les risques auxquels sa résistance l’aurait exposée » (par. 203). Entre deux possibilités, Eurobank a fait le choix de demander à la Banque Nationale de la payer plutôt que de faire face aux conséquences du refus de payer le MDG. Elle n’a pas agi de façon involontaire. Sous l’effet de pressions concurrentes, elle a sciemment décidé de participer à une fraude. D’une part, elle aurait pu refuser de participer à la fraude du MDG, ce qui aurait évité qu’elle en devienne coauteure en droit canadien. D’autre part, elle aurait pu s’exposer à des allégations bien fondées de fraude en droit canadien afin d’éviter ce qui semblait être une responsabilité plus grande en droit grec. Elle a opté pour cette dernière solution. Eurobank, en tant que banque grecque, a peut‑être pris une bonne décision d’affaires dans ces circonstances difficiles, mais, à nos fins, il suffit de noter que sa décision était volontaire et non pas imposée. Puisqu’Eurobank a agi volontairement, il n’est pas nécessaire de décider si la contrainte constitue une excuse à l’exception de fraude de façon plus générale. Je tiens toutefois à signaler que, lorsqu’on lui a demandé à l’audience d’indiquer un quelconque précédent à l’appui de sa prétention selon laquelle il y a une exception relative à la contrainte à l’exception de fraude, Eurobank a été incapable de le faire (transcription, p. 21).
(3)         Conclusion sur l’exception de fraude
[143]                     Je conclus que l’exception de fraude s’applique à la demande de paiement présentée par Eurobank au titre de la lettre de contre‑garantie. Étant donné qu’Eurobank, en tant que bénéficiaire de la lettre de contre‑garantie, était au courant de la fraude commise par le MDG et y a participé, cette fraude peut lui être imputée comme s’il s’agissait de sa propre fraude. L’exigence qu’il y ait une fraude commise par le bénéficiaire est donc remplie. En outre, il ne fait aucun doute que la fraude d’Eurobank a été portée à l’attention de la Banque Nationale, qui a émis la lettre de contre‑garantie. C’est donc à juste titre que le juge de première instance a interdit à la Banque Nationale de verser à Eurobank tout montant en vertu de la lettre de contre‑garantie et les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont pas commis d’erreur en confirmant cette conclusion.
VI.         Effet de la nullité du contrat de compensation sur la lettre de contre‑garantie
[144]                     Bien que la majeure partie de son analyse ait porté sur l’exception de fraude, le juge de première instance a écrit que [traduction] « [i]l est difficile d’accepter, en droit, que l’invalidité ab initio du contrat de compensation [. . .] n’emporte pas l’invalidité des instruments qui ont été émis pour garantir les obligations découlant dudit contrat » (par. 237). Il a ajouté : [traduction] « Il est évident que, comme la lettre de garantie a été déclarée nulle ab initio par le tribunal arbitral de la CCI dans sa sentence finale, laquelle a été homologuée par notre Cour, il doit en être de même pour la contre‑garantie et il doit être ordonné à [la Banque Nationale] de ne pas payer Eurobank » (par. 240). Pour ce motif, le juge a conclu que la lettre de contre‑garantie est nulle. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont confirmé cette conclusion.
[145]                     En toute déférence, je tiens à signaler que le juge de première instance a eu tort de dire que le tribunal arbitral de la CCI avait déclaré nulle la lettre de garantie parce que le contrat de compensation était nul. Dans sa sentence arbitrale finale, le tribunal arbitral de la CCI a conclu que [traduction] « [l]e contrat de compensation est déclaré nul ab initio, ainsi que sa clause 20 concernant les dommages‑intérêts liquidés et sa clause 21 relative à la lettre de garantie » (d.a., vol. VI, p. 143).
[146]                     Eurobank a interjeté appel à la Cour d’appel de la conclusion du juge de première instance selon laquelle la lettre de contre‑garantie était nulle. Les juges majoritaires ont confirmé cette conclusion. Le juge Hamilton aurait accueilli l’appel parce qu’il estimait que l’exception de fraude ne s’appliquait pas. Lorsqu’il a proposé de rejeter l’action intentée par Bombardier contre Eurobank, il n’a pas clairement indiqué si la lettre de contre‑garantie était valide et pour quelle raison.
[147]                     Devant notre Cour, Bombardier soutient que la lettre de contre‑garantie est nulle parce que le contrat de compensation est nul. Compte tenu de la façon dont les questions ont été jointes au procès et en appel et du fait que cet argument a été invoqué comme un fondement subsidiaire pour décider s’il y avait lieu d’interdire à la Banque Nationale de payer Eurobank en vertu de la lettre de contre‑garantie, je m’abstiendrai de trancher cette question. Cela dit, l’argument de Bombardier se rapporte à un point de droit non réglé qui, à mon avis, mérite trois commentaires.
[148]                     Premièrement, si un bénéficiaire demande d’être payé en vertu d’une lettre de crédit alors qu’il sait que le contrat de base est nul, sa conduite peut déclencher l’application de l’exception de fraude (voir Angelica‑Whitewear, p. 83; McGuinness, §17.338; OMERS Realty, par. 45). Cette situation ne doit pas être confondue avec un litige concernant le contrat sous-jacent (Angelica‑Whitewear, p. 70). Le fait de demander un paiement conformément à un droit contesté ne constitue pas une fraude. En revanche, demander un paiement en sachant qu’on n’y a pas droit au titre du contrat sous-jacent peut être frauduleux, selon les circonstances.
[149]                     Deuxièmement, il existe en droit québécois une « exigence, reprise à l’art. 1371 C.c.Q., selon laquelle il est de l’essence d’une obligation découlant d’un acte juridique qu’il y ait une cause qui en justifie l’existence » (6362222 Canada inc. c. Prelco inc., 2021 CSC 39, par. 72). On pourrait fort bien soutenir que la cause objective de l’obligation imposée à la banque émettrice dans une lettre de crédit de faire un paiement peut être dissociée du contrat sous‑jacent et ne pas être dépendante en soi de celui‑ci.
[150]                     Troisièmement, on pourrait soutenir que, si le contrat sous‑jacent est contraire à l’ordre public, il en va de même pour les lettres de crédit qui en découlent (voir A. Peters, « Standby Letters of Credit in Financing Transactions » (1994), 13 Nat. B.L. Rev. 40, p. 53). Toutefois, l’ouvrage de Crawford et autres signale le peu d’attention qui a été accordé à la question de savoir si l’émetteur serait justifié, en raison de l’illégalité manifeste de la transaction sous‑jacente, de refuser d’effectuer un paiement sur présentation d’une demande par ailleurs conforme au titre d’une lettre de crédit (§13:176). Cela me porte à croire qu’il n’est pas nécessaire de trancher la question en l’espèce, et qu’elle ne devrait probablement pas l’être. Puisque le présent pourvoi peut être tranché en statuant sur une question qui a été pleinement traitée et débattue — l’exception de fraude —, je suis d’avis de reporter l’examen de ces questions à une autre occasion.
VII.      Dispositif
[151]                     Étant donné que l’exception de fraude s’applique à la lettre de contre‑garantie de façon à empêcher la Banque Nationale de payer Eurobank en vertu de cette lettre, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens payables par l’appelante Eurobank.
Version française des motifs des juges Karakatsanis et Côté rendus par
                    La juge Côté —
                                             TABLE DES MATIÈRES
 

