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04/10/2024 | CANADA | N°2024CSC30

Canada | Canada, Cour suprême, 4 octobre 2024, Association du transport aérien international c. Canada (Office des transports), 2024 CSC 30


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : Association du transport aérien international c. Canada (Office des transports), 2024 CSC 30

 

 
Appel entendu : 25 mars 2024
Jugement rendu : 4 octobre 2024
Dossier : 40614


 


 
Entre :
 
Association du transport aérien international, Air Transportation Association of America faisant affaire sous la dénomination Airlines for America, Deutsche Lufthansa AG, Société Air France, S.A., Entreprises British Airways, Services aériens Air China, All Nippon Airways Co., Ltd., A

roroutes Cathay Pacific, Lignes aériennes internationales Swiss, Compagnie aérienne Qatar, Air Canada, Lignes aériennes Porter, ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : Association du transport aérien international c. Canada (Office des transports), 2024 CSC 30

 

 
Appel entendu : 25 mars 2024
Jugement rendu : 4 octobre 2024
Dossier : 40614

 

 
Entre :
 
Association du transport aérien international, Air Transportation Association of America faisant affaire sous la dénomination Airlines for America, Deutsche Lufthansa AG, Société Air France, S.A., Entreprises British Airways, Services aériens Air China, All Nippon Airways Co., Ltd., Aéroroutes Cathay Pacific, Lignes aériennes internationales Swiss, Compagnie aérienne Qatar, Air Canada, Lignes aériennes Porter, American Airlines Inc., United Airlines Inc., Delta Air Lines Inc., Alaska Airlines Inc., Hawaiian Airlines, Inc. et Jetblue Airways Corporation
Appelantes
 
et
 
Office des transports du Canada et procureur général du Canada
Intimés
 
- et -
 
Gábor Lukács, Conseil des Canadiens avec déficiences, Fédération nationale des retraités, Centre pour la défense de l’intérêt public et Société québécoise de droit international
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 104)

Le juge Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Côté, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Association du transport aérien international,
Air Transportation Association of America faisant
affaire sous la dénomination Airlines for America,
Deutsche Lufthansa AG, Société Air France, S.A.,
Entreprises British Airways, Services aériens Air China,
All Nippon Airways Co., Ltd., Aéroroutes Cathay Pacific,
Lignes aériennes internationales Swiss, Compagnie aérienne Qatar,
Air Canada, Lignes aériennes Porter, American Airlines Inc.,
United Airlines Inc., Delta Air Lines Inc., Alaska Airlines Inc.,
Hawaiian Airlines, Inc. et Jetblue Airways Corporation                        Appelantes
c.
Office des transports du Canada et
procureur général du Canada                                                                          Intimés
et
Gábor Lukács, Conseil des Canadiens avec déficiences,
Fédération nationale des retraités, Centre pour la défense
de l’intérêt public et Société québécoise de droit international            Intervenants
Répertorié : Association du transport aérien international c. Canada (Office des transports)
2024 CSC 30
No du greffe : 40614.
2024 : 25 mars; 2024 : 4 octobre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel fédérale
                    Droit des transports — Transport aérien — Indemnisation de passagers — Prise par l’office fédéral en matière de transport d’un règlement prévoyant une indemnisation minimale des passagers de vols à destination et en provenance du Canada en cas de retard, d’annulation, de refus d’embarquement ou de perte ou d’endommagement de bagages — Contestation par des transporteurs aériens de certaines dispositions au motif qu’elles entrent en conflit avec le principe d’exclusivité régissant la responsabilité en dommages-intérêts des transporteurs aériens internationaux qui est énoncé dans une convention internationale mise en œuvre en droit canadien — Les dispositions contestées du règlement sont-elles ultra vires de l’office? — Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, 2242 R.T.N.U. 309, article 29 — Règlement sur la protection des passagers aériens, DORS/2019-150.
                    Preuve — Admissibilité — Preuve d’expert — Droit international — Contestation par des compagnies aériennes du règlement pris par un office fédéral au motif qu’il entre en conflit avec une convention internationale mise en œuvre en droit canadien — Recours à des affidavits d’experts portant sur des questions de droit international sollicité par les parties — Cadre d’analyse régissant l’admissibilité de la preuve d’expert dans le contexte du droit international.
                    En 2018, la Loi sur les transports au Canada (« LTC ») a été modifiée afin de permettre à l’Office des transports du Canada (« Office ») de prendre des règlements à l’égard de divers aspects relatifs aux vols à destination et en provenance du Canada. L’Office a par la suite pris le Règlement sur la protection des passagers aériens (« Règlement »), lequel est entré en vigueur en 2019. Le Règlement comprend des dispositions relatives aux indemnités prescrites pour retard ou annulation de vols internationaux et pour refus d’embarquement lorsque la perturbation se produit pour des raisons attribuables au transporteur et qu’elle n’est pas nécessaire par souci de sécurité (al. 12(2)d), (3)d) et (4)d) et art. 19 et 20), ainsi qu’au remboursement des frais payés par les passagers de vols internationaux pour les bagages quand le transporteur a perdu ou endommagé leurs bagages (art. 23).
                    Par voie d’appel prévu par la loi devant la Cour d’appel fédérale, l’Association du transport aérien international, l’Air Transportation Association of America et plusieurs transporteurs aériens desservant des aéroports canadiens et étrangers (collectivement, les « compagnies aériennes ») ont contesté ces dispositions. Les compagnies aériennes ont fait valoir que le Règlement entre en conflit avec le principe d’exclusivité de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international (« Convention de Montréal ») et qu’il est ultra vires des pouvoirs de réglementation conférés à l’Office par la LTC. Le Canada a signé la Convention de Montréal en 2001 et l’a mise en œuvre en droit canadien au moyen de modifications à la Loi sur le transport aérien (« LTA »). L’article 29 de la Convention de Montréal codifie l’exclusivité de celle-ci en précisant que « toute action en dommages‑intérêts » est assujettie aux conditions et limites de responsabilité prévues par celle‑ci.
                    La Cour d’appel fédérale a rejeté la contestation des compagnies aériennes, sauf en ce qui concerne les dispositions relatives à la perte temporaire de bagages. La cour a examiné la compatibilité du Règlement avec la Convention de Montréal, et elle a statué que le mécanisme d’indemnisation établi par le Règlement n’est pas une action en dommages‑intérêts et que l’annulation, le refus d’embarquement et les retards sont des concepts factuels et juridiques qui n’entrent pas dans le champ d’application du principe d’exclusivité. La cour s’est également penchée sur l’admissibilité des affidavits d’experts portant sur des questions de droit international.
                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
                    La Convention de Montréal est exclusive dans les limites des matières qu’elle régit, mais elle ne traite pas exhaustivement de tous les aspects du transport aérien international. Suivant le texte de son article 29, il faut une « action » qui conduise à des « dommages‑intérêts » pour que s’applique le principe d’exclusivité. Le Règlement ne prévoit pas d’« action en dommages‑intérêts », car il ne pourvoit pas à une indemnisation individualisée; il crée plutôt un régime de protection des consommateurs qui s’applique parallèlement à la Convention de Montréal, sans empiéter sur les dispositions limitatives de responsabilité. Par conséquent, il ne relève pas du champ d’application du principe d’exclusivité de la Convention de Montréal. Étant donné que le Règlement ne fait pas naître de responsabilité qui est écartée par anticipation par l’article 29, il n’entre pas en conflit avec la Convention de Montréal telle qu’elle est mise en œuvre par la LTA et rien ne justifie de conclure qu’il excède la compétence conférée à l’Office par la LTC.
                    La Convention de Vienne est le point de départ pour déterminer le champ d’application de la Convention de Montréal et du principe d’exclusivité. L’article 31 de la Convention de Vienne précise que la Convention de Montréal, comme tous les traités, doit être interprétée de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Par conséquent, l’analyse commence par l’examen des termes choisis par les États parties à la Convention de Montréal. Dans l’explication du principe d’exclusivité, l’article 29 indique que la Convention de Montréal s’applique à « toute action en dommages-intérêts, à quelque titre que ce soit ». Le sens ordinaire de l’expression « action en dommages‑intérêts » suggère une action présentant les caractéristiques d’une procédure judiciaire et visant l’obtention d’une indemnisation individualisée qui est liée à un préjudice causé par autrui. Les dommages-intérêts sont individualisés en ce qu’ils visent à indemniser le demandeur de la perte subie par suite d’un préjudice causé par autrui. Une action en dommages‑intérêts est distincte d’une procédure d’indemnisation standardisée au terme de laquelle une indemnité identique pourrait être payable à tous les demandeurs sans égard au préjudice (s’il en est) qu’ils ont subi. Le contexte plus large de la Convention de Montréal appuie une interprétation des termes « action » et « dommages‑intérêts » qui est compatible avec leur « sens ordinaire » en droit canadien : les articles pertinents de la Convention de Montréal sont formulés d’une manière qui envisage clairement des actions présentant des caractéristiques de procédures judiciaires devant une cour de justice. L’objet et le but de la Convention de Montréal, y compris l’historique de son évolution, étayent cette conclusion, tout comme la jurisprudence étrangère et la pratique des États. Il faut donc interpréter l’article 29 comme ayant pour effet d’empêcher toute action en dommages-intérêts qui présente les caractéristiques de procédures judiciaires devant des cours de justice et qui vise à obtenir une indemnisation individualisée pour cause de mort ou de lésion corporelle, d’avarie ou de perte de bagages ou de marchandises, ou encore de retard d’un vol international.
                    L’interprétation la plus appropriée du Règlement consiste à dire qu’il établit des droits de source législative dans le cadre d’un régime de protection des consommateurs. Les passagers qui présentent des réclamations en vertu du Règlement n’ont pas à démontrer quel est le préjudice, s’il en est, qu’ils ont subi afin de demander à être indemnisés. Le Règlement ne lie pas l’indemnisation à l’existence d’un préjudice ou à un inconvénient; il prescrit le paiement, en cas de retard, d’annulation ou de refus d’embarquement, d’une indemnité basée sur le nombre d’heures écoulées entre l’heure d’arrivée prévue et celle à laquelle le passager arrive à sa destination finale; et l’indemnité payable pour la perte ou l’endommagement de bagages est liée aux frais des bagages facturés par le transporteur, et non au préjudice. Contrairement à la Convention de Montréal, le Règlement ne permet pas au transporteur d’éviter d’avoir à verser une indemnité par ailleurs payable à un passager en invoquant un moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable ou la négligence contributive. Pour autant que la perturbation en question s’est produite pour une raison attribuable au transporteur et qu’elle n’était pas nécessaire par souci de sécurité, l’indemnité est déterminée. De plus, l’Office est habilité à étendre l’application de sa décision qu’une indemnité soit payable à un passager à d’autres passagers se trouvant dans une situation similaire.
                    Pour conclure à l’existence d’un conflit entre la Convention de Montréal et le Règlement contesté, il faut que le second soit à ce point incompatible avec le premier que les deux textes ne peuvent coexister. Étant donné que la Convention de Montréal a été mise en œuvre en droit canadien, le critère permettant de déterminer s’il y a conflit de lois s’applique et il est inutile de considérer la présomption selon laquelle le Parlement légifère en conformité avec le droit international. Comme le Règlement ne prévoit pas d’action en dommages‑intérêts, mais crée plutôt un droit à une indemnisation standardisée qui ne vise pas à déterminer la perte subie par un passager, il n’est pas visé par le champ d’application de l’article 29 et n’entre pas en conflit avec la Convention de Montréal. Les deux formes d’indemnisation des passagers envisagées, c’est‑à‑dire celle prévue par le Règlement et celle établie par la Convention de Montréal, peuvent coexister. Le compromis qui est au cœur de la Convention de Montréal demeure inchangé : les passagers continuent de bénéficier de certaines présomptions en matière de preuve dès lors que les dommages sont prouvés, tandis que les transporteurs restent protégés contre une responsabilité illimitée découlant d’actions en dommages‑intérêts liées à des réclamations pour mort ou pour lésion corporelle, avarie ou perte de bagages ou de marchandises, ou encore pour retard. Rien n’indique que le Canada ou tout autre État partie a accepté, en signant la Convention de Montréal, de renoncer à sa capacité d’établir des normes minimales de traitement à l’égard des passagers sur son territoire.
                    Enfin, des précisions sont nécessaires quant au traitement de la preuve d’expert sur des questions de droit international. Le critère énoncé dans l’arrêt R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 9, devrait être appliqué dans le contexte du droit international, comme il l’est dans d’autres circonstances où l’admissibilité de la preuve d’expert est sollicitée. Le cadre d’analyse approprié est le suivant : lorsque la preuve d’expert satisfait aux critères énoncés dans l’arrêt Mohan, elle peut être considérée. Dans le cas contraire, le juge doit faire comme il ferait pour toute autre question de droit — c’est‑à‑dire procéder à l’examen de la question sur la base des observations présentées par les parties devant lui et des autorités invoquées par celles‑ci. Conformément à l’arrêt Mohan, l’admissibilité de la preuve d’expert relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal pour autant que les conditions minimales préalables d’admissibilité sont remplies. Compte tenu de la diversité de contextes dans lesquels la production de preuves d’expert est demandée sur des questions de droit international, il est préférable que l’admissibilité de telles preuves continue de relever de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal plutôt que de l’application d’une règle fixe et invariable.
Jurisprudence
                    Arrêt appliqué : R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 9; arrêts examinés : Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340; International Air Transport Association c. Department for Transport, C-344/04, [2006] E.C.R. I‑403; Zicherman c. Korean Air Lines Co., 516 U.S. 217 (1996); El Al Israel Airlines, Ltd. c. Tsui Yuan Tseng, 525 U.S. 155 (1999); King c. American Airlines, Inc., 284 F.3d 352 (2d Cir. 2002); Brake c. PJ‑M2R Restaurant Inc., 2017 ONCA 402, 135 O.R. (3d) 561; arrêts mentionnés : Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79, [2018] 2 R.C.F. 573; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Thibodeau c. Air Canada, 2011 CF 876, [2013] 2 R.C.F. 83; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 778 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 982; Thomson c. Thomson, 1994 CanLII 26 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 551; Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431; Sullivan c. Old Colony St. Ry. Co., 83 N.E. 1091 (Mass. 1908); Nelson c. Deutsche Lufthansa AG, C-581/10 et C-629/10, EU:C:2012:657; R. c. McGregor, 2023 CSC 4; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33; Yugraneft Corp. c. Rexx Management Corp., 2010 CSC 19, [2010] 1 R.C.S. 649; Île de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), Arrêt, C.I.J. Recueil 1999, p. 1045; Hunt c. T&N plc, 1993 CanLII 43 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 289; Nevsun Resources Ltd. c. Araya, 2020 CSC 5, [2020] 1 R.C.S. 166; Turp c. Canada (Affaires étrangères), 2018 CAF 133, [2019] 1 R.C.F. 198; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Holding Tusculum B.V. c. S.A. Louis Dreyfus & Cie, 2006 QCCS 2827; Fédération des travailleurs du Québec (FTQ - Construction) c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCS 4548; R. c. Abbey, 1982 CanLII 25 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 24; White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182; Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27, [2011] 2 R.C.S. 387; Clayson-Martin c. Martin, 2015 ONCA 596, 127 O.R. (3d) 1; R. c. Abdullahi, 2021 ONCA 82, 399 C.C.C. (3d) 397; Québec (Procureur général) c. Canada, 2008 CF 713, conf. par 2009 CAF 361, conf. par 2011 CSC 11, [2011] 1 R.C.S. 368; Surrey Credit Union c. Willson (1990), 1990 CanLII 1983 (BC SC), 45 B.C.L.R. (2d) 310; Daniels c. White, 1968 CanLII 67 (SCC), [1968] R.C.S. 517; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; Boland c. APV Canada Inc. (2005), 2005 CanLII 3384 (ON SCDC), 250 D.L.R. (4th) 376.
Lois et règlements cités
Directive concernant les retards de trois heures ou moins sur l’aire de trafic, DORS/2019‑110.
Loi modifiant la Loi sur le transport aérien, L.C. 2001, c. 31.
Loi sur la modernisation des transports, L.C. 2018, c. 10.
Loi sur le transport aérien, L.R.C. 1985, c. C‑26, annexe VI.
Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, c. 10, art. 41, 85.04(1)a), c), 85.05(1), 85.06, 85.07(1), (3), 85.08, 85.14, 86(1)h)(iii.1), 86.11 [aj. 2018, c. 10, art. 19], 177(1).
Règlement sur la protection des passagers aériens, DORS/2019‑150, art. 5 à 8, 10(3), 11, 12(2) à (4), 13 à 18, 19, 20, 23, 24.
Règlement sur les transports aériens, DORS/88‑58, art. 113.1, 122c)(xxi).
Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règle 369.
Traités et autres instruments internationaux
Convention de Vienne sur le droit des traités, R.T. Can. 1980 no 37, art. 31, 32.
Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, 2242 R.T.N.U. 309 [Convention de Montréal], préambule, art. 1, 17 à 19, 20, 21, 22, 26, 27, 29, 33(1), 35(2).
Doctrine et autres documents cités
Black’s Law Dictionary, 11e éd., par Bryan A. Garner. St. Paul (Minn.), Thomson Reuters, 2019, « action », « damages ».
Canada. Bibliothèque du Parlement. Services d’information, d’éducation et de recherche parlementaires. Le processus de conclusion des traités au Canada, Études de la Colline 2008‑45‑F, par Laura Barnett, Division des affaires juridiques et sociales, 1er avril 2021.
Canadian Law Dictionary, 7e éd., par Steve Coughlan, John A. Yogis et Catherine Cotter, New York, Barron’s Educational Series, 2013, « action at law », « damages ».
Currie, John H., et autres. International Law : Doctrine, Practice, and Theory, 3e éd., Toronto, Irwin Law, 2022.
Dempsey, Paul Stephen. Aviation Liability Law, 2e éd., Markham (Ont.), LexisNexis, 2013.
Organisation de l’aviation civile internationale. International Conference on Air Law, vol. I, Minutes, Doc. 9775‑DC/2. Montréal, 2001.
van Ert, Gib. Recent Federal Courts decisions on expert evidence of international law, 31 décembre 2018 (en ligne : https://gibvanert.com/2018/12/31/recent-federal-courts-decisions-on-expert-evidence-of-international-law/; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2024SCC-CSC30_1_eng.pdf).
van Ert, Gib. Using International Law in Canadian Courts, 2e éd., Toronto, Irwin Law, 2008.
van Ert, Gibran. « The Admissibility of International Legal Evidence » (2005), 84 R. du B. can. 31.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Pelletier, de Montigny et Locke), 2022 CAF 211, [2022] A.C.F. no 1702 (Lexis), 2022 CarswellNat 5116 (WL), rejetant en partie une contestation de la validité d’un règlement pris par l’Office des transports du Canada. Pourvoi rejeté.
                    Pierre Bienvenu, Clay Hunter, Virginie Blanchette‑Séguin, Jean-Simon Schoenholz et Jiwan Son, pour les appelantes.
                    Barbara Cuber, pour l’intimé l’Office des transports du Canada.
                    Bernard Letarte et Lindy Rouillard‑Labbé, pour l’intimé le procureur général du Canada.
                    Gábor Lukács, en personne.
                    Katrine Dilay et Marina Pavlovic, pour les intervenants le Conseil des Canadiens avec déficiences, la Fédération nationale des retraités et le Centre pour la défense de l’intérêt public.
                    Charles‑Emmanuel Côté et Bruno Gélinas‑Faucher, pour l’intervenante la Société québécoise de droit international.
                  Version française du jugement de la Cour rendu par
                  Le juge Rowe —
                                             TABLE DES MATIÈRES
 

