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01/11/2024 | CANADA | N°2024CSC35

Canada | Canada, Cour suprême, 1 novembre 2024, R. c. Archambault, 2024 CSC 35


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Archambault, 2024 CSC 35

 

 
Appel entendu : 14 février 2024
Jugement rendu : 1er novembre 2024
Dossier : 40428


 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Agénor Archambault et Gilles Grenier
Intimés
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
Association québécoise des avocats et avocates de la défense,
Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil,
Criminal Lawyers’ Assoc

iation (Ontario) et
Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
Traduction française officielle :
Motifs de la juge Martin et motifs de la juge Karakatsanis...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Archambault, 2024 CSC 35

 

 
Appel entendu : 14 février 2024
Jugement rendu : 1er novembre 2024
Dossier : 40428

 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Agénor Archambault et Gilles Grenier
Intimés
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
Association québécoise des avocats et avocates de la défense,
Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et
Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
Traduction française officielle :
Motifs de la juge Martin et motifs de la juge Karakatsanis
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 

Motifs conjoints :
(par. 1 à 80)

Les juges Côté et Rowe

Motifs concordants :
(par. 81 à 98)

Le juge Kasirer (avec l’accord du juge Jamal)

Motifs concordants :
(par. 99 à 147)

La juge Martin

Motifs dissidents :
(par. 148 à 304)

La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges O’Bonsawin et Moreau)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Sa Majesté le Roi                                                                                             Appelant
c.
Agénor Archambault et
Gilles Grenier                                                                                                     Intimés
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
Association québécoise des avocats et avocates de la défense,
Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et
Association canadienne des libertés civiles                                             Intervenants
Répertorié : R. c. Archambault
2024 CSC 35
No du greffe : 40428.
2024 : 14 février; 2024 : 1er novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel du québec
                    Droit criminel — Enquête préliminaire — Droit à une enquête préliminaire — Accusés inculpés d’infractions d’ordre sexuel historiques passibles à l’époque d’un emprisonnement maximal de 10 ans, mais pour lesquelles la peine maximale a plus tard été augmentée à 14 ans — Modification restreignant l’accès aux enquêtes préliminaires aux prévenus inculpés d’infractions passibles d’une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement ou plus apportées au Code criminel après le dépôt des accusations — Les accusés ont-ils droit à une enquête préliminaire? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 535.
                    Législation — Interprétation — Modification législative — Application temporelle — Présomptions temporelles — Modification apportée au Code criminel restreignant l’accès aux enquêtes préliminaires aux prévenus inculpés d’infractions passibles d’une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement ou plus — La modification s’applique-t-elle aux accusés contre lesquels des accusations ont été portées avant celle-ci? — La modification s’applique-t-elle aux accusés qui sont inculpés d’infractions pour lesquelles la peine maximale actuelle est d’au moins 14 ans mais qui ne sont pas personnellement passibles de 14 ans ou plus d’emprisonnement? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 535 — Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I-21, art. 43, 44.
                    Dans des affaires non liées, A et G ont été accusés d’une ou de plusieurs infractions d’ordre sexuel historiques contre un enfant, infractions qui étaient à l’époque de leur commission passibles d’un emprisonnement maximal de 10 ans. Après les dates des infractions reprochées et avant que des accusations ne soient portées, la peine maximale pour la conduite reprochée est passée de 10 à 14 ans d’emprisonnement. A et G ont comparu pour la première fois devant la Cour du Québec à l’été 2019. Lors de leur première comparution, ils ont réservé leur droit de choisir leur mode de procès ou en ont reporté l’exercice à plus tard. Puis, en 2020, A et G ont chacun demandé la tenue d’une enquête préliminaire. Toutefois, une modification à l’art. 535 du Code criminel entrée en vigueur le 19 septembre 2019 restreignait dorénavant l’accès aux enquêtes préliminaires aux prévenus inculpés d’infractions passibles d’une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement ou plus. Dans les deux affaires, la Couronne a soutenu que le tribunal n’avait pas compétence en vertu du nouvel art. 535 pour tenir une enquête préliminaire.
                    La Cour du Québec a statué que le nouvel art. 535 s’appliquait à A et G et qu’elle n’avait pas compétence pour présider l’enquête préliminaire. Selon elle, les enquêtes préliminaires sont de nature procédurale, et l’application de la nouvelle règle n’avait aucune incidence sur les droits substantiels de A et G. A et G ont tous deux contesté cette interprétation. Un juge de la Cour supérieure a rejeté la contestation de A, qualifiant de purement procédural le droit à une enquête préliminaire, et concluant que le nouvel art. 535 exigeait que le prévenu soit inculpé d’une infraction pour laquelle il était personnellement passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus. Un autre juge de la Cour supérieure a rejeté la contestation de G, statuant pour sa part que l’enquête préliminaire touchait le droit substantiel à une libération, mais que le droit de G n’était pas acquis au moment de l’entrée en vigueur du nouvel art. 535 — pour bénéficier de l’ancienne règle, il aurait dû choisir son mode de procès et demander la tenue d’une enquête préliminaire avant le 19 septembre 2019.
                    La Cour d’appel a conclu que la nouvelle règle prévue à l’art. 535 ne s’applique pas à A et G et que ceux-ci avaient un droit acquis à la tenue d’enquêtes préliminaires. S’inspirant du principe de la légalité, la Cour d’appel a conclu que le droit à l’enquête préliminaire était acquis à deux moments distincts dans le temps : il est en cours d’acquisition dès la commission de l’infraction, et il est acquis au moment de la première comparution. Vu sa conclusion sur le droit acquis, la Cour d’appel ne s’est pas penchée sur la question de l’interprétation de la version modifiée de l’art. 535. La Cour d’appel a renvoyé chaque dossier à la Cour du Québec pour la tenue d’une enquête préliminaire.
                    Arrêt (le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, O’Bonsawin et Moreau sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.
1. Application temporelle du nouvel art. 535 du Code criminel
                    Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, O’Bonsawin et Moreau : Il n’y a aucun fondement clair permettant de tirer une conclusion quant à l’intention précise du Parlement. La nouvelle restriction prévue à l’art. 535 doit donc s’appliquer sauf si elle porte atteinte à un intérêt juridique substantiel qui a été acquis avant qu’elle n’entre en vigueur. La modification à l’art. 535 n’est pas purement procédurale parce qu’elle est susceptible de porter atteinte à un intérêt juridique substantiel en privant l’accusé de la possibilité d’être libéré à l’enquête préliminaire. Toutefois, cet intérêt juridique substantiel est acquis seulement au moment de la présentation d’une demande en vue de la tenue d’une telle enquête. En conséquence, la nouvelle restriction prévue à l’art. 535 devrait s’appliquer à toutes les personnes lorsqu’une demande d’enquête préliminaire n’a pas été présentée avant le 19 septembre 2019.
                    Les juges Kasirer et Jamal : Puisque le droit à une enquête préliminaire n’est pas purement procédural, le nouvel art. 535 n’est pas d’application immédiate. Si une demande d’enquête préliminaire a été faite avant le 19 septembre 2019, le droit à la tenue de celle‑ci est acquis. Toutefois, il ne s’agit pas de la seule situation dans laquelle le droit de demander une enquête préliminaire est acquis; ce droit est également acquis chaque fois qu’un tribunal accepte de réserver le droit de l’accusé de choisir son mode de procès.
                    Les juges Côté et Rowe : La modification apportée à l’art. 535 est de nature procédurale, mais affecte un droit substantiel, à savoir celui de l’accusé d’être libéré de toute accusation si la preuve présentée durant l’enquête préliminaire n’est pas suffisante pour qu’un procès soit tenu à l’égard de cette accusation. En conséquence, la présomption voulant que le Parlement ait voulu respecter les droits ou avantages acquis en matière d’enquête préliminaire s’applique. Le droit à une enquête préliminaire est acquis au moment du dépôt des accusations. L’ancien art. 535 devrait donc continuer de s’appliquer aux personnes inculpées avant le 19 septembre 2019.
                    La juge Martin : La modification apportée à l’art. 535 porte atteinte aux intérêts juridiques substantiels des prévenus. Par conséquent, le nouvel art. 535 doit s’appliquer uniquement de manière prospective. Les personnes qui auraient commis une infraction avant le 19 septembre 2019 qui leur donnait droit à une enquête préliminaire devraient conserver ce droit aujourd’hui.
2. Interprétation du nouvel art. 535 du Code criminel
                    Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Martin, O’Bonsawin et Moreau : La nouvelle règle prévue à l’art. 535 exige que le prévenu soit effectivement passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus à l’égard de l’infraction dont il est inculpé pour qu’une enquête préliminaire soit possible.
                    Les juges Côté et Rowe : Selon le nouvel art. 535, le prévenu dont l’infraction reprochée ou son équivalent est passible de 14 ans ou plus d’emprisonnement a droit à la tenue d’une enquête préliminaire; ce droit n’est pas influencé par le droit de l’accusé à la peine la moins sévère. Lorsque la peine maximale associée à une infraction a été rehaussée à 14 ans entre le moment de la commission de l’infraction et le dépôt des accusations, le prévenu peut bénéficier de l’enquête préliminaire même s’il ne fait pas personnellement face à une peine maximale de 14 ans.
                    Les juges Kasirer et Jamal : La question de l’interprétation du nouvel art. 535 n’est pas abordée.
                    ____________________________
                    Les juges Côté et Rowe : Le point de départ de l’analyse relative à l’application dans le temps d’une loi nouvelle réside toujours dans la loi elle‑même. En l’absence de disposition transitoire, et si l’intention du législateur de lui conférer un effet particulier ne ressort pas explicitement ou par implication nécessaire de la lecture du texte de loi, comme c’est le cas en ce qui concerne le nouvel art. 535, il faut se tourner en particulier vers les règles établies dans les lois d’interprétation et par la jurisprudence. Trois principes de droit transitoire bien établis interviennent : (1) le principe de la légalité; (2) la présomption de respect des droits acquis; et (3) l’exception fondée sur l’application immédiate des dispositions de nature procédurale. Le principe de la légalité est un pilier du droit criminel qui vise à préserver l’état du droit en vigueur au moment de la commission d’une infraction. La loi nouvelle ne peut pas rendre criminelle une action ou une omission qui, au moment où elle est survenue, ne constituait pas une infraction. De plus, la loi nouvelle ne peut créer des peines plus sévères pour sanctionner l’infraction commise avant son entrée en vigueur. Puis, la présomption selon laquelle le législateur n’a pas l’intention de contrevenir aux droits ou avantages acquis est l’un des principes fondamentaux du droit transitoire. Afin d’assurer la certitude des conséquences juridiques découlant des faits et des actes antérieurs à la modification législative, une loi ne doit pas être interprétée de façon à porter atteinte aux droits existants relatifs aux personnes ou aux biens, sauf si le texte de cette loi exige une telle interprétation. Les lois qui portent atteinte aux droits substantiels ne valent que pour l’avenir et ne s’appliquent qu’aux situations à l’égard desquelles ces droits ne sont pas encore acquis. Cette présomption souffre d’une exception : les lois de nature purement procédurale, qui ont pour objet de régir la façon de faire valoir des droits ou des avantages sans porter atteinte à ceux‑ci sur le fond, sont présumées d’application immédiate. Les articles 43 et 44 de la Loi d’interprétation fédérale codifient la présomption de respect des droits acquis et l’exception fondée sur l’application immédiate des dispositions de nature purement procédurale.
                    L’abolition de l’enquête préliminaire pour certaines infractions ne fait pas intervenir le principe de légalité. Cette mesure n’a aucun impact sur le champ de la responsabilité criminelle. L’enquête préliminaire n’est pas une règle de droit sur laquelle un prévenu est susceptible de s’appuyer afin d’ajuster son comportement ou de décider d’assumer les conséquences liées à sa violation au moment de la commission de l’infraction. Cependant, l’absence d’indication du législateur quant à l’application dans le temps de l’art. 535 donne lieu à l’application de la présomption selon laquelle la modification législative n’affecte pas les droits ou avantages acquis. Il y a accord pour l’essentiel avec l’analyse de la juge Karakatsanis en ce qui concerne la nature de l’abolition de l’enquête préliminaire dans le cas des prévenus inculpés d’un acte criminel passible de moins de 14 ans d’emprisonnement : la modification législative ne peut être considérée comme une modification purement procédurale. Elle n’affecte pas seulement la façon de procéder ou de conduire un litige; la restriction au droit à l’enquête préliminaire a un impact direct sur la liberté et la sécurité des prévenus. Elle est donc de nature procédurale, mais elle affecte un droit substantiel. Puisqu’il ne s’agit pas d’une modification de nature purement procédurale, le nouveau texte ne s’applique pas immédiatement à toutes les instances. De plus, le fait qu’une loi nouvelle de nature procédurale puisse, par ses effets, porter atteinte à un droit substantiel ne met pas fin à l’analyse : encore faut‑il que le droit ou l’avantage en question ait été acquis au moment de son entrée en vigueur.
                    Le justiciable qui revendique un avantage ou droit acquis doit satisfaire à un test en deux étapes. Premièrement, sa situation juridique doit être individualisée et concrète, et non générale et abstraite. Deuxièmement, sa situation juridique doit être suffisamment individualisée et constituée au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, c’est‑à‑dire avoir atteint un certain degré de concrétisation. En l’espèce, à la première étape, il est possible d’écarter la possibilité que le droit du prévenu à l’enquête préliminaire soit acquis au moment de la commission de l’infraction : la situation juridique du prévenu n’est pas, à ce moment, suffisamment individualisée, concrète et singulière. Ce n’est qu’au moment du dépôt des accusations, c’est‑à‑dire au moment où le prévenu est inculpé, que le processus judiciaire criminel est enclenché et que la situation juridique du prévenu devient individualisée, concrète et singulière.
                    Ensuite, en application de la deuxième étape, la situation du prévenu est suffisamment constituée au moment du dépôt des accusations. L’acquisition du droit est à ce moment certaine et non tributaire d’événements futurs, puisque le prévenu devra inévitablement comparaître et choisir d’exercer ou de renoncer à son droit à une enquête préliminaire, ou bien de réserver son choix. À ce moment, toutes les conditions préalables à l’acquisition du droit sont également remplies. La demande que le prévenu doit présenter pour la tenue d’une enquête préliminaire n’affecte pas la cristallisation du droit acquis. L’article 535 commence par l’expression « lorsqu’un prévenu inculpé d’un acte criminel », laquelle établit le dépôt des accusations du prévenu comme condition d’ouverture du droit à l’enquête préliminaire. La demande est constitutive de l’obligation du juge de paix de procéder à l’enquête préliminaire, mais elle n’est pas une condition préalable à la naissance du droit à l’enquête préliminaire lui-même; elle constitue plutôt l’exercice du droit lui‑même.
                    En ce qui concerne l’interprétation que doit recevoir le nouvel art. 535, il ressort de son texte, de son contexte et de son objet que le prévenu dont l’infraction reprochée ou son équivalent est passible de 14 ans ou plus d’emprisonnement a droit à la tenue d’une enquête préliminaire. Le libellé de l’art. 535 ne présente aucune ambiguïté : une enquête préliminaire ne peut être tenue que dans le cas d’un « prévenu inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus ». Tant l’adjectif « passible » en français que son équivalent en anglais « punishable » se rapportent à l’acte criminel et non à la peine susceptible d’être encourue. Cette formulation renvoie à la gravité de l’infraction reprochée, et sa logique n’est pas dirigée vers le prévenu lui-même. Le législateur a ainsi voulu lier le droit à l’enquête préliminaire à la gravité de l’infraction reprochée, et non au degré de risque encouru par le prévenu; il s’agit d’un critère objectif. Cette interprétation est également renforcée par l’examen des débats parlementaires ayant mené à la modification en cause.
                    Le risque réellement encouru par le prévenu en raison du moment de la commission de l’infraction relève de ses propres circonstances, et non de la gravité de l’infraction reprochée. Une infraction n’est pas moins grave aujourd’hui parce qu’elle a été commise avant une date donnée. Le législateur n’a pas voulu établir une distinction entre les accusations de même nature en fonction de la date à laquelle l’infraction a été commise dans la détermination du droit à l’enquête préliminaire. La gravité objective d’une infraction n’est pas limitée à la peine maximale afférente à cette infraction au moment de sa commission. Au contraire, les modifications législatives rehaussant la peine maximale prévue témoignent de la détermination du législateur à ce que les infractions soient jugées plus graves que par le passé. En conséquence, lorsque la peine maximale associée à une infraction a été rehaussée à 14 ans entre le moment de la commission de l’infraction et le dépôt des accusations, le prévenu peut bénéficier de l’enquête préliminaire même s’il ne fait pas personnellement face à une peine de 14 ans. Dans un tel cas, il faut se demander si la gravité de l’infraction reprochée, telle qu’elle est définie aujourd’hui, la fait tomber dans la catégorie des infractions les plus graves. Le fait que le prévenu soit accusé et condamné conformément aux dispositions pénales en vigueur au moment de la commission de l’infraction n’y change rien. Bien qu’un accusé puisse bénéficier d’une peine maximale réduite pour un crime commis avant l’alourdissement de la peine, son droit à la peine la moins sévère ne fait pas échec au droit à l’enquête préliminaire;  conclure autrement mènerait à un résultat absurde, pénaliserait  l’accusé et ferait abstraction de la séquence des étapes d’un procès criminel.
                    En l’espèce, A et G avaient acquis le droit à une enquête préliminaire, puisque ce droit se cristallise au moment du dépôt des accusations. De plus, qu’un droit ait été acquis ou non par A et G avant le moment de l’entrée en vigueur de la modification législative, ils ont un tel droit en vertu de la version actuelle de l’art. 535, car si les actes reprochés étaient commis aujourd’hui, ces actes seraient passibles d’un emprisonnement maximal de 14 ans. Le pourvoi devrait être rejeté.
                    Les juges Kasirer et Jamal : Il y a accord, pour l’essentiel, avec l’analyse des droits acquis que fait la juge Karakatsanis pour l’application dans le temps de l’art. 535 et, en particulier, avec l’importance qu’elle accorde à la demande faite par l’accusé en vue de la tenue de l’enquête préliminaire. Il y a également accord avec elle que les pratiques locales en matière d’administration de la justice peuvent légitimement varier d’une province ou d’un territoire à l’autre et que ceci n’est pas forcément incompatible avec l’application uniforme du droit criminel substantiel au Canada. Or, compte tenu de la pratique suivie au Québec en matière d’enquête préliminaire et de son incidence sur le droit de A et G d’en demander une, ces derniers possédaient des droits acquis.
                    Au Québec, l’accusé réserve généralement son choix du mode de procès pour lui permettre de prendre connaissance de la preuve divulguée. Selon la compréhension générale des juges et des avocats et avocates du Québec, le fait de réserver le choix du mode de procès avec l’autorisation du tribunal a pour effet de préserver le droit de demander, plus tard, la tenue d’une enquête préliminaire. Toutes les conditions préalables à la tenue d’une enquête préliminaire sont en effet réunies au moment où le choix est réservé : l’accusé reçoit l’assurance du tribunal qu’il pourra formuler une demande plus tard, et cette demande, suivant les termes de l’art. 535, devra être honorée. Ainsi, la situation juridique de l’accusé est alors individualisée, concrète, et suffisamment constituée. L’objectif du Parlement de réduire le nombre d’enquêtes préliminaires ne devrait pas limiter les droits acquis en l’absence de disposition transitoire visant les situations en cours.
                    Puisque la Cour du Québec a fait droit aux demandes de A et de G de réserver leur choix du mode de procès avant la date d’entrée en vigueur des modifications apportées à l’art. 535, ces derniers possédaient un droit acquis de demander, plus tard, la tenue d’une enquête préliminaire. Ils étaient donc régis par l’ancien art. 535. Le pourvoi devrait être rejeté.
                    La juge Martin : Il y a accord sur le fait que la modification en cause n’est pas purement procédurale et peut plutôt porter atteinte aux intérêts juridiques substantiels des prévenus. Cependant, il y a désaccord quant au moment dans le temps où s’applique le nouvel art. 535; la date de l’infraction est l’option qui est préférable.
                    Vu l’omission du Parlement de légiférer sur l’application dans le temps de la modification, la tâche des tribunaux consiste à déterminer quand le nouvel art. 535 s’applique, sur le fondement des principes et des présomptions relatifs à l’application des lois dans le temps, ainsi que des valeurs d’équité, de primauté du droit et de confiance raisonnable qu’ils protègent. Il faut aborder cette tâche en gardant à l’esprit les intérêts de la justice. La jurisprudence et la Loi d’interprétation prévoient des présomptions juridiques qui guident l’interprétation des lois lorsque le Parlement n’a pas clairement énoncé leur application dans le temps. Plus particulièrement, deux présomptions s’appliquent aux lois qui portent atteinte aux droits substantiels d’un accusé : la présomption de non‑rétrospectivité des lois qui portent atteinte à des intérêts juridiques substantiels, et la présomption de non‑atteinte aux droits acquis. Le principe directeur de la première présomption est que de nouvelles mesures législatives qui portent atteinte à des droits substantiels sont présumées s’appliquer prospectivement, en l’absence d’une intention législative claire à l’effet contraire. Les nouvelles dispositions procédurales ne s’appliqueront pas immédiatement non plus si, dans leur application, elles portent atteinte à des droits substantiels. Pour ce qui est de la deuxième présomption, dans les affaires criminelles, la jurisprudence de la Cour sur les droits acquis a exigé antérieurement que le titulaire d’un droit puisse vraiment l’exercer et qu’en bout de ligne, son acquisition soit certaine et non tributaire d’événements futurs.
                    Il y a lieu d’analyser le nouvel art. 535 du Code criminel en se fondant sur l’approche formulée et appliquée dans l’arrêt R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272, la décision de la Cour la plus récente sur l’application dans le temps de mesures législatives qui portent atteinte à des intérêts substantiels. Cet arrêt indique clairement que pour faire intervenir la présomption de non‑rétrospectivité, il suffit que les mesures législatives portent atteinte à des droits substantiels. Il étaye deux propositions clés : les droits substantiels ou les droits acquis déclencheront l’application de la présomption de non‑rétrospectivité, et s’il est porté atteinte aux droits substantiels de l’accusé, c’est la date de l’infraction qui devrait s’appliquer.
                    Premièrement, la présomption de non‑rétrospectivité entre en jeu lorsqu’une modification est susceptible de porter atteinte à des droits substantiels ou à des droits acquis, ou à la fois à des droits substantiels et à des droits acquis. L’un ou l’autre type de droit, à lui seul, suffit pour faire intervenir la présomption d’application prospective. Une fois qu’il est conclu qu’il y a atteinte aux droits substantiels de l’accusé, il n’est pas nécessaire d’exiger en outre que ces droits soient également d’une manière ou d’une autre des droits acquis à celui‑ci. Il n’y a aucune exigence générale portant que tous les droits substantiels doivent également être des droits acquis pour que des modifications législatives puissent être présumées s’appliquer prospectivement — mais, même s’il y en a une, cette exigence devrait être caractérisée suffisamment largement pour garantir que des caractérisations et des formalités juridiques rigides ne soient pas favorisées par rapport à l’équité et aux intérêts substantiels de l’accusé. Tout différend sur la question de savoir si, en l’espèce, c’est le droit à la tenue d’une enquête préliminaire ou le droit de demander une telle enquête qui doit être acquis devrait être résolu de manière à respecter au mieux l’équité envers le prévenu. Deuxièmement, une loi nouvelle en matière criminelle s’appliquera à compter de la date de l’infraction si elle porte atteinte aux intérêts juridiques substantiels d’un accusé.
                    La perte de la possibilité d’être libéré à la clôture de l’enquête préliminaire est significative. Elle se rapproche de la perte d’un moyen de défense prévu par la loi, qui porte atteinte aux droits substantiels et constitutionnels de l’accusé. Bien que le prévenu n’ait pas de droit constitutionnel à une enquête préliminaire, éliminer la possibilité d’une libération à la clôture de l’enquête préliminaire peut porter atteinte aux droits de l’accusé à la liberté et à la sécurité de sa personne protégés à l’art. 7 de la Charte. Puisque le nouvel art. 535 porte atteinte aux droits substantiels du prévenu et qu’il doit s’appliquer uniquement de manière prospective, la date de l’infraction devrait en régir l’application dans le temps. Elle est préférable pour de nombreuses raisons : elle est commune à tous les dossiers criminels, elle est indépendante de toute procédure donnée et est donc adaptable aux possibles différences régionales dans la procédure criminelle dans l’ensemble du pays, et elle est en phase avec la réalité des délais ou des variables susceptibles de se présenter tout au long du processus criminel sans que l’accusé y soit pour quelque chose. Pour déterminer l’application dans le temps du nouvel art. 535, il faut une solution qui s’applique uniformément partout au pays. Les droits substantiels de l’accusé ne devraient pas dépendre de différences régionales dans la procédure ou être façonnés par elles, surtout s’il peut en résulter une injustice. Par conséquent, lorsque la date de l’infraction reprochée est antérieure au 19 septembre 2019, le prévenu qui aurait eu droit à une enquête préliminaire n’eût été la modification conserve son droit, quelle que soit la peine maximale applicable.
                    En ce qui a trait à l’interprétation du nouvel art. 535, il y a accord avec la juge Karakatsanis pour dire que, lorsque le nouvel art. 535 s’applique parce que la date de l’infraction reprochée est le 19 septembre 2019 ou par la suite, un prévenu n’a droit à une enquête préliminaire que s’il s’expose personnellement à une peine maximale de 14 ans ou plus.
                    En l’espèce, il n’y a aucune raison de modifier la décision de la Cour d’appel selon laquelle le droit à l’enquête préliminaire se rattache à la date de l’infraction, et le pourvoi devrait être rejeté.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, O’Bonsawin et Moreau (dissidents) : Malgré des modifications antérieures apportées au Code criminel qui ont rendu l’enquête préliminaire possible uniquement sur demande et ont permis d’en restreindre la portée, les délais dans les procédures en matière criminelle sont devenus de plus en plus préoccupants. Dans ce contexte, le Parlement a choisi de réformer les enquêtes préliminaires afin d’améliorer l’efficacité des procédures criminelles et d’éviter aux témoins d’avoir à témoigner deux fois. Depuis la modification en 2019, l’art. 535 limite l’accès aux enquêtes préliminaires aux cas les plus graves en fonction de la peine maximale prévue pour les infractions concernées.
                    Une approche prévisible visant à déterminer l’application dans le temps doit clarifier et prendre comme point de départ le droit relatif à l’interprétation des présomptions pertinentes qui a été élaboré dans la jurisprudence de la Cour et qui a été codifié par le Parlement. Comme pour toute question d’interprétation législative, la détermination de l’application d’une nouvelle règle dans le temps doit se fonder sur le libellé du texte de loi lu dans son contexte global et en harmonie avec l’intention du législateur. Dans cette analyse, le tribunal doit s’appuyer sur tous les principes d’interprétation législative. Lorsque l’intention du législateur quant à l’application d’une loi particulière dans le temps peut être discernée à l’aide de principes d’interprétation autres que ces présomptions d’application dans le temps, les tribunaux sont tenus de donner effet à cette intention. Toutefois, lorsqu’il n’y a pas de dispositions transitoires et que ces principes ne fournissent pas de réponse claire, les présomptions générales régissant l’application dans le temps deviennent essentielles à l’analyse.
                    L’application dans le temps de la modification d’une disposition du Code criminel repose sur l’interprétation de trois présomptions et sur la corrélation qui existe entre elles : (1) la présomption d’application immédiate d’une loi purement procédurale, (2) la présomption de non‑rétrospectivité, et (3) la présomption de non‑atteinte aux droits acquis. Ces présomptions ont été en partie codifiées par le Parlement dans la Loi d’interprétation (art. 43 et 44). Premièrement, suivant la présomption d’application immédiate des lois purement procédurales, lorsque la modification législative est purement procédurale, en ce sens que son application ne porterait en aucun cas atteinte à un intérêt juridique substantiel, la nouvelle règle est présumée s’appliquer immédiatement à tous. Un intérêt juridique substantiel est un droit, un avantage, une obligation ou une responsabilité qui ne concerne pas simplement la manière dont le plaideur mène un litige, mais qui a des implications directes sur la personne en dehors de la salle d’audience. La question de savoir si la mesure législative pourrait être considérée procédurale dans l’abstrait n’est pas déterminante; la seule chose qui importe est la présence ou l’absence d’une incidence sur des questions substantielles. Deuxièmement, la présomption de non‑rétrospectivité signifie qu’une modification à la loi est présumée ne pas attacher de nouvelles conséquences préjudiciables à des événements qui se sont produits avant la modification. Troisièmement, la présomption de non‑atteinte aux droits acquis prévoit que la loi est présumée ne pas porter atteinte aux droits détenus par les particuliers qui étaient individualisés, concrets et singuliers avant son entrée en vigueur. Le seuil du caractère « individualisé, concret, singulier » comporte deux facettes principales : (1) plutôt que d’appartenir à une collectivité ou à une catégorie générale, le droit doit être celui de l’individu en particulier; et (2) le droit doit être suffisamment constitué avant l’entrée en vigueur de la modification législative, en ce qu’il existe et que des individus le possèdent à l’époque pertinente. Si une nouvelle règle porte atteinte à un droit qui revêt ces caractéristiques, de sorte qu’il s’agit d’un droit « acquis », elle est présumée ne pas s’appliquer.
                    Pour appliquer ensemble les trois présomptions en cause d’une manière raisonnée, il faut d’abord se demander si la nouvelle règle est purement procédurale puisque, si c’est le cas, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres présomptions. Lorsqu’il est démontré qu’elle est purement procédurale, une nouvelle règle s’applique immédiatement dans toutes les circonstances. Toutefois, si la nouvelle règle n’est pas purement procédurale, il faut continuer l’analyse. On peut considérer que les présomptions de non‑rétrospectivité et de non‑atteinte aux droits acquis représentent différentes facettes de la même chose. L’atteinte portée à un droit acquis est toujours rétrospective en ce que les droits découlent de faits qui remplissent les conditions préalables à l’existence du droit et que l’atteinte qui leur est ultérieurement portée modifie les conséquences juridiques de ces faits de manière préjudiciable. L’effet combiné de ces présomptions appelle à examiner les faits qui se sont produits avant l’entrée en vigueur de la nouvelle règle et à décider si ces faits établissent un intérêt juridique que la loi est présumée protéger. Lorsque l’intérêt juridique a été acquis avant l’entrée en vigueur de la nouvelle règle, cette dernière est présumée ne pas s’appliquer si elle porte atteinte à cet intérêt juridique. De plus, comme la présomption applicable en matière purement procédurale prévoit que seuls les intérêts juridiques substantiels peuvent soulever une présomption de non‑application, ces intérêts juridiques doivent nécessairement être substantiels. Par conséquent, dans l’application de ces trois présomptions, la nouvelle règle est présumée s’appliquer sauf si elle porte atteinte à un intérêt juridique substantiel qui a été acquis avant qu’elle n’entre en vigueur.
                    Cet examen exige de comprendre à quel moment un intérêt juridique est « substantiel » et à quel moment il est « acquis ». La réponse à la question de savoir si un intérêt juridique est substantiel repose sur des catégories établies dans la jurisprudence, et sur les valeurs juridiques sous‑jacentes d’équité et de primauté du droit plutôt que sur la nature procédurale abstraite du texte législatif lui‑même. À mesure qu’il devient moins un moyen d’établir d’autres droits et responsabilités par voie de procédures judiciaires et davantage une fin en soi indépendamment de ces procédures, l’intérêt juridique devient davantage susceptible d’être substantiel. Un intérêt juridique est acquis une fois que tous les faits nécessaires à la reconnaissance de son existence se sont produits. Bien que ces faits puissent généralement être établis dans le cas de catégories récurrentes, comme en matière de responsabilité criminelle, dans les cas impliquant des droits uniques prévus par la loi, il faut accorder une attention particulière à la nature du droit tel qu’il est exprimé dans la loi à la lumière de la manière dont le législateur a pondéré les attentes raisonnables des titulaires d’intérêts et l’évolution démocratique du droit. Il sera difficile d’affirmer qu’un intérêt juridique est acquis s’il demeure tributaire d’un acte ou d’un événement intermédiaire, par exemple l’exercice favorable d’un pouvoir discrétionnaire par un tiers ou des actes nécessaires à son obtention qui sont plus que de simples formalités.
                    Il n’y a aucun fondement clair permettant de tirer une conclusion quant à l’intention précise du Parlement au sujet de l’application dans le temps du nouvel art. 535. Cette question doit donc être tranchée à l’aide des présomptions temporelles. La modification de l’art. 535 n’était pas purement procédurale, parce qu’elle est susceptible de priver l’accusé de la possibilité d’être libéré à l’enquête préliminaire, ce qui constitue un intérêt juridique substantiel. La modification n’est donc pas d’application immédiate dans toutes les situations, et il est nécessaire de déterminer à quel moment le droit à une enquête préliminaire est acquis. Ce droit n’est pas acquis au moment où l’infraction aurait été commise. La possibilité d’être libéré lors d’une enquête préliminaire ne fait pas partie du droit substantiel en matière de responsabilité criminelle qui est considéré être acquis au moment de la perpétration de l’infraction. L’acquisition en matière de responsabilité à ce moment‑là protège le fait pour une personne de se fonder sur l’état du droit lorsqu’elle décide si elle prend le risque d’assumer les conséquences liées à la violation de la loi. Cependant, il est difficile d’imaginer que des gens évaluent la possibilité d’avoir une enquête préliminaire lorsqu’ils déterminent comment se conduire et s’ils prennent le risque d’engager leur responsabilité criminelle. Une conduite ne devient pas légale ou illégale et ne devient pas non plus soumise à une conséquence pénale plus ou moins importante parce qu’elle pourrait être examinée lors d’une enquête préliminaire. L’existence et l’exercice du droit à une enquête préliminaire dépendent aussi d’impondérables importants qui se présentent entre la perpétration de l’infraction et l’enquête préliminaire, y compris la question de savoir si une accusation est effectivement portée et, dans le cas d’une infraction mixte, si la Couronne choisira de procéder par voie sommaire.
                    Le droit à une enquête préliminaire est acquis au moment de la présentation de la demande d’enquête préliminaire, et non à l’étape de l’instance où il n’existe plus d’autres conditions échappant au contrôle du prévenu qui permettent de demander une telle enquête. Il existe une distinction entre la faculté de demander une enquête préliminaire et le droit à une enquête préliminaire lui‑même. L’article 535 considère la demande comme une condition préalable à l’existence du droit et rattache la demande au choix du mode de procès. Lues ensemble, les dispositions relatives au choix du mode de procès indiquent clairement que ce qui déclenche la tenue d’une enquête préliminaire est à la fois le choix d’un mode de procès dans le cadre duquel une enquête préliminaire est possible et la demande en vue de la tenue d’une telle enquête. Même lorsque le prévenu a la certitude qu’il sera jugé selon un mode dans le cadre duquel une enquête préliminaire est possible, la loi exige tout de même une demande. Le texte et le régime législatif indiquent clairement que le Parlement a voulu subordonner l’accès à une enquête préliminaire à la présentation effective d’une demande. Par conséquent, la nouvelle restriction prévue à l’art. 535 s’applique à tous les prévenus lorsqu’une demande en vue de la tenue d’une enquête préliminaire n’a pas été présentée avant son entrée en vigueur le 19 septembre 2019. L’obligation de présenter une demande garantit l’existence d’une règle claire qui peut recevoir une interprétation uniforme partout au Canada.
                    La question de savoir si une demande d’enquête préliminaire a été présentée est une question factuelle qui dépend des circonstances de chaque cas particulier. La réserve ou le report d’un choix de mode de procès n’équivaut pas à une demande effective d’enquête préliminaire. Assimiler une réserve à une demande signifierait en fait que la simple possibilité de présenter une demande suffit, malgré l’intention claire du Parlement de faire de la demande une condition préalable essentielle. En l’espèce, ni A ni G n’avaient demandé une enquête préliminaire avant le 19 septembre 2019. Leur instance était donc régie par la nouvelle restriction de l’accès aux enquêtes préliminaires.
                    Pour répondre à la question de savoir si le prévenu qui se trouve dans la situation de A et de G et qui est assujetti à la nouvelle règle prévue à l’art. 535 aurait droit à une enquête préliminaire conformément au libellé de cette disposition, il faut déterminer s’il peut être considéré comme un « prévenu inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus ». Le texte de l’art. 535, interprété dans son contexte et à la lumière des objectifs de cette disposition, exige que le prévenu soit effectivement passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus à l’égard de l’infraction pour qu’une enquête préliminaire soit possible. Le Parlement a voulu que seuls les prévenus qui s’exposent à un risque maximal plus grand conservent l’avantage d’une enquête préliminaire. Le texte met l’accent sur le prévenu et la procédure dont il fait l’objet, et non sur des situations hypothétiques ou sur la nature générale de l’infraction. Cet accent mis sur la procédure particulière dont fait l’objet le prévenu suit également le contexte plus large de la nouvelle disposition, qui indique clairement que les enquêtes préliminaires ne sont maintenant généralement pas possibles, et que l’accès à une telle enquête est restreint uniquement aux prévenus qui remplissent certaines conditions précises et claires.
                    De plus, l’objectif global qui était visé en limitant l’accès à l’enquête préliminaire était de réduire les délais, d’alléger le fardeau des témoins et des victimes, et d’améliorer l’efficacité du système de justice criminelle. Ces buts plus larges sont à la base des objectifs particuliers de l’art. 535, qui représente une exception pour les infractions graves. Le Parlement cherchait certes à réduire les obstacles systémiques au droit protégé par la Charte d’être jugé dans un délai raisonnable, mais l’exception reconnaît qu’une enquête préliminaire peut être encore très avantageuse pour le prévenu qui est exposé à un risque juridique plus important. Compte tenu de ces buts, il est difficile d’accepter que le Parlement ait adopté un seuil censé inviter à une analyse reposant sur des situations hypothétiques de la peine maximale à laquelle aurait été exposé le prévenu si l’infraction avait été commise à un autre moment. Les principes de détermination de la peine et les valeurs sociétales actuelles ne sont guère utiles lorsqu’il s’agit d’interpréter l’art. 535. L’indicateur de gravité qu’a choisi le Parlement est la peine maximale dont est passible l’infraction dont le prévenu est inculpé, et non la peine juste. En l’espèce, ni A ni G n’ont droit à une enquête préliminaire en vertu du nouvel art. 535, car les infractions dont ils sont inculpés sont chacune passibles d’un emprisonnement maximal de 10 ans. Le pourvoi devrait donc être accueilli.
Jurisprudence
Citée par les juges Côté et Rowe
                    Arrêt appliqué : Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530; distinction d’avec l’arrêt : Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; arrêts examinés : R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272; R. c. Puskas, 1998 CanLII 784 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1207; R. c. Windebank, 2021 ONCA 157, 154 O.R. (3d) 573; arrêts mentionnés : Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342; R. c. Smith, 2004 CSC 14, [2004] 1 R.C.S. 385; R. c. McNeil, 2009 CSC 3, [2009] 1 R.C.S. 66; R. c. Oland, 2017 CSC 17, [2017] 1 R.C.S. 250; Skogman c. La Reine, 1984 CanLII 22 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 93; R. c. S.J.L., 2009 CSC 14, [2009] 1 R.C.S. 426; R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623; R. c. Sazant, 2004 CSC 77, [2004] 3 R.C.S. 635; R. c. Stinchcombe, 1991 CanLII 45 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Egger, 1993 CanLII 98 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 451; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. La, 1997 CanLII 309 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 680; R. c. Dixon, 1998 CanLII 805 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 244; R. c. Taillefer, 2003 CSC 70, [2003] 3 R.C.S. 307; R. c. Gubbins, 2018 CSC 44, [2018] 3 R.C.S. 35; R. c. M. (P.), 2007 QCCA 414, 51 C.R. (6th) 81; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Ali, 1979 CanLII 174 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 221; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566; R. c. Johnson, 2003 CSC 46, [2003] 2 R.C.S. 357; R. c. Kelly, 1992 CanLII 62 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 170; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1975 CanLII 4 (CSC), [1977] 1 R.C.S. 271; Spooner Oils Ltd. c. Turner Valley Gas Conservation, 1933 CanLII 86 (SCC), [1933] R.C.S. 629; R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136; Wildman c. La Reine, 1984 CanLII 82 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 311; Upper Canada College c. Smith (1920), 1920 CanLII 8 (SCC), 61 R.C.S. 413; Howard Smith Paper Mills c. The Queen, 1957 CanLII 11 (SCC), [1957] R.C.S. 403; Angus c. Sun Alliance compagnie d’assurance, 1988 CanLII 5 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 256; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; Venne c. Québec (Commission de protection du territoire agricole), 1989 CanLII 84 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 880; Procureur général du Québec c. Tribunal de l’expropriation, 1986 CanLII 13 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 732; R. c. R.S., 2019 ONCA 906; R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828; Re Falconbridge Nickel Mines Ltd. and Minister of Revenue for Ontario (1981), 1981 CanLII 1641 (ON CA), 32 O.R. (2d) 240; Procureur général du Québec c. Carrières Ste‑Thérèse Ltée, 1985 CanLII 35 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 831; Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610; R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3; R. c. Sheppard, 2023 ABCA 381, 69 Alta. L.R. (7th) 1; R. c. S.S., 2021 ONCA 479, 493 C.R.R. (2d) 251; R. c. C.T.B., 2021 NSCA 58; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; R. c. Bertrand Marchand, 2023 CSC 26; R. c. D.A.I., 2012 CSC 5, [2012] 1 R.C.S. 149; R. c. McColman, 2023 CSC 8; Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23; MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23, [2021] 1 R.C.S. 899; Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271; R. c. Fruitier, 2022 QCCA 1225.
Citée par le juge Kasirer
                    Arrêt appliqué : R. c. Puskas, 1998 CanLII 784 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1207; arrêts mentionnés : Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272; R. c. Chrétien-Barrette, 2023 QCCQ 5857; Aucoin c. R., 2023 QCCS 3024; R. c. Lamoureux, 2019 QCCQ 6616; R. c. R.S., 2019 ONCA 906; Ciecierski c. Fenning, 2005 MBCA 52, 258 D.L.R. (4th) 103; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631.
Citée par la juge Martin
                    Arrêt appliqué : R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272; distinction d’avec l’arrêt : R. c. Puskas, 1998 CanLII 784 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1207; arrêts mentionnés : R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566; R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828; R. c. R.S., 2019 ONCA 906; R. c. Sazant, 2004 CSC 77, [2004] 3 R.C.S. 635; Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance, 1988 CanLII 5 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 256; R. c. S.J.L., 2009 CSC 14, [2009] 1 R.C.S. 426; R. c. St-Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187; R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623; Skogman c. La Reine, 1984 CanLII 22 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 93; États-Unis d’Amérique c. Shephard, 1976 CanLII 8 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 1067; Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530; R. c. R.V., 2021 CSC 10, [2021] 1 R.C.S. 131; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; R. c. White, 2022 CSC 7; R. c. W. (R.), 2023 ONCA 250, 167 O.R. (3d) 1; R. c. L. (L.), 2023 ONCA 52, 166 O.R. (3d) 561; R. c. Stinchcombe, 1991 CanLII 45 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Stuckless, 2019 ONCA 504, 146 O.R. (3d) 752; R. c. Fones, 2012 MBCA 110, 288 Man. R. (2d) 86; L.L. c. R., 2016 QCCA 1367.
Citée par la juge Karakatsanis (dissidente)
                    R. c. R.S., 2019 ONCA 906; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566; Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342; Skogman c. La Reine, 1984 CanLII 22 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 93; R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623; Caccamo c. La Reine, 1975 CanLII 11 (CSC), [1976] 1 R.C.S. 786; Patterson c. La Reine, 1970 CanLII 180 (CSC), [1970] R.C.S. 409; R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; R. c. Stinchcombe, 1991 CanLII 45 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. S.J.L., 2009 CSC 14, [2009] 1 R.C.S. 426; R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; Canada (Procureur général) c. Almalki, 2016 CAF 195, [2017] 2 R.C.F. 44; R. c. B.J.M., 2021 BCPC 151; R. c. Lamoureux, 2019 QCCQ 6616; R. c. Kozak, 2019 ONSC 5979, 148 O.R. (3d) 396; R. c. A.S., 2019 ONCJ 655; R. c. N.F., 2019 ONCJ 656, 383 C.C.C. (3d) 550; R. c. Fraser, 2019 ONCJ 652; R. c. Corneillier, 2019 QCCQ 6028; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), 1997 CanLII 376 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 358; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530; R. c. Ali, 1979 CanLII 174 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 221; R. c. Clarke, 2014 CSC 28, [2014] 1 R.C.S. 612; Venne c. Québec (Commission de protection du territoire agricole), 1989 CanLII 84 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 880; R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136; R. c. Puskas, 1998 CanLII 784 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1207; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code Criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; Wildman c. La Reine, 1984 CanLII 82 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 311; Wright c. Hale (1860), 6 H. & N. 227, 158 E.R. 94; Yew Bon Tew c. Kenderaan Bas Mara, [1983] 1 A.C. 553; Martin c. Perrie, 1986 CanLII 73 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 41; R. c. Bourque (2005), 2005 CanLII 3580 (ON CA), 193 C.C.C. (3d) 485; Brosseau c. Alberta Securities Commission, 1989 CanLII 121 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 301; Épiciers Unis Métro-Richelieu Inc., division « Éconogros » c. Collin, 2004 CSC 59, [2004] 3 R.C.S. 257; Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance, 1988 CanLII 5 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 256; Bell Canada c. Amtelecom Limited Partnership, 2015 CAF 126, [2016] 1 R.C.F. 29; Sutt c. Sutt, 1968 CanLII 221 (ON CA), [1969] 1 O.R. 169; Upper Canada College c. Smith (1920), 1920 CanLII 8 (SCC), 61 R.C.S. 413; Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1975 CanLII 4 (CSC), [1977] 1 R.C.S. 271; R. c. Johnson, 2003 CSC 46, [2003] 2 R.C.S. 357; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), 1990 CanLII 105 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1123; Tuffnail c. Meekes, 2020 ONCA 340, 449 D.L.R. (4th) 478; Procureur général du Québec c. Tribunal de l’expropriation, 1986 CanLII 13 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 732; Abbott c. Minister for Lands, [1895] A.C. 425; Re Falconbridge Nickel Mines Ltd. c. Minister of Revenue for Ontario (1981), 1981 CanLII 1641 (ON CA), 32 O.R. (2d) 240; Newton c. Crouch, 2016 BCCA 115, 384 B.C.A.C. 164; Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2012 CSC 71, [2012] 3 R.C.S. 660; R. c. Rao, 2012 BCCA 275, 323 B.C.A.C. 165; R. c. Gubbins, 2018 CSC 44, [2018] 3 R.C.S. 35; R. c. Khela, 1995 CanLII 46 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 201; R. c. George (1991), 1991 CanLII 7233 (ON CA), 5 O.R. (3d) 144; Tcheng c. Coopérative d’habitation Chung Hua, 2016 QCCA 461; R. c. Windebank, 2021 ONCA 157, 154 O.R. (3d) 573; R. c. S.S., 2021 ONCA 479, 493 C.R.R. (2d) 251; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; R. c. C.T.B., 2021 NSCA 58; Canada 3000 Inc. (Re), 2006 CSC 24, [2006] 1 R.C.S. 865; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; R. c. Bertrand Marchand, 2023 CSC 26; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. Stuckless, 2019 ONCA 504, 146 O.R. (3d) 752.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 151 [rempl. 2012, c. 1, art. 11], 152, 153, 271 [idem, art. 25], 469, 482, 482.1, 523(2)b), 535 [rempl. 2002, c. 13, art. 24; rempl. 2019, c. 25, art. 238], 536(2), (2.1), (4), (4.1), (4.3), 536.1(2), (3), 548(1)a), b), 555(1.1), (1.2), 561, 565(1)b), 577, 691(2), 718, 718.01, 718.1, 718.2b).
Code criminel, S.C. 1953‑54, c. 51, art. 148.
Code criminel, 1892, S.C. 1892, c. 29, art. 577.
Loi de 2001 modifiant le droit criminel, L.C. 2002, c. 13, sommaire, art. 24.
Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 3(1), 43, 44.
Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, S.C. 1980‑81‑82‑83, c. 125, art. 8.
Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25, sommaire, art. 238, 406.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 58 à 60.
Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants, L.C. 2015, c. 23, art. 2, 14.
Projet de loi C‑75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, 1re sess., 42e lég., 2018, art. 240.
Doctrine et autres documents cités
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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Vauclair, Healy et Hamilton), 2022 QCCA 1170, 84 C.R. (7th) 174, [2022] AZ‑51877293, [2022] Q.J. No. 8583 (Lexis), 2022 CarswellQue 13108 (WL), qui a infirmé une décision de la juge Charbonneau, 2021 QCCS 1966, [2021] AZ‑51764185, [2021] J.Q. no 10206 (Lexis), 2021 CarswellQue 7218 (WL), et une décision du juge Thibault, 2021 QCCS 1876, [2021] AZ‑51764157, [2021] J.Q. no 34468 (Lexis), 2021 CarswellQue 24134 (WL), et qui a renvoyé les deux affaires à la Cour du Québec pour la tenue d’enquêtes préliminaires. Pourvoi rejeté, le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, O’Bonsawin et Moreau sont dissidents.
                    Frédérique Le Colletter, Régis Boisvert et Daphné Godin-Garito, pour l’appelant.
                    Mélina Le Blanc, Hugo T. Marquis et Michel Pelletier, pour l’intimé Agénor Archambault.
                    Gilles Grenier, en personne.
                    John Provart, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
                    Nicole Rivers et Raoof Zamanifar, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Gabriel Babineau, Vincent R. Paquet et Elisabeth Beauchamp, pour les intervenantes l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense et l’Association des avocats de la défense de Montréal‑Laval‑Longueuil.
                    Adam Weisberg et Michelle Psutka, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
                    Janani Shanmuganathan, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Les motifs suivants ont été rendus par
                  Les juges Côté et Rowe —
                                             TABLE DES MATIÈRES
 