Paragraphe

I.      Aperçu

152

II.   Contexte factuel et juridique

158

A.     Les ententes contractuelles pertinentes

158

B.     Chronologie des faits

161

III.   Historique des procédures

198

A.   Cour supérieure du Québec, 2018 QCCS 2127 (le juge Wery)

198

B.   Cour d’appel du Québec, 2022 QCCA 802

202

(1)           Le juge Mainville, avec l’accord de la juge Baudouin

202

(2)      Le juge Hamilton, dissident

204

IV.   Questions en litige

210

V.   Analyse

211

A.   Les garanties sur demande sont autonomes

214

B.   L’exception de fraude opposable au principe de l’autonomie

219

(1)      La norme à satisfaire pour établir la fraude est onéreuse

221

(2)      Connaissance claire ou évidente de la fraude

224

(3)      Fraude commise par un tiers dans le contexte de contre‑garanties

230

VI.   Application

232

A.   L’incidence des jugements des tribunaux grecs pour l’application de la lettre de contre‑garantie

233

B.   La demande de paiement du MDG n’était ni frauduleuse ni assimilable à une fraude

252

(1)      L’engagement écrit du MDG

253

(2)      Violation par le MDG des Ordonnances provisoires

262

(3)      Le moment choisi par le MDG pour demander le paiement

269

C.   Même si la conduite du MDG était frauduleuse ou assimilable à une fraude, Eurobank était innocente de cette fraude

276

(1)      Connaissance d’Eurobank

277

(2)      Participation alléguée d’Eurobank

285

(3)      La répartition du risque entre les parties

291

D.   Incidence de la déclaration de nullité du Contrat de compensation sur les Lettres de garantie et de contre‑garantie

295

VII. Dispositif

299

I.               Aperçu
[152]                     Le présent pourvoi exige que notre Cour se penche sur les limites appropriées de l’exception de fraude opposable à l’autonomie des garanties sur demande dans le cadre de transactions commerciales internationales complexes. La présente affaire revêt une grande importance pour le secteur bancaire, car la clarté et la prévisibilité sont essentielles à l’efficacité de ces instruments financiers.
[153]                     L’appelante Eurobank Ergasias S.A. est une banque grecque dont la prédécesseure avait émis en faveur de l’appelant le ministère de la Défense de la Grèce (« MDG ») une garantie sur demande qui était régie par le droit grec (« Lettre de garantie »). À la demande de l’intimée Bombardier inc., la Lettre de garantie a été sécurisée par une contre‑garantie émise par l’intimée Banque Nationale du Canada (« Banque Nationale ») et régie par le droit québécois (« Lettre de contre‑garantie »).
[154]                     Il est allégué que le MDG a agi frauduleusement en demandant le paiement en vertu de la Lettre de garantie, à la connaissance d’Eurobank, de sorte que la décision d’Eurobank de payer était frauduleuse aux fins de l’application de la Lettre de contre‑garantie. Invoquant l’exception de fraude, Bombardier a demandé, notamment, aux tribunaux québécois d’interdire à Banque Nationale de rembourser Eurobank en vertu de la Lettre de contre‑garantie. Une injonction provisoire a été émise. Bombardier a sollicité une injonction permanente au même effet, laquelle a été émise par la Cour supérieure du Québec et confirmée, dans un arrêt partagé, par la Cour d’appel du Québec.
[155]                     Je suis d’avis, à l’instar du juge Hamilton de la Cour d’appel du Québec, que l’action intentée par Bombardier contre Eurobank et Banque Nationale devrait être rejetée. Conclure autrement dans ce cas‑ci exige d’écarter les décisions des tribunaux grecs au motif qu’elles ne sont pas pertinentes, alors qu’on ne peut, à mon avis, en faire fi pour trancher la présente affaire. La courtoisie internationale est un principe directeur essentiel lorsqu’il s’agit de donner un effet de fait à une décision étrangère ou de l’exécuter et, en l’espèce, il n’y a aucune raison d’ordre public qui justifierait de n’accorder aucun poids aux jugements rendus par les tribunaux grecs.
[156]                     Lorsque les jugements des tribunaux grecs sont pris en considération, il faut à mon avis conclure que la demande de paiement présentée par le MDG en vertu de la Lettre de garantie n’était ni frauduleuse ni assimilable à une fraude. Même si j’avais reconnu que la conduite du MDG était frauduleuse ou assimilable à une fraude, Eurobank serait, à mon avis, innocente de cette fraude. Il y a une contradiction inhérente entre l’exigence qu’une cour de révision se place dans la position de la banque émettrice au moment du paiement pour déterminer si celle‑ci avait une connaissance suffisante de la fraude, tout en écartant du même coup les décisions des tribunaux compétents qui liaient cette banque et qui servaient de base à cette connaissance. La conclusion du juge de première instance selon laquelle l’exception de fraude s’applique en l’espèce, conformément aux conditions établies dans l’arrêt Banque de Nouvelle‑Écosse c. Angelica‑Whitewear Ltd., 1987 CanLII 78 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 59, ne peut être maintenue. Contrairement aux juges majoritaires de la Cour d’appel, j’estime que les conclusions du juge de première instance et sa décision ultime sont entachées d’erreurs révisables.
[157]                     Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
II.            Contexte factuel et juridique
A.           Les ententes contractuelles pertinentes
[158]                     Le 20 novembre 1998, Bombardier conclut avec le MDG un contrat d’approvisionnement (« Contrat d’approvisionnement ») pour la fabrication de 10 aéronefs amphibies de lutte contre les incendies CL‑415, ainsi que pour d’autres services et équipements, pour une valeur totale de 252 151 899 $ US. Comme condition du Contrat d’approvisionnement, Bombardier devait conclure un deuxième contrat avec le MDG (« Contrat de compensation »). En vertu du Contrat de compensation, Bombardier s’est engagée à confier une partie des travaux de fabrication des aéronefs à des fournisseurs grecs.
[159]                     En concluant le Contrat de compensation, Bombardier a consenti à une clause de dommages‑intérêts liquidés, dont le montant devait être garanti par une garantie sur demande émise par une banque grecque (art. 20 et 21, reproduits au d.a., vol. IV, p. 95). Les parties ont convenu que tout différend concernant le Contrat de compensation serait soumis à un tribunal arbitral, siégeant à Paris, conformément aux règles de la Chambre de commerce internationale (« Tribunal arbitral de la CCI ») (art. 25). Comme le Contrat d’approvisionnement, le Contrat de compensation était régi par le droit grec (art. 28).
[160]                     Le 5 février 1999, la Lettre de garantie a été émise par la prédécesseure d’Eurobank, ANZ Grindlays Bank Limited, en faveur du MDG en vue de garantir le paiement d’éventuels dommages‑intérêts liquidés[1]. La Lettre de garantie était sécurisée par la Lettre de contre-garantie précédemment émise par Banque Nationale le 29 janvier 1999, à la demande de Bombardier. Il est important de noter que la Lettre de garantie est régie par le droit grec, alors que la Lettre de contre‑garantie est régie par le droit québécois.
B.            Chronologie des faits
[161]                     Le 30 décembre 2008, Bombardier dépose une demande d’arbitrage devant le Tribunal arbitral de la CCI, alléguant qu’il lui est impossible de s’acquitter de certaines de ses obligations prévues par le Contrat de compensation. Le MDG conteste la demande. Ni Eurobank ni Banque Nationale ne sont parties à cette instance.
[162]                     Le 17 juin 2010, le MDG accepte de réduire de moitié le montant de la Lettre de garantie, compte tenu de l’exécution partielle du Contrat de compensation par Bombardier (art. 21.3). La somme en litige s’élève désormais à 13 868 354,60 $ US.
[163]                     Le 2 avril 2012, le MDG écrit à Bombardier pour l’informer que, comme cette dernière ne s’est pas acquittée de toutes ses obligations prévues dans le Contrat de compensation, le MDG entend exiger le paiement en vertu de la Lettre de garantie.
[164]                     Le 10 avril 2012, Bombardier informe le MDG et le Tribunal arbitral de la CCI qu’elle entend solliciter une injonction provisoire pour empêcher le MDG de se prévaloir de la Lettre de garantie tant que la sentence arbitrale ne sera pas rendue.
[165]                     Le 20 avril 2012, le MDG s’engage expressément par écrit auprès de Bombardier et du Tribunal arbitral de la CCI à ne pas exiger le paiement en vertu de la Lettre de garantie [traduction] « tant et aussi longtemps que la procédure [d’arbitrage] est en cours » et jusqu’à ce que la sentence finale soit rendue (« Engagement écrit ») (d.a., vol. IV, p. 199). Le MDG prend cet Engagement écrit en tenant pour acquis que l’issue de l’arbitrage est imminente.
[166]                     Le 15 août 2012, Bombardier demande la permission de modifier sa demande d’arbitrage pour soulever une nouvelle question — celle de savoir si le Contrat de compensation est nul au motif qu’il viole le droit de la concurrence de l’Union européenne. La permission de modifier est accordée et Bombardier dépose un mémoire supplémentaire le 3 décembre 2012. En raison de cette modification, une seconde audience doit être tenue, ce qui retarde considérablement le déroulement de la procédure d’arbitrage.
[167]                     Le 17 juillet 2013, plus de 15 mois après la prise de l’Engagement écrit, le MDG rend sa décision officielle approuvant le recours à la Lettre de garantie. Il prend cette décision conformément à ses droits souverains, selon les procédures administratives applicables.
[168]                     Le 29 juillet 2013, Bombardier et le MDG sont avisés que le Tribunal arbitral de la CCI rendra sa sentence finale au plus tard le 31 décembre 2013.
[169]                     Le 31 juillet 2013, le MDG adresse à Bombardier une lettre l’informant qu’elle a manqué à ses obligations prévues dans le Contrat de compensation et qu’elle doit payer la pénalité (13 868 354,60 $ US).
[170]                     Le 5 août 2013, le MDG demande une première fois à Eurobank de lui payer sans délai la somme exigible en vertu de la Lettre de garantie.
[171]                     Le 13 août 2013, à la demande de Bombardier, le Tribunal arbitral de la CCI émet une ordonnance provisoire interdisant au MDG de demander un paiement en vertu de la Lettre de garantie tant que sa sentence finale ne sera pas rendue (« Ordonnance provisoire »). Encore une fois, ni Eurobank ni Banque Nationale ne sont parties à l’instance dans le cadre de laquelle l’Ordonnance provisoire est demandée.
[172]                     Le même jour, Banque Nationale reçoit un affidavit d’Eurobank l’informant que, même si elle n’a pas reçu de nouvelle demande de paiement du MDG, elle s’attend à en recevoir une. Bombardier écrit alors au MDG pour obtenir l’assurance qu’il se conformera à l’Ordonnance provisoire.
[173]                     Le 14 août 2013, l’avocat du MDG répond que son client n’est pas en mesure de s’engager par écrit à se conformer à l’Ordonnance provisoire. Devant ce refus du MDG de lui donner l’assurance qu’elle réclame, Bombardier présente une demande d’injonction devant le juge Prévost de la Cour supérieure du Québec.
[174]                     Au cours de l’audience sur la demande d’injonction, Bombardier apprend que, le 12 août 2013, Eurobank a reçu une deuxième demande de paiement du MDG en vertu de la Lettre de garantie. Cette demande était conforme aux conditions de la Lettre de garantie.
[175]                     Le 16 août 2013, Eurobank présente à Banque Nationale une demande de paiement en vertu de la Lettre de contre‑garantie, lui précisant que le MDG insiste pour qu’Eurobank paye en vertu de la Lettre de garantie.
[176]                     Le même jour, le juge Prévost de la Cour supérieure du Québec accueille la requête en injonction provisoire de Bombardier, en vigueur jusqu’au 26 août 2013, et ordonne au MDG de retirer sa demande de paiement. Le juge Prévost ordonne également à Eurobank de n’effectuer aucun paiement en vertu de la Lettre de garantie et à Banque Nationale de n’effectuer aucun paiement en vertu de la Lettre de contre‑garantie (2013 QCCS 6892 (« Injonction du juge Prévost »)). Cette injonction est émise en application de l’art. 3138 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et de l’art. 940.4 de l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25 (« C.p.c. ») (qui correspond essentiellement à l’art. 623 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01), lequel permet aux tribunaux québécois d’« accorder avant ou pendant la procédure d’arbitrage, des mesures provisionnelles ». Encore une fois, seulement Bombardier et le MDG sont parties à la procédure d’arbitrage.
[177]                     Le 20 août 2013, Eurobank saisit la Cour de première instance à juge unique d’Athènes d’une demande d’injonction enjoignant au MDG de retirer sa demande de paiement en vertu de la Lettre de garantie et lui interdisant de présenter de nouvelles demandes tant que la sentence finale du Tribunal arbitral de la CCI n’aura pas été rendue.
[178]                     Le 22 août 2013, la juge Pana de la Cour de première instance à juge unique d’Athènes permet [traduction] « à la demanderesse (temporairement) de ne pas liquider la lettre de garantie sans avoir à subir de conséquences juridiques ou devoir payer des pénalités, jusqu’à l’instruction de la requête en mesures provisoires à la date d’audience indiquée ci‑après » (« Injonction de la juge Pana »; d.a., vol. VI, p. 29).
[179]                     L’injonction du juge Prévost, qui ne devait rester en vigueur que pour 10 jours, expire le 26 août 2013. Bombardier n’en demande le renouvellement que quatre mois plus tard.
[180]                     Le 22 novembre 2013, la demande d’injonction d’Eurobank est examinée au mérite par le juge Kostis de la Cour de première instance à juge unique d’Athènes. L’Injonction de la juge Pana est prolongée jusqu’à ce que le juge Kostis rende sa décision finale.
[181]                     Le 5 décembre 2013, le Tribunal arbitral de la CCI informe Bombardier et le MDG qu’il a transmis sa sentence finale à la Cour de la CCI pour approbation.
[182]                     Le 16 décembre 2013, le juge Kostis rend sa décision et rejette la demande d’injonction d’Eurobank (« Décision du juge Kostis »). Il n’y a pas d’appel possible de cette décision.
[183]                     Le 18 décembre 2013, agissant sur la foi de la Décision du juge Kostis, le MDG adresse à Eurobank sa troisième et dernière demande de paiement en vertu de la Lettre de garantie.
[184]                     Le 19 décembre 2013, Eurobank informe Banque Nationale que sa demande d’injonction a été rejetée par le juge Kostis. Elle lui explique également que l’Injonction de la juge Pana n’a donc plus d’effet et que, comme il n’existe plus d’injonction en vigueur, elle doit payer le MDG. En conséquence, Eurobank demande le paiement en vertu de la Lettre de contre‑garantie.
[185]                     Le même jour, Bombardier dépose une demande visant l’obtention d’injonctions provisoires, interlocutoires et permanentes.
[186]                     Le 20 décembre 2013, le juge Davis renouvelle l’Injonction du juge Prévost pour une période de 10 jours (« Injonction du juge Davis »). Cette injonction est rendue elle aussi en application de l’art. 3138 C.c.Q. et de l’art. 940.4 de l’ancien C.p.c.
[187]                     Le 23 décembre 2013, le Tribunal arbitral de la CCI informe les parties que sa sentence finale a été approuvée et qu’elle leur sera transmise le 31 décembre 2013.
[188]                     Le même jour, Eurobank communique avec le MDG et lui demande de reconsidérer sa demande de paiement à la lumière de l’Injonction du juge Davis. En réponse, le MDG signifie à Eurobank une mise en demeure par laquelle il lui ordonne de procéder sans délai au paiement conformément à la Lettre de garantie, à défaut de quoi le MDG prendrait [traduction] « non seulement des moyens légaux civils, mais également pénaux » contre Eurobank (« Protêt extrajudiciaire ») (d.a., vol. VI, p. 151 (soulignement et italique omis)).
[189]                     Le 24 décembre 2013, Eurobank paie au MDG la somme de 13 868 354,60 $ US en vertu de la Lettre de garantie.
[190]                     Le 27 décembre 2013, Eurobank réitère sa demande de paiement en vertu de la Lettre de contre-garantie.
[191]                     Le 31 décembre 2013, le Tribunal arbitral de la CCI rend sa sentence finale (« Sentence arbitrale »), où il est statué que [traduction] « [l]e Contrat de compensation est déclaré nul ab initio, ainsi que sa clause 20 concernant les dommages‑intérêts liquidés et sa clause 21 relative à la Lettre de garantie » (d.a., vol. VI, p. 143).
[192]                     Le 8 janvier 2014, le juge Schrager (alors juge à la Cour supérieure du Québec) émet une ordonnance de sauvegarde interdisant à Banque Nationale d’effectuer un paiement en vertu de la Lettre de contre‑garantie jusqu’à ce que l’affaire soit tranchée définitivement par un tribunal québécois.
[193]                     Le 14 avril 2015, la Cour d’appel de Paris confirme la Sentence arbitrale à tous égards.
[194]                     Le 24 décembre 2018, Eurobank introduit une instance devant la Cour de première instance à juge unique d’Athènes contre le MDG pour enrichissement sans cause afin de recouvrer la somme qu’elle a payée en vertu de la Lettre de garantie.