Paragraphe

I.      Faits

5

A.   Les parties

5

B.   La Convention de Montréal en droit canadien

8

C.   L’élaboration et le contenu du Règlement

10

II.   Cour d’appel fédérale, 2022 CAF 211 (le juge de Montigny, avec l’accord des juges Pelletier et Locke)

13

III.   Questions en litige

21

IV.  Norme de contrôle

25

V.   Analyse

27

A.   Quel est le champ d’application de la Convention de Montréal et du principe d’exclusivité?

33

(1)      L’arrêt Thibodeau ne règle pas la question

36

(2)      Le sens ordinaire des termes choisis par les États parties lorsqu’ils sont lus dans leur contexte

39

(3)      L’objet et le but de la Convention de Montréal

46

(4)      Jurisprudence étrangère

50

(5)      Examen de la pratique des États

58

(6)      Le principe d’exclusivité interdit les actions en dommages-intérêts individualisées

63

B.   Le critère applicable à la preuve d’expert sur des questions de droit international

65

(1)      L’arrêt Mohan régit le traitement de la preuve d’expert sur des questions de droit international

70

C.   Quel est le champ d’application du Règlement?

80

(1)      Indemnisation

81

(2)      Mise en application

86

(3)      Le Règlement opère comme un régime de protection des consommateurs

89

D.   Le Règlement n’entre pas en conflit avec la Convention de Montréal et n’est donc pas ultra vires de la LTC

91

(1)      Qu’est‑ce qui constitue un conflit?

92

(2)      Le Règlement ne prévoit pas d’« action en dommages‑intérêts » et, par conséquent, il n’existe aucun conflit

