COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : St. John’s (Ville) c. Lynch, 2024 CSC 17
Appel entendu : 16 novembre 2023
Jugement rendu : 10 mai 2024
Dossier : 40302
Entre :
City of St. John’s
Appelante
et
Wallace Lynch, Willis Lynch, Wilfred Lynch, Reginald Lynch et Colin Lynch
Intimés
- et -
Procureur général de la Colombie-Britannique, City of Surrey, Association canadienne des constructeurs d’habitations, Ontario Landowners Association et Ecojustice Canada Society
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
Motifs de jugement :
(par. 1 à 67)
La juge Martin (avec l’accord des juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
City of St. John’s Appelante
c.
Wallace Lynch, Willis Lynch, Wilfred Lynch,
Reginald Lynch et Colin Lynch Intimés
et
Procureur général de la Colombie-Britannique,
City of Surrey,
Association canadienne des constructeurs d’habitations,
Ontario Landowners Association et
Ecojustice Canada Society Intervenants
Répertorié : St. John’s (Ville) c. Lynch
2024 CSC 17
No du greffe : 40302.
2023 : 16 novembre; 2024 : 10 mai.
Présents : Les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel de terre‑neuve‑et-labrador
Expropriation — Expropriation par interprétation — Indemnité — Valeur pour le propriétaire — Obligation de faire abstraction du régime d’expropriation dans la fixation de l’indemnité prévue par la loi — Portée du régime d’expropriation — Expropriation Act, R.S.N.L. 1990, c. E‑19, art. 27(1)(a).
Plusieurs membres d’une famille possèdent une propriété située dans le bassin hydrographique de la rivière Broad Cove. Les eaux souterraines à l’intérieur du bassin hydrographique s’écoulent vers ce cours d’eau, lequel est utilisé par la ville de St. John’s comme source d’eau locale. Bien que la propriété ait été située dans un territoire non érigé en municipalité et ait de ce fait été soustraite à la compétence de tout office d’aménagement à l’époque où elle a été dévolue en tant que concession de la Couronne en 1917, des modifications apportées à la City of St. John’s Act en 1959 ont soumis la propriété aux pouvoirs de la Ville en matière de contrôle de la pollution et d’expropriation. En 1964, le législateur a édicté une interdiction de construire des bâtiments dans le bassin hydrographique, à quelques exceptions près. En 1978, l’interdiction de construire a été modifiée de façon à permettre à la Ville d’autoriser la construction d’un bâtiment, sous réserve de la recommandation préalable du directeur municipal. En 1992, une réorganisation municipale a étendu les limites de la Ville de manière à ce qu’elles englobent officiellement la propriété. Celle‑ci restait assujettie à l’interdiction de construire prévue par la City of St. John’s Act, mais elle devenait également assujettie aux règlements de zonage de la Ville. À la suite de l’élargissement des limites, un nouveau plan municipal et des règlements sur l’aménagement ont été préparés pour l’ensemble de la Ville. Le règlement intitulé 1994 Development Regulations (« Règlement ») visait une zone de bassin hydrographique qui comprenait la propriété. Il n’existe aucun usage permis dans la zone du bassin hydrographique, mais trois usages discrétionnaires sont envisagés : l’agriculture, la foresterie et les services publics. En 1996, la Ville et le gouvernement provincial ont adopté un plan de gestion du bassin hydrographique, sur la base d’un rapport constatant que la City of St. John’s Act autorisait la Ville à interdire la construction de bâtiments dans les régions comportant un bassin hydrographique, y compris le bassin de la rivière Broad Cove, et recommandant que la Ville continue d’exercer les pouvoirs en question pour le faire.
Depuis au moins les années 1990, la famille tente d’obtenir la permission d’aménager la propriété. En 2008, la Ville a refusé de transférer la propriété à une municipalité adjacente, et, en 2011, la Ville a fait savoir de manière informelle que le terrain devait rester intact dans son état naturel. Puis, en 2013, la Ville a rejeté une demande officielle d’autorisation d’établir un lotissement résidentiel sur la propriété, invoquant le pouvoir que lui confère la City of St. John’s Act et la désignation de la propriété à titre de partie de la zone du bassin hydrographique selon le Règlement. À la suite de ce refus, sur demande de la famille, la Cour d’appel a déclaré que la propriété avait été expropriée par interprétation, et que la famille avait le droit de déposer une demande d’indemnisation auprès de la Ville comme si un avis d’expropriation lui avait été signifié en date du 1er février 2013.
Quand la Ville a demandé au Board of Commissioners of Public Utilities (« Commission ») de fixer le montant de l’indemnité à verser, la Commission a renvoyé à l’avis de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador sous forme d’exposé de cause la question de savoir si l’indemnité devait être calculée en fonction des usages autorisés par le zonage en vigueur — ceux en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics —, ou s’il y avait lieu de faire abstraction du zonage en vigueur et d’établir la valeur de la propriété comme si la construction d’un ensemble résidentiel était autorisée. La juge de première instance a conclu que, pour calculer l’indemnité, il fallait tenir compte du zonage en vigueur. La Cour d’appel a accueilli l’appel de la famille et a ordonné à la Commission de fixer l’indemnité sans renvoi au zonage existant.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli et l’ordonnance de la juge de première instance est rétablie.
La famille a droit à une indemnité équitable, mais pas plus, pour l’expropriation par interprétation de la propriété par la Ville. Vu la conclusion de la juge de première instance selon laquelle le zonage du bassin hydrographique formait un texte de loi indépendant et n’avait pas été pris en vue de l’expropriation, l’évaluation de la valeur marchande de la propriété doit tenir compte du fait que cette dernière est réservée à des usages discrétionnaires en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics.
L’appropriation d’une propriété fait naître un droit présumé à une indemnité en l’absence d’une disposition législative claire exprimant l’intention de ne pas accorder d’indemnité. Le principe de base pour la fixation de l’indemnité est le même à la fois pour une expropriation officielle et pour une expropriation par interprétation : l’indemnité est fondée sur la valeur marchande de la propriété. Comme les restrictions à l’utilisation des terres, y compris les règlements de zonage, ont une incidence sur la valeur marchande, elles sont normalement prises en compte au moment de fixer l’indemnité. Le calcul de l’indemnité d’expropriation peut être de surcroît influencé par d’autres facteurs de common law ou prévus par la loi. À Terre‑Neuve-et-Labrador, l’Expropriation Act prescrit une série de règles applicables au calcul de l’indemnité. L’un de ces principes, parfois appelé le principe de Pointe Gourde, a été incorporé dans les lois sur l’expropriation de nombreux ressorts, y compris à l’al. 27(1)a) de l’Expropritation Act de Terre-Neuve-et-Labrador : il faut faire fi des changements de valeur qui découlent du régime d’expropriation lui‑même dans le calcul de l’indemnité. Une autorité ne peut pas rezoner une propriété pour un usage moins intensif ou geler l’aménagement d’une propriété en vue du besoin de l’acquérir, et donc réduire sa valeur afin de diminuer l’indemnité payable.
Pour décider s’il doit être fait abstraction de l’effet d’un règlement sur la valeur d’une propriété dans le calcul de l’indemnité, la question principale est de savoir si le texte de loi a été pris en vue de l’expropriation ou si, à l’inverse, il constituait un texte de loi indépendant. Il s’agit normalement d’une conclusion de fait que doit tirer la commission ou toute autre autorité chargée d’établir l’indemnité, et les cours qui contrôlent ces décisions doivent faire preuve de déférence envers les décideurs de première instance. L’analyse consiste à examiner les objectifs et les effets du texte de loi. Puisque tout règlement relatif à l’utilisation des terres peut avoir une incidence sur la valeur des propriétés, faire fi de leurs objectifs ferait de chacun d’eux une source potentielle de responsabilité, ce qui porterait atteinte à la capacité des gouvernements de réglementer dans l’intérêt public. Cela ne permettrait pas non plus de réaliser la juste remise en état économique, et fausserait la véritable valeur marchande de la propriété. Il est possible de cerner les objectifs d’un texte de loi en examinant, entre autres, les débats, les délibérations et les énoncés de politiques qui sont à l’origine du règlement, le préambule ou les termes du texte de loi, ainsi que la raison d’être d’un règlement municipal qui se trouve dans les plans à long terme de la municipalité et la correspondance impliquant les fonctionnaires.
Bien qu’il doive exister un lien entre le règlement et l’expropriation pour que les répercussions du règlement soient écartées, la causalité n’oriente pas l’analyse et n’aide guère à déterminer la portée du régime d’expropriation. Se demander s’il existe un lien de causalité entre l’imposition de la restriction sur l’utilisation prévue et l’expropriation subséquente tranche avec la jurisprudence, selon laquelle les règlements de zonage ont à juste titre une incidence sur l’indemnité d’expropriation. Cela risquerait également d’inclure dans le régime d’expropriation des décisions qui n’envisageaient ni ne nécessitaient une appropriation, et cela privilégierait la forme au détriment du fond, car des mesures étroitement liées à l’expropriation qui réduisent la valeur de la propriété ne forment peut-être pas des maillons de la chaîne qui a permis à l’appropriation de se produire. À l’inverse, mettre l’accent sur l’acte ou la décision qui a causé l’appropriation et, partant, la perte, est trop étroit. Se contenter d’exclure cet acte ou cette décision, et rien de plus, permettrait à l’acteur étatique de progressivement rezoner une propriété pour un usage moins intensif ou en geler l’aménagement en attendant de l’acquérir pour tenter de réduire l’indemnité payable. Au moment où l’on tire la conclusion qui s’impose, certains facteurs pertinents consistent notamment à déterminer si une restriction quant à l’utilisation des terres a été adoptée dans le cadre d’une politique applicable à l’échelle de la ville ou de la province, si elle vise des propriétés précises, ou si elle a été adoptée par une autorité publique autre que celle qui a exproprié la propriété, mais la connaissance par un ordre de gouvernement des plans d’aménagement d’un autre ordre de gouvernement n’est pas concluante. Il n’est pas nécessaire de prouver la mauvaise foi ou un « stratagème » à connotation néfaste.
En l’espèce, il n’y a aucune raison de modifier la conclusion de la juge de première instance portant que le zonage du bassin hydrographique faisait partie d’un règlement de zonage indépendant et non pas du régime d’expropriation à écarter en application de l’al. 27(1)(a) de l’Expropriation Act. Bien que l’adoption du Règlement formait un maillon de la chaîne d’événements qui ont mené à l’expropriation, il n’a pas été adopté à ce moment‑là en vue de l’expropriation. Faire abstraction du zonage du bassin hydrographique reviendrait à indemniser la famille de quelque chose qu’elle n’aurait jamais eu faute d’expropriation : des terres non grevées sur lesquelles effectuer de la construction résidentielle.