[195]                     Le 29 novembre 2019, la Cour de première instance à juge unique d’Athènes rend sa décision en faveur d’Eurobank et ordonne au MDG de lui rembourser les fonds.
[196]                     Le 8 décembre 2020, cette décision est infirmée par la Cour d’appel d’Athènes, qui conclut que le MDG n’est pas lié par (1) l’Engagement écrit ou (2) l’Ordonnance provisoire. Eurobank interjette ensuite appel de cette décision devant la Cour suprême de Grèce.
[197]                     Le 9 janvier 2024, la Cour suprême de Grèce rend sa décision, confirmant les conclusions de la Cour d’appel d’Athènes dans leur intégralité. La décision de la Cour suprême de Grèce est rendue après l’audience devant notre Cour, alors que l’appel est en délibéré. Cette décision est finale et sans appel. Eurobank a présenté avec succès une requête visant la production de cette décision comme élément de preuve supplémentaire devant notre Cour. Comme la décision porte sur une « question décisive ou potentiellement décisive », la requête a été accueillie à bon droit (Palmer c. La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 759, p. 775).
III.         Historique des procédures
A.           Cour supérieure du Québec, 2018 QCCS 2127 (le juge Wery)
[198]                     Bombardier a demandé à la Cour supérieure du Québec une injonction interdisant à Banque Nationale de payer toute somme en vertu de la Lettre de contre‑garantie; elle a aussi demandé l’homologation de la Sentence arbitrale.
[199]                     En ce qui concerne la demande d’injonction présentée par Bombardier, le juge Wery a reconnu l’important principe de l’autonomie des lettres de crédit, et l’exception de fraude qui peut lui être opposée. Il a déterminé que la conduite du MDG constituait une fraude pour les raisons suivantes : le MDG a menacé Eurobank de graves conséquences si elle n’obtempérait pas à sa demande de paiement, la demande de paiement avait été faite quelques jours seulement avant le prononcé de la Sentence arbitrale, et la demande a été faite au mépris tant de l’Ordonnance provisoire que de l’Injonction du juge Davis.
[200]                     Eurobank a fait valoir que, malgré la conduite répréhensible du MDG, elle n’avait pas agi frauduleusement parce qu’elle avait fait tout en son pouvoir pour éviter d’accéder à la demande du MDG et qu’elle n’avait effectué le paiement que sous la menace de graves répercussions sur le plan juridique. En rejetant cet argument, le juge Wery a reconnu qu’Eurobank était placée devant un choix difficile, mais, selon lui, la décision d’Eurobank de payer était injustifiée compte tenu de la fraude du MDG. Par conséquent, Banque Nationale s’est vu ordonner de ne verser aucune somme en vertu de la Lettre de contre‑garantie.
[201]                     Le juge Wery a homologué la Sentence arbitrale et a enjoint au MDG de s’y conformer. Comme le Tribunal arbitral de la CCI avait conclu que le Contrat de compensation était nul ab initio, il s’ensuivait, selon le juge Wery, que les instruments émis pour en garantir l’exécution étaient eux aussi nuls.
B.            Cour d’appel du Québec, 2022 QCCA 802
(1)         Le juge Mainville, avec l’accord de la juge Baudouin
[202]                     Le juge Mainville, au nom des juges majoritaires, a accueilli l’appel en partie seulement afin de retirer de la décision du juge Wery l’ordonnance enjoignant au MDG de se conformer à la Sentence arbitrale. Il a statué que la Cour supérieure du Québec n’avait pas juridiction pour ordonner au MDG de se conformer à la Sentence arbitrale, puisqu’il n’est ni domicilié ni résident au Québec. Il a par ailleurs conclu que le juge Wery n’avait commis aucune autre erreur révisable, y compris en concluant que la Lettre de contre‑garantie n’était pas exécutoire dans les circonstances de l’espèce.
[203]                     Le juge Mainville a conclu que la conduite du MDG constituait une fraude. Il a rejeté l’argument du MDG qui affirmait qu’il ne pouvait avoir agi frauduleusement étant donné qu’il s’était conformé aux jugements des tribunaux grecs et au droit grec. Le juge Mainville a estimé que des considérations d’ordre public l’obligeaient à ne pas tenir compte de la Décision du juge Kostis et de l’arrêt de la Cour d’appel d’Athènes. Le juge Wery avait donc eu raison de n’accorder aucun poids à la Décision du juge Kostis. Par conséquent, le juge Mainville a estimé qu’Eurobank avait une connaissance suffisante de la fraude du MDG avant le paiement.
(2)         Le juge Hamilton, dissident
[204]                     Le juge Hamilton était dissident. Il aurait accueilli l’appel et annulé en partie le jugement du juge Wery. Il aurait rejeté l’action intentée par Bombardier contre Eurobank et Banque Nationale.
[205]                     Le juge Hamilton a estimé que le juge Wery avait imposé un fardeau trop lourd à Eurobank. Même si le dossier pouvait laisser entendre que la conduite du MDG était frauduleuse, il ne s’ensuivait pas nécessairement qu’Eurobank avait connaissance de cette fraude ou qu’elle y avait participé, de sorte qu’elle ne pouvait lui être imputée comme la sienne.
[206]                     Le texte de la Lettre de garantie établissait clairement (1) que le MDG n’était pas tenu d’obtenir un jugement confirmant que de l’argent lui était dû avant de pouvoir avoir recours à la lettre de garantie et (2) qu’Eurobank ne pouvait refuser de payer même si Bombardier avait intenté une action en justice, et ce, devant quelque tribunal de quelque pays que ce soit.
[207]                     Même si une injonction pouvait être sollicitée pour empêcher la présentation d’une demande en vertu de la Lettre de garantie, cette injonction devait être émise par la bonne cour et pour la bonne raison. Bombardier n’a pas tenté d’obtenir une ordonnance d’injonction auprès des tribunaux grecs, qui étaient les tribunaux compétents. Le juge Kostis a refusé d’accorder l’injonction sollicitée par Eurobank. Aucun appel de cette décision n’était possible. Le juge Hamilton a conclu que, dans ces circonstances, on pouvait difficilement reprocher à Eurobank de ne pas s’être conformée à l’Ordonnance provisoire et à l’Injonction du juge Davis.
[208]                     Eurobank savait que la demande frauduleuse du MDG avait été présentée juste à la veille du prononcé de la sentence arbitrale finale, mais elle ne savait pas que le MDG s’attendait à être débouté et qu’il avait l’intention de conserver les fonds, peu importe l’issue de l’arbitrage. À ce stade, Eurobank n’avait que des soupçons; elle a fait preuve de diligence, a entrepris certaines vérifications et a sollicité une ordonnance d’injonction, qui lui a été refusée. Il n’était pas clair ou évident, à ce moment‑là, qu’une fraude avait été commise.
[209]                     Le juge Hamilton a fait observer que la transaction était censée être sans risque pour Eurobank, et que celle-ci ne devrait pas avoir à assumer le risque de la conduite frauduleuse du MDG. Bombardier savait, ou aurait dû savoir, qu’il y avait des risques à faire affaire avec un organe du gouvernement grec et elle a assumé ces risques en raison du profit qu’elle espérait réaliser dans le cadre du contrat d’approvisionnement.
IV.         Questions en litige
[210]                     Eurobank soulève les trois questions suivantes dans son mémoire :
(1)            Quelles sont les limites appropriées de l’exception de fraude à l’autonomie des garanties sur demande?
(2)            Les tribunaux québécois peuvent‑ils décider que la conduite d’Eurobank en était une de mauvaise foi lorsqu’elle s’est conformée aux jugements rendus par les tribunaux grecs?
(3)            Comment doit être réparti le risque entre les parties à un ensemble complexe de transactions commerciales qui implique des garanties sur demande?
V.           Analyse
[211]                     Je crois qu’une précision s’impose en début d’analyse. Bien que les parties et les juridictions inférieures qualifient les instruments en litige de lettres de crédit, il convient de les appeler garanties sur demande.
[212]                     L’utilisation des lettres de crédit et des garanties sur demande est largement répandue dans les transactions commerciales internationales. Ces instruments financiers sont émis par des banques pour garantir l’exécution par les parties de leurs obligations contractuelles. Bien que les lettres de crédit et les garanties sur demande soient de nature semblable et qu’elles soient régies, dans une large mesure, par les mêmes principes, elles ont chacune un objectif distinct. Les lettres de crédit visent à garantir l’exécution d’une transaction; les parties sont censées y recourir comme principal mode de paiement. Les garanties sur demande, comme les lettres de crédit standby, sont contingentes par nature. Les parties n’y ont recours qu’en cas d’inexécution totale ou partielle d’une obligation contractuelle (R. Goode, « Abstract Payment Undertakings in International Transactions » (1996), 22 Brook. J. Int’l L. 1, p. 3‑4).
[213]                     Il convient de désigner la Lettre de garantie et la Lettre de contre‑garantie comme des garanties sur demande dans les circonstances. Il en est ainsi pour deux raisons. Premièrement, ces instruments ont pour objet de garantir le paiement au titre de la clause relative aux dommages‑intérêts liquidés du Contrat de compensation, de sorte qu’ils sont contingents par nature. Ils ne pouvaient être invoqués que si Bombardier ne s’acquittait pas de ses obligations en matière de compensation. Deuxièmement, il est expressément énoncé que la Lettre de garantie et la Lettre de contre‑garantie sont assujetties aux Règles uniformes relatives aux garanties sur demande (1992) : [traduction] « NOTRE CONTRE‑GARANTIE [. . .] EST ASSUJETTIE AUX RÈGLES UNIFORMES RELATIVES AUX GARANTIES SUR DEMANDE (PUBLICATION DE LA CCI 458) » (d.a., vol. IV, p. 118).
A.           Les garanties sur demande sont autonomes
[214]                     Les garanties sur demande sont des contrats établis à la demande d’un donneur d’ordre par lequel le garant, généralement une banque, s’engage irrévocablement à payer le bénéficiaire sur demande, indépendamment de tout litige pouvant opposer le donneur d’ordre et le bénéficiaire. Comme les lettres de crédit, les garanties sur demande sont autonomes. Dans l’arrêt Angelica‑Whitewear, l’arrêt de principe au Canada en matière de lettres de crédit, le juge Le Dain a résumé comme suit la raison d’être du principe de l’autonomie :
     Le principe fondamental régissant les lettres de crédit documentaires et la caractéristique qui leur donne leur utilité et leur efficacité commerciales internationales sont que l’obligation de la banque émettrice d’honorer une traite tirée sur un crédit lorsqu’elle est accompagnée de documents qui présentent l’apparence de conformité avec les conditions du crédit est indépendante de l’exécution du contrat sous‑jacent à l’égard duquel le crédit a été accordé. Les différends entre les parties relativement à l’exécution du contrat sous‑jacent ne peuvent en règle générale justifier le refus par la banque émettrice d’honorer une traite qui est accompagnée par des documents apparemment conformes. [Je souligne; p. 70.]
[215]                     Ce raisonnement vaut aussi pour les garanties sur demande. Le juge Le Dain, dans l’arrêt Angelica‑Whitewear, a fait observer que le principe de l’autonomie se dégage de la disposition générale des Règles et usances uniformes relatives aux crédits documentaires (1962). Il ressort également des règles internationales qui régissent les garanties sur demande, soit les Règles uniformes relatives aux garanties sur demande (1992), ainsi que de leur version révisée de 2011. Les articles 2b) et 2c) des règles uniformes de 1992 consacrent explicitement le principe de l’autonomie :
     b) Les garanties sont, par leur nature, un engagement distinct du ou des contrats ou conditions d’adjudication pouvant en former la base, et les Garants ne sont en aucune façon concernés ni engagés par ces contrats ou conditions d’adjudication, même si la Garantie y fait référence. Le devoir d’un Garant aux termes d’une Garantie est de payer la ou les sommes qui y sont stipulées, sur présentation d’une demande de paiement écrite et autres documents spécifiés dans la Garantie qui semblent à première vue conformes aux termes de la Garantie.
     c) . . . Les Contregaranties sont par nature indépendantes de la Garantie à laquelle elles se rapportent ainsi que de tous contrats de base ou conditions d’adjudication et les Contregarants ne sont en aucune façon concernés ou liés par ces Garanties, contrats ou conditions d’adjudication, même si la Contregarantie inclut une référence à ceux‑ci.
[216]                     Bien que les conditions relatives au paiement d’une garantie sur demande reflètent le contrat sous‑jacent, le garant s’engage à payer indépendamment de faits ou d’événements extérieurs. En ce sens, la garantie sur demande est indépendante du contrat sous‑jacent (N. L’Heureux et M. Lacoursière, Droit bancaire (5e éd. 2017), p. 428‑429). De fait, lorsque les parties à une transaction commerciale s’entendent pour utiliser des garanties sur demande afin de garantir l’exécution de leurs obligations, elles expriment leur intention d’être liées par une structure de type [traduction] « payez maintenant, argumentez plus tard » (J. F. Dolan, « Tethering the Fraud Inquiry in Letter of Credit Law » (2006), 21 B.F.L.R. 479, p. 480 (je souligne)).
[217]                     L’obligation de payer du garant peut être déclenchée seulement selon les conditions précisées par le donneur d’ordre. Ces exigences peuvent également être complétées par les Règles uniformes relatives aux garanties sur demande si elles sont expressément incorporées. Une fois les conditions établies, « le seul contrôle [que la banque, et non le donneur d’ordre,] peut exercer est celui de la régularité des documents soumis par le bénéficiaire » (C. Gilbert, « Similarités et distinctions entre la fraude du bénéficiaire d’un crédit documentaire et celle du bénéficiaire d’une garantie de bonne exécution » (1987), 17 R.D.U.S. 585, p. 590). Le rôle du garant, qui consiste à examiner avec « un soin raisonnable » (Règles uniformes relatives aux garanties sur demande (1992), art. 9) les documents présentés pour s’assurer qu’ils respectent rigoureusement les conditions de la garantie sur demande, est « purement financier » (Gilbert, p. 590). À cet égard, le juge Le Dain a écrit que « [l]a règle fondamentale porte que, après un examen raisonnablement attentif, les documents doivent présenter une apparence de conformité avec les conditions de la lettre de crédit » (Angelica‑Whitewear, p. 94 (en italique dans l’original)).
[218]                     Le rôle de la banque en tant que garant est donc simple. La banque doit payer lorsqu’elle reçoit une demande conforme. Elle ne peut pas s’enquérir des circonstances entourant le contrat sous‑jacent pour savoir si l’obligation visée par la garantie sur demande a été exécutée. La banque ne dispose pas des compétences et de l’expérience spécialisées nécessaires pour [traduction] « arbitrer les questions qui divisent les parties au contrat sous‑jacent » (R. F. Bertrams, Bank Guarantees in International Trade (4e éd. rév. 2013), p. 82). La banque ne devrait pas et n’est pas censée [traduction] « s’immiscer dans des controverses » entre les parties au contrat sous‑jacent (Sztejn c. J. Henry Schroder Banking Corp., 31 N.Y.S.2d 631 (Sup. Ct. 1941), p. 633).
B.            L’exception de fraude opposable au principe de l’autonomie
[219]                     L’obligation de payer du garant lorsqu’on lui présente une demande conforme souffre d’une exception : la fraude. Selon l’arrêt Angelica‑Whitewear, le donneur d’ordre dispose de deux avenues pour empêcher le paiement au titre de la garantie sur demande. D’abord, il peut saisir le tribunal compétent d’une demande d’injonction interlocutoire pour empêcher la banque d’honorer la demande en présentant une solide preuve prima facie de fraude. Sinon, le donneur d’ordre doit présenter au garant des preuves suffisantes de fraude avant que le paiement soit effectué. Le garant ne doit refuser d’effectuer le paiement que dans les rares cas où il a une connaissance claire ou évidente de la fraude (Angelica‑Whitewear, p. 84).
[220]                     Les deux raisons d’être de l’exception de fraude sont d’assurer que les tribunaux n’endossent pas la fraude et de protéger l’utilité et l’efficacité commerciales des garanties sur demande (R. P. Buckley et X. Gao, « The Development of the Fraud Rule in Letter of Credit Law : The Journey So Far and the Road Ahead » (2002), 23 U. Pa. J. Int’l Econ. L. 663, p. 664‑667). L’exception doit demeurer limitée. Comme l’a souligné le juge Le Dain, dans le contexte des lettres de crédit, « [l]a portée potentielle de l’exception de fraude ne doit pas constituer un moyen pour créer une incertitude et un manque de confiance graves dans le fonctionnement d’opérations par lettres de crédit et, en même temps, l’application du principe de l’autonomie ne doit pas servir à encourager ou à faciliter la fraude dans ces opérations » (Angelica‑Whitewear, p. 72). Il en va de même pour les garanties sur demande. Les parties ne doivent pas avoir recours aux tribunaux pour empêcher les banques d’honorer une garantie sur demande lorsqu’il n’existe pas de solide preuve prima facie de fraude ou que la preuve d’une fraude claire ou évidente ne peut pas être établie.