94

E.   Il est inutile d’examiner les autres arguments en faveur de la validité du Règlement

100

VI.   Conclusion et dispositif

103

[1]                             Le présent pourvoi porte sur la validité du Règlement sur la protection des passagers aériens, DORS/2019‑150 (« Règlement »), ainsi que sur la nature et le champ d’application du « principe d’exclusivité » énoncé à l’article 29 de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, 2242 R.T.N.U. 309 (« Convention de Montréal »), de 1999.
[2]                             Les appelantes font valoir que, parce que le Règlement exige que les transporteurs aériens indemnisent les passagers de vols internationaux quand leur vol est retardé ou annulé, quand ils se voient refuser l’embarquement ou quand leurs bagages sont perdus ou endommagés, le Règlement entre en conflit avec le principe d’exclusivité prévu par la Convention de Montréal. À la lumière de ce prétendu conflit, et parce que la Convention de Montréal a été mise en œuvre par la Loi sur le transport aérien, L.R.C. 1985, c. C‑26 (« LTA »), les appelantes affirment que le Règlement est ultra vires des pouvoirs de réglementation conférés à l’Office des transports du Canada (« Office ») par la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, c. 10 (« LTC »). Dans la suite des présents motifs, lorsque je vais traiter de la question de savoir si le Règlement respecte les limites de la compétence conférée à l’Office par la LTC, je vais décrire le Règlement comme étant soit « ultra vires de la LTC » soit « intra vires de la LTC ».
[3]                             Les parties sont également en désaccord en ce qui concerne l’admissibilité des affidavits d’experts portant sur des questions de droit international; ces affidavits ont été produits dans les instances devant les juridictions inférieures relativement aux pratiques des États. Comme je l’explique ci‑après, le droit relatif à l’admissibilité de la preuve d’expert est fixé depuis l’arrêt de notre Cour dans l’affaire dans R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 9.
[4]                             Dans l’arrêt Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340 (« Thibodeau »), la Cour a examiné le champ d’application du principe d’exclusivité prévu par la Convention de Montréal et a déclaré que celle-ci est exclusive dans les limites des matières qu’elle régit, mais qu’elle ne traite pas exhaustivement de tous les aspects du transport aérien international (par. 47). La même conclusion guide le résultat en l’espèce. Le principe d’exclusivité prévu à l’article 29 de la Convention de Montréal s’applique à toute « action en dommages‑intérêts ». Toutefois, le Règlement ne prévoit pas d’« action en dommages‑intérêts », car il ne pourvoit pas à une indemnisation individualisée. Les droits à indemnité qui y sont énoncés ne sont pas liés à un préjudice subi par un réclamant par suite d’un tort causé par autrui. Le Règlement crée plutôt des indemnités légales faisant partie d’un régime de protection des consommateurs qui opère indépendamment du préjudice (s’il en est) subi par le réclamant. Par conséquent, le Règlement ne fait pas naître de responsabilité qui est écartée par anticipation par l’article 29 et, de ce fait, il n’entre pas en conflit avec la Convention de Montréal telle qu’elle est mise en œuvre par la LTA. En conséquence, le pourvoi est rejeté.
I.               Faits
A.           Les parties
[5]                             L’appelante Association du transport aérien international (« ATAI ») est une association commerciale regroupant 290 compagnies aériennes de 120 pays, qui réalisent environ 82 p. 100 du trafic aérien mondial. L’appelante Air Transportation Association of America (faisant affaire sous la dénomination Airlines for America) est une association commerciale réunissant des compagnies aériennes qui sont basées aux États‑Unis et œuvrent dans le domaine du transport de passagers et de marchandises. Les 16 autres appelantes sont des transporteurs aériens desservant des aéroports canadiens et étrangers.
[6]                             L’Office intimé est un organisme quasi judiciaire de réglementation économique qui a pour mandat de traiter de questions de transports relevant de la compétence législative du Parlement, notamment l’aviation. L’Office exerce deux fonctions. Premièrement, il applique des règles qui établissent les droits et responsabilités des fournisseurs et des utilisateurs de services de transport et qui égalisent les chances entre les concurrents. Dans l’exercice de sa fonction de réglementation, l’Office rend des décisions sur la délivrance de licences et de permis. Il a le pouvoir de faire exécuter, au moyen de sanctions administratives pécuniaires, la LTC et ses règlements d’application. Deuxièmement, l’Office statue sur les différends liés au transport commercial de passagers et sur les questions d’accessibilité.
[7]                             Dans l’arrêt Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, la Cour a décrit la LTC comme étant « une loi de nature réglementaire hautement spécialisée qui est axée sur de solides considérations de politique générale » (par. 98), et l’Office comme étant « chargé d’interpréter ses propres dispositions législatives, y compris ce en quoi consiste cette responsabilité que lui confie la Loi » (par. 100).
B.            La Convention de Montréal en droit canadien
[8]                             Comme l’a expliqué notre Cour dans l’arrêt Thibodeau (par. 47), la Convention de Montréal, tout comme celle qui l’a précédée, la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, 137 R.T.S.N. 11 (« Convention de Varsovie »), a été conçue en vue de réaliser un certain nombre d’objectifs, notamment les objectifs suivants :
                    . . . établir un ensemble de règles uniformes encadrant la responsabilité pour dommages des transporteurs aériens internationaux et limiter cette responsabilité [. . .] [L]a Convention de Montréal [. . .] ne peut [. . .] réaliser [ces objectifs] que si elle constitue un ensemble exclusif de règles applicables aux matières auxquelles elle s’applique. La Convention de Montréal ne touche évidemment pas tous les aspects du transport aérien international : elle n’est pas exhaustive. Mais dans les limites des matières qu’elle aborde, elle est exclusive en ce qu’elle interdit tout autre recours en responsabilité : M. Clarke, Contracts of Carriage by Air (2e éd. 2010), p. 8 et 160‑162; G. N. Tompkins, fils, « The Continuing Development of Montreal Convention 1999 Jurisprudence » (2010), 35 Air & Space L. 433, p. 433‑436.
Je vais revenir plus loin dans les présents motifs sur les objectifs de la Convention de Montréal et sur le rôle que joue le principe d’exclusivité dont il est question dans l’arrêt Thibodeau. Pour l’instant, il suffit de mentionner que notre Cour a reconnu les trois objectifs centraux de la Convention de Montréal : premièrement, elle limite la responsabilité des transporteurs liée aux réclamations en dommages‑intérêts en cas de décès ou de lésion corporelle, d’avarie ou de perte de bagages et de marchandises, et de retard; deuxièmement, elle protège les intérêts des passagers et des expéditeurs en créant une présomption de responsabilité des transporteurs à l’égard de ces réclamations; et, troisièmement, elle vise à « instaurer des règles uniformes applicables aux réclamations découlant du transport aérien international » (par. 41‑42 et 44‑46).
[9]                             Le Canada a signé la Convention de Montréal le 1er octobre 2001, et il a déposé son instrument de ratification le 19 novembre 2002. La Convention de Montréal a été mise en œuvre en droit canadien au moyen de modifications à la LTA (Loi modifiant la Loi sur le transport aérien, L.C. 2001, c. 31); ces modifications ont incorporé par renvoi l’intégralité de la Convention de Montréal (LTA, ann. VI; Bibliothèque du Parlement, Le processus de conclusion des traités au Canada, Études de la Colline, 2008‑45‑F, 1er avril 2021, p. 2-6).
C.            L’élaboration et le contenu du Règlement
[10]                        En 2014, le ministre des Transports (« Ministre ») a entrepris un examen de la LTC. À la suite de cet examen, le Parlement a édicté la Loi sur la modernisation des transports, L.C. 2018, c. 10, en 2018; cette loi a modifié la LTC par adjonction de l’art. 86.11, qui disposait que « [l’]Office prend, après consultation du ministre, des règlements relatifs aux vols à destination, en provenance et à l’intérieur du Canada, y compris les vols de correspondance » à l’égard de divers aspects, notamment les obligations du transporteur en cas de retard ou d’annulation de vols, de refus d’embarquement, ou encore de perte ou d’endommagement de bagages. L’Office a par la suite publié le projet de règlement, lequel est entré en vigueur en 2019.
[11]                        Ainsi que le prescrit l’art. 86.11 ajouté à la LTC, le Règlement établit les obligations minimales des transporteurs aériens envers les passagers quand leurs vols sont retardés ou annulés, quand ils se voient refuser l’embarquement ou lorsque des bagages sont perdus ou endommagés. Le présent pourvoi porte sur les dispositions du Règlement relatives à ce qui suit :
a)      les indemnités standardisées pour retard ou annulation de vols internationaux et pour refus d’embarquement lorsque la perturbation se produit pour des raisons attribuables au transporteur et qu’elle n’est pas nécessaire par souci de sécurité (al. 12(2)d), (3)d) et (4)d) et art. 19 et 20);
b)      le remboursement des frais payés par les passagers de vols internationaux pour les bagages quand le transporteur a perdu ou endommagé leurs bagages (art. 23).
[12]                        Le Règlement établit également les obligations des transporteurs aériens envers les passagers relativement à d’autres aspects qui ne sont pas en litige dans le présent pourvoi, par exemple les retards sur l’aire de trafic, l’attribution de sièges aux enfants et le transport d’instruments de musique.
II.            Cour d’appel fédérale, 2022 CAF 211 (le juge de Montigny, avec l’accord des juges Pelletier et Locke)
[13]                        Les appelantes ont contesté le Règlement par voie d’appel prévu par la loi devant la Cour d’appel fédérale, qui entend, en vertu de l’art. 41 de la LTC, les appels des décisions de l’Office des transports du Canada sur des questions de droit ou de compétence.
[14]                        Des requêtes préliminaires ont porté sur l’admissibilité de la preuve d’expert. Premièrement, le procureur général du Canada a demandé l’autorisation de produire de la preuve d’expert sur la pratique des États relativement aux droits dont disposent les passagers aériens en vertu de la Convention de Montréal. Le juge Rennie a accueilli la requête, et les deux parties ont déposé des affidavits d’experts (no A‑311‑19, 27 janvier 2020, reproduite au d.a., vol. I, p. 139).
[15]                        Deuxièmement, le procureur général a sollicité la radiation des affidavits d’experts des appelantes, dans la mesure où les experts se sont « prononcés sur l’interprétation de la Convention de Montréal et sur la compatibilité des régimes étrangers avec la Convention » (m.i., par. 18). Dans une ordonnance intérimaire de la juge Mactavish, la requête a été rejetée afin de permettre à la formation qui entendrait l’appel sur le fond de décider de l’admissibilité de la preuve (2020 CAF 172).
[16]                        Au terme de l’audition sur le fond, le juge de Montigny (maintenant juge en chef), qui a rédigé l’arrêt unanime de la Cour d’appel, a rejeté la contestation des compagnies aériennes, sauf en ce qui concerne les dispositions relatives à la « perte temporaire » de bagages. Pour arriver à cette conclusion, il a identifié trois questions principales :
1.        Est-ce que l’indemnisation minimale des passagers prévue par le Règlement en cas de retard, d’annulation, de refus d’embarquement ou de perte ou d’endommagement de bagages, lorsqu’appliquée au transport aérien international, est autorisée par le sous‑al. 86.11(1)b)(i) de la LTC et compatible avec la Convention de Montréal?
2.        Est-ce que l’un ou l’autre des art. 5 à 8, 10(3), 11(3) à (5), 12(2) à (4), 13 à 18, 23 ou 24 du Règlement sont ultra vires de la LTC dans la mesure où ils s’appliquent aux services internationaux en raison d’une application extraterritoriale non permise?
3.      Est-ce que la Directive concernant les retards de trois heures ou moins sur l’aire de trafic, DORS/2019-110, publiée par le Ministre en avril 2019, est intra vires des pouvoirs conférés au Ministre par le par. 86.11(2) de la LTC?
[17]                        En arrivant à cette décision, le juge de Montigny a convenu que des passages des affidavits d’experts produits par les appelantes devaient être radiés.
[18]                        Se penchant ensuite sur le fond des arguments avancés par les appelantes, la Cour d’appel fédérale a examiné la compatibilité du Règlement avec la Convention de Montréal et elle a statué que le mécanisme d’indemnisation établi par le Règlement n’est pas une action en dommages‑intérêts et que l’annulation, le refus d’embarquement et les retards sont des concepts factuels et juridiques qui n’entrent pas dans le champ d’application du principe d’exclusivité.
[19]                        Bien qu’elle ait jugé que les dispositions du Règlement sur les frais payés pour les bagages ne contrevenaient pas à la Convention de Montréal, la Cour d’appel a conclu que le par. 23(2) du Règlement était ultra vires de l’art. 86.11 de la LTC. Elle a statué que l’art. 86.11 ne conférait pas à l’Office le pouvoir de prendre des règlements visant la « perte temporaire » de bagages. L’Office et le procureur général n’ont pas interjeté appel de cet aspect de la décision.
[20]                        La Cour d’appel a également rejeté l’argument des appelantes selon lequel le Règlement est ultra vires de la LTC dans la mesure où il s’applique aux vols effectués à l’extérieur du Canada entre deux États étrangers en raison d’une application extraterritoriale non permise. Les appelantes n’ont pas fait appel de cet aspect de la décision.
III.         Questions en litige
[21]                        La principale question en litige dans le présent pourvoi consiste à décider si les dispositions du Règlement qui prescrivent les indemnités minimales à verser aux passagers de vols internationaux en cas de retard, d’annulation, de refus d’embarquement ou de perte ou d’endommagement de bagages sont ultra vires de la LTC.
[22]                        Les appelantes font valoir que le Règlement est ultra vires, parce que les dispositions contestées contreviennent au principe d’exclusivité codifié à l’article 29 de la Convention de Montréal et incorporé dans la LTA. Elles affirment que la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en contournant le principe d’exclusivité établi dans la Convention de Montréal, et elles invoquent l’arrêt Thibodeau de notre Cour au soutien de la proposition que les articles 17 à 19 de la Convention de Montréal énoncent de façon exhaustive les types de responsabilité qui peuvent être invoqués contre les transporteurs aériens en matière de transport aérien international. Les appelantes sollicitent également l’infirmation de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale en ce qui concerne l’admissibilité de passages des affidavits d’experts sur lesquels elles s’appuient pour étayer leurs arguments relatifs à la pratique des États.
[23]                        Le procureur général et l’Office répondent que le Règlement n’est pas ultra vires de la LTC, parce qu’il ne prévoit pas d’actions en dommages‑intérêts; il traite plutôt de matières qui ne relèvent pas du champ d’application de la Convention de Montréal, notamment les circonstances liées à l’inexécution du contrat de transport. Le procureur général et l’Office renvoient à la jurisprudence étrangère, en particulier celles de l’Union européenne et des États‑Unis, dans laquelle le principe d’exclusivité est interprété d’une manière qui ne prohibe pas une indemnisation standardisée dans le cadre de régimes de protection des passagers. Ils ajoutent que la pratique des États confirme que le Règlement est compatible avec la Convention de Montréal, car la majorité des États parties à la Convention de Montréal ont établi des régimes d’indemnisation des passagers comparables à celui du Canada.
[24]                        Subsidiairement, le procureur général plaide que, même si le Règlement est incompatible avec la Convention de Montréal, il n’est pas ultra vires de la LTC, étant donné que l’art. 86.11 de la LTC l’emporte sur toute disposition incompatible de la Convention de Montréal.
IV.         Norme de contrôle
[25]                        Le paragraphe 41(1) de la LTC établit, législativement, un droit d’appel devant la Cour d’appel fédérale de tout acte de l’Office, avec l’autorisation de la cour, sur une question de droit ou de compétence (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79, [2018] 2 R.C.F. 573, par. 7 et 11). L’existence d’un droit d’appel prévu par la loi indique que le Parlement entend que les normes de contrôle en appel s’appliquent. Comme la contestation du Règlement porte sur une question de droit, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8).