Jurisprudence
Arrêt appliqué: Pointe Gourde Quarrying and Transport Co. c. Sub‑Intendent of Crown Lands, [1947] A.C. 565; arrêts examinés: Kramer c. Wascana Centre Authority, 1967 CanLII 115 (SCC), [1967] R.C.S. 237; Halliday’s Estate c. Newfoundland Light & Power Co. (1980), 29 Nfld. & P.E.I.R. 212; Re Gibson and City of Toronto (1913), 1913 CanLII 531 (ON CA), 11 D.L.R. 529; Windsor (City) c. Paciorka Leaseholds Ltd., 2012 ONCA 431, 111 O.R. (3d) 431, inf. 2011 ONSC 2876, 106 O.R. (3d) 690; arrêts mentionnés : Lynch c. St. John’s (City), 2016 NLCA 35; Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax, 2022 CSC 36; Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5, [2006] 1 R.C.S. 227; Attorney‑General c. De Keyser’s Royal Hotel, [1920] A.C. 508; Irving Oil Co. c. The King, 1946 CanLII 44 (SCC), [1946] R.C.S. 551; Waters c. Welsh Development Agency, [2004] UKHL 19, [2004] 2 All E.R. 915; Diggon‑Hibben Ltd. c. The King, 1949 CanLII 50 (SCC), [1949] R.C.S. 712; Cedars Rapids Manufacturing and Power Co. c. Lacoste, 1914 CanLII 585 (UK JCPC), [1914] A.C. 569; Lasade Enterprises Ltd. c. Newfoundland (1993), 1993 CanLII 7775 (NL CA), 114 Nfld. & P.E.I.R. 19; Miller c. Province of Newfoundland (1977), 14 Nfld. & P.E.I.R. 110; Bande indienne de Musqueam c. Glass, 2000 CSC 52, [2000] 2 R.C.S. 633; La Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique c. Tener, 1985 CanLII 76 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 533; Mariner Real Estate Ltd. c. Nova Scotia (Attorney General), 1999 NSCA 98, 177 D.L.R. (4th) 696; Régie des transports en commun de la région de Toronto c. Dell Holdings Ltd., 1997 CanLII 400 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 32; Cunard c. The King (1910), 1910 CanLII 46 (SCC), 43 R.C.S. 88; Atlantic Shopping Centres Ltd. c. St. John’s (City) (1985), 1985 CanLII 1876 (NL CA), 56 Nfld. & P.E.I.R. 44; Jewish Community Centre of Edmonton Trust c. The Queen (1983), 27 L.C.R. 333; Vision Homes Ltd. c. Nanaimo (City) (1996), 59 L.C.R. 106; Clements c. Penticton (City), 2005 BCCA 212, 86 L.C.R. 81; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5.
Lois et règlements cités
1994 Development Regulations (City of St. John’s), art. 10.46.1.
City of St. John’s Act, R.S.N. 1952, c. 87.
City of St. John’s Act, R.S.N.L. 1990, c. C‑17, art. 104(4).
City of St. John’s (Amendment) Act, S.N. 1978, c. 45, art. 6(b).
City of St. John’s (Amendment) Act, 1959, S.N. 1959, No. 57, art. 4, 5.
City of St. John’s (Amendment) Act, 1964, S.N. 1964, No. 85, art. 5.
City of St. John’s Boundary Order, 1991, Nfld. Reg. 236/91.
Expropriation Act, R.S.A. 2000, c. E‑13, art. 45(e).
Expropriation Act, R.S.B.C. 1996, c. 125, art. 33.
Expropriation Act, R.S.N.L. 1990, c. E‑19, art. 19, 26(3), 27.
Loi sur l’expropriation, L.R.C. 1985, c. E‑21, art. 26(2).
Loi sur l’expropriation, L.R.O. 1990, c. E.26, art. 13, 14.
Urban and Rural Planning Act, R.S.N.L. 1990, c. U‑7.
Urban and Rural Planning Act, 2000, S.N.L. 2000, c. U‑8, art. 5.
Doctrine et autres documents cités
Horsman, Karen, et Gareth Morley. Government Liability : Law and Practice, Toronto, Thomson Reuters, 2023 (feuilles mobiles mises à jour novembre 2023, envoi no 3).
Todd, Eric C. E. The Law of Expropriation and Compensation in Canada, 2e éd., Scarborough (Ont.), Carswell, 1992.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador (les juges Green, White et Butler), 2022 NLCA 29, 7 C.A.N.L.R. 540, 85 C.P.C. (8th) 75, 470 D.L.R. (4th) 679, 21 L.C.R. (2d) 91, 27 M.P.L.R. (6th) 175, [2022] N.J. No. 121 (Lexis), 2022 CarswellNfld 167 (WL), qui a infirmé en partie une décision de la juge Chaytor, 2020 NLSC 92, 2 M.P.L.R. (6th) 241, 16 R.P.R. (6th) 221, [2020] N.J. No. 128 (Lexis), 2020 CarswellNfld 156 (WL). Pourvoi accueilli.
Ian F. Kelly, c.r., et Daniel M. Glover, pour l’appelante.
Michael J. Crosbie, c.r., et Raymond G. Critch, pour les intimés.
Phong Phan et Tim Quirk, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Philip C.M. Huynh et Allan Wu, pour l’intervenante City of Surrey.
Shane Rayman, Conner Harris et Leah Cummings, pour l’intervenante l’Association canadienne des constructeurs d’habitations.
Brandon Kain, Jonathan Nehmetallah et Lauren Weaver, pour l’intervenante Ontario Landowners Association.
Randy Christensen et Lindsay Beck, pour l’intervenante Ecojustice Canada Society.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Martin —
I. Aperçu
[1] Quelle incidence les règlements de zonage et les autres restrictions à l’utilisation des terres ont‑ils sur l’indemnité due aux propriétaires d’une propriété expropriée? Voilà la question que soulève le présent pourvoi.
[2] Le point de départ du calcul de l’indemnité d’expropriation consiste à déterminer la valeur marchande de la propriété. Il est bien établi que les restrictions à l’utilisation des terres ont une incidence sur la valeur marchande, et elles sont normalement prises en compte au moment de fixer l’indemnité. La jurisprudence met au jour une exception : il faut faire fi des changements de valeur qui découlent du régime d’expropriation lui‑même dans le calcul de l’indemnité (le « principe de Pointe Gourde »; voir Pointe Gourde Quarrying and Transport Co. c. Sub‑Intendent of Crown Lands, [1947] A.C. 565 (C.P.)). Ce principe a été incorporé dans les lois sur l’expropriation de nombreux ressorts, y compris à l’al. 27(1)(a) de l’Expropriation Act, R.S.N.L. 1990, c. E‑19, de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, qui est au cœur de la présente affaire. La question de fait principale à laquelle les décideurs doivent s’attaquer est celle de savoir quels textes législatifs font partie du régime d’expropriation, et dont ils doivent donc faire abstraction pour évaluer le montant de l’indemnité.
[3] En l’espèce, la ville de St. John’s (« Ville ») a exproprié par interprétation la propriété des intimés lorsqu’elle a refusé d’autoriser tout aménagement sur celle‑ci. La Ville a privé les intimés de toute utilisation raisonnable de la propriété, et il a été conclu qu’elle avait acquis un intérêt bénéficiaire sous la forme d’un droit à un débit continu d’eaux souterraines non contaminées en aval vers ses usines de traitement de l’eau. Au moment de l’expropriation, un règlement de zonage limitait l’utilisation de la propriété à des usages discrétionnaires en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics — une mesure qui diminue sans aucun doute la valeur marchande de la propriété par rapport à l’aménagement résidentiel souhaité par les intimés et, par conséquent, l’indemnité due pour l’expropriation. La juge de première instance a conclu que le règlement de zonage constituait un « texte de loi indépendant » et ne faisait pas partie du régime d’expropriation. Il s’ensuivait que le règlement pouvait influencer la valeur marchande de la propriété expropriée et qu’on ne pouvait en faire abstraction dans la fixation de l’indemnité. La Cour d’appel n’était pas de cet avis, concluant qu’il convient d’établir l’indemnité sans tenir compte du règlement de zonage.
[4] Puisque je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de la juge de première instance, laquelle commande la déférence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
II. Contexte factuel
A. La propriété des Lynch
[5] David Lynch, le grand‑père des intimés, a obtenu une concession de la Couronne en 1917 aux fins de récolte des arbres pour la fabrication de tonneaux et le bois de chauffage. Les intimés sont aujourd’hui propriétaires d’une portion de 7,36 acres de la concession initiale de la Couronne (« propriété des Lynch »). Une maison y a été construite en 1930, mais a été déplacée ailleurs vers 1945. Depuis, les arbres et les arbustes ont poussé librement sur ce terrain resté dans son état naturel.
[6] La propriété des Lynch se trouve sur le côté ouest du bassin hydrographique de la rivière Broad Cove. Les eaux souterraines à l’intérieur du bassin hydrographique s’écoulent vers ce cours d’eau, lequel est utilisé par la Ville comme source d’eau locale.
[7] Bien que la propriété des Lynch ait été située dans un territoire non érigé en municipalité et ait de ce fait été soustraite à la compétence de tout office d’aménagement ou à toute restriction à l’utilisation des terres à l’époque de la concession de la Couronne en 1917, un examen de l’activité législative subséquente met en lumière la longue histoire de contrôle de l’aménagement du bassin hydrographique de la rivière Broad Cove. En 1959, une modification à la City of St. John’s Act, R.S.N. 1952, c. 87, a soumis la propriété des Lynch aux pouvoirs de la Ville en matière de contrôle de la pollution et d’expropriation (S.N. 1959, No. 57, art. 4 et 5). En 1964, le législateur a édicté une interdiction de construire des bâtiments dans le bassin hydrographique de la rivière Broad Cove, sauf pour la construction de dépendances et d’agrandissements de bâtiments existants (S.N. 1964, No. 85, art. 5). En 1978, l’interdiction de construire a été modifiée de façon à investir la Ville du pouvoir d’autoriser la construction d’un bâtiment ou l’agrandissement d’un bâtiment existant [traduction] « sous réserve de la recommandation écrite préalable du directeur municipal qu’un permis soit délivré pour ce bâtiment ou cet agrandissement » (S.N. 1978, c. 45, al. 6(b)). Une version de cette disposition est toujours en vigueur (City of St. John’s Act, R.S.N.L. 1990, c. C‑17, al. 104(4)(d)).