(1)         La norme à satisfaire pour établir la fraude est onéreuse
[221]                     Les tribunaux peuvent examiner les documents présentés ou le contrat sous-jacent pour détecter une fraude (Angelica‑Whitewear, p. 83). Toutefois, une allégation de fraude n’est pas une invitation lancée aux tribunaux de laisser des parties commerciales avisées remodeler leur entente en adoptant une structure de type [traduction] « argumentez maintenant, payez plus tard » lorsque la norme n’est pas satisfaite (Dolan, p. 480 (je souligne)). La norme à satisfaire pour établir la fraude est onéreuse, et l’exception ne s’applique pas lorsque le donneur d’ordre peut seulement prouver un comportement représentant [traduction] « un agissement moins grave qu’une fraude » (Standard Trust Co. (Liquidation) c. Bank of Nova Scotia, 2001 NFCA 27, 201 Nfld. & P.E.I.R. 8, par. 70‑72; voir aussi Northern American Trust Co. c. Hospitality Equity Corp., [1995] A.J. No. 1306 (Lexis), 1995 CarswellAlta 1171 (WL) (B.R.), par. 31; Johannesen (Re), 2002 ABQB 756, 218 D.L.R. (4th) 148, par. 47).
[222]                     Dans ce contexte, il n’existe pas de définition précise de la fraude et le juge Le Dain n’en a pas donné dans l’arrêt Angelica‑Whitewear. De façon générale, la fraude touche certains aspects de l’« ordre public » (J. Stoufflet, « Fraud in Documentary Credit, Letter of Credit and Demand Guaranty » (2001), 106 Dick. L. Rev. 21, p. 23). Je suis d’accord avec l’intervenante, l’Association des banquiers canadiens, pour dire que la mauvaise foi à elle seule ne suffit pas pour établir la fraude (m.interv., par. 22). Il doit y avoir d’autres éléments, propres au contexte précis des garanties sur demande (Bertrams, p. 373). Les décisions où les tribunaux ont appliqué l’exception de fraude se fondent souvent sur la définition énoncée par le juge Blair (alors juge à la Cour de justice de l’Ontario, division générale) dans le jugement Cineplex Odeon Corp. c. 100 Bloor West General Partner Inc., [1993] O.J. No. 112 (Lexis), 1993 CarswellOnt 2358 (WL) (C.J. (div. gén.)), par. 31‑32 (WL) :
           [traduction] La fraude est un mot simple de six lettres, qui signifie exactement ce qu’il veut dire : « fraude ». La fraude n’est pas simplement un différend ou un désaccord légitime sur l’interprétation d’un contrat, aussi inégal que puisse paraître ce différend. Bien que la notion de fraude puisse échapper à une définition précise, il s’agit d’un concept bien connu en droit et, à mon avis, elle doit impliquer le recours à certains actes irréguliers, malhonnêtes ou trompeurs. Dans l’arrêt Washburn c. Wright (1913), 1914 CanLII 525 (ON CA), 31 O.L.R. 138 (Div. app.), le juge Riddell a déclaré, à la p. 147 :
         Mais, supposons que le défendeur se soit mépris sur ce point ou sur tout autre point, il n’y a absolument aucune preuve de fraude. La fraude n’est pas une erreur dans l’interprétation d’un contrat; elle doit être « un acte malhonnête et moralement répréhensible accompli dans le dessein de causer de graves torts et préjudices à autrui par le recours à des moyens qu’il convient de qualifier d’illégaux » : Ex p. Watson (1888), 21 Q.B.D. 301, le juge Wills, p. 309.
     Les cas dans lesquels la demande de paiement présentée en vertu de la lettre de crédit peut être qualifiée de « manifestement fausse » ou « totalement injustifiée » ou dans lesquels il est évident qu’il n’existe « aucun droit au paiement » relèvent tous des principes qui précèdent et doivent être interprétés en fonction de ces principes « en matière de fraude » : voir C.D.N. Research & Development Ltd. c. Bank of Nova Scotia (1980), 18 C.P.C. 62 (H.C. Ont.), p. 65; Henderson c. Canadian Imperial Bank of Commerce (1982), 1982 CanLII 603 (BC SC), 40 B.C.L.R. 318 (C.S. C.‑B.), p. 320; Edward Owen Engineering Ltd. c. Barclays Bank International Ltd.[, [1978] 1 Q.B. 159 (C.A.)], p. 169. [Je souligne.]
Comme l’a noté le juge Blair, il doit y avoir certains actes irréguliers, malhonnêtes ou trompeurs; il doit s’agir d’une affaire où la demande de paiement au titre de la garantie peut être qualifiée de « manifestement fausse » ou de « totalement injustifiée » ou encore où « il est évident qu’il n’y a “aucun droit au paiement” ».
[223]                     À cet égard, je suis d’accord avec mon collègue pour dire que « le bénéficiaire qui demande le paiement tout en sachant qu’il n’a pas le droit d’être payé au titre du contrat sous-jacent peut être considéré comme ayant commis une fraude » (motifs du juge Kasirer, par. 114, citant K. McGuinness, The Law of Guarantee (3e éd. 2013), §17.338). Toutefois, il est essentiel dans chaque cas de comprendre le contexte factuel. Ce qui à un moment donné peut constituer une demande valide peut ultérieurement être considéré comme invalide. Cela ne veut pas dire que le bénéficiaire n’avait pas à ce moment le droit de présenter sa demande de paiement. Encore une fois, une demande de garantie est, de par sa nature même, indépendante à l’égard de tout litige sous‑jacent. Une demande de paiement sera frauduleuse seulement s’il est évident pour le bénéficiaire qu’il n’existait aucun droit au paiement au moment où la demande a été présentée, par exemple parce que le contrat sous‑jacent avait déjà été annulé (voir, p. ex., OMERS Realty Corp. c. 7636156 Canada Inc. (Trustee in Bankruptcy of), 2020 ONCA 681, 153 O.R. (3d) 271, par. 45). Le bénéficiaire qui ignore ne pas avoir le droit au paiement ne commet pas de fraude ou d’acte assimilable à une fraude du simple fait de présenter une demande au titre de la garantie sur demande.
(2)         Connaissance claire ou évidente de la fraude
[224]                     Le garant est tenu d’honorer la demande de paiement présentée au titre de la garantie sur demande, sauf si un tribunal compétent le lui interdit expressément ou si des preuves claires ou évidentes de la fraude du bénéficiaire sont portées à sa connaissance (Angelica‑Whitewear, p. 84‑85). Pour définir ce qu’il faut entendre par « connaissance claire ou évidente », il n’est pas utile de comparer cette situation avec celle où il y a absence de connaissance. Il va sans dire que le fait de n’avoir aucune connaissance ne peut être qualifié de « connaissance claire ou évidente ». On peut avoir connaissance de certains faits sans pour autant que cela représente une « connaissance claire ou évidente ». Par exemple, des circonstances suspectes n’entraînent pas de conséquences juridiques. La banque doit payer lorsque les conditions du paiement sont par ailleurs remplies, peu importe ses soupçons (Banco Nacional de Cuba c. Bank of Nova Scotia (1988), 1988 CanLII 4556 (ON SC), 4 O.R. (3d) 100 (H.C.J.), p. 119‑120).
[225]                     La « connaissance claire ou évidente » est également une norme onéreuse. Il ne s’agit pas [traduction] « de savoir si un tribunal déterminera ou pourra éventuellement déterminer qu’il y a eu fraude, mais plutôt de savoir si, lorsque le [garant] examine la situation, il était clair et évident à ses yeux qu’une fraude avait été commise » (Bank of Montreal c. Mitchell (1997), 1997 CanLII 12306 (ON SC), 143 D.L.R. (4th) 697 (C.J. Ont. (div. gén.)), p. 716 (je souligne), conf. en appel par (1997), 1997 CanLII 14484 (ON CA), 151 D.L.R. (4th) 574 (C.A. Ont.)). Une fraude « claire ou évidente » au sens juridique n’est pas nécessairement « claire ou évidente » au sens commercial (M. S. Kurkela, Letters of Credit and Bank Guarantees Under International Trade Law (2e éd. 2008), p. 179). C’est pourquoi, lorsqu’un tribunal est appelé à contrôler la légalité de la décision d’une banque d’honorer son obligation de paiement au titre d’une garantie sur demande, il doit se placer exactement dans la même situation que celle dans laquelle se trouvait la banque à l’époque, sans recourir à un raisonnement ex post facto (Angelica‑Whitewear, p. 100‑102).
[226]                     La norme applicable doit être onéreuse pour trois raisons. Premièrement, comme l’a récemment affirmé la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt Pacific Atlantic Pipeline Construction Ltd c. Coastal Gaslink Pipeline Ltd, 2024 ABCA 74, au par. 7 (CanLII) :
     [traduction] Une norme rigoureuse fait en sorte que les tribunaux n’interviennent pas trop aisément dans le fonctionnement des lettres de crédit et ne minent pas leur utilité et leur efficacité. La caractéristique qui donne aux lettres de crédit une utilité et une efficacité commerciales internationales est qu’elles fonctionnent indépendamment des litiges concernant l’exécution du contrat sous‑jacent. Elles visent à fournir aux bénéficiaires un « moyen facile d’obtenir un paiement rapide ». Lorsqu’un bénéficiaire présente à une banque émettrice une traite accompagnée de documents qui semblent à première vue être conformes aux conditions de la lettre de crédit, la banque est généralement tenue d’honorer la traite : Angelica‑Whitewear, p. 70‑73. Cette autonomie permet [traduction] « à la fois l’assurance d’un paiement et son immédiateté » : Lazar Sarna, Letters of Credit : The Law and Current Practice, 3e éd. (Toronto : Thomson Reuters, Release 2024‑1) à 5 :1 (WL Can).
[227]                     Deuxièmement, la norme doit être onéreuse pour garantir que les parties à la transaction sous‑jacente, qui ont eu l’occasion de soupeser les risques liés à la transaction et de négocier le droit applicable, ne transfèrent pas ces risques à l’institution bancaire qui garantit la transaction. En acceptant de fournir une garantie sur demande, le donneur d’ordre (en l’espèce, Bombardier) accepte d’assumer le risque que le paiement [traduction] « soit fait malgré qu’il puisse par la suite établir lors d’un litige ou d’un arbitrage que le différend doit être résolu en sa faveur » (Veolia Water Technologies, Inc. c. K+S Potash Canada General Partnership, 2019 SKCA 25, 440 D.L.R. (4th) 129, par. 43, citant Ouais Group Engineering & Contracting Ltd. c. Saipem SPA, [2013] EWHC 990 (B.R.), par. 45). Transférer le risque à la banque émettrice compromettrait son rôle dans ce type de transaction. La seule obligation d’une banque est, et doit demeurer, de respecter strictement les instructions prévues dans la garantie sur demande. Après tout, les banques ont très peu à gagner lorsqu’elles agissent à titre de garantes. La [traduction] « rémunération relativement modeste qu’elles touchent suppose que le rôle des banques se limite à accomplir des tâches qui peuvent être exécutées rapidement, facilement et presque mécaniquement » (Bertrams, p. 82).
[228]                     Troisièmement, la norme doit être onéreuse parce que lorsqu’une fraude est alléguée concernant une demande de paiement présentée au titre d’une garantie sur demande, la banque se trouve face à un dilemme. La banque qui refuserait à tort d’honorer la demande de paiement s’expose à des poursuites judiciaires de la part du bénéficiaire. Cependant, en effectuant le paiement demandé, la banque risque de ne pas pouvoir se faire rembourser par le donneur d’ordre (P. Ellinger et D. Neo, The Law and Practice of Documentary Letters of Credit (2010), p. 149). C’est la raison pour laquelle la fraude visée par la norme de la connaissance claire ou évidente doit être une fraude « qui crèv[e] les yeux » (J.‑P. Mattout, Droit bancaire international (4e éd. 2009, p. 258). Tout doute doit profiter au bénéficiaire : « la fraude ne doit pas prêter à interprétation, sinon le doute jouera nécessairement en faveur du bénéficiaire » (ibid., p. 259). Comme l’a fait observer le juge Waller dans la décision Turkiye Is Bankasi AS c. Bank of China, [1996] 2 Lloyd’s Rep. 611 (Q.B.D.), p. 617 :
      [traduction] Il n’appartient tout simplement pas à la banque de vérifier les allégations qui sont formulées de part et d’autre. La partie qui souhaite démontrer qu’une demande de paiement est frauduleuse doit présenter des preuves irréfutables à la banque. Elle ne peut se contenter de formuler des allégations et d’attendre de la banque qu’elle vérifie si ces allégations sont fondées ou non. [Je souligne.]
[229]                     Il va sans dire que lorsque des allégations et contre‑allégations sont formulées au sujet de la fraude, il n’appartient pas à la banque de trancher ou de prendre parti; autrement, elle se retrouverait [traduction] « empêtrée dans un conflit d’intérêts insoluble » (Bertrams, p. 81). Cette tâche est réservée aux tribunaux compétents.
(3)         Fraude commise par un tiers dans le contexte de contre‑garanties
[230]                     Dans l’arrêt Angelica‑Whitewear, le juge Le Dain a écrit que la fraude commise par un tiers ne devrait pas empêcher un bénéficiaire innocent de demander le paiement au titre d’une lettre de crédit (p. 84). Cette affirmation doit être adaptée au contexte de la présente affaire, qui implique une lettre de garantie sécurisée par une contre‑garantie. D’ailleurs, la fraude commise par le bénéficiaire d’une lettre de garantie constitue toujours une fraude commise par un tiers pour l’application de la contre‑garantie. Je reconnais que lorsque le garant a une connaissance claire ou évidente de la fraude commise par le bénéficiaire de la lettre de garantie, mais qu’il décide néanmoins de payer, cette fraude peut lui être imputée.
[231]                     C’est le paiement effectué au titre de la garantie qui déclenche l’application de la demande de paiement au titre d’une contre‑garantie. Pour déterminer si la demande de paiement présentée par le bénéficiaire au titre de la contre‑garantie est frauduleuse, le tribunal doit aller au‑delà de la ligne de démarcation claire qui existe entre la garantie et la contre‑garantie. Cette analyse ne doit toutefois pas se transformer en un litige quant au contrat sous‑jacent (Bombardier Inc. c. Hermes Aero, 2004 CanLII 7014 (C.S.), par. 35 et 40; Banque Nationale du Canada c. CGU Cie d’assurance du Canada, 2004 CanLII 49434 (C.S.), par. 49; SNC‑Lavalin Constructeurs international inc. c. Shariket Kahraba Skikda.spa, 2010 QCCS 3236, par. 27 (CanLII); SNC‑Lavalin Polska SP. ZOO c. BNP Paris Canada, 2017 QCCS 3694, par. 40‑46 (CanLII)).
VI.         Application
[232]                     Les questions en litige dans la présente affaire peuvent se résumer comme suit : la conduite d’Eurobank l’empêche‑t‑elle de demander le paiement en vertu de la Lettre de contre‑garantie? Mon analyse se concentre d’abord sur l’argument principal d’Eurobank, à savoir que, pour répondre à cette question, la Cour doit déterminer, pour l’application de la Lettre de contre‑garantie, si Eurobank aurait dû effectuer le paiement en vertu de la Lettre de garantie. Je me penche ensuite sur l’argument subsidiaire d’Eurobank, selon lequel notre Cour devrait se demander seulement si la demande de paiement était conforme aux conditions pertinentes de la Lettre de contre‑garantie.
A.           L’incidence des jugements des tribunaux grecs pour l’application de la Lettre de contre‑garantie
[233]                     Avant d’examiner les circonstances de la demande de paiement du MDG et de la décision d’Eurobank de l’honorer, je dois me dissocier du raisonnement des juridictions inférieures. À mon avis, et je le dis avec égards, le juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur en n’accordant aucun poids — ne serait‑ce qu’un tant soit peu — aux jugements des tribunaux grecs. Ils en ont tout simplement fait fi.
[234]                     Tout d’abord, je reconnais que les jugements grecs n’ont pas été formellement reconnus en vertu de l’art. 3155 C.c.Q. et qu’ils n’ont donc pas été déclarés exécutoires au Québec. Toutefois, ce fait n’est pas pertinent puisque la Lettre de garantie était régie par le droit grec et que les parties à la Lettre de garantie n’étaient pas domiciliées au Québec. Il n’y aurait eu aucune raison de demander la reconnaissance et l’exécution des jugements grecs parce que rien dans ces décisions n’était susceptible d’être exécuté au Québec. Les tribunaux québécois n’ont aucune juridiction sur le mérite d’un litige découlant de la Lettre de garantie.
[235]                     Bien que les jugements grecs ne lient pas les tribunaux québécois, dans ce contexte, le principe de courtoisie doit guider toute décision concernant le poids devant leur être accordé (Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 17). Il est important de garder à l’esprit que, lorsque des jugements étrangers sont admis en preuve sans être formellement reconnus au Québec, ils constituent néanmoins une preuve prima facie des faits qui y sont rapportés, de l’application correcte du droit étranger et de la juridiction du tribunal étranger en la matière aux termes de l’art. 2822 C.c.Q. Les tribunaux québécois ne peuvent simplement ignorer les décisions étrangères (Canadian Forest Navigation Co. c. Canada, 2017 CAF 39, par. 16 (CanLII), citant H. Kélada, Reconnaissance et exécution des jugements étrangers (2013), p. 37). En l’absence de toute contestation de l’authenticité de la décision étrangère ou de la juridiction du tribunal étranger pour la rendre, les tribunaux québécois doivent reconnaître un « effet de fait » à cette décision (G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. 1, Théorie générale (1998), p. 372; C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2001), n° 327; G. Goldstein et J. A. Talpis, L’effet au Québec des jugements étrangers en matière de droits patrimoniaux (1991), p. 14‑16 et 53‑57; J.‑G. Castel, « Kuwait Airways Corp. c. Irak, 2010 CSC 40 » (2011), 56 R.D. McGill 751, p. 758). Une décision étrangère introduite en preuve est une contrainte factuelle pour les tribunaux québécois et doit être traitée en conséquence; « [i]l ne s’agit pas de prolonger au Québec les effets que la décision étrangère a dans un pays étranger, mais bien de la prendre en considération en tant que fait » (Goldstein et Groffier, p. 372). Il est d’une importance fondamentale de donner effet aux décisions étrangères introduites en preuve, car elles constituent « une base de prévisions certaine et précise » pour les parties que ces décisions lient (P. Mayer, V. Heuzé et B. Remy, Droit international privé (12e éd. 2019), n° 372).