[26]                        Cela dit, les conclusions de fait tirées par la Cour d’appel fédérale, y compris celles liées aux questions touchant le droit étranger, sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et déterminante (Housen, par. 10, 19 et 26‑37).
V.           Analyse
[27]                        Comme je l’expliquerai, l’issue du présent pourvoi dépend de l’issue de la question de la validité, à laquelle je réponds par la négative. Étant donné que le Règlement ne prévoit pas d’« action en dommages‑intérêts », il ne relève pas du champ d’application du principe d’exclusivité de la Convention de Montréal. Le Règlement crée plutôt un régime de protection des consommateurs qui s’applique parallèlement à la Convention de Montréal, sans empiéter sur les dispositions limitatives de responsabilité. Comme le Règlement n’entre pas en conflit avec la Convention de Montréal telle qu’elle est mise en œuvre par la LTA, rien ne justifie de conclure qu’il est ultra vires de la LTC. Pour cette raison, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments subsidiaires formulés par le procureur général et l’Office relativement aux points suivants : premièrement, la question de savoir si le refus d’embarquement et l’annulation constituent des « retards » pour l’application de l’article 19; et, deuxièmement, la question de savoir si le Parlement a donné à l’Office la directive de réglementer le domaine d’une manière qui est incompatible avec les obligations du Canada aux termes de la Convention de Montréal.
[28]                        Mon analyse procède en trois étapes.
[29]                        Premièrement, j’examine la portée de la Convention de Montréal et du principe d’exclusivité. Pour ce faire, je suis guidé par l’examen de la Convention de Montréal que la Cour a effectué dans l’arrêt Thibodeau.
[30]                        Comme je l’explique ci‑après, bien que la pratique des États ne soit pas déterminante pour interpréter la Convention de Montréal et trancher le présent pourvoi, elle joue néanmoins un rôle dans l’interprétation des traités suivant l’approche énoncée dans la Convention de Vienne sur le droit des traités, R.T. Can. 1980 no 37 (« Convention de Vienne »). Par conséquent, je traite également de la question de preuve soulevée par les appelantes, et j’examine les circonstances dans lesquelles la preuve d’expert concernant la pratique des États et, le droit international de façon plus générale, est ou non admissible.
[31]                        Deuxièmement, je me penche sur le champ d’application du Règlement et j’explique comment celui‑ci opère en tant que régime de protection des consommateurs qui établit, législativement, des droits à indemnisation non conditionnels à la démonstration d’un préjudice subi par les demandeurs en raison d’un tort causé par autrui.
[32]                        Troisièmement, j’examine ce qui constitue un conflit de lois et je conclus que, comme le Règlement ne relève pas du champ d’application de l’article 29, il n’existe pas de conflit entre le Règlement et la Convention de Montréal (telle qu’elle est mise en œuvre par la LTA). En conséquence, je conclus que le Règlement n’est pas ultra vires de la LTC.
A.           Quel est le champ d’application de la Convention de Montréal et du principe d’exclusivité?
[33]                        La Convention de Montréal « s’applique à tout transport international de personnes, bagages ou marchandises, effectué par aéronef contre rémunération » (article 1). L’article 17 porte sur la mort d’un passager ou la lésion corporelle subie par celui-ci entre l’embarquement et le débarquement, ainsi que sur la destruction, la perte ou l’avarie de bagages survenue alors que ceux‑ci étaient à bord de l’aéronef ou que le transporteur en avait la garde. Les transporteurs sont présumés responsables du « préjudice survenu » relativement à ces sortes d’incidents. De même, suivant l’article 18, le transporteur est présumé responsable du « dommage survenu en cas de destruction, perte ou avarie de la marchandise par cela seul que le fait qui a causé le dommage s’est produit pendant le transport aérien ». L’article 19 précise que le transporteur est responsable du « dommage résultant d’un retard dans le transport aérien de passagers, de bagages ou de marchandises ». Le transporteur peut, en vertu de l’article 19, écarter la présomption de responsabilité « s’il prouve que lui, ses préposés et mandataires ont pris toutes les mesures qui pouvaient raisonnablement s’imposer pour éviter le dommage, ou qu’il leur était impossible de les prendre ». En outre, l’article 20 permet au transporteur d’être exonéré en tout ou en partie de sa responsabilité s’il est en mesure de prouver que la négligence ou un autre acte ou omission préjudiciable de la personne qui demande réparation a causé le dommage ou y a contribué.
[34]                        La Convention de Montréal régit également le montant de l’indemnisation due en cas de mort ou de lésion corporelle, d’avarie ou de perte de bagages ou de marchandises, ou encore de retard (articles 21 et 22). L’article 26 interdit au transporteur de conclure un contrat qui l’exonère de sa responsabilité ou qui établit une limite d’indemnisation inférieure à celle prévue par la Convention de Montréal. L’article 27 permet expressément au transporteur de renoncer par contrat aux moyens de défense qui lui sont donnés en vertu de la Convention de Montréal. Enfin, l’article 29 codifie le « principe d’exclusivité », qui est rédigé ainsi :
                        Dans le transport de passagers, de bagages et de marchandises, toute action en dommages‑intérêts, à quelque titre que ce soit, en vertu de la présente convention, en raison d’un contrat ou d’un acte illicite ou pour toute autre cause, ne peut être exercée que dans les conditions et limites de responsabilité prévues par la présente convention, sans préjudice de la détermination des personnes qui ont le droit d’agir et de leurs droits respectifs. Dans toute action de ce genre, on ne pourra pas obtenir de dommages‑intérêts punitifs ou exemplaires ni de dommages à un titre autre que la réparation.
[35]                        Le présent pourvoi oblige notre Cour à déterminer ce qui relève du champ d’application de l’expression « action en dommages‑intérêts ». Je suis guidé, dans cette tâche, par les indications formulées dans l’arrêt Thibodeau suivant lesquelles « les termes “action” et “dommages‑intérêts” doivent recevoir une interprétation large » (par. 60) et « ne peu[vent] être fonction de la définition des dommages‑intérêts en droit interne » (par. 77).
(1)         L’arrêt Thibodeau ne règle pas la question
[36]                        La question du champ d’application du principe d’exclusivité codifié à l’article 29 a été laissée en suspens dans l’arrêt Thibodeau. Dans cette affaire, les passagers d’un vol international d’Air Canada ont présenté des réclamations en dommages‑intérêts en application de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, c. 31 (4e suppl.), au motif qu’Air Canada ne leur avait pas fourni de services dans les deux langues officielles comme l’exige la Loi sur les langues officielles. La Cour fédérale a accordé des dommages‑intérêts aux Thibodeau pour la violation de leurs droits linguistiques, qui « leur a causé un préjudice moral, des troubles et inconvénients et la perte de jouissance de leurs vacances » (Thibodeau c. Air Canada, 2011 CF 876, [2013] 2 R.C.F. 83, par. 88).
[37]                        Dans les motifs de l’arrêt Thibodeau, notre Cour s’est attachée à déterminer si les recours exercés en vertu de la Loi sur les langues officielles « n’entrent pas dans la catégorie d’actions auxquelles s’applique la Convention de Montréal » compte tenu « du fondement du recours » (par. 73 et 75). La Cour a conclu que le recours visait à obtenir des dommages‑intérêts individualisés et qu’il entrait dans le champ d’application du principe d’exclusivité de la Convention de Montréal. Cependant, la Cour a expressément refusé d’examiner l’importance de la distinction entre les préjudices individuels et les préjudices appelant des réparations standardisées pour l’application du principe d’exclusivité (par. 81).
[38]                        Par contraste, le présent pourvoi requiert que la Cour examine la question laissée en suspens par l’arrêt Thibodeau, soit celle de savoir si la Convention de Montréal interdit le genre d’indemnisation standardisée prévue par le Règlement.
(2)         Le sens ordinaire des termes choisis par les États parties lorsqu’ils sont lus dans leur contexte
[39]                        La Convention de Vienne est le point de départ pour déterminer le champ d’application de la Convention de Montréal (voir Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 778 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 982, par. 51‑52; Thomson c. Thomson, 1994 CanLII 26 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 551, p. 577‑578). L’article 31 de la Convention de Vienne précise que la Convention de Montréal, comme tous les traités, doit être interprétée « de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ». Ou, comme l’a dit notre Cour, « [l]e point de départ de l’interprétation d’une disposition d’un traité consiste en l’examen du sens ordinaire de ses termes » (Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431, par. 16). La version anglaise de l’article 31 de la Convention de Vienne utilise le terme « ordinary meaning » et, dans la version anglaise de ses motifs dans l’arrêt Febles, notre Cour a employé l’expression « plain meaning ». En français, tant le texte de la Convention de Vienne que les motifs de la Cour dans Febles utilisent l’expression « sens ordinaire ». Je considère que ces expressions signifient la même chose, à savoir que l’analyse commence par l’examen des termes choisis par les États parties à la Convention de Montréal.
[40]                        Dans l’explication du principe d’exclusivité, l’article 29 indique que la Convention de Montréal s’applique à « toute action en dommages‑intérêts, à quelque titre que ce soit » (Thibodeau, par. 37 (souligné dans l’original)). Le texte de l’article 29 énonce ainsi deux critères qui guident l’application du principe d’exclusivité : il faut une « action » qui conduise à des « dommages‑intérêts ». Le terme « action » a un sens bien connu en droit. Le Black’s Law Dictionary définit ce terme comme étant [traduction] « toute procédure judiciaire qui, si elle débouche sur une décision, donnera lieu à un jugement ou à une ordonnance » ((11e éd. 2019), p. 37). Similairement, le Canadian Law Dictionary de Barron définit le terme « action en justice » comme étant [traduction] « [u]ne procédure judiciaire par laquelle une partie [. . .] en poursuit une autre pour un tort ou un préjudice commis [ou] un dommage causé » ou « [u]ne procédure par laquelle une partie demande à une cour de justice de faire respecter un droit » ((7e éd. 2013), p. 9). Tout en rappelant que le terme « action » doit recevoir une « interprétation large », j’ajouterais qu’il doit être interprété à la lumière de la place de plus en plus grande qu’occupent les tribunaux non judiciaires et les décideurs quasi judiciaires au Canada et ailleurs (voir Thibodeau, par. 60). Par conséquent, je n’exclus pas la possibilité qu’une instance se déroulant ailleurs que devant une cour de justice puisse, si elle présente les caractéristiques d’une procédure judiciaire, entrer elle aussi dans le champ d’application d’une « action » pour les besoins de l’article 29.
[41]                        Le Black’s Law Dictionary définit le terme « dommages‑intérêts » comme étant une [traduction] « [s]omme qui est réclamée par une personne — ou dont le paiement à celle-ci est ordonné — à titre d’indemnisation pour une perte ou un préjudice » ou comme « la somme d’argent qu’une personne lésée a le droit de recevoir de la part de l’auteur d’un tort à titre de dédommagement pour ce tort » (p. 488, citant F. Gahan, The Law of Damages (1936), p. 1). Le dictionnaire de Barron définit le terme « dommages‑intérêts » comme étant une [traduction] « [i]ndemnité pécuniaire que la loi accorde à une personne ayant subi un dommage, une perte ou un préjudice par suite d’un tort commis par autrui » (p. 89). Dans le contexte de l’aviation, les actions en responsabilité civile délictuelle pourvoient à l’octroi de dommages‑intérêts afin de [traduction] « dédommager le demandeur de son préjudice » en accordant à « celui-ci “l’équivalent en argent de la perte réelle causée par le tort d’autrui” » et, ce faisant, de tenter « d’indemniser intégralement le demandeur » (P. S. Dempsey, Aviation Liability Law (2e éd. 2013), p. 705, citant Sullivan c. Old Colony St. Ry. Co., 83 N.E. 1091 (Mass. 1908), p. 1092).
[42]                        Le « sens ordinaire » de l’expression « action en dommages‑intérêts » suggère donc une action présentant les caractéristiques d’une procédure judiciaire et visant l’obtention d’une indemnisation individualisée qui est liée à un préjudice causé par autrui. Les dommages‑intérêts sont « individualisés » en ce qu’ils visent à indemniser le demandeur de la perte subie par suite d’un préjudice causé par autrui. Une action en dommages‑intérêts est distincte d’une procédure d’indemnisation standardisée au terme de laquelle, comme je vais l’expliquer plus loin, une indemnité identique pourrait être payable à tous les demandeurs sans égard au préjudice (s’il en est) qu’ils ont subi. Toutefois, l’article 29 ne peut être interprété isolément du contexte plus large de la Convention de Montréal.
[43]                        L’article 19 porte sur la responsabilité en cas de « dommage résultant d’un retard », évoquant un rapport de causalité entre les actions du transporteur et la perte ou le préjudice qui en résulte pour un passager et à l’égard de laquelle l’indemnisation est demandée. Cet article permet également au transporteur de s’exonérer de sa responsabilité en prouvant qu’il a « pris toutes les mesures qui pouvaient raisonnablement s’imposer pour éviter le dommage », ce qui suggère que la Convention de Montréal envisage des moyens de défense liés à la diligence raisonnable analogues à ceux qui peuvent être invoqués devant une cour de justice. Dans la même veine, l’article 20 permet au transporteur de se dégager de sa responsabilité en démontrant qu’il y a eu négligence contributive de la part de la personne sollicitant l’indemnisation.
[44]                        Le paragraphe 22(6) traite des limites d’indemnisation fixées par l’article 21 d’une manière qui suppose l’existence d’une action présentant les caractéristiques d’une procédure judiciaire, soulignant que ces limites « n’ont pas pour effet d’enlever au tribunal la faculté d’allouer [. . .] une somme correspondant à tout ou partie des dépens et autres frais de procès exposés par le demandeur ». L’article 29 parle de personnes « qui ont le droit d’agir ». Dans la formulation du principe d’exclusivité, l’article 29 parle également d’actions basées sur un contrat ou un acte illicite, ainsi que du concept de dommages-intérêts punitifs, faisant ainsi ressortir le lien entre la limitation de la responsabilité et les causes d’action pouvant être invoquées devant les cours de justice. Le paragraphe 33(1) précise que « [l’]action en responsabilité devra être portée [. . .] soit devant le tribunal du domicile du transporteur [. . .] soit devant le tribunal du lieu de destination ». Le paragraphe 35(2), qui traite du délai de recours, parle de la « loi du tribunal saisi ».
[45]                        Le contexte dans lequel l’article 29 doit être interprété appuie donc une interprétation des termes « action » et « dommages‑intérêts » qui est compatible avec leur « sens ordinaire » en droit canadien. Les articles pertinents sont formulés d’une manière qui envisage clairement des actions présentant des caractéristiques de procédures judiciaires devant une cour de justice. Ces éléments de la Convention de Montréal visent des dommages et préjudices individuels dont le passager doit démontrer qu’ils sont « survenus » en raison de la conduite d’un transporteur ou qu’ils « résultent » d’une telle conduite, ainsi que les moyens de défense qu’un transporteur peut invoquer pour s’exonérer.
(3)         L’objet et le but de la Convention de Montréal
[46]                        L’objet et le but de la Convention de Montréal, y compris l’historique de son évolution, étayent la conclusion qui précède. Dans l’arrêt Thibodeau, la Cour a examiné l’historique de la Convention de Montréal et la manière dont cet historique éclaire notre compréhension son but :
                        La Convention de Varsovie (et par le fait même la Convention de Montréal qui lui a succédé) avait trois principaux objectifs : instaurer des règles uniformes applicables aux réclamations découlant du transport aérien international; protéger le secteur du transport aérien international en limitant la responsabilité du transporteur; et assurer l’équilibre entre cet objectif de protection et l’intérêt des passagers et des autres qui cherchent à obtenir réparation. [par. 41]