[8] Les municipalités situées dans le nord‑est de la péninsule d’Avalon ont été réorganisées le 1er janvier 1992. Les limites de la Ville ont été élargies de manière à englober officiellement la propriété des Lynch (City of St. John’s Boundary Order, 1991, Nfld. Reg. 236/91). Celle‑ci restait donc assujettie à l’interdiction de construire prévue par la City of St. John’s Act, mais elle devenait également assujettie aux règlements de zonage de la Ville. À la suite de l’élargissement des limites, un nouveau plan municipal et des règlements sur l’aménagement ont été préparés pour l’ensemble de la ville. Le règlement intitulé 1994 Development Regulations (« Règlement »), pris en vertu de l’Urban and Rural Planning Act, R.S.N.L. 1990, c. U‑7, visait une zone de [traduction] « bassin hydrographique » qui comprenait la propriété des Lynch. Il n’existe aucun [traduction] « usage permis » dans la zone du bassin hydrographique, mais trois « usages discrétionnaires » sont envisagés : a) l’agriculture; b) la foresterie; c) les services publics (Règlement, art. 10.46.1).
[9] En 1996, la Ville a reçu un rapport qu’elle avait commandé en collaboration avec le gouvernement provincial. Ce rapport, intitulé A Watershed Management Plan, St. John’s Regional Water Supply ([traduction] « plan de gestion du bassin hydrographique, alimentation en eau de la région de St. John’s »), comprenait une étude préliminaire et un document d’orientation. Selon le document d’orientation, la City of St. John’s Act [traduction] « autorise la Ville à interdire la construction de bâtiments » dans les régions comportant un bassin hydrographique, y compris le bassin de la rivière Broad Cove (section 2.2, reproduite au d.a., vol. IV, p. 27). Le document précisait que, même si le conseil municipal disposait du [traduction] « pouvoir d’ériger un nouveau bâtiment sur recommandation du directeur municipal, [. . .] ce pouvoir [était] rarement exercé » (section 2.2). Il recommandait que la Ville [traduction] « continue d’exercer les pouvoirs accordés par [la City of St. John’s Act] pour restreindre la construction de nouveaux bâtiments dans les bassins hydrographiques protégés, du fait que ces pouvoirs complètent ceux prévus par le plan et le règlement de zonage de la Ville » (section 2.2). Le document d’orientation indiquait en outre ce qui suit :
[traduction] La pratique consistant à ne pas autoriser quelque aménagement urbain supplémentaire dans le bassin hydrographique protégé afin de protéger l’approvisionnement en eau est appropriée et devrait se poursuivre. [. . .] Les banlieues existantes [. . .] ne devraient pas prendre de l’expansion, et le but à long terme est de remettre ces secteurs dans leur état naturel original, selon les occasions qui se présentent et le financement disponible. [section 2.5]
Le Watershed Management Plan a été adopté par la Ville et le gouvernement provincial à l’automne 1996.
B. Les demandes d’aménagement
[10] Les intimés tentent d’obtenir la permission d’aménager la propriété des Lynch depuis au moins les années 1990. La rue sur laquelle est située la propriété des Lynch marque la limite municipale entre la ville de St. John’s et la municipalité de Paradise, et certains aménagements limités sont autorisés en face de la propriété des Lynch sur le territoire de cette municipalité. En décembre 2008, la Ville a rejeté une demande présentée par les intimés pour que la propriété des Lynch relève de la municipalité de Paradise. Un rapport du directeur de l’Ingénierie de la Ville signalait que le personnel n’était pas enclin à recommander quelque modification des limites que ce soit qui aurait [traduction] « pour effet de permettre l’aménagement [. . .] des [. . .] terrains situés dans le bassin hydrographique » (d.a., vol. III, p. 72). Le directeur de l’Ingénierie a donné l’explication suivante :
[traduction] Il existe un vaste terrain à l’intérieur des limites de la Ville et situé dans le bassin hydrographique qui pourrait être aménagé, mais la politique de [la] Ville énoncée à l’article 104 de la City of St. John’s Act interdit formellement tout nouvel aménagement. Même les aménagements avec services peuvent avoir des répercussions néfastes sur le bassin hydrographique à cause de l’utilisation de pesticides et d’herbicides et de la perte d’une barrière naturelle. L’interdiction a pour but de préserver l’excellente qualité d’eau brute du bassin hydrographique de la rivière Broad Cove et du lac Windsor, ce qui permet la production d’une eau potable d’une qualité extrêmement élevée sans courir le risque que des contaminants se trouvent dans de nombreuses sources d’eau municipales du fait d’un aménagement urbain intensif. [p. 71]
Les intimés ont reçu une copie du rapport du directeur de l’Ingénierie dans la lettre de la Ville rejetant la modification de la limite.
[11] Les intimés se sont renseignés auprès de la Ville en 2011 au sujet des usages permis de la propriété des Lynch sous le régime du Règlement et de la City of St. John’s Act. Ils ont demandé si la construction d’un ensemble résidentiel et d’autres activités comme la récolte d’arbres, l’agriculture, le sciage du bois et la construction d’éoliennes et de panneaux solaires seraient permis. La Ville a répondu que ces activités n’étaient pas permises et que le [traduction] « terrain doit rester intact dans son état naturel » (d.a., vol. III, p. 86).
[12] Les intimés ont néanmoins demandé officiellement l’autorisation d’établir un lotissement de 10 résidences sur la propriété des Lynch. Dans une lettre datée du 1er février 2013, la Ville a officiellement rejeté la demande, invoquant le pouvoir que lui confère la City of St. John’s Act et la désignation de la propriété des Lynch à titre de partie de la [traduction] « zone du bassin hydrographique » selon le Règlement.
C. La demande relative à l’expropriation par interprétation
[13] À la suite du refus de la Ville d’autoriser tout aménagement, les intimés ont introduit une instance par laquelle ils sollicitaient un jugement déclaratoire portant que la propriété des Lynch avait été expropriée par interprétation. Dans une décision qui ne fait pas l’objet du présent pourvoi, la Cour d’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador a conclu que la Ville avait exproprié par interprétation la propriété. Au nom de la cour, le juge Barry a conclu que la Ville [traduction] « avait acquis un intérêt bénéficiaire » dans la propriété des Lynch « consistant dans un droit à un débit continu d’eaux souterraines non contaminées en aval vers les usines de traitement de l’eau de la Ville » (2016 NLCA 35 (« arrêt sur l’expropriation »), par. 60‑61 (CanLII)). Il a également conclu que les droits des intimés à la propriété nés de la concession de la Couronne avaient été transformés en un simple droit de conserver le terrain [traduction] « intact et dans son état naturel » (par. 63). En d’autres termes, [traduction] « la presque totalité des attributs de propriété ont été retranchés », et les intimés se sont retrouvés privés de toute utilisation raisonnable de la propriété (par. 63). La cour a déclaré ce qui suit :
[traduction] (i) le bien‑fonds appartenant aux Lynch dans le bassin hydrographique de la rivière Broad Cove sur le territoire de la ville de St. John’s a fait l’objet d’une expropriation par interprétation de la part de la ville de St. John’s au titre des articles 101 et 105 de la City [of St. John’s] Act;
(ii) les Lynch ont le droit, en vertu des articles 18 et 19 de l’Expropriation Act, de déposer une demande d’indemnisation auprès de la Ville comme si un avis d’expropriation leur avait été signifié sous le régime de cette loi en date du 1er février 2013 et, faute d’accord portant sur le montant de l’indemnité à payer par la Ville aux Lynch conclu dans les trois mois du dépôt de l’ordonnance officielle, ces derniers ont le droit de faire trancher leur demande d’indemnisation par le Board of Commissioners of Public Utilities. [par. 71]
[14] Les parties ont obtenu des évaluations de la propriété des Lynch établies au 1er février 2013. Selon la Ville, la propriété devait être évaluée conformément au zonage du bassin hydrographique, à savoir en fonction des usages discrétionnaires en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics. L’évaluateur de la Ville a jugé que [traduction] « l’utilisation optimale dans ce scénario » serait formée « d’usages liés à l’agriculture et à la foresterie qui seraient acceptables pour la Ville, et qui n’auraient donc pas de répercussions néfastes pour les eaux dans la zone » (d.a., vol. II, p. 103). Il en a résulté une valeur estimative de 105 000 $ pour la propriété des Lynch. Subsidiairement, selon le scénario hypothétique d’un ensemble résidentiel de densité moyenne, l’évaluateur de la Ville a estimé la valeur de la propriété à 670 000 $. Pour leur part, les intimés ont fait valoir que la propriété des Lynch devait voir sa valeur estimée comme si le zonage du bassin hydrographique n’avait pas été instauré, et ils ont demandé à leur évaluateur de supposer que la construction d’un ensemble résidentiel serait approuvée. Sur ce fondement, l’évaluateur des intimés a estimé la valeur de la propriété à 875 000 $.
[15] Puisque les parties ne parvenaient pas à s’entendre sur l’indemnité, la Ville a demandé au Board of Commissioners of Public Utilities (« Commission ») de déterminer la somme à verser.
III. Historique procédural
A. Board of Commissioners of Public Utilities
[16] À titre de question préliminaire, la Commission a décidé de renvoyer l’affaire à la Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Labrador en application du par. 26(3) de l’Expropriation Act. Ce paragraphe dispose que la Commission [traduction] « peut, à toute étape de l’instance, [. . .] renvoyer à l’avis de la cour sous forme d’exposé de cause une question de droit se soulevant en cours d’instance ». La question posée par la Commission était la suivante :
[traduction] L’indemnité des [intimés] doit‑elle être calculée en fonction des usages autorisés par le zonage en vigueur, à savoir ceux en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics, ou y a‑t‑il lieu de faire abstraction du zonage en vigueur et d’établir la valeur de la propriété comme si la construction d’un ensemble résidentiel était autorisée?
(2020 NLSC 92, 2 M.P.L.R. (6th) 241 (« motifs de première instance »), par. 3)
B. Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, 2020 NLSC 92, 2 M.P.L.R. (6th) 241 (la juge Chaytor)
[17] La juge de première instance a reconnu que la question dont elle était saisie nécessitait l’examen et l’application du principe tiré de l’arrêt Pointe Gourde. Selon ce principe, il doit être fait abstraction de tout changement de valeur de la propriété expropriée causé par le régime d’expropriation lui‑même lors de l’évaluation de la valeur de la propriété aux fins de calcul de l’indemnité. La juge s’est demandé s’il existait un contexte factuel suffisant pour permettre à la cour de statuer sur la question, mais a fait remarquer que les [traduction] « parties ont convenu que les faits pertinents figurent dans l’arrêt sur l’expropriation et que tout désaccord entre elles relatif à des questions de fait exige que la cour interprète cet arrêt. Pareille interprétation est une question de droit » (par. 8).