[236]                     Évidemment, le juge de première instance est libre de déterminer le poids qu’il convient d’accorder à une décision étrangère à la lumière de l’ensemble de la preuve (voir, p. ex., Digiulian c. Succession de Digiulian, 2022 QCCA 531). Toutefois, il ne peut pas remettre en question les faits rapportés ni l’application correcte du droit étranger par le tribunal étranger (Kélada, p. 37‑38, citant B. Audit et L. D’Avout, Droit international privé (6e éd. 2010), n° 459; voir aussi Emanuelli, n° 326; Goldstein et Groffier, p. 373‑374, citant Bauron c. Davis (1897), 6 B.R. 547, p. 553). Pourtant, lorsqu’il a rejeté la Décision du juge Kostis, le juge de première instance écrit ce qui suit :
     [traduction] Il est curieux que le juge Kostis soit arrivé à la conclusion qu’« on ne [pouvait] pas supposer que la troisième défenderesse [Eurobank] s’était engagée à ne pas invoquer la déchéance de la Lettre de garantie, tout en étant dûment représentée en ce qui concerne un tel engagement ». Comme nous l’avons vu, il existait une preuve écrite de l’engagement du MDG de ne pas se prévaloir de la Lettre de garantie.
     Il est encore plus déroutant que le juge Kostis ait pu arriver à cette conclusion dans sa décision de six pages, lorsque l’on considère que sa collègue la juge Pana est arrivée à une conclusion complètement différente dans sa décision détaillée et bien rédigée de 30 pages concernant la conduite du MDG. . . 
     L’examen du bien‑fondé de la décision n’a apporté aucun nouvel éclairage qui amènerait notre Cour à une autre conclusion. La conduite du MDG constituait bien une fraude au sens de la règle d’exception à l’autonomie des lettres de crédit.
         . . .
     Selon cette décision, qui était essentiellement d’ordre procédural, les conditions permettant d’obtenir une ordonnance d’injonction interlocutoire n’étaient pas remplies dans cette affaire, car la demanderesse ne subirait pas de préjudice irréparable qui ne pourrait être réparé par des dommages‑intérêts d’une partie solvable comme le ministère de la Défense de la Grèce (le MDG).
     En conséquence, dans le Protêt extrajudiciaire que le MDG a adressé à Eurobank, il la sommait de « se conformer au jugement » qui ne lui avait rien ordonné.
     Eurobank n’a rien fait devant notre Cour ni devant les tribunaux grecs après avoir reçu le Protêt extrajudiciaire du MDG. Il est également difficile de croire qu’Eurobank n’aurait pu retourner devant les tribunaux grecs dès que la Sentence finale du Tribunal arbitral de la CCI a été rendue ou qu’elle n’aurait pu prendre des mesures pour récupérer l’argent qu’elle avait versé au MDG, même si ces démarches auraient pu être longues et ardues. Le jugement du juge Kostis reposait sur la prémisse même que le MDG était un défendeur solvable, en tant que membre de l’Union européenne, et qu’il serait en mesure de rembourser Eurobank s’il était condamné par les tribunaux grecs à verser des dommages‑intérêts. Une fois que la Sentence finale du Tribunal arbitral de la CCI avait déclaré nul le Contrat de compensation, il ne fait guère de doute que les tribunaux grecs n’auraient eu d’autre choix que d’en tirer la conséquence inéluctable et de refuser d’ordonner le paiement au MDG ou finalement de condamner ce dernier à rembourser Eurobank. . . [En italique dans l’original; par. 189‑202 (CanLII).]
[237]                     L’authenticité de la Décision du juge Kostis n’a pas été contestée. Il n’est pas non plus contesté que les tribunaux grecs avaient juridiction à l’égard de la Lettre de garantie, puisque les parties étaient domiciliées en Grèce et que cette lettre était régie par le droit grec (Contrat de compensation, art. 28; Contrat d’approvisionnement, art. 35.5, reproduit au d.a., vol. IV, p. 65). Même si le juge de première instance pouvait décider du poids à accorder à la Décision du juge Kostis en tant que fait servant à établir si la conduite du MDG était frauduleuse, il ne pouvait pas, ce faisant, procéder à l’examen du « bien‑fondé de la décision ». Toutefois, c’est précisément ce qu’il a fait : [traduction] « L’examen du bien‑fondé de la décision n’a apporté aucun nouvel éclairage qui mènerait notre Cour à une autre conclusion » (par. 191). En écartant la Décision du juge Kostis sur la base du bien‑fondé ou non de la décision, le juge de première instance est allé à l’encontre de la règle codifiée à l’art. 2822 C.c.Q., qui prévoit qu’une décision « qui émane apparemment d’un officier public étranger compétent fait preuve, à l’égard de tous, de son contenu ». Contrairement à l’avis de mon collègue sur ce point, il s’agit, à mon avis, d’une erreur de droit. Dans de telles circonstances, le juge de première instance devait donner un « effet de fait » à la Décision du juge Kostis et il a commis une erreur de droit en ne lui en donnant aucun.
[238]                     J’estime également, contrairement à l’avis de mon collègue, que le juge de première instance a commis des erreurs révisables, c.‑à‑d. des erreurs manifestes et déterminantes, en ne tenant pas compte de la Décision du juge Kostis.
[239]                     Premièrement, le juge de première instance a mal interprété l’Injonction de la juge Pana et, par conséquent, il a critiqué sans raison la Décision du juge Kostis qui rejetait la demande d’injonction interlocutoire d’Eurobank. Le juge de première instance a estimé qu’il était [traduction] « curieux » et « encore plus déroutant que le juge Kostis ait pu arriver à [la] conclusion [de rejeter la demande d’injonction d’Eurobank] dans sa décision de six pages, lorsque l’on considère que sa collègue la juge Pana est arrivée à une conclusion complètement différente dans sa décision détaillée et bien rédigée de 30 pages concernant la conduite du MDG » (par. 189‑190). Avec égards, je suis d’avis que cette conclusion du juge de première instance était manifestement erronée. Comme l’a expliqué le MDG, la décision de la juge Pana se limitait à quatre lignes sur la dernière page du document (m.a., par. 64‑66). Les 28 autres pages ne faisaient que reproduire intégralement la demande d’Eurobank. La juge Pana n’a tiré aucune conclusion ou n’a rendu aucune décision concernant la conduite du MDG dans ces quatre lignes :
      [traduction] La cour accueille la demande d’injonction préliminaire.
La cour permet (temporairement) [à Eurobank] de ne pas liquider la lettre de garantie sans avoir à subir des conséquences juridiques ou devoir payer des pénalités, jusqu’à l’instruction de la requête en mesures provisoires à la date d’audience indiquée ci‑après.
(d.a., vol. VI, p. 29)
Cette erreur était déterminante. Elle a amené le juge de première instance à écarter la Décision du juge Kostis au motif qu’elle n’était pas pertinente pour déterminer si la troisième et dernière demande de paiement du MDG était frauduleuse et si la décision d’Eurobank de payer équivalait à une participation à cette fraude.
[240]                     Deuxièmement, le juge de première instance a tout simplement eu tort de décider qu’Eurobank ne pouvait invoquer la Décision du juge Kostis pour justifier sa décision de payer en vertu de la Lettre de garantie, pour le motif que le juge Kostis [traduction] « n’avait pas ordonné à Eurobank de payer » (par. 198). Il faut garder à l’esprit le principe fondamental de toute garantie sur demande, à savoir son indépendance du contrat sous‑jacent. Aux termes d’une garantie sur demande, la banque a une obligation quasi absolue de payer la somme convenue sur présentation d’une demande écrite conforme. La Lettre de garantie constitue un engagement de payer irrévocable et définitif. Compte tenu de l’objectif et de l’esprit d’une telle lettre, Eurobank n’avait d’autre choix que de payer, sauf s’il lui était expressément interdit de le faire — et selon la Décision du juge Kostis, ce n’était pas le cas.
[241]                     Troisièmement, le juge de première instance a manifestement commis une erreur en concluant, à la lumière de la Sentence arbitrale, que [traduction] « les tribunaux grecs n’auraient eu d’autre choix que d’en tirer la conséquence inéluctable et de refuser d’ordonner le paiement au MDG ou finalement de condamner ce dernier à rembourser Eurobank » (par. 202). Indépendamment du fait que cette affirmation remet indûment en question le bien‑fondé de la Décision du juge Kostis et comporte un raisonnement ex post facto, il était tout simplement erroné de conclure que la Sentence arbitrale menait à cette « conséquence inéluctable ». L’action intentée par Eurobank contre le MDG en Grèce a été rejetée par la Cour d’appel d’Athènes et la Cour suprême de Grèce dans des arrêts qui ont confirmé, bien qu’indirectement, la Décision du juge Kostis. La Cour d’appel d’Athènes a conclu que le MDG pouvait se prévaloir de la lettre au moment où il l’avait fait. Le MDG n’était plus à ce moment lié par l’Engagement écrit, il ne pouvait être lié par l’Ordonnance provisoire et sa demande avait été valablement présentée avant le prononcé de tout jugement du Tribunal arbitral de la CCI (d.a., vol. III, p. 104). La Cour d’appel d’Athènes a affirmé que même si Eurobank n’avait pas droit au remboursement, Bombardier pouvait exercer un recours pour enrichissement sans cause contre le MDG une fois la Lettre de contre‑garantie payée (p. 103‑105). La Cour suprême de Grèce a confirmé les conclusions de la Cour d’appel d’Athènes dans leur intégralité et a rejeté l’action d’Eurobank (décision de la Cour suprême de Grèce, reproduite dans la requête en production de nouveaux éléments de preuve, p. 51‑81).
[242]                     L’un des moyens d’appel invoqués par Eurobank devant la Cour d’appel du Québec concernait la façon dont le juge de première instance a traité la Décision du juge Kostis. À l’appui de sa thèse, Eurobank a produit l’arrêt de la Cour d’appel d’Athènes en tant que nouvel élément de preuve. Le juge Mainville a examiné cette décision, mais a finalement refusé de lui accorder quelque poids que ce soit, confirmant la façon dont le juge de première instance avait traité la Décision du juge Kostis. Ce faisant, le juge Mainville a répété l’erreur de droit du juge de première instance au regard de l’art. 2822 C.c.Q. et les trois erreurs manifestes et déterminantes que j’ai relevées (par. 65 (CanLII), citant les motifs de la C.S., par. 189‑191). Il a aussi affirmé que [traduction] « des considérations d’ordre public peuvent contraindre un tribunal québécois à passer outre à une loi étrangère ou à un jugement étranger » (par. 67). Selon lui, le résultat auquel la Cour d’appel d’Athènes est arrivée était incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales, et les jugements grecs avaient été rendus en violation des principes de réciprocité, d’ordre et d’équité. Il a conclu que l’exception relative à l’ordre public prévue à l’art. 3081 et au par. 3155(5) C.c.Q. empêchait la reconnaissance et l’exécution au Québec de la Décision du juge Kostis.
[243]                     Avec égards, le juge Mainville a commis une erreur en concluant ainsi. L’article 3081 et le par. 3155(5) C.c.Q. ne peuvent servir de fondement pour écarter l’« effet de fait » des jugements grecs, non plus que l’« exercice de pondération » régissant la reconnaissance et l’exécution des décisions étrangères en common law, puisque cet exercice est déjà codifié au par. 3155(5) C.c.Q. (Pro‑Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612, par. 27 et 30). Eurobank n’a pas demandé au tribunal d’appliquer le droit grec, mais de donner aux jugements grecs un « effet de fait ». L’article 3081 C.c.Q., qui codifie l’exception d’ordre public aux règles relatives au choix du droit applicable établies dans le Livre dixième du C.c.Q., n’est d’aucune pertinence (Goldstein et Groffier, p. 267; Emanuelli, n° 464). De plus, aucune partie n’a demandé la reconnaissance ou l’exécution des jugements grecs au Québec en application de l’art. 3155 C.c.Q. L’« effet de fait » d’un jugement est « indépendant » de sa reconnaissance ou de son exécution au Québec (J.-G. Castel, Droit international privé québécois (1980), p. 846; Goldstein et Talpis, p. 57; Goldstein et Groffier, p. 372). L’exception prévue au par. 3155(5) C.c.Q. ne s’applique pas.
[244]                     Importer l’exception d’ordre public ou d’autres considérations semblables dans l’appréciation du poids à accorder à une décision étrangère en tant que contrainte factuelle n’est appuyée par aucun précédent et est contraire au texte et à l’objet de l’art. 2822 C.c.Q. Lorsqu’ils effectuent une telle appréciation, les tribunaux québécois ne peuvent se demander si la décision étrangère devrait être un fait sur la base de considérations d’ordre public. Soit il s’agit d’un fait, soit il ne s’agit pas d’un fait. S’il s’agit d’un fait, il en est un important, particulièrement lorsqu’il lie les parties et influence leur comportement. Donner un « effet de fait » à une décision étrangère est très différent d’appliquer le droit étranger, de reconnaître cette décision ou d’incorporer la solution fournie par cette décision à l’ordre juridique du Québec.
[245]                     Même si j’acceptais que des considérations d’ordre public puissent servir à déterminer le poids qui doit être donné aux jugements grecs en tant que preuve, j’estime qu’aucune ne trouve application. La Décision du juge Kostis était absolument essentielle à la compréhension de la conduite du MDG et d’Eurobank au moment du paiement. Toutefois, le juge Mainville n’a mentionné aucune considération d’ordre public justifiant de l’écarter. Lorsqu’il s’est penché sur le poids devant être accordé à la décision de la Cour d’appel d’Athènes, il a écrit qu’elle devait être écartée parce qu’elle [traduction] « appuie [. . .] la thèse selon laquelle l’État grec peut faire fi en toute impunité de l’Ordonnance provisoire et de la Sentence finale du Tribunal arbitral de la CCI, même s’il s’est officiellement engagé à se soumettre au processus d’arbitrage, et même si la Sentence finale a été confirmée en tous points par la Cour d’appel de Paris » (par. 69).
[246]                     Avec égards, je ne puis souscrire à cette approche. À ce stade, il est important de noter que la Sentence arbitrale n’était pas pertinente eu égard à l’action d’Eurobank en enrichissement sans cause — qui porte sur la question de savoir si le MDG avait le droit de recourir à la lettre de garantie au moment du paiement — et, par conséquent, la Sentence arbitrale a été dûment écartée par la Cour d’appel d’Athènes. De plus, il serait inapproprié d’attribuer la fraude à Eurobank pour la violation alléguée de l’Ordonnance provisoire par le MDG puisque Eurobank n’était pas partie à la procédure d’arbitrage. Ce raisonnement, s’il est applicable, ne devrait pas être utilisé pour déterminer la force probante devant être donnée aux jugements grecs, particulièrement à la Décision du juge Kostis, dans le cadre de l’appréciation de la conduite d’Eurobank.
[247]                     En outre, il est important de garder à l’esprit que l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales doit être appliqué « de manière restrictive » et est « plus restreint » que son pendant en droit interne (Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416, par. 75; R.S. c. P.R., 2019 CSC 49, [2019] 3 R.C.S. 643, par. 53; voir aussi S. Guillemard et V. A. Ly, Éléments de droit international privé québécois (2019), p. 62; Emanuelli, n° 298). La prise en compte de l’ordre public n’est pas une invitation faite aux tribunaux québécois de « proc[éder] à l’examen au fond de la décision ou de la loi étrangère » (R.S., par. 52; voir aussi Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573, par. 26). Les décisions étrangères peuvent être écartées seulement si les conséquences découlant de l’attribution d’une force probante à celles‑ci « serai[ent] à ce point incompatible[s] avec certaines des valeurs qui sous‑tendent le système juridique québécois qu’[elles] ne pourrai[ent] être incorporé[es] à celui‑ci » (R.S., par. 52). Comme je l’explique plus loin, toute violation de l’Ordonnance provisoire ou de la Sentence arbitrale est de nature purement contractuelle. Contrairement à mon collègue, j’estime qu’une allégation de manquement contractuel, manquement qui à lui seul ne peut constituer une fraude, ne crée pas de « cas flagrants de conflit », n’est pas « manifestement incompatible » et ne constitue pas une divergence « grave » à l’ordre public du Québec tel qu’entendu dans les relations internationales (R.S., par. 53‑54; voir aussi les motifs du juge Kasirer, par. 108). Les conséquences de l’attribution d’une force probante aux décisions de la Cour d’appel d’Athènes et de la Cour suprême de Grèce ne sont pas « choquant[es] » (Guillemard et Ly, p. 61), et ne « heurtent pas notre sens des valeurs » (Beals, par. 75). Encore une fois, donner un « effet de fait » à une décision étrangère est différent de l’incorporation du résultat de cette décision dans l’ordre juridique québécois. L’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales ne peut pas justifier la mise à l’écart des décisions de la Cour d’appel d’Athènes et de la Cour suprême de Grèce.