Paragraphe

I.      Aperçu

1

II.   Le contexte factuel et historique judiciaire

7

III.   Le contexte législatif relatif à l’enquête préliminaire

11

IV.   Analyse

22

A.   La modification législative n’écarte pas le droit à l’enquête préliminaire des         prévenus inculpés avant son entrée en vigueur

24

(1)      Les principes de droit transitoire applicables en l’espèce

24

(2)      L’abolition de l’enquête préliminaire pour certaines infractions est de nature          procédurale, mais elle affecte un droit substantiel

33

(3)      Le droit à une enquête préliminaire est acquis au moment du dépôt des          accusations

43

B.   Le prévenu dont l’infraction reprochée ou son équivalent est passible de 14 ans ou         plus d’emprisonnement a droit à une enquête préliminaire

60

(1)      L’intention du Parlement était d’assujettir le droit à l’enquête préliminaire à          la gravité de l’infraction

63

(2)      Le droit de l’inculpé à la peine la moins sévère n’a pas d’influence sur la          détermination du droit à l’enquête préliminaire

75

(3)      Application aux faits

79

V.   Conclusion

81

I.               Aperçu
[1]                             Ce pourvoi soulève la question de l’application temporelle d’une modification législative visant à limiter aux affaires les plus graves le droit du prévenu à la tenue d’une enquête préliminaire, consacré à l’art. 535 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« C. cr. »), ainsi que celle de l’interprétation pour l’avenir de la disposition ainsi modifiée. Le pourvoi est devenu théorique à l’égard des intimés, M. Agénor Archambault et M. Gilles Grenier, qui ont eu droit à une enquête préliminaire en parallèle à l’appel ayant cheminé jusqu’à notre Cour. Nous sommes néanmoins d’avis qu’il est dans l’intérêt du public de statuer sur le fond des questions susmentionnées pour clarifier certaines incertitudes qui persistent quant à l’état du droit (Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342, p. 361‑362; R. c. Smith, 2004 CSC 14, [2004] 1 R.C.S. 385, par. 49‑50; R. c. McNeil, 2009 CSC 3, [2009] 1 R.C.S. 66, par. 2; R. c. Oland, 2017 CSC 17, [2017] 1 R.C.S. 250, par. 17).
[2]                             Il y a accord avec notre collègue la juge Karakatsanis pour affirmer que la modification apportée à l’art. 535 C. cr. est de nature procédurale, mais affecte un droit substantiel, à savoir celui de l’accusé, prévu à l’al. 548(1)b) C. cr., d’être libéré de toute accusation si la preuve présentée durant l’enquête préliminaire n’est pas suffisante pour qu’un procès soit tenu à l’égard de cette accusation. Avec égards, la Cour d’appel a erré en concluant que le droit à l’enquête préliminaire est fonction du droit en vigueur au moment de la commission de l’infraction.
[3]                             Toutefois, contrairement à notre collègue la juge Karakatsanis, nous sommes d’avis que les intimés, MM. Grenier et Archambault, avaient acquis le droit à une enquête préliminaire. Le droit à une enquête préliminaire se cristallise au moment du dépôt des accusations.
[4]                             En l’absence de disposition transitoire, une telle interprétation est la plus conforme à la fois au texte de l’art. 535 C. cr. et à la présomption selon laquelle le Parlement souhaite respecter les droits ou avantages acquis par les prévenus. Cette interprétation est également ancrée dans l’idée que les procès criminels ne suivent pas tous le même déroulement purement linéaire, et ont chacun leurs particularités. Il existe en effet une multitude de possibilités quant à l’ordre dans lequel les différentes étapes des procédures surviennent. Conclure que le droit est acquis lors du dépôt des accusations, une étape commune à tous les dossiers, permet de tenir compte de la souplesse de la procédure pénale, et des retards susceptibles d’être causés par la Couronne ou par les délais inhérents au système de justice. Une telle interprétation comporte l’avantage de préserver l’équité et la certitude juridique, en plus de permettre une application uniforme de la nouvelle disposition législative dans l’ensemble du pays.
[5]                             Qu’un droit ait ou non été acquis par MM. Grenier et Archambault avant le moment de l’entrée en vigueur de la modification législative, nous sommes d’avis que les intimés ont un tel droit en vertu de la version actuelle de l’art. 535 C. cr. Le Parlement a voulu préserver l’enquête préliminaire pour tous les prévenus dont l’infraction reprochée ou son équivalent est passible de 14 ans ou plus d’emprisonnement, et non, comme le prétend la Couronne, uniquement pour les prévenus personnellement passibles de 14 ans ou plus d’emprisonnement. Il s’agit de l’interprétation la plus conforme au texte de la disposition modificatrice et du compromis dont il est issu. L’interprétation de cette disposition avancée par la Couronne, fondée sur un objectif abstrait — celui de réduire le nombre d’enquêtes préliminaires tenues à travers le pays — n’est appuyée ni par le texte clair du nouvel art. 535 C. cr. ni par les circonstances de son édiction.
[6]                             Nous sommes donc d’avis de rejeter le pourvoi.
II.            Le contexte factuel et historique judiciaire
[7]                             Dans l’ensemble, nous souscrivons au résumé des faits et de l’historique judiciaire que fait notre collègue la juge Karakatsanis. Nous y ajouterons toutefois certaines précisions qui aident à circonscrire les questions en litige.
[8]                             La Cour d’appel a conclu que le droit à l’enquête préliminaire était acquis à deux moments distincts dans le temps. D’abord, s’inspirant du principe de la légalité, la Cour d’appel a conclu que le droit à l’enquête préliminaire est en cours d’acquisition dès la commission de l’infraction (« accruing from that moment ») (2022 QCCA 1170, 84 C.R. (7th) 174, par. 11). De l’avis du juge Healy, la classification des infractions (acte criminel, hybride ou sommaire) et tout ce qui en découle (choix du mode de procès et enquête préliminaire) font partie du droit sur la base duquel une personne ajuste son comportement et assume des risques au moment de la commission de l’infraction (par. 16‑17).
[9]                             Ensuite, la Cour d’appel a conclu que le droit à l’enquête préliminaire est acquis au moment de la première comparution (« vested or accrued at [that] date ») (par. 11). Même en l’absence de toute demande présentée par l’accusé pour la tenue d’une enquête préliminaire, la première comparution confirme l’acquisition du droit. Cette interprétation est fondée sur l’importance de la modification législative sur les droits ou intérêts visés, non sur sa qualification comme étant de nature procédurale ou substantielle. Tant et aussi longtemps que le prévenu n’a pas opté pour la tenue d’un procès devant un juge de la cour provinciale, son droit de demander une enquête préliminaire est préservé.
[10]                        Vu sa conclusion sur ce point, la Cour d’appel ne s’est pas penchée sur la question de l’interprétation de la version modifiée de l’art. 535 C. cr.
III.         Le contexte législatif relatif à l’enquête préliminaire
[11]                        Héritée du droit anglais, l’enquête préliminaire a été incorporée au droit criminel canadien dès 1892, dans le premier Code criminel, 1892, S.C. 1892, c. 29 (art. 577; voir aussi D. Pomerant et G. Gilmour, Étude de l’enquête préliminaire au Canada (avril 1993), p. 1‑27). Conçue à l’origine pour permettre à la poursuite de découvrir l’auteur d’un crime et de recueillir la preuve de sa culpabilité, l’enquête préliminaire est plus tard devenue [traduction] « un bouclier pour la défense », permettant à la fois à l’accusé de découvrir la preuve que possède la poursuite contre lui et « d’éviter les dépenses et l’odieux d’un procès » si, de l’avis du juge de paix ou un juge de la cour provinciale, cette preuve n’est pas suffisante pour justifier la tenue d’un procès (Skogman c. La Reine, 1984 CanLII 22 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 93, p. 105, citant P. Devlin, The Criminal Prosecution in England (1960), p. 10).
[12]                        L’enquête préliminaire présente donc deux aspects importants. Son objet principal est « d’empêcher l’accusé de subir un procès public inutile, voire abusif, lorsque la poursuite ne possède aucun élément de preuve justifiant la continuation de l’instance » (Skogman, p. 105). Il s’agit d’un « mécanisme de filtrage permettant de déterminer si la Couronne dispose d’une preuve suffisante justifiant le renvoi du prévenu à procès » (R. c. S.J.L., 2009 CSC 14, [2009] 1 R.C.S. 426, par. 21, citant R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623, par. 30 et R. c. Sazant, 2004 CSC 77, [2004] 3 R.C.S. 635, par. 14‑16). L’enquête préliminaire joue également un « rôle accessoire de mécanisme de communication de la preuve » (Hynes, par. 31). En droit anglais, l’obligation de communication de la preuve qui incombe à la Couronne dans le cadre de l’enquête préliminaire a évolué de manière à en faire un mécanisme de communication très efficace, ce qui n’a pas été historiquement le cas au Canada (Commission de réforme du droit du Canada, Document de recherche : Communication de la preuve en droit pénal (1974), p. 8‑9).
[13]                        Bien que l’enquête préliminaire permette à un accusé de mieux connaître la preuve dont dispose la poursuite, la communication de la preuve est principalement assurée, en droit canadien, par le droit constitutionnel de l’accusé à une défense pleine et entière, un principe de justice fondamentale enchâssé à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (R. c. Stinchcombe, 1991 CanLII 45 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Egger, 1993 CanLII 98 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 451; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. La, 1997 CanLII 309 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 680; R. c. Dixon, 1998 CanLII 805 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 244, par. 22; R. c. Taillefer, 2003 CSC 70, [2003] 3 R.C.S. 307; McNeil, par. 17‑25; R. c. Gubbins, 2018 CSC 44, [2018] 3 R.C.S. 35). Ce droit constitutionnel à la communication de tous les renseignements pertinents est distinct du droit à l’enquête préliminaire, ce qui a d’ailleurs mené notre Cour à affirmer, dans l’arrêt S.J.L., par. 23, que « la fonction incidente de l’enquête préliminaire comme mécanisme de communication de la preuve a perdu une grande partie de sa pertinence » depuis l’édiction de la Charte. Le choix du Parlement de restreindre ou d’abolir l’enquête préliminaire pour certaines infractions ne porte donc pas atteinte aux principes de justice fondamentale, car l’accusé demeure présumé innocent et conserve son droit à une défense pleine et entière (par. 21). Il n’existe pas de droit constitutionnel à l’enquête préliminaire.
[14]                        Au tournant du siècle dernier, le Parlement envisage des moyens de réduire le nombre, la durée et la portée des enquêtes préliminaires, devant une augmentation des délais judiciaires et mesurant l’impact de cette procédure sur les victimes et autres témoins. Une réforme radicale a toutefois été écartée (voir R. c. M. (P.), 2007 QCCA 414, 51 C.R. (6th) 81, par. 68‑73). La solution préconisée par le Parlement, plus modérée, figure dans la Loi de 2001 modifiant le droit criminel, L.C. 2002, c. 13. L’un des objets de cette loi est de « réforme[r] et modernise[r] la procédure criminelle concernant [. . .] les aspects procéduraux de l’enquête préliminaire » (sommaire, sous‑al. f(i)). Ses dispositions, entrées en vigueur le 1er juin 2004, ont modifié le C. cr. afin notamment de rendre la tenue de l’enquête préliminaire facultative, de permettre aux parties de limiter la portée des enquêtes ou permettre la tenue d’une conférence préparatoire, d’accorder au juge de paix le pouvoir de régler le cours de l’enquête et de lui permettre de mettre fin aux interrogatoires et contre‑interrogatoires abusifs. Ces modifications ont maintenu le « droit inconditionnel » du prévenu à l’enquête préliminaire, tout en simplifiant le recours à cette procédure et en rendant celle‑ci facultative (Débats de la Chambre des communes, vol. 136, n° 124, 2e sess., 36e lég., 28 septembre 2000, p. 8829; Débats du Sénat, vol. 139, n° 66, 1re sess., 37e lég., 1er novembre 2001, p. 1612).
[15]                        Par ces modifications législatives, le Parlement a voulu permettre aux parties de choisir des mécanismes mieux adaptés à leurs besoins, « non à [leur] imposer une procédure plus rigide » (S.J.L., par. 24). Afin de permettre aux parties de décider si l’enquête préliminaire est appropriée dans leurs circonstances, le libellé de l’art. 535 C.cr a été modifié en ces termes :
535. Lorsqu’un prévenu inculpé d’un acte criminel est devant un juge de paix et qu’une demande a été présentée en vue de la tenue d’une enquête préliminaire au titre des paragraphes 536(4) ou 536.1(3), le juge de paix doit, en conformité avec la présente partie, enquêter sur l’accusation ainsi que sur tout autre acte criminel qui découle de la même affaire fondé sur les faits révélés par la preuve recueillie conformément à la présente partie.
 
(Loi de 2001 modifiant le droit criminel, art. 24)
[16]                        Dans un rapport publié en juin 2017, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a constaté que la Loi de 2001 modifiant le droit criminel n’a pas réussi à réduire de manière probante le nombre et la durée des enquêtes préliminaires, ni à alléger le fardeau des victimes et des témoins. Dans son rapport, le Comité a recommandé d’éliminer les enquêtes préliminaires ou de les réserver « aux infractions les plus graves dans le Code criminel », afin de réduire les délais dans les affaires criminelles (Justice différée, justice refusée : L’urgence de réduire les longs délais dans le système judiciaire au Canada (Rapport final) (2017), p. 55).
[17]                        Un an auparavant, dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, les juges Moldaver, Karakatsanis et Brown, au nom de la majorité, avaient invité le Parlement à procéder à un examen des règles et procédures en matière criminelle, en particulier l’enquête préliminaire (par. 140) :
Les législatures provinciales et le Parlement pourront quant à eux jeter un regard neuf sur les règles, les procédures et les autres secteurs du droit criminel pour s’assurer, d’une part, que ceux‑ci soient plus propices à permettre que justice soit rendue en temps utile, et, d’autre part, que la procédure criminelle mette l’accent sur ce qui est vraiment nécessaire pour la tenue d’un procès équitable. Les services d’aide juridique auront un rôle à jouer lorsqu’il s’agira d’assurer la participation d’avocats de la défense expérimentés, en particulier pour les procès longs et complexes. Par ailleurs, le Parlement voudra peut‑être se pencher sur la question de la valeur des enquêtes préliminaires à la lumière des obligations accrues en matière de communication de la preuve. Le gouvernement devra aussi examiner si le système de justice criminelle bénéficie de ressources suffisantes, notamment pour appuyer les initiatives visant à réduire les délais. [Nous soulignons.]
[18]                        En réponse à l’invitation lancée par notre Cour dans l’arrêt Jordan et aux constats énoncés par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles dans son rapport, le gouvernement a présenté au Parlement, le 29 mars 2018, une première version du projet de loi C‑75. Dans cette version initiale, le projet de loi limitait la disponibilité des enquêtes préliminaires aux adultes accusés d’infractions passibles de l’emprisonnement à perpétuité (projet de loi C‑75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, 1re sess., 42e lég., 2018, art. 240 (première lecture le 29 mars 2018); Débats de la Chambre des communes, vol. 148, n° 300, 1re sess., 42e lég., 24 mai 2018, p. 19604 (l’hon. J. Wilson‑Raybould)).
[19]                        Vu les préoccupations exprimées par la communauté juridique à l’égard de cette approche, et suite à une proposition de modification formulée par le Sénat, le libellé du projet de loi est modifié pour élargir l’accès à l’enquête préliminaire par rapport à ce qui avait été libellé dans le projet de loi initial. Le choix est fait de préserver le droit des prévenus à l’enquête préliminaire pour l’ensemble des infractions jugées les plus graves. Dans ce contexte, le Parlement a décidé de préserver l’accès à l’égard des infractions dont la peine maximale est de 14 ans et plus. Nous utilisons ci‑après les termes « infractions les plus graves » pour nous y référer :
Dans sa version initiale, le projet de loi C‑75 proposait de restreindre les enquêtes préliminaires aux actes criminels passibles d’une peine d’emprisonnement à perpétuité — il y en a environ 70 dans le Code criminel. Le Sénat estimait lui aussi que ces infractions devaient donner automatiquement lieu à une enquête préliminaire.
 
Cela dit, il souhaitait en outre qu’il puisse y en avoir une pour tous les autres actes criminels passibles d’une peine maximale autre que l’emprisonnement à perpétuité, ce qui ajouterait 393 infractions. Dans son amendement, le Sénat proposait qu’une enquête préliminaire soit possible dans deux situations : premièrement si une des deux parties en fait la demande et, deuxièmement, si le juge est convaincu que certains critères sont remplis, c’est‑à‑dire si le nécessaire a été fait pour atténuer les répercussions de l’une ou l’autre des deux approches sur les victimes et, dans les cas où une enquête est demandée par l’une des parties, si la tenue d’une telle enquête est dans l’intérêt de l’administration de la justice.
 
L’amendement visait à remédier à des préoccupations déplorant que les enquêtes préliminaires ne soient pas disponibles pour plus d’infractions et pour les infractions graves. Toutefois, le fait de les rendre possibles pour un plus grand nombre d’infractions, combiné aux nouveaux critères complexes, mènerait, selon nous, à d’autres retards et à des litiges inutiles, notamment pour interpréter l’application adéquate des critères.
 
Conscient, toutefois, que l’amendement de l’autre endroit était motivé par des préoccupations de longue date de la communauté juridique et d’autres, j’ai proposé de ne pas accepter les amendements 3 et 4 de l’autre endroit tels que rédigés, mais plutôt de réviser l’approche originale du projet de loi pour rendre les enquêtes préliminaires également disponibles pour les infractions assorties d’une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement, comme l’agression sexuelle armée.
 
(Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 435, 1re sess., 42e lég., 17 juin 2019, p. 29245 (l’hon. D. Lametti))
[20]                        Cette version du projet de loi a été sanctionnée le 21 juin 2019 et prévoyait un délai de 90 jours avant l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions concernant l’enquête préliminaire, soit le 19 septembre 2019 (voir la Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25 « Modifications de 2019 », art. 406). Le libellé de l’art. 535 C. cr. ainsi modifié restreint aux prévenus inculpés d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus le droit à l’enquête préliminaire :
535 Lorsqu’un prévenu inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus est devant un juge de paix et qu’une demande a été présentée en vue de la tenue d’une enquête préliminaire au titre des paragraphes 536(4) ou 536.1(3), le juge de paix doit, en conformité avec la présente partie, enquêter sur l’accusation ainsi que sur tout autre acte criminel qui découle de la même affaire fondé sur les faits révélés par la preuve recueillie conformément à la présente partie.
[21]                        Dans son ensemble, l’objet de la modification législative est de réduire le nombre et la durée des enquêtes préliminaires afin de répondre à l’augmentation des délais judiciaires en matière criminelle, et d’alléger le fardeau des témoins et des victimes, qui doivent témoigner deux fois lorsqu’une telle procédure a lieu (Débats de la Chambre des communes, 24 mai 2018, p. 19602‑19605 (l’hon. J. Wilson‑Raybould); voir aussi Débats de la Chambre des communes, 17 juin 2019, p. 29245‑29246 (l’hon. D. Lametti)). Pour ce faire, le Parlement a restreint aux infractions jugées les plus graves le droit du prévenu de demander la tenue d’une enquête préliminaire. Dans le cadre de cette modification, la catégorie des infractions les plus graves a été conçue par le Parlement comme visant les actes criminels passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans ou plus.
IV.         Analyse
[22]                        Le présent pourvoi exige que notre Cour interprète une disposition législative nouvelle et détermine les modalités de son application dans le temps. Tant en matière de droit transitoire que d’interprétation des lois en général, « l’intention du législateur est souveraine » (P.‑A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5 éd. 2021), n° 457; voir aussi R. c. Ali, 1979 CanLII 174 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 221, p. 235). Notre rôle se limite donc à déceler la véritable intention du législateur en lisant les termes de la disposition dans leur contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie et l’objet de la loi (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26).
[23]                        Notre analyse procède de la manière suivante. D’abord, nous traitons des modalités d’application dans le temps du nouvel art. 535 C. cr. Ensuite, nous interprétons la portée de l’art. 535 C. cr. tel que modifié. Au terme de notre analyse, nous concluons que les intimés, MM. Grenier et Archambault, ont chacun droit à une enquête préliminaire tant en vertu du droit ancien, dont les effets à leur égard survivent à la modification législative, qu’en application du droit nouveau.
A.           La modification législative n’écarte pas le droit à l’enquête préliminaire des prévenus inculpés avant son entrée en vigueur
(1)         Les principes de droit transitoire applicables en l’espèce
[24]                        Le point de départ de l’analyse relative à l’application dans le temps de la loi nouvelle réside toujours dans la loi elle‑même. En l’absence de disposition transitoire, et si l’intention du législateur de lui conférer un effet particulier ne ressort pas explicitement ou par implication nécessaire de la lecture du texte de loi, comme c’est le cas en l’espèce, il faut se tourner en particulier vers les règles établies dans les lois d’interprétation et par la jurisprudence.
[25]                        La Couronne soutient que la Cour d’appel a erré en concluant que le droit à une enquête préliminaire est fonction du droit en vigueur au moment de la commission de l’infraction dont le prévenu est inculpé. L’effet que doit recevoir le nouvel art. 535 C. cr. dépend donc plutôt de l’application de la présomption de respect des droits acquis. Selon la Couronne, s’il existe un droit acquis à la tenue d’une enquête préliminaire, ce droit n’est acquis qu’au moment où la tenue de cette enquête est valablement demandée.
[26]                        En l’espèce, l’évaluation du bien‑fondé de ces prétentions fait intervenir trois principes de droit transitoire bien établis, qu’il faut prendre soin de ne pas confondre : (1) le principe de la légalité; (2) la présomption de respect des droits acquis; et (3) l’exception fondée sur l’application immédiate des dispositions de nature purement procédurale. Sur la base du premier principe, la Cour d’appel a conclu que le droit à l’enquête préliminaire est en cours d’acquisition dès la commission de l’infraction. Sur la base du second principe, elle a conclu que ce droit est acquis au moment de la première comparution. Aucune des parties ne prétend que le troisième principe trouve ici application, mais il est néanmoins nécessaire de se pencher sur celui‑ci pour résoudre la question de l’application dans le temps du nouvel art. 535 C. cr.
[27]                        Le principe de la légalité est un « pilier du droit criminel » qui vise à préserver l’état du droit en vigueur au moment de la commission d’une infraction (R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566, par. 59). Les juges Iacobucci et Arbour l’ont utilement résumé dans l’arrêt R. c. Johnson, 2003 CSC 46, [2003] 2 R.C.S. 357 : « En règle générale, une personne inculpée d’un acte criminel doit être accusée et condamnée conformément aux dispositions pénales en vigueur au moment où aurait été commise l’infraction » (par. 41). Cette règle trouve deux expressions, toutes deux enchâssées dans la Charte (Côté et Devinat, nos 566‑567; G. Côté‑Harper, P. Rainville et J. Turgeon, Traité de droit pénal canadien (4e éd. rév. 1998), p. 99‑120). Premièrement, la loi nouvelle ne peut pas rendre criminelle une action ou une omission qui, au moment où elle est survenue, ne constituait pas une infraction; l’al. 11g) garantit à l’inculpé le droit de ne pas être déclaré coupable aux termes d’une telle loi. Deuxièmement, la loi nouvelle ne peut créer des peines plus sévères pour sanctionner l’infraction commise avant son entrée en vigueur; l’al. 11i) garantit à l’inculpé le droit de bénéficier de la peine la moins sévère lorsque la peine est modifiée entre le moment de la commission de l’infraction et de l’imposition de la peine. La primauté du droit et l’équité des procédures pénales en dépendent (R. c. Kelly, 1992 CanLII 62 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 170, p. 203, la juge McLachlin; Poulin, par. 59; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 22‑25).
[28]                        La présomption selon laquelle le Parlement n’a pas l’intention de contrevenir aux droits ou avantages acquis est l’un des principes fondamentaux du droit transitoire. Afin d’assurer la certitude des conséquences juridiques découlant des faits et des actes antérieurs à la modification législative, « une loi ne doit pas être interprétée de façon à porter atteinte aux droits existants relatifs aux personnes ou aux biens, sauf si le texte de cette loi exige une telle interprétation » (Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1975 CanLII 4 (CSC), [1977] 1 R.C.S. 271, p. 282‑283, se référant à Spooner Oils Ltd. c. Turner Valley Gas Conservation, 1933 CanLII 86 (SCC), [1933] R.C.S. 629, p. 638; voir aussi Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530, par. 33). Les lois qui portent atteinte aux droits substantiels ne valent que pour l’avenir et ne s’appliquent qu’aux situations dans lesquelles ces droits ne sont pas encore acquis (R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136, par. 87).
[29]                        Cette présomption ne souffre que d’une exception : « . . . il n’existe pas de droits acquis en procédure, pour autant que la mise en œuvre de la nouvelle procédure soit, en pratique, possible » (Wildman c. La Reine, 1984 CanLII 82 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 311, p. 331). Les lois de nature purement procédurale, qui ont pour objet de régir la façon de faire valoir des droits ou avantages sans porter atteinte à ceux‑ci sur le fond, sont présumées d’application immédiate (R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272, par. 10‑11; voir aussi Upper Canada College c. Smith (1920), 1920 CanLII 8 (SCC), 61 R.C.S. 413, p. 418; Howard Smith Paper Mills c. The Queen, 1957 CanLII 11 (SCC), [1957] R.C.S. 403, p. 419‑420; Angus c. Sun Alliance compagnie d’assurance, 1988 CanLII 5 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 256, p. 265‑267; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 57 et 62). Cette exception n’est toutefois qu’une présomption et doit donc céder le pas à l’intention contraire exprimée par le législateur (Ali, p. 235).
[30]                        Les dispositions suivantes de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, codifient la présomption de respect des droits acquis et l’exception fondée sur l’application immédiate des dispositions de nature purement procédurale :
43 L’abrogation, en tout ou en partie, n’a pas pour conséquence :
 
. . .
 
c) de porter atteinte aux droits ou avantages acquis, aux obligations contractées ou aux responsabilités encourues sous le régime du texte abrogé;
 
. . .
 
 
44 En cas d’abrogation et de remplacement, les règles suivantes s’appliquent :
 
. . .
 
c) les procédures engagées sous le régime du texte antérieur se poursuivent conformément au nouveau texte, dans la mesure de leur compatibilité avec celui‑ci;
 
d) la procédure établie par le nouveau texte doit être suivie, dans la mesure où l’adaptation en est possible :
 
. . .
 