[18] La juge de première instance a examiné l’arrêt sur l’expropriation rendu par la Cour d’appel et a relevé la conclusion de cette dernière que l’objectif sous‑jacent de l’expropriation était de prévenir la pollution des sources d’eau de la Ville. De ce fait, la « question clé » était de savoir si le régime de prévention de la pollution qui a entraîné l’expropriation par interprétation comprenait le zonage du bassin hydrographique. C’était le cas selon les intimés. À l’appui de l’évaluation du bien‑fonds qu’ils souhaitaient en tant que terrain à vocation résidentielle, les intimés ont fait valoir que les restrictions de zonage du bassin hydrographique ne devaient pas être prises en compte (en tant que partie du régime d’expropriation) et ne devaient pas réduire la valeur marchande du bien-fonds.
[19] Fait important, la juge de première instance a signalé que le zonage du bassin hydrographique n’excluait pas tous les usages de la propriété (compte tenu des usages discrétionnaires en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics). De même, le par. 104(4) de la City of St. John’s Act autorisait certains aménagements dans le bassin hydrographique de la rivière Broad Cove sur recommandation du directeur municipal. Si l’un ou l’autre des usages discrétionnaires avait été autorisé, l’expropriation n’aurait pas eu lieu. De l’avis de la juge de première instance, le refus de permettre aux intimés tout usage de la propriété [traduction] « découlait de la politique de prévention de la pollution de la Ville visant à garder la propriété “intacte et dans son état naturel” — et non pas du zonage de la propriété » (par. 39; voir aussi le par. 44).
[20] La juge de première instance a fait observer que l’expropriation elle‑même est un élément d’un processus continu. Elle a reconnu l’existence de deux principes établis mais concurrents. Premièrement, une municipalité ne peut avoir recours au zonage pour diminuer la valeur d’une propriété en guise de prélude à son expropriation à des fins publiques; en pareil cas, il doit être fait abstraction de l’effet du nouveau zonage ou du gel de la valeur de la propriété dans le calcul de l’indemnité. Deuxièmement, la réglementation de l’utilisation des terres est la norme et ne constitue pas en soi une expropriation indemnisable. Selon l’arrêt de notre Cour dans Kramer c. Wascana Centre Authority, 1967 CanLII 115 (SCC), [1967] R.C.S. 237, il ne faut pas écarter les règlements de zonage qui sont des textes législatifs indépendants et [traduction] « ne font pas partie d’un régime visant à faciliter l’expropriation pour une indemnité moindre » au moment de fixer l’indemnité (par. 47).
[21] De l’avis de la juge de première instance, le Règlement constituait un texte de loi indépendant et ne faisait pas partie du régime de prévention de la pollution de la Ville visant à garder la propriété intacte et dans son état naturel. Pour arriver à cette conclusion, elle s’est référée à la réorganisation municipale de 1992, qui a donné lieu à un nouveau processus de planification à l’échelle de la ville et a mené au bout du compte à la prise du Règlement par lequel la propriété des Lynch a été zonée comme « bassin hydrographique ». La réorganisation constituait un processus de zonage exhaustif et non propre à la propriété des Lynch. La juge de première instance a constaté que les intimés auraient pu se voir accorder l’autorisation d’aménager le terrain conformément au zonage du bassin hydrographique si la Ville avait exercé son pouvoir discrétionnaire en ce sens. Étant donné que le Règlement formait un texte de loi indépendant, on ne devait pas en faire abstraction au moment d’évaluer la propriété des Lynch conformément au principe de Pointe Gourde.
[22] La juge de première instance a donc conclu que, pour fixer l’indemnité, il fallait tenir compte du règlement de zonage qui était en vigueur le 1er février 2013 (date de l’expropriation selon la Cour d’appel). La propriété des Lynch ne devait pas être évaluée comme un bien-fonds à aménager, mais plutôt évaluée en fonction de ses usages potentiels en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics.
C. Cour d’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, 2022 NLCA 29, 470 D.L.R. (4th) 679 (les juges Green, Butler et White)
[23] La Cour d’appel a accueilli l’appel formé contre la décision de la juge de première instance sur le fondement du calcul de l’indemnité et a ordonné que l’indemnité due aux intimés [traduction] « soit fixée sans renvoi au zonage du bassin hydrographique établi dans le Règlement » (par. 139).
[24] Après avoir examiné la jurisprudence pertinente et en avoir dégagé les principes généraux, la Cour d’appel a relevé trois erreurs dans le raisonnement de la juge de première instance. Premièrement, cette dernière n’a pas tenu compte des corrélations entre la City of St. John’s Act, le Règlement et la politique de la Ville d’interdire les aménagements dans le bassin hydrographique. La Cour d’appel a raisonné ainsi :
[traduction] La prise du règlement par la Ville « visait » à favoriser l’atteinte de l’objectif de contrôle de la pollution de l’eau prescrit par la City [of St. John’s] Act. Les études effectuées plus tôt par la Ville quant à la gestion du bassin hydrographique indiquent clairement que la politique adoptée visait à exercer les pouvoirs conférés par la City [of St. John’s] Act d’une manière « complémentaire » aux pouvoirs prévus dans le plan municipal et le règlement de zonage de la Ville, le but ultime étant de « remettre ces secteurs dans leur état naturel original . . . » (document d’orientation, section 2.5). Comme l’a par la suite conclu notre Cour dans l’arrêt sur l’expropriation, restaurer le bien‑fonds dans son « état naturel original » revenait en fait à refuser tout aménagement ou usage, ce qui équivalait à une expropriation de fait. L’expropriation était donc la conséquence logique de la politique de zonage adoptée et de la manière dont elle a été appliquée. Il n’est donc pas difficile d’inférer un lien de causalité entre la prise et l’application du règlement de zonage du bassin hydrographique et l’expropriation. [Je souligne; par. 113.]
Deuxièmement, la juge de première instance n’a pas mentionné ni invoqué les déclarations sous serment de fonctionnaires de la Ville qui confirmaient que le Règlement et la City of St. John’s Act étaient interreliés au chapitre de l’objet, de l’orientation et de l’application. Troisièmement, elle n’a pas reconnu que, dans l’arrêt sur l’expropriation, la Cour d’appel [traduction] « considérait que le processus d’expropriation s’était mis en branle en 1964 et s’était achevé le 1er février 2013 avec le refus du directeur municipal d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour permettre tout type d’aménagement, ce qui a eu pour effet d’écarter tous les usages raisonnables de la propriété », et elle a laissé entendre que le Règlement « faisait partie de ce régime général de prévention de la pollution du bassin hydrographique » (par. 118-119).
IV. Question en litige
[25] Dans le présent pourvoi, la Cour doit examiner la manière dont il convient de fixer l’indemnité pour expropriation par interprétation. Bien qu’il existe d’importantes similitudes entre les diverses lois fédérale et provinciales en matière d’expropriation, c’est le cadre d’indemnisation établi par l’Expropriation Act de Terre‑Neuve‑et‑Labrador qui doit être appliqué en l’espèce.
[26] Plus particulièrement, la Cour doit établir si le Règlement fait partie de [traduction] « l’acquisition obligatoire du bien‑fonds », dont il doit être fait abstraction au moment de déterminer le droit des intimés à une indemnité en application de l’al. 27(1)(a) de l’Expropriation Act.
V. Analyse
A. Indemnité d’expropriation
[27] Une [traduction] « appropriation » — définie comme « l’acquisition forcée par la Couronne d’une propriété privée [. . .] à des fins publiques » — peut se produire de deux façons (K. Horsman et G. Morley, Government Liability : Law and Practice (feuilles mobiles), § 5:1). Il y a expropriation officielle (une appropriation de droit) lorsqu’une autorité publique acquiert un titre de propriété (habituellement en se prévalant d’un cadre légal d’expropriation) (Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax, 2022 CSC 36, par. 18 et 104). L’expropriation par interprétation (une appropriation de fait), par contre, implique l’appropriation d’une propriété privée par une autorité publique exerçant ses pouvoirs de réglementation (Annapolis, par. 18). En l’espèce, la propriété des Lynch a fait l’objet d’une expropriation par interprétation parce que la Ville avait acquis un intérêt bénéficiaire dans celle‑ci et que tous les usages raisonnables de la propriété avaient été écartés. Je constate que dans l’arrêt sur l’expropriation, qui n’est pas porté en appel, la Cour d’appel a appliqué le critère tiré de l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5, [2006] 1 R.C.S. 227, mais que la conclusion à l’égard de la propriété des Lynch concorde avec la formulation plus récente du critère relatif à l’expropriation par interprétation établi par notre Cour dans l’arrêt Annapolis.
[28] L’appropriation d’une propriété fait naître un droit présumé à une indemnité en l’absence d’une disposition législative claire exprimant l’intention de ne pas accorder d’indemnité (Annapolis, par. 21; Attorney‑General c. De Keyser’s Royal Hotel, [1920] A.C. 508 (H.L.), p. 542).
[29] Le principe de base pour la fixation de l’indemnité est le même à la fois pour une expropriation officielle et pour une expropriation par interprétation : l’indemnité est fondée sur la valeur marchande de la propriété. La valeur marchande est codifiée comme le point de départ du processus dans plusieurs lois fédérale et provinciales en matière d’expropriation, y compris la loi de Terre‑Neuve‑et‑Labrador applicable en l’espèce (Expropriation Act, al. 27(1)(a); d’autres exemples comprennent la Loi sur l’expropriation, L.R.C. 1985, c. E‑21, par. 26(2); Loi sur l’expropriation, L.R.O. 1990, c. E.26, art. 13 et 14).
[30] Une indemnité fondée sur la valeur marchande puise naturellement sa source dans l’objectif de remise en état économique. Les propriétaires fonciers expropriés devraient être replacés dans la même situation financière qui était la leur avant l’expropriation : elle ne doit être ni meilleure ni pire (voir E. C. E. Todd, The Law of Expropriation and Compensation in Canada (2e éd. 1992), p. 109-110; Irving Oil Co. c. The King, 1946 CanLII 44 (SCC), [1946] R.C.S. 551, p. 556; Halliday’s Estate c. Newfoundland Light & Power Co. (1980), 29 Nfld. & P.E.I.R. 212 (C.A. T.‑N.), par. 21‑22). Favoriser la remise en état économique tient compte des droits et attentes légitimes des propriétaires de biens‑fonds tout en garantissant la faculté des gouvernements d’agir dans l’intérêt public sans payer de supplément pour l’avoir fait. Comme lord Nicholls of Birkenhead l’a expliqué dans l’arrêt Waters c. Welsh Development Agency, [2004] UKHL 19, [2004] 2 All E.R. 915, par. 1, les pouvoirs d’expropriation sont certes essentiels dans une société démocratique moderne, mais ils vont [traduction] « de pair avec l’obligation de verser une indemnité pleine et équitable ».