[47]                        La limitation de la responsabilité des transporteurs a été contrebalancée par « une inversion du fardeau de la preuve en [. . .] faveur [des passagers et des expéditeurs], de sorte que, dès lors que les dommages étaient prouvés, la faute du transporteur était présumée » (Thibodeau, par. 42 (je souligne)).
[48]                        Dans l’arrêt Thibodeau, la juge Abella, dissidente sur un autre point, s’est attardée plus longuement dans ses motifs sur l’historique et le but de la Convention de Montréal, hérités de la convention qui l’a précédée :
                        La Convention de Varsovie qui l’a précédée a vu le jour en 1929 pour aider l’industrie naissante du transport aérien à prendre son envol. À l’époque, la technologie de l’aviation en était à ses débuts. Les accidents étaient monnaie courante, et de nombreux pilotes et passagers y ont été blessés ou y ont trouvé la mort . . .
                        Les transporteurs aériens ont réagi en obligeant les passagers à signer des renonciations déchargeant les transporteurs de toute responsabilité en cas de préjudice. Lorsqu’un accident se produisait, les passagers en question ne pouvaient obtenir réparation pour les blessures ou les pertes qu’ils subissaient.
                        La Convention de Varsovie se voulait une tentative de protéger à la fois les transporteurs aériens et les passagers. Les transporteurs bénéficieraient de l’instauration d’un régime uniforme de responsabilité limitée qui les mettait à l’abri des risques financiers et de l’incertitude engendrée par les accidents, tandis que les passagers profiteraient de la possibilité d’obtenir une indemnité limitée au montant fixé d’avance en cas de décès ou de lésions — environ 8 300 $US par passager — et de l’interdiction pour les transporteurs d’obliger les passagers à les décharger de toute responsabilité . . . . [par. 151‑153]
Comme l’a expliqué la juge Abella, la reconnaissance croissante que les limites de responsabilité fixées par la Convention de Varsovie étaient trop basses, ainsi qu’une plus grande attention de la part des gouvernements pour un régime juridique davantage favorable aux passagers, ont donné lieu à des efforts à la pièce en vue d’élargir la responsabilité des transporteurs. Cela a conduit à des efforts de mise à jour de la Convention de Varsovie qui ont culminé par la Convention de Montréal de 1999. Par comparaison avec l’ancien accord,
                    les États parties à la Convention de Montréal se souciaient davantage de l’importance d’« assurer la protection des intérêts des consommateurs dans le transport aérien international et [de] la nécessité d’une indemnisation équitable fondée sur le principe de réparation » (Convention de Montréal, préambule; Ehrlich c. American Airlines, Inc., 360 F.3d 366 (2d Cir. 2004), p. 371 (note en bas de page 4)).
                    (Thibodeau, par. 159)
[49]                        Compte tenu de ce qui précède, je tire deux conclusions utiles pour comprendre le champ d’application de l’article 29. Premièrement, le fait que le texte de la Convention de Montréal s’attache aux actions qui présentent les caractéristiques de procédures judiciaires et visent à faire valoir le bien-fondé de réclamations en dommages‑intérêts individualisées en cas de mort ou de lésion corporelle, d’avarie ou de perte de bagages ou de marchandises, et de retard, est compatible avec l’historique de la Convention de Montréal et des conventions qui l’ont précédée. Les efforts déployés au fil du temps pour trouver un juste équilibre entre la limitation de la responsabilité des transporteurs et les intérêts des passagers ont amené les États parties et les parties prenantes de l’industrie de l’aviation à adopter l’approche énoncée dans la Convention de Montréal. Deuxièmement, les États parties à la Convention de Montréal ont formulé le principe d’exclusivité de façon à veiller à ce que de telles réclamations ne puissent être présentées que dans le cadre prévu par celle‑ci. Cela faisait en sorte que le compromis établi dans la Convention de Montréal ne pourrait pas être miné par l’engagement d’actions en dommages‑intérêts en vertu du droit national. 
(4)         Jurisprudence étrangère
[50]                        Compte tenu de l’objectif de la Convention de Montréal « d’assurer l’uniformité internationale des règles, nous devons porter une grande attention à la jurisprudence internationale, et nous montrer particulièrement réticents à nous écarter du fort consensus international qui s’est progressivement établi sur son interprétation » (Thibodeau, par. 50). Après avoir examiné le texte et le contexte de la Convention de Montréal ainsi que son historique et son but, je vais maintenant me pencher sur la façon dont les tribunaux d’autres États parties ont considéré la Convention de Montréal.
[51]                        Comme il est souligné dans les motifs de la Cour d’appel fédérale, la Cour européenne de justice (« CEJ ») s’est penchée sur le champ d’application des articles 19 et 29 dans des décisions examinant (et rejetant) des contestations du régime d’indemnisation standardisée des passagers de l’Union européenne fondées sur l’existence d’un conflit entre le régime et la Convention de Montréal.
[52]                        Dans la première de ces décisions, la CEJ a qualifié l’article 19 de disposition régissant les préjudices « individuels » résultant de retards qui sont « inhérents au motif [du] déplacement » et qui exigent « une appréciation au cas par cas de l’ampleur des dommages causés » de façon à permettre « une indemnisation a posteriori et individualisée » (International Air Transport Association c. Department for Transport, C‑344/04, [2006] E.C.R. I‑403 (grande chambre), par. 43‑44). La CEJ a en outre déclaré que l’article 19 et les autres dispositions du chapitre III « fixent les conditions dans lesquelles peuvent être exercées les actions en dommages‑intérêts susceptibles d’être engagées contre les transporteurs aériens par les passagers qui se prévalent d’un dommage subi en raison d’un retard » (par. 42 (je souligne)). La détermination de la nature du préjudice subi par un passager en raison du retard d’un vol implique une analyse au cas par cas. Il s’agit d’une démarche distincte d’une approche standardisée :
                        Il importe de constater que tout retard dans le transport aérien des passagers [. . .] peut causer sur un plan général deux types de préjudice. D’une part, un retard trop important va causer des préjudices, quasiment identiques pour tous les passagers [. . .] D’autre part, les passagers sont susceptibles de subir des préjudices individuels, inhérents au motif de leur déplacement, dont la réparation exige une appréciation au cas par cas de l’ampleur des dommages causés et ne peut, en conséquence, que faire l’objet d’une indemnisation a posteriori et individualisée.
                        Or, il ressort clairement des dispositions des articles 19, 22 et 29 de la convention de Montréal qu’elles se bornent à régir les conditions dans lesquelles, postérieurement au retard d’un vol, peuvent être engagées par les passagers concernés les actions visant à obtenir, à titre de réparation individualisée, des dommages‑intérêts, c’est‑à‑dire une indemnisation, de la part des transporteurs responsables d’un dommage résultant de ce retard.
                        Il ne résulte ni de ces dispositions, ni d’aucune autre disposition de la convention de Montréal que les auteurs de cette dernière aient entendu soustraire lesdits transporteurs à toute autre forme d’interventions, notamment à celles qui pourraient être envisagées par les autorités publiques pour réparer, d’une manière standardisée et immédiate, les préjudices que constituent les désagréments dus aux retards dans le transport aérien des passagers, sans que ceux‑ci aient à supporter les inconvénients inhérents à la mise en œuvre d’actions en dommages‑intérêts devant les juridictions. [par. 43‑45]
[53]                        Faisant fond sur cette décision, la CEJ a souligné qu’une indemnisation pour la perte de temps découlant d’un retard qui est « subie d’une manière identique par tous les passagers » est exclue du champ d’application de l’article 19 et n’est pas assujettie au principe d’exclusivité (Nelson c. Deutsche Lufthansa AG, C‑581/10 et C‑629/10, EU:C:2012:657, par. 49‑56).
[54]                        Aux États‑Unis, des tribunaux ont eux aussi examiné le champ d’application de la Convention de Montréal et des conventions précédentes. Dans un pourvoi portant sur ce qui était visé par le plafond de l’indemnisation en cas de « dommage survenu » lors d’un vol international, la Cour suprême des États‑Unis a établi un lien entre les dommages‑intérêts recouvrables en vertu de la Convention de Varsovie et une [traduction] « indemnisation pour le préjudice subi » déterminée suivant le droit national régissant des parties à un contrat (Zicherman c. Korean Air Lines Co., 516 U.S. 217 (1996), p. 227). Trois ans plus tard, dans l’arrêt El Al Israel Airlines, Ltd. c. Tsui Yuan Tseng, 525 U.S. 155 (1999), p. 175, la Cour suprême des États‑Unis a dit de l’effet préventif de la Convention de Varsovie (telle qu’elle a été modifiée par le Protocole de Montréal No 4 portant modification de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international signée à Varsovie le 12 octobre 1929 amendée par le Protocole fait à La Haye le 28 septembre 1955, 2145 R.T.N.U. 31), qu’il [traduction] « empêche les passagers d’intenter des actions en vertu du droit national lorsqu’ils ne peuvent pas prouver la responsabilité du transporteur aérien en application du traité » (je souligne). La Cour suprême des États‑Unis a conclu que [traduction] « l’effet préventif de la Convention [de Varsovie] sur le droit national n’opère pas au-delà du champ d’application substantiel propre à la Convention » (p. 172).
[55]                        Qui plus est, dans un appel devant la Cour d’appel des États‑Unis pour le deuxième circuit portant sur la question de savoir si la Convention de Varsovie empêchait toute poursuite civile en discrimination, la juge Sotomayor de la Cour de circuit (maintenant juge à la Cour suprême des États‑Unis) a décrit le régime de réparation créé par la Convention de Varsovie comme étant un régime qui est [traduction] « conçu pour protéger les transporteurs aériens contre toute responsabilité catastrophique et paralysante, en ce qu’il plafonne les indemnités pécuniaires et limite les types de réclamations pouvant être présentées contre les transporteurs » (King c. American Airlines, Inc., 284 F.3d 352 (2002), p. 357). La juge Sotomayor a également fait remarquer que, bien que la poursuite en discrimination soit interdite par la Convention de Varsovie, les demandeurs pouvaient se prévaloir [traduction] « [d’]autres recours », y compris en déposant « une plainte auprès du Secrétaire [aux Transports] », qui, en vertu du droit américain, « a compétence pour examiner les violations des dispositions de la [Federal Aviation Act, 49 U.S.C. § 41310(a)], y compris compétence pour déposer des actions civiles visant à faire appliquer le droit fédéral » (p. 362).
[56]                        Les appelantes soutiennent que les décisions en question de la CEJ sont [traduction] « hautement controversées » en plus d’être « erronées et inconciliables avec l’arrêt Thibodeau » (m.a., intertitre précédant le par. 60). Les appelantes renvoient à des articles de doctrine critiquant ces décisions, et elles prétendent que la Cour devrait considérer la décision International Air Transport Association c. Department for Transport et les décisions rendues dans sa foulée comme dépourvues de force persuasive. Bien que les articles de doctrine puissent fournir des éclaircissements et des perspectives utiles, ils ne peuvent avoir qu’une force persuasive, non contraignante (R. c. McGregor, 2023 CSC 4, par. 102; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 274, les juges Abella et Karakatsanis, motifs concordants; voir aussi R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, par. 247).
[57]                        Plus important encore, rien ne permet de rejeter le raisonnement suivi dans les décisions de la CEJ et des tribunaux américains. Au contraire, ces décisions aident à illustrer le sens du terme « action en dommages‑intérêts » et le champ d’application de la Convention de Montréal, et suggèrent un sens compatible avec le texte, le contexte et l’objet examinés précédemment. Ces affaires établissent qu’une « action en dommages‑intérêts » vise l’examen au cas par cas de préjudices individuels. Dans le contexte de la Convention de Montréal, ce terme n’inclut pas une indemnisation standardisée payable de manière identique à tous les passagers touchés par un ensemble donné de circonstances, sans égard au préjudice subi.
(5)         Examen de la pratique des États
[58]                        Avant de conclure mon examen du champ d’application de la Convention de Montréal et de l’article 29, je vais me pencher sur la question de la pratique des États, considération que les deux parties invoquent.
[59]                        Conformément au paragraphe 31(3) de la Convention de Vienne, « [i]l sera tenu compte, en même temps que du contexte [. . .] de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité » (voir aussi Yugraneft Corp. c. Rexx Management Corp., 2010 CSC 19, [2010] 1 R.C.S. 649, par. 21). Le procureur général souligne que la pratique suivie par les parties dans l’interprétation d’un traité est extrêmement importante, car « elle constitue une preuve objective de l’accord des parties sur le sens du traité » (m.i., par. 80, citant Île de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), Arrêt, C.I.J. Recueil 1999, p. 1045, par. 49). En conséquence, je ne peux pas être d’accord avec les appelantes lorsqu’elles affirment que la pratique des États ne devrait être prise en considération que [traduction] « lorsque le texte du traité est obscur ou ambigu » (m.a., par. 100).
[60]                        La Cour d’appel fédérale a conclu que 73 États parties à la Convention de Montréal ont adopté des régimes prévoyant une indemnisation minimale standardisée en cas d’annulation, de refus d’embarquement et/ou de retard. L’adoption de ces régimes sans qu’il y ait eu opposition de la part d’autres États parties indique que ces derniers reconnaissent que ces régimes sont compatibles avec la Convention de Montréal et qu’ils peuvent s’appliquer parallèlement à celle‑ci (par. 167-168). La Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :
                    . . . la pratique des États confirme que l’indemnisation standardisée pour l’inconvénient découlant d’une annulation de vol, d’un refus d’embarquement ou d’un retard est compatible avec la Convention de Montréal et peut s’appliquer parallèlement aux dommages‑intérêts individuels qui y sont prévus. La jurisprudence de la Cour européenne de justice et le Règlement no 261/2004 constituent le droit en Europe et la critique formulée par les spécialistes (y compris par les deux professeurs qui ont déposé des rapports d’expert au nom des appelantes) ne l’emporte pas sur la pratique des États en ce qui concerne l’interprétation d’un traité international. [par. 170]
[61]                        Les appelantes plaident que cette conclusion est erronée et qu’une pratique étatique [traduction] « reposant sur d’autres considérations que les obligations des États membres aux termes de la Convention [de Montréal] » ne saurait constituer ce qu’on entend par pratique des États pour l’application du paragraphe 31(3) de la Convention de Vienne (par. 133). Le procureur général répond que le terme « pratique des États » s’entend de « toute pratique qui démontre que les parties “ont pris position au sujet de l’interprétation d’un traité” » (m.i., par. 84).
[62]                        Pour les besoins de la présente analyse, je vais donner l’interprétation la plus favorable à l’argument des appelantes et supposer que la pratique de 73 États parties qui ont adopté des régimes prévoyant une indemnisation minimale standardisée en cas d’annulation, de refus d’embarquement et/ou de retard ne constitue pas une « pratique des États ». Même en supposant, sans pour autant en décider, qu’il n’existe pas de pratique des États appuyant le point de vue selon lequel le terme « action en dommages‑intérêts » n’inclut pas les régimes d’indemnisation standardisée, j’arrive néanmoins à la conclusion que le terme « action en dommages‑intérêts » n’inclut pas un tel régime. Cette conclusion est étayée par le sens ordinaire de l’expression « action en dommages‑intérêts », ainsi que par l’historique, l’objet et le but de la Convention de Montréal, et par la jurisprudence étrangère interprétant la Convention de Montréal.
(6)         Le principe d’exclusivité interdit les actions en dommages‑intérêts individualisées