(ii) pour l’exercice des droits acquis sous le régime du texte antérieur,
[31]                        Avec égards, il n’est pas utile d’aborder le principe de la légalité sous l’angle des droits acquis, comme l’a fait la Cour d’appel en l’espèce, ni opportun d’effacer la distinction entre non‑rétroactivité et respect des droits acquis (voir Venne c. Québec (Commission de protection du territoire agricole), 1989 CanLII 84 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 880, p. 906; Procureur général du Québec c. Tribunal de l’expropriation, 1986 CanLII 13 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 732, p. 741 et 744; Gustavson Drilling, p. 279 et 282; Dikranian, par. 31). Une telle approche introduit davantage d’incertitude et de confusion dans le droit transitoire qu’elle n’en résout. Nous ne sommes pas en présence d’une disposition susceptible de modifier le régime juridique applicable au moment où l’infraction a été commise, ce qui ferait intervenir le principe de la légalité, mais bien d’une modification législative qui vise à limiter pour l’avenir le recours à une procédure pénale.
[32]                        Nous proposons donc de suivre simplement la structure des art. 43 et 44 de la Loi d’interprétation. La première question à examiner pour déterminer les modalités de l’application dans le temps de la loi nouvelle est celle de savoir si la modification législative est de nature purement procédurale. Si la modification en cause est susceptible d’affecter un droit ou un avantage acquis sous le régime du texte antérieur, il faut déterminer le moment où le droit ou l’avantage en cause est acquis. Celui‑ci sera présumé maintenu uniquement pour les personnes qui l’ont effectivement acquis avant l’entrée en vigueur de la modification législative.
(2)         L’abolition de l’enquête préliminaire pour certaines infractions est de nature procédurale, mais elle affecte un droit substantiel
[33]                        L’absence d’indication du Parlement quant à l’application dans le temps d’une disposition donne lieu à l’application de la présomption selon laquelle la modification législative n’affecte pas les droits ou avantages acquis. En l’espèce, la loi modificatrice contient plusieurs dispositions transitoires, mais aucune ne vise les articles relatifs au régime de l’enquête préliminaire. Rien dans le nouveau texte de loi ne permet de déceler clairement l’intention du Parlement quant à son application dans le temps. En pareilles circonstances, il faut conclure que ce dernier a voulu s’en remettre aux présomptions, et non les écarter.
[34]                        Messieurs Grenier et Archambault demandent à notre Cour de confirmer, comme l’a fait la Cour d’appel, que le droit à l’enquête préliminaire est fonction du droit substantiel en vigueur au moment de la commission de l’infraction. Conclure en ce sens mettrait fin à l’analyse.
[35]                        Cependant, avec égards pour l’opinion contraire, nous sommes d’avis que l’abolition de l’enquête préliminaire pour certaines infractions ne fait pas intervenir le principe de légalité. Cette mesure n’a aucun impact sur le champ de la responsabilité criminelle. L’enquête préliminaire n’est pas une règle de droit sur laquelle le prévenu est susceptible de s’appuyer afin d’ajuster son comportement ou de décider d’assumer les conséquences liées à sa violation au moment où il commet l’infraction (Poulin, par. 59). L’enquête préliminaire « n’est pas un procès, mais simplement une procédure d’examen préalable permettant de déterminer si la preuve est suffisante pour justifier la tenue d’un procès » (Hynes, par. 4; voir aussi A. Stylios, J. Casgrain et M.‑É. O’Brien, Procédure pénale (2023), par. 10‑3).
[36]                        Il faut dès lors se demander si l’abolition de l’enquête préliminaire dans le cas des prévenus inculpés d’un acte criminel passible de moins de 14 ans d’emprisonnement porte atteinte à un droit substantiel, ou si, s’agissant d’une modification de nature purement procédurale, le nouveau texte doit s’appliquer immédiatement à toutes les instances, que celles‑ci aient été engagées avant ou après son entrée en vigueur. À travers l’ensemble du pays, des juges de cours provinciales et de cours supérieures ont exprimé des opinions contradictoires sur la question. Fait important, la Couronne ne prétend pas que la modification législative est de nature purement procédurale, mais remet plutôt en question le moment de l’acquisition du droit à l’enquête préliminaire.
[37]                        Sur ce point, nous souscrivons pour l’essentiel à l’analyse de notre collègue la juge Karakatsanis. Il est vrai que le choix du Parlement de restreindre ou d’abolir le droit à l’enquête préliminaire dans le cas de certaines infractions ne porte pas atteinte au droit de l’accusé à une défense pleine et entière, car il n’existe pas de droit constitutionnel à l’enquête préliminaire (S.J.L., par. 21). Cela dit, tel qu’il a été établi par le juge Doherty dans l’arrêt R. c. R.S., 2019 ONCA 906, la restriction du droit à l’enquête préliminaire affecte le droit de l’accusé, prévu à l’al. 548(1)b) C. cr., d’être libéré de toute accusation si la preuve présentée durant l’enquête préliminaire n’est pas suffisante pour qu’un procès soit tenu à l’égard de cette accusation (par. 49; voir aussi R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828). L’enquête préliminaire vise en effet à « empêcher l’accusé de subir un procès public inutile, voire abusif, lorsque la poursuite ne possède aucun élément de preuve justifiant la continuation de l’instance » (Hynes, par. 30, citant Skogman, p. 105). Il arrive en outre que, à la suite de la tenue d’une enquête préliminaire, un prévenu soit renvoyé à procès à l’égard d’infractions distinctes de celle initialement reprochée, situation qui peut entraîner une révision de la décision alors en vigueur concernant sa mise en liberté provisoire selon l’al. 523(2)b) C. cr.
[38]                        Il ne s’agit pas ici d’un cas de figure dans lequel la modification législative n’affecterait que la façon de procéder ou de conduire un litige. Toute restriction au droit à l’enquête préliminaire a donc un impact direct sur la liberté et la sécurité des prévenus (R.S., par. 52 et 57‑58). La modification législative, dont l’objet consiste à limiter l’enquête préliminaire aux seules infractions les plus graves, ne peut être considérée comme une modification purement procédurale.
[39]                        Nous sommes également d’accord avec notre collègue la juge Karakatsanis pour affirmer que le seul fait de conclure qu’une loi procédurale est susceptible d’avoir un impact sur des droits acquis ou substantiels ne suffit pas pour statuer sur l’application dans le temps d’une modification législative lorsque l’acquisition de ces droits peut être mise en doute. Dans l’arrêt Dineley, notre Cour a mis en garde contre une catégorisation trop stricte de la nature de la modification législative qui ne tiendrait pas compte des effets de celle‑ci sur des « droits acquis ou substantiels » (par. 10). La présence du terme « ou » dans l’expression « droits acquis ou substantiels » ne saurait être interprétée comme créant deux catégories distinctes de droit, l’une protégeant des droits contre tout effet rétrospectif, et l’autre offrant une protection conditionnelle à l’acquisition des droits en question. Cela reviendrait à rendre sans objet la présomption de respect des droits acquis. Par conséquent, avec égards pour l’approche adoptée par notre collègue la juge Martin, le fait qu’une loi nouvelle de nature procédurale puisse, par ses effets, porter atteinte à un droit substantiel ne met pas fin à l’analyse. Encore faut‑il que le droit ou l’avantage en question ait été acquis au moment de son entrée en vigueur.
[40]                        Nous ajouterions que le fait qu’une modification législative touche à des « intérêts » de nature constitutionnelle ne détermine pas en soi les modalités de l’application dans le temps d’une modification législative (motifs de la juge Martin, par. 110). Il s’agirait d’une extension considérable du domaine constitutionnel, qui aurait pour résultat d’élargir de manière injustifiée le champ d’application de la présomption de respect des droits acquis, d’autant plus que la constitutionnalité de la modification à l’étude n’est pas remise en cause. Dans l’arrêt Dineley, il n’était pas nécessaire pour notre Cour de se pencher sur le moment de l’acquisition du droit, puisque la modification législative était entrée en vigueur durant le procès. Conclure à l’application de la présomption des droits acquis et à l’impossibilité de poursuivre les procédures engagées sous le régime du texte antérieur conformément au nouveau texte au sens de l’arrêt Ali était suffisant pour disposer de l’appel.
[41]                        Il y a plus. En matière criminelle, la conclusion qu’une loi de procédure nouvelle porte atteinte à des droits acquis ou substantiels ne fait pas nécessairement intervenir le principe de la légalité. Il ne faut pas confondre les droits acquis ou substantiels au sens de l’arrêt Dineley avec le droit substantiel en vigueur au moment de la commission de l’infraction au sens de l’arrêt Poulin. Un droit peut être substantiel ou acquis sans toutefois avoir un quelconque impact sur le champ de la responsabilité criminelle, c’est‑à‑dire la nature ou les conséquences de la commission d’une infraction. L’inverse est aussi vrai. Il est possible qu’un prévenu n’ait pas acquis un droit aux règles en vigueur au moment de la commission de l’infraction. Avec égards, l’approche adoptée par la Cour d’appel en l’espèce crée une telle confusion.
[42]                        Vu notre conclusion sur cette question, et en l’absence de toute indication permettant de conclure le contraire, la présomption voulant que le Parlement ait voulu respecter les droits ou avantages acquis en matière d’enquête préliminaire s’applique. Il s’agit désormais de déterminer à quel moment ce droit est acquis afin de décider si MM. Grenier et Archambault avaient droit à l’enquête préliminaire dont ils ont bénéficié par voie d’accord avec la Couronne.
(3)         Le droit à une enquête préliminaire est acquis au moment du dépôt des accusations
[43]                        Le nœud du présent appel réside dans la détermination du moment auquel le droit à l’enquête préliminaire est acquis au sens de l’al. 43c) de la Loi d’interprétation. Si la modification est susceptible d’affecter un droit existant sous le régime du droit ancien, le droit en cause sera présumé maintenu uniquement pour les prévenus qui l’ont effectivement acquis avant l’entrée en vigueur de la modification.
[44]                        La détermination de ce qui constitue un droit ou avantage acquis est une question délicate. Dans l’arrêt Dikranian, notre Cour a énoncé deux conditions à auxquelles doit satisfaire le justiciable qui revendique un avantage ou droit acquis. D’abord, sa situation juridique doit être « individualisée et concrète, et non générale et abstraite » (par. 37). La seule possibilité de se prévaloir d’une loi ne saurait fonder une prétention de droits acquis; « le droit doit être acquis à une personne en particulier » (par. 39). Ensuite, la situation juridique du justiciable doit être suffisamment individualisée et constituée au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, c’est‑à‑dire avoir atteint un certain degré de concrétisation (par. 37 et 40).
[45]                        Afin que la situation juridique soit suffisamment constituée, les conditions préalables à l’exercice d’un droit doivent avoir été remplies. C’est seulement à ce moment que le droit pourra être acquis (R. c. Puskas, 1998 CanLII 784 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1207, par. 14). Cependant, le droit peut tout de même avoir été acquis à temps même si toutes les étapes procédurales nécessaires à cet exercice n’ont pas toutes été accomplies avant l’entrée en vigueur d’une modification législative (voir, p. ex., Re Falconbridge Nickel Mines Ltd. and Minister of Revenue for Ontario (1981), 1981 CanLII 1641 (ON CA), 32 O.R. (2d) 240 (C.A.), p. 248‑250; voir aussi Côté et Devinat, n° 638; R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 729‑730). La difficulté consiste donc à départager d’une part, les simples étapes procédurales nécessaires à l’exercice du droit, et, d’autre part, les conditions préalables à l’exercice du droit. Seules ces dernières doivent être remplies pour que le droit soit acquis.
[46]                        Messieurs Grenier et Archambault proposent comme argument principal que le droit à l’enquête préliminaire est acquis au moment de la commission de l’infraction et, de façon subsidiaire, que le droit est acquis au moment de la première comparution, reprenant en partie les conclusions formulées par la Cour d’appel à cet égard. Il est pertinent de noter que, contrairement à son homologue québécois, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le droit à l’enquête préliminaire n’est acquis qu’à la date où le prévenu en fait la demande (voir R.S., par. 4). Dans le cas présent, la Couronne demande à notre Cour d’adopter cette dernière approche et d’infirmer celle préconisée par la Cour d’appel du Québec.
[47]                        La Couronne soutient, à bon droit, qu’un droit ou un avantage ne peut être acquis à plusieurs moments distincts dans le temps. Il est vrai qu’il existe une différence notable de formulation entre les versions française et anglaise de l’al. 43c) de la Loi d’interprétation. La version française mentionne d’abord les « droits ou avantages acquis », et ensuite « [les] obligations contractées ou [les] responsabilités encourues ». La version anglaise, quant à elle, n’utilise pas de language spécifique pour qualifier les droits et avantages, mentionnant plutôt « any right, privilege, obligation or liability acquired, accrued, accruing or incurred ». En principe, les termes « acquired, accrued, accruing » devraient avoir des significations différentes, car le Parlement ne parle pas pour ne rien dire (Procureur général du Québec c. Carrières Ste‑Thérèse Ltée, 1985 CanLII 35 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 831, p. 838; Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610, par. 87; R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3, par. 89). Toutefois, comme le soulignait la professeure Ruth Sullivan, [traduction] « le style prolixe dans lequel la disposition a été rédigée (typique du dix‑neuvième siècle et du début du vingtième) affaiblit la force de cette présomption » (Sullivan, p. 768). Aussi notre Cour a‑t‑elle affirmé dans l’arrêt Puskas que les termes « acquired », « accrued » et « accruing » employés à l’al. 43c) de la Loi d’interprétation renvoient essentiellement à la même idée : « . . . quelque chose ne peut être considéré comme “accruing” que si, en bout de ligne, son acquisition est certaine et non tributaire d’événements futurs » (par. 14 (nous soulignons)).
[48]                        Se fondant sur la première étape du test établi dans l’arrêt Dikranian, il est possible d’écarter la possibilité que le droit du prévenu à l’enquête préliminaire soit acquis au moment de la commission de l’infraction. Ce moment ne peut servir de point d’acquisition du droit à l’enquête préliminaire, la situation juridique du prévenu n’étant pas à, ce moment, suffisamment individualisée, concrète et singulière. Ce n’est qu’à partir du moment où le prévenu est inculpé que sa situation juridique devient individualisée, concrète et singulière. Au moment du dépôt des accusations, le processus judiciaire criminel est enclenché et l’accusé se retrouve réellement à risque de subir une condamnation (« criminal jeopardy »).
[49]                        Nous sommes également d’avis, en application de la deuxième étape du test établi dans l’arrêt Dikranian, que la situation du prévenu est suffisamment constituée au moment du dépôt des accusations. L’acquisition du droit est à ce moment certaine et non tributaire d’événements futurs, puisque le prévenu devra inévitablement comparaître et choisir d’exercer ou de renoncer à son droit à une enquête préliminaire, ou bien de réserver son choix. Toutes les conditions préalables à l’acquisition du droit sont également remplies à ce moment. À notre avis, la demande que le prévenu doit présenter devant un juge de paix est une étape procédurale nécessaire à l’exercice du droit à l’enquête préliminaire, mais n’affecte en rien sa cristallisation. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner le libellé de l’art. 535 C. cr. en gardant à l’esprit l’objet des modifications législatives entrées en vigueur en 2004 et 2019.
[50]                        L’article 535 C. cr. commence par l’expression « [l]orsqu’un prévenu inculpé d’un acte criminel », laquelle établit le dépôt des accusations du prévenu comme condition d’ouverture du droit à l’enquête préliminaire. La Cour d’appel souligne, à juste titre, que [traduction] « [c]es mots désignent indubitablement le moment du dépôt des accusations comme étant le moment où le droit à l’enquête préliminaire [. . .] est pleinement acquis au prévenu » (par. 37). Il est vrai que le libellé de l’art. 535 C. cr. dispose que le prévenu doit être « inculpé d’un acte criminel » (« charged with an indictable offence »). Lorsqu’il s’agit d’une infraction hybride, la Couronne peut ne pas avoir encore arrêté son choix quant au mode de poursuite au moment du dépôt des accusations. Or, il ne s’agit pas là d’une considération qui rend le droit moins certain ou concret. Il y a une distinction fondamentale entre un droit qui est acquis, mais qui peut être remis en cause, et un droit qui n’a pas été acquis car les conditions préalables à sa cristallisation ne sont pas remplies. Ainsi, ni la possibilité pour la Couronne de choisir de poursuivre par voie sommaire ou par acte d’accusation direct en vertu de l’art. 577 C. cr., ni la possibilité pour le prévenu d’opter pour un procès devant la cour provinciale, ne font échec à l’acquisition par le prévenu du droit à l’enquête préliminaire (R.S., par. 40).
[51]                        Le prévenu doit présenter une demande devant un juge de paix afin que soit tenue une enquête préliminaire, mais l’acquisition de son droit n’est pas conditionnelle à la présentation d’une telle demande. L’article 535 C. cr. figure sous l’intertitre « Juridiction » et concerne l’obligation du juge de paix de procéder à l’enquête préliminaire. Cette obligation est distincte du droit de l’accusé à l’enquête préliminaire. D’un point de vue procédural, une enquête préliminaire n’est tenue que si une demande en ce sens est présentée par l’une des parties (art. 535 et par. 536(2) et (4) et 536.1(2) et (3) C. cr.); c’est pour cette raison que l’obligation du juge de paix de procéder à l’enquête ne naît que lorsque la demande de le faire est présentée. Dans ce contexte, la demande sollicitant la tenue une d’une enquête préliminaire est constitutive de l’obligation du juge de paix, mais n’est pas une condition préalable à la naissance du droit à l’enquête préliminaire lui‑même.
[52]                        À cet égard, nous ne pouvons souscrire à la lecture que fait notre collègue la juge Karakatsanis de l’arrêt Puskas. Cet arrêt portait sur des modifications au par. 691(2) C. cr. qui abolissaient l’appel de plein droit à notre Cour dont bénéficiait un accusé dont l’acquittement avait été annulé par une cour d’appel, lorsqu’un nouveau procès avait été ordonné. Le droit d’interjeter appel sans autorisation à notre Cour était assorti d’une exigence procédurale, à savoir la production d’un avis d’appel dans les délais prévus par la loi (voir la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 58 à 60). Dans l’arrêt Puskas, notre Cour n’a pas inclus la production de l’avis d’appel dans la catégorie des conditions nécessaires à l’acquisition du droit en cause (par. 15). De la même manière, la présentation d’une demande d’enquête préliminaire n’est pas une condition préalable à l’existence du droit à une enquête préliminaire, mais constitue plutôt l’exercice du droit lui‑même.
[53]                        Conclure autrement revient à accorder aux modifications législatives de 2004 une portée qui n’était pas voulue. Comme l’a souligné notre Cour dans l’arrêt S.J.L., ces modifications avaient pour objet de permettre aux parties de choisir un mécanisme adapté à leurs besoins, non d’imposer une condition à la matérialisation de leur droit. Le droit à l’enquête préliminaire est demeuré « inconditionnel » (Débats de la Chambre des communes, 28 septembre 2000, p. 8828‑8829; Débats du Sénat, 1er novembre 2001, p. 1612; voir aussi D. M. Paciocco, « A Voyage of Discovery : Examining the Precarious Condition of the Preliminary Inquiry » (2004), 48 Crim. L.Q. 151, p. 162). L’ajout d’étapes procédurales nécessaires à l’exercice du droit à l’enquête préliminaire n’a pas modifié la portée de ce droit, contrairement à la modification législative de 2019, dont l’objet était précisément de limiter le nombre de telles enquêtes. Les effets de ces deux modifications ne sauraient être confondus.
[54]                        La Cour d’appel du Québec a eu raison de noter que les accusés réservent régulièrement leur choix du mode de procès lors de la première comparution afin d’éviter de prendre une décision prématurée quant à l’exercice de leur droit à une enquête préliminaire (par. 40‑43). Cette pratique illustre de manière concrète le fait que le droit à l’enquête préliminaire se cristallise dès le dépôt des accusations criminelles. Ainsi que le suggère notre collègue le juge Kasirer, si le prévenu peut en pratique réserver l’exercice de son droit, c’est donc que sa situation juridique est (1) individualisée, concrète, singulière et (2) suffisamment constituée, c’est‑à‑dire non incertaine et non tributaire d’événements futurs. Or, comme nous l’expliquons, ces conditions sont déjà rencontrées au moment du dépôt des accusations criminelles. Tant et aussi longtemps que le prévenu n’a pas renoncé à son droit à l’enquête préliminaire en optant pour un procès devant la cour provinciale ou que la Couronne n’a pas fait échec à ce droit en choisissant un mode de poursuite incompatible ou encore en procédant par voie d’acte d’accusation direct, le droit du prévenu à l’enquête préliminaire demeure.
[55]                        Nous sommes d’avis qu’il n’y a pas lieu en l’espèce de nous prononcer sur l’opportunité de réformer cette pratique. Le Parlement a déjà fait le choix de limiter l’enquête préliminaire aux affaires les plus graves afin de répondre à l’augmentation des délais judiciaires en matière criminelle. Il est également permis de penser que la prise de décisions éclairées permet de réduire les délais comparativement à la prise de décisions prématurées qui seraient susceptibles d’engendrer davantage de coûts. Il ne faut pas non plus perdre de vue que, dans les cas où un accusé exprime sa volonté de réexercer son choix quant au mode de procès, il doit généralement obtenir le consentement du poursuivant (al. 561(1)a) C. cr.; Jordan, par. 62). Dans ce contexte, et au vu de l’importance de ce choix de l’accusé, nous éviterions de conclure que la pratique consistant à réserver l’exercice de ce choix constitue un mécanisme dilatoire.
[56]                        En plus d’être appuyée par le nouveau texte de loi, l’interprétation que nous adoptons a l’avantage de préserver l’équité et la certitude juridique. Les procès criminels ne suivent pas tous le même déroulement purement linéaire, et ont chacun leurs particularités. Il existe une multitude de possibilités quant à l’ordre dans lequel les différentes étapes des procédures se déroulent. Conclure que le droit est acquis lors du dépôt des accusations, une étape commune à toutes les affaires, permet de tenir compte de la souplesse de la procédure pénale et des possibles retards qui peuvent survenir. De tels retards peuvent être imputables soit à la Couronne, par exemple lorsqu’elle tarde à choisir le mode de poursuite, soit aux délais inhérents au système judiciaire. Rien ne tend à indiquer que le Parlement a voulu subordonner à de tels aléas l’acquisition d’un droit aussi important que celui à l’enquête préliminaire. L’expectative du prévenu se cristallise en droit à l’enquête préliminaire dès le dépôt des accusations, car sa liberté et sa sécurité sont dès lors à risque.
[57]                        Une telle interprétation a également l’avantage de permettre une application uniforme de la procédure pénale dans l’ensemble du pays, sans porter atteinte aux particularités de l’administration de la justice propres à certaines provinces. De telles particularités sont permises par le Parlement en matière de procédure pénale (voir les art. 482 et 482.1 C. cr.). Nous sommes d’avis qu’il est important que la justice soit administrée d’une manière adaptée aux circonstances locales et, pour cette raison, nous croyons inapproprié d’adopter une interprétation du nouveau texte de l’art. 535 C. cr. qui écarterait d’emblée une telle possibilité. Rien dans le libellé de cette disposition n’est en soi incompatible avec la réserve du choix et la préautorisation ou non des poursuites. Conclure que l’acquisition du droit à l’enquête préliminaire se fait uniquement au moment où le prévenu en fait la demande risque de créer des situations où des prévenus se trouvant dans des provinces distinctes, mais pourtant mis en accusation à la même date, n’auraient pas tous acquis le droit à l’enquête préliminaire.
[58]                        Les intimés, MM. Grenier et Archambault, ont été accusés avant le 19 septembre 2019. Nous concluons donc qu’ils ont chacun acquis le droit à une enquête préliminaire avant l’entrée en vigueur de la modification législative. L’ancien art. 535 C. cr. continue de s’appliquer à leur égard par l’opération de la présomption de respect des droits acquis, et il n’est pas nécessaire de déterminer si l’infraction qui leur est reprochée tombe dans la catégorie des infractions les plus graves. La Couronne a fait le choix de privilégier la tenue du procès de MM. Grenier et Archambault dans un délai raisonnable, ainsi que le droit des victimes d’être finalement entendues par un tribunal, et ce, en permettant la tenue d’une enquête préliminaire dans chacune des deux affaires. Avec égards pour l’opinion contraire, nous concluons que ce choix était en tous points conforme à l’application dans le temps de la modification législative.
B.            Le prévenu dont l’infraction reprochée ou son équivalent est passible de 14 ans ou plus d’emprisonnement a droit à une enquête préliminaire
[59]                        Bien que notre conclusion sur la question de l’application dans le temps du nouveau texte de l’art. 535 C. cr. permette de disposer du présent pourvoi, nous nous penchons maintenant sur l’interprétation que doit recevoir cette disposition.
[60]                        Les tribunaux d’appel qui se sont prononcés sur la question jusqu’à présent ont conclu que l’enquête préliminaire n’était disponible que pour les accusés personnellement exposés à une peine d’emprisonnement de 14 ans et plus (voir R. c. Sheppard, 2023 ABCA 381, 69 Alta. L.R. (7th) 1; R. c. S.S., 2021 ONCA 479, 493 C.R.R. (2d) 251; R. c. C.T.B., 2021 NSCA 58). Dans la même veine, la Couronne avance que la modification législative de l’art. 535 C. cr. a pour effet d’écarter le droit à l’enquête préliminaire pour les prévenus accusés d’infractions dites historiques, pour lesquelles la peine d’emprisonnement n’était pas de 14 ans et plus lors de la commission de l’infraction.
[61]                        Avec égards, nous sommes d’avis qu’il s’agit là d’une interprétation erronée. Il ressort du texte, du contexte et de l’objet de l’art. 535 C. cr. que le prévenu dont l’infraction reprochée ou son équivalent est passible de 14 ans ou plus d’emprisonnement a droit à la tenue d’une enquête préliminaire. L’article 535 C. cr. doit être interprété en harmonie avec la volonté exprimée par le Parlement d’alourdir les peines applicables à certaines infractions, le cas échéant. Le droit à l’enquête préliminaire n’est donc pas influencé par le droit de l’accusé à la peine la moins sévère.
(1)         L’intention du Parlement était d’assujettir le droit à l’enquête préliminaire à la gravité de l’infraction
[62]                        Le libellé de l’art. 535 C. cr. ne présente aucune ambiguïté. Une enquête préliminaire ne peut être tenue que « [l]orsqu’un prévenu inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus est devant un juge de paix et qu’une demande a été présentée en vue de la tenue d’une enquête ». Tant l’adjectif « passible » en français que son équivalent en anglais « punishable », se rapportent à l’acte criminel et non à la peine susceptible d’être encourue. D’ailleurs, la version anglaise de la disposition, « [i]f an accused who is charged with an indictable offence that is punishable by 14 years or more of imprisonment », est éclairante à cet égard, en ce que « that » rattache très clairement l’adjectif « punishable » au terme « indictable offence ». Cette formulation renvoie à la gravité de l’infraction reprochée, et sa logique n’est pas dirigée vers le prévenu lui‑même. Le Parlement a ainsi voulu lier le droit à l’enquête préliminaire à la gravité de l’infraction reprochée, et non au degré de risque encouru par le prévenu. Il s’agit d’un critère objectif.
[63]                        L’expression « acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de » est utilisée à plus d’une centaine de reprises dans le C. cr. pour établir la peine maximale applicable et ainsi définir la gravité objective des infractions. En effet, comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 96, la peine maximale établie par le Parlement pour une infraction en détermine la gravité objective (voir aussi R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 36; H. Parent et J. Desrosiers, Traité de droit criminel, t. III, La peine (3e éd. 2020), p. 53; C. C. Ruby, Sentencing (10 éd. 2020), §2.19). La présomption d’uniformité d’expression veut que la signification des mots utilisés dans les lois demeure constante, puisque « le législateur est présumé employer des mots de telle sorte que les mêmes termes ont le même sens, dans une même loi ainsi que d’une loi à l’autre » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 44, se référant à R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 217). Il n’y a donc pas de raison, dans l’interprétation du texte de l’art. 535 C. cr., de s’écarter de la signification habituelle de cette expression, à savoir qu’elle renvoie à la gravité objective de l’infraction.
[64]                        Cette interprétation trouve non seulement appui dans le texte de l’art. 535 C. cr., mais elle est également renforcée par l’examen des débats parlementaires ayant mené à la modification en cause. Il ne faut pas perdre de vue que la catégorie des « infractions les plus graves » a toujours été comprise par le Parlement en référence à la peine maximale prévue pour l’infraction, ce que reflète ici encore le texte de loi tel qu’édicté. La première mouture de la modification en cause aurait maintenu le droit à l’enquête préliminaire uniquement pour les prévenus inculpés d’infractions passibles de l’emprisonnement à perpétuité. À la suite d’une levée de boucliers et d’un compromis en découlant, le Parlement a plutôt choisi de préserver le droit à l’enquête préliminaire pour « les infractions les plus graves », soit celles passibles d’un emprisonnement maximal de 14 ans ou plus. Il est permis de penser que, ce faisant, le Parlement avait à l’esprit les infractions de la nature de celles reprochées à MM. Grenier et Archambault, lesquelles se retrouvent aujourd’hui dans la catégorie des infractions les plus graves. Le Parlement a fait le choix d’alourdir les peines maximales pour ces infractions « afin d’indiquer à quel point il considère que l’infraction visée est grave » (R. c. Bertrand Marchand, 2023 CSC 26, par. 168).
[65]                        Bien qu’il ne soit pas contesté que le Parlement ait voulu limiter le droit à l’enquête préliminaire aux infractions les plus graves, il nous paraît contradictoire d’adopter une approche fondée sur la gravité de la peine maximale dont est personnellement passible le prévenu (ou le risque réellement encouru par lui), comme le fait la Couronne en l’espèce.
[66]                        En réalité, l’interprétation avancée par la Couronne repose non pas sur le texte ou le contexte de l’art. 535 C. cr., mais plutôt sur l’objectif abstrait de réduire le nombre d’infractions donnant ouverture à la tenue d’une enquête préliminaire. Avec égards, une telle interprétation fait fi du nouveau texte de loi de même que du compromis dont il est issu. Si l’objet de la modification joue un rôle important dans l’interprétation du nouveau texte de loi, il ne permet pas de réécrire la disposition ainsi modifiée ou de faire abstraction du sens clair qui s’en dégage (voir R. c. D.A.I., 2012 CSC 5, [2012] 1 R.C.S. 149, par. 26; R. c. McColman, 2023 CSC 8, par. 36; Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23, par. 193; voir aussi Côté et Devinat, n° 1366; Sullivan, p. 293; M. Mancini, « The Purpose Error in the Modern Approach to Statutory Interpretation » (2022), 59 Alta. L. Rev. 919, p. 920‑922). Dans l’interprétation d’une disposition législative, « les tribunaux n’ont pas à interpréter — et encore moins appliquer — l’objectif sous‑jacent à une disposition ou à un régime législatif; ce qu’ils doivent interpréter, c’est le texte au moyen duquel le législateur entend atteindre [son] objectif » (MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23, [2021] 1 R.C.S. 899, par. 39). Force est de constater que le Parlement n’a pas voulu réaliser à n’importe quel prix son objectif de réduire le nombre d’infractions donnant ouverture à la tenue d’une enquête préliminaire, mais qu’il s’est plutôt limité à un compromis bien précis, lequel se reflète dans le texte de loi (Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271, par. 174; voir aussi Mancini, p. 920‑921).
[67]                        La Couronne s’appuie notamment sur l’arrêt R. c. Windebank, 2021 ONCA 157, 154 O.R. (3d) 573, pour affirmer que toute interprétation de l’art. 535 C. cr. qui élargirait le nombre d’infractions donnant ouverture à la tenue d’une enquête préliminaire irait à l’encontre de l’objectif poursuivi par le Parlement. Dans cet arrêt, le prévenu était accusé de voies de fait causant des lésions corporelles et de voies de fait par étouffement, suffocation ou étranglement, infractions passibles d’une peine d’emprisonnement de 10 ans (al. 267b) et c) C. cr.). La Couronne a informé le prévenu de son intention de présenter une demande de renvoi pour évaluation en vertu de l’art. 752.1 C. cr., en cas de déclaration de culpabilité. En réponse, le prévenu a demandé la tenue d’une enquête préliminaire, alléguant être désormais à risque d’être détenu indéfiniment (par. 753(4) C. cr.). La Cour d’appel de l’Ontario, sous la plume du juge Nordheimer, a rejeté à juste titre cette prétention, au motif que le libellé et l’historique législatif de l’art. 535 C. cr. suggèrent un accent sur la gravité de l’infraction, non sur le risque encouru par le prévenu :
[traduction] Le langage utilisé à l’art. 535 n’a rien d’ambigu. Les termes utilisés sont clairs. Un contrevenant a droit à une enquête préliminaire s’il est « inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus ». L’intimé n’est pas inculpé d’une telle infraction.
 
À mon avis, la faille, tant dans l’argument de l’intimé que dans les jugements des juridictions inférieures, est qu’ils confondent la notion de gravité de l’infraction et celle d’auteur de l’infraction, c’est‑à‑dire les circonstances propres à l’auteur. Des procédures visant à faire déclarer dangereux un délinquant constituent une instance distincte des procédures menant à la déclaration de culpabilité pour l’infraction. Il s’agit d’une procédure qui ne peut être intentée qu’après une déclaration de culpabilité à l’égard de l’infraction reprochée. Elle requiert la tenue d’un processus distinct, au cours duquel des conclusions de fait distinctes sont tirées, et dont l’issue dépend du tempérament du délinquant en cause et non de la nature de l’infraction. Bien qu’une infraction précise puisse déclencher la procédure visant à faire déclarer dangereux un délinquant, la détermination de ce statut dépasse largement l’infraction à l’origine : R. c. Wilson, [2020] O.J. No. 30, 2020 ONCA 3, 384 C.C.C. (3d) 355, par. 66.
 