[31] Dans l’arrêt Diggon‑Hibben Ltd. c. The King, 1949 CanLII 50 (SCC), [1949] R.C.S. 712, p. 715, le juge Rand a affirmé que la question clé pour calculer l’indemnité est ce que le propriétaire du bien‑fonds serait prêt, au moment de l’expropriation, à [traduction] « payer pour son bien plutôt que d’en être expulsé ». La valeur marchande pertinente est la [traduction] « valeur pour le propriétaire » et non la valeur du bien‑fonds aux yeux de l’acquéreur (l’autorité publique) (Cedars Rapids Manufacturing and Power Co. c. Lacoste, 1914 CanLII 585 (UK JCPC), [1914] A.C. 569 (C.P.), p. 576; Irving Oil, p. 555; Todd, p. 109‑112).
[32] Dans le contexte de l’expropriation de biens‑fonds, la valeur marchande peut correspondre à une utilisation plus profitable et meilleure du bien‑fonds que ne le veut son état actuel — en d’autres termes, elle tient compte de son aménagement potentiel (voir, p. ex., Lasade Enterprises Ltd. c. Newfoundland (1993), 1993 CanLII 7775 (NL CA), 114 Nfld. & P.E.I.R. 19 (C.A. T.‑N.), par. 26; Miller c. Province of Newfoundland (1977), 14 Nfld. & P.E.I.R. 110 (C.A. T.‑N.), par. 22-27; Todd, p. 134‑135). Or, la jurisprudence ne laisse planer aucun doute quant au fait que le règlement de zonage et les autres restrictions à l’utilisation des terres ont une incidence sur la valeur marchande d’une propriété (et donc sur l’indemnité d’expropriation). Dans l’arrêt Bande indienne de Musqueam c. Glass, 2000 CSC 52, [2000] 2 R.C.S. 633, par. 47, le juge Gonthier a expliqué ce qui suit :
Les restrictions légales en matière d’utilisation du territoire [. . .] peuvent influencer la valeur marchande d’une propriété franche. Dans l’affaire Revenue Properties [Co. c. Victoria University (1993), 1993 CanLII 9432 (ON SCDC), 101 D.L.R. (4th) 172 (C. div. Ont.)], à la p. 182, le tribunal a conclu que [traduction] « [t]outes les lois et autres règles de droit régissant l’utilisation du territoire, comme les règlements de zonage, doivent être prises en considération » dans la détermination de la valeur du terrain. [. . .] Pour déterminer la valeur d’un terrain, qu’il soit vacant ou amélioré, l’évaluateur [. . .] tient compte de l’utilisation optimale qui est [traduction] « légalement autorisée, physiquement possible et financièrement réalisable, et qui permet une productivité maximale ».
L’indemnité ne doit pas être fondée sur des attentes conjecturales ou irréalistes concernant les utilisations plus rentables auxquelles un bien-fonds pourrait être soumis (Lasade, par. 27).
[33] Le fait que les règlements de zonage ont une incidence sur le montant de l’indemnité due au propriétaire est particulièrement pertinent dans le contexte de l’expropriation par interprétation, où il a été maintes fois déclaré que les restrictions à l’utilisation des terres, à elles seules, ne constituent pas une appropriation. « Normalement, au pays, aux États‑Unis et au Royaume‑Uni, le rezonage pour des usages plus ou moins intensifs ne donne pas lieu à indemnisation » (La Reine du chef de la province de la Colombie-Britannique c. Tener, 1985 CanLII 76 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 533, p. 557). Il faut quelque chose de plus que de « drastiquement restreindre l’utilisation du bien du propriétaire ou [d’]en réduire la valeur » pour que le règlement emporte expropriation (Annapolis, par. 43, citant Mariner Real Estate Ltd. c. Nova Scotia (Attorney General), 1999 NSCA 98, 177 D.L.R. (4th) 696, p. 716; voir aussi l’Urban and Rural Planning Act, 2000, S.N.L. 2000, c. U‑8, art. 5). L’expropriation par interprétation survient uniquement lorsqu’un intérêt bénéficiaire revient à l’État et que la mesure réglementaire écarte toutes les utilisations raisonnables de la propriété (Annapolis, par. 4).
[34] Outre le point de départ constitué de la valeur marchande de la propriété, le calcul de l’indemnité d’expropriation peut être de surcroît influencé par d’autres facteurs de common law ou prévus par la loi. Par exemple, dans l’arrêt Régie des transports en commun de la région de Toronto c. Dell Holdings Ltd., 1997 CanLII 400 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 32, notre Cour s’est penchée sur la mesure dans laquelle le propriétaire d’un bien‑fonds était en droit d’obtenir des dommages‑intérêts pour troubles de jouissance en tant qu’élément de son indemnité au titre de l’al. 13(2)b) de la Loi sur l’expropriation de l’Ontario. La loi de Terre‑Neuve‑et‑Labrador prescrit une série de règles applicables au calcul de l’indemnité (art. 27). Il n’est pas nécessaire d’examiner l’ensemble de ces facteurs dans les présents motifs. Seul l’un d’entre eux est en cause dans le présent pourvoi : la directive prévue à l’al. 27(1)(a) suivant laquelle il ne doit pas être tenu compte des changements de valeur qui découlent du régime d’expropriation lui-même (« l’acquisition obligatoire du bien‑fonds »). On appelle parfois cette règle le principe de Pointe Gourde.
B. Le principe de Pointe Gourde
[35] Le principe cardinal tiré de l’arrêt Pointe Gourde a été formulé ainsi par lord MacDermott : [traduction] « . . . l’indemnité pour l’acquisition obligatoire du bien‑fonds ne peut pas comprendre une hausse de sa valeur qui découle entièrement du régime qui sous‑tend l’acquisition » (p. 572).
[36] Les circonstances factuelles de l’affaire Pointe Gourde illustrent comment ce principe puise sa source directement dans le fait d’apprécier la valeur du bien‑fonds du point de vue du propriétaire, et non de l’acquéreur. Dans cette affaire, il était question de l’expropriation d’un bien‑fonds utilisé comme carrière dans le but de construire une base navale à Trinité. Il n’était pas contesté que l’indemnité devait correspondre à la [traduction] « valeur de la carrière à titre d’entreprise en exploitation » (Todd, p. 159). Cependant, la [traduction] « valeur [de la carrière] s’était accrue du fait qu’une base était en train de s’établir à proximité pour laquelle une grande quantité de pierres situées dans un endroit facilement accessible était nécessaire » (Pointe Gourde, p. 572). Les propriétaires de la carrière ont sollicité une évaluation plus élevée au motif que leur carrière aurait été encore plus rentable parce que leurs pierres serviraient à la construction de la base. Le Comité judiciaire du Conseil privé a décidé que la hausse de la valeur n’était pas indemnisable, car elle découlait entièrement du régime sous‑tendant l’expropriation. Le besoin particulier en pierre s’était matérialisé uniquement parce qu’une base navale allait être construite, ce qui a rendu l’expropriation nécessaire d’emblée. Bien que l’autorité publique ait tiré profit de la grande quantité de pierres aisément accessibles (c.-à-d. qu’elles avaient de la valeur pour l’acquéreur), elles ne présentaient pas de valeur supplémentaire pour les propriétaires en l’absence du projet de base navale et de l’expropriation.
[37] Le principe selon lequel il doit être fait abstraction des changements de valeur découlant du régime d’expropriation dans le calcul de l’indemnité n’a toutefois pas été instauré par l’arrêt Pointe Gourde. Plusieurs arrêts du début du 20e siècle reconnaissaient ce principe (voir, p. ex., Cunard c. The King (1910), 1910 CanLII 46 (SCC), 43 R.C.S. 88, p. 99‑100, le juge Duff, dissident; Re Gibson and City of Toronto (1913), 1913 CanLII 531 (ON CA), 11 D.L.R. 529 (C.S. Ont. (Div. app.)), p. 536‑537). Ces précédents reconnaissent en outre qu’il faut calculer l’indemnité sans faire référence à la réduction de valeur causée par le régime d’expropriation (Cunard, p. 100; Gibson, p. 537). En effet, le principe [TRADUCTION] « vise à écarter les influences extérieures liées à l’appropriation » (m. interv., Association canadienne des constructeurs d’habitations, par. 4). Faire abstraction des augmentations et des réductions de la valeur marchande causées par le régime d’expropriation n’entraîne pas de fardeau économique ni de gain fortuit pour le propriétaire. Comme le souligne l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique, l’application du principe de Pointe Gourde facilite la remise en état économique, ce qui permet au propriétaire d’acquérir un bien de remplacement équivalent (m. interv., par. 23).
[38] Les lois en matière d’expropriation ont incorporé le principe de Pointe Gourde, quoique la terminologie varie entre elles. Par exemple, l’al. 27(1)(a) de l’Expropriation Act de Terre‑Neuve‑et‑Labrador dispose que pour fixer l’indemnité, [traduction] « il n’est pas tenu compte de l’acquisition obligatoire du bien‑fonds ». En Ontario, « l’augmentation ou la diminution de la valeur du bien‑fonds résultant de l’exploitation ou de l’imminence de l’exploitation en vue de laquelle l’expropriation a lieu, ou d’une expropriation ou de la perspective imminente d’expropriation » n’est pas prise en considération (Loi sur l’expropriation, al. 14(4)b)). L’article 33 de la loi de la Colombie‑Britannique sur l’expropriation énumère plusieurs éléments du « régime » d’expropriation qui sont à écarter dans le calcul de l’indemnité, y compris [traduction] « l’objet réel ou anticipé pour lequel l’autorité d’expropriation a l’intention d’utiliser le bien‑fonds », les augmentations ou les réductions de valeur découlant de l’expropriation et d’aménagements connexes (ou la possibilité de l’un ou de l’autre), et la prise d’un règlement de zonage « visant l’aménagement pour lequel l’expropriation est faite » (Expropriation Act, R.S.B.C. 1996, c. 125). Bien qu’ils aient en commun certains principes, les termes précis des dispositions législatives du ressort concerné doivent constituer le fondement de toute analyse de l’indemnité.
C. La portée du régime à écarter
[39] L’application du principe de Pointe Gourde exige que les changements de valeur découlant du régime d’expropriation soient écartés dans le calcul de l’indemnité. La question principale est donc la suivante : Quelle est la portée du régime d’expropriation?