[63]                        Sur la base de tout ce qui précède, il faut interpréter l’article 29 comme ayant pour effet d’empêcher toute action en dommages‑intérêts qui présente les caractéristiques de procédures judiciaires devant des cours de justice et qui vise à obtenir une indemnisation individualisée pour cause de mort ou de lésion corporelle, d’avarie ou de perte de bagages ou de marchandises, ou encore de retard d’un vol international. Le texte, l’objet et le but de cet article reflètent le compromis qui est au cœur de la Convention de Montréal. Les passagers bénéficient, en vertu des articles 17 à 19, d’une présomption en matière de preuve qui leur permet de demander des dommages‑intérêts sans avoir à démontrer de faute de la part du transporteur. Les articles 21 et 22 protègent les transporteurs contre les risques de responsabilité illimitée sur ces aspects. La jurisprudence étrangère a donné à la Convention de Montréal une interprétation qui concorde avec ce que j’ai énoncé ci‑dessus.
[64]                        À la lumière de ce qui précède, je n’ai pas à recourir aux « moyens complémentaires d’interprétation » énoncés à l’article 32 de la Convention de Vienne, quoique je signale que le renvoi par le procureur général aux travaux préparatoires (l’un des moyens complémentaires prévus à l’article 32) vient renforcer davantage ma conclusion ci‑dessus[1].
B.            Le critère applicable à la preuve d’expert sur des questions de droit international
[65]                        Dans l’examen de la question de la pratique des États, la Cour d’appel fédérale et les parties ont traité de l’admissibilité de la preuve d’expert en matière de droit international. Avant de me pencher sur cette question, je tiens à souligner une importante distinction entre le droit étranger et le droit international. Le droit étranger est le droit interne d’autres États (Hunt c. T&N plc, 1993 CanLII 43 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 289, p. 308‑309). Le droit international est [traduction] « le droit applicable entre les États, mais également un ensemble de règles de droit qui énoncent certains droits et certaines obligations qu’ont les États à l’égard d’acteurs non étatiques (telles les personnes, les organisations internationales et d’autres entités) et qui, dans une moindre mesure, imposent certaines obligations aux acteurs non étatiques dans des domaines d’intérêt pour la communauté internationale » (J. H. Currie et autres, International Law : Doctrine, Practice, and Theory (3e éd. 2022), p. 14). Le droit étranger est considéré comme une question de fait qui doit être alléguée et prouvée, généralement au moyen de preuves d’expert (Nevsun Resources Ltd. c. Araya, 2020 CSC 5, [2020] 1 R.C.S. 166, par. 97). Le droit international est considéré comme une question de droit. Comme je l’explique plus loin, l’admissibilité de la preuve d’expert concernant le droit international repose sur les mêmes critères juridiques que l’admissibilité de la preuve d’expert dans tout autre domaine du droit canadien.
[66]                        Au cours de l’instance devant la Cour d’appel fédérale, le procureur général a demandé, en vertu de la règle 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, une ordonnance radiant certains passages des affidavits d’experts déposés par les appelantes.
[67]                        Dans l’instance sur le fond, le juge de Montigny a conclu que « [l]e contenu normatif du droit international relève de la compétence exclusive de la Cour » et qu’en conséquence les paragraphes contestés des affidavits devaient être radiés (motifs de la C.A., par. 66).
[68]                        Le juge de Montigny a fait observer que la jurisprudence n’est pas uniforme dans la manière dont elle traite la preuve d’expert en matière de droit international. Certaines cours d’appel ont pris connaissance d’office du droit international (voir Turp c. Canada (Affaires étrangères), 2018 CAF 133, [2019] 1 R.C.F. 198) ou ont autrement examiné des questions de droit international coutumier et conventionnel sans recourir à la preuve d’expert (p. ex., Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3 (prise en compte des normes impératives du droit international); Yugraneft Corp., par. 19 et 21 (prise en compte de la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, R.T. Can. 1986 no 43)). Cependant, à au moins deux occasions, les tribunaux ont admis de la preuve d’expert sur des questions de droit international (Holding Tusculum B.V. c. S.A. Louis Dreyfus & Cie, 2006 QCCS 2827, par. 16 (CanLII); Fédération des travailleurs du Québec (FTQ - Construction) c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCS 4548, par. 20 (CanLII)).
[69]                        Les appelantes, le procureur général et la Cour d’appel fédérale ont demandé des précisions sur cette question. Je suis d’accord pour dire que de telles précisions sont opportunes.
(1)         L’arrêt Mohan régit le traitement de la preuve d’expert sur des questions de droit international
[70]                        Les appelantes et le procureur général sont, dans l’ensemble, d’avis qu’il y a lieu d’utiliser le cadre établi dans Mohan pour décider de l’admissibilité de la preuve d’expert. Les appelantes soutiennent que [traduction] « [l]a preuve d’expert est nécessaire lorsque, selon toute vraisemblance, elle fournira des renseignements qui dépassent l’expérience et la connaissance du juge » (m.a., par. 107). Elles affirment qu’il peut être [traduction] « nécessaire que le tribunal admette de la preuve d’expert lorsque le contenu normatif du droit international est incertain, controversé ou nouveau » (par. 111). Les appelantes plaident également qu’il est possible que les juges canadiens éprouvent de la difficulté à déterminer le contenu du droit international, parce que cela implique la pratique des États étrangers, ce qui rend importante la preuve d’expert dans ce contexte. Le procureur général reconnaît que l’arrêt Mohan régit cet aspect, mais il avance que la preuve d’expert sur une question de droit dont est saisi le tribunal est inadmissible puisqu’une telle preuve empiéterait sur le rôle du tribunal. Lorsqu’il a soupesé ces arguments, le juge de Montigny a souligné que la question de savoir si « le droit international [devrait] être traité comme une question de fait » est une « question controversée » (motifs de la C.A., par. 46).
[71]                        Bien que certains tribunaux de première instance traitent peu fréquemment de questions de droit international, d’autres le font plus régulièrement. Par exemple, la Cour fédérale est souvent exposée à des questions juridiques de droit international en raison de la nature de sa compétence. L’approche de certains tribunaux de première instance à l’égard de la preuve d’expert a été qualifiée de [traduction] « peu uniforme, et souvent insuffisamment justifiée » (G. van Ert, Recent Federal Courts Decisions on expert evidence of international Law, 31 décembre 2018 (en ligne); voir aussi G. van Ert, « The Admissibility of International Legal Evidence » (2005), 84 R. du B. can. 31). En conséquence, des précisions sur la manière de décider de l’admissibilité de la preuve d’expert, lorsqu’une telle preuve est nécessaire, peuvent être utiles.
[72]                        Le critère énoncé dans l’arrêt Mohan devrait être appliqué dans le contexte du droit international, comme il l’est dans d’autres circonstances où l’admissibilité de la preuve d’expert est sollicitée. Suivant le critère de l’arrêt Mohan, la preuve d’expert est admissible lorsqu’elle est « nécessaire au sens qu’elle fournit des renseignements “qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance d’un juge . . .” » (p. 23, citant R. c. Abbey, 1982 CanLII 25 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 24). Le critère est le suivant : à la première étape, le juge doit examiner les conditions minimales préalables d’admissibilité établies dans l’arrêt Mohan. Il y a quatre conditions minimales préalables : « . . . (1) la pertinence; (2) la nécessité d’aider le juge des faits; (3) l’absence de toute règle d’exclusion; (4) la qualification suffisante de l’expert . . . » (White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182, par. 19, citant Mohan, p. 20‑25). À la deuxième étape — l’étape de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de « gardien » — le juge doit mettre en balance les risques et avantages potentiels de l’admission de la preuve et décider si les avantages l’emportent sur les risques. La « structure de base à deux volets définissant les règles d’admissibilité du témoignage d’opinion d’un expert » établie dans l’arrêt Mohan s’applique dans de nombreux contextes dépassant l’expérience des juges (White Burgess, par. 19). Voir, par exemple, Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27, [2011] 2 R.C.S. 387, par. 75 (propriété intellectuelle); Clayson‑Martin c. Martin, 2015 ONCA 596, 127 O.R. (3d) 1 (rapports médicaux); et R. c. Abdullahi, 2021 ONCA 82, 399 C.C.C. (3d) 397, par. 34 (linguistique et traduction).
[73]                        Pour ce qui est des domaines du droit du genre de ceux mentionnés ci‑dessus, il se présentera de temps à autre des cas soulevant des questions difficiles et litigieuses de droit international où les juges seront assistés, dans l’exercice de leurs fonctions, par une preuve d’expert appropriée. Des questions de droit international conventionnel peuvent nécessiter que les juges considèrent des questions de fait susceptibles de faire l’objet de preuve d’expert, notamment en ce qui concerne le droit étranger (dans l’application d’un traité, par exemple), la pratique des États relativement à l’application d’un traité, ou le texte authentique d’un traité en langue étrangère (voir G. van Ert, Using International Law in Canadian Courts (2e éd. 2008), p. 57 et 63). De même, dans le contexte du droit international coutumier, [traduction] « des coutumes alléguées peuvent être contestées et devoir être prouvées » (p. 67). L’arrêt Mohan est suffisamment souple pour permettre aux tribunaux d’admettre une preuve d’expert sur de telles questions, lorsque cela est nécessaire pour que ceux-ci puissent exercer leurs fonctions.
[74]                        En résumé, donc, le cadre d’analyse approprié est le suivant. Lorsque la preuve d’expert satisfait aux critères énoncés dans l’arrêt Mohan, elle peut être considérée. Dans le cas contraire, le juge doit faire comme il ferait pour toute autre question de droit — c’est‑à‑dire procéder à l’examen de la question sur la base des observations présentées par les parties devant lui et des autorités invoquées par celles‑ci.
[75]                        À diverses occasions, notre Cour s’est penchée sur le sens de traités sans recourir à la preuve d’expert, notamment dans les affaires Thibodeau et Yugraneft Corp. Les tribunaux canadiens possèdent la capacité de considérer les principes d’interprétation des traités codifiés dans la Convention de Vienne et d’entreprendre l’examen du texte, de l’objet et du but d’un traité.
[76]                        Dans Suresh, la Cour s’est penchée sur la norme impérative du droit international concernant l’interdiction de la torture, ce qui l’a obligée à examiner les conventions internationales ratifiées par le Canada et les normes du jus cogens en droit international. La Cour a recouru à des articles de doctrine, à la jurisprudence étrangère ainsi qu’aux observations des parties et des intervenants. Ces sources ont été suffisantes pour permettre à la Cour d’examiner le statut de l’interdiction de la torture en tant que question de droit international. 
[77]                        Bien que la Cour ne se soit pas fondée sur l’arrêt Mohan dans ces affaires, la façon dont elle a traité des questions de droit international sans recourir à la preuve d’expert est conforme à l’observation formulée dans cet arrêt selon laquelle « [s]i, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l’opinion de l’expert n’est pas nécessaire » (p. 24).
[78]                        Enfin, je signale que la jurisprudence sur le droit de la preuve établit un certain nombre de règles de prudence qui s’appliquent avec autant de force dans le contexte de la preuve d’expert en droit international qu’une partie cherche à faire admettre. Premièrement, comme il est indiqué dans l’affaire Québec (Procureur général) c. Canada, 2008 CF 713, conf. par 2009 CAF 361, conf. par 2011 CSC 11, [2011] 1 R.C.S. 368, le rôle de l’expert à l’égard du tribunal est « uniquement de l’aider lorsqu’il doit apprécier des faits complexes et de nature technique. Il ne faut en effet jamais perdre de vue qu’en bout de ligne, c’est la Cour qui doit trancher les questions de droit » (par. 161). De plus, [traduction] « [l]es opinions des experts deviennent inadmissibles quand elles ne sont rien de plus que la reformulation des arguments des procureurs qui participent à la cause » (Surrey Credit Union c. Willson (1990), 1990 CanLII 1983 (BC SC), 45 B.C.L.R. (2d) 310 (C.S.), p. 315).
[79]                        Conformément à l’arrêt Mohan, l’admissibilité de la preuve d’expert relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal pour autant que les conditions minimales préalables d’admissibilité sont remplies. Compte tenu de la diversité de contextes dans lesquels la production de preuves d’expert est demandée sur des questions de droit international, il est préférable que l’admissibilité de telles preuves continue de relever de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal plutôt que de l’application d’une règle fixe et invariable.
C.            Quel est le champ d’application du Règlement?
[80]                          Je vais maintenant examiner le Règlement, la façon dont il est appliqué et l’indemnité qu’il prévoit pour les passagers touchés par un retard, une annulation, un refus d’embarquement, ou encore l’endommagement ou la perte de bagages.
(1)         Indemnisation
[81]                          En vertu du Règlement, le transporteur doit verser au passager une indemnité si le retard ou l’annulation du vol est attribuable au transporteur et que ce dernier informe le passager 14 jours ou moins avant le vol, sauf lorsque l’annulation ou le retard est nécessaire par souci de sécurité (art. 11 et al. 12(2)d) et (3)d)). Le transporteur doit également verser au passager une indemnité si l’embarquement lui est refusé pour des raisons qui sont attribuables au transporteur, à moins que cela ne soit nécessaire par souci de sécurité (al. 12(4)d)).
[82]                          Les articles 19 et 20 du Règlement fixent le montant de l’indemnité à verser en cas de retard, d’annulation ou de refus d’embarquement. Pour le retard ou l’annulation, le montant de l’indemnité est calculé en fonction de la taille du transporteur et du nombre d’heures écoulées entre l’heure d’arrivée prévue et celle à laquelle le passager arrive à la destination prévue (par. 19(1)). Pour le refus d’embarquement, le montant de l’indemnité est calculé en fonction du nombre d’heures écoulées entre l’heure d’arrivée prévue et celle à laquelle le passager arrive à la destination prévue.
[83]                          Les passagers ont également droit à une indemnité en cas de perte ou d’endommagement de bagages. Dans ces cas, le Règlement prévoit que le passager doit recevoir l’indemnité à laquelle il aurait droit en vertu de la Convention de Montréal, en plus du remboursement des frais qu’il a payés pour les bagages (par. 23(1)).
[84]                        Ainsi, bien que le Règlement prévoit des « indemnités pour inconvénients » (voir les al. 12(2)d), (3)d) et (4)d) et l’art. 21), l’indemnité ne dépend pas de l’inconvénient comme tel, étant donné que les articles 19 et 20 ne visent pas les préjudices ou inconvénients individuels. Par exemple, le passager dont le vol est retardé et qui profite de l’occasion pour rendre visite à une connaissance pendant la période d’attente a droit à la même indemnité prévue par le Règlement qu’un autre passager à qui le retard a causé des inconvénients considérables.
[85]                        Le Règlement ne prévoit pas d’indemnité individualisée à la manière de dommages‑intérêts. L’indemnité versée en cas de retard, d’annulation, de refus d’embarquement ou de perte ou d’endommagement de bagages n’est pas subordonnée à la « preuve du dommage », ni liée à la démonstration du « dommage survenu » ou du « dommage résultant d’un retard » pour le demandeur, et ne varie pas selon l’ampleur du préjudice (s’il en est) qui découle des actes fautifs du transporteur. Le fait que l’indemnité due en application du Règlement puisse varier selon qu’elle est liée à une annulation, à un retard ou à un refus d’embarquement, la durée du retard pour le passager et la taille du transporteur ne changent pas la nature standardisée de l’indemnité, laquelle vise les circonstances vécues « d’une manière identique par tous les passagers » (Nelson, par. 52).
(2)         Mise en application
