Conclusions de l'Avocat général
M. MAURICE LAGRANGE
SOMMAIRE
Pages
Les faits
Conclusions et moyens
Moyen tiré de la violation de l'article 60 du Traité
1o En ce qui concerne les décisions No 1-54 et 3-54
2o En ce qui concerne la décision No 2-54
— interprétation littérale de l'article 60 paragraphe 2a
— interprétation dans le cadre de l'article 60
— interprétation dans le cadre de l'ensemble du Traité
— discussion générale
Moyen tiré du détournement de pouvoir
Conclusions finales
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
D'après l'article 11 du Protocole sur le Statut de la Cour de Justice, «l'Avocat général a pour rôle de présenter publiquement en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions orales et motivées sur les affaires soumises à la Cour, en vue d'assister celle-ci dans l'accomplissement de sa mission, telle qu'elle est définie à l'article 31 du Traité», c'est-à-dire, selon les termes mêmes de ce dernier texte, assurer le respect du droit dans l'interprétation et l'application du Traité et
des règlements d'exécution.
Appelé au grand honneur de conclure sur les premiers litiges plaides devant la Cour de la première Communauté européenne, nous nous efforcerons de remplir cette tâche en toute conscience, dans l'esprit même dans lequel elle a été définie par votre Statut.
Messieurs, bien que les faits vous soient connus, nous nous permettrons de vous les rappeler brièvement en guise d'introduction.
LES FAITS
L'ouverture du marché commun, tant pour le charbon que pour l'acier, comportait, entre autres, la nécessité pour la Haute Autorité d'assurer l'application de l'article 60 du Traité sur les prix. Dans le domaine réglementaire, elle devait porter son attention notamment sur deux dispositions:
1o celle du paragraphe 1, dernier alinéa, aux termes duquel «La Haute Autorité pourra définir, par décisions prises après consultation du Comité consultatif et du Conseil, les pratiques visées par cette interdiction», c'est-à-dire, en particulier par l'interdiction des pratiques discriminatoires;
2o celle du paragraphe 2 a) d'après lequel «les barèmes des prix et conditions de vente appliqués sur le marché commun par les entreprises doivent être rendus publics, dans la mesure et dans les formes prescrites par la Haute Autorité, après consultation du Comité consultatif».
Sur le premier point (pratiques interdites), l'intervention de la Haute Autorité n'était donc pas obligatoire, sur le second, au contraire (publicité des barèmes), elle s'imposait en vertu du Traité.
Aussi bien, dès l'ouverture du marché commun du charbon, du minerai de fer et de la ferraille, le 10 février 1953, une décision, en date du 12 février, intervenait au sujet de la publication des barèmes, tandis que c'est seulement la décision 30-53 du 2 mai 1953 qui s'attache à définir certaines pratiques interdites; cette décision est d'ailleurs commune au charbon et à l'acier. Quant aux modalités de publication des barèmes pour l'acier, elles firent l'objet de la décision 31-53 du 2 mai 1953, le
marché commun de l'acier s'étant ouvert le 1er mai.
Messieurs, ces décisions vous sont connues. Rappelons-en seulement ce qu'elles ont d'essentiel pour ce qui concerne les présents litiges:
1o Pour la définition des pratiques interdites (décision 30-53), le premier alinéa de l'article 2: «Constitue une pratique interdite par l'article 60, paragraphe 1 du Traité l'application par un vendeur de majorations ou minorations par rapport aux conditions qui résultent, pour la transaction en cause, des dispositions de son barème de prix et conditions de vente». Ainsi, le respect des barèmes était lié d'une manière absolue à la notion de pratique interdite au sens du paragraphe 1 de
l'article 60; et, bien que ce dernier texte condamne aussi bien les pratiques déloyales de concurrence que les pratiques discriminatoires, ce sont en réalité celles-ci — les pratiques discriminatoires —, qui ont été essentiellement, sinon même uniquement, visées par la Haute Autorité, ainsi que le montre bien le premier «considérant» qui précède la décision:
«Considérant que le respect des obligations de non-discrimination comporte l'application uniforme par les entreprises des conditions prévues à leurs barèmes, sans autres majorations ou minorations…»
2o Pour la publication des barèmes (décision 31-53), l'objet poursuivi est clairement défini par les deux premiers considérants qui précèdent la décision; permettez-nous de vous les rappeler encore une fois:
«Considérant que les barèmes des prix et conditions de vente pratiqués par les entreprises doivent permettre de vérifier la conformité aux règles de concurrence définies dans le Traité, en particulier à l'article 4 et à l'article 60;
Considérant qu'ils doivent assurer aux utilisateurs les moyens de connaître la qualité et de calculer exactement le coût des produits dont ils se portent acheteurs, aussi bien que de comparer les offres en provenance de différents fournisseurs.»