[248]                     Le juge Mainville a reproché aux tribunaux grecs de n’avoir donné aucun poids aux ordonnances des tribunaux québécois. Avec égards, il a commis une erreur en concluant ainsi pour les raisons suivantes. Premièrement, les ordonnances québécoises visaient à régir la conduite des parties grecques eu égard à la Lettre de garantie, qui est expressément assujettie au droit grec (et non au droit québécois). Tout litige découlant de la Lettre de garantie relevait directement de la juridiction des tribunaux grecs. Conformément au principe de la courtoisie, il incombait aux tribunaux québécois de faire preuve de déférence et de respect à l’égard de la juridiction des tribunaux grecs relativement à la Lettre de garantie (Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, 1990 CanLII 29 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 1077, p. 1095). Deuxièmement, l’une des parties était inhabituelle : il s’agissait d’un organe du gouvernement grec ayant des droits souverains, qu’il a décidé d’exercer. Troisièmement, il est fort peu probable que les tribunaux grecs n’aient pas accordé le poids approprié aux ordonnances québécoises. Au moment où la Décision du juge Kostis a été rendue, la seule ordonnance québécoise pertinente était l’Injonction du juge Prévost, qui était déjà expirée. De plus, le juge Kostis avait déjà statué sur le différend au moment où le juge Davis a prononcé son injonction. La Cour d’appel d’Athènes et la Cour suprême de Grèce ont accordé le poids adéquat à l’Injonction du juge Davis. Elles l’ont prise en compte comme contrainte factuelle pour le MDG et Eurobank, tout en reconnaissant à juste titre qu’elle n’était ni exécutoire ni contraignante en Grèce.
[249]                     En outre, je suis d’accord avec le juge Hamilton pour dire que la décision de rendre les ordonnances québécoises était d’emblée discutable (par. 184‑185). Toute injonction accordée en vertu de l’art. 940.4 C.p.c. doit reposer sur une des dispositions attributives de compétence du Livre dixième du C.c.Q. (F. Bachand, L’intervention du juge canadien avant et durant un arbitrage commercial international (2005), no 397). Les ordonnances québécoises ont été émises sur la base de l’art. 3138 C.c.Q., qui prévoit que les tribunaux québécois peuvent ordonner des mesures provisoires ou conservatoires même s’ils ne sont pas compétents pour connaître du fond du litige. Au regard de cette disposition, les tribunaux ne devraient que rarement, voire jamais, prononcer des injonctions ayant un effet extraterritorial : « [e]n cas d’absence de compétence sur le fond, [. . .] l’effet éventuellement extraterritorial de l’exécution des mesures [provisoires ou conservatoires] jouera directement pour décider de les ordonner ou non » (G. Goldstein, Droit international privé, vol. 2, Compétence internationale des autorités québécoises et effets des décisions étrangères (Art. 3134 à 3168 C.c.Q.) (2012), p. 101 (en italique dans l’original); voir aussi J. A. Talpis avec la collaboration de S. L. Kath, « If I am from Grand‑Mère, Why Am I Being Sued in Texas? » — Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Quebec‑United States Crossborder Litigation (2001), p. 18; Bachand, no 397). En l’espèce, les tribunaux québécois pouvaient valablement interdire à Banque Nationale de procéder à un paiement en vertu de la Lettre de contre‑garantie, pour autant qu’une solide preuve prima facie de fraude était présentée. Toutefois, ils ne pouvaient valablement interdire au MDG ou à Eurobank d’agir en vertu de la Lettre de garantie. Il est intéressant de noter que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont infirmé la conclusion du juge de première instance ordonnant au MDG de se conformer à la Sentence arbitrale parce que le juge de première instance n’avait pas juridiction à cet égard (motifs de la C.A., par. 46). Le même raisonnement aurait dû s’appliquer aux mesures provisoires que sollicitait Bombardier. Dans des circonstances telles que celles du présent dossier, les tribunaux québécois ne peuvent ordonner à l’État grec d’agir d’une façon particulière, surtout lorsque des droits souverains sont en jeu.
[250]                     Aucune considération d’ordre public ne justifie de faire fi des jugements grecs. J’abonde dans le sens d’Eurobank lorsqu’elle affirme que, [traduction] « [e]n tant que banque domiciliée en Grèce, [Eurobank] est évidemment liée par les jugements rendus en Grèce concernant [ses] transactions en Grèce, peu importe où ces jugements pourraient (ou non) être reconnus et exécutés » (m.a., par. 178 (caractères gras et italique omis)). Toutefois, les ordonnances québécoises et l’Ordonnance provisoire n’étaient pas exécutoires en Grèce. Toute préoccupation liée à l’ordre et l’équité découle du refus des tribunaux québécois d’accorder un poids, en tant que contraintes factuelles, aux jugements grecs qui lient et liaient les parties. Comme le soulignait avec justesse le regretté J.‑G. Castel, [traduction] « [l]a protection des attentes justifiées des parties est un objectif particulièrement important dans les affaires de droit international privé impliquant des transactions commerciales internationales, car “il serait injuste et inapproprié de tenir une personne responsable au regard du droit local d’un État alors qu’elle a modelé à juste titre sa conduite pour se conformer aux exigences d’un autre État” » (« The Uncertainty Factor in Canadian Private International Law » (2007), 52 R.D. McGill 555, p. 558‑559, citant l’American Law Institute, Restatement of the Law, Second : Conflict of Laws 2d (1971), §6.(g). Cela est particulièrement vrai en ce qui a trait à la Décision du juge Kostis, qui a été rendue à l’époque des faits ayant mené à la présente affaire.
[251]                     À mon avis, les cours inférieures ne pouvaient faire fi de la Décision du juge Kostis à la lumière de l’art. 2822 C.c.Q. et des faits de la présente affaire. Les décisions de la Cour d’appel d’Athènes et de la Cour suprême de Grèce ne pouvaient non plus être écartées dans la mesure où elles confirment la Décision du juge Kostis. Si ces jugements avaient été dûment considérés comme des faits devant guider la conduite du MDG et d’Eurobank pour déterminer si l’exception de fraude s’applique à la Lettre de contre‑garantie, la seule conclusion possible dans le cas présent aurait été que la demande du MDG en vertu de la lettre de garantie et la décision d’Eurobank de procéder au paiement étaient valables.
B.            La demande de paiement du MDG n’était ni frauduleuse ni assimilable à une fraude
[252]                     J’aborde maintenant la conclusion du juge de première instance selon laquelle les exigences relatives à l’exception de fraude, établies dans l’arrêt Angelica‑Whitewear, étaient remplies. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, qui, je le souligne, comprend les jugements grecs, je suis d’avis que cette conclusion ne peut être maintenue. La norme à satisfaire pour établir la fraude est onéreuse.
(1)         L’engagement écrit du MDG
[253]                     Lorsqu’il s’est demandé si la conduite du MDG était frauduleuse, le juge de première instance a souligné que le MDG avait [traduction] « manqué à sa parole » en demandant le paiement en vertu de la Lettre de garantie (par. 171‑177). Il s’agissait d’une erreur car il a fermé les yeux sur le texte de l’Engagement écrit, le contexte dans lequel il a été donné et le fait qu’il avait été valablement retiré au moment de la demande du MDG. En d’autres termes, le juge a omis d’interpréter l’Engagement écrit dans son ensemble.
[254]                     L’Engagement écrit comporte huit paragraphes, qui mettent en lumière son contexte. La conclusion du juge de première instance ne tient pas compte des sept premiers, qui indiquaient clairement que le MDG conservait tous ses droits légaux, y compris ses droits souverains conformément au droit public grec, d’invoquer la Lettre de garantie. Les paragraphes pertinents de l’Engagement écrit sont les suivants :
      [traduction]
2. Le droit [du MDG] d’imposer unilatéralement des pénalités au fournisseur, lorsque celui‑ci refuse d’exécuter ou n’exécute pas de manière appropriée ses obligations contractuelles, est clairement prévu et décrit tant dans le décret présidentiel régissant ledit contrat (p.d. 284/1989) que dans les clauses contractuelles elles‑mêmes.
3. Ce droit [du MDG] est inextricablement lié à l’exercice du pouvoir public; les pénalités imposées unilatéralement par l’administration, en exécution des clauses contractuelles, ont le caractère d’actes personnels d’administration qui ne peuvent être contestés que devant les tribunaux administratifs grecs.
4. [Bombardier] ne peut ni interdire [au MDG] ni l’empêcher de quelque manière que ce soit d’exercer son droit souverain, à savoir de calculer et d’imposer des pénalités, lorsque les conditions fixées par la loi et le contrat sont réunies.
7. [. . .] nous réitérons que [le MDG] n’a pas envisagé et qu’au contraire, il a nié et nie toutes les réclamations soulevées par Bombardier Inc., que vous représentez. Nous rappelons également que nous avons expressément réservé tous nos droits légaux, et nous vous informons encore une fois que, toujours dans le contexte de la procédure d’arbitrage, nous ne renonçons pas à nos droits souverains.
      8. En tout état de cause, étant donné que l’audience devant la Cour internationale d’arbitrage a été fixée du 25 au 29 juin 2012 et que la fin du procès est donc prévisible, notre cabinet déclare explicitement que nous attendrons la décision de la Cour internationale arbitrale, qui a le pouvoir de trancher de manière contraignante pour les parties les questions de fond découlant des litiges qui relèvent de sa compétence, et que nous ne procéderons à l’imposition d’aucune pénalité à l’encontre de votre client, tant que la procédure est en cours, laquelle (instance) a de toute façon été introduite conformément à la loi et au contrat. [Je souligne.]
      (d.a., vol. IV, p. 197‑199)
[255]                     Ces paragraphes ont tous pour objet de préserver les « droits légaux » du MDG, y compris ses droits souverains, de réclamer le paiement en vertu de la Lettre de garantie, et le juge de première instance a eu tort de les écarter au motif qu’ils étaient dénués de sens. En omettant d’interpréter l’engagement écrit dans son ensemble, le juge de première instance a contrevenu à la règle clairement exprimée à l’art. 1427 C.c.Q., qui énonce : « Les clauses s’interprètent les unes par les autres, en donnant à chacune le sens qui résulte de l’ensemble du contrat ».
[256]                     Sur ce point, j’arrive aux mêmes conclusions que le juge Hamilton de la Cour d’appel. Je souligne aussi que le juge Kostis, la Cour d’appel d’Athènes et la Cour suprême de Grèce ont interprété l’Engagement écrit de la même façon. Le juge Kostis a expressément pris en compte l’Engagement écrit; il a conclu qu’on ne pouvait pas [traduction] « supposer que [le MDG] s’était engagé à ne pas invoquer la déchéance de la lettre de garantie » (d.a., vol. VI, p. 76). La Cour d’appel d’Athènes a elle aussi conclu que l’Engagement écrit du MDG n’avait créé [traduction] « aucune fausse attente de la part de [Bombardier] », compte tenu des explications du MDG dans les paragraphes en question (d.a., vol. III, p. 102). La Cour suprême de Grèce a confirmé cette conclusion (p. 66).
[257]                     Le juge de première instance a également ignoré les conditions importantes énoncées aux par. 4, 7 et 8 de l’Engagement écrit.
[258]                     La première phrase du par. 8 est très importante. Elle confirme que le MDG a donné l’Engagement écrit en tenant pour acquis que l’audience d’arbitrage se déroulerait en juin 2012 et se terminerait peu de temps après. L’Engagement écrit a été donné le 20 avril 2012, avant que Bombardier soulève sa nouvelle question concernant la validité du Contrat de compensation au regard de l’art. 34 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, [2012] J.O. C. 326/47. En raison de cette nouvelle question, la procédure d’arbitrage a été retardée d’une année de plus. Les circonstances dans lesquelles l’Engagement écrit a été donné avaient considérablement changé : l’audience s’était prolongée bien au‑delà de juin 2012 et la fin n’était plus « prévisible » de la même manière. De toute évidence, la condition selon laquelle le MDG s’engageait à ne pas se prévaloir de la Lettre de garantie ne s’appliquait plus.
[259]                     Je suis d’accord avec le juge Hamilton pour dire que le MDG pouvait valablement retirer son engagement. Comme il l’a noté, c’est ce que le MDG a fait en mettant Bombardier en demeure le 31 juillet 2013. Il s’ensuit que, lorsque le MDG a demandé le paiement le 18 décembre 2013, l’Engagement écrit n’était plus effectif. Le fait d’avoir recours à la Lettre de garantie dans ces circonstances ne peut servir de fondement pour conclure à la fraude.
[260]                     La Cour d’appel d’Athènes est arrivée à la même conclusion, statuant qu’il [traduction] « n’existe aucun doute quant à l’intention [du MDG] de ne pas [invoquer la Lettre de garantie] dans le cadre de l’instance déjà engagée devant la [CCI] » (d.a., vol. III, p. 104). Une fois qu’un nouvel argument a été formulé, le MDG n’était plus tenu de s’abstenir d’exercer ses droits souverains. La Cour d’appel d’Athènes a conclu : [traduction] « Au vu de ces faits, il n’a été prouvé par aucun élément de preuve que la conduite [du MDG] en ce qui concerne la déchéance et le paiement [au MDG] de [la Lettre de garantie] était manifestement abusive » (p. 105).
[261]                     La Cour suprême de Grèce fut du même avis. Elle a reconnu que le MDG [traduction] « a accepté volontairement et de bonne foi » de ne pas avoir recours à la Lettre de garantie pendant que la procédure d’arbitrage était en cours (p. 73). Toutefois, le MDG a donné l’Engagement écrit en supposant que [traduction] « une décision sur cette question devait être rendue d’ici la fin de 2012 » (ibid.). Lorsque Bombardier a soulevé son nouvel argument sur la validité du Contrat de compensation, elle [traduction] « a changé la portée des procédures » (ibid.). Le contexte dans lequel l’Engagement écrit a été donné a changé. La Cour suprême de Grèce a reconnu ce fait. En conséquence, elle a conclu que [traduction] « en l’espèce, il n’y a eu aucun exercice abusif ou frauduleux du droit du [MDG] de demander la saisie de la lettre de garantie payable sur demande pour des motifs relatifs à la relation sous-jacente entre lui et la débitrice, une entreprise canadienne, ni de son obligation de compenser [Eurobank] pour ce motif » (ibid., p. 70). De fait, les par. 4, 7 et 8 de l’Engagement écrit indiquent clairement que le MDG a réservé ses droits et que l’Engagement écrit en tant que tel n’était pas absolu.
(2)         Violation par le MDG des Ordonnances provisoires
[262]                     Le juge de première instance a statué que la demande de paiement du MDG contrevenait à l’Ordonnance provisoire et à l’Injonction du juge Davis.
[263]                     Le contexte dans lequel chacune de ces ordonnances a été émise est important. L’Ordonnance provisoire et l’Injonction du juge Davis ont été accordées sur la base de l’Engagement écrit au sujet duquel j’ai conclu, à l’instar du juge Hamilton, qu’il a été valablement retiré. Afin d’obtenir une injonction interdisant à un bénéficiaire de réclamer le paiement au titre d’une lettre de garantie, le demandeur doit établir l’existence [traduction] « d’une solide preuve prima facie » selon laquelle le bénéficiaire est « expressément privé du droit » de demander le paiement (Veolia Water Technologies, par. 43; voir aussi Pacific Atlantic Pipeline Construction Ltd c. Coastal Gaslink Pipeline Ltd, 2023 ABKB 736, par. 46 (CanLII), conf. 2024 ABCA 74, par. 6‑7 et 9‑10 (CanLII); Sirius International Insurance Co. (Publ.) c. FAI General Insurance Ltd., [2003] EWCA Civ 470, [2003] 1 W.L.R. 2214, inf. pour d’autres motifs par [2004] UKHL 54, [2004] 1 W.L.R. 3251; Simic c. New South Wales Land and Housing Corporation, [2016] HCA 47, 260 C.L.R. 85).
[264]                     Dans l’arrêt Pacific Atlantic Pipeline, le donneur d’ordre a demandé une injonction visant à interdire au bénéficiaire d’avoir recours à une lettre de crédit standby. Le juge en son cabinet a examiné une [traduction] « entente verbale d’abstention » aux termes de laquelle le bénéficiaire avait accepté de ne pas avoir recours à la lettre de crédit pendant l’arbitrage. Le juge en son cabinet a reconnu que le bénéficiaire avait affirmé qu’il n’aurait pas recours à l’instrument, mais a conclu que ces affirmations n’atteignaient pas le niveau de certitude qu’exige une solide preuve prima facie (par. 59). Bien que chaque affaire soit différente sur le plan factuel, elles ont toutes en commun une norme exigeante pour établir avec certitude juridique que le bénéficiaire entend ne pas avoir recours à l’instrument et que cet engagement est applicable à tous les moments pertinents.