[40] Cette question comporte différentes dimensions. L’analyse révèle une tension d’ordre temporel dans le droit de l’expropriation. D’une part, la propriété est expropriée par l’État à un moment déterminé. Dans le contexte de l’expropriation par interprétation, cette situation se produit lorsqu’un intérêt bénéficiaire revient à l’État et que toutes les utilisations raisonnables de la propriété sont écartées (Annapolis, par. 4). D’autre part, notre Cour a reconnu que l’expropriation est un processus :
Les tribunaux ont depuis longtemps jugé que l’acte d’expropriation lui‑même fait partie d’un processus continu. Dans l’arrêt [City of Montreal c. McAnulty Realty Co., 1922 CanLII 44 (SCC), [1923] R.C.S. 273], à la p. 283, le juge Duff a souligné que le mot [traduction] « expropriation » n’est pas utilisé dans le sens restreint d’un simple transfert de titre, mais qu’il désigne le processus d’expropriation du bien en vue de la fin pour laquelle celui‑ci est requis. [Soulignement dans l’original.]
(Dell Holdings, par. 37)
(1) La jurisprudence en matière d’indemnisation
[41] La Ville et les intimés invoquent tous, dans le cadre du présent pourvoi, plusieurs sources qui démontrent que les textes réglementaires pris en vue de l’expropriation sont considérés comme faisant partie du régime d’expropriation, et ne sont donc pas pris en compte dans le calcul de l’indemnité. À l’inverse, les changements de valeur entraînés par des textes législatifs jugés « indépendants » de l’expropriation sont pris en compte. Les parties articulent leurs arguments autour de cette dichotomie (voir, p. ex., m.a., par. 37, 48, 89‑90, 95‑96, 101, 105, 107‑108 et 120; m.i., par. 45 et 87). Il est instructif d’examiner certaines de ces sources.
[42] Dans l’affaire Gibson, la ville de Toronto a pris un règlement empêchant la construction de tout bâtiment sur une parcelle de terrain de 17 pieds bordant l’avenue St. Clair. La ville a par la suite exproprié la propriété afin d’élargir la chaussée. Le juge Hodgins a déclaré, au nom de la majorité, qu’une [traduction] « autorité ne devrait pas être en mesure, par l’exercice de ses autres pouvoirs immédiatement avant l’appropriation, de réduire la valeur du bien qu’elle convoite, souhaite acquérir et dont elle envisage l’expropriation » (p. 536). Il était loisible au propriétaire du bien-fonds de prouver que le règlement gelant tout aménagement [traduction] « n’était pas vraiment un texte de loi indépendant [. . .] mais était étroitement lié au régime d’élargissement de l’avenue St. Clair, et en faisait réellement partie » (p. 538). L’arrêt Gibson montre que la prise d’un règlement qui gèle ou limite l’aménagement en vue d’une expropriation future ne peut pas être utilisée comme mécanisme pour réduire l’indemnité que l’autorité étatique devra verser au propriétaire du bien‑fonds.
[43] L’arrêt Kramer concernait des terrains à Regina dont le zonage initial permettait la construction résidentielle. Le conseil municipal a ensuite pris un règlement qui abrogeait l’ancien zonage et réservait les terrains concernés à des [traduction] « usages en matière de services publics ». Huit mois auparavant, la Wascana Centre Authority — une entité provinciale — avait été constituée et s’était vu accorder le pouvoir d’exproprier des terrains par The Wascana Centre Act, 1962, S.S. 1962, c. 46. La Wascana Centre Authority a exproprié le bien‑fonds des appelants pour réaliser un projet d’aménagement dans l’intérêt public. Notre Cour était divisée sur la question de savoir si le règlement de zonage de la ville qui limitait l’aménagement aux « usages en matière de services publics » devait être écarté dans le calcul de l’indemnité à verser aux appelants. Le juge Abbott a souscrit, au nom de la majorité, à la conclusion de l’arbitre selon laquelle le règlement de zonage était un [traduction] « texte de loi de zonage indépendant » même s’il avait été « adopté [. . .] en toute connaissance de l’existence du régime du Wascana Centre » (p. 239). Il a relevé que le règlement de zonage cristallisait [traduction] « un plan d’ensemble de la ville » qui avait été conçu plus d’un an avant sa prise. L’indemnité devait donc être calculée en fonction de l’usage limité du bien‑fonds « en matière de services publics ». Auteur de motifs distincts, le juge Spence était troublé par la date retenue pour l’adoption du règlement de zonage. À son avis, le règlement [traduction] « constituait simplement une étape [. . .] dans l’établissement du Wascana Centre » et son « objet quant aux terrains en question étai[t] manifestement d’empêcher la construction [de l’ensemble résidentiel] envisagé par les appelants » (p. 246‑247). En somme, les auteurs des deux opinions se concentraient sur la question de savoir si le règlement de zonage restreignant l’usage aux services publics était un texte de loi indépendant ou avait été pris en vue de l’expropriation, mais ils ne s’entendaient pas sur cette question.
[44] Mises en contraste par la juge de première instance et la Cour d’appel, les deux décisions de Terre‑Neuve qui suivent permettent une comparaison utile. Dans l’arrêt Halliday, un gel de l’aménagement avait été ordonné sur un bien‑fonds sis dans une zone désignée pour établir le futur parc C. A. Pippy en périphérie de St. John’s. La cour a jugé que, [traduction] « même s’il n’existait au départ aucune intention d’exproprier les biens‑fonds en question » lorsque le gel de l’aménagement avait été mis en œuvre, « il existait une intention déclarée de contrôler l’aménagement sur les biens-fonds afin que la Commission [du parc C. A. Pippy] puisse les utiliser à ses fins, au fur et à mesure de l’aménagement du parc » (par. 15). En l’espèce, je souscris à l’argument de la Ville que l’arrêt Halliday étaye la thèse selon laquelle [traduction] « une autorité ne peut pas rezoner une propriété pour un usage moins intensif ou “geler” l’aménagement d’une propriété en vue du besoin de l’acquérir, et donc réduire sa valeur afin de diminuer l’indemnité payable » (m.a., par. 106). Le texte réglementaire dans cette affaire avait été pris aux fins d’expropriation d’un bien‑fonds. En revanche, dans l’arrêt Atlantic Shopping Centres Ltd. c. St. John’s (City) (1985), 1985 CanLII 1876 (NL CA), 56 Nfld. & P.E.I.R. 44 (C.A. T.‑N.), la cour a établi qu’aucun élément de preuve ne tendait à indiquer qu’un texte de loi restrictif [traduction] « avait été pris en prévision » du projet d’élargissement de la route pour lequel on avait exproprié le terrain (par. 20). Fait important, la restriction en litige était la même que celle qui s’appliquait à tous les autres terrains de la ville. Distinguant l’arrêt Halliday de l’affaire dont elle était saisie, la cour a conclu que le règlement attaqué était un texte de loi indépendant et qu’il ne fallait pas en faire abstraction dans le calcul de l’indemnité.
[45] Enfin, dans l’arrêt Windsor (City) c. Paciorka Leaseholds Ltd., 2012 ONCA 431, 111 O.R. (3d) 431, par. 27, la Cour d’appel de l’Ontario a souscrit à l’opinion exprimée par la juge Sachs, dissidente, de la juridiction inférieure (2011 ONSC 2876, 106 O.R. (3d) 690 (C. div.)). Au paragraphe 130, elle s’était appuyée sur Jewish Community Centre of Edmonton Trust c. The Queen (1983), 27 L.C.R. 333 (L.C.B. Alb.), p. 360, portant qu’un texte de loi est écarté dans le calcul de l’indemnité s’il est adopté [traduction] « pour les besoins et “en vue de l’aménagement pour lequel le bien‑fonds est exproprié” ». Dans Paciorka, la ville de Windsor avait exproprié un terrain afin de créer un parc naturel. Une déclaration de principes provinciale adoptée en vertu de la Loi sur l’aménagement du territoire, L.R.O. 1990, c. P.13, de l’Ontario s’appliquait à l’ensemble des terres écosensibles de la province, dont les terres en cause, et imposait des restrictions en matière d’aménagement. La Cour d’appel a fait sienne la conclusion de la juge dissidente selon laquelle la déclaration de principes provinciale ne pouvait pas être écartée, car elle [traduction] « s’applique à l’ensemble de la province et ne visait pas particulièrement les biens‑fonds expropriés », et a été « adoptée de façon indépendante et sans lien avec l’aménagement précis pour lequel le terrain a été exproprié » (par. 27 (italique omis)).
(2) Déterminer la portée du régime d’expropriation
[46] La jurisprudence sur ce sujet confirme essentiellement que, pour décider s’il doit être fait abstraction de l’effet d’un règlement sur la valeur d’une propriété dans le calcul de l’indemnité (l’application du principe de Pointe Gourde), la question principale est de savoir si le texte de loi a été pris en vue de l’expropriation ou si, à l’inverse, il constituait un texte de loi indépendant. Cette tendance jurisprudentielle se trouve renforcée par plusieurs lois en matière d’expropriation qui prévoient expressément que, pour établir la valeur marchande, il ne doit pas être tenu compte des textes de loi [traduction] « pris en vue » de l’aménagement qui sous‑tendent l’expropriation (voir l’Expropriation Act (C.-B.), al. 33(g); Expropriation Act, R.S.A. 2000, c. E‑13, al. 45(e)), ou qui ont été ainsi interprétées (voir la Loi sur l’expropriation (Ont.), al. 14(4)b); Paciorka, par. 22 et 27).
[47] Comme l’a reconnu la juge de première instance, il s’agit normalement d’une conclusion de fait que doit tirer la commission ou toute autre autorité chargée d’établir l’indemnité (par. 8; voir aussi Vision Homes Ltd. c. Nanaimo (City) (1996), 59 L.C.R. 106 (C.A. C.‑B.), par. 20; Clements c. Penticton (City), 2005 BCCA 212, 86 L.C.R. 81, par. 12). Les cours qui contrôlent ces décisions doivent faire preuve de déférence envers les décideurs de première instance. En appel, les décisions en matière d’indemnité ne peuvent généralement faire l’objet d’un contrôle qu’en cas d’erreur manifeste et déterminante, en l’absence d’une erreur de droit isolable (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 36).
a) L’analyse consiste à examiner les objectifs et les effets du texte de loi
[48] Pour déterminer si un texte de loi a été adopté en vue d’une expropriation, il faut se pencher sur ses objectifs et ses effets (voir, p. ex., Waters, par. 58; Gibson, p. 536; Kramer, p. 239 et 246‑247; Halliday, par. 15; Atlantic Shopping Centres, par. 18‑20; Paciorka, par. 27). Il convient de s’attacher à l’objectif compte tenu de la nécessité pour les gouvernements d’agir dans l’intérêt public. Comme l’explique l’intervenante la ville de Surrey :
[traduction] . . . toute responsabilité gouvernementale qui ressort des règlements réduisant la valeur des propriétés serait impraticable à moins qu’un élément d’intentionnalité soit requis [. . .] Puisque tout règlement relatif à l’utilisation des terres peut avoir une incidence sur la valeur des propriétés, mettre l’accent sur les répercussions ferait de tout règlement relatif à l’utilisation des terres une source potentielle de responsabilité, ce qui porte atteinte à la capacité des gouvernements de réglementer dans l’intérêt public.