Comme l’indique clairement l’art. 535, c’est la gravité de l’infraction qui dicte l’existence ou non du droit à une enquête préliminaire. Cette conclusion est renforcée par l’historique législatif des modifications apportées à l’art. 535, y compris le remplacement des infractions passibles d’une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité par les infractions passibles d’une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement. Les divers discours prononcés devant le Parlement relativement à l’objectif inspirant ces modifications renforcent également cette conclusion. [Nous soulignons; par. 35‑37.]
[68]                        À l’évidence, et avec égards pour la distinction établie par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt S.S., le risque réellement encouru par le prévenu en raison du moment de la commission de l’infraction relève de ses propres circonstances, et non de la gravité de l’infraction reprochée. Une infraction n’est pas moins grave aujourd’hui parce qu’elle a été commise avant une date donnée. Le Parlement n’a pas voulu établir une distinction entre les accusations de même nature en fonction de la date à laquelle l’infraction a été commise dans la détermination du droit à l’enquête préliminaire. Conclure autrement ne ferait qu’accroître la complexité et l’incertitude, ce qui est contraire à l’intention du Parlement (Windebank, par. 31).
[69]                        La gravité objective d’une infraction n’est pas limitée à la peine maximale afférente à cette infraction au moment de sa commission. Au contraire, les modifications législatives rehaussant la peine maximale prévue « témoignent de la détermination du législateur à ce que les infractions [. . .] soient jugées plus graves que par le passé » (Friesen, par. 99; voir aussi Bertrand Marchand, par. 168). Le péril de l’inculpé qui ne s’expose pas personnellement à une peine maximale de 14 ans est analogue à celui de l’inculpé qui s’expose personnellement à cette peine maximale. Lorsqu’ils appliquent les principes de détermination de la peine, les tribunaux doivent infliger des peines plus lourdes que celles qui étaient infligées avant les augmentations, conformément à la volonté du Parlement (Friesen, par. 100; voir, p. ex., R. c. Fruitier, 2022 QCCA 1225, par. 32‑40). L’intention du Parlement n’était pas d’écarter les infractions historiques de la catégorie des infractions les plus graves.
[70]                        Enfin, comme les cours d’appel qui ont examiné la question (voir S.S., par. 17‑20; C.T.B., par. 21 et 42‑43), la Couronne soutient son interprétation du nouvel art. 535 C.cr. par une analogie entre cette disposition et celle en cause dans l’arrêt Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289. Avec égards, cette analogie ne tient pas la route. Dans cette affaire, l’accusé avait commis une infraction passible, au moment de sa commission, d’une peine maximale de sept ans. Après la mise en accusation de ce dernier, mais avant sa déclaration de culpabilité, une modification législative a porté à 14 ans d’emprisonnement la peine maximale pour l’infraction qui lui était reprochée. En application de l’al. 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, l’accusé a été interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, ayant été déclaré coupable au Canada d’une infraction fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans. Cette disposition, qui a été modifiée depuis, était rédigée ainsi :
36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :
 
a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;
[71]                        Sur la base de ce libellé, les parties étaient divisées sur la question de savoir si la peine maximale devait être évaluée selon la loi fédérale définissant l’infraction ou la peine maximale pouvant être imposée à la personne. Dans ce contexte particulier, notre Cour s’est écartée de la signification habituelle des mots « punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ». Une telle interprétation était justifiée par le contexte de la disposition, vu le marqueur temporel (établi au moment de la déclaration de culpabilité) et les clauses disjonctives (l’emprisonnement maximal et la peine réelle imposée), de même que par l’objet de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Tran, par. 36‑40). L’interprétation inverse aurait mené à la conclusion qu’une seule et même déclaration de culpabilité peut à la fois permettre au résident permanent de rester au pays au moment de son prononcé et entraîner son expulsion par la suite, sans aucune indication du Parlement qu’un tel effet rétroactif était voulu (par. 43‑53). À la lumière de l’ensemble de ces considérations, notre Cour a conclu que cette disposition ne pouvait viser que la peine maximale que la personne accusée aurait pu se voir infliger au moment de la commission de l’infraction (par. 36).
[72]                        Transposer uniformément l’interprétation de l’al. 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés à l’art. 535 C. cr. fait fi du texte, du contexte et de l’objet propre à chacune des deux dispositions. L’interprétation législative vise à déterminer l’intention qui se dégage d’un texte de loi donné et ne peut se réduire à un exercice artificiel de comparaison qui ne tient pas compte du contexte dans lequel les termes sont employés.
[73]                        Lorsque la peine maximale associée à une infraction a été rehaussée à 14 ans entre le moment de la commission de l’infraction et le dépôt des accusations, le prévenu peut bénéficier de l’enquête préliminaire même s’il ne fait pas personnellement face à une peine maximale de 14 ans. Dans un tel cas, il faut se demander si la gravité de l’infraction reprochée, telle qu’elle est définie aujourd’hui, la fait tomber dans la catégorie des infractions les plus graves. Le fait que le prévenu soit accusé et condamné conformément aux dispositions pénales en vigueur au moment de la commission de l’infraction n’y change rien.
(2)         Le droit de l’inculpé à la peine la moins sévère n’a pas d’influence sur la détermination du droit à l’enquête préliminaire
[74]                        Bien qu’un accusé puisse bénéficier d’une peine maximale réduite pour un crime commis avant l’alourdissement de la peine, son droit à la peine la moins sévère ne fait pas échec au droit à l’enquête préliminaire. Conclure autrement mènerait à un résultat absurde, en plus de pénaliser l’accusé et de faire abstraction de la séquence des différentes étapes d’un procès.
[75]                          En consacrant le droit de l’accusé à l’enquête préliminaire, l’art. 535 C. cr. est étroitement lié au droit prévu à l’al. 548(1)b) C. cr., à savoir celui d’être libéré de toute accusation si la preuve présentée durant l’enquête préliminaire n’est pas suffisante pour qu’un procès soit tenu à l’égard de cette accusation. En ce sens, il s’agit d’une disposition favorable à l’accusé. L’article 535 C. cr. ne saurait être interprété de manière étroite à la lumière d’autres dispositions qui sont toutes aussi favorables à l’accusé, tels l’al. 11i) de la Charte et les al. 43d) et 44e) de la Loi d’interprétation, lesquels consacrent le droit de l’inculpé à la peine la moins sévère. Conclure à l’absence du droit à l’enquête préliminaire pour les accusés bénéficiant de cette protection mène à une absurdité, laquelle résulte de l’application de dispositions qui visent précisément à préserver leurs intérêts.
[76]                          Nous ne pouvons non plus souscrire à la conclusion de notre collègue la juge Karakatsanis voulant que MM. Grenier et Archambault ne seraient pas pénalisés par une telle interprétation. Bien que le droit de l’accusé à la peine la moins sévère garantisse une peine maximale de 10 ans d’emprisonnement à l’inculpé en raison de la date de l’infraction reprochée dont la peine statutaire a été rehaussée depuis, l’accusé peut se voir infliger une peine plus sévère que celle qui aurait été prononcée à l’époque, comme nous l’avons expliqué précédemment (Friesen, par. 3, 5 et 107; Bertrand Marchand, par. 31). Il y a donc une différence importante entre la situation d’une personne accusée d’une infraction passible d’une peine de 10 ans d’emprisonnement et celle d’une personne accusée d’une infraction historique dont la peine statutaire a depuis été rehaussée.
[77]                        Nous réitérons que l’arrêt Tran n’appuie pas la conclusion selon laquelle l’accusé doit personnellement être à risque de subir une peine d’emprisonnement maximale de 14 ans pour avoir droit à une enquête préliminaire. Effectuer une analogie avec l’al. 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, comme le fait notre collègue la juge Karakatsanis, a pour effet d’ignorer la séquence des étapes propres aux procès criminels. L’enquête préliminaire et la détermination de la peine surviennent à des moments distincts et sont séparées par le procès. L’ordre dans lequel ces étapes se déroulent joue un rôle important, car l’enquête préliminaire survient bien avant la détermination de la peine. Décider différemment pourrait mener à des résultats absurdes en pratique, voire néfastes. Il existe des situations dans lesquelles le juge ne peut affirmer avec certitude que l’accusé bénéficiera des droits prévus à l’al. 11i) de la Charte. Suivre le raisonnement proposé par notre collègue entraînerait le risque que l’enquête préliminaire soit refusée à un accusé qui aurait dû y avoir droit. L’application de l’al. 11i) de la Charte constitue une question de droit, que le juge tranche uniquement à l’étape de la détermination de la peine.
(3)         Application aux faits
[78]                        Il ne faut pas perdre de vue que, depuis 2015, les infractions de la nature de celles reprochées à MM. Grenier et Archambault, ou les infractions équivalentes, sont passibles d’un emprisonnement maximal de 14 ans. Or, en vertu de l’art. 11i) de la Charte, les intimés bénéficient de la peine maximale la moins sévère qui était en vigueur lorsque les faits allégués auraient été perpétrés, c’est‑à‑dire un maximum de 10 ans d’emprisonnement. Il demeure que la volonté exprimée par le Parlement est de durcir les peines applicables aux infractions reprochées à MM. Grenier et Archambault. L’article 535 C. cr. doit être interprété en harmonie avec cette volonté.
[79]                        Les infractions dont MM. Grenier et Archambault ont été accusés se situent dans la catégorie des infractions les plus graves, car si les actes reprochés étaient commis aujourd’hui, ils seraient passibles d’un emprisonnement maximal de 14 ans. Cela n’est pas contesté. Ils ont donc le droit, en vertu du nouvel art. 535 C. cr., de demander la tenue d’une enquête préliminaire.
V.           Conclusion
[80]                        Pour ces motifs, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.
                  Les motifs des juges Kasirer et Jamal ont été rendus par
                  Le juge Kasirer —
[81]                        J’ai eu l’avantage de lire les motifs rédigés par mes collègues mais, avec égards, je ne partage pas leurs avis.  Compte tenu les circonstances particulières des intimés, j’estime que leur droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire a été acquis avant l’entrée en vigueur du nouvel art. 535 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46 (« C. cr. »), le 19 septembre 2019. Ceci a permis la tenue de leurs enquêtes préliminaires par la suite. Par conséquent, je propose de rejeter l’appel du ministère public mais, toujours avec égards, pour des raisons différentes de celles de la Cour d’appel.
[82]                        Pour l’essentiel, je suis d’accord avec l’analyse des droits acquis que fait la juge Karakatsanis pour l’application dans le temps de l’art. 535 C. cr. Plus précisément, je suis d’accord avec l’importance que ma collègue accorde à la demande faite par un accusé en vue de la tenue de l’enquête préliminaire. Je conviens également avec elle que les pratiques locales en matière d’administration de la justice peuvent légitimement varier d’une province ou d’un territoire à l’autre et que ceci n’est pas forcément incompatible avec l’application uniforme du droit criminel substantiel au Canada dans un contexte semblable à celui du présent pourvoi. Or, compte tenu de la pratique suivie au Québec en matière d’enquête préliminaire et de son incidence sur le droit des intimés d’en demander une, je suis d’avis que ces derniers possédaient des droits acquis. Cette conclusion ne doit pas être vue comme un moyen de contourner l’effet d’une loi dûment adoptée par le Parlement. Celui-ci n’ayant pas édicté de disposition transitoire prévoyant la façon dont le nouvel art. 535 C. cr. devait s’appliquer à une situation en cours, il revient aux tribunaux de l’interpréter en vue de déterminer si les accusés bénéficiaient de droits acquis au moment de son entrée en vigueur. Rien ne justifie que la pratique québécoise soit écartée de l’analyse.
[83]                        La règle régissant les droits acquis a été précisée en ces termes par notre Cour dans l’arrêt R. c. Puskas, 1998 CanLII 784 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1207 : « Un droit ne peut être considéré comme “acquis” que lorsque son titulaire peut vraiment l’exercer » (par. 14). Comme l’a expliqué le juge en chef Lamer, « un droit ne peut pas être acquis tant que toutes les conditions préalables à son exercice n’ont pas été remplies » (ibid.; voir aussi Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530, par. 37; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272, par. 52).
[84]                        Tant dans sa formulation en vigueur lors de la première comparution de chacun des intimés devant la Cour du Québec que dans sa formulation modifiée, l’art. 535 C. cr. accorde à certains accusés ce que le juge de la Cour supérieure dans le dossier de M. Grenier appelle, à juste titre « le droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire » (2021 QCCS 1876, par. 32 (CanLII)). Une fois la tenue de l’enquête préliminaire demandée, le juge de paix « doit » procéder à l’enquête sur l’accusation (art. 535 C. cr.).
[85]                        Je suis d’accord avec la juge Karakatsanis pour dire que, lorsqu’un accusé demande la tenue d’une enquête préliminaire, « toutes les conditions préalables » à l’exercice du droit sont alors réunies au sens de Puskas. Par conséquent, si une demande a été faite avant l’entrée en vigueur de la modification à l’art. 535 C. cr. le 19 septembre 2019, mais que l’enquête n’a pas été tenue avant cette date, le droit à la tenue de celle‑ci ultérieurement a été acquis. Toutefois, je considère qu’il ne s’agit pas de la seule situation dans laquelle toutes les « conditions préalables » sont réunies, de sorte que le droit de demander une enquête préliminaire pour la situation en cours est acquis. À mon humble avis, conclure autrement minerait la pratique entérinée par les tribunaux qui permet à un accusé de réserver son droit de choisir le mode de procès plus tard, pratique qui a déterminé le sort des deux intimés en l’espèce.
[86]                        Au Québec, tout porte à croire que les accusés procèdent « comme il est coutume de le faire », dans cette province c’est-à-dire en « réserv[ant] leur choix [. . .] pour leur permettre de prendre connaissance de la preuve divulguée » (R. c. Chrétien-Barrette, 2023 QCCQ 5857, par. 27 (CanLII)). Il est également « coutume pour les juges d’accepter les demandes des accusés de réserver leur choix » du mode de procès, une pratique reconnue tant par la jurisprudence que par la doctrine (par. 29; voir aussi Aucoin c. R., 2023 QCCS 3024, par. 41 et 43 (CanLII); A. Stylios, J. Casgrain et M.‑É. O’Brien, Procédure pénale (2023), p. 704‑705; l’auteur Nicolas Bellemare emploi le terme « reporter » pour désigner la même pratique : « Les procédures précédant le procès en matière criminelle », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2024-2025, vol. 12, Droit pénal – Procédure et preuve (2024), 39, p. 70-71). Il n’est donc pas étonnant en l’espèce que le ministère public et M. Archambault fassent référence à cette pratique dans les arguments qu’ils ont soumis à la Cour, en évoquant de part et d’autre la « réserve [du] choix de mode de procès » (m.a., par. 8) et la « réservation [du] choix » (m.i. (Archambault), par. 68-71), sans en contester l’existence. Le juge Healy, s’exprimant pour la formation unanime de la Cour d’appel, fait le même constat quand il souligne le fait que [traduction] « [l]ors de la première comparution, à tout le moins au Québec, l’accusé réserve généralement son droit de choisir son mode de procès à une date ultérieure » et que, par une telle démarche, « l’accusé a effectivement préservé son droit de demander une enquête préliminaire » (2022 QCCA 1170, 84 C.R. (7th) 174, par. 40 et 43).
[87]                        C’est ce qui s’est produit dans les cas des deux intimés. Au moment où ils ont comparu devant la Cour du Québec pour la première fois, les accusés ont chacun demandé au tribunal de réserver leur choix du mode de procès, et ce dernier a fait droit à leur demande (voir 2021 QCCS 1966, par. 12 et 15; motifs de la C.Q. (Grenier), reproduits au d.a., vol. I, p. 7-8; m.a., par. 8). Le tout est survenu avant la date d’entrée en vigueur des modifications apportées à l’art. 535 C. cr., c’est-à-dire avant le 19 septembre 2019. Selon la compréhension des intimés — qui est généralement celle des juges et des avocats et avocates du Québec — le fait de réserver le choix du mode de procès avait pour effet de préserver le droit de demander, plus tard, la tenue d’une enquête préliminaire, afin que ce droit puisse être exercé de manière informée (voir, p. ex., motifs de la C.A., par. 42; m.i. (Archambault), par. 68). En acquiesçant à leurs demandes, la Cour du Québec leur aurait ainsi assuré qu’ils pourraient demander, plus tard, la tenue d’une enquête préliminaire.
[88]                        Cette compréhension est bien reflétée dans le dossier, y compris dans l’échange suivant entre un juge de la Cour du Québec et l’avocate de M. Archambault :
Me BRIGITTE MARTIN:
Le moment de la demande de l’enquête préliminaire. Et ce que je voulais ajouter, c’est qu’à partir du moment où l’accusé réserve son choix, parce que c’est ce qu’il a fait, dans le cas de monsieur Agénor [Archambault], pas juste monsieur Agénor, mais dans la majorité des dossiers, ce qu’on fait au stade de la comparution c’est qu’on comparaît et on réserve le choix. Et on réserve le choix dans un but de prendre une décision éclairée . . .
 
LA COUR:
Ah, je comprends tout ça.
 
Me BRIGITTE MARTIN:
. . . de prendre connaissance . . .
 
LA COUR:
Bien sûr.
 
Me BRIGITTE MARTIN:
. . . de prendre connaissance de la preuve. Et ce que je voulais vous soumettre, c’est qu’à partir du moment où ce choix-là est réservé, on lui réserve la possibilité de faire un choix qui va entraîner une enquête préliminaire.
 
Alors, si le choix est réservé, bien à ce moment-là, découle . . .
 
LA COUR:
Bien, en fait, ce que vous me plaidez, c’est le droit acquis. En réservant le choix.
 
Me BRIGITTE MARTIN:
C’est . . . vous me devancez. C’est le droit acquis.
 
LA COUR:
Exactement.
 
Me BRIGITTE MARTIN:
Et c’était la position de monsieur Archambault, au travers de ce que vous avez pu lire de l’argumentation. Mais je voulais quand même revenir sur cette notion de réserver le droit . . . [Je souligne.]
 
(d.a., vol. I, p. 17-18)
[89]                        Bien entendu, je ne cite pas cet échange comme élément de preuve de ce qui s’est véritablement passé plus tôt, au moment où M. Archambault a réservé son choix de mode de procès. Par ailleurs, tous s’entendent pour dire que de tels échanges entre un juge et un avocat ne lient pas le tribunal et ne constituent pas une preuve au sens fort du terme. Il s’agit cependant d’une indication, tirée du dossier qui nous est soumis, qu’à l’époque, les parties, les avocats et le juge concerné ont tous compris que cette réserve avait été entérinée par le tribunal conformément à la pratique établie.
[90]                        Il est vrai que le juge n’a pas retenu l’argument de M. Archambault, mais c’est parce qu’il était d’avis que même un accusé ayant un droit acquis perdait son droit à une enquête préliminaire lors de l’entrée en vigueur de l’art. 535 C. cr. puisqu’il avait statué que cette dernière avait un effet immédiat. En effet, même si le juge de la Cour du Québec a reconnu que se réserver le droit de choisir le mode de procès pouvait mener à un droit acquis de demander une enquête préliminaire, il a retenu une interprétation de l’art. 535 C. cr. qui niait à M. Archambault le bénéfice de celle-ci. Suivant le juge, qui s’est appuyé sur la décision R. c. Lamoureux, 2019 QCCQ 6616, le droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire est purement procédural de sorte que le nouvel art. 535 C. cr. est d’application immédiate, une interprétation que la juge Karakatsanis rejette à bon droit. Cela étant, la question de l’existence d’un droit acquis, conformément à l’arrêt Puskas et fondé sur la décision de M. Archambault de réserver son choix, demeure ouverte. Si, dans les faits, la question est devenue théorique en l’espèce, cela ne change toutefois pas l’importance d’y répondre, pour le bénéfice d’autres personnes qui se trouveraient dans la même situation que les intimés.
[91]                        Selon la compréhension du fait de réserver le choix du mode de procès décrite ci-dessus, compréhension que j’adopte, une telle réserve autorisée par le tribunal a pour effet de préserver les droits de l’accusé en application de la règle énoncée dans l’arrêt Puskas. Toutes les conditions préalables à la tenue d’une enquête préliminaire sont en effet réunies au moment où le choix est réservé : l’accusé reçoit l’assurance du tribunal qu’il pourra formuler une demande plus tard, et cette demande, suivant les termes de l’art. 535 C. cr., devra être honorée. Ainsi, la situation juridique de l’accusé est alors individualisée, concrète, et suffisamment constituée (P.‑A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5e éd. 2021), nos 619-620, citant notamment Dikranian, par. 37 et suiv.). Ces critères permettent de distinguer les droits acquis des intimés en l’espèce de ce qui seraient de simples expectatives. La réserve du droit de choisir le mode de procès diffère ainsi du simple fait, pour l’accusé, de repousser son choix sans engagement judiciaire emportant la préservation de ses droits. Par ailleurs, l’efficacité du fait de réserver le choix du mode de procès ne tient pas du fait que certains accusés, ayant reçu cette assurance du tribunal, étaient représentés par avocat ou non-représentés à l’époque, ce qui créerait une injustice pour une catégorie d’accusés qui, pourtant, font face aux mêmes risques de privation de liberté.
[92]                        Il demeure qu’en donnant à l’accusé l’assurance qu’il pourra présenter, plus tard, une demande d’enquête préliminaire, le fait de réserver le choix du mode de procès fait en sorte que toutes les conditions préalables sont réunies au sens de l’arrêt Puskas. Il se peut fort bien que d’autres pratiques locales aient le même effet. Il est également possible que, dans R. c. R.S., 2019 ONCA 906, la Cour d’appel de l’Ontario ait eu raison de conclure que le droit à la tenue d’une enquête préliminaire ne peut être acquis avant que l’accusé ait présenté une demande à cet effet dans cette province. Cela n’enlève cependant rien au fait que, au Québec, ce droit est acquis chaque fois qu’un tribunal accepte de réserver le droit de l’accusé de choisir son mode de procès, conformément aux pratiques courantes. Je me permets de préciser que ceci ne doit pas être vu comme une règle particulière pour le Québec, mais seulement le reflet de l’application de Puskas à une procédure légitime suivie dans une partie du pays.
[93]                        J’ajoute que conclure autrement pourrait engendrer des injustices et miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Les intimés se sont fiés à l’assurance qu’ils ont chacun obtenue du tribunal sur le fondement d’une pratique locale bien établie. Les intimés ont fait confiance — à leur désavantage — à la pratique locale consistant à réserver leurs droits, avec l’aval du tribunal. Certes, dans les faits, les intimés ne subiront pas d’injustice, puisque l’appel est théorique en ce qui les concerne. Mais je suis sensible au fait que d’autres personnes — dont le nombre est évidemment inconnu — pourraient se retrouver dans la même situation. À mon avis, la confiance du public dans l’administration de la justice et dans la primauté du droit risque d’être ébranlé si les accusés — surtout ceux dont la liberté est en jeu — ne peuvent se fier aux assurances qu’ils reçoivent du tribunal même qui administre les poursuites intentées contre eux. Il se peut que le ministère public ait raison de prétendre que la modification de l’art. 535 C. cr. est un changement qui « aurait dû être anticipé[e] » et « n’a pris personne par surprise » (m.a., par. 88), mais les accusés au Québec qui croyaient que leur droit était réservé seront sûrement pris par surprise s’ils découvrent plus tard que ce droit leur a été enlevé malgré les assurances qu’ils ont reçues. Toutefois, j’ajouterais que mon interprétation de l’art. 535 C. cr. et de son incidence sur les droits acquis repose sur l’application de l’arrêt Puskas et non sur la seule constatation d’une injustice qu’une interprétation contraire pourrait occasionner. Autrement dit, la question au cœur du présent pourvoi demeure l’interprétation de ce qui constitue un droit acquis à la suite de la modification de l’art. 535 C. cr., question qui a été tranchée par l’arrêt Puskas.
[94]                        Je m’empresse d’ajouter, cependant, que devant le silence du Parlement quant à l’application l’art. 535 C. cr. à des situations en cours, l’interprétation de la loi nouvelle fondée sur des présomptions se heurterait à un deuxième écueil. En effet, les auteurs mettent en garde les tribunaux contre l’interprétation de la loi nouvelle qui peut être source d’injustice. L’auteur Pierre-André Côté s’exprime comme suit : « . . . les tribunaux essayent de réserver la protection contre l’application de la loi nouvelle aux seules personnes à qui cette application causerait un préjudice réel, c’est-à-dire à celles dont les attentes fondées sur la loi ancienne ont eu des suites concrètes, les ont amenées à poser des gestes précis, à se compromettre, à modifier leur situation » (« Le juge et les droits acquis en droit public canadien » (1989), 30 C. de D. 359, p. 419).
[95]                        Ici, l’objet de réduire le nombre d’enquêtes préliminaires que le Parlement cherche à mettre de l’avant ne devrait pas avoir une conséquence démesurément injuste pour des accusés comme MM. Grenier et Archambault, vu l’absence de disposition transitoire visant les situations en cours. Les auteurs Côté et Devinat, dans un contexte analogue au nôtre, expliquent ainsi :
Par contre, nier l’existence de droits acquis et opter pour l’application immédiate de la loi nouvelle comporte aussi sa part d’inconvénients pour l’individu ou, si l’on veut, implique des coûts individuels qui peuvent être très élevés. La vie juridique a besoin, pour s’épanouir, d’une certaine stabilité : la réforme du droit, si elle n’est pas menée progressivement, peut causer aux individus un grave préjudice. Le sentiment d’injustice à l’égard des sujets de droit pèse lourd dans l’appréciation judiciaire de l’opportunité de faire survivre la loi ancienne.
 