[265]                     À mon avis, la norme onéreuse que requiert une solide preuve prima facie n’a pas été atteinte ni pour l’Ordonnance provisoire ni pour l’Injonction du juge Davis. Il en est ainsi parce que l’Engagement écrit avait été valablement retiré à ce moment précis. En fait, cinq jours avant que le MDG ne réclame le paiement en vertu de la Lettre de garantie, il a avisé Bombardier par lettre qu’il avait l’intention de le faire. Le MDG a joint à cette lettre la décision ministérielle officielle qui l’autorisait à le faire. De plus, l’Engagement écrit réservait expressément les droits du MDG, y compris ses droits souverains, et cet engagement a été donné dans un contexte où l’arbitrage devait prendre fin en juin 2012. Toutefois, ces circonstances ont changé lorsque Bombardier a soulevé un nouvel argument en août 2012.
[266]                     Indépendamment de la question de savoir si l’Ordonnance provisoire aurait dû ou non être émise, il est essentiel de qualifier la nature de la violation de cette ordonnance pour déterminer les conséquences juridiques qui devraient en découler. L’Ordonnance provisoire a été émise par le Tribunal arbitral de la CCI à la demande de Bombardier le 13 août 2013. Le Tribunal arbitral a conclu que Bombardier avait une preuve prima facie (je le souligne, et non une solide preuve prima facie) pour justifier des mesures provisoires à la lumière de l’Engagement écrit du MDG. Toutes les parties reconnaissent que l’Ordonnance provisoire n’a été et ne pouvait pas être exécutée par les tribunaux grecs — ou par les tribunaux québécois (2013 QCCS 6892, par. 5 (CanLII)). Une telle violation n’équivaut pas à une violation d’une ordonnance judiciaire. Cela dit, il est vrai que le MDG et Bombardier avaient convenu que le Tribunal arbitral de la CCI aurait juridiction sur tout litige pouvant survenir entre eux. Ils étaient contractuellement tenus de respecter toute mesure conservatoire et provisoire ordonnée par le Tribunal arbitral. Par conséquent, la violation par le MDG de l’Ordonnance provisoire était une violation contractuelle qui, à elle seule, ne constitue pas une fraude.
[267]                     Quant aux ordonnances québécoises, le MDG a présenté sa troisième et dernière demande de paiement le 18 décembre 2013, soit à un moment où aucune injonction ne lui interdisait de le faire. D’ailleurs, l’Injonction du juge Prévost avait expiré le 26 août 2013, et l’Injonction du juge Davis n’a été émise que le 20 décembre 2013, après la présentation de la demande de paiement par le MDG. Cette demande était la suite logique de la demande du 12 août 2013, qui avait été suspendue par l’Injonction de la juge Pana. C’était donc une erreur de conclure que la demande du MDG présentée le 18 décembre 2013 contrevenait à une injonction québécoise. L’Injonction du juge Davis a seulement ordonné au MDG de retirer sa demande de paiement après le fait. Encore une fois, l’Injonction du juge Davis n’était pas exécutoire en Grèce, et il y a lieu de douter qu’elle ait dû être émise en premier lieu.
[268]                     Par conséquent, il était erroné de conclure que la conduite du MDG était frauduleuse ou assimilable à une fraude sur la base de l’Ordonnance provisoire ou de l’Injonction du juge Davis. Ni le manquement allégué au contrat ni le défaut allégué de se conformer à des injonctions non contraignantes ne permettent de conclure à une fraude dans les circonstances de l’espèce. Tel fut aussi l’avis de la Cour d’appel d’Athènes, confirmé d’ailleurs par la Cour suprême de Grèce (d.a., vol. III, p. 104; décision de la Cour suprême de Grèce, p. 67 et 69).
(3)         Le moment choisi par le MDG pour demander le paiement
[269]                     Une autre préoccupation du juge de première instance était le moment choisi par le MDG pour présenter sa demande (par. 182‑184). Il peut être tentant d’examiner la conduite du MDG après le fait et de conclure qu’il s’est livré à une sorte de fraude. Son défaut de rembourser l’argent qu’il a obtenu en vertu de la Lettre de garantie, même après la déclaration de nullité du Contrat de compensation, est certainement discutable. Je ne puis cependant m’engager dans un raisonnement inadmissible en examinant la conduite du MDG aujourd’hui et en inférer une fraude. Je dois plutôt me limiter à ce qui s’est produit avant le paiement effectué en vertu de la Lettre de garantie, sans l’avantage du recul. Tant et aussi longtemps que le contrat sous‑jacent est valable, le bénéficiaire a le droit de demander le paiement au titre d’une garantie sur demande. De fait, les conséquences d’une demande de paiement au titre d’une garantie sur demande [traduction] « peuvent être sévères, draconiennes et brutales » sans pour autant constituer une fraude (Royal Bank of Canada c. Darlington, [1995] O.J. No. 1044 (Lexis), 1995 CarswellOnt 2661 (WL) (C.J. (div. gén.)), par. 181).
[270]                     Il est essentiel de garder à l’esprit que la décision ministérielle officielle autorisant le recours à la Lettre de garantie a été prise le 17 juillet 2013. La première demande de paiement a été présentée le 5 août 2013, après l’envoi de la lettre de demande à Bombardier le 31 juillet 2013. Eurobank a refusé d’honorer la demande parce qu’elle n’était pas conforme aux conditions de la Lettre de garantie. La deuxième demande de paiement a été présentée le 12 août 2013, mais l’Injonction de la juge Pana, émise après la présentation de cette demande, empêchait Eurobank de payer. Aucune nouvelle demande n’a été présentée pendant que l’Injonction de la juge Pana était en vigueur. À mon avis, comme je l’ai déjà expliqué, le juge de première instance a commis une erreur en n’accordant aucun poids aux jugements grecs. La Décision du juge Kostis, dont l’effet était d’écarter l’Injonction temporaire de la juge Pana, a joué un rôle central dans la décision du MDG de réitérer sa demande de paiement en vertu de la Lettre de garantie. Le MDG n’a réitéré sa demande de paiement qu’une fois la Décision du juge Kostis rendue en sa faveur, alors que l’Injonction de la juge Pana avait expiré.
[271]                     Cette troisième et dernière demande de paiement a été présentée le 18 décembre 2013, deux jours seulement après le prononcé de la Décision du juge Kostis, laquelle a déclenché la présentation de cette demande. Il était clairement indiqué dans la demande de paiement ainsi que dans le Protêt extrajudiciaire que le MDG se prévalait de la Lettre de garantie conformément aux conclusions du juge Kostis relativement aux allégations de fraude (d.a., vol. VI, p. 79 et 149‑150). Il était totalement injustifié — c’est le moins que l’on puisse dire — de la part du juge de première instance d’écrire que, pour exercer ses droits en vertu du droit grec et de la Lettre de garantie, [traduction] « le MDG a eu recours à ce qui semble être rien de moins que du chantage juridique et de l’extorsion pour forcer Eurobank à payer » (par. 182 (je souligne)).
[272]                     À la face même de la Lettre de garantie, il est clair que le MDG pouvait valablement demander le paiement au titre de cet instrument, malgré toute objection de Bombardier ou toute action en justice :
      [traduction] CONFORMÉMENT À CE QUI PRÉCÈDE, NOUS, ANZ GRINDLAYS BANK LIMITED (ATHÈNES), FOURNISSONS LA LETTRE DE GARANTIE REQUISE POUR LE FOURNISSEUR ET NOUS NOUS ENGAGEONS PAR CONSÉQUENT À VOUS PAYER SUR SIMPLE PRÉSENTATION DE VOTRE PREMIÈRE DEMANDE IRRÉVOCABLEMENT ET INCONDITIONNELLEMENT SANS PREUVE SUPPLÉMENTAIRE AUTRE QUE VOTRE ATTESTATION QUE LE FOURNISSEUR NE S’EST PAS RÉGULIÈREMENT ACQUITTÉ DE SES OBLIGATIONS DE FOURNIR LES COMPENSATIONS SUSMENTIONNÉES DANS LE DÉLAI PRÉVU PAR L’ARTICLE 5 PARAGRAPHE 5.1 ET L’ARTICLE 19 DU CONTRAT DE COMPENSATION CI‑DESSUS, LE MONTANT TOTAL DE LA LETTRE DE GARANTIE DANS UN DÉLAI DE (3) TROIS JOURS OUVRABLES APRÈS LA DATE DE RÉCEPTION DE VOTRE DEMANDE, LE TOUT INDÉPENDAMMENT DE TOUTE OBJECTION ET/OU TOUT TYPE D’ARGUMENTS DU FOURNISSEUR, TOUTE ACTION EN JUSTICE ENTREPRISE PAR LE FOURNISSEUR DEVANT TOUTE JURIDICTION DE QUELQUE PAYS ET SANS QUE VOUS AYEZ À VOUS ADRESSER À UN TRIBUNAL D’ARBITRAGE. [Je souligne.]
      (d.a., vol. IV, p. 112)
[273]                     Comme le juge Kostis avait rejeté la demande d’injonction d’Eurobank, la conclusion, du point de vue du MDG, était qu’il avait un droit contractuel valable de se prévaloir de la Lettre de garantie.
[274]                     Lorsqu’on la replace dans son contexte, comme l’exigent le droit et les faits de la présente affaire, la décision du MDG de se prévaloir de la Lettre de garantie ne satisfait pas à la norme onéreuse pour établir la fraude. Même si le MDG a agi à l’encontre de l’Ordonnance provisoire en présentant une demande et à l’encontre de l’Injonction du juge Davis en ne retirant pas cette demande, ni cette ordonnance ni cette injonction n’étaient exécutoires en Grèce. Le MDG agissait de toute évidence conformément à la Décision du juge Kostis lorsqu’il a demandé le paiement en vertu de la Lettre de garantie. Au vu de la Décision du juge Kostis, on ne saurait dire que la demande du MDG était « clairement fausse » ou « totalement injustifiée » ou qu’il était « évident qu’il n’existait aucun droit au paiement ».
[275]                     Je suis d’accord avec le juge Hamilton pour dire que le juge de première instance a commis une erreur en concluant à la fraude en raison de la conduite du MDG, soit sa violation alléguée de l’Engagement écrit, de l’Ordonnance provisoire et de l’Injonction du juge Davis, ainsi que du moment où il a présenté sa demande. Toutefois, avec égards, je ne suis pas d’accord avec le juge Hamilton pour dire que la décision du MDG de ne pas rembourser Eurobank après avoir été débouté devant le Tribunal arbitral de la CCI permet de conclure à la fraude (par. 200‑201). Toute conclusion concernant l’intention du MDG de rembourser ou non relève de la conjecture et est insuffisante pour conclure à une fraude. Sa décision de ne pas rembourser doit plutôt être examinée à la lumière du fait que la Sentence arbitrale n’avait pas encore été homologuée en Grèce. On ne pouvait pas tenir pour acquis que la Sentence arbitrale serait homologuée en Grèce et que le MDG ne s’y conformerait pas une fois homologuée. À cet égard, je souscris à l’opinion du juge Mainville selon laquelle le juge de première instance n’avait pas juridiction pour ordonner au MDG de se conformer à la Sentence arbitrale (par. 46). Au moment de l’audience devant notre Cour, Bombardier n’avait pas encore demandé l’homologation de la Sentence arbitrale en Grèce.
C.            Même si la conduite du MDG était frauduleuse ou assimilable à une fraude, Eurobank était innocente de cette fraude
[276]                     Je me penche désormais sur la question de savoir si l’exception de fraude s’appliquerait aux circonstances en présumant que la conduite du MDG était frauduleuse ou assimilable à une fraude pour les fins de la Lettre de contre‑garantie. J’estime que, compte tenu de l’ensemble de la preuve, Eurobank (la bénéficiaire) doit être considérée comme innocente de la fraude alléguée du MDG (le tiers) aux fins de la Lettre de contre‑garantie. Là encore, la Décision du juge Kostis a joué un rôle crucial dans la décision d’Eurobank d’honorer la demande de paiement du MDG. Lorsque l’on tient compte de la Décision du juge Kostis, force est de conclure qu’Eurobank n’avait pas une connaissance claire ou évidente de la fraude et n’y a pas participé. Il y a une contradiction inhérente entre l’exigence qu’une cour de révision — appelée à déterminer si une banque avait une connaissance suffisante de la fraude — se place dans la position de la banque émettrice au moment du paiement, tout en écartant du même coup les décisions des tribunaux compétents qui liaient cette banque à ce moment.
(1)         Connaissance d’Eurobank
[277]                     Lorsque le bénéficiaire d’une garantie sur demande a commis une fraude, celle‑ci ne sera imputée au garant que s’il est établi que ce dernier avait une connaissance claire ou évidente de cette fraude. Dans ce contexte, on entend par « claire », ce qui [traduction] « se présente sans ambiguïté, se comprend aisément, est manifeste, non confus ou douteux », tandis que le terme « évident » signifie [traduction] « qui s’impose de façon claire et sans peine à l’esprit, manifeste, indubitable » (Royal Bank of Canada, par. 209). En termes simples, il doit s’agir d’une fraude « qui crèv[e] les yeux » (Mattout, p. 258).
[278]                     Pour déterminer si Eurobank avait une connaissance claire ou évidente de la fraude alléguée, notre Cour doit se placer exactement dans la même situation que celle dans laquelle se trouvait Eurobank en [traduction] « se mettant à [sa] place » (Kurkela, p. 179-180; Unicredito Italiano S.P.A., Hong Kong Branch c. Alan Chung Wah Tang, [2002] HKCFI 339, par. 32 (HKLII)). Je me limite donc aux faits connus d’Eurobank en date du 24 décembre 2013, date à laquelle le paiement a eu lieu. Ce serait une erreur de se fonder sur des renseignements dont Eurobank ne disposait pas à l’époque. Par exemple, Eurobank ne savait pas si le MDG obtiendrait gain de cause dans la procédure d’arbitrage ou ce qu’il ferait s’il était débouté.
[279]                     Le juge de première instance a estimé qu’Eurobank a payé en vertu de la Lettre de garantie [traduction] « en toute connaissance » de la fraude du MDG (par. 210). Il s’est appuyé sur le fait qu’Eurobank était au courant de l’Engagement écrit ainsi que de la décision du MDG de se prévaloir de la Lettre de garantie en violation de l’Ordonnance provisoire et de l’Injonction du juge Davis. Nul ne conteste qu’Eurobank avait connaissance de ces faits; toutefois, ceux‑ci ne peuvent servir de fondement à la conclusion qu’Eurobank avait une connaissance claire ou évidente de la fraude. Je m’explique.
[280]                     Après la demande de paiement présentée par le MDG en vertu de la Lettre de garantie le 5 août 2013, Eurobank a saisi la Cour de première instance d’Athènes de sa propre demande d’injonction. Cette demande a finalement été rejetée au mérite par le juge Kostis le 16 décembre 2013. Eurobank, le MDG, Bombardier et Banque Nationale étaient tous représentés dans cette instance et ont présenté leur preuve quant à la fraude alléguée. Dans le cadre de ce processus, le juge Kostis a été informé de la procédure d’arbitrage, de l’Ordonnance provisoire, de l’Injonction du juge Prévost et de l’Engagement écrit. Malgré tout cela, le juge Kostis a établi que rien ne justifiait le prononcé de l’injonction : [traduction] « . . . la conduite [du MDG], qui défend ses droits, n’est pas pour autant abusive; on ne peut pas non plus supposer que ce comportement est abusif. . . » (d.a., vol. VI, p. 75). Le juge Kostis a refusé d’interdire à Eurobank de faire le paiement en vertu de la Lettre de garantie.
[281]                     Eurobank s’est ensuite retrouvée devant un jugement d’un tribunal compétent (qui, j’insiste, était le seul tribunal compétent pour l’application de la Lettre de garantie), lequel a conclu que le MDG pouvait valablement se prévaloir de la Lettre de garantie. La Décision du juge Kostis, en tant que contrainte factuelle, est un élément déterminant dans l’analyse de la « connaissance claire ou évidente » d’Eurobank. Celle‑ci était au courant de l’allégation de conduite frauduleuse à l’endroit du MDG; Eurobank et les autres parties ont soumis au tribunal grec la preuve telle qu’elle existait à ce moment‑là. Toutefois, le juge Kostis a tout de même estimé que le MDG pouvait valablement se prévaloir de la lettre, car il n’y avait aucune raison de conclure qu’un acte frauduleux avait été commis. Je m’explique mal comment on peut conclure qu’Eurobank avait connaissance de la fraude, encore moins qu’elle en avait une connaissance claire ou évidente dans ce contexte.
[282]                     Après que le juge Kostis ait rendu sa décision, le MDG a réitéré sa demande de paiement le 18 décembre 2013. Eurobank a par la suite communiqué avec Banque Nationale pour l’informer qu’elle n’avait d’autre choix que de payer. Il ressort clairement de ces échanges qu’Eurobank croyait — à juste titre, selon moi — que le MDG formulait sa demande conformément à la Décision du juge Kostis. En effet, Eurobank a informé Banque Nationale que sa demande d’injonction avait été rejetée par le juge Kostis. Elle lui a en outre expliqué que l’Injonction de la juge Pana avait par conséquent expiré. En l’absence d’une injonction contraignante, elle devait payer le MDG : [traduction] « AUX TERMES DE [LA LETTRE DE GARANTIE] ET DU DROIT GREC APPLICABLE, NOUS AVONS L’OBLIGATION DE PAYER AU BÉNÉFICIAIRE LA SOMME DE 13 868 354,40 $ DANS UN DÉLAI DE TROIS JOURS OUVRABLES . . . » (d.a., vol. VI, p. 84).