L'objet n'est donc pas ici limité au respect de la règle de non-discrimination, mais il s'applique à l'ensemble des règles de concurrence définies par le Traité. Quant au contenu de la décision, Messieurs, vous le connaissez: elle exige la publication des principaux éléments qui, en sus du prix de base, sont de nature à permettre une comparaion valable entre les offres et entre les transactions: extras, lieu de livraison, remises aux négociants, conditions de paiement, clauses de révision, etc…
Enfin, elle déclare que les barèmes ne sont applicables que cinq jours, au plus tôt, après avoir été adressés à la Haute Autorité. Ainsi le libre jeu de la concurrence doit-il être assuré au profit des acheteurs en même temps que pourra être exercé par la Haute Autorité le contrôle quasi automatique des règles posées par le Traité et notamment la règle de non-discrimination.
Tel est, Messieurs, le régime sous lequel a commencé à fonctionner le marché commun.
Mais, tandis que pour le charbon et le minerai de fer, ce régime ne donnait pas lieu à difficultés majeures, du moins sur le point qui nous intéresse, il n'en était pas de même sur le marché de l'acier.
On s'aperçut très vite, en effet, que les prix effectivement pratiqués sur ce marché s'écartaient notablement des prix publiés, dans le sens d'une minoration, et sans que les entreprises publiassent de nouveaux barèmes, comme elles l'auraient dû.
Cet état de choses s'expliquait aisément. D'une part, les prix, dans chaque pays, avaient, de toute évidence, été fixés non par une décision libre et unilatérale de chaque entreprise, mais après entente: on ne pouvait guère s'attendre à ce qu'il en fût autrement, étant donné le régime en vigueur jusque là et depuis si longtemps dans cette branche l'industrie, régime d'intervention plus ou moins étroite de l'État, notamment sur les prix, et au fonctionnement duquel la profession était plus ou moins
étroitement et même organiquement associée.
D'autre part, on était alors dans une période, sinon de crise, du moins de récession économique, entraînant une nette tendance à la baisse, tendance que les producteurs ne tenaient sans doute pas à ce qu'elle se manifestât trop ouvertement, de peur de la précipiter.
Tout cela et sans doute d'autres raisons encore, peut faire comprendre pourquoi d'une part les prix publiés l'ont été au-dessus de ce qui pouvait apparaître comme étant le prix normal, et parfois même comme en France, au-dessus des prix en vigueur à l'époque, et d'autre part, pourquoi de nouveaux barèmes en baisse n'ont pas été publiés par la suite.
Quoi qu'il en soit, la Haute Autorité, devant cette situation, s'abstint de réagir. Elle ne prononça aucune sanction pour inobservation des barèmes. Elle ne chercha à dénoncer aucune entente au titre de l'article 65.
Elle préféra observer et attendre. Puis, huit mois plus tard, après avoir procédé aux consultations prescrites par le Traité, elle prit trois décisions, 1-54, 2-54 et 3-54, toutes trois du 7 janvier 1954, et qui furent publiées au Journal Officiel de la Communauté du 13 janvier 1954.
Messieurs, vous connaissez ces décisions:
La décision 1-54, la première, modifie la décision 30-53 sur les pratiques interdites. Elle a pour objet essentiel de dissocier la notion de non-discrimination de la publicité des barèmes en ne considérant plus comme pratique interdite l'application de prix et conditions qui s'écartent du barème, dès lors que le vendeur est en état de justifier «ou bien que la transaction en cause n'entre pas dans les catégories de transactions prévues par son barème (ce qui paraît aller de soi), ou bien que ces
écarts sont appliqués dans une mesure égale à toutes les transactions comparables entre elles».
Le motif en est donné très clairement dans les considérants de la décision:
«Considérant que les règles relatives à la publicité des prix permettent, entre autres, le contrôle de l'application des règles de non-discrimination sans pourtant se confondre avec elles;
Considérant qu'en conséquence, des infractions aux règles de publicité des prix peuvent ne pas constituer par elles-mêmes des infractions aux règles de non-discrimination.»
La décision 2-54 modifie la décision 31-53 sur la publicité des barèmes: c'est la pièce maîtresse du nouveau système. Le contenu des barèmes publiés est le même, sous réserve d'un complément, d'ailleurs important, concernant les rabais de quantité, de fidélité et de deuxième choix. Mais il est décidé que les barèmes déjà publiés ne devront faire l'objet d'une nouvelle publication, pour les modifications qu'ils auraient subies, que s'«il s'établit, entre les prix effectivement appliqués et les prix
publiés, un écart moyen» dépassant 2,5 %, lequel est calculé par catégorie de produits sur l'ensemble des transactions opérées dans les derniers 60 jours. D'autre part, il est décidé que «si une transaction présente, dans l'exploitation de l'entreprise en cause des caractéristiques singulières qui la font échapper aux catégories définies dans le barème, les conditions particulières qui lui sont appliquées n'entrent pas dans le calcul de l'écart moyen pratiqué». Enfin, le délai de 5 jours pour
l'application des barèmes nouvellement publiés est réduit à 1 jour.