(no 614, citant Ciecierski c. Fenning, 2005 MBCA 52, 258 D.L.R. (4th) 103, par. 31, la juge Steel ([traduction] « The presumption against interference with vested rights is not as weighty as the presumption against retroactivity and the question of unfairness is a critical component »); voir aussi R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), § 25.13.)
[96]                        En l’espèce, les deux accusés ont réservé leur droit au moment de leur première comparution respective devant la Cour du Québec, et donc avant le 19 septembre 2019, date d’entrée en vigueur du nouvel art. 535 C. cr. Ils étaient donc régis par l’ancien art. 535 C. cr., qui leur reconnaissait le droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire. Dans les circonstances, je suis d’avis qu’ils pouvaient demander la tenue d’une enquête préliminaire.
[97]                        Avant de conclure, je tiens à ajouter ce qui suit. On comprend que cette pratique, qui a été suivie en l’espèce par les deux intimés, n’est peut-être pas idéale compte tenu des délais imposés par l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631. Comme l’a souligné le ministère public devant notre Cour, « c’est une pratique qui est certainement problématique parce qu’elle génère des délais importants. Si vous regardez le nombre de fois, par exemple, où ces dossiers ici ont été remis pro forma sans qu’aucune décision ne soit prise, sans que le juge n’appelle l’accusé à faire son choix, on voit ici, là, qu’il y a une remise, une remise et il y a une absence de décision qui est prise à chaque fois » (transcription, p. 18). Compte tenu de ses effets sur les délais judiciaires, il pourrait y avoir lieu de repenser le bien-fondé de la pratique de réserver le droit de choisir le mode du procès dans l’avenir.
[98]                        Pour ces motifs, je propose de rejeter l’appel.
                  Version française des motifs rendus par
                  La juge Martin —
I.               Aperçu
[99]                        La décision du Parlement de rester muet quant au moment de l’application de nombreuses dispositions contenues dans l’ancien projet de loi C‑75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25 (« modifications de 2019 »), a créé une incertitude juridique considérable à tous les niveaux de tribunaux (voir R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136, par. 86‑87). C’est la deuxième fois que notre Cour est appelée à clarifier l’application dans le temps de modifications apportées par cette loi. La première fois, dans Chouhan, une majorité de notre Cour a statué que les modifications apportées par la Loi au processus de sélection du jury étaient de nature procédurale et pouvaient donc s’appliquer rétrospectivement (par. 103, 109 et 124).
[100]                     Cependant, dans la présente affaire, mes collègues et moi convenons que les modifications en cause, qui restreignent le droit à une enquête préliminaire uniquement aux infractions entraînant une peine maximale d’au moins 14 ans, ne sont pas purement procédurales et peuvent plutôt porter atteinte aux intérêts juridiques substantiels des prévenus. Les accusés qui n’ont plus droit à une enquête préliminaire suivant le nouvel art. 535 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« C. cr. »), ont perdu la possibilité d’être libérés à la clôture de l’enquête préliminaire si la preuve s’avère insuffisante afin de les renvoyer pour qu’ils subissent leur procès. Cette perte est significative puisqu’une libération met habituellement fin rapidement à la responsabilité criminelle pour ces accusations. Une libération veut dire aussi souvent qu’il n’y aura pas de procès, ou que l’accusé sera remis en liberté en attendant son procès ou dégagé de conditions de remise en liberté restrictives avant procès (motifs de la juge Karakatsanis, par. 158).
[101]                     Vu l’omission du Parlement de légiférer sur le moment de l’application de ces modifications, la tâche des tribunaux consiste à déterminer quand le nouvel art. 535 s’applique sur le fondement des principes et des présomptions relatifs à l’application des lois dans le temps, ainsi que des valeurs d’équité, de primauté du droit et de confiance raisonnable qu’ils protègent. Il faut aborder cette tâche en gardant à l’esprit les intérêts de la justice.
[102]                     Les parties et les tribunaux d’instance inférieure ont proposé différents moments dans le temps pour l’application du nouvel art. 535 du Code criminel :
•         la date de l’infraction reprochée (ce qu’ont fait valoir les intimés Agénor Archambault et Gilles Grenier, et qui a été accepté par la Cour d’appel du Québec);
•         la date de la première comparution du prévenu (un argument subsidiaire soulevé par MM. Archambault et Grenier, et examiné par la Cour d’appel du Québec); et
•         la date à laquelle le prévenu demande la tenue d’une enquête préliminaire (ce qu’a fait valoir la Couronne, et qui a été retenu par ma collègue la juge Karakatsanis).
Mes collègues les juges Côté et Rowe préfèrent la date à laquelle l’accusation est portée et mon collègue le juge Kasirer affirme que toute acquisition doit tenir compte de la question de savoir si et quand le prévenu réserve son droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire à une date ultérieure.
[103]                     Dans une certaine mesure, ces possibilités représentent toutes des options raisonnables, et elles ont chacune leurs propres avantages et inconvénients. Aucune de ces possibilités n’offre de réponse parfaite. À mon avis, toutefois, la date de l’infraction est l’option qui est préférable.
[104]                     La date de l’infraction assure la meilleure protection de la capacité du prévenu d’avoir une enquête préliminaire, et, par conséquent, d’être peut‑être libéré, mis en liberté après détention avant procès ou dégagé de conditions sévères de mise en liberté sous caution. Il s’agit d’un choix fondé sur des principes compatible avec le moment qui sert habituellement de point de référence pour les modifications législatives apportées en ce qui a trait à l’accès à des ordonnances accessoires, aux éléments constitutifs d’infractions, aux peines maximales applicables et aux moyens de défense que la loi permet de faire valoir contre des accusations criminelles (voir R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 1‑3; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566, par. 45; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272, par. 18‑20). Elle reflète l’importance des intérêts du prévenu qui sont en jeu et leur grand poids dans l’opération d’interprétation. De plus, elle n’assujettit pas ces intérêts à une détermination du moment où la Couronne décide d’intenter une poursuite relativement à une accusation, des raisons pour lesquelles elle le fait ou de la façon dont il s’y prend, ni aux nombreux facteurs qui peuvent influer sur le moment où un prévenu choisit son mode de procès. Elle établit en outre une règle de démarcation très nette qui s’applique équitablement et uniformément partout au pays, indépendamment des différences régionales en matière de procédure.
[105]                     Par conséquent, je ne vois aucune raison de modifier la décision de la Cour d’appel du Québec selon laquelle le droit à l’enquête préliminaire se rattache à la date de l’infraction, et je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Les prévenus qui auraient commis une infraction qui leur donnait droit à une enquête préliminaire avant le 19 septembre 2019, la date à laquelle le nouvel art. 535 du Code criminel est entré en vigueur, devraient conserver ce droit aujourd’hui. À l’instar de ma collègue la juge Karakatsanis, je suis d’avis qu’à l’avenir, suivant l’art. 535, un prévenu n’a droit à une enquête préliminaire que s’il s’expose personnellement à une peine maximale de 14 ans ou plus.
II.            Analyse
A.           Le nouvel art. 535 du Code a une incidence sur des droits substantiels
[106]                     Je conviens que le fait de limiter l’accès à l’enquête préliminaire est susceptible de porter atteinte aux droits substantiels du prévenu et n’est pas purement procédural. Le prévenu qui n’a plus droit à une enquête préliminaire en vertu du nouvel art. 535 perd le droit substantiel d’être libéré à la clôture de l’enquête préliminaire si la Couronne ne satisfait pas au seuil exigé pour permettre le renvoi de l’accusé pour qu’il subisse son procès (C. cr., al. 548(1)b); R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828, par. 33; R. c. R.S., 2019 ONCA 906, par. 47‑58).
[107]                     Une libération du prévenu sera prononcée au terme d’une enquête préliminaire lorsque « la preuve à l’égard de l’infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire n’est pas suffisante pour qu’il subisse un procès » (C. cr., art. 548(1)b)). Une libération ne peut pas faire l’objet d’un appel et n’est contrôlable que par voie de certiorari : « . . . la cour qui examine la demande de révision ne doit intervenir que dans le cas où le juge de l’enquête préliminaire a commis une erreur de compétence » (R. c. Sazant, 2004 CSC 77, [2004] 3 R.C.S 635, par. 14). Outre le certiorari, si la Couronne souhaite donner suite aux poursuites contre l’accusé, sa seule option consiste à présenter un acte d’accusation en vertu de l’art. 577 du Code criminel, ce qui requiert le consentement personnel écrit soit du procureur général, soit du sous‑procureur général. Mis à part ces deux avenues étroites pour poursuivre les procédures, une libération à la clôture de l’enquête préliminaire met effectivement fin à la poursuite criminelle contre l’accusé.
[108]                     À mon avis, la perte de la possibilité d’être libéré à la clôture de l’enquête préliminaire est significative. Bien que l’analogie ne soit pas parfaite, elle se rapproche de la perte d’un moyen de défense prévu par la loi, dont les juges majoritaires dans l’arrêt Dineley ont conclu qu’elle portait atteinte aux droits substantiels et constitutionnels de l’accusé (par. 18‑21; voir aussi Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance, 1988 CanLII 5 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 256, p. 266‑267). Dans l’arrêt Dineley, il était question d’une modification législative au Code criminel qui avait éliminé l’accès à la « défense de type Carter » dans les causes de conduite avec facultés affaiblies, laquelle permettait auparavant à l’accusé de se fonder sur l’opinion d’un expert pour soutenir que la quantité d’alcool consommée n’était pas compatible avec les résultats de l’alcootest. La Cour a conclu à la majorité dans cet arrêt que le retrait de ce moyen de défense portait atteinte aux droits substantiels de l’accusé et que la modification législative s’appliquait donc uniquement de manière prospective. Tout comme la réussite d’une défense de type Carter aurait souvent soulevé un doute raisonnable dans l’esprit du juge du procès quant à la responsabilité criminelle de l’accusé avant la modification, une libération à la clôture d’une enquête préliminaire mettra fin, dans la plupart des cas, à la poursuite criminelle contre l’accusé relativement aux accusations en cause (voir par. 17‑18; Arcuri, par. 20‑21).
[109]                     L’incidence des modifications sur les intérêts du prévenu protégés par la Constitution doit aussi être prise en considération lorsqu’il s’agit de déterminer si les mesures législatives portent atteinte aux droits substantiels du prévenu. Dans l’arrêt Dineley, notre Cour a jugé que « la règle générale interdisant l’application rétrospective des mesures législatives devrait s’appliquer en cas d’atteinte à des droits constitutionnels » (par. 21 (je souligne); voir aussi Chouhan, par. 93). Les intimés en l’espèce ne soutiennent pas que le retrait de ce mécanisme de filtrage a violé des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. Cependant, ils font valoir que l’incidence de sa perte sur les intérêts substantiels du prévenu, dont des intérêts protégés par la Constitution, doit être prise en considération au moment d’interpréter ces nouvelles mesures législatives afin de déterminer quand et à qui elles s’appliquent.
[110]                     Bien que notre Cour dans l’arrêt R. c. S.J.L., 2009 CSC 14, [2009] 1 R.C.S. 426, ait jugé que le prévenu n’a pas de droit constitutionnel à une enquête préliminaire, la question de savoir si une loi est constitutionnelle est distincte de la question de son application dans le temps (par. 21‑22; voir aussi R.S., par. 55). Pour déterminer l’application d’une mesure législative dans le temps, l’absence d’une conclusion formelle d’inconstitutionnalité n’empêche pas un tribunal de se demander si la modification législative est susceptible de porter atteinte aux intérêts de l’accusé protégés par la Constitution. Autrement dit, une modification à une disposition comme l’art. 535 peut porter atteinte à un droit protégé par la Charte de la manière substantielle requise pour faire naître la présomption de non‑rétropectivité sans qu’il y ait une violation effective du droit en cause protégé par la Charte.
[111]                     Par exemple, l’arrêt Dineley ne portait pas sur une contestation constitutionnelle des modifications législatives apportées à la défense de type Carter. C’est dans le pourvoi connexe R. c. St-Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187, que les juges majoritaires de notre Cour ont conclu que les modifications ne violaient ni l’art. 7 ni l’al. 11c) de la Charte. Bien qu’elle ait jugé que les modifications violaient l’al. 11d), la Cour a statué que cette violation était justifiée au regard de l’article premier (par. 101). Néanmoins, quoiqu’elle n’ait pas conclu à une violation constitutionnelle dans St-Onge Lamoureux, lorsqu’elle s’est penchée sur l’application dans le temps des modifications dans Dineley, la Cour a souligné que ces modifications recoupaient la présomption d’innocence et qu’il avait été porté atteinte aux droits constitutionnels, et donc « forcément de nature substantielle », de l’accusé (Dineley, par. 20‑21).
[112]                     Éliminer la possibilité d’une libération à la clôture de l’enquête préliminaire peut également porter atteinte aux intérêts de l’accusé protégés par la Constitution. La possibilité d’obtenir en temps utile une évaluation judiciaire de la preuve de la Couronne, et d’être libéré si cette preuve se révèle insuffisante, met en jeu les droits de l’accusé à la liberté et à la sécurité de sa personne protégés à l’art. 7 de la Charte, en particulier pour les personnes qui sont détenues en attendant leur procès ou dont les conditions de mise en liberté sous caution sont rigoureuses (R.S., par. 52). Même lorsqu’une libération est ordonnée relativement à seulement certains chefs d’accusation, le risque que court l’accusé est réduit en conséquence, ce qui peut entraîner un assouplissement de ses conditions de mise en liberté sous caution ou une mise en liberté avant le procès (R.S., par. 58; C. cr., al. 523(2)b)). Cela peut, à son tour, amener la Couronne à réexaminer la solidité de la preuve restante contre l’accusé, et ainsi ouvrir la voie à des négociations de plaidoyers ou au retrait d’autres chefs d’accusation.
[113]                     De plus, l’« objet dominant [de l’enquête préliminaire] est “d’empêcher l’accusé de subir un procès public inutile, voire abusif, lorsque la poursuite ne possède aucun élément de preuve justifiant la continuation de l’instance” » (R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623, par. 30, citant Skogman c. La Reine, 1984 CanLII 22 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 93, p. 105). L’enquête préliminaire constitue un mécanisme de filtrage antérieur au procès et ne permet pas de déterminer la culpabilité (S.J.L., par. 21). Néanmoins, une affaire ne devrait pas aller à procès sans satisfaire au seuil peu élevé applicable pour le renvoi à procès — ce qui signifie qu’il n’y a pas d’éléments de preuve « au vu desquels un jury équitable, ayant reçu des directives appropriées, pourrait conclure à la culpabilité » (Arcuri, par. 20‑21; voir aussi États‑Unis d’Amérique c. Shephard, 1976 CanLII 8 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 1067, p. 1080).
[114]                     En résumé, le fait de limiter l’accès à l’enquête préliminaire n’est pas purement procédural; il porte atteinte aux droits substantiels du prévenu.
B.            La méthode d’interprétation appropriée pour les lois qui portent atteinte à des droits substantiels
[115]                     Étant donné « le besoin d’assurer la certitude des conséquences juridiques découlant des faits et des actes antérieurs, les tribunaux reconnaissent depuis longtemps le caractère exceptionnel des mesures législatives applicables rétrospectivement » (Dineley, par. 10). Comme certains de mes collègues l’ont expliqué en profondeur, la jurisprudence et la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, prévoient des présomptions juridiques qui guident l’interprétation des lois lorsque le Parlement n’a pas clairement énoncé leur application dans le temps (voir aussi Dineley; Chouhan, par. 86‑87 R. c. Puskas, 1998 CanLII 784 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1207, par. 5‑7; Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530, par. 29‑40). Je vais me concentrer sur deux présomptions s’appliquant aux lois qui portent atteinte aux droits substantiels d’un accusé.
[116]                     La première est la présomption de non‑rétrospectivité des lois qui portent atteinte à des intérêts juridiques substantiels. Cette présomption ressort clairement de la jurisprudence la plus récente de notre Cour sur l’application dans le temps des modifications au Code criminel. Le principe directeur est que de nouvelles mesures législatives qui portent atteinte à des droits substantiels sont présumées s’appliquer prospectivement, en l’absence d’une intention législative claire à l’effet contraire. Les nouvelles dispositions procédurales ne s’appliqueront pas immédiatement non plus si, dans leur application, elles portent atteinte à des droits substantiels (Dineley, par. 10‑11; Chouhan, par. 87 et 91).
[117]                     La deuxième est la présomption de non‑atteinte aux droits acquis. Elle entre en jeu souvent dans le contexte civil, par exemple, lorsqu’il est question du fait qu’une loi ne peut pas porter atteinte à des droits déjà acquis par contrat (voir, p. ex., Dikranian, par. 32; voir aussi R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 762‑763). Dans les affaires criminelles, la jurisprudence de notre Cour sur les droits acquis a exigé antérieurement que le titulaire d’un droit puisse « vraiment l’exercer » et qu’« en bout de ligne, son acquisition [soit] certaine et non tributaire d’événements futurs » (voir, p. ex., Puskas, par. 14).
[118]                     Il y a une divergence d’opinions quant aux affaires criminelles antérieures aux modifications — et aux accusés — que protègent ces deux présomptions. J’analyse le nouvel art. 535 du Code criminel en me fondant sur l’approche formulée et appliquée dans l’arrêt Dineley, la décision de notre Cour la plus récente sur l’application dans le temps de mesures législatives qui portent atteinte à des intérêts substantiels. Cet arrêt indique clairement que pour faire intervenir la présomption de non‑rétrospectivité, il suffit que les mesures législatives portent atteinte à des droits substantiels. Bien que l’arrêt Chouhan ait été rendu ultérieurement et ait traité des changements aux procédures de sélection du jury prévues par les modifications de 2019, les juges majoritaires dans cette affaire ont appliqué la présomption selon laquelle une loi procédurale s’applique rétrospectivement. Les juges majoritaires ne se sont pas préoccupés, et n’ont pas traité, du cadre d’analyse applicable aux modifications qui portent atteinte à des droits substantiels (par. 103).
[119]                     À l’inverse, dans l’arrêt Dineley, qui portait sur un droit substantiel et non pas sur un droit purement procédural, les juges majoritaires de notre Cour ont statué que les modifications législatives qui éliminaient la possibilité de faire valoir la défense de type Carter dans les causes de conduite avec facultés affaiblies s’appliquaient prospectivement, à compter de la date de l’infraction. Ce faisant, ils ont explicitement énoncé le test applicable pour les mesures législatives qui portent atteinte à des droits substantiels. En décrivant les règles d’interprétation qui peuvent aider à circonscrire les cas où les nouvelles mesures législatives trouvent application, la Cour a donné l’explication suivante au par. 10 :
      Plus précisément, ils ont jugé indésirable l’application rétrospective de dispositions législatives portant atteinte à des droits acquis ou substantiels. Ainsi, une nouvelle mesure législative qui porte atteinte à de tels droits est présumée n’avoir d’effet que pour l’avenir, à moins qu’il soit possible de discerner une intention claire du législateur qu’elle s’applique rétrospectivement. Les nouvelles dispositions procédurales destinées à ne régir que la manière utilisée pour établir ou faire respecter un droit n’ont pour leur part pas d’incidence sur le fond de ces droits. De telles mesures sont présumées s’appliquer immédiatement, à la fois aux instances en cours et aux instances à venir. [Références omises.]
[120]                     Cela représente l’énoncé de notre Cour le plus récent quant au moment de l’application des modifications qui portent atteinte à des droits substantiels. Dans l’ensemble, l’arrêt Dineley étaye deux propositions clés qui ont une incidence directe sur ma conclusion quant à l’issue du présent pourvoi.
(1)         Les droits substantiels ou les droits acquis déclencheront l’application de la présomption de non‑rétrospectivité
[121]                     S’exprimant au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Dineley, la juge Deschamps a déclaré qu’il n’y aurait pas de rétrospectivité lorsque les dispositions législatives portent atteinte à des droits acquis « ou » à des droits substantiels (par. 10). À première vue, il s’agit d’une exigence disjonctive fondée sur l’existence distincte des deux présomptions mentionnées précédemment. L’inclusion expresse du mot « ou » peut signifier uniquement que la présence d’un élément ou de l’autre fait intervenir la présomption de non‑rétrospectivité. Cette formulation bivalente repose sur l’existence distincte de ces deux présomptions, elle en est le reflet et elle est celle qui la respecte le mieux. Bien que certaines modifications puissent porter atteinte à la fois à des droits substantiels et à des droits acquis, en recourant à cette formulation limpide, la Cour, dans Dineley, a indiqué que la personne qui demande que des mesures législatives ne s’appliquent que prospectivement peut emprunter l’une ou l’autre de ces deux avenues.
[122]                     Dissident dans l’arrêt Dineley, le juge Cromwell était d’avis que les modifications étaient purement procédurales et s’appliquaient donc rétrospectivement. Néanmoins, dans ses motifs, il qualifie également les deux présomptions de « distinctes » et il y fait référence en tant que « droits substantiels ou acquis », les présentant dans les faits comme deux voies possibles pour atteindre le même résultat (voir, p. ex., par. 46, 52 et 54‑55).
[123]                     De plus, les juges majoritaires dans l’arrêt Dineley ont considéré que leur conclusion selon laquelle les modifications portaient atteinte à des droits substantiels était entièrement déterminante quant à l’issue du pourvoi. Le paragraphe 10 de Dineley, cité précédemment, fait en grande partie référence aux mesures législatives qui portent atteinte à des droits substantiels, en ne traitant guère de la deuxième présomption relative aux droits acquis. Après avoir conclu que l’élimination d’un moyen de défense portait atteinte aux droits substantiels de l’accusé, la juge Deschamps n’a pas jugé nécessaire de mener une analyse subséquente et distincte de la question de savoir si le moyen de défense était d’une façon ou d’une autre « acquis » à l’accusé (Puskas, par. 6 et 14). Les juges majoritaires ont examiné à fond d’autres décisions pertinentes sur l’application de la loi dans le temps sans jamais faire référence à la nécessité de l’acquisition. Ils n’ont même pas cité l’arrêt Puskas et on ne peut pas simplement tenir pour acquis qu’ils ont, pour une raison ou pour une autre, négligé de le faire. Une explication plus convaincante est que les juges majoritaires n’avaient pas besoin d’y faire référence, parce que l’incidence sur des intérêts substantiels suffisait à elle seule pour permettre à la Cour de conclure que les mesures législatives ne pouvaient pas s’appliquer rétrospectivement.
[124]                     À mon avis, l’arrêt Dineley indique donc clairement que des mesures législatives qui portent atteinte à des « droits acquis ou substantiels » offrent deux voies possibles menant à la présomption d’application prospective (par. 10 (je souligne); voir aussi m. interv. (Association canadienne des libertés civiles), par. 23‑28). Par conséquent, une fois qu’il est conclu qu’il y a atteinte aux droits substantiels de l’accusé, il n’est pas nécessaire d’exiger en outre que ces droits soient également d’une manière ou d’une autre des droits acquis à celui‑ci.
[125]                     De plus, l’approche des juges majoritaires dans l’arrêt Dineley apporte un complément et est conforme à la décision Dikranian, dans laquelle notre Cour a conclu qu’une loi nouvelle modifiant certaines règles relatives aux intérêts sur les remboursements de prêts étudiants ne s’appliquait pas rétrospectivement compte tenu de la présomption de non‑atteinte aux droits acquis (Dikranian, par. 32‑40 et 49‑54). Tout comme les juges majoritaires dans Dineley ne se sont pas demandé si le droit substantiel à un moyen de défense prévu par la loi était également acquis à l’accusé, la Cour dans Dikranian ne s’est pas demandé si le droit à un taux d’intérêt en application de l’ancien régime constituait un droit substantiel ou un droit procédural. L’explication simple pour laquelle la Cour n’a pas analysé les deux présomptions dans ces deux affaires est qu’elle n’avait pas à le faire : l’une ou l’autre, à elle seule, suffisait pour faire intervenir la présomption d’application prospective, qui n’a pas été réfutée dans chacune de ces affaires.
[126]                     Je ne crois donc pas qu’il soit nécessaire de démontrer en outre que tout intérêt substantiel auquel la loi porte atteinte doit également être acquis à l’accusé pour que la présomption de non‑rétrospectivité puisse s’appliquer. Il n’est pas nécessaire de combiner ou de fusionner la présomption de non‑rétrospectivité applicable lorsqu’il est porté atteinte à des droits substantiels avec la présomption de non‑atteinte aux droits acquis, parce qu’elles ont des objectifs distincts et des sphères d’application différentes. Elles visent peut‑être toutes les deux à protéger les personnes qui se sont fondées sur l’état du droit antérieur aux modifications, mais, à mon avis, les tribunaux devraient préserver l’intégrité indépendante de chacune d’elles. Bien que, dans certains cas, ces présomptions puissent entrer en jeu ensemble, il y aura également des atteintes à des intérêts substantiels qui ne peuvent être considérées comme une atteinte à un droit acquis, ou pour lesquelles l’idée de l’acquisition peut créer des problèmes théoriques ou pratiques, ou même entraîner une injustice. Les définitions et rôles distincts de la présomption de non‑rétrospectivité et de la présomption de non‑atteinte aux droits acquis ont été reconnus dans la jurisprudence, dans la loi et par certains juristes (voir, p. ex., Loi d’interprétation, al. 43b) à e); R. Sullivan, Statutory Interpretation (3e éd. 2016), p. 342; voir aussi les p. 357‑361 et 363; Sullivan (2022), p. 726‑727 et 729‑730).
[127]                     À mon avis, l’affaire Dineley est celle qui se rapproche le plus de la présente espèce. Tant l’abrogation de la « défense de type Carter » dans Dineley que les modifications au droit à une enquête préliminaire en l’espèce ont éliminé une façon dont les accusations criminelles pouvaient être tranchées en faveur de l’accusé et ont mis en jeu ses intérêts protégés par la Constitution. L’affaire Puskas, qui portait sur l’élimination du droit de l’accusé de se pourvoir sans autorisation devant notre Cour après l’annulation par un tribunal d’appel d’instance inférieure de son acquittement au procès, est un type de cause différent (par. 1). Bien que la modification en cause dans Puskas portât atteinte à des droits substantiels de l’accusé, elle ne mettait pas en jeu ses intérêts protégés par la Constitution. Supprimer un droit d’appel au dernier stade possible d’une affaire criminelle n’est pas la même chose qu’éliminer un moyen de défense légal substantiel au procès (Dineley) ou le choix d’avoir ou non une enquête préliminaire — des éléments qui ne sont pas seulement substantiels, mais qui mettent aussi en jeu les droits constitutionnels de l’accusé.
[128]                     La nature du droit en cause dans l’arrêt Puskas était tributaire de quatre conditions préalables. La spécificité de ces conditions préalables est peut‑être l’une des raisons pour lesquelles cet arrêt n’a été cité qu’à deux reprises par notre Cour (voir Dineley, par. 72, le juge Cromwell, dissident; R. c. R.V., 2021 CSC 10, [2021] 1 R.C.S. 131, par. 76). Le droit de se pourvoir devant notre Cour, limité par les modifications en cause dans l’affaire Puskas, ne pouvait exister qu’après que : (1) l’accusé eut été inculpé d’un acte criminel; (2) l’accusé eut été acquitté au procès; (3) la déclaration de culpabilité de l’accusé eut été annulée en appel; et (4) la tenue d’un nouveau procès eut été ordonnée (par. 15). Dans ce contexte particulier, où certaines conditions juridiques préalables devaient être remplies pour que le droit d’appel particulier puisse même exister, il était logique que la Cour se concentre sur l’acquisition et s’assure qu’il ait été satisfait à toutes les « conditions préalables » (par. 15). Selon mon interprétation, les remarques incidentes formulées dans cet arrêt ne créent pas une exigence générale portant que tous les droits substantiels doivent également être des droits acquis pour que des modifications législatives puissent être présumées s’appliquer prospectivement.
[129]                     Quoi qu’il en soit, si l’acquisition du droit substantiel est également requise, cette acquisition devrait être caractérisée suffisamment largement pour garantir que des caractérisations et des formalités juridiques rigides ne soient pas favorisées par rapport à l’équité et aux intérêts substantiels de l’accusé (voir Sullivan (2016), p. 365; Sullivan (2022), p. 735‑736). Tout différend sur la question de savoir si, en l’espèce, c’est le droit à une enquête préliminaire ou le droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire qui doit être acquis devrait être résolu de manière à respecter au mieux l’équité envers le prévenu. Un intérêt juridique substantiel qui recoupe ou met en jeu des droits constitutionnels, ou encore y porte atteinte, ne dépend pas de la réalisation future de conditions préalables pour avoir une incidence sur l’analyse. Pour ce qui est des droits constitutionnels en jeu en l’espèce, les droits visés à l’art. 7 de la Charte ont pour titulaires « [c]hacun » et l’art. 11 protège « [t]out inculpé ».
[130]                     Vu l’importance de l’enquête préliminaire et la possibilité d’une libération de l’accusé, il semble injuste d’exiger le respect de toutes les conditions légales préalables pour rendre l’acquisition de ce droit certaine, et notamment d’exiger que le prévenu ait vraiment exercé lui‑même ce choix. Comme l’a souligné mon collègue le juge Kasirer, la confiance du public dans l’administration de la justice ne devrait pas être compromise (par. 93).
[131]                     En somme, lorsque le Parlement est muet quant à l’application dans le temps d’une modification à une loi en matière criminelle, une conclusion que cette modification porte atteinte aux droits substantiels de l’accusé suffira habituellement pour conclure que la mesure législative s’applique prospectivement. Cette conclusion tient compte de l’incidence réelle du texte législatif contesté sur les intérêts de l’accusé et souligne comment les tribunaux devraient protéger aussi complètement que possible tant les droits substantiels que les droits acquis de ceux qui sont touchés par les changements apportés à la loi. Elle reflète en outre les principes qui animent la présomption de non‑rétrospectivité — l’équité et la primauté du droit — et est compatible avec la règle suivant laquelle les causes qui s’écartent d’une telle présomption doivent avoir un « caractère exceptionnel » (Dineley, par. 10; voir aussi K.R.J., par. 25; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289, par. 45). Le fait de traiter les droits substantiels et les droits acquis comme deux concepts distincts et de donner plein effet à chaque présomption ne limite aucunement la capacité du Parlement de légiférer. Sous réserve de contestations constitutionnelles de la mesure législative elle‑même, le Parlement aura souvent simplement à formuler son intention de manière expresse pour réfuter la présomption d’application prospective d’une loi nouvelle qui porte atteinte à des droits substantiels ou acquis. Lorsqu’il ne le fait pas, le Parlement comprend aussi que les tribunaux se fonderont sur la jurisprudence relative à l’application dans le temps pour faciliter l’interprétation de son texte législatif.
(2)         S’il est porté atteinte aux droits substantiels de l’accusé, c’est la date de l’infraction qui devrait s’appliquer
[132]                     Deuxièmement, je me fonde également sur l’arrêt Dineley pour affirmer qu’une loi nouvelle en matière criminelle s’appliquera à compter de la date de l’infraction si elle porte atteinte aux intérêts juridiques substantiels d’un accusé (par. 18). La question dont la Cour était saisie dans Dineley était celle de savoir si les modifications en cause s’appliquaient « rétrospectivement, c’est‑à‑dire aux actes commis avant leur entrée en vigueur » (par. 3 (je souligne)). La Cour a conclu que les modifications ne s’appliquaient pas rétrospectivement et s’appliquaient plutôt uniquement prospectivement, c’est‑à‑dire aux actes commis seulement après l’entrée en vigueur des modifications (Dineley, par. 3 et 25). L’application dans le temps de modifications dépendait donc de la date des « actes » reprochés — ou de la date à laquelle l’infraction aurait été commise.
[133]                     De même, puisque le nouvel art. 535 du Code criminel porte atteinte aux droits substantiels du prévenu, et qu’il doit donc s’appliquer uniquement de manière prospective, la date de l’infraction devrait en régir l’application dans le temps. Bien qu’elle ait adopté un raisonnement quelque peu différent, la Cour d’appel du Québec a décidé en définitive que le droit à l’enquête préliminaire se rattache à la date de l’infraction, et je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion.
[134]                     Le tribunal d’instance inférieure s’est dûment attaché à l’incidence qu’aurait sur le prévenu la détermination de l’application dans le temps du nouvel art. 535 du Code criminel (2022 QCCA 1170, 84 C.R. (7th) 174, par. 11). En faisant référence à l’arrêt de notre Cour dans Dineley, ainsi qu’à celui de la Cour d’appel de l’Ontario dans R.S., il a jugé que l’application dans le temps d’une modification législative dépend non pas [traduction] « d’une distinction formelle et catégorique entre les dispositions procédurales et les dispositions substantielles, mais d’une analyse fonctionnelle visant à déterminer si la modification porte atteinte à un droit ou à un intérêt acquis » (par. 26, citant Dineley et R.S.). Selon lui, la question clé à trancher était celle de savoir [traduction] « si une modification a pour effet de créer un risque négligeable ou important pour une partie dans l’éventail des issues possibles dans une instance en raison du respect forcé de la modification ou du recours volontaire à celle‑ci » (motifs de la C.A., par. 29). Autrement dit, plus l’incidence est importante pour la partie touchée, plus l’argument est fort en faveur de l’application prospective. Ce raisonnement est solide, bien étayé par la jurisprudence de notre Cour, et il reflète adéquatement l’incidence concrète de la mesure législative sur les personnes qu’elle touche le plus (voir aussi Sullivan (2016), p. 365; Sullivan (2022), p. 735‑736).
[135]                     Dans la mesure où je m’écarte du raisonnement du tribunal d’instance inférieure, je le fais en ce qui a trait à sa conclusion selon laquelle le droit à une enquête préliminaire a été [traduction] « acquis » à la date de la première comparution du prévenu (par. 11 et 39‑40). Pour les motifs exposés précédemment, ayant conclu que la date de l’infraction était le point de référence approprié compte tenu de l’incidence de la modification sur le prévenu, je suis respectueusement d’avis qu’il n’était pas nécessaire d’effectuer une analyse supplémentaire visant à déterminer si et quand le droit a été acquis. Quoi qu’il en soit, le droit d’avoir une enquête préliminaire pourrait être considéré comme ayant également été acquis à la date de l’infraction.
[136]                     J’ajoute que la date de l’infraction demeure préférable pour diverses raisons. Il s’agit d’une caractéristique commune à tous les dossiers criminels. Elle est indépendante de toute procédure donnée telle la première comparution de l’accusé, et elle est donc adaptable aux possibles différences régionales dans la procédure criminelle dans l’ensemble du pays. Elle est aussi en phase avec la réalité des délais ou des variables susceptibles de se présenter tout au long du processus criminel, sans que l’accusé y soit pour quelque chose.
[137]                     Fait important, la date de l’infraction est la même partout au Canada et n’est pas sujette aux variations importantes dans la procédure, à la première comparution ou à un autre moment, en fonction de la province ou du territoire. Par exemple, bien que les intimés devant nous aient été en mesure de réserver formellement leur droit à une enquête préliminaire lors de leur première comparution étant donné la pratique locale au Québec, il se pourrait que dans d’autres provinces ou territoires, la première comparution ne donne pas une telle possibilité (m. interv. (procureur général de l’Ontario), par. 13‑14; voir aussi les observations orales de la Criminal Lawyers’ Association (Ontario), transcription, p. 115). Pour déterminer l’application dans le temps du nouvel art. 535 du Code criminel, il faut une solution qui s’applique uniformément partout au pays. Les droits substantiels de l’accusé ne devraient pas dépendre de différences régionales dans la procédure ou être façonnés par elles, surtout lorsqu’il peut en résulter une injustice.
[138]                     À mon avis, la demande du prévenu n’est pas le moment préférable parce qu’il s’agit, en vertu des versions récentes du Code criminel, de la dernière étape procédurale à franchir pour garantir qu’il puisse exercer son droit à une enquête préliminaire. Cela ne veut toutefois pas dire qu’une telle demande est nécessaire pour que ce droit ait été initialement acquis par le prévenu, avec le choix de l’exercer à une étape ultérieure de la procédure. De plus, une telle analyse ne s’accorderait pas bien avec certaines versions de l’art. 535 antérieures à 2004, qui prévoyaient une enquête préliminaire obligatoire. Dans le cas de certaines infractions historiques commises sous le régime de versions antérieures du Code criminel, il se peut qu’il n’y ait aucune demande pour marquer le moment de l’acquisition du droit. En outre, la possibilité que la Couronne puisse procéder par voie sommaire pour une accusation relative à une infraction mixte, ou que le prévenu puisse, en définitive, opter pour un procès en cour provinciale, ne veut pas dire que le prévenu n’a jamais acquis le droit à une enquête préliminaire. Le droit n’existe peut‑être plus à compter de ce moment‑là, mais son existence ne dépend pas pour autant en premier lieu de la présentation d’une demande par le prévenu. Je note que ce raisonnement est de fait compatible avec l’arrêt Puskas, dans lequel la dernière condition préalable associée au droit d’appel de l’accusé était que le tribunal d’appel d’instance inférieure ait ordonné la tenue d’un nouveau procès. L’accusé n’était pas tenu de vraiment exercer son droit — c.‑à‑d. en déposant un avis d’appel — pour l’avoir acquis (par. 15).
[139]                     J’ajouterais ceci : à mon humble avis, lorsqu’une modification législative prive l’accusé d’un droit substantiel et que le Parlement est muet au sujet de l’application dans le temps de cette modification, il est difficile de voir pourquoi un tribunal devrait insister pour que les personnes accusées agissent d’une certaine façon pour conserver ce droit. En l’espèce, exiger que le prévenu demande effectivement une enquête préliminaire pour maintenir son droit à une telle enquête après le 19 septembre 2019 a d’importantes conséquences pour lui, qui sont contraires au principe directeur d’équité qui guide la présomption de non‑rétrospectivité (K.R.J., par. 25; Tran, par. 45). Autrement dit, il y a un risque que le prévenu soit forcé de choisir entre son droit à une enquête préliminaire et son droit de faire un choix libre et pleinement éclairé.
[140]                     La capacité du prévenu de demander la tenue d’une enquête préliminaire est, dans toutes les provinces et tous les territoires autres que le Nunavut, intrinsèquement liée au mode de procès qu’il choisit. Le prévenu qui opte pour un procès en cour supérieure, devant un juge seul ou devant un juge et un jury, peut avoir droit à une enquête préliminaire, alors que le prévenu qui opte pour un procès en cour provinciale n’y a pas droit (voir C. cr., par. 536(2) et 536.1(2)). Pour sa part, le choix du mode de procès que fait le prévenu a été reconnu comme l’une des décisions les plus fondamentales qu’il est susceptible de prendre dans sa cause — il est souvent considéré, parallèlement à la décision de plaider coupable ou non coupable et à celle de témoigner ou non, comme une des quelques décisions importantes au point que l’avocat du prévenu ne peut pas la prendre en son nom (R. c. White, 2022 CSC 7, par. 5; R. c. W. (R.), 2023 ONCA 250, 167 O.R. (3d) 1, par. 20‑21, citant G. A. Martin, « The Role and Responsibility of the Defence Advocate » (1970), 12 Crim. L.Q. 376, p. 387‑388).
[141]                     Vu l’importance du choix, le prévenu devrait être libre de le faire sans craindre de potentiellement mettre en péril d’autres droits. Comme l’a conclu la Cour d’appel du Québec, affirmer que rendre formels un choix ou une demande uniquement après le 19 septembre 2019 réduit le droit du prévenu à une enquête préliminaire reviendrait à [traduction] « vider le choix de son contenu [et à mettre en péril] divers droits », y compris le droit de choisir un procès devant un juge et un jury ou devant un juge seul et, dans ce deuxième scénario, devant quel niveau de tribunal ce procès sera tenu (par. 37). Le prévenu devrait également, dans les délais expressément prévus par le Code criminel et par les règles ainsi que par un juge de paix, garder le contrôle du moment où il effectue son choix, ce qui peut pour sa part être subordonné à un éventail de considérations. Par exemple, dans le contexte de l’al. 11b) de la Charte, les prévenus peuvent avoir le droit de différer le choix du mode de procès s’ils n’ont pas encore reçu de renseignements suffisants pour leur permettre de prendre une décision pleinement éclairée — un problème qui, essentiellement, peut en fait chevaucher les mêmes préoccupations liées aux retards que celles que le Parlement avait l’intention de traiter avec la modification à l’art. 535 (voir, p. ex., R. c. L. (L.), 2023 ONCA 52, 166 O.R. (3d) 561, par. 15‑18). D’ailleurs, dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, 1991 CanLII 45 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 326, notre Cour a souligné qu’il faudrait obtempérer aux demandes de communication initiale de la preuve présentées en temps utile « de manière à ce que l’accusé dispose de suffisamment de temps pour prendre connaissance des renseignements avant de choisir son mode de procès » (p. 343 (je souligne)).
[142]                     Si le prévenu choisit d’abord un mode de procès qui lui permet de conserver son droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire dans un délai limité, et qu’il souhaite ultérieurement effectuer un nouveau choix afin d’être jugé par un juge de la cour provinciale, sa capacité de le faire est, dans de nombreux cas, subordonnée au consentement écrit de la Couronne (C. cr., al. 561(1)a); R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 62). Si celle‑ci refuse son consentement, comme le permet le Code criminel, le tribunal ne peut contrôler l’étendue du pouvoir discrétionnaire du poursuivant qu’en cas d’abus de procédure (voir W. (R.), par. 31, et les références qui y sont citées). Comme la Couronne n’est pas tenue de motiver son refus, il s’avère souvent [traduction] « extrêmement difficile » d’établir le bien‑fondé d’une allégation d’abus de procédure sur ce fondement (par. 32, citant S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (3e éd. 2022), §9.02). Un prévenu qui cherche à conserver son droit à une enquête préliminaire en effectuant son choix tôt risque donc de s’être enfermé dans cette décision si la Couronne refuse de consentir à ce qu’il effectue un nouveau choix. Le caractère inéquitable de la situation, qui est au préjudice du prévenu, me donne grandement à réfléchir lorsqu’il s’agit de fonder le droit à une enquête préliminaire sur la présentation d’une demande par le prévenu avant le 19 septembre 2019. La période de préavis de 90 jours entre le moment où les modifications ont reçu la sanction royale et celui de leur entrée en vigueur n’atténue pas non plus ces préoccupations. Sans prétendre que, dans certains cas, l’ignorance de la loi devrait constituer une excuse ou une défense, j’estime que la réalité est qu’en dépit des efforts du Parlement et du gouvernement pour faire connaître les modifications, il se peut que de nombreux prévenus n’aient en fait pas été au courant du changement, en particulier s’ils n’étaient pas représentés par avocat. Le seul fait de savoir que la loi va changer n’est par ailleurs guère utile au prévenu qui diffère son choix pour des raisons valables et sans rapport. Un tel prévenu resterait dans la même situation peu souhaitable décrite précédemment d’avoir à choisir entre conserver son droit à une enquête préliminaire, et effectuer un choix libre et pleinement éclairé du mode de procès. Enfin, le préavis fourni aurait indiqué simplement que la loi changerait le 19 septembre 2019. Il n’aurait pas indiqué précisément que le prévenu devait demander la tenue d’une enquête préliminaire avant cette date pour pouvoir réclamer les protections conférées par l’ancien régime.