[86]                        Les obligations que le Règlement impose aux transporteurs « sont réputées figurer au tarif du transporteur dans la mesure où le tarif ne prévoit pas des conditions de transport plus avantageuses que ces obligations » (LTC, par. 86.11(4)). Lorsque le Règlement a été pris, le Règlement sur les transports aériens, DORS/88-58 (« RTA »), a également été modifié de manière à obliger les transporteurs à intégrer le Règlement dans les tarifs applicables au transport aérien international (sous‑al. 122c)(xxi)). De cette façon, les obligations relatives à l’indemnisation prévues par le Règlement deviennent partie intégrante des conditions de transport imposées au transporteur.
[87]                        Si le transporteur n’indemnise pas le passager conformément au Règlement, le passager peut déposer une plainte auprès de l’Office (LTC, al. 85.04(1)a) et c) et par. 86.11(4)). Un agent de règlement des plaintes tente d’abord de régler la plainte par voie de médiation (par. 85.05(1)). À défaut d’accord, l’agent rendra une décision sur la plainte (art. 85.06). S’il conclut que le transporteur n’a pas appliqué les conditions de transport figurant à son tarif (y compris le Règlement), l’agent peut lui ordonner d’appliquer les conditions pertinentes, ce qui comprend le paiement de la somme établie dans le Règlement (RTA, art. 113.1; LTC, par. 85.07(1) et (3)). L’agent de règlement des plaintes peut également tenir compte des décisions antérieures sur la question de savoir si le retard, l’annulation de vol ou le refus d’embarquement était attribuable au transporteur (LTC, art. 85.08 et 85.14). La LTC (sous‑al. 86(1)h)(iii.1)) habilite également l’Office à rendre applicable à une partie ou à l’ensemble des passagers du même vol, une décision relative à une plainte qui porte sur le retard ou l’annulation d’un vol ou le refus d’embarquement. En plus de traiter les plaintes des passagers, l’Office peut faire appliquer le Règlement en imposant des sanctions administratives pécuniaires plafonnées à 5 000 $ (dans le cas des personnes physiques) ou à 250 000 $ (dans le cas des personnes morales) (par. 177(1)).
[88]                        Lues ensemble, ces dispositions de la LTC et du Règlement permettent à l’Office de veiller à ce que les transporteurs respectent le régime d’indemnisation prévu par le Règlement, et d’étendre le paiement de l’indemnité due à un passager aux autres passagers qui sont touchés par la même perturbation.
(3)         Le Règlement opère comme un régime de protection des consommateurs
[89]                        Le procureur général et l’Office soutiennent que le Règlement représente une évolution dans l’approche du gouvernement, qui délaisse un régime « fragmentair[e] » reposant sur l’établissement de tarifs par les transporteurs pour un régime garantissant des paiements prévisibles aux passagers qui subissent des inconvénients lors du transport aérien à l’intérieur, à destination ou en provenance du Canada. Le Règlement a été pris à la suite d’un examen de la LTC afin de corriger un « “déséquilibre profond du pouvoir de marché” entre les passagers aériens et les transporteurs, ainsi que la “situation inhabituelle” où les passagers aériens canadiens doivent recourir à des mesures étrangères de protection des consommateurs lorsqu’ils voyagent à l’étranger » (m.i., procureur général, par. 11). Le Parlement a réagi à cette situation en demandant à l’Office de mettre en place un régime d’indemnisation standardisée.
[90]                        L’interprétation la plus appropriée du Règlement consiste à dire qu’il établit des droits de source législative dans le cadre d’un régime de protection des consommateurs. Les passagers qui présentent des réclamations en vertu du Règlement n’ont pas à démontrer quel est le préjudice, s’il en est, qu’ils ont subi afin de demander à être indemnisés. Le Règlement ne lie pas l’indemnisation à l’existence d’un préjudice ou à un inconvénient; il prescrit plutôt le paiement, en cas de retard, d’annulation ou de refus d’embarquement, d’une indemnité basée sur le nombre d’heures écoulées entre l’heure d’arrivée prévue et celle à laquelle le passager arrive à sa destination finale. Contrairement à la Convention de Montréal, le Règlement ne permet pas au transporteur d’éviter d’avoir à verser une indemnité par ailleurs payable à un passager en invoquant un moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable ou la négligence contributive. Pour autant que la perturbation en question s’est produite pour une raison attribuable au transporteur et qu’elle n’était pas nécessaire par souci de sécurité, l’indemnité est déterminée. De plus, l’Office est habilité à étendre l’application de sa décision qu’une indemnité soit payable à un passager à d’autres passagers se trouvant dans une situation similaire. L’indemnité payable en application du Règlement pour la perte ou l’endommagement de bagages est liée aux frais des bagages facturés par le transporteur, et non au préjudice. Le Règlement est mis en œuvre par des agents de règlement des plaintes qui sont désignés par l’Office et dont la principale fonction décisionnelle consiste à veiller à ce que les transporteurs respectent les conditions établies dans leurs tarifs.
D.           Le Règlement n’entre pas en conflit avec la Convention de Montréal et n’est donc pas ultra vires de la LTC
[91]                        Je me penche maintenant sur la principale question en litige dans le présent pourvoi : Le Règlement est‑il ultra vires de la LTC? Comme je vais l’expliquer, je réponds à cette question par la négative. Le Règlement n’entre pas dans le champ d’application de l’article 29 de la Convention de Montréal et, par conséquent, il n’y a pas de conflit entre la LTC et la Convention de Montréal, telle qu’elle a été mise en œuvre par la LTA.
(1)         Qu’est‑ce qui constitue un conflit?
[92]                        Dans l’arrêt Thibodeau, notre Cour a donné les explications suivantes :
                        Les tribunaux présument que les lois adoptées par le législateur ne contiennent ni contradiction ni incohérence, et ils ne concluent à l’existence de l’une ou l’autre que si les dispositions en cause sont à ce point incompatibles qu’elles ne peuvent coexister. Même lorsqu’elles se chevauchent, en ce sens où elles traitent des aspects d’une même matière, elles sont interprétées de façon à éviter les conflits chaque fois que cela est possible. [par. 89]
En conséquence, pour conclure à l’existence d’un conflit entre la Convention de Montréal et le Règlement contesté, il faut que celui‑ci soit [traduction] « à ce point incompatible » avec la Convention que les deux textes « ne peuvent coexister » (Daniels c. White, 1968 CanLII 67 (SCC), [1968] R.C.S. 517, p. 526).
[93]                        L’analyse visant à déterminer si une loi entre en conflit avec une autre se distingue de la présomption selon laquelle le Parlement légifère en conformité avec le droit international et « le principe judiciaire selon lequel les tribunaux sont légalement tenus d’éviter une interprétation du droit interne qui emporterait la contravention de l’État à ses obligations internationales » (R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, par. 53). Dans les cas où, comme en l’espèce, le traité en question a été mis en œuvre en droit canadien, le critère permettant de déterminer s’il y a conflit de lois s’applique et il est inutile de considérer la présomption de conformité.
(2)         Le Règlement ne prévoit pas d’« action en dommages‑intérêts » et, par conséquent, il n’existe aucun conflit
[94]                        Comme le Règlement ne prévoit pas d’action en dommages‑intérêts, mais crée plutôt un droit à une indemnisation standardisée qui ne vise pas à déterminer la perte subie par un passager, il n’est pas visé par le champ d’application de l’article 29 et il n’entre pas en conflit avec la Convention de Montréal. Les deux formes d’indemnisation des passagers envisagées, c’est-à-dire celle prévue par le Règlement et celle établie par la Convention de Montréal, peuvent « coexister ». Le compromis qui est au cœur de la Convention de Montréal demeure inchangé. Dans les actions en dommages‑intérêts, les passagers continuent de bénéficier de certaines présomptions en matière de preuve « dès lors que les dommages [sont] prouvés » (Thibodeau, par. 42), présomptions qui répondent à « la nécessité d’une indemnisation équitable fondée sur le principe de réparation » (Convention de Montréal, préambule). Les transporteurs restent protégés contre une responsabilité illimitée découlant d’actions en dommages‑intérêts liées à des réclamations pour mort ou pour lésion corporelle, avarie ou perte de bagages ou de marchandises, ou encore pour retard.
[95]                        Il est utile de ne pas se limiter au contexte de la Convention de Montréal et de considérer d’autres affaires où des tribunaux ont examiné la question de savoir si le droit d’obtenir une indemnité prévue par la loi constitue l’octroi de dommages‑intérêts. Dans l’arrêt Brake c. PJ‑M2R Restaurant Inc., 2017 ONCA 402, 135 O.R. (3d) 561, la Cour d’appel de l’Ontario s’est demandée si un demandeur avait droit à des indemnités légales (de licenciement et de cessation d’emploi) en vertu de la Loi de 2000 sur les normes d’emploi, L.O. 2000, c. 41, ainsi qu’à des dommages‑intérêts, ou si cela entraînerait une double indemnisation. Concluant que l’indemnisation prescrite par la Loi de 2000 sur les normes d’emploi ne constituait pas l’octroi de dommages‑intérêts et qu’il n’y avait pas double indemnisation, la Cour d’appel a qualifié les indemnités payables en vertu de la Loi de 2000 sur les normes d’emploi de [traduction] « droits minimaux » qui « ne sont pas liés à quelque perte réelle subie par l’employé, mais payables quel que soit le cas » (par. 116, citant Boland c. APV Canada Inc. (2005), 2005 CanLII 3384 (ON SCDC), 250 D.L.R. (4th) 376 (C. div. Ont.), par. 22). Les droits à indemnité pouvaient être mis en contraste avec les dommages‑intérêts accordés dans le contexte de l’emploi, lesquels visent à réparer la perte subie par un demandeur au moyen d’une indemnité pécuniaire, eu égard à des facteurs tels que [traduction] « l’âge de l’employé, le temps susceptible d’être requis pour trouver un autre emploi, l’obtention concrète d’un autre emploi, etc. » (par. 117, citant Boland, par. 23). La conclusion portant qu’il n’existe pas de conflit entre les droits à indemnité prévus par le Règlement et la limitation par la Convention de Montréal des dommages‑intérêts pouvant être obtenus est compatible avec l’approche adoptée dans l’arrêt Brake et constitue une interprétation correcte du Règlement.
[96]                        Les appelantes avancent deux autres arguments relativement à l’incompatibilité qui existerait entre le Règlement et la Convention de Montréal, qui ne changent ni l’un ni l’autre l’issue du pourvoi. Premièrement, elles soutiennent que l’indemnisation prévue par le Règlement équivaut à l’octroi de « dommages à un titre autre que la réparation » au sens de l’article 29. Cet argument échoue dès le début. Le sens du terme « dommages‑intérêts » qui a été examiné précédemment empêche également de conclure que l’indemnisation prévue par le Règlement équivaut à l’octroi de « dommages à un titre autre que la réparation ». En outre, dans le texte de l’article 29, l’expression « dommages à un titre autre que la réparation » figure au côté des termes dommages‑intérêts « punitifs » et « exemplaires » découlant de « toute action de ce genre », c’est‑à‑dire toute « action en dommages‑intérêts ». Cette formulation établit que les dommages-intérêts en question, c’est‑à‑dire les dommages à un titre autre que la réparation, représentent un sous-ensemble des dommages‑intérêts interdits par le principe d’exclusivité de l’article 29 et non une catégorie autonome. Par conséquent, je n’accepte pas la thèse voulant que le libellé de l’article 29 ait pour effet d’élargir la portée du principe d’exclusivité.
[97]                        Deuxièmement, les appelantes prétendent que, comme il est possible de s’adresser aux tribunaux pour faire valoir le bien-fondé des demandes d’indemnisation fondées sur le Règlement, le Règlement donne en fait ouverture à des « actions en dommages‑intérêts », malgré la primauté du mécanisme d’exécution administratif prévu par la LTC. Cependant, le fait qu’il soit possible de faire valoir, au moyen d’une action en justice, le bien-fondé de réclamations payables conformément au Règlement ne change pas la nature de l’indemnisation ou du Règlement en soi. Celui-ci ne pourvoit aucunement au dépôt de réclamations devant les tribunaux. Et même si l’on suppose, sans pour autant trancher la question, que des procédures judiciaires visant à faire valoir le bien‑fondé d’une réclamation présentée en vertu du Règlement équivalent à une « action » pour l’application de la Convention de Montréal, il ne s’agit pas d’une demande en « dommages‑intérêts ». Lorsqu’une telle réclamation est déposée devant une cour de justice, elle ne constitue pas une demande de la nature d’une action en dommages‑intérêts, car la réclamation n’est pas liée à quelque préjudice subi par le demandeur et elle ne requiert aucune « appréciation au cas par cas » ou n’est liée à aucune « indemnisation pour le préjudice subi » (International Air Transport Association c. Department for Transport, par. 43; Zicherman, p. 227). La réclamation sollicite plutôt le paiement d’une somme qui est déjà due en tant qu’indemnité standardisée prévue dans le cadre d’un régime de protection des consommateurs.
[98]                        Le Règlement impose des frais additionnels aux transporteurs en incorporant certaines conditions dans leurs tarifs, mais ces frais sont simplement une condition de délivrance aux transporteurs nationaux et internationaux des licences leur donnant accès au marché canadien du transport aérien. En signant la Convention, qui « se voulait une tentative de protéger à la fois les transporteurs aériens et les passagers » (Thibodeau, par. 153, la juge Abella, dissidente), rien n’indique que le Canada (ou tout autre État partie) a accepté de renoncer à sa capacité d’établir des normes minimales de traitement à l’égard des passagers sur son territoire.
[99]                        Cette conclusion concorde avec celle formulée par notre Cour, dans l’arrêt Thibodeau, portant que la Convention « n’est pas exhaustive », mais qu’elle est exclusive quant « aux matières auxquelles elle s’applique », à savoir les « règles [. . .] encadrant la responsabilité pour dommages des transporteurs aériens internationaux » (par. 47). En l’absence de tout conflit entre la Convention de Montréal (telle qu’elle a été mise en œuvre par la LTA) et le Règlement, rien ne justifie de conclure que le Règlement est ultra vires de la LTC.
E.            Il est inutile d’examiner les autres arguments en faveur de la validité du Règlement
[100]                     Les intimés soulèvent deux autres arguments en faveur de la validité du Règlement. Premièrement, ils font valoir que le Règlement est conforme aux pouvoirs conférés par la LTC, étant donné que la Convention de Montréal ne porte pas sur l’annulation et le refus d’embarquement, et qu’en conséquence elle n’interdit pas les indemnités liées à ces sortes de perturbations des voyages.
[101]                     Deuxièmement, les intimés soutiennent que, même si le Règlement est incompatible avec la Convention de Montréal, il reflète l’intention claire du Parlement et que, pour cette raison, l’art. 86.11 de la LTC l’emporte sur toute disposition incompatible de la Convention de Montréal.
[102]                     Compte tenu de ma conclusion ci‑dessus selon laquelle aucune des dispositions contestées du Règlement ne prévoit une « action en dommages‑intérêts », il est inutile d’examiner ces autres arguments.
VI.         Conclusion et dispositif
[103]                     Les appelantes invitent la Cour à conclure que le principe d’exclusivité prévu à l’article 29 interdit au Canada de mettre en place un régime de protection des passagers pourvoyant au paiement d’indemnités prévues par la loi. Pour les motifs exposés précédemment, je ne suis pas d’accord.
[104]                     Le pourvoi est rejeté. Les dépens sont adjugés au procureur général du Canada. L’Office n’ayant pas sollicité de dépens, aucuns ne lui sont accordés.
                    Pourvoi rejeté avec dépens.
                    Procureurs des appelantes : IMK, Montréal; Paterson MacDougall, Toronto; Norton Rose Fulbright Canada, Montréal.
                    Procureur de l’intimé l’Office des transports du Canada : Office des transports du Canada — Direction des services juridiques, Gatineau.
                    Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Ministère de la Justice Canada, Bureau régional du Québec, Ottawa.
                    Procureur de l’intervenant Gábor Lukács : Gábor Lukács, Halifax.
                    Procureur des intervenants le Conseil des Canadiens avec déficiences, la Fédération nationale des retraités et le Centre pour la défense de l’intérêt public : Centre pour la défense de l’intérêt public, Winnipeg; Université d’Ottawa, Ottawa.
                    Procureur de l’intervenant la Société québécoise de droit international : Société québécoise de droit international, Montréal.