(m. interv., par. 8)
Il est possible de cerner les objectifs d’un texte de loi en examinant, entre autres, les débats, les délibérations et les énoncés de politique générale qui sont à l’origine de ce texte (voir Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 29; voir aussi Waters, par. 63; Vision Homes, par. 19). Tel qu’il a été expliqué dans l’arrêt Catalyst Paper Corp., par. 29‑33, la raison d’être d’un règlement municipal se trouve dans les plans à long terme de la municipalité et la correspondance impliquant les fonctionnaires. Le préambule et les termes du texte de loi lui-même peuvent aussi se révéler utiles (voir Paciorka, par. 27).
[49] Dans le contexte d’une expropriation par interprétation, ce n’est que lorsque toutes les utilisations raisonnables de la propriété ont été écartées qu’une appropriation de fait a lieu (Annapolis, par. 19). Pour procéder au calcul de l’indemnité une fois l’expropriation par interprétation constatée, l’établissement d’une distinction entre les textes de loi compte tenu tant de leurs objectifs que de leurs effets fait en sorte que le propriétaire reçoive [traduction] « une indemnité équitable, mais pas plus » (Waters, par. 61). Faire fi des objectifs des textes de loi et tenir compte isolément de leurs effets entraîneraient deux possibilités tout aussi indésirables l’une que l’autre. Si le principe de Pointe Gourde se résumait à exclure le règlement qui a pour effet d’écarter toutes les utilisations raisonnables de la propriété (reproduisant ainsi l’exigence tirée de l’arrêt Annapolis pour qu’il y ait appropriation), les gouvernements pourraient rezoner des propriétés pour un usage moins intensif ou en geler l’aménagement en prévision d’une expropriation pour réduire l’indemnité payable. Cette idée a été rejetée (voir, p. ex., Tener, p. 557; Gibson, p. 536). Si, au contraire, l’ensemble des textes législatifs antérieurs qui ont une incidence sur la valeur de la propriété — peu importe qu’ils aient écarté toutes les utilisations raisonnables de la propriété ou aient été adoptés en vue d’une expropriation — étaient exclus du calcul de l’indemnité, celle‑ci constituerait un gain fortuit. Cette approche ne concorderait pas avec le droit établi : « . . . la réglementation à elle seule ne peut satisfaire au test visant à établir s’il y a eu appropriation par interprétation . . . », et « le rezonage pour des usages plus ou moins intensifs ne donne pas lieu à indemnisation » (Annapolis, par. 43; Tener, p. 557). La juste remise en état économique ne serait pas possible selon ces deux scénarios, qui fausseraient tous deux la véritable valeur marchande de la propriété.
b) La causalité n’oriente pas l’analyse
[50] La Cour d’appel a caractérisé comme suit le principe de Pointe Gourde : [traduction] « Tout changement de valeur de la propriété causé par le régime pour lequel les pouvoirs d’appropriation obligatoire de l’autorité expropriante ont été exercés doit être écarté dans le calcul de la valeur de la propriété aux fins d’évaluation relative à l’expropriation . . . » (par. 109 (je souligne)). En l’espèce, il n’est pas contesté que le zonage du bassin hydrographique prévu dans le Règlement diminue la valeur marchande de la propriété des Lynch, comme il ressort des évaluations concurrentes des parties. Mais fait‑il partie du régime? En infirmant la décision de la juge de première instance, la Cour d’appel s’est également fondée sur la causalité pour décider que le zonage du bassin hydrographique faisait partie du régime d’expropriation et devait donc être écarté aux fins d’évaluation de la valeur marchande de la propriété. À mon sens, la causalité n’aide guère à déterminer la portée du régime d’expropriation.
[51] Après avoir passé en revue la jurisprudence sur le principe de Pointe Gourde, la Cour d’appel a signalé que la question essentielle pour établir s’il convient d’écarter un texte de loi précis dans l’évaluation de la valeur marchande est de savoir [traduction] « s’il existe un lien de causalité entre l’imposition de la restriction sur l’utilisation prévue et l’expropriation subséquente » (par. 109, citant Paciorka, par. 27). Plus loin dans ses motifs, la Cour d’appel a conclu qu’il existait un lien de causalité entre la prise du règlement de zonage du bassin hydrographique et l’expropriation de la propriété des Lynch (par. 113). Elle a également fait remarquer que la juge de première instance n’avait pas tenu compte de ces corrélations (par. 115). Dans le même ordre d’idées, les intimés font valoir qu’une [traduction] « interprétation large et libérale de la causalité » devrait être retenue, et soulignent que « [s]ans tous les maillons antérieurs [dont le zonage du bassin hydrographique] la décision de la Ville prise en 2013 serait dépourvue de fondement légal » (m.i., par. 90 et 96). Les intimés plaident en faveur d’un examen de [traduction] « l’ensemble de la chaîne, dont chaque maillon mène substantiellement et inéluctablement à l’expropriation par interprétation » (par. 82).
[52] Je ne suis pas d’accord pour dire que cette conception large de la causalité devrait orienter l’analyse. Elle tranche avec la jurisprudence mise en exergue plus haut, selon laquelle les règlements de zonage ont à juste titre une incidence sur l’indemnité d’expropriation. Adopter cette approche risquerait d’inclure dans le régime d’expropriation des [traduction] « décisions [. . .] qui n’envisageaient ni ne nécessitaient une appropriation » (m. interv., procureur général de la Colombie-Britannique, par. 43). De surcroît, une telle approche privilégierait la forme au détriment du fond. Il arrivera parfois que des mesures étroitement liées à l’expropriation qui réduisent la valeur de la propriété ne forment pas des maillons de la chaîne qui a permis à l’appropriation de se produire. Par exemple, dans l’affaire Gibson, la ville de Toronto avait adopté un règlement qui imposait un gel de la construction de bâtiments en prévision de l’expropriation à venir de la propriété, laquelle est survenue plus tard sous le régime d’un autre texte de loi. Le juge Hodgins a estimé que le règlement imposant le gel aurait pu faire partie du régime d’expropriation (et ses effets n’auraient donc pas été pris en compte dans le calcul de l’indemnité) — malgré le fait que la décision d’exproprier n’avait pas été prise en vertu de ce règlement (p. 536 et 538). Pour dire les choses simplement, l’analyse ne porte pas sur la question de savoir si le texte réglementaire était un maillon de la chaîne d’événements qui ont mené à l’expropriation (c.-à-d. que « n’eût été » du texte, il n’y aurait pas eu d’expropriation).
[53] À l’inverse, la proposition de la Ville en matière de causalité est trop étroite. La Ville soutient que les juridictions inférieures n’auraient dû être saisies que d’une simple question : [traduction] « Quel acte ou quelle décision de la Ville a causé l’appropriation et, partant, la perte des [intimés]? » (m.a., par. 61). Elle fait observer qu’il n’y aurait pas eu appropriation ni perte si elle avait permis l’aménagement à des fins d’agriculture, de foresterie ou de services publics, et que c’était sa décision de refuser de permettre tout aménagement sur la propriété des Lynch qui a entraîné l’expropriation par interprétation (par. 61‑62). Je souscris à l’observation de la Ville selon laquelle il ne suffit pas qu’un texte réglementaire soit [traduction] « lié » à l’expropriation par interprétation pour l’écarter du calcul de l’indemnité (m.a., par. 64 (soulignement omis)). Toutefois, bien que, selon le critère de l’arrêt Annapolis, une appropriation se cristallise à un moment en particulier, l’expropriation reste néanmoins un processus (Dell Holdings, par. 37). Se contenter d’exclure l’acte ou la décision de l’acteur étatique qui constitue l’appropriation, et rien de plus, permettrait à celui‑ci de progressivement rezoner une propriété pour un usage moins intensif ou en geler l’aménagement en attendant de l’acquérir pour tenter de réduire l’indemnité payable. Je constate que la Ville elle‑même admet que l’interdiction d’une telle manœuvre est le [traduction] « corollaire » du principe de Pointe Gourde (m.a., par. 71).
[54] Bien qu’il doive exister un lien entre le règlement et l’expropriation pour que les répercussions du premier soient écartées, mettre l’accent sur la causalité cache la véritable analyse à faire. Comme je l’ai expliqué, pour donner effet au principe de Pointe Gourde, il faut se demander si un texte de loi a été adopté en vue de l’expropriation. S’il existait un tel lien, le texte devrait être considéré comme faisant partie du régime d’expropriation, et ses effets exclus du calcul de l’indemnité.
c) Directives sur la manière de procéder à l’évaluation
[55] Il n’est pas nécessaire d’établir dans les présents motifs une liste exhaustive des facteurs qui auront une incidence sur la question de savoir si un texte de loi a été adopté en vue d’une expropriation, mais la jurisprudence que j’ai résumée plus haut donne quelques indications à ceux et celles chargés de tirer cette conclusion de fait. Si une restriction quant à l’utilisation des terres est adoptée dans le cadre d’une politique applicable à l’échelle de la ville ou de la province, ou ne vise pas des propriétés précises, cela peut indiquer que la restriction constitue un texte de loi indépendant et ne doit pas être exclue par application du principe de Pointe Gourde (voir Kramer, p. 239; Atlantic Shopping Centres, par. 20; Paciorka, par. 27). Le fait que le règlement attaqué a été pris par une autorité publique autre que celle qui a exproprié la propriété peut également s’avérer pertinent (voir Paciorka, par. 16 et 26). En outre, la connaissance par un ordre de gouvernement des plans d’aménagement d’un autre ordre de gouvernement ne permet pas de conclure qu’un texte de loi a été pris en vue d’une expropriation (voir Kramer, p. 239).
[56] La mauvaise foi ne constitue pas une condition préalable à la conclusion qu’un texte de loi a été pris en vue d’une expropriation. Aucun [TRADUCTION] « “stratagème” à connotation néfaste n’a besoin d’être prouvé » (Kramer, p. 246‑247, le juge Spence). En termes clairs, la réglementation qui contrôle l’aménagement en prévision d’une future expropriation peut être fermement ancrée dans des considérations d’intérêt public. Par exemple, au vu des faits de l’affaire Gibson, la ville de Toronto aurait eu une raison de principe valable d’adopter un règlement empêchant la construction de bâtiments sur une parcelle de terrain qu’elle comptait exproprier plus tard en vue d’élargir la chaussée. Si c’était son intention, cependant, le texte de loi aurait été écarté dans le calcul de l’indemnité pour l’expropriation de la parcelle. L’arrêt Gibson indique que l’existence d’un « lien étroit » entre le texte réglementaire attaqué et le projet ou l’aménagement que facilite l’expropriation peut donner à penser que le texte a été adopté en vue d’une expropriation (p. 538). Bref, pour appliquer le principe de Pointe Gourde, il faut se demander si le texte de loi a été adopté en vue d’exproprier plutôt que de réglementer.