[143]                     La date de l’infraction n’est ni insuffisamment concrète ni trop spéculative comme point de référence. Le fait que le prévenu puisse en définitive ne pas être inculpé de l’infraction n’empêche pas que d’autres droits substantiels se rattachent à la date de l’infraction. Par exemple, en plus des moyens de défense à des accusations criminelles comme l’a établi notre Cour dans l’arrêt Dineley, il y a aussi la peine maximale applicable qui est déterminée en fonction de la date de l’infraction, sous réserve du droit à la peine la moins sévère si la peine a changé entre la date de l’infraction et celle de la sentence en application de l’al. 11i) de la Charte (voir, p. ex., R. c. Stuckless, 2019 ONCA 504, 146 O.R. (3d) 752, par. 93; R. c. Fones, 2012 MBCA 110, 288 Man. R. (2d) 86, par. 60; L.L. c. R., 2016 QCCA 1367, par. 134 et 150 (CanLII); K.R.J., par. 25). En outre, au moment où un tribunal est en mesure de décider si un prévenu a droit à une enquête préliminaire, le prévenu a de fait été inculpé — transformant ce qui était autrefois une simple possibilité en une réalité concrète, avec des conséquences évidentes pour un prévenu qui est réputé ne pas y avoir droit.
C.            Résumé
[144]                     Le droit à une enquête préliminaire après les modifications de 2019 devrait être déterminé en fonction de la date de l’infraction reprochée. Lorsque cette date est antérieure au 19 septembre 2019, le prévenu qui aurait eu droit à une enquête préliminaire n’eût été les modifications conserve son droit, quelle que soit la peine maximale applicable. Comme je l’ai mentionné précédemment, lorsque la date de l’infraction reprochée est le 19 septembre 2019 ou par la suite, le prévenu doit s’exposer personnellement à une peine maximale d’au moins 14 ans d’emprisonnement pour avoir droit à une enquête préliminaire en vertu du nouveau régime.
[145]                     Si le Parlement avait voulu que cette modification s’applique rétrospectivement, il était libre de le dire expressément. Comme le Parlement a choisi de rester muet au sujet de l’application dans le temps de cette modification, les tribunaux devraient interpréter la modification en fonction des présomptions pertinentes et des objectifs qui les animent. En l’espèce, il est préférable de lier le droit à une enquête préliminaire à la date de l’infraction reprochée, tant sur le plan des principes que de la pratique. La règle qu’établit notre Cour quant aux infractions commises avant le nouvel art. 535 du Code criminel s’appliquera à un nombre limité de causes, qui diminuera avec le temps.
[146]                     Alors qu’il continue d’exercer sa compétence exclusive pour établir par voie législative des modifications au Code criminel, le Parlement ferait bien d’énoncer clairement l’application souhaitée de ces changements dans le temps. En l’absence d’indications claires, devant un éventail d’options raisonnables, les tribunaux préféreront celle qui assure la meilleure protection des droits substantiels de l’accusé.
III.         Dispositif
[147]                     Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
                  Version française des motifs du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, O’Bonsawin et Moreau rendus par
                  La juge Karakatsanis —
I.               Survol
[148]                     Confronté dans les procédures criminelles à des retards importants — qui compromettent le droit des accusés d’être jugés dans un délai raisonnable et qui entraînent des suspensions d’accusations criminelles —, le Parlement a cherché à améliorer l’efficacité du système de justice en éliminant les enquêtes préliminaires dans tous les cas sauf les plus graves. Le présent pourvoi soulève deux questions d’interprétation à propos des modifications. Premièrement, à quelles procédures criminelles préexistantes s’appliquent‑t‑elles? Deuxièmement, dans quels cas une enquête préliminaire peut‑elle encore être obtenue suivant la nouvelle règle?
[149]                     En 2019, l’art. 535 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« C. cr. »), a été modifié de manière à restreindre l’accès aux enquêtes préliminaires aux prévenus inculpés d’infractions passibles d’une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement ou plus. Avant la modification, il n’y avait aucune condition liée à la peine maximale prévue pour les infractions. Aucune disposition transitoire explicite ne régit l’application de cette modification dans le temps. Tant immédiatement avant qu’après la modification de 2019, une enquête préliminaire ne pouvait être obtenue que sur demande du prévenu ou de la Couronne.
[150]                     Chaque intimé devant notre Cour a été accusé d’une ou de plusieurs infractions d’ordre sexuel historiques contre un enfant. Après les dates des infractions reprochées et avant que des accusations ne soient portées, la peine maximale pour la conduite reprochée est passée de 10 à 14 ans d’emprisonnement. Parce que la peine pour une infraction criminelle est présumée être celle qui était en vigueur au moment où l’infraction a été commise — et en raison de la garantie de la peine la moins sévère prévue à l’al. 11i) de la Charte canadienne des droits et libertés —, ils sont chacun passibles d’un emprisonnement maximal de 10 ans.
[151]                     La modification de l’art. 535 est entrée en vigueur quelques mois après le dépôt des accusations et la première comparution des intimés devant le tribunal. Lors de leur première comparution respective, les intimés ont réservé leur droit de choisir leur mode de procès plus tard, ce qui signifie que leur choix a été reporté à une future comparution. Les deux intimés n’ont demandé la tenue d’une enquête préliminaire que plusieurs mois après l’entrée en vigueur du nouvel art. 535. Si la nouvelle règle s’applique à eux, ils doivent satisfaire à la condition d’être inculpés d’une infraction passible d’une peine maximale de 14 ans d’emprisonnement ou plus.
[152]                     Selon la Couronne, parce que les demandes n’ont pas été faites avant l’entrée en vigueur du nouvel art. 535, la nouvelle règle s’applique. Comme les intimés n’ont pas été inculpés d’infractions pour lesquelles ils étaient personnellement passibles d’un emprisonnement de 14 ans ou plus, la Couronne affirme qu’une enquête préliminaire ne pouvait pas être obtenue en vertu de cette règle. Dans des instances distinctes, la Cour du Québec et la Cour supérieure ont convenu et conclu que MM. Grenier et Archambault n’avaient aucun droit à une enquête préliminaire.
[153]                     La Cour d’appel a accueilli les appels et a renvoyé les dossiers à la Cour du Québec pour la tenue d’enquêtes préliminaires. Elle a conclu que les intimés n’étaient pas assujettis à la nouvelle restriction prévue à l’art. 535 du Code criminel dans sa version modifiée, parce que leur droit à une enquête préliminaire avait pris naissance au moment de la perpétration des infractions reprochées. Ils avaient donc le droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire en vertu de la disposition telle qu’elle se lisait à l’époque, laquelle n’en restreignait pas l’accès aux personnes inculpées d’infractions passibles d’un emprisonnement de 14 ans ou plus. La Cour d’appel a refusé d’examiner la question de savoir s’ils auraient eu le droit à une enquête préliminaire en vertu de l’art. 535 dans son texte actuel.
[154]                     La Couronne interjette appel devant notre Cour. Mes collègues sont d’avis de rejeter le pourvoi. Ils concluent, pour des raisons différentes, que la nouvelle règle prévue à l’art. 535 ne s’applique pas aux intimés. Ma collègue la juge Martin estime, à l’instar de la Cour d’appel, que la nouvelle règle ne s’applique pas parce qu’elle est entrée en vigueur après la perpétration des infractions reprochées. Mes collègues les juges Côté et Rowe concluent que la nouvelle règle ne s’applique pas parce qu’elle est entrée en vigueur après que les intimés eurent été inculpés de ces infractions. Enfin, mon collègue le juge Kasirer est d’avis que la nouvelle règle ne s’applique pas parce qu’elle est entrée en vigueur après que les intimés eurent réservé leur droit de choisir leur mode de procès lors de leur première comparution.
[155]                     Je ne peux souscrire à aucun des points de vue qu’ont fait valoir mes collègues sur la question de l’application dans le temps. À mon avis, l’interprétation correcte du nouvel art. 535, solidement ancrée dans les dispositions applicables du Code criminel, est qu’il s’applique aux prévenus lorsqu’aucune demande d’enquête préliminaire n’a été présentée avant son entrée en vigueur.
[156]                     En tenant pour acquis qu’il n’y a aucune contrainte constitutionnelle, la question ultime à trancher pour déterminer l’application dans le temps d’une nouvelle règle est de savoir si le législateur a voulu qu’elle s’applique dans les circonstances. Les principes ordinaires d’interprétation législative peuvent révéler l’intention du législateur quant à savoir si la règle s’applique — par exemple lorsqu’il existe des dispositions transitoires explicites. Dans le cas où l’intention du législateur n’est pas claire, la jurisprudence a élaboré des présomptions, maintenant codifiées dans la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, pour guider les tribunaux lorsqu’il s’agit de déterminer comment le Parlement a pondéré les valeurs juridiques sous-jacentes que met en jeu l’application d’une nouvelle loi à des circonstances qui existaient avant son entrée en vigueur.
[157]                     Dans le cas qui nous occupe, il n’est pas clair, de prime abord, que le Parlement a voulu que l’art. 535 modifié s’applique aux intimés. L’intention doit donc être déterminée en fonction des présomptions d’application dans le temps. L’analyse pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer l’application de l’art. 535 peut être résumée comme suit : les nouvelles règles sont présumées ne pas s’appliquer si elles portent atteinte à un intérêt juridique substantiel qui a été acquis avant leur entrée en vigueur.
[158]                     Limiter l’accès à l’enquête préliminaire peut compromettre la possibilité pour l’accusé d’obtenir une libération, ce qui constitue un intérêt juridique substantiel. Tout comme le droit d’appel, et contrairement aux simples auditions de la preuve dans le cadre du processus d’instance criminelle, la possibilité d’obtenir une libération pourrait mettre fin au risque de responsabilité criminelle. S’il a gain de cause, l’accusé n’aura pas à subir l’épreuve d’un procès criminel injustifié et pourra être remis en liberté ou dégagé de conditions restrictives en attendant son procès. Ces intérêts n’ont pas simplement de pertinence à l’égard de la manière dont l’accusé mène sa défense en matière criminelle — ils existent indépendamment de ce litige et ont une incidence directe et immédiate sur la vie de l’accusé en dehors de la salle d’audience. Je conclus que cet intérêt juridique substantiel n’est acquis qu’une fois que la tenue d’une enquête préliminaire a été demandée, étant donné que le droit prévu par la loi est expressément subordonné à cette demande. Sans une demande, le prévenu n’a aucun droit légal à une enquête préliminaire. Par conséquent, lorsqu’aucune demande n’a été présentée avant son entrée en vigueur, la nouvelle restriction peut s’appliquer sans porter atteinte à un intérêt juridique substantiel acquis.
[159]                     En ce qui concerne l’interprétation de la nouvelle restriction prévue à l’art. 535, seul « un prévenu inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus » a accès à une enquête préliminaire. Dans ce contexte, la gravité objective de l’infraction est déterminée par la peine d’emprisonnement maximale à laquelle s’expose effectivement le prévenu pour l’infraction dont il est inculpé, et non par la peine maximale à laquelle il s’exposerait pour une infraction équivalente si elle était commise aujourd’hui. Cette interprétation s’appuie sur le sens ordinaire du texte, le contexte plus large et l’objectif du Parlement de réduire le nombre d’enquêtes préliminaires sur la base d’un critère clair limitant le droit à une telle enquête.
[160]                     Pour les motifs qui suivent, je conclus que le prévenu n’a accès à une enquête préliminaire que dans l’un ou l’autre des cas suivants : une demande a été présentée avant l’entrée en vigueur de la modification le 19 septembre 2019; le prévenu s’expose effectivement à une responsabilité criminelle de 14 ans d’emprisonnement ou plus à l’égard d’un acte criminel dont il est inculpé. Les intimés n’avaient aucun droit à une enquête préliminaire parce qu’ils ne répondent à aucun de ces critères. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi.
II.            Contexte
[161]                     L’intimé Agénor Archambault a été accusé d’avoir commis, entre les années 1958 et 1960, le crime historique d’attentat à la pudeur d’une autre personne de sexe masculin, un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de 10 ans (Code criminel, S.C. 1953‑54, c. 51, art. 148). Le crime a été aboli en 1983 (Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, S.C. 1980‑81‑82‑83, c. 125, art. 8).
[162]                     L’intimé Gilles Grenier a été inculpé d’avoir commis, entre les années 2003 et 2007, les crimes de contacts sexuels et d’agression sexuelle sur une personne âgée de moins de 14 ans, deux infractions mixtes qui étaient à l’époque passibles d’un emprisonnement maximal de 10 ans (C. cr., art. 151 et al. 271(1)a) tels qu’ils se lisaient avant le 9 août 2012). En 2015, le Parlement a haussé de 10 à 14 ans la peine maximale d’emprisonnement (Loi sur le renforcement des peines pour les prédateurs d’enfants, L.C. 2015, c. 23, art. 2 et 14).
[163]                     Les intimés ont comparu pour la première fois devant la Cour du Québec à l’été 2019. Lors de leur première comparution, ils ont réservé leur droit de choisir leur mode de procès ou en ont reporté l’exercice à plus tard, et les affaires ont été ajournées. En ce qui concerne M. Archambault, il convient avec la Couronne qu’il n’avait pas encore choisi son mode de procès lors de la première comparution malgré les conclusions contraires des juridictions inférieures.
[164]                     Le 19 septembre 2019, la modification de l’art. 535 est entrée en vigueur (Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25 (« modifications de 2019 »), art. 238 et 406). Les deux intimés auraient certes pu choisir leur mode de procès et demander la tenue d’une enquête préliminaire avant cette date, mais ils ne l’avaient pas encore fait.
[165]                     En 2020, chaque intimé a demandé la tenue d’une enquête préliminaire. Dans les deux affaires, la Couronne a soutenu que la Cour du Québec n’avait pas compétence en vertu de l’art. 535 pour tenir une telle enquête.
III.         Décisions des juridictions inférieures
A.           Cour du Québec
[166]                     Le 4 février 2020, la Cour du Québec (le juge Rousseau) a statué qu’elle n’avait pas compétence pour présider l’enquête préliminaire de M. Grenier. Le tribunal a conclu que l’application de la nouvelle règle n’avait aucune incidence sur les droits substantiels de M. Grenier parce qu’il s’agissait d’une règle procédurale. Monsieur Grenier n’avait aucun droit à une enquête préliminaire en vertu de la nouvelle règle parce que les infractions dont il était inculpé étaient passibles d’un emprisonnement maximal de 10 ans. Le tribunal a conclu que la nouvelle règle privait donc M. Grenier du droit à une enquête préliminaire.
[167]                     Le 21 décembre 2020, la Cour du Québec (le juge Délisle) a rejeté pour des motifs semblables la demande d’enquête préliminaire de M. Archambault. Le tribunal a conclu que les enquêtes préliminaires étaient de nature purement procédurale, car elles pouvaient toujours être écartées si la poursuite décidait d’aller de l’avant au moyen d’un acte d’accusation direct.
B.            Cour supérieure du Québec
[168]                     Messieurs Grenier et Archambault ont tous deux contesté ces décisions, demandant à la Cour supérieure un certiorari et un mandamus pour deux raisons. Ils ont soutenu premièrement qu’ils avaient droit à une enquête préliminaire parce que la nouvelle règle prévue à l’art. 535 ne s’appliquait pas à eux. Ils ont affirmé qu’elle violerait la présomption de non‑rétrospectivité des lois. Deuxièmement, ils ont fait valoir que, même si la nouvelle règle s’appliquait à eux, ils avaient néanmoins droit à une enquête préliminaire, puisque les infractions dont ils étaient inculpés emportaient actuellement une responsabilité maximale de 14 ans d’emprisonnement.
[169]                     Le 29 avril 2021, la Cour supérieure (2021 QCCS 1966, la juge Charbonneau) a déposé des motifs à l’appui de sa décision de rejeter la demande de M. Archambault, qualifiant de purement procédural le droit à une enquête préliminaire. De plus, le tribunal a conclu que le nouvel art. 535 exigeait que le prévenu soit inculpé d’une infraction pour laquelle il était personnellement passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus. Il ne s’appliquait donc pas à M. Archambault, étant donné que ce dernier bénéficiait de la protection de l’al. 11i) de la Charte qui porte la peine maximale pour les infractions à moins de 14 ans. L’article 535 « ne souffre d’aucune ambiguïté » à cet égard (par. 52 (CanLII)).
[170]                     Le 4 mai 2021, la Cour supérieure (2021 QCCS 1876, le juge Thibault) a rejeté la demande de M. Grenier. En ce qui concerne l’application dans le temps de la modification apportée à l’art. 535, le tribunal s’est fondé sur l’arrêt R. c. R.S., 2019 ONCA 906, de la Cour d’appel de l’Ontario, et a statué que l’enquête préliminaire avait une incidence sur le droit substantiel de l’accusé à une libération. Il a toutefois conclu que le droit de M. Grenier n’était pas acquis au moment de l’entrée en vigueur de la modification de l’art. 535. Pour pouvoir bénéficier de l’ancienne règle, il aurait dû choisir son mode de procès et demander la tenue d’une enquête préliminaire avant le 19 septembre 2019, date d’entrée en vigueur de la modification.
C.            Cour d’appel du Québec
[171]                     La Cour d’appel a publié une série de motifs tranchant les deux appels (2022 QCCA 1170, 84 C.R. (7th) 174). Elle a conclu que la nouvelle règle prévue à l’art. 535 du Code criminel ne s’appliquait pas à MM. Grenier et Archambault et que ceux‑ci avaient donc chacun droit à une enquête préliminaire. Elle a accueilli les appels, estimant qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la question de savoir s’ils auraient droit à des enquêtes préliminaires en vertu de la nouvelle règle.
[172]                     Dans un arrêt unanime, le juge Healy (avec l’accord des juges Vauclair et Hamilton) a considéré que suivant la jurisprudence, notamment l’arrêt de notre Cour R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272, [traduction] « l’application dans le temps d’une modification législative ne dépend pas d’une distinction formelle et catégorique entre les dispositions procédurales et les dispositions substantielles, mais d’une analyse fonctionnelle visant à déterminer si la modification porte atteinte à un droit ou à un intérêt acquis » (par. 26).
[173]                     Selon lui, l’analyse exigeait [traduction] « une évaluation des intérêts en jeu par suite de la modification » (par. 26). Plus leur importance est grande, plus il est probable que la modification ne s’applique que de manière prospective. En l’espèce, la modification priverait les accusés de la possibilité d’obtenir une libération et une meilleure communication de la preuve sous serment. Vu ces intérêts importants, les droits en jeu ont été acquis dès le moment de la perpétration de l’infraction, qui était la date pertinente pour déterminer leur droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire. La Cour d’appel a accueilli les appels et renvoyé chaque dossier à la Cour du Québec pour la tenue d’une enquête préliminaire.
IV.         Questions en litige
[174]                     Après le prononcé du jugement de la Cour d’appel, les deux intimés ont bénéficié d’une enquête préliminaire. Le pourvoi de la Couronne est donc théorique (m.a., par. 20). La Couronne a toutefois obtenu l’autorisation d’interjeter appel et elle demande à notre Cour de se pencher sur les importantes questions en jeu compte tenu des décisions contradictoires des juridictions d’appel sur l’interprétation de l’art. 535 du Code criminel (par. 21). La Cour a le pouvoir discrétionnaire résiduel d’entendre un pourvoi théorique sur le fond (R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566, par. 26; Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342). Compte tenu du désaccord des juridictions d’appel sur ces questions d’importance nationale et du fait que les questions soulevées ont été pleinement débattues par les parties adverses tant devant nous que devant les juridictions inférieures, il est dans l’intérêt de la justice d’examiner le pourvoi sur le fond.
[175]                     Dans le présent pourvoi, les parties soulèvent les deux questions de droit suivantes, qui concernent l’interprétation qu’il convient de donner à l’art. 535 modifié du Code criminel :
1.      Les prévenus sont‑ils assujettis à la nouvelle règle, qui limite le droit à une enquête préliminaire, lorsqu’aucune demande d’enquête préliminaire n’a été présentée avant l’entrée en vigueur du nouvel art. 535?
Je suis d’avis de répondre à cette question par l’affirmative. Les prévenus sont assujettis à la nouvelle restriction si une demande d’enquête préliminaire n’a pas été présentée avant son entrée en vigueur.
2.      Une enquête préliminaire peut‑elle être obtenue en vertu du nouvel art. 535 lorsqu’un prévenu a été inculpé d’un acte criminel pour lequel il n’est pas personnellement passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus, malgré le fait que l’infraction, si elle était commise aujourd’hui, emporterait une responsabilité maximale de 14 ans d’emprisonnement?
Je suis d’avis de répondre à cette question par la négative. Selon la disposition modifiée, seules les personnes inculpées d’une infraction pour laquelle elles s’exposent effectivement à un emprisonnement de 14 ans ou plus ont droit à une enquête préliminaire sur demande.
V.           Analyse
A.           L’historique des enquêtes préliminaires et l’accès à celle‑ci
[176]                     Les enquêtes préliminaires faisaient déjà partie du processus criminel au Canada avant la Confédération (Ministère de la Justice du Canada, document de travail préparé par D. Pomerant et G. Gilmour, Étude de l’enquête préliminaire au Canada (avril 1993), annexe D, p. 20‑22). Elles trouvent leurs origines dans les procédures d’enquête criminelle du droit anglais ancien, dans lesquelles les juges de paix exerçaient des fonctions d’enquête ou de poursuite (p. 1‑4). Au fil du temps, le rôle du juge de paix a considérablement évolué pour revêtir des caractéristiques judiciaires (Skogman c. La Reine, 1984 CanLII 22 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 93, p. 105‑106, citant Commission de réforme du droit du Canada, Document de recherche : Communication de la preuve en droit pénal (1974), p. 8; voir aussi les p. 71‑73).
[177]                     L’enquête préliminaire sert principalement de garantie procédurale — un mécanisme de filtrage permettant de mettre fin aux affaires où la preuve est insuffisante pour renvoyer l’accusé afin qu’il subisse son procès (R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623, par. 30, citant Caccamo c. La Reine, 1975 CanLII 11 (CSC), [1976] 1 R.C.S. 786; voir aussi Patterson c. La Reine, 1970 CanLII 180 (CSC), [1970] R.C.S. 409, p. 412, le juge Judson). Lorsque le seuil n’est pas atteint (C. cr., al. 548(1)a); R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828, par. 21‑22), le juge de paix doit libérer l’accusé, mettant ainsi fin à la procédure criminelle relative à cette infraction (C. cr., al. 548(1)b); voir de façon générale A. D. Gold et J. R. Presser, « Let’s Not Do Away with the Preliminaries : A Case in Favour of Retaining the Preliminary Inquiry » (1996), 1 Rev. can. D.P. 145, p. 147‑148 et 164).
[178]                     Comme l’a souligné notre Cour dans l’arrêt Hynes, « [a]vec le temps, l’enquête préliminaire a commencé à jouer un rôle accessoire de mécanisme de communication de la preuve » (par. 31). Les enquêtes préliminaires offrent des avantages stratégiques à la défense. Elles peuvent être utiles pour vérifier la preuve et évaluer la solidité de la thèse de la Couronne, et pour fournir des témoignages sur lesquels se fonder pour évaluer la crédibilité au procès (voir, p. ex., D. M. Paciocco, « A Voyage of Discovery : Examining the Precarious Condition of the Preliminary Inquiry » (2004), 48 Crim. L.Q. 151, p. 160‑161; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 40). La fonction en matière de communication de la preuve a toutefois perdu une partie de son importance compte tenu des obligations constitutionnelles de la Couronne en ce qui a trait à la communication de la preuve, depuis l’arrêt R. c. Stinchcombe, 1991 CanLII 45 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 326 (R. c. S.J.L., 2009 CSC 14, [2009] 1 R.C.S. 426, par. 23), de notre Cour.
[179]                     Il est bien établi en droit qu’il n’existe pas de droit constitutionnel à l’enquête préliminaire (S.J.L., par. 21). Il en est ainsi parce que, même sans enquête préliminaire, le prévenu demeure présumé innocent et conserve le droit de présenter une défense pleine et entière (R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, par. 32). La Couronne doit dans tous les cas prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable lors du procès ultérieur.
[180]                     L’accès du prévenu à une enquête préliminaire se fonde sur la loi. Avant juin 2004, l’art. 535 du Code criminel était ainsi libellé :
      535 Lorsqu’un prévenu inculpé d’un acte criminel est devant lui, le juge de paix doit, en conformité avec la présente partie, enquêter sur l’accusation ainsi que sur tout autre acte criminel qui découle de la même affaire fondé sur les faits révélés par la preuve recueillie conformément à la présente partie.
[181]                     Au fil du temps, les questions sur l’utilité et la pertinence continues de l’enquête préliminaire (voir de façon générale J. A. Epp, « Abolishing Preliminary Inquiries in Canada » (1996), 38 Crim. L.Q. 495, p. 502‑503) ont entraîné des réformes qui en ont réduit l’accès. Les modifications apportées au Code criminel ont rendu l’enquête préliminaire possible uniquement sur demande et ont permis d’en restreindre la portée (Loi de 2001 modifiant le droit criminel, L.C. 2002, c. 13; voir aussi Bibliothèque du Parlement, Projet de loi C-15A : Loi modifiant le Code criminel et d’autres lois, Résumé législatif LS‑410F, 12 octobre 2001, p. 14‑16). Ces modifications ont généralement réduit le nombre d’enquêtes préliminaires et leur durée (voir S.J.L., par. 24). Depuis juin 2004, l’art. 535 prévoit clairement que l’enquête préliminaire ne sera tenue que si elle est demandée :
      535 Lorsqu’un prévenu inculpé d’un acte criminel est devant un juge de paix et qu’une demande a été présentée en vue de la tenue d’une enquête préliminaire au titre des paragraphes 536(4) ou 536.1(3), le juge de paix doit, en conformité avec la présente partie, enquêter sur l’accusation ainsi que sur tout autre acte criminel qui découle de la même affaire fondé sur les faits révélés par la preuve recueillie conformément à la présente partie.
[182]                     Malgré ces changements, les délais dans les procédures en matière criminelle sont devenus de plus en plus préoccupants, suscitant une réflexion plus approfondie sur la nécessité des enquêtes préliminaires. Dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, notre Cour a expressément encouragé le Parlement à se pencher sur la question de « la valeur des enquêtes préliminaires à la lumière des obligations accrues en matière de communication de la preuve » pour s’assurer que la procédure criminelle « mette l’accent sur ce qui est vraiment nécessaire pour la tenue d’un procès équitable » (par. 140; voir aussi Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, Justice différée, justice refusée : L’urgence de réduire les longs délais dans le système judiciaire au Canada (rapport final) (2017), p. 53‑55).
[183]                     Dans ce contexte, le Parlement a choisi de réformer les enquêtes préliminaires afin d’améliorer l’efficacité des procédures criminelles, notamment dans le but de « désengorger » les ressources judiciaires, de réduire les délais et d’éviter aux témoins d’avoir à témoigner deux fois (Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 300, 1re sess., 42e lég., 24 mai 2018, p. 19604).
[184]                     L’article 535 a été modifié en 2019 afin d’éliminer les enquêtes préliminaires sauf dans les cas plus graves. Depuis, l’accès aux enquêtes préliminaires a fait l’objet d’une restriction additionnelle liée à la peine maximale prévue pour les infractions concernées :
      535 Lorsqu’un prévenu inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus est devant un juge de paix et qu’une demande a été présentée en vue de la tenue d’une enquête préliminaire au titre des paragraphes 536(4) ou 536.1(3), le juge de paix doit, en conformité avec la présente partie, enquêter sur l’accusation ainsi que sur tout autre acte criminel qui découle de la même affaire fondé sur les faits révélés par la preuve recueillie conformément à la présente partie.
[185]                     La modification de l’art. 535 est entrée en vigueur le 19 septembre 2019, 90 jours après que la loi modificatrice eut reçu la sanction royale (modifications de 2019, art. 238 et 406). Le présent pourvoi porte principalement sur cette modification.
B.            Décider si la nouvelle règle s’applique
[186]                     Lorsque le Parlement n’a prévu aucune disposition transitoire explicite, il peut être difficile de décider si les nouvelles règles s’appliquent à un cas donné. Les principes relatifs à l’application de la loi dans le temps s’opposent parfois, et les relations entre les présomptions susceptibles de s’appliquer à une situation peuvent ne pas être claires (R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 724‑725; P.‑A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5e éd. 2021), par. 416‑418; Canada (Procureur général) c. Almalki, 2016 CAF 195, [2017] 2 R.C.F. 44, par. 26‑28).
[187]                     En l’espèce, les juridictions inférieures sont parvenues à des solutions différentes en ce qui concerne le moment où les nouvelles restrictions s’appliquent. La Cour d’appel, invoquant des difficultés dans l’application des présomptions régissant l’application de la loi dans le temps, a adopté une analyse non limitative axée sur des facteurs tels que l’importance de la modification et son incidence sur le prévenu (par. 26‑31). Appliquant cette analyse, elle a conclu que [traduction] « le droit à une enquête préliminaire est déterminé en fonction de l’état du droit à la date de la perpétration de l’infraction reprochée » (par. 11).
[188]                     Plusieurs tribunaux de partout au pays, y compris les quatre juges de la Cour du Québec et de la Cour supérieure en l’espèce, n’ont pas partagé l’opinion de la Cour d’appel quant à la façon de caractériser l’effet des modifications et leur application dans le temps (voir, p. ex., R.S.; R. c. B.J.M., 2021 BCPC 151; R. c. Lamoureux, 2019 QCCQ 6616; R. c. Kozak, 2019 ONSC 5979, 148 O.R. (3d) 396; R. c. A.S., 2019 ONCJ 655; R. c. N.F., 2019 ONCJ 656, 383 C.C.C. (3d) 550; R. c. Fraser, 2019 ONCJ 652; R. c. Corneillier, 2019 QCCQ 6028). Certains tribunaux ont conclu que le droit à une enquête préliminaire prévu à l’art. 535 est de nature purement procédurale, de sorte que la nouvelle restriction s’applique immédiatement dans tous les cas (voir, p. ex., Lamoureux). D’autres encore ont estimé que, bien qu’elle ne soit pas purement procédurale, la modification n’a d’incidence sur des droits substantiels que lorsque la tenue d’une enquête préliminaire a été demandée avant l’entrée en vigueur de la règle, de sorte qu’elle s’applique lorsqu’aucune demande n’a été présentée (voir, p. ex., R.S.).
[189]                     Comme je vais l’expliquer, une approche prévisible visant à déterminer l’application dans le temps doit clarifier et prendre comme point de départ le droit relatif à l’interprétation des présomptions pertinentes qui a été élaboré dans la jurisprudence de notre Cour et qui a été codifié par le Parlement (Loi d’interprétation, art. 43 et 44). Je suis d’avis de clarifier et de résumer la relation entre les trois présomptions qui sont pertinentes pour trancher le présent pourvoi dans le respect des valeurs juridiques sous‑jacentes qu’elles font intervenir, et de ne pas abandonner celles‑ci.
(1)         Principes régissant l’application de la loi dans le temps
[190]                     Les questions relatives à l’application de la loi dans le temps appellent à se demander si les nouvelles règles législatives s’appliquent à une situation donnée ou si l’état antérieur du droit continue de s’appliquer (Côté et Devinat, par. 341‑342; voir aussi Sullivan, p. 770).
[191]                     Des valeurs juridiques sous‑jacentes telles que l’équité et la primauté du droit peuvent militer contre l’application de nouvelles règles lorsque cela aurait une incidence défavorable sur les gens qui se sont raisonnablement fondés sur l’état antérieur du droit dans la gestion de leurs affaires (voir de façon générale Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289, par. 44‑45 et 48; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 23‑25; Poulin, par. 59 et 62).
[192]                     Les questions d’application dans le temps sont parfois formulées en fonction de la question de savoir si une modification législative particulière est prospective, rétroactive, rétrospective ou d’application immédiate dans l’abstrait (voir, p. ex., les motifs de la C.A., par. 11 et 15). Ces termes peuvent toutefois porter à confusion et être difficiles à appliquer en pratique (Sullivan, p. 735; voir aussi Côté et Devinat, par. 518‑527; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), 1997 CanLII 376 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 358, par. 39; Almalki, par. 26‑28; J. P. Salembier, « Understanding Retroactivity : When the Past Just Ain’t What It Used to Be » (2003), 33 Hong Kong L.J. 99, p. 99‑100). De plus, ils sont souvent insuffisants pour résoudre la véritable question dont est saisi le tribunal. En l’espèce, les parties s’entendent pour dire que la nouvelle règle ne s’applique pas à tous immédiatement; leur désaccord porte sur la catégorie de prévenus à laquelle elle s’applique. Dans un cas comme celui‑ci, la meilleure formulation consiste à se demander dans quelles circonstances la nouvelle règle s’applique.
[193]                     Dans le contexte criminel, certains principes d’application dans le temps jouissent d’une protection constitutionnelle (Charte, al. 11g) et i); K.R.J., par. 22‑24). Lorsque, comme en l’espèce, il n’y a pas de contraintes constitutionnelles, l’intention du législateur est primordiale (Côté et Devinat, par. 452‑453 et 457). Le Parlement a‑t‑il voulu que la nouvelle règle s’applique dans les circonstances?
[194]                     Comme pour toute question d’interprétation législative, la détermination de l’application d’une nouvelle règle dans le temps doit se fonder sur le libellé du texte de loi lu dans son contexte global et en harmonie avec l’intention du législateur (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21). Lorsqu’il effectue cette analyse, le tribunal [traduction] « doit s’appuyer sur tous les principes d’interprétation législative » (Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530, par. 36, citant R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 576). Les présomptions d’application dans le temps servent d’« outil[s] » (Tran, par. 48) ou de « guide[s] » (R. c. Ali, 1979 CanLII 174 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 221, p. 235) dans cette opération d’interprétation.
[195]                     Lorsque l’intention du législateur quant à l’application d’une loi particulière dans le temps peut être discernée à l’aide de principes d’interprétation autres que ces présomptions d’application dans le temps, les tribunaux sont tenus de donner effet à cette intention (R. c. Clarke, 2014 CSC 28, [2014] 1 R.C.S. 612, par. 10‑11; voir aussi Ali, p. 239).
[196]                     Toutefois, lorsqu’il n’y a pas de dispositions transitoires et que ces principes d’interprétation ne fournissent pas de réponse claire, les présomptions générales régissant l’application dans le temps deviennent essentielles à l’analyse. Ces présomptions ont été élaborées dans la jurisprudence, sur le fondement de principes de base, afin de guider les tribunaux lorsqu’il s’agit de déterminer ce que les législateurs doivent avoir voulu en ce qui a trait à l’application dans le temps de nouvelles dispositions législatives. Ces présomptions sont elles-mêmes énoncées dans des lois, comme la Loi d’interprétation fédérale (voir, p. ex., les art. 43 et 44). Parmi celles‑ci figurent la présomption d’application immédiate d’une loi purement procédurale, la présomption de non‑rétrospectivité et la présomption de non‑atteinte aux droits acquis, que nous analyserons plus en détail plus loin.
[197]                     Le Parlement demeure évidemment libre de s’écarter des règles applicables par défaut qu’il prescrit (Loi d’interprétation, par. 3(1)), notamment en précisant comment les présomptions temporelles doivent être appliquées dans des circonstances données (voir, p. ex., Venne c. Québec (Commission de protection du territoire agricole), 1989 CanLII 84 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 880, p. 909). Tout au long de leur analyse, les tribunaux doivent donc être attentifs aux indices d’une intention contraire du Parlement.
[198]                     Comme je vais l’expliquer, le recours à ces présomptions pour décider si la nouvelle restriction prévue à l’art. 535 s’applique dans une situation donnée appelle à se poser la question suivante : l’application de la nouvelle règle porterait‑elle atteinte à un intérêt juridique substantiel qui a été acquis avant l’entrée en vigueur de la nouvelle règle? Dans l’affirmative, la nouvelle règle est présumée ne pas s’appliquer dans les circonstances. Dans la négative, la nouvelle règle est présumée s’appliquer.
[199]                     Pour répondre à cette question, il nous faut premièrement nous pencher sur la définition d’un « intérêt juridique substantiel » et deuxièmement nous demander si un tel intérêt a été « acquis ». Comme je l’explique plus loin, un intérêt juridique substantiel est un droit, un avantage, une obligation ou une responsabilité qui ne concerne pas simplement la manière dont le plaideur mène un litige, mais qui a des implications directes sur la personne en dehors de la salle d’audience (voir R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136, par. 91‑92). Pour savoir si l’intérêt juridique substantiel a été acquis avant l’entrée en vigueur de la nouvelle règle, il faut se demander si toutes les conditions factuelles préalables à sa reconnaissance ont été remplies (voir R. c. Puskas, 1998 CanLII 784 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1207, par. 14).
[200]                     La jurisprudence antérieure peut déjà prévoir si une règle donnée est présumée s’appliquer. Par conséquent, lorsque la nouvelle règle porte directement sur la responsabilité criminelle (c.‑à‑d. les infractions, les moyens de défense et la peine), ce qui est clairement de nature substantielle, elle est présumée ne pas s’appliquer si l’infraction criminelle reprochée a été commise avant l’entrée en vigueur de la nouvelle règle (Poulin, par. 58). À l’inverse, si la jurisprudence établit qu’elle est purement procédurale (p. ex., les nouvelles investigations judiciaires comme celle dont il était question dans l’affaire Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248), la nouvelle règle est présumée s’appliquer immédiatement dans toutes les circonstances (Chouhan, par. 91‑92 et 103).
[201]                     Autrement, lorsque leur application n’a pas été établie péremptoirement, les présomptions doivent être examinées directement (Puskas, par. 14). Comme notre Cour l’a expliqué dans les arrêts Tran et Poulin, ces présomptions reposent sur la tension inhérente entre les valeurs juridiques que sont l’équité et la primauté du droit.
[202]                     Dans les sections qui suivent, j’explique pourquoi la question de l’application dans le temps dont nous sommes saisis consiste à déterminer si l’application de la nouvelle règle porterait atteinte à un intérêt juridique substantiel qui a été acquis avant l’entrée en vigueur de cette règle. Je me penche d’abord sur les trois présomptions d’application dans le temps pertinentes qui ont été énoncées dans la jurisprudence et dans la Loi d’interprétation. Je traite ensuite de l’effet combiné de ces présomptions. J’examine enfin la distinction entre des intérêts juridiques « substantiels » et des intérêts juridiques « procéduraux », et je fournis des lignes directrices permettant de déterminer dans quels cas un intérêt juridique substantiel peut être considéré comme étant « acquis ».
a)              Les présomptions d’application dans le temps
[203]                     En l’espèce, notre Cour est appelée à déterminer l’application dans le temps de la modification d’une disposition du Code criminel. La présente affaire porte sur l’interprétation de trois présomptions et sur la corrélation qui existe entre elles : (1) la présomption d’application immédiate des lois purement procédurales; (2) la présomption de non‑rétrospectivité des lois; et (3) la présomption de non‑atteinte aux droits acquis.
[204]                     Je me penche premièrement sur la présomption d’application immédiate des lois purement procédurales. Lorsque la modification législative est purement procédurale, en ce sens que son application ne porterait en aucun cas atteinte à un intérêt juridique substantiel, tel qu’un droit ou une responsabilité de nature substantielle, la nouvelle règle est présumée s’appliquer immédiatement à tous (Dineley, par. 10‑11; voir aussi Demande fondée sur l’art. 83.28, par. 56; Wildman c. La Reine, 1984 CanLII 82 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 311, p. 331‑332; Wright c. Hale (1860), 6 H. & N. 227, 158 E.R. 94, p. 95‑96; Loi d’interprétation, al. 44c) et d)). La question de savoir si la mesure législative pourrait être considérée procédurale dans l’abstrait n’est pas déterminante. Comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Dineley, la seule chose qui importe dans le cas de cette présomption est la présence ou l’absence d’une incidence sur des questions substantielles (par. 11; voir aussi Chouhan, par. 91‑92; Yew Bon Tew c. Kenderaan Bas Mara, [1983] 1 A.C. 553 (C.P.), p. 562‑563, cité dans Martin c. Perrie, 1986 CanLII 73 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 41, p. 48‑49). Le corollaire de la présomption applicable en matière purement procédurale est que seuls des effets sur des intérêts juridiques substantiels permettent de présumer que la nouvelle règle ne s’applique pas.
[205]                     Bien qu’elle ait parfois été exprimée sous l’angle des droits substantiels (voir, p. ex., Dineley, par. 10‑11), l’analyse implique aussi d’autres intérêts juridiques substantiels qui ne sont peut‑être pas habituellement considérés comme des droits, comme les responsabilités et les obligations substantielles (Sullivan, p. 786; R. c. Bourque (2005), 2005 CanLII 3580 (ON CA), 193 C.C.C. (3d) 485 (C.A. Ont.), par. 11; Yew Bon Tew, p. 562‑563). Des arrêts antérieurs de notre Cour indiquent clairement que le terme « droit » dans ce contexte a un sens large et qu’il inclut clairement, par exemple, les questions touchant la responsabilité criminelle de l’accusé, comme les moyens de défense à sa disposition ou la peine (Chouhan, par. 92, citant Dineley, par. 52‑66, le juge Cromwell, dissident, mais non sur ce point). L’expression « intérêts juridiques » peut se révéler plus appropriée lorsqu’il s’agit de décrire cette vaste catégorie d’effets substantiels, parce que, comme l’ont fait observer les professeurs Pierre‑André Côté et Mathieu Devinat, il peut être, par exemple, anormal de considérer qu’un accusé a le droit d’être jugé conformément à la loi telle qu’elle existait au moment de l’infraction reprochée et qui a depuis été abrogée (par. 600). Par conséquent, je parle de l’expression plus générale « intérêts juridiques » substantiels plutôt que de « droits » substantiels, laquelle englobe l’ensemble de cette catégorie qui se reflète dans la jurisprudence de notre Cour.