[1]  Le procureur général souligne que, selon le procès-verbal de la Conférence internationale de droit aérien tenue à Montréal en mai 1999, les rédacteurs de l’article 29 s’employaient à établir [traduction] « les types d’actions susceptibles d’être intentées devant les cours de justice » et à faire en sorte qu’il ne soit pas « possible de contourner les dispositions [de la Convention de Montréal] en intentant, en matière de transport de passagers, de bagages et de marchandises, une action en dommages-intérêts en raison d’un contrat ou d’un acte illicite ou pour toute autre cause » (Organisation de l’aviation civile internationale, International Conference on Air Law, vol. I, Minutes, Doc. 9775‑DC/2 (2001), p. 235).

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Synthèse
Référence neutre : 2024CSC30 ?
Date de la décision : 04/10/2024

Analyses

convention de Montréal — passagers — embarquement — annulation — experts — admissibilité — dommages-intérêts — règlements — tribunaux — responsabilités — conflits — indemnités — transporteurs aériens — ultra vires — principe — pertes


Parties
Demandeurs : Association du transport aérien international
Défendeurs : Canada (Office des transports)
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 4 octobre 2024, Association du transport aérien international c. Canada (Office des transports), 2024 CSC 30


Origine de la décision
Date de l'import : 08/10/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-10-04;2024csc30 ?

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