Les trois premiers considérants méritent d'être rappelés, car ils révèlent, en réalité, le fond même de la position de la Haute Autorité dans cette affaire:
«Considérant que la publicité des prix et conditions de vente, nécessaire à l'application des règles de concurrence définies par le Traité, doit être assurée suivant des modalités compatibles avec une libre formation des prix de l'acier conforme à l'évolution du marché et aux nécessités des négociations commerciales;
Considérant en conséquence que les barèmes publiés doivent exprimer le niveau des prix clairement établis par le marché;
Considérant toutefois que les entreprises ne doivent pas être tenues de consacrer, par une publication immédiate, des ajustements de prix répondant aux fluctuations mineures ou passagères que peut présenter le marché de l'acier.»
Enfin, une décision nouvelle, la décision 3-54 complète le mécanisme par un système d'informations que les entreprises doivent fournir deux fois par mois sur l'écart moyen qu'elles ont pratiqué pendant la période écoulée, ainsi que sur l'écart minimum et l'écart maximum, tant par rapport à leur barème que, s'il y a lieu, par rapport aux barèmes des entreprises concurrentes sur lesquelles elles ont pu être amenées à s'aligner dans les conditions prévues au paragraphe 2 b) de l'article 60. La
connaissance de ces renseignements s'avère, en effet, nécessaire pour permettre aussi bien le contrôle du respect de la règle de non-discrimination, qui ne résulte plus désormais du seul respect des barèmes publiés, que, d'autre part, le contrôle du nouveau régime de publicité lui-même.
Telles sont, Messieurs, les trois décisions qui sont attaquées devant vous, par la voie du recours en annulation de l'article 33, par le Gouvernement français, le Gouvernement italien, l'Association des Industries sidérurgiques italiennes et l'Association, italienne également, dénommée «Industries sidérurgiques associées». Chacun des requérants vous a saisis d'une requête distincte, dirigée contre les trois décisions.
Nous examinerons successivement ces quatre recours, en évitant, bien entendu, en ce qui concerne les trois derniers, de nous répéter, dans toute la mesure où nous aurons eu l'occasion de nous expliquer sur un recours précédent.
En ce qui concerne le recours du Gouvernement français, sur lequel nous avons actuellement la parole, vous connaissez amplement l'argumentation de la requête; nous n'essaierons ni de la reprendre, ni de la résumer, pas plus que l'argumentation en défense.
CONCLUSION ET MOYENS
Nous voudrions seulement, pour commencer, bien préciser quels sont les conclusions et les moyens du recours et, à cet effet, nous ne pouvons que nous reporter à la requête elle-même, puisqu'aussi bien, vous le savez, c'est dans ce document, présenté in limine litis dans un délai de rigueur, que les unes et les autres doivent être exposés, ne serait-ce, en ce qui concerne les moyens, que sous forme sommaire (ceci résulte de l'article 22 du Protocole sur le Statut de la Cour).
Pour les conclusions, il n'y a pas de difficulté: s'agissant d'un recours en annulation, les conclusions sont et ne peuvent être que celles qui tendent à l'annulation des décisions attaquées. Ces conclusions ont été effectivement formulées. Tout au plus, pourrait-on se demander s'il est possible pour une partie de se pourvoir contre plusieurs décisions par un seul recours. Aucun texte, ni du Statut, ni du Règlement de procédure, ne le prévoit, mais aucun texte ne l'interdit non plus. Étant donné le
lien évident de connexité qui unit les trois décisions attaquées, étant donné que ces décisions émanent de la même institution, nous pensons qu'il n'existe aucune raison valable d'exiger autant de requêtes distinctes qu'il existe de décisions, alors surtout qu'aucune considération d'ordre fiscal, fort heureusement, ne vient ici interférer. Au surplus, aucune fin de non-recevoir n'est opposée à cet égard par le défendeur.
Pour ce qui est des moyens, vous savez que l'article 33 du Traité en prévoit quatre: incompétence, violation des formes substantielles, violation du Traité ou de toute règle de droit relative à son application, détournement de pouvoir.
La requête ne formule pas expressément de moyens, du moins elle n'emploie pas le terme; mais elle est très claire et très précise et il est facile d'extrapoler à cet égard.
Le litige, tel qu'il est exposé, par la requête, pose deux questions: l'une concerne «les rapports entre les discriminations et la publicité»; l'autre concerne «le contenu même de la notion de discrimination».
Sur le premier point (rapport entre la discrimination et la publicité), la requête fait grief aux décisions attaquées, d'une part, d'avoir aménagé la publicité dans des conditions qui ne permettent aucun contrôle sérieux de la règle de non-discrimination et d'avoir, par là, méconnu le lien que l'article 60 a établi entre les deux notions, le système étant, au surplus, incompatible avec le jeu régulier des dispositions de l'article 60 paragraphe 2 b) sur l'alignement, qui est rendu impossible en
fait, et, d'autre part, d'avoir cherché en fait à faire varier le niveau général des barèmes au lieu de les faire respecter, commettant ainsi un détournement de pouvoir en «sacrifiant les objets spécifiques de l'article 60 à la réalisation d'un objectif économique particulier».
Sur le second point (contenu même de