[206]                     Deuxièmement, la présomption de non‑rétrospectivité signifie qu’une modification à la loi est présumée ne pas attacher de [traduction] « nouvelles conséquences préjudiciables » à des événements qui se sont produits avant la modification (Tran, par. 43, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 186; Sullivan, p. 750, citant E. A. Driedger, « Statutes : Retroactive Retrospective Reflections » (1978), 56 R. du B. can. 264, p. 276). La professeure Ruth Sullivan souligne que, bien qu’elle soit [traduction] « parfois invoquée [. . .] pour tenter de protéger un droit fondé sur la common law ou une loi », la présomption est plus souvent invoquée lorsque de nouvelles conséquences préjudiciables sont attachées à « une infraction commise avant l’entrée en vigueur de la loi » (p. 750‑751; voir, p. ex., Poulin, par. 58‑59; K.R.J., par. 23). Bien que la présomption soit assujettie à certaines exceptions, dont celle relative à la protection du public (Tran, par. 47 et 50, citant Brosseau c. Alberta Securities Commission, 1989 CanLII 121 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 301), ces exceptions ne sont pas pertinentes en l’espèce. La présomption est axée sur la question de savoir si la nouvelle règle porte atteinte aux conséquences juridiques découlant d’événements qui se sont produits avant la modification. Dans l’affirmative, la nouvelle règle est présumée ne pas s’appliquer.
[207]                     Notre Cour a dit qu’il ne fallait pas confondre rétrospectivité et rétroactivité (Épiciers Unis Métro-Richelieu Inc., division « Éconogros » c. Collin, 2004 CSC 59, [2004] 3 R.C.S. 257, par. 46; voir aussi Côté et Devinat, par. 519‑520; Sullivan, p. 728‑729). En gros, l’application rétroactive d’une loi n’attache pas simplement de nouvelles conséquences à des faits passés (comme c’est le cas pour l’application rétrospective), mais elle considère plutôt que la loi qui s’appliquait à ces faits était différente de celle qu’elle était effectivement (Sullivan, p. 737‑738; Driedger (1978), p. 268‑269; Benner, par. 39). En l’espèce, le nouvel art. 535 du Code criminel ne considère pas que la loi était différente de ce qu’elle était dans le passé et les parties n’ont pas prétendu qu’elle l’était.
[208]                     Troisièmement, il y a la présomption de non-atteinte aux droits acquis. Cette présomption a un objet différent de celui de la présomption de non‑rétrospectivité, mais peut avoir un effet semblable à cette dernière. La loi est présumée ne pas porter atteinte aux droits détenus par les particuliers qui étaient « individualisé[s], concr[ets], singuli[ers] » avant son entrée en vigueur (Dikranian, par. 32‑34 et 39). Ces droits peuvent prendre naissance en droit privé, comme les droits de propriété, les droits contractuels ou le droit à des dommages‑intérêts, ou peuvent être des droits créés par la loi, comme certains droits substantiels dans le processus judiciaire (Sullivan, p. 760 et 762). Le seuil du caractère « individualis[é], concr[et], singuli[er] » comporte deux facettes principales : (1) plutôt que d’appartenir à une collectivité ou à une catégorie générale, le droit doit être celui d’un individu en particulier; et (2) le droit doit être suffisamment constitué avant l’entrée en vigueur de la modification législative, en ce qu’il existe et que des individus le possèdent à l’époque pertinente (Dikranian, par. 37 et 39). Si une nouvelle règle porte atteinte à un droit qui revêt ces caractéristiques, de sorte qu’il s’agit d’un droit « acquis », elle est présumée ne pas s’appliquer.
[209]                     Ces présomptions d’application dans le temps ont, avec d’autres, été en partie codifiées par le Parlement dans la Loi d’interprétation, qui dispose :
      3 (1) Sauf indication contraire, la présente loi s’applique à tous les textes, indépendamment de leur date d’édiction.
      . . .
      43 L’abrogation, en tout ou en partie, n’a pas pour conséquence :
      . . .
      c) de porter atteinte aux droits ou avantages acquis, aux obligations contractées ou aux responsabilités encourues sous le régime du texte abrogé;
      d) d’empêcher la poursuite des infractions au texte abrogé ou l’application des sanctions — peines, pénalités ou confiscations — encourues aux termes de celui‑ci;
      e) d’influer sur les enquêtes, procédures judiciaires ou recours relatifs aux droits, obligations, avantages, responsabilités ou sanctions mentionnés aux alinéas c) et d).
      Les enquêtes, procédures ou recours visés à l’alinéa e) peuvent être engagés et se poursuivre, et les sanctions infligées, comme si le texte n’avait pas été abrogé.
      44 En cas d’abrogation et de remplacement, les règles suivantes s’appliquent :
      . . .
      c) les procédures engagées sous le régime du texte antérieur se poursuivent conformément au nouveau texte, dans la mesure de leur compatibilité avec celui‑ci;
      d) la procédure établie par le nouveau texte doit être suivie, dans la mesure où l’adaptation en est possible :
      (i) pour le recouvrement des amendes ou pénalités et l’exécution des confiscations imposées sous le régime du texte antérieur,
      (ii) pour l’exercice des droits acquis sous le régime du texte antérieur,
      (iii) dans toute affaire se rapportant à des faits survenus avant l’abrogation;
b)            L’effet combiné des présomptions
[210]                     Comment faut‑il comprendre la relation entre ces trois présomptions pertinentes de sorte qu’il soit possible de les appliquer ensemble d’une manière raisonnée? L’analyse pose d’abord la question de savoir si la nouvelle règle est purement procédurale, puisque, si c’est le cas, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres présomptions temporelles. En effet, comme je l’ai dit, lorsqu’il est démontré qu’elle est purement procédurale, une nouvelle règle s’applique immédiatement dans toutes les circonstances. Le principe de longue date selon lequel il ne peut y avoir de droits acquis en procédure (voir Wright, p. 95‑96; Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance, 1988 CanLII 5 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 256, p. 265‑266; Wildman, p. 331; Demande fondée sur l’art. 83.28, par. 62; Chouhan, par. 99) signifie qu’il n’est pas nécessaire de s’interroger sur l’acquisition lorsque seule la procédure est visée. Toutefois, si la nouvelle règle n’est pas purement procédurale, il faut continuer l’analyse et examiner les autres présomptions.
[211]                     Certains soutiennent au contraire devant nous que la conclusion selon laquelle une modification n’est pas purement procédurale met fin à l’analyse et rend inutile le recours à d’autres présomptions d’application dans le temps. Selon cette théorie, dès que des droits substantiels sont [traduction] « en jeu », la nouvelle règle est présumée ne pas s’appliquer aux prévenus qui auraient commis une infraction avant que la loi ne soit modifiée (m. interv. (Association canadienne des libertés civiles (« ACLC »)), par. 30; voir aussi le m.i. (Archambault), par. 41). L’ACLC, en particulier, s’appuie sur l’affirmation dans l’arrêt Dineley, par. 10, selon laquelle les tribunaux « ont jugé indésirable l’application rétrospective de dispositions législatives portant atteinte à des droits acquis ou substantiels ». Selon l’ACLC, cette déclaration signifie que si une modification porte atteinte à un droit substantiel, la modification ne s’applique à aucun prévenu que le droit ait ou non été acquis (m. interv., par. 23).
[212]                     Je ne puis accepter cette interprétation de l’arrêt Dineley. Rien n’indique que notre Cour dans Dineley a voulu que les « droits acquis ou substantiels » suggèrent l’existence de deux types distincts de droits pour l’application des présomptions temporelles, plutôt que d’offrir deux adjectifs pour décrire la même catégorie de droits (par. 10). Aucune des références citées dans l’arrêt Dineley (Angus, p. 266‑267; Demande fondée sur l’art. 83.28, par. 57; Wildman, p. 331‑332) ne semble appliquer cette dichotomie. De plus, bien que notre Cour se soit appuyée plus récemment sur l’arrêt Dineley dans l’arrêt Chouhan, rien dans les motifs des juges Moldaver et Brown sur cette question ne semble appliquer les droits « substantiels » et les droits « acquis » comme des concepts disjonctifs (voir les par. 91‑92 et 96). Les juges Moldaver et Brown ne reprennent pas ces termes de l’arrêt Dineley dans leur reformulation des principes pertinents (par. 91‑92) et, au par. 96, ils ont écrit que « même lorsqu’une procédure se révèle plus favorable à l’accusé que celle qui l’a remplacée, il n’y a pas d’intérêt acquis et, par extension, pas de droit substantiel à une procédure particulière », assimilant expressément ces concepts. Notre Cour dans l’arrêt Dineley n’a pas eu à examiner en détail la question de l’acquisition étant donné que, dans cette affaire, il a été jugé que la modification en cause portait atteinte à un moyen de défense en matière criminelle et n’était entrée en vigueur qu’au cours du procès.
[213]                     Comment alors les deux autres présomptions décrites précédemment s’appliquent‑elles lorsque la nouvelle règle n’est pas purement procédurale? La relation entre la présomption de non‑rétrospectivité (selon laquelle une modification à la loi ne peut attacher de nouvelles conséquences juridiques préjudiciables à des événements qui se sont produits avant la modification) et la présomption de non‑atteinte aux droits acquis (selon laquelle une loi ne peut porter atteinte aux droits d’un individu qui ont été acquis avant son entrée en vigueur) peut être difficile à cerner, car bien qu’elles soient conçues de manière à mettre l’accent sur différents éléments de l’application dans le temps, on peut considérer qu’elles se recoupent ou qu’elles représentent [traduction] « différentes facettes de la même chose » (Sullivan, p. 770). Les deux présomptions sont invoquées dans des circonstances, comme les présentes, où les parties cherchent à protéger des droits (p. 750). Comme l’explique Ruth Sullivan, [traduction] « [l]’atteinte portée à un droit acquis est toujours rétrospective en ce que les droits découlent de faits qui remplissent les conditions préalables à l’existence du droit et que l’atteinte qui leur est ultérieurement portée modifie les conséquences juridiques de ces faits de manière préjudiciable » (p. 750‑751, note 91). Les deux présomptions visent des mesures législatives qui [traduction] « modifient les conséquences juridiques futures de faits passés » (p. 770). Il n’est pas étonnant que notre Cour ait mentionné en même temps ces présomptions dans l’arrêt Dineley (par. 10) et que d’autres tribunaux aient fait de même (voir, p. ex., Bell Canada c. Amtelecom Limited Partnership, 2015 CAF 126, [2016] 1 R.C.F. 29, par. 34‑35).
[214]                     Ce recoupement est compatible avec la codification de la présomption relative aux droits acquis prévue dans la Loi d’interprétation, qui indique clairement que l’abrogation n’a pas pour conséquence de porter atteinte « aux droits ou avantages [. . .], aux obligations [. . .] ou aux responsabilités » découlant du texte abrogé (al. 43c); voir aussi Sullivan, p. 761). Dans tous ces cas, qu’elle soit conçue comme la présomption de non‑rétrospectivité ou comme celle de non‑atteinte aux droits acquis, la présomption empêche que des modifications soient apportées à des intérêts juridiques qui résultent de faits passés. Selon la présomption de non‑rétrospectivité, si elle attache de nouvelles conséquences préjudiciables à ces faits, par exemple parce qu’elle élimine un droit auquel ces faits ont donné naissance en vertu de l’état antérieur du droit, la nouvelle règle est présumée ne pas s’appliquer. La présomption de non‑atteinte aux droits acquis et le reste de l’al. 43c) de la Loi d’interprétation prévoient que la nouvelle règle sera également présumée ne pas s’appliquer dans l’éventualité où son application porterait atteinte à des droits, avantages, obligations ou responsabilités préexistants (c.‑à‑d. à des intérêts juridiques), par exemple en éliminant un droit préexistant.
[215]                     L’effet combiné de ces présomptions appelle donc à examiner les faits qui se sont produits avant l’entrée en vigueur de la nouvelle règle et à décider si ces faits établissent un intérêt juridique que la loi est présumée protéger. Dans l’affirmative, la nouvelle règle sera présumée ne pas s’appliquer si elle porte atteinte à cet intérêt.
[216]                     Notre jurisprudence parle d’un intérêt juridique comme étant « acquis » lorsque tous les faits, ou, pour reprendre la formule de l’arrêt Puskas, « les conditions préalables » (par. 14), sont réunis pour en permettre la reconnaissance par la loi. Lorsque l’intérêt juridique a été acquis avant l’entrée en vigueur de la nouvelle règle, cette dernière est présumée ne pas s’appliquer si elle porte atteinte à cet intérêt juridique. De plus, comme la présomption applicable en matière purement procédurale prévoit que seuls les intérêts juridiques substantiels peuvent soulever une présomption de non‑application — il n’y a aucun intérêt juridique substantiel acquis en procédure —, ces intérêts juridiques doivent nécessairement être substantiels.
[217]                     Par conséquent, dans l’application de ces trois présomptions, la question clé est de savoir si la nouvelle règle porterait atteinte à un intérêt juridique substantiel qui a été acquis avant son entrée en vigueur.
[218]                     Pour répondre à cette question, il faut comprendre à quel moment un intérêt juridique est « substantiel » et à quel moment il est « acquis ». Ces deux seuils sont au cœur des présomptions pertinentes pour trancher le présent pourvoi. Les deux concepts sont des seuils visant à établir un équilibre entre les valeurs juridiques sous‑jacentes d’équité et de primauté du droit (voir, p. ex., Tran, par. 44‑45; Poulin, par. 62).
c)            Le seuil du caractère substantiel
[219]                     Il s’est avéré parfois difficile pour les tribunaux de déterminer si une nouvelle règle est susceptible de porter atteinte à un intérêt juridique substantiel ou si elle est purement procédurale (Côté et Devinat, par. 707, citant Dineley). Faire la synthèse de toutes les décisions antérieures est peut‑être une « tâche impossible » (Dineley, par. 15).
[220]                     L’équilibre entre l’équité et la primauté du droit dans la présomption d’application immédiate des lois purement procédurales se reflète dans le seuil du caractère « substantiel », qui part du principe selon lequel les atteintes aux intérêts juridiques existants et les autres résultats injustes découlant de l’application de nouvelles mesures législatives devraient être évités (Sullivan, p. 786). Toutefois, s’il faut protéger ces intérêts juridiques, il est nécessaire d’avoir des règles de procédure efficaces qui permettent de les faire valoir en justice. Donner un effet immédiat à une réforme procédurale fait en sorte que les tribunaux ne continuent pas à appliquer des procédures dont le législateur a décidé qu’elles n’étaient pas idéales à cette fin (voir Côté et Devinat, par. 690; voir aussi P. Roubier, Le droit transitoire : conflits des lois dans le temps (2e éd. 1993), p. 548; D. Bailey et L. Norbury, Bennion, Bailey and Norbury on Statutory Interpretation (8e éd. 2020), p. 271‑272). Ainsi, l’application immédiate de nouvelles dispositions procédurales à tous est « réputée avantageuse pour tous » et elle protège les attentes bien établies, plutôt que de leur porter atteinte (Demande fondée sur l’art. 83.28, par. 62). À mesure qu’il devient moins un moyen d’établir d’autres droits et responsabilités par voie de procédures judiciaires et davantage une fin en soi indépendamment de ces procédures, l’intérêt juridique devient davantage susceptible de satisfaire au seuil du caractère « substantiel » (voir Chouhan, par. 92, les juges Moldaver et Brown).
[221]                     L’équilibre approprié tel qu’il se reflète dans le seuil du caractère « substantiel » devrait être guidé par la jurisprudence sur l’application dans le temps, laquelle indique comment il est atteint dans des contextes particuliers. La jurisprudence révèle l’existence d’au moins trois grandes catégories d’atteintes reconnues à des intérêts juridiques substantiels dans le contexte des litiges criminels. Dans la première catégorie, il y a les effets dont on peut dire qu’ils ont une incidence directe sur la responsabilité criminelle, en particulier les conséquences pénales que la loi attache à une conduite reprochée (voir, p. ex., Poulin, par. 58‑59). Ce groupe englobe les changements importants aux éléments de l’infraction ainsi qu’aux moyens de défense et aux peines applicables, lesquels pourraient exposer l’accusé à l’issue du procès à des conséquences différentes à l’égard de la conduite reprochée (Chouhan, par. 92; voir, p. ex., Dineley). La deuxième catégorie est celle des effets sur la compétence des tribunaux pour entendre les affaires et les appels connexes (Sullivan, p. 788‑789; Puskas, par. 6‑7). Les modifications apportées à l’accès à ces audiences pourraient également ultimement exposer l’accusé à des conséquences différentes. Par exemple, l’accusé déclaré coupable par erreur à l’issue de son procès pourrait se trouver dans une situation très différente en ce qui concerne son casier judiciaire et son intérêt en matière de liberté, selon qu’il a ou non le droit de faire appel. La troisième catégorie comprend les effets sur les protections constitutionnelles qui se rapportent au processus criminel, puisque ces droits sont « forcément de nature substantielle » (Dineley, par. 21).
[222]                     Lorsqu’ils décident si une nouvelle règle est susceptible de porter atteinte à un intérêt juridique substantiel, les tribunaux devraient garder à l’esprit que le droit substantiel [traduction] « crée des droits et des obligations et se préoccupe des fins que l’administration de la justice cherche à atteindre, tandis que le droit procédural est le véhicule offrant les moyens et instruments par lesquels ces fins sont atteintes » (Sutt c. Sutt, 1968 CanLII 221 (ON CA), [1969] 1 O.R. 169 (C.A.), p. 175, cité dans Chouhan, par. 94). Comme il a été souligné dans l’arrêt Chouhan, de manière générale, les modifications procédurales « modifient la méthode selon laquelle un plaideur conduit une action, établit un moyen de défense ou fait valoir un droit » (par. 92 (je souligne)). Cependant, même si son existence dépend du litige, un droit peut quand même être substantiel. Bon nombre de nos droits constitutionnels, y compris le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, dépendent du litige. L’article 11 de la Charte prévoit explicitement que les droits qu’il protège prennent naissance lorsqu’une personne est « inculpé[e] ». Ces droits demeurent toutefois « forcément de nature substantielle » (Dineley, par. 21), parce que leur protection n’est pas simplement une protection instrumentale, mais une fin que notre droit cherche à garantir.
[223]                     En outre, lorsqu’un intérêt juridique substantiel potentiellement pertinent a été identifié, la nouvelle règle doit avoir un « effet sur [son] contenu ou [son] existence » pour permettre d’établir une atteinte à cet intérêt pour l’application des présomptions temporelles; une simple incidence sur « la manière de l’appliquer ou de l’utiliser » n’équivaut à une atteinte que si elle rend son application ou son utilisation pratiquement impossible (Angus, p. 265‑266 (souligné dans l’original); voir aussi Dineley, par. 15‑16; Côté et Devinat, par. 707).
d)            Le seuil de l’acquisition
[224]                     Les présomptions de non‑rétrospectivité et de non‑atteinte aux droits acquis peuvent également être interprétées à la lumière des valeurs juridiques sous‑jacentes, à savoir l’équité et la primauté du droit, que le seuil de l’« acquisition » vise à maintenir en équilibre (voir de façon générale Côté et Devinat, par. 615‑616). D’une part, le droit reconnaît que les gens ont le droit d’agir en s’appuyant sur leurs intérêts juridiques substantiels, de sorte qu’il pourrait être injuste de modifier brusquement ces intérêts par voie législative (Sullivan, p. 761, citant Upper Canada College c. Smith (1920), 1920 CanLII 8 (SCC), 61 R.C.S. 413, p. 417). Fixer le seuil trop haut pourrait miner la confiance du public à l’égard de la stabilité du droit nécessaire au maintien de la primauté du droit. Cependant, le législateur doit disposer de la souplesse nécessaire pour modifier la loi en vue de réaliser des objectifs d’intérêt public en constante évolution. Fixer le seuil trop bas pourrait entraver l’évolution démocratique du droit (Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1975 CanLII 4 (CSC), [1977] 1 R.C.S. 271, p. 282‑283). À mesure que l’intérêt juridique substantiel auquel il est porté atteinte devient un intérêt auquel lequel les gens sont susceptibles de raisonnablement se fier davantage dans la conduite de leurs affaires, moins il est probable que la nouvelle règle doive s’appliquer.
[225]                     De nombreux termes différents ont été utilisés dans notre jurisprudence et dans la Loi d’interprétation pour exprimer l’idée selon laquelle les intérêts juridiques doivent être suffisamment constitués pour pouvoir bénéficier de la protection de la présomption de non‑atteinte (« acquis », p. ex. Loi d’interprétation, al. 43c), Gustavson Drilling, p. 282 et Dikranian, par. 39; « critallis[és] », p. ex. Benner, par. 51, et Dikranian, par. 30 et 43; « matérialis[és] », p. ex. Dikranian, par. 40; « individualis[és] et concr[ets] », p. ex. Dikranian, par. 37). Par conséquent, l’« acquisition », selon l’utilisation qui est faite de ce terme en l’espèce, doit être interprétée de manière à englober l’ensemble de ces circonstances.
[226]                     Pour certains intérêts juridiques, la jurisprudence fournira des réponses claires quant au moment où ils ont été acquis. Par exemple, il ressort clairement de la jurisprudence que la responsabilité criminelle, c’est‑à‑dire le droit substantiel régissant les éléments de l’infraction, les moyens de défense correspondants et la peine applicable, a un caractère acquis au moment de la perpétration de l’infraction reprochée (Poulin, par. 58‑59; R. c. Johnson, 2003 CSC 46, [2003] 2 R.C.S. 357, par. 41; K.R.J., par. 1; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), 1990 CanLII 105 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1151‑1152; Loi d’interprétation, al. 43c) à e)). La responsabilité criminelle de l’accusé est établie selon la loi qui était applicable au moment de l’infraction reprochée, et la loi qui est entrée en vigueur après cette date est présumée ne pas porter atteinte à la responsabilité ainsi encourue.
[227]                     Comparativement à la responsabilité criminelle, il sera plus difficile de déterminer le moment de l’acquisition lorsqu’il est question de droits uniques prévus par la loi qui ont été créés en vue de réaliser des objectifs législatifs particuliers. Comme la professeure Sullivan l’a fait remarquer, les méthodes employées pour faire valoir ces droits et réclamations [traduction] « ne suivent aucun modèle fixe » (p. 762). Il est loisible au législateur de concevoir les caractéristiques d’un tel droit, et prévoir notamment à quel moment il peut être considéré comme étant acquis. Le tribunal doit déterminer les conditions préalables à l’acquisition en se fondant sur le droit unique que le législateur a créé, ce qui l’oblige à accorder une attention particulière au contexte législatif et aux objectifs du seuil décrit précédemment.
[228]                     Les faits qui doivent se produire pour qu’un intérêt juridique prévu par la loi soit acquis dépendent donc de la nature unique de cet intérêt (Dikranian, par. 40). En contexte fiscal par exemple, il est « impérieux que la législation reflète l’évolution des besoins sociaux et de l’attitude du gouvernement. Un contribuable est libre de planifier sa vie financière en se fondant sur l’espoir que le droit fiscal demeure statique; il prend alors le risque d’une modification à la législation » (Gustavson Drilling, p. 283). En revanche, dans le contexte du droit de l’immigration, il est impératif que les résidents permanents soient en mesure d’organiser leur vie, de sorte qu’ils « doivent être informés à l’avance [d’]obligations » claires (Tran, par. 41). Lorsqu’ils se demandent à quel moment un intérêt juridique est acquis en vertu du Code criminel, les tribunaux devraient donc garder à l’esprit la délicate pondération qui sous‑tend le seuil à la lumière du contexte particulier dans lequel le droit prévu par la loi prend naissance.
[229]                     Cela dit, il sera difficile d’affirmer qu’un intérêt juridique est acquis s’il demeure tributaire d’un acte ou d’un événement intermédiaire. Par exemple, lorsque la création de l’intérêt juridique exige qu’un tiers exerce un pouvoir discrétionnaire d’une manière particulière, et que ce pouvoir pourrait légitimement être exercé différemment, il est peu probable que le seuil soit atteint (Sullivan, p. 766‑767; voir, p. ex., Tuffnail c. Meekes, 2020 ONCA 340, 449 D.L.R. (4th) 478, par. 104). En d’autres termes, l’exercice favorable de ce pouvoir discrétionnaire par le tiers sera probablement considéré constituer une condition préalable à l’acquisition de l’intérêt juridique. De même, si des gens étaient en mesure d’accomplir les actes nécessaires pour acquérir un certain avantage, mais n’ont rien fait avant l’entrée en vigueur, il est plus difficile de conclure que tout crédit accordé à cette possibilité non réalisée mérite d’être protégé (voir, p. ex., Procureur général du Québec c. Tribunal de l’expropriation, 1986 CanLII 13 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 732, p. 742‑743; Abbott c. Minister for Lands, [1895] A.C. 425 (C.P.), p. 430‑431). Subsidiairement, lorsque des actes ne sont pas nécessaires pour obtenir l’intérêt en vertu de la loi, mais ne constituent que de simples formalités dans l’exercice de celui‑ci, il est peu probable qu’ils constituent des conditions préalables à l’acquisition de cet intérêt (voir, p. ex., Re Falconbridge Nickel Mines Ltd. c. Minister of Revenue for Ontario (1981), 1981 CanLII 1641 (ON CA), 32 O.R. (2d) 240 (C.A.), p. 250).
e)            Conclusion sur les principes applicables
[230]                     Les présomptions qui régissent l’application dans le temps sont des outils utilisés pour déterminer l’intention du législateur. Il peut y avoir d’autres fondements sur lesquels les tribunaux s’appuieront pour refuser d’appliquer une nouvelle règle, conformément à d’autres principes d’interprétation. Cependant, lorsque d’autres principes ne fournissent pas une réponse claire sur l’application dans le temps d’une nouvelle règle, les présomptions deviennent essentielles à l’analyse.
[231]                     Les trois présomptions en cause portent toutes une attention particulière aux effets de l’application de la nouvelle règle sur les intérêts juridiques d’un individu. Ensemble, elles prévoient que la nouvelle règle est présumée s’appliquer sauf si elle porte atteinte à un intérêt juridique substantiel qui a été acquis avant qu’elle n’entre en vigueur. Cette analyse peut être considérée en deux étapes.
[232]                     Premièrement, si la nouvelle règle est purement procédurale, en ce que son application ne pourrait porter atteinte à aucun intérêt juridique substantiel, elle est présumée s’appliquer immédiatement dans toutes les circonstances. La réponse à la question de savoir si un intérêt juridique est substantiel repose sur des catégories établies dans la jurisprudence, et sur les valeurs juridiques sous‑jacentes d’équité et de primauté du droit plutôt que sur la nature procédurale abstraite du texte législatif lui‑même.
[233]                     Deuxièmement, si la nouvelle règle est susceptible de porter atteinte à un intérêt juridique substantiel, il faut ensuite se demander si le fait de l’appliquer dans les circonstances porterait atteinte à un intérêt juridique substantiel qui a été acquis avant qu’elle n’entre en vigueur. Un intérêt juridique est acquis une fois que tous les faits nécessaires à la reconnaissance de son existence se sont produits. Bien que ces faits puissent généralement être établis dans le cas de catégories récurrentes, comme en matière de responsabilité criminelle, dans les cas impliquant des droits uniques prévus par la loi, il faut accorder une attention particulière à la nature du droit tel qu’il est exprimé dans la loi à la lumière de la manière dont le législateur a pondéré les attentes raisonnables des titulaires d’intérêts et l’évolution démocratique du droit.
(2)     L’application dans le temps de l’art. 535
[234]                     Pour répondre à la question de savoir quels prévenus sont assujettis à la nouvelle restriction au droit à une enquête préliminaire prévue à l’art. 535 (voulant que l’infraction dont le prévenu est inculpé soit passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus), les parties ont proposé trois possibilités. Premièrement, la Couronne est d’avis que la nouvelle règle s’applique immédiatement, sauf dans les cas où une enquête préliminaire était en cours ou avait été demandée avant son entrée en vigueur (m.a., par. 77). Elle soutient que les enquêtes préliminaires ne font pas partie du droit substantiel qui est présumé être déterminé par le droit qui était en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction reprochée (par. 49‑62). De l’avis de la Couronne, les modifications apportées à l’accès aux enquêtes préliminaires ne devraient pas être mises sur le même pied que les modifications apportées aux éléments d’une infraction ou aux moyens de défense contemporains (par. 64‑65).
[235]                     Deuxièmement, les intimés répondent que, comme il est de nature substantielle, le droit à une enquête préliminaire a pris naissance au moment où l’infraction aurait été commise (m.i. (Archambault), par. 41; m.i. (Grenier), par. 1). Les tribunaux hésitent et devraient hésiter à appliquer des dispositions pénales rétrospectivement. D’après les intimés, suivant le principe de la légalité, le droit substantiel englobe non seulement les éléments de l’infraction, tout moyen de défense pertinent et la peine maximale, mais aussi les procédures accessoires comme l’enquête préliminaire. La nouvelle restriction s’applique donc uniquement aux prévenus dont les infractions auraient été commises après son entrée en vigueur.
[236]                     Troisièmement, les intimés font valoir à titre subsidiaire que la nouvelle restriction ne s’applique qu’aux prévenus qui n’ont pas encore fait leur première comparution. Ils affirment que le droit à une enquête préliminaire est acquis à la première comparution, parce que c’est à ce moment‑là que les prévenus ont pour la première fois la possibilité d’en faire la demande (m.i. (Archambault), par. 45; m.i. (Grenier), par. 3). Comme rien ne les empêchait de choisir leur mode de procès et, selon leur choix, de demander la tenue d’une enquête préliminaire, leur droit à une enquête préliminaire prévu par la loi était un droit acquis (m.i. (Archambault), par. 48 et 54‑65; transcription, p. 91‑96). Eu égard aux faits de l’espèce, les intimés avaient expressément réservé ou différé leur choix et leur demande avant l’entrée en vigueur de la nouvelle restriction (m.i. (Archambault), par. 46).
[237]                     Si l’on examine d’abord la loi, celle‑ci ne referme aucune disposition transitoire explicite qui s’applique à l’art. 535. Bien que l’objectif général du Parlement d’éliminer les délais dans le système de justice criminelle soit bien compris (voir, p. ex., Débats de la Chambre des communes, p. 19602‑19604), les tribunaux doivent prendre garde de ne pas assimiler l’objectif de la nouvelle règle à l’intention précise du Parlement en ce qui concerne l’application dans le temps. Quelle que soit la conclusion quant à la catégorie de prévenus à laquelle elle s’applique, la modification en l’espèce limiterait quand même l’accès aux enquêtes préliminaires, servant donc l’objectif général du Parlement.
[238]                     Le fait que soit différée de 90 jours l’entrée de vigueur de la modification peut, comme le reste du contexte législatif, constituer un facteur pertinent à prendre en compte dans le cadre de l’analyse plus large (Sullivan, p. 775; Newton c. Crouch, 2016 BCCA 115, 384 B.C.A.C. 164, par. 78). En l’espèce, il peut s’agir d’une indication de la volonté du Parlement d’aviser les personnes susceptibles d’être immédiatement touchées par la nouvelle règle (c.‑à‑d. les prévenus qui sont déjà dans le système de justice criminelle). Toutefois, une entrée en vigueur différée n’est pas en soi déterminante quant à l’intention du législateur (Ali, p. 242‑243), et elle n’est pas suffisante en l’espèce pour permettre de donner une réponse définitive en ce qui a trait aux circonstances dans lesquelles le Parlement a voulu que la nouvelle règle s’applique.
[239]                     La Couronne souligne que le ministère du ministre parrain a déclaré ultérieurement que la modification s’appliquait à ceux qui n’avaient pas demandé la tenue d’une enquête préliminaire au moment de l’entrée en vigueur (Ministère de la Justice, Document d’information législatif : Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, tel qu’elle a été édictée (projet de loi C‑75 lors de la 42e législature) (2019), p. 25, note 68; m.a., par. 90). Notre Cour ne peut pas, cependant, accorder une importance indue à ces déclarations faites à l’extérieur du Parlement après l’édiction, car c’est l’intention du Parlement ayant procédé à l’édiction qui permet de déterminer l’interprétation appropriée (voir Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2012 CSC 71, [2012] 3 R.C.S. 660, par. 98).
[240]                     Comme il n’y a aucun fondement clair permettant de tirer une conclusion quant à l’intention précise du Parlement au sujet de l’application dans le temps du nouvel art. 535, la question de l’application dans le temps doit donc être tranchée à l’aide des présomptions temporelles, conformément au cadre exposé ci‑dessus.
a)            La restriction au droit à une enquête préliminaire peut-elle avoir une incidence sur un intérêt juridique substantiel?
[241]                     L’une des conséquences du fait de priver les prévenus d’une enquête préliminaire est la perte des avantages découlant de sa fonction en matière de communication de la preuve, notamment de la possibilité de contre‑interroger des témoins avant le procès et de mettre à l’épreuve la solidité de la preuve. Bien qu’elle ait perdu une partie de son importance au fil du temps, cette fonction a toujours, en pratique, une valeur stratégique importante pour les prévenus (voir, p. ex., N.S., par. 40; R. c. Rao, 2012 BCCA 275, 323 B.C.A.C. 165, par. 95). Pour bon nombre de prévenus, il s’agit sans doute là de sa [traduction] « véritable valeur » (Paciocco, p. 160; voir aussi K. Roach, « Preserving Preliminary Inquiries » (1999), 42 Crim. L.Q. 161, p. 162). L’enquête préliminaire [traduction] « permet à la défense de préciser la version des faits d’un témoin à charge et d’obliger ce dernier à fournir un récit précis et détaillé. Si la déposition qu’un témoin fait au procès contredit celle qu’il a faite à l’enquête préliminaire, ces contradictions pourront fournir un fondement pour attaquer sa crédibilité » (S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (3e éd. 2022), ¶9.126; voir aussi M. Vauclair, T. Desjardins et P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales 2024 (31e éd. 2024), p. 579‑580).
[242]                     L’accusé a un droit constitutionnel à la communication de la preuve en vertu de l’arrêt Stinchcombe (R. c. Gubbins, 2018 CSC 44, [2018] 3 R.C.S. 35, par. 18), et les protections constitutionnelles dans le processus criminel sont « forcément de nature substantielle » (Dineley, par. 21). Toutefois, la suppression de l’enquête préliminaire ne porte pas atteinte à ce droit constitutionnel. Le fait qu’un changement soit considéré comme stratégiquement important pour l’accusé ne permet pas en soi d’établir qu’il porte atteinte à un intérêt juridique substantiel (Chouhan, par. 96‑98, les juges Moldaver et Brown). En l’espèce, l’obligation de communication qui incombe à la Couronne ne va pas jusqu’à obliger celle‑ci à rendre les témoins disponibles pour un interrogatoire (R. c. Khela, 1995 CanLII 46 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 201, par. 18). La Couronne doit s’acquitter de son obligation en matière de communication de la preuve malgré l’accès à l’enquête préliminaire. Par conséquent, la perte d’une fonction additionnelle en matière de communication de la preuve ne saurait porter atteinte au droit constitutionnel à la communication de la preuve.
[243]                     De plus, bien que le fait d’aller de l’avant sans tenir d’enquête préliminaire puisse avoir une incidence sur la façon dont l’accusé mène sa défense, par exemple en le privant de la possibilité de contre‑interroger en vue d’établir un fondement probatoire pour le procès (voir R. c. George (1991), 1991 CanLII 7233 (ON CA), 5 O.R. (3d) 144 (C.A.), p. 144‑145), la modification d’une audience purement relative à la preuve ne sera généralement considérée pertinente qu’à l’égard du moyen (ou de la méthode) qui permet de trancher le litige connexe. Contre‑interroger des témoins lors d’une enquête préliminaire n’est tout simplement « pas une composante du droit de présenter une défense pleine et entière » (Bjelland, par. 32). Les modifications apportées aux audiences dans le contexte criminel en vue de recueillir des éléments de preuve ou des renseignements sont considérées comme purement procédurales (voir, p. ex., Demande fondée sur l’art. 83.28, par. 61).
[244]                     Néanmoins, je suis d’accord avec le juge Doherty quand il affirme, dans l’arrêt R.S., que la règle limitant le droit à une enquête préliminaire peut porter atteinte à un intérêt juridique substantiel lorsqu’elle a pour effet de priver l’accusé de la possibilité d’être libéré à l’issue de l’enquête (par. 49). Si la Couronne n’est pas en mesure de satisfaire à la norme de preuve peu exigeante qui lui incombe pour que l’accusé soit renvoyé à procès, l’accusé doit être libéré à la suite de l’enquête préliminaire (C. cr., al. 548(1)b)). À mon avis, l’occasion qui s’offre à l’accusé à l’enquête préliminaire [traduction] « d’éviter l’épreuve d’un procès criminel injustifié » (Penney, Rondinelli et Stribopoulos, ¶9.131) constitue un intérêt juridique substantiel. Comme notre Cour l’a souligné dans l’arrêt Skogman, la fonction de filtrage de l’enquête préliminaire « est d’empêcher l’accusé de subir un procès public inutile, voire abusif, lorsque la poursuite ne possède aucun élément de preuve justifiant la continuation de l’instance » (p. 105).
[245]                     Cette possibilité d’être libéré à l’enquête préliminaire peut également permettre à l’accusé d’être dégagé de restrictions à sa liberté, lorsqu’il a été renvoyé sous garde ou soumis à des conditions restrictives en attendant son procès. S’il n’y a pas d’enquête préliminaire, l’accusé peut demeurer assujetti à ces restrictions à sa liberté jusqu’à la fin de la procédure (Gold et Presser, p. 147‑148 et 164; C. M. Webster et H. H. Bebbington, « Why Re‑open the Debate on the Preliminary Inquiry? Some Preliminary Empirical Observations » (2013), 55 R.C.C.J.P. 513, p. 521; voir aussi R.S., par. 57‑58). Ces effets ne sauraient être considérés uniquement dans le cadre du litige; ils ne modifient pas simplement la façon dont l’accusé présente sa défense. La possibilité d’éviter la stigmatisation et le stress personnel liés à une accusation criminelle non résolue, d’éviter un procès inutile où la preuve est insuffisante et d’être libre de toute restriction à sa liberté existe indépendamment des méthodes ou des moyens de mener le litige. Cette possibilité constitue donc un intérêt juridique substantiel auquel il peut être porté atteinte s’il n’est plus possible d’avoir une enquête préliminaire.
[246]                     Le droit à une enquête préliminaire est en ce sens analogue au droit d’interjeter appel, qui est un droit substantiel (Côté et Devinat, par. 718, citant Puskas). Tout comme le droit d’appel, le droit à une enquête préliminaire procure à son titulaire une occasion supplémentaire de contester ou d’atténuer sa responsabilité criminelle. Bien qu’ils interviennent à des moments différents de l’instance (dans un cas, avant le procès, et, dans l’autre, après le jugement), ces deux droits peuvent donner lieu à une décision qui a une incidence sur la situation de l’accusé (ou de l’appelant) en dehors de la salle d’audience. Ils se distinguent ainsi des audiences portant simplement sur la preuve et qui n’aboutissent pas à ce genre de décision (voir, p. ex., Demande fondée sur l’art. 83.28).
[247]                     En somme, l’ajout de cette nouvelle restriction au droit à une enquête préliminaire peut porter atteinte à un intérêt juridique substantiel. Cette restriction peut compromettre l’existence même de la possibilité d’obtenir une libération. Elle n’est pas purement procédurale et n’est pas d’application immédiate dans toutes les situations. Pour déterminer si la nouvelle règle est présumée ou non s’appliquer dans une situation donnée, nous devons nous demander si le fait de l’appliquer dans cette situation porterait atteinte à un intérêt juridique substantiel qui a été acquis avant son entrée en vigueur.
b)            À quel moment le droit à une enquête préliminaire est‑il acquis?
[248]                     En l’espèce, les parties ne s’entendent pas sur les conditions préalables qui sont essentielles à l’acquisition du droit à une enquête préliminaire. Comme il s’agit d’un droit prévu par la loi qui n’a jamais été examiné par notre Cour, il nous faut déterminer les conditions préalables nécessaires en examinant l’interprétation législative de ce droit considéré à la lumière des valeurs sous‑jacentes d’équité et de primauté du droit qui régissent ce domaine du droit. Conformément aux observations des parties, je vais examiner trois étapes clés du processus criminel : premièrement, le moment de la perpétration de l’infraction reprochée; deuxièmement, l’étape de l’instance où il n’existe plus d’autres conditions échappant au contrôle du prévenu qui permettent de demander la tenue d’une enquête préliminaire; et troisièmement, le moment où la demande est présentée. Comme je vais l’expliquer, je conclus que demander la tenue d’une enquête préliminaire est une condition préalable nécessaire à l’exercice du droit, de sorte que celui‑ci n’est acquis qu’à cette troisième étape.
[249]                     Premièrement, le droit à une enquête préliminaire n’est pas acquis au moment où l’infraction aurait été commise. Quoique la suppression du droit à une enquête préliminaire porte atteinte à un intérêt juridique substantiel, il ne s’ensuit pas que la possibilité d’être libéré lors d’une enquête préliminaire fait partie du « droit substantiel » en matière de responsabilité criminelle qui est considéré être acquis au moment de la perpétration de l’infraction. Soit dit en tout respect, la Cour d’appel a commis une erreur dans la mesure où elle a conclu le contraire (par. 17). Il ressort clairement de notre jurisprudence que ce ne sont pas tous les intérêts juridiques substantiels qui seront acquis au moment de la perpétration de l’infraction. Par exemple, bien qu’il constitue un droit substantiel, le droit d’appel est déterminé en fonction de la date à laquelle le jugement d’instance inférieure est rendu, et non de la date à laquelle l’infraction sous‑jacente a été commise (voir Puskas, par. 14; voir aussi Tcheng c. Coopérative d’habitation Chung Hua, 2016 QCCA 461, par. 36‑38 et 59‑60). Les éléments de l’infraction qui permettent d’établir la culpabilité, l’existence d’un moyen de défense et la peine applicable servent tous à déterminer la responsabilité criminelle que la loi attache, le cas échéant, à la conduite reprochée. La possibilité d’interjeter appel ou d’avoir une enquête préliminaire n’a pas une telle incidence et ne relève pas du « droit substantiel » décrit dans l’arrêt Poulin.
[250]                     Dans l’arrêt Poulin, notre Cour a expliqué que le droit substantiel qui régit directement la responsabilité criminelle est généralement déterminé au moment de la perpétration de l’infraction (par. 58‑59; voir aussi Tran, par. 43‑45). Le raisonnement exposé dans cette affaire porte sur le principe de la légalité — l’idée selon laquelle nous devrions protéger le fait pour une personne de se fonder sur l’état du droit lorsqu’elle décide de la manière de se comporter et de la question de savoir si elle « pren[d] le risque d’assumer les conséquences » liées à la violation de la loi (Poulin, par. 59; voir aussi Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel, p. 1152). Comme je l’ai dit, tout comme un appel, l’enquête préliminaire n’a pas d’incidence directe sur la responsabilité criminelle que la loi attache à la conduite reprochée. Une conduite ne devient pas légale ou illégale et ne devient pas non plus soumise à une conséquence pénale plus ou moins importante parce qu’elle pourrait être examinée lors d’une enquête préliminaire ou d’un appel. L’enquête préliminaire ne fait donc pas intervenir le principe de la légalité au même titre qu’une modification apportée au droit substantiel qui détermine si la conduite en question est assujettie aux conséquences de la responsabilité criminelle. Il est difficile d’imaginer que des gens évaluent la possibilité d’avoir une enquête préliminaire ou d’interjeter appel lorsqu’ils déterminent comment se conduire et s’ils prennent le risque d’engager leur responsabilité criminelle. Au moment de la perpétration de l’infraction, aucune attente à laquelle il serait injuste de porter atteinte n’est créée.