[57] La jurisprudence relative à la portée du régime à écarter selon le principe de Pointe Gourde ne fournit pas de règles claires et précises. Il faut s’y attendre étant donné que la question de savoir si un texte de loi a été adopté en vue d’une expropriation (ou, à l’inverse, s’il s’agit d’un texte de loi indépendant) dépend entièrement des circonstances factuelles de l’affaire. Il peut bien exister des opinions divergentes quant à la caractérisation de certains textes législatifs, mais ce type d’évaluation commande de la souplesse dans son application et de la déférence dans son contrôle.
D. Application
[58] L’historique procédural du présent litige est inhabituelle. En temps normal, la Commission est chargée de calculer l’indemnité d’expropriation, et l’ordonnance de la Cour d’appel dans l’arrêt sur l’expropriation prévoyait que la Commission s’en chargerait en l’espèce à défaut d’accord entre les parties (voir l’Expropriation Act (T.-N.-L.), art. 19; arrêt sur l’expropriation, par. 71). La Commission a renvoyé à la juge de première instance la question de savoir s’il devait être fait abstraction du zonage du bassin hydrographique dans le calcul de l’indemnité en application du par. 26(3) de l’Expropriation Act, qui permet à la Commission de « renvoyer à l’avis de la cour sous forme d’exposé de cause une question de droit ». Tant la juge de première instance que la Cour d’appel se sont questionnées sur l’opportunité de recourir au par. 26(3) pour cette question et sur le caractère suffisant du dossier (motifs de première instance, par. 8; motifs de la C.A., par. 130‑136). La Cour d’appel était à juste titre sceptique quant à savoir s’il s’agissait d’une question de droit; comme je l’ai expliqué, la portée du régime à écarter dans le calcul de l’indemnité est une conclusion de fait.
[59] Cela dit, les parties ont convenu que la juge de première instance disposait des outils nécessaires pour trancher la question en fonction des faits énoncés dans l’arrêt sur l’expropriation et les inférences qu’elle en a tirées (motifs de première instance, par. 8). Dans les circonstances, je vais procéder à l’analyse en tenant pour acquis que la juge de première instance était la décideuse de première instance chargée de déterminer la portée du régime à écarter au titre de l’al. 27(1)(a) de l’Expropriation Act, une tâche qui reviendrait à la Commission en temps normal. Sa conclusion commande donc la déférence en appel et n’est susceptible de contrôle qu’en cas d’erreur manifeste et déterminante, en l’absence d’erreur de droit isolable (Housen, par. 36).
[60] À mon avis, il n’y a aucune raison de modifier la conclusion de la juge de première instance portant qu’il faut, dans le calcul de l’indemnité pour l’expropriation de la propriété des Lynch, tenir compte du zonage du bassin hydrographique et des usages discrétionnaires en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics.
[61] Les motifs de la juge de première instance démontrent qu’elle était consciente de la question principale : Le Règlement établissant le zonage du bassin hydrographique formait-il un texte de loi indépendant ou avait-il été adopté en vue de l’expropriation de la propriété des Lynch? Elle a reconnu qu’on lui avait confié la tâche de déterminer la portée du régime d’expropriation (aux par. 28, 32 et 55), que l’expropriation est un processus et ne constitue pas nécessairement une mesure réglementaire unique effectuant l’appropriation (au par. 45), et le principe de longue date selon lequel [traduction] « une municipalité ne peut, par le biais du zonage, réduire la valeur d’une propriété en guise de prélude à son appropriation obligatoire à des fins publiques » (par. 46). Elle a pris acte de la prétention des intimés suivant laquelle le zonage du bassin hydrographique constituait une étape à franchir dans le processus menant à l’acquisition par la Ville de leur propriété (par. 45).
[62] Après avoir correctement cerné la question à laquelle elle devait répondre, le cadre d’analyse applicable et les thèses des parties, la juge de première instance pouvait faire sa propre appréciation de la preuve. Elle a souligné le fait que le zonage du bassin hydrographique faisait partie d’un processus de planification à l’échelle de la ville — un facteur qui, je le signale, a été jugé pertinent dans les arrêts Kramer, Atlantic Shopping Centres et Paciorka — dans la foulée de la réorganisation des municipalités du nord‑est de la péninsule d’Avalon (par. 52‑53). Elle s’est attachée à bon droit à la question de savoir si le zonage du bassin hydrographique faisait partie du régime d’expropriation, et non pas à celle de savoir s’il avait réduit la valeur de la propriété des Lynch (par. 54). La réglementation qui a un effet préjudiciable sur la valeur de la propriété n’est pas matière à indemnisation, sauf si elle écarte tous les usages de la propriété. Tout ce qui précède l’a amenée à conclure que le zonage du bassin hydrographique faisait [traduction] « partie d’un règlement de zonage indépendant » et non pas du régime d’expropriation à écarter en application de l’al. 27(1)(a) (par. 56). C’était plutôt la politique de la Ville de garder la propriété des Lynch intacte et dans son état naturel qui empêchait tout aménagement (y compris tout aménagement susceptible de concorder avec les usages discrétionnaires prévus dans le zonage du bassin hydrographique), et qui constituait le régime à l’origine de l’expropriation (par. 54 et 56).
[63] La Cour d’appel a reproché à la juge de première d’instance de [traduction] « [ne] pas [avoir] tenu compte [des] corrélations » entre le Règlement, les contrôles en matière d’aménagement prévus par la City of St. John’s Act et la politique de la Ville telle qu’exprimée dans le document d’orientation faisant état du but à long terme « de remettre ces secteurs dans leur état naturel original » (par. 112‑115). Selon la Cour d’appel, il n’était pas « difficile d’inférer un lien de causalité entre la prise et l’application du règlement de zonage du bassin hydrographique et l’expropriation » (par. 113).
[64] Toutefois, la juge de première instance a fait allusion à la politique de la Ville d’interdire tout aménagement et de garder la propriété « intacte et dans son état naturel », et a conclu que c’était ce « régime de prévention de la pollution » qui était à l’origine de l’expropriation (par. 54 et 56). De l’avis de la juge de première instance, le régime de prévention de la pollution n’incluait pas le zonage du bassin hydrographique, mais il comprenait la décision de la Ville de ne pas exercer les pouvoirs discrétionnaires que lui accordaient la City of St. John’s Act et le Règlement (par. 38‑44, 54 et 56). De surcroît, la causalité n’oriente pas l’analyse fondée sur l’arrêt Pointe Gourde. Il ne fait aucun doute que l’adoption du Règlement formait un maillon de la chaîne d’événements qui ont mené à l’expropriation en 2013, lorsque la Ville a refusé, compte tenu en partie de ce texte réglementaire, d’accorder aux intimés l’autorisation d’aménager leur bien‑fonds. Or, la question principale était de savoir si le Règlement avait été adopté à ce moment‑là en vue de l’expropriation — en d’autres termes, dans l’intention de ne jamais permettre d’aménagement sur la propriété des Lynch. Il ressort des motifs de la juge de première instance qu’elle n’a pas perçu la Ville comme ayant eu cette intention.
[65] J’ajoute qu’un examen du dossier révèle justement de nombreuses interprétations possibles des intentions de la Ville lorsqu’elle a pris le Règlement en 1994. Au paragraphe 120, la Cour d’appel a tiré des inférences du document d’orientation de la Ville lié au Watershed Management Plan, qui recommandait que la « pratique consistant à ne pas autoriser tout aménagement urbain supplémentaire dans le bassin hydrographique protégé [. . .] devrait se poursuivre » dans le but à long terme de remettre le terrain dans son « état naturel original », pour conclure que le Règlement avait été pris en vue de l’expropriation. En revanche, on pourrait affirmer que ce document d’orientation n’a été reçu qu’en 1996, soit plusieurs années après que la Ville ait entrepris un processus de planification à l’échelle de la ville à la suite de la réorganisation municipale de 1992 qui a abouti au Règlement. L’avocat de la Ville a insisté sur l’importance de ce point durant sa plaidoirie devant notre Cour. Toutefois, comme je l’ai expliqué, il y aura des désaccords raisonnables au sujet de la qualification de certains textes de loi, étant donné que cette conclusion de fait n’admet pas de règles claires et précises. Dans les circonstances, je ne vois aucune raison de modifier l’évaluation faite par la juge de première instance. Elle commande la déférence.
VI Conclusion
[66] Les intimés ont droit à « une indemnité équitable, mais pas plus » pour l’expropriation par interprétation de leur propriété par la Ville (Waters, par. 61). Vu la conclusion de la juge de première instance selon laquelle le zonage du bassin hydrographique formait un texte de loi indépendant et n’avait pas été pris en vue de l’expropriation, l’évaluation de la valeur marchande de la propriété des Lynch doit tenir compte du fait que cette dernière est réservée à des usages discrétionnaires en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics. Faire abstraction du zonage du bassin hydrographique reviendrait à accorder aux intimés un gain fortuit substantiel. Ce serait les indemniser de quelque chose qu’ils n’auraient jamais eu faute d’expropriation : des terres non grevées sur lesquelles effectuer de la construction résidentielle.
[67] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel et de rétablir l’ordonnance de la juge de première instance. Le calcul de l’indemnité à verser pour l’expropriation de la propriété des Lynch doit tenir compte du zonage du bassin hydrographique et de ses usages discrétionnaires en matière d’agriculture, de foresterie et de services publics. Le présent jugement est le résultat d’un long litige sur l’indemnité due aux intimés qui s’est intensifié lorsque la Ville a demandé à la Commission de s’adresser à la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador sous forme d’exposé de cause (d.a., vol. V, p. 27-29). Il servira de guide à la Commission et à la Ville lors de futurs différends en matière d’indemnisation. Dans les circonstances, je suis d’avis d’ordonner que chaque partie supporte ses propres dépens devant notre Cour et les juridictions inférieures.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelante : Curtis, Dawe, St. John’s.
Procureurs des intimés : McInnes Cooper, St. John’s.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureur de l’intervenante City of Surrey : City of Surrey — Legal Services Division, Surrey.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des constructeurs d’habitations : Rayman Harris, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Ontario Landowners Association : McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureur de l’intervenante Ecojustice Canada Society : Ecojustice Canada Society, Halifax.
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