[283]                     Après que le juge Davis ait accordé l’injonction le 20 décembre 2013, Eurobank a même contacté le MDG pour lui demander de reconsidérer sa demande de paiement à la lumière de cette injonction (d.a., vol. VI, p. 173‑176). C’était le 23 décembre 2013. En réponse, le MDG a signifié à Eurobank le Protêt extrajudiciaire, par lequel il lui intimait de procéder à un paiement en vertu de la Lettre de garantie, à défaut de quoi elle s’exposait à des recours civils et à des sanctions pénales. [traduction] « Il s’agissait de sanctions graves et Eurobank, en tant que banque grecque, y était exposée » (motifs de la C.A., par. 215). Dans le Protêt extrajudiciaire, le MDG indiquait que l’Injonction du juge Davis ne pouvait pas être exécutée en Grèce, étant donné la décision contraire rendue par le juge Kostis. De plus, le MDG soulignait que [traduction] « les tribunaux grecs n’auraient pas juridiction pour rendre un jugement dans le cadre d’une demande visant à obtenir des mesures et une injonction provisoires pour non‑paiement d’une lettre de garantie payable sur demande, l’État canadien agissant comme défendeur et bénéficiaire de la lettre de garantie et une banque canadienne agissant comme débitrice » (d.a., vol. VI, p. 150).
[284]                     C’est dans ce contexte qu’Eurobank devait prendre une décision. Selon le point de vue raisonnable d’Eurobank (Mitchell, p. 716), la Décision du juge Kostis et le Protêt extrajudiciaire auraient dissipé toute connaissance de fraude qu’elle aurait pu avoir. En effet, Eurobank a spécifiquement plaidé devant les tribunaux grecs à l’été 2013 que le MDG [traduction] « avait exercé son droit à un paiement en vertu de la Lettre de garantie d’une manière qui [était] et qui continu[e] d’être manifestement abusive et de mauvaise foi » (d.a., vol. VI, p. 19). Cet argument d’Eurobank n’a pas été retenu. Tout soupçon qui pouvait subsister dans l’esprit d’Eurobank dans ce contexte est par conséquent devenu sans objet. Il ne s’agit certainement pas d’une « connaissance claire ou évidente » où la fraude « crève les yeux ». Je suis d’accord avec le juge Hamilton de la Cour d’appel que de tels soupçons n’atteignent pas le niveau requis pour que l’on puisse conclure à une connaissance claire ou évidente (par. 217‑218; Banco Nacional, p. 119-120).
(2)         Participation alléguée d’Eurobank
[285]                     Le juge de première instance a conclu qu’Eurobank avait participé à la fraude du MDG en choisissant de payer [traduction] « en violation de non pas une, mais deux ordonnances », c.‑à‑d., l’Ordonnance provisoire et l’Injonction Davis (par. 197). Bien qu’Eurobank [traduction] « n’ait été associée d’aucune façon que ce soit » avec la fraude alléguée du MDG, le juge de première instance a néanmoins conclu qu’elle « a sciemment permis à la fraude de produire ses fruits » (par. 196 et 205). Il a conclu qu’Eurobank avait le choix de se conformer à ces deux ordonnances ou de se conformer au Protêt extrajudiciaire du MDG. Sur la base de la décision d’Eurobank de se conformer à celui‑ci, le juge de première instance a inféré qu’il y avait eu participation frauduleuse.
[286]                     Il est vrai que la décision d’Eurobank de payer était [traduction] « volontaire » (motifs de la C.S., par. 196). Toutefois, la question du caractère volontaire du paiement n’est pas celle qu’il convient de se poser. Lorsqu’une banque effectue un paiement au titre d’une garantie sur demande, elle le fait toujours volontairement. Ce qui importe, c’est de savoir si un tribunal compétent a ordonné à Eurobank de ne pas payer sur la base d’une solide preuve prima facie de fraude ou si elle a choisi de payer bien que des éléments de preuve clairs ou évidents de fraude lui aient été présentés — aucune de ces situations, comme je l’ai conclu, n’étant applicable. De simples soupçons de « circonstances irrégulières » ne sont pas suffisants pour satisfaire à la norme onéreuse de l’exception de fraude. La difficulté en l’espèce est qu’il y avait des ordonnances contradictoires de différentes cours et d’un tribunal arbitral. En réalité, la seule ordonnance qui pouvait être exécutée à l’encontre d’Eurobank, soit la décision du juge Kostis, ne lui ordonnait pas de ne pas payer. Il n’y avait aucun « choix » à faire.
[287]                     Bien que le juge de première instance ait conclu que le juge Kostis, en refusant dans sa décision d’accorder l’injonction demandée, n’ait pas expressément ordonné à Eurobank de payer, il faut garder à l’esprit la nature fondamentale des garanties sur demande. Comme je l’ai expliqué, une garantie sur demande oblige la banque à payer sur présentation d’une demande de paiement écrite qui est conforme aux conditions de la garantie. Il s’agit d’un engagement irrévocable et définitif de payer. Les termes de la Lettre de garantie elle‑même confirment ce principe :
      [traduction] [. . .] INDÉPENDAMMENT DE TOUTE OBJECTION ET/OU TOUT TYPE D’ARGUMENTS DU FOURNISSEUR, TOUTE ACTION EN JUSTICE ENTREPRISE PAR LE FOURNISSEUR DEVANT TOUTE JURIDICTION DE QUELQUE PAYS ET SANS QUE VOUS AYEZ À VOUS ADRESSER À UN TRIBUNAL D’ARBITRAGE. [Je souligne.]
      (d.a., vol. IV, p. 112)
[288]                     Ce texte indique clairement qu’Eurobank ne pouvait pas refuser de payer sans outrepasser indûment son rôle de garant et empiéter sur le domaine des parties. La seule manière d’empêcher Eurobank de payer en vertu de la Lettre de garantie était une injonction émise par un tribunal compétent sur la base d’une solide preuve prima facie de fraude. Eurobank a sollicité cette injonction, qui lui a été accordée temporairement, mais a été déboutée de sa demande d’injonction permanente. Bombardier — et non Banque Nationale — a pris des mesures, mais a introduit une instance devant une cour qui n’avait pas juridiction pour interdire à Eurobank, ni au MDG d’ailleurs, d’honorer la Lettre de garantie.
[289]                     Le juge de première instance a affirmé qu’Eurobank aurait dû choisir de se conformer à l’Injonction du juge Davis et à l’Ordonnance provisoire plutôt qu’à la Décision du juge Kostis et au Protêt extrajudiciaire. À mon avis, il n’est simplement pas raisonnable de s’attendre à ce qu’Eurobank, face à ce soi‑disant « choix », se conforme à des ordonnances qui n’étaient pas exécutoires à son encontre. L’Injonction du juge Davis n’était pas exécutoire en Grèce et elle, tout comme l’Injonction du juge Prévost, n’aurait probablement pas dû être émise en premier lieu. Pour ce qui est de l’Ordonnance provisoire, Eurobank n’était pas partie à la procédure d’arbitrage et ne pouvait donc pas être liée par celle‑ci (Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc., 2003 CSC 17, [2003] 1 R.C.S. 178, par. 62). Il convient de noter que la Cour d’appel d’Athènes et la Cour suprême de Grèce ont conclu qu’Eurobank n’avait d’autre choix que de payer. Le paiement devait être fait en vertu de la Lettre de garantie en raison de son caractère autonome et du fait qu’il n’y avait aucune injonction en vigueur. La Décision du juge Kostis avait rejeté la demande d’injonction présentée par Eurobank et l’Injonction du juge Davis et l’Ordonnance provisoire n’étaient pas contraignantes en Grèce (décision de la Cour suprême de Grèce, p. 67, citant avec approbation la décision de la Cour d’appel d’Athènes, reproduite au d.a., vol. III, p. 100‑102). Je ne saurais mieux dire que le juge Hamilton : [traduction] « . . . il est important que l’injonction soit demandée à la bonne cour et pour la bonne raison » (par. 210).
[290]                     À mon avis, la conduite d’Eurobank est celle d’un bénéficiaire innocent pour les fins de la Lettre de contre‑garantie. Eurobank a joué le rôle qu’elle s’était engagée à jouer aux termes de la Lettre de garantie. Elle n’a participé à aucune fraude et elle n’avait pas non plus une connaissance claire ou évidente de la fraude alléguée du MDG au moment du paiement. Comme les conditions relatives à l’exception de fraude n’étaient pas remplies, l’autonomie des garanties sur demande — leur principe directeur et leur raison d’être — devait l’emporter.
(3)         La répartition du risque entre les parties
[291]                     Je ne puis accepter l’argument de Bombardier selon lequel il appartenait à Eurobank de supporter les risques liés au paiement dans ce contexte. Il ressort clairement du texte de la Lettre de contre‑garantie qu’Eurobank n’a assumé aucun risque en s’engageant à payer en vertu de la Lettre de garantie, sauf dans des circonstances très limitées. Il est également évident qu’Eurobank s’est conformée aux conditions strictes énoncées dans la Lettre de contre‑garantie :
           [traduction] EN CONSIDÉRATION DE LA GARANTIE SUSMENTIONNÉE QUE VOUS AVEZ ÉMISE À NOTRE DEMANDE, NOUS, LA BANQUE NATIONALE DU CANADA, NOUS ENGAGEONS IRRÉVOCABLEMENT PAR LA PRÉSENTE À VOUS REMBOURSER TOUTES LES SOMMES RÉCLAMÉES PAR LE BÉNÉFICIAIRE DE VOTRE GARANTIE JUSQU’À CONCURRENCE DE 27 736 709 $ US (VINGT‑SEPT MILLIONS SEPT CENT TRENTE‑SIX MILLE SEPT CENT NEUF DOLLARS AMÉRICAINS) PLUS FRAIS, DROITS DE TIMBRE ET TAXES SUR LA VALEUR AJOUTÉE APPLICABLES, AU MÊME TAUX DE VALEUR QU’À LA DATE DE VOTRE PAIEMENT, APRÈS RÉCEPTION DE VOTRE TÉLEX VALIDE/SWIFT AUTHENTIFIÉ INDIQUANT QUE VOUS AVEZ REÇU DE LA PART DU BÉNÉFICIAIRE DE VOTRE GARANTIE UNE DEMANDE DE PAIEMENT CONFORME AUX CONDITIONS DE VOTRE GARANTIE. [Je souligne.]
      (d.a., vol. IV, p. 118)
[292]                     Une fois qu’Eurobank s’est conformée à la demande du MDG et qu’elle a payé en vertu de la Lettre de garantie, Banque Nationale était obligée d’honorer la demande de paiement d’Eurobank en vertu de la Lettre de contre‑garantie. Les parties ont accepté cette chaîne causale de demandes et de paiements, qui reposait sur une structure de type [traduction] « payez maintenant, argumentez plus tard ».
[293]                     Eurobank n’était pas partie au Contrat de compensation. Il n’est pas logique d’un point de vue commercial qu’Eurobank, en tant qu’institution garantissant simplement la transaction, soit seule à supporter les risques découlant de cette transaction. Comme je l’ai expliqué, une telle conclusion compromettrait le rôle des banques dans ce type de transaction. Bien que Bombardier affirme devant notre Cour que la décision de faire émettre une contre‑garantie assujettie au droit québécois visait à assurer qu’elle puisse avoir recours à l’exception de fraude, des éléments de preuve laissent plutôt croire qu’Eurobank a exigé la Lettre de contre‑garantie afin d’atténuer tout risque auquel elle pouvait être exposée. De plus, la pratique commerciale internationale veut que les banques locales qui garantissent des transactions entre acteurs locaux et étrangers transigent avec une banque étrangère au lieu de traiter directement avec la partie étrangère (L’Heureux et Lacoursière, p. 430-431; Mattout, p. 241‑244; Kurkela, p. 14; Bertrams, p. 118‑119; Ellinger et Neo, p. 335; Droit bancaire : Institutions, comptes, opérations, services (8e éd. 2010), par J. Stoufflet, n° 880). En faisant en sorte que la Lettre de contre‑garantie soit garantie par une banque qui était locale à Bombardier, Eurobank s’attendait à être payée. Elle s’est assurée de ne pas avoir à composer avec de lourdes procédures au Québec en cas de litige concernant le paiement.
[294]                     Puisque les exigences relatives à l’exception de fraude ne sont pas remplies, il ne reste que la Lettre de contre‑garantie. Comme le soutient Eurobank, elle s’est acquittée de la seule obligation qui lui incombait en vertu de la Lettre de contre‑garantie — elle a informé Banque Nationale qu’elle avait reçu une demande de paiement conforme de la part du MDG. Les conditions et formalités de la lettre étaient respectées; rien dans ce contexte ne peut empêcher Banque Nationale d’honorer cette demande. Respecter l’autonomie de la Lettre de contre‑garantie et l’examiner indépendamment de tout litige sous‑jacent mène à la conclusion que Banque Nationale est tenue d’honorer la demande de paiement présentée par Eurobank.
D.           Incidence de la déclaration de nullité du Contrat de compensation sur les Lettres de garantie et de contre‑garantie
[295]                     À titre d’argument subsidiaire à l’appui de sa demande, Bombardier demande à notre Cour d’interdire à Banque Nationale de payer en vertu de la Lettre de contre‑garantie au motif que le Contrat de compensation a été [traduction] « déclaré nul ab initio » par le Tribunal arbitral de la CCI (d.a., vol. VI, p. 143). Cette thèse repose sur deux arguments.
[296]                     Premièrement, Bombardier soutient qu’Eurobank ne peut être payée en vertu de la Lettre de contre‑garantie, parce que selon l’art. 1422 C.c.Q., ce contrat est réputé n’avoir jamais existé (m.i., par. 121 et 128). Le juge de première instance a retenu cet argument dans les termes suivants : [traduction] « Il est évident que, comme la Lettre de garantie a été déclarée nulle ab initio par le Tribunal arbitral de la CCI dans sa sentence finale, laquelle a été homologuée par notre Cour, il doit en être de même pour la contre‑garantie et il doit être ordonné à la [Banque Nationale] de ne pas payer Eurobank » (par. 240). À mon avis, le juge de première instance a commis une erreur en tenant ces propos. Le Tribunal arbitral de la CCI n’a déclaré la nullité ab initio que des clauses pertinentes du Contrat de compensation, et non de la Lettre de garantie elle‑même. De plus, une telle déclaration du juge de première instance va à l’encontre du principe bien établi de l’autonomie de la garantie. Lorsque le contrat sous-jacent à une garantie sur demande est déclaré nul, la garantie n’en est pas pour autant invalide parce qu’elle est contraire à l’ordre public comme le prévoit l’art. 1411 C.c.Q. Aux termes d’une garantie sur demande, la banque s’engage à payer, sur simple présentation d’une demande et indépendamment de tout litige sous‑jacent. Cette obligation est [traduction] « séparée et distincte » du contrat sous‑jacent (G. B. Graham et B. Geva, « Standby Credits in Canada » (1984) 9 Rev. can. dr. comm. 180, p. 189; L’Heureux et Lacoursière, p. 428-429). La nullité du Contrat de compensation ne fait pas disparaître, aux termes de l’art. 1371 C.c.Q., la cause de l’obligation de payer qui incombe à Banque Nationale. La Lettre de contre‑garantie demeure donc valide.
[297]                     Deuxièmement, Bombardier soutient que la Lettre de contre‑garantie ne devrait pas être exécutoire parce que le Contrat de compensation était illégal (m.i., par. 126‑127). En l’espèce, il n’est pas nécessaire d’examiner en détail cet argument puisque, lorsque Eurobank a payé en vertu de la Lettre de garantie et a présenté sa demande en vertu de la Lettre de contre‑garantie, la Sentence arbitrale n’avait pas encore été rendue. En outre, Eurobank n’était pas partie à la procédure d’arbitrage et n’était pas en mesure de savoir si le MDG obtiendrait ou non gain de cause. Il serait [traduction] « injuste » d’imposer à Eurobank une nouvelle exception au principe d’autonomie pour cause illicite après qu’elle ait [traduction] « rempli [sa] part du marché » (L. Sarna, Letters of Credit : The Law and Current Practice (3e éd. (feuilles mobiles)), p. 5‑16.1). Eurobank ne devrait pas avoir à faire les frais de la nullité du Contrat de compensation. Garantir la transaction était censé être sans risque pour Eurobank. Son aversion pour le risque était à l’origine même de l’émission de la Lettre de contre‑garantie. En fin de compte, [traduction] « [c]’est Bombardier qui a pris un risque et c’est elle qui doit l’assumer » (motifs de la C.A., par. 230).
[298]                     Quoi qu’il en soit, la question du caractère exécutoire de la Sentence arbitrale à l’encontre du MDG n’a pas été tranchée. En effet, la Sentence arbitrale n’a pas encore été homologuée en Grèce, de sorte qu’on ne peut formuler d’hypothèses quant au résultat final.
VII.      Dispositif
[299]                     Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler les jugements rendus en appel et en première instance et de rejeter l’action intentée par Bombardier contre Eurobank et Banque Nationale, le tout avec dépens en faveur d’Eurobank devant toutes les cours.
                    Pourvoi rejeté avec dépens, les juges Karakatsanis et Côté sont dissidentes.
                    Procureurs de l’appelante Eurobank Ergasias S.A. : Renno Vathilakis inc., Montréal.
                    Procureurs de l’appelante General Directorate for Defense Armaments and Investments of the Hellenic Ministry of National Defense : Angelopoulos Attorneys, Laval.
                    Procureurs de l’intimée Bombardier inc. : Norton Rose Fulbright Canada, Montréal; Bombardier inc., Dorval.
                    Procureurs de l’intimée la Banque Nationale du Canada : Woods, Montréal.
                    Procureurs de l’intervenante : Gowling WLG (Canada), Montréal.

[1] ANZ Grindlays Bank Limited a été remplacée par New TT Hellenic Postbank S.A. et enfin par Eurobank Ergasias S.A. Il est important de noter que, bien qu’Eurobank ait remplacé ANZ Grindlays et Postbank, ce n’est pas la conduite d’Eurobank dont il est question dans la présente décision, mais celle de sa prédécesseure. Eurobank n’était pas impliquée lorsque le paiement en vertu de la Lettre de garantie a été versé au MDG en décembre 2013.

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Synthèse
Référence neutre : 2024CSC11 ?
Date de la décision : 05/04/2024

Analyses

première instance — Eurobank — conduite — paiement — fraude — parties — bénéficiaires — vertu — Bombardier — lettre de garantie — ordonnances provisoires — demandes — obligations — tiers — application — Banque Nationale


Parties
Demandeurs : Eurobank Ergasias S.A.
Défendeurs : Bombardier inc.
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 5 avril 2024, Eurobank Ergasias S.A. c. Bombardier inc., 2024 CSC 11


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-04-05;2024csc11 ?

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