[251]                     L’existence et l’exercice du droit dépendent ultimement d’impondérables importants qui se présentent entre la perpétration de l’infraction et la tenue d’une enquête préliminaire, y compris la question de savoir si une accusation sera effectivement portée et, dans le cas d’une infraction mixte, si la poursuite exercera son pouvoir discrétionnaire pour procéder par voie sommaire. L’existence de ces opérations discrétionnaires qui interviennent avant qu’une enquête préliminaire puisse être obtenue est fondamentalement incompatible avec un intérêt juridique acquis (Sullivan, p. 766‑767; Tuffnail, par. 104). Il n’y a rien d’injuste à modifier le droit d’une personne à une enquête préliminaire lorsqu’on ne sait pas avec certitude si elle y aura droit un jour, selon l’exercice que fait la Couronne de son pouvoir discrétionnaire quant à l’opportunité de porter une accusation ou quant à l’accusation à porter, ou encore quant à la manière d’intenter une poursuite relativement à l’accusation portée.
[252]                     Je me penche maintenant sur l’observation subsidiaire des intimés selon laquelle la première comparution du prévenu est le stade auquel il n’y a plus d’autres impondérables et le droit est acquis, étant donné que le prévenu peut demander la tenue d’une enquête préliminaire à tout moment (m.i. (Archambault), par. 9 et 45; m.i. (Grenier), par. 3). Les intimés affirment qu’au Québec, les accusés réservent en règle générale leur choix lors de la première comparution (m.i. (Archambault), par. 68), après quoi ils peuvent choisir leur mode de procès et, s’ils choisissent d’être jugés devant la Cour supérieure, demander la tenue d’une enquête préliminaire.
[253]                     Le Code criminel prévoit que le prévenu qui ne choisit pas un mode de procès lorsqu’il est appelé à le faire est réputé avoir choisi d’être jugé par un juge et un jury (par. 536(2) et (2.1) et al. 565(1)b); voir aussi Vauclair, Desjardins et Lachance, p. 574; Martin’s Annual Criminal Code 2025 (2024), par M. Henein et M. R. Gourlay, p. 1150‑1151). Le prévenu peut choisir un autre mode de procès lorsque l’y autorise le Code criminel (art. 561).
[254]                     C’est dans ce contexte que les intimés affirment qu’une pratique s’est développée au Québec selon laquelle le prévenu reporte généralement son choix à plus tard. Selon Nicolas Bellemare « [e]n pratique, dès la comparution, l’option du mode de procès est reportée » (« Les procédures précédant le procès en matière criminelle », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2024‑2025, vol. 12, Droit pénal - Procédure et preuve (2024), 39, p. 70 (je souligne); voir aussi A. Gagnon‑Rocque et J. Héroux, « Arrestation, comparution et mise en liberté », dans JurisClasseur Québec — Collection Droit pénal — Preuve et procédure pénales (feuilles mobiles), fasc. 5, no 110). En différant son choix, le prévenu bénéficiera de la communication de la preuve et aura la possibilité de retenir les services d’un avocat et d’être conseillé par ce dernier (ibid.; voir aussi Henein et Gourlay, p. 1150). En ce sens, la « réserve » du choix, notée par le tribunal sur l’acte d’accusation, peut être considérée comme une confirmation que le prévenu peut faire son choix et demander la tenue d’une enquête préliminaire en tout temps. À partir de ce moment‑là, la question de savoir si le prévenu aura finalement une enquête préliminaire dépend uniquement de la loi et de ses propres actions.
[255]                     Bien que ce soit peut‑être vrai pour la première comparution au Québec, ce ne l’est peut‑être pas pour la première comparution partout au pays. Dans les provinces et territoires où il y a un filtrage post‑inculpation — qui, selon le procureur général de l’Ontario, comprennent l’Ontario, la Saskatchewan, la Nouvelle‑Écosse, Terre‑Neuve et l’Île‑du‑Prince‑Édouard (m. interv., par. 15) —, le droit à une enquête préliminaire demeure un droit éventuel même après la première comparution, parce que le prévenu n’a peut-être pas encore eu la possibilité de choisir le mode de procès (ibid.; voir aussi Penney, Rondinelli et Stribopoulos, ¶9.43). Cependant, à un moment donné au cours de l’étape préalable à une procédure criminelle, il se peut que rien n’empêche le prévenu de faire son choix et de demander la tenue d’une enquête préliminaire.
[256]                     Nous devons, bien sûr, garder à l’esprit que, si la procédure criminelle a une portée nationale, ses modalités d’application varient grandement d’un ressort et d’un niveau de juridiction à l’autre (voir, p. ex., S. Coughlan, Criminal Procedure (4e éd. 2020), p. 29). Les pratiques locales en matière d’administration de la justice peuvent varier dans l’ensemble du pays, pourvu qu’elles demeurent compatibles avec les dispositions de droit criminel qui ont été édictées.
[257]                     La question générale qui se pose ici est de savoir si le droit à une enquête préliminaire est acquis une fois que le prévenu peut, par ses propres choix et actions, par exemple en choisissant son mode de procès et en demandant la tenue d’une enquête préliminaire, s’assurer qu’il aura une telle enquête. Selon les intimés, le droit est acquis lorsque les prévenus ont pour la première fois l’occasion d’en faire la demande. Au Québec, cela se produit donc lors de la première comparution parce que c’est à ce moment‑là que le prévenu est appelé à choisir le mode de procès. Dans d’autres provinces et territoires, la manière dont le tribunal prend acte du report par le prévenu de l’exercice de ces droits peut varier.
[258]                     Il y a moins d’impondérables à ce moment‑là qu’aux étapes antérieures du processus criminel, comme le moment où l’infraction est commise ou celui où le prévenu est inculpé. En fait, le choix entre la thèse de la Couronne et la thèse subsidiaire des intimés dépend de la réponse à la question de savoir si la présentation effective d’une demande — plutôt que faculté d’en présenter une — constitue une condition préalable à l’acquisition. Il n’est pas nécessaire de remplir toutes les exigences formelles d’une instance pour qu’un droit soit acquis. Comme le droit à une enquête préliminaire est un droit prévu par la loi, la réponse dépend des termes dans lesquels le Parlement a défini ce droit au regard des valeurs juridiques qui sous‑tendent le droit transitoire.
[259]                     Dans la loi examinée dans l’arrêt Puskas, le droit d’appel n’était pas formulé comme un droit tributaire du dépôt d’un avis d’appel (C. cr., par. 691(2)), et ce, même si un droit d’appel existant pouvait être perdu si l’appelant ne déposait pas d’avis d’appel dans le délai applicable (voir, p. ex., Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 58 à 60). Il n’est donc pas surprenant que l’avis d’appel n’ait pas été considéré comme une condition préalable au droit d’appel en cause dans cette affaire (Puskas, par. 15).
[260]                     Contrairement à ce qu’il en était pour le droit d’appel en cause dans l’affaire Puskas, l’art. 535 considère la demande comme une condition préalable à l’existence du droit. L’article 535 prévoit expressément que « [l]orsqu’un[e] [. . .] demande a été présentée en vue de la tenue d’une enquête préliminaire [. . .], le juge de paix doit [. . .] enquêter sur l’accusation ». La version anglaise dispose : « If [. . .] a request has been made for a preliminary inquiry [. . .], the justice shall [. . .] inquire into the charge . . . » Le Code criminel rattache la demande au choix réel (ou réputé) du mode de procès. Une enquête préliminaire ne sera pas possible si le prévenu choisit « d’être jugé par un juge de la cour provinciale sans jury et sans enquête préliminaire » (par. 536(2)). Le paragraphe 536(2) prévoit également que, lorsqu’un prévenu est inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus autre qu’une infraction mentionnée à l’art. 469, le juge de paix appelle le prévenu à faire son choix en lui précisant notamment qu’« une enquête préliminaire ne sera tenue que si vous ou le poursuivant en faites la demande ».
[261]                     Il n’existe aucune exigence de forme expresse quant à la manière dont le prévenu peut présenter cette demande si ce n’est qu’elle soit faite au titre du par. 536(4) du Code criminel. Le paragraphe 536(4) prévoit (et prévoyait avant les modifications de 2019 au Code criminel) que lorsqu’un prévenu choisit (ou est réputé avoir choisi) d’être jugé autrement que devant un juge de la cour provinciale, « le juge de paix tient [. . .] une enquête préliminaire sur l’inculpation, sur demande présentée par le prévenu ou le poursuivant à ce moment ou dans le délai prévu par les règles [. . .], ou [. . .] dans le délai fixé par lui ». Selon le par. 536(4.1), « une mention, le cas échéant, du fait que le prévenu ou le poursuivant a demandé la tenue d’une enquête préliminaire » doit être inscrite sur la dénonciation. La demande comporte aussi des conséquences juridiques concrètes qui vont au‑delà de l’obligation du juge de paix de tenir l’enquête préliminaire. Par exemple, elle peut également fixer les conditions auxquelles le prévenu a droit de faire un nouveau choix quant au mode de procès (voir le C. cr., art. 561). Lues ensemble, les dispositions relatives au choix du mode de procès indiquent clairement que ce qui déclenche la tenue d’une enquête préliminaire est à la fois le choix du mode de procès dans le cadre duquel une enquête préliminaire est possible (procès autre que devant un juge de la cour provinciale pour une infraction qui est passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus) et la demande en vue de la tenue d’une telle enquête. D’ailleurs, même lorsque le prévenu a la certitude qu’il sera jugé selon un mode dans le cadre duquel une enquête préliminaire est possible, la loi exige tout de même une demande (al. 536(4)). De plus, en l’absence de demande, le juge de paix « fixe » (« shall fix » dans la version anglaise) la date du procès (par. 536(4.3)).
[262]                     Par conséquent, l’art. 535 (ainsi que les par. 536(2), (2.1) et (4)) indique clairement qu’il existe une distinction entre la faculté de présenter une demande et le droit à une enquête préliminaire. Ce droit ne peut être suffisamment acquis qu’une fois qu’une demande a été présentée (voir aussi les par. 555(1.1) et (1.2)).
[263]                     Dans certains cas, le recours au contexte législatif plus large peut révéler que des exigences textuelles explicites ne sont que de simples formalités, par opposition à des conditions préalables, ou révéler d’autres conditions préalables qui peuvent ne pas ressortir directement du texte lui‑même. Toutefois, il s’agit en l’espèce d’un droit prévu par la loi, et le texte ainsi que le régime législatif indiquent clairement que le Parlement a voulu subordonner l’accès à une enquête préliminaire à la présentation effective d’une demande. Cette demande ne saurait être considérée comme une simple mesure procédurale ou formelle requise pour pouvoir exercer un droit qui est déjà acquis. Elle permet plutôt de déterminer si une enquête préliminaire peut être tenue.
[264]                     Certes, lorsque les impondérables qui dépendent de tiers ont été supprimés (c.‑à‑d. lorsqu’une accusation a été portée et que la poursuite a décidé de procéder par voie de mise en d’accusation), le prévenu peut s’attendre davantage, selon le mode de procès qu’il choisit, à être en mesure de demander ultérieurement la tenue d’une enquête préliminaire. Au Québec, par exemple, le prévenu peut formellement reporter ou « réserver » son choix. Cependant, à mon avis, le fait que le prévenu reporte ou « réserve » son choix, ou qu’il indique simplement qu’il n’est pas prêt à faire son choix, ne peut être un facteur déterminant pour l’application dans le temps de l’art. 535. Cette distinction ne trouve aucun fondement dans le Code criminel. Peu importe que le prévenu ait la possibilité, selon le ressort où il se trouve, de réserver son droit, ou qu’il se trouve à un stade du processus où il pourrait faire ce choix et présenter une demande à tout moment, les autres mesures que le prévenu doit prendre pour obtenir une enquête préliminaire sont essentiellement identiques : il doit choisir, ou être réputé avoir choisi, son mode de procès et ensuite demander la tenue d’une enquête préliminaire à laquelle il a droit en vertu du Code criminel. Dans chaque cas, le prévenu peut avoir pensé que l’acquisition du droit à une enquête préliminaire relevait entièrement de lui. Toutefois, la classification d’un droit comme étant un droit acquis repose sur les faits tels qu’ils existaient au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle règle, et non sur les faits qui auraient pu exister si le prévenu avait choisi de procéder différemment. Compte tenu de la façon dont le Parlement a formulé le droit légal à une enquête préliminaire, ce n’est pas la faculté de présenter une demande, mais plutôt la demande elle‑même, qui sert de condition légale préalable à l’acquisition de ce droit.
[265]                     Le libellé de l’art. 535 indique clairement que la demande est au centre du droit à une enquête préliminaire. Il en est ainsi depuis 2004, année où la modification antérieure est entrée en vigueur et a transformé le droit à une enquête préliminaire en un droit subordonné à la présentation d’une demande (Loi de 2001 modifiant le droit criminel, art. 24). Comme il s’est écoulé une période de 90 jours avant l’entrée en vigueur de la modification en cause, les prévenus ont été avisés du changement à la règle. Dans ce contexte, le Parlement a indiqué que toute injustice qui résulterait du fait d’avoir privé le prévenu d’attentes selon lesquelles une demande pourrait être présentée céderait le pas à une directive législative claire selon laquelle une demande doit être présentée. Il y a toujours une part d’injustice, plus ou moins grande selon les circonstances, lorsque le Parlement modifie une règle dont l’accusé pouvait penser qu’elle lui serait avantageuse. Les présomptions d’application dans le temps reconnaissent toutefois que ce n’est que lorsque toutes les conditions préalables imposées par le Parlement sont remplies que l’accusé aura un droit légal auquel le Parlement est présumé avoir voulu ne pas porter atteinte.
[266]                     L’accès aux enquêtes préliminaires à l’art. 535 repose sur d’importantes considérations liées à la primauté du droit. L’obligation de présenter une demande garantit l’existence d’une règle claire qui peut recevoir une interprétation uniforme partout au Canada, et permet d’éviter d’avoir à procéder à un examen factuel de la question de savoir s’il existe des obstacles à la faculté d’un prévenu donné de présenter une demande. Le Parlement a voulu créer des conditions claires et facilement vérifiables qui limitent le droit à une enquête préliminaire à l’art. 535. De plus, lorsqu’il s’agit de déterminer l’application d’une loi dans le temps, l’intention du Parlement demeure essentielle. Reconnaître l’importance de la demande effective comme condition du droit à l’enquête préliminaire respecte donc le libellé choisi par le Parlement et son intention. Je conclus donc qu’une telle enquête n’est pas possible en vertu de l’art. 535 jusqu’à ce qu’une demande effective ne soit présentée.
[267]                     La question de savoir si une demande a été présentée est une question factuelle qui dépend des circonstances de chaque cas particulier. Comme l’a affirmé la Couronne dans sa plaidoirie, une demande informelle présentée en dehors du tribunal (par exemple pendant la période de 90 jours entre l’édiction de la nouvelle règle et son entrée en vigueur) peut être suffisante pour constituer l’équivalent d’une « demande » au sens de l’art. 535 et du par. 536(4) (transcription, p. 10‑11; voir aussi R.S., par. 15). Cela peut dépendre des règles de pratique du tribunal en cause. En somme, lorsque le prévenu n’a pas formulé une demande claire en vue de la tenue d’une enquête préliminaire, le droit à une telle enquête n’est pas acquis. Conclure autrement reviendrait à faire abstraction de la façon précise dont le Parlement a conçu ce droit — et sa relation avec le reste du processus criminel. Le Code criminel permet aux tribunaux d’établir les règles les mieux adaptées au contexte local, à condition que ces règles ne soient pas incompatibles avec le Code criminel lui‑même (art. 482 et 482.1). Le fait que la pratique varie d’un ressort et d’une juridiction à l’autre peut faire en sorte que la justice est administrée d’une manière qui tient compte des circonstances locales.
[268]                     Mes collègues les juges Côté et Rowe avancent une autre possibilité, à savoir que le droit à une enquête préliminaire aurait pu être acquis au moment du dépôt des accusations. Bien que le dépôt d’une accusation remplisse l’une des conditions préalables les plus évidentes à l’exercice de ce droit, l’accès à une enquête préliminaire demeure quand même assujetti aux nombreux impondérables décrits précédemment. Outre le fait qu’une demande soit nécessaire, la Couronne n’aura pas nécessairement choisi le mode de procès au moment du dépôt des accusations, selon le ressort en cause. Dans de telles circonstances, le prévenu ne peut s’attendre à avoir une enquête préliminaire, étant donné que la Couronne peut décider de continuer de procéder par voie de mise en accusation, situation où une enquête préliminaire serait possible, ou de procéder par voie sommaire, situation où elle ne le serait pas.
[269]                     Mon collègue le juge Kasirer met de l’avant une dernière possibilité, soit que le prévenu a un droit acquis aussitôt qu’il réserve son choix du mode de procès, en raison de l’assurance qu’il reçoit du tribunal quant à l’accès futur à une enquête préliminaire (par. 91‑92). Le dossier ne renferme aucun élément de preuve indiquant que lorsqu’il réserve son choix du mode de procès, le prévenu reçoit une « garantie judiciaire » de pouvoir obtenir une enquête préliminaire sur demande (par. 91), une pratique qui n’a aucun fondement dans la loi. Mon collègue se fonde sur une transcription de la décision de la Cour du Québec dans laquelle M. Archambault se voit refuser une enquête préliminaire, ce qui a eu lieu plus d’un an après qu’il eut réservé son choix (par. 88). Les observations présentées au nom de M. Archambault lors de cette audience ne constituent pas des éléments de preuve de ce qui s’est passé au moment de la réserve. Même s’il y avait une preuve selon laquelle la pratique locale des tribunaux au Québec crée dans les faits, chez les prévenus, une sorte de confiance raisonnable, le droit en cause est conféré par le Parlement, et non par les tribunaux. Ces derniers n’ont pas, au moyen de leurs pratiques et déclarations informelles, le pouvoir de conférer à un prévenu un droit légal que ne lui a jamais accordé la loi.
c)            Conclusion sur l’application dans le temps de l’art. 535
[270]                     La modification de l’art. 535 n’était pas purement procédurale parce qu’elle est susceptible de porter atteinte à un intérêt juridique substantiel en privant l’accusé de la possibilité d’être libéré à l’enquête préliminaire. Comme ce droit n’est acquis qu’une fois qu’une demande en vue de la tenue d’une enquête préliminaire a été présentée, la nouvelle règle est présumée s’appliquer, sauf si la demande a été présentée avant l’entrée en vigueur de la modification.
[271]                     Par conséquent, interprétée comme il se doit, la nouvelle restriction prévue à l’art. 535 s’applique à tous les prévenus lorsqu’une demande en vue de la tenue d’une enquête préliminaire n’a pas été présentée avant l’entrée en vigueur de la modification le 19 septembre 2019.
(3)     Application aux intimés
[272]                     En date du 19 septembre 2019, ni M. Archambault ni M. Grenier n’avaient demandé la tenue d’une enquête préliminaire. Ils ont finalement chacun présenté une demande, mais seulement des mois plus tard. Le fait qu’ils ont, avant le 19 septembre 2019, réservé ou différé leur choix peut‑il équivaloir à une demande? Autrement dit, est‑il possible de qualifier la « réserve » du choix du mode de procès lors de la première comparution au Québec comme l’équivalent d’une « demande » d’enquête préliminaire exigée par l’art. 535?
[273]                     Comme je l’ai déjà souligné, la « réserve » équivaut au fait de remettre le choix du prévenu à plus tard. Elle ne signifie pas que le prévenu a choisi un mode de procès ou a fait connaître son intention de demander la tenue d’une enquête préliminaire. Il n’y a aucun fondement factuel permettant à notre Cour de conclure que le fait pour les intimés de réserver ou de différer leur choix indiquait qu’ils voulaient effectivement avoir une enquête préliminaire. Dans le cas de M. Grenier, par exemple, la Cour du Québec a simplement noté sur l’acte d’accusation qu’à sa première comparution, il avait « reporté son choix à plus tard » (d.a., vol. I, p. 7‑8). La « réserve » ou le report d’un choix n’équivaut pas à une demande effective d’enquête préliminaire pour l’application de l’art. 535 C. cr.
[274]                     Assimiler une réserve à une demande signifierait en fait que la simple « possibilité » de présenter une demande suffit, malgré l’intention claire du Parlement de faire de la demande une condition préalable essentielle à l’existence de ce droit légal. Le simple fait de ne pas écarter la possibilité qu’une demande soit présentée dans le futur est insuffisant à cette fin.
[275]                     Les intimés n’avaient aucun droit acquis au moment où la nouvelle règle est entrée en vigueur; ils avaient simplement la possibilité d’acquérir ce droit s’ils avaient présenté des demandes avant le quatre‑vingt‑dixième jour après son édiction. Comme notre Cour l’a jugé dans l’arrêt Tribunal de l’expropriation, p. 742 : « Un droit acquis [. . .] ne comprend pas un droit dont on aurait pu se prévaloir mais dont on ne s’est pas prévalu et que la loi n’accorde plus ».
C.      Interpréter la nouvelle règle
[276]                     Ayant conclu que le prévenu qui se trouve dans la situation des intimés est assujetti à la nouvelle règle prévue à l’art. 535, je me penche maintenant sur la question de savoir si ce prévenu aurait droit à une enquête préliminaire conformément au libellé de cette disposition. Pour répondre à cette question, il faut déterminer s’il peut être considéré comme « un prévenu inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus » au sens de l’art. 535. La présente affaire soulève clairement la question.
[277]                     Monsieur Grenier est inculpé de contacts sexuels et d’agression sexuelle, infractions qui, lorsque la victime est une personne âgée de moins de 16 ans, sont maintenant passibles d’un emprisonnement maximal de 14 ans. Quant à M. Archambault, il est inculpé d’attentat à la pudeur d’une autre personne de sexe masculin (qui était âgée de moins de 16 ans au moment de l’infraction reprochée), une infraction pour laquelle il n’existe pas d’équivalent moderne. Il soutient qu’il serait probablement aujourd’hui accusé en vertu de l’art. 271 ou des art. 151 à 153 du Code criminel pour la conduite criminelle reprochée (m.i. (Archambault), par. 76); ces infractions sont toutes maintenant passibles d’un emprisonnement maximal de 14 ans.
[278]                     Dans chaque cas, les intimés bénéficient de l’al. 11i) de la Charte qui, conformément aux présomptions examinées précédemment, limite leur responsabilité personnelle à l’emprisonnement maximal en vigueur au moment de la perpétration des infractions dont ils sont inculpés. Les intimés s’exposent donc à un emprisonnement maximal de 10 ans à l’égard de chaque infraction dont ils sont inculpés — malgré le fait que tous les actes qu’ils leur sont imputés seraient passible d’un emprisonnement maximal de 14 ans s’ils étaient commis aujourd’hui. Aucune des infractions dont ils sont inculpés n’entraîne une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans ou plus.
[279]                     La Couronne soutient que seul le prévenu qui s’expose à une responsabilité personnelle de 14 ans d’emprisonnement ou plus pour une infraction peut demander la tenue d’une enquête préliminaire (m.a., par. 120). Dans le cas de cette nouvelle règle, la gravité de l’infraction se mesure à l’aune de la peine maximale dont est passible le prévenu pour cette infraction.
[280]                     Les intimés répondent que l’intention du Parlement était de conserver l’accès aux enquêtes préliminaires pour les infractions les plus graves, déterminées en fonction des valeurs actuelles de la société et de la peine maximale actuelle pour l’infraction (m.i. (Archambault), par. 82 et 89; m.i. (Grenier), par. 35‑37). Ils sont d’accord avec l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) pour dire que l’examen ne peut être axé sur la responsabilité personnelle du prévenu, parce que c’est la gravité de l’infraction, et non le délinquant, qui importe (m. interv., par. 8, citant R. c. Windebank, 2021 ONCA 157, 154 O.R. (3d) 573, par. 36‑37). Les intimés soutiennent que les conceptions sociétales modernes concernant la gravité de l’infraction trouvent leur expression dans les principes de détermination de la peine et les peines que se verrait effectivement imposer un accusé aujourd’hui. En outre, ils affirment qu’il n’est pas juste de les pénaliser en raison du fait qu’ils bénéficient de la protection de droits garantis par la Charte.
[281]                     Pour les motifs qui suivent, je conclus que le texte de l’art. 535, interprété dans son contexte et à la lumière des objectifs de cette disposition, exige que le prévenu soit effectivement passible d’un emprisonnement de 14 ans ou plus à l’égard de l’infraction pour qu’une enquête préliminaire soit possible. Le Parlement a voulu que seuls les prévenus qui s’exposent à un risque maximal plus grand conservent l’avantage d’une enquête préliminaire.
(1)         Le seuil de la peine d’emprisonnement de 14 ans
[282]                     Pour trancher cette question, il faut interpréter la portée du seuil de la peine d’emprisonnement de 14 ans prévu à l’art. 535 du Code criminel. Bien que les intimés et la Couronne reconnaissent que la peine maximale est utilisée à l’art. 535 comme indicateur de la gravité des infractions à l’égard desquelles une enquête préliminaire demeure possible (m.a., par. 108‑111; m.i. (Archambault), par. 77; m.i. (Grenier), par. 37), la question qui se pose est de savoir si la peine maximale est celle de l’infraction précise dont est inculpé le prévenu — ou est celle de la catégorie plus générale d’infractions. Dans le cadre de cette opération d’interprétation législative, je vais examiner le texte, le contexte et l’objet de la disposition, et je vais ensuite me pencher sur les préoccupations particulières soulevées par les parties.
[283]                     Je me penche d’abord sur le texte de l’art. 535. Une enquête préliminaire n’est possible que lorsqu’« un prévenu inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus est devant un juge de paix et qu’une demande a été présentée en vue de la tenue d’une enquête préliminaire au titre [du] paragraph[e] 536(4) ». Le texte anglais est lui aussi axé sur « an accused who is charged with an indictable offence that is punishable by 14 years or more of imprisonment ». Le texte met l’accent sur le prévenu et la procédure dont il fait l’objet : l’infraction dont « un prévenu [est] inculpé », et sur la question de savoir si une demande a été présentée en vue de la tenue d’une enquête préliminaire. Il n’est pas axé sur des situations hypothétiques ou sur la nature générale de l’infraction. L’acte d’accusation donne les détails (y compris la date) relatifs à l’infraction à laquelle le prévenu doit répondre et circonscrit la procédure criminelle. Comme l’illustre le cas de M. Archambault, il n’existe pas d’équivalent moderne pour l’infraction dont il est inculpé; il est inculpé d’attentat à la pudeur d’une autre personne de sexe masculin, une infraction passible d’un emprisonnement de 10 ans.
[284]                     Bien entendu, la gravité de l’infraction n’est pas mesurée en fonction de la situation personnelle du délinquant, comme la possibilité qu’il soit déclaré délinquant dangereux (Windebank, par. 35‑37). Ainsi que le juge Nordheimer l’a expliqué dans l’arrêt R. c. S.S., 2021 ONCA 479, 493 C.R.R. (2d) 251, l’intérêt que présente le prévenu réside plutôt dans le fait que la disposition vise l’infraction précise dont celui‑ci est effectivement inculpé (par. 19), par opposition à une infraction hypothétique impliquant des actes reprochés semblables qui auraient été commis à l’époque actuelle.
[285]                     Cette interprétation de ces termes du Code criminel est également conforme à la façon dont ceux‑ci ont été compris dans d’autres lois traitant d’un sujet similaire. Selon la présomption d’uniformité d’expression, les modes d’expression récurrents sont présumés avoir le même sens « dans une même loi ainsi que d’une loi à l’autre » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 44).
[286]                     Dans l’affaire Tran, notre Cour s’est penchée sur l’al. 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, qui définissait la « grande criminalité » d’un résident permanent ou d’un étranger afin d’y inclure le fait d’« être déclaré coupable [. . .] d’une infraction [. . .] punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ». La peine maximale de 7 ans d’emprisonnement prévue pour l’infraction dont M. Tran avait été déclaré coupable avait été portée à 14 ans entre sa perpétration et la sentence. Notre Cour a conclu à l’unanimité que la déclaration de culpabilité de M. Tran ne tombait pas sous le coup de la grande criminalité, au sens de l’al. 36(1)a), car la seule interprétation acceptable de la disposition était que celle‑ci renvoyait à la peine maximale « que [M. Tran] aurait pu se voir infliger au moment de la commission de l’infraction » (par. 35). Le libellé de la disposition a été considéré comme renvoyant à la situation du délinquant, c’est‑à‑dire à la peine maximale à laquelle il s’exposait, plutôt qu’à la « peine maximale abstraite » (par. 38).
[287]                     Il n’y a aucune raison de penser que le Parlement a voulu quelque chose de différent à l’art. 535 du Code criminel en employant la formulation analogue « un prévenu inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus ». Le fait que l’al. 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés porte sur les infractions pertinentes après la déclaration de culpabilité, alors que l’art. 535 vise des infractions dont des personnes sont inculpées mais sans en avoir été déclarées coupables, est une distinction sans conséquence. Dans les deux contextes, le Parlement distingue les infractions en fonction de leur gravité eu égard à leur peine maximale d’emprisonnement. Notre Cour a statué dans l’arrêt Tran que nous devons examiner l’infraction même qui a été commise par la personne directement mentionnée dans la disposition, et non une infraction hypothétique commise dans d’autres circonstances où elle entraînerait une peine maximale plus élevée.
[288]                     Cet accent mis sur la procédure particulière dont fait l’objet le prévenu suit également le contexte plus large de la nouvelle disposition, qui indique clairement que les enquêtes préliminaires ne sont maintenant généralement pas possibles. L’accès à une telle enquête est maintenant restreint uniquement aux prévenus qui remplissent certaines conditions précises et claires. Le risque personnel auquel s’expose le prévenu est habituellement facilement vérifiable. La responsabilité maximale liée à l’infraction dont le prévenu a effectivement été accusé et déclaré coupable doit être établie lors de la détermination de sa peine. Si le prévenu est passible d’un emprisonnement d’au moins 14 ans à l’égard d’une infraction dont il est inculpé, une enquête préliminaire devrait pouvoir être obtenue si le prévenu ou la poursuite en demande une.
[289]                     Je ne suis donc pas d’accord avec l’intervenante la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) pour dire que le fait de se fonder sur la responsabilité personnelle mènerait à de l’incertitude ou à des résultats absurdes, par exemple lorsque les dates de l’infraction chevauchent celle à laquelle la peine maximale a été augmentée (m. interv., par. 13‑17). C’est plutôt le fait de déterminer la responsabilité maximale en se fondant sur des situations hypothétiques qui introduit de l’incertitude : Quelle serait la peine maximale applicable à la conduite reprochée qui sous‑tend ces infractions si cette conduite avait lieu à l’époque actuelle, ou le 19 septembre 2019, date à laquelle l’art. 535 est entré en vigueur? De toute évidence, le prévenu qui s’expose effectivement à un emprisonnement de 14 ans (quel que soit le moment où l’art. 535 est entré en vigueur) devrait avoir le droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire. L’efficacité et la cohérence du régime sont axées sur le maintien de l’avantage que représente une enquête préliminaire pour le prévenu qui s’expose à un risque grave, lorsqu’une telle enquête est demandée.
[290]                     Enfin, l’objectif global qui était visé en limitant l’accès à l’enquête préliminaire était de réduire les délais, d’alléger le fardeau que représente pour les témoins et les victimes le fait d’avoir à témoigner à deux reprises, et, plus généralement, d’améliorer l’efficacité du système de justice criminelle (voir R. c. C.T.B., 2021 NSCA 58, par. 39; Windebank, par. 19‑22; S.S., par. 14). En limitant l’accès à l’enquête préliminaire, le Parlement a décidé qu’elle ne constituait pas une étape procédurale nécessaire pour que le procès soit équitable.
[291]                     Ces buts plus larges lorsqu’il s’agit de réduire l’accès à l’enquête préliminaire sont à la base des objectifs particuliers de l’art. 535. Bien que le Parlement ait conservé l’accès aux enquêtes préliminaires dans les cas graves, l’exception pour les infractions graves doit elle‑même être interprétée « en fonction du problème auquel [la loi] est censée remédier » (Canada 3000 Inc. (Re), 2006 CSC 24, [2006] 1 R.C.S. 865, par. 36).
[292]                     Par conséquent, l’art. 535 représente une exception pour les infractions graves. Le Parlement cherchait certes à réduire les obstacles systémiques au droit protégé par la Charte d’être jugé dans un délai raisonnable, mais l’exception reconnaît qu’une enquête préliminaire peut être encore très avantageuse pour le prévenu qui est exposé à un risque juridique plus important. Les débats parlementaires révèlent une préoccupation clé de clarté et de certitude de la règle limitant l’accès aux enquêtes préliminaires. D’autres modifications proposées au projet de loi C‑75, qui auraient élargi le droit aux enquêtes préliminaires sur le fondement de l’opinion des juges de paix quant à [traduction] « l’intérêt supérieur de l’administration de la justice », n’ont finalement pas été adoptées par le Parlement (Windebank, par. 24‑25). En se prononçant contre cette proposition, le ministre de la Justice a exprimé la crainte que leurs critères complexes mèneraient à d’autres litiges et retards (Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 435, 1re sess., 42e lég., 17 juin 2019, p. 29245). Compte tenu de ces objectifs, il est difficile d’accepter que le Parlement ait adopté un seuil censé inviter à une analyse reposant sur des situations hypothétiques de la peine maximale à laquelle aurait été exposé le prévenu si l’infraction avait été commise à un autre moment.
[293]                     Les intimés et les intervenantes Association québécoise des avocats et avocates de la défense (« AQAAD ») et Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil (« AADM ») soutiennent que, même si elles bénéficient d’une peine maximale moindre, les personnes inculpées d’infractions d’ordre sexuel historiques contre un enfant s’exposent dans les faits au même risque en matière criminelle que les personnes accusées d’infractions plus récentes, puisque le juge prend en considération la responsabilité maximale actuelle lorsqu’il détermine la peine appropriée (m.i. (Archambault), par. 93; m. interv. (AQAAD et AADM), par. 13). Les peines effectivement infligées — et la stigmatisation qui leur est associée — seront plus sévères qu’elles ne l’auraient été à l’époque où l’infraction a été commise (m.i. (Grenier), par. 37).
[294]                     Certes, lorsqu’il exerce son pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la peine, le juge chargé de déterminer la peine doit prendre en considération les valeurs actuelles de la société, comme en témoignent les peines maximales en vigueur pour l’infraction (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 100; voir aussi R. c. Bertrand Marchand, 2023 CSC 26, par. 31, 46‑47, 153 et 167‑168; Poulin, par. 3‑5). La peine doit non seulement être proportionnelle à la culpabilité du délinquant (C. cr., art. 718.1), mais aussi servir l’objectif essentiel du prononcé des peines qui consiste à maintenir une « société juste, paisible et sûre » (art. 718). En particulier, dans le cas des infractions d’ordre sexuel perpétrées à l’égard d’enfants, le prononcé des peines sert les objectifs premiers de dénonciation et de dissuasion (art. 718.01). Le principe de parité oblige le tribunal à infliger des peines semblables à l’égard de délinquants semblables dans des circonstances semblables (al. 718.2b)). Par sa nature, le rôle du tribunal dans la détermination de la peine comprend un examen « [d]es valeurs et [d]es préoccupations légitimes que partagent les Canadiens » (R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 49; voir aussi R. c. Stuckless, 2019 ONCA 504, 146 O.R. (3d) 752, par. 112).
[295]                     Cependant, les principes de détermination de la peine et les valeurs sociétales ne sont guère utiles lorsqu’il s’agit d’interpréter l’intention du Parlement à l’art. 535. L’indicateur de gravité qu’a choisi le Parlement dans le cas qui nous occupe est la peine maximale dont est passible l’infraction dont le prévenu est inculpé — et non la peine juste. La peine maximale n’est pas déterminée en fonction du régime discrétionnaire de détermination de la peine. Même si la peine juste est maintenant plus sévère qu’elle ne l’aurait été au moment de la perpétration de l’infraction, la peine maximale dont le prévenu est passible demeure la même. Pour assurer l’atteinte de son objectif d’établir une norme claire et prévisible permettant de déterminer le droit à une enquête préliminaire, le Parlement a choisi de mettre l’accent sur la peine maximale. Les principes de détermination de la peine n’aident pas à interpréter ce droit légal à une enquête préliminaire qui est déterminé en fonction de la peine maximale à laquelle s’expose le prévenu pour la conduite qui est à l’origine de l’infraction dont il est inculpé.
[296]                     Les intimés soutiennent qu’il serait injuste de pénaliser les prévenus en les privant d’une enquête préliminaire, simplement parce qu’ils bénéficient de la protection de l’al. 11i) de la Charte (m.i. (Archambault), par. 83‑85; m.i. (Grenier), par. 50). J’estime toutefois que les intimés ne sont pas pénalisés; ils se trouvent simplement dans la même position que tout prévenu qui s’expose à une peine maximale de moins de 14 ans.
[297]                     L’alinéa 11i) de la Charte dispose : « Tout inculpé a le droit [. . .] de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence ». Même en faisant abstraction de la protection constitutionnelle prévue à l’al. 11i), il existe une règle de common law selon laquelle les conséquences pénales auxquelles s’expose un accusé doivent généralement être déterminées en fonction des règles de droit en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction (Poulin, par. 60; K.R.J., par. 22). Un prévenu ne serait, par présomption, toujours passible que de la peine la moins sévère qui était en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction (S.S., par. 16; C.T.B., par. 25, 34 et 45‑46; Loi d’interprétation, al. 43d) et e)), soit, en l’espèce, un emprisonnement maximal de 10 ans.
[298]                     Le fait que le même type de conduite criminelle reprochée donnerait aujourd’hui ouverture à une enquête préliminaire n’entraîne aucune injustice, parce que le délinquant contemporain s’expose à un plus grand risque, comme en témoigne la peine maximale actuelle de 14 ans. Le résultat peut être différent pour les deux délinquants, mais ils seront « traités de façon équitable [et] chacun bénéficiera de la protection qui se rattache à lui et à la poursuite engagée contre lui » (Poulin, par. 96 (italique omis)).
[299]                     Je ne peux donc retenir l’interprétation préconisée par les intimés. Elle contredit le sens ordinaire du texte et affaiblirait les objectifs du Parlement visant à réduire le nombre d’enquêtes préliminaires et à créer un critère clair limitant le droit à l’enquête préliminaire.
[300]                     L’exigence de 14 ans qu’impose l’art. 535, lue dans son contexte global, ne laisse place qu’à une seule interprétation. Le Parlement a choisi de restreindre les enquêtes préliminaires non pas en fonction de la nature générale de la conduite à l’origine de l’infraction, comme il aurait pu le faire, mais au moyen de l’indicateur que constitue le risque maximal auquel s’expose le prévenu pour l’infraction même dont il est inculpé. Je suis d’accord avec la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse pour dire que l’exigence imposée par le libellé de l’art. 535 est [traduction] « claire et sans équivoque » (C.T.B., par. 38; voir aussi S.S., par. 15‑16). Comme il a été souligné dans l’arrêt S.S., pour atteindre son objectif de restreindre le droit aux enquêtes préliminaires, le Parlement [traduction] « a expressément associé [ce] droit [. . .] à la peine maximale pour l’infraction dont le prévenu est inculpé » (par. 15; voir aussi C.T.B., par. 29).
[301]                     Je conclus qu’un prévenu a le droit de demander la tenue d’une enquête préliminaire s’il est inculpé d’une infraction pour laquelle sa peine maximale est un emprisonnement de 14 ans ou plus.
(2)         Application aux intimés
[302]                     En l’espèce, la demande d’enquête préliminaire d’aucun des intimés ne répondait aux exigences du nouvel art. 535, car les infractions dont ils sont inculpés sont chacune passibles d’un emprisonnement maximal de 10 ans. Monsieur Grenier, malgré le fait que les infractions reprochées dont il est inculpé seraient maintenant chacune passibles d’un emprisonnement maximal de 14 ans si elles étaient commises aujourd’hui, bénéficie des peines les moins sévères qui étaient en vigueur au moment où les infractions auraient été commises. Monsieur Archambault est accusé en vertu d’un article du Code criminel qui a été abrogé, mais l’infraction reprochée dont il est inculpé demeure passible de 10 ans d’emprisonnement. Même si nous devions conclure que la conduite reprochée à l’origine de cette infraction, si elle avait lieu aujourd’hui, constituerait une infraction passible de 14 ans d’emprisonnement, M. Archambault n’est pas soumis à ce risque.
VI.         Conclusion
[303]                     Les intimés n’avaient aucun droit à des enquêtes préliminaires. Comme aucune demande n’avait été présentée avant l’entrée en vigueur du nouvel art. 535, leur instance était régie par la nouvelle restriction de l’accès aux enquêtes préliminaires. Ces intimés ne sont pas inculpés d’une infraction pour laquelle ils sont passibles d’un emprisonnement de 14 ans ou plus et ils ne satisfont pas aux conditions d’ouverture du droit en vertu de la nouvelle règle. La Cour d’appel a commis une erreur en renvoyant les dossiers des intimés pour la tenue d’enquêtes préliminaires.
[304]                     Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. Comme celui‑ci est théorique, je suis d’avis de ne rendre aucune autre ordonnance.
                    Pourvoi rejeté, le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, O’Bonsawin et Moreau sont dissidents.
                    Procureur de l’appelant : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Longueuil.
                    Procureurs de l’intimé Agénor Archambault : Mélina Le Blanc, Montréal; Hugo T. Marquis, Montréal; Michel Pelletier, Montréal.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice Canada, Secteur national du contentieux, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
                    Procureurs des intervenantes l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense et l’Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil : Bolduc Paquet, Montréal.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Weisberg Law Criminal Lawyers, Toronto; Fenton Law Barristers, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Shanmuganathan Law, Toronto.

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Synthèse
Référence neutre : 2024CSC35 ?
Date de la décision : 01/11/2024

Analyses

enquêtes préliminaires — prévenus — tenues — application — Parlement — interprétation — infractions — porter atteinte — nouvel art — tribunaux — procès — intimés — accusations — conditions préalables — règles — Couronne


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Archambault
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 1 novembre 2024, R. c. Archambault, 2024 CSC 35


Origine de la décision
Date de l'import : 06/11/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-11-01;2024csc35 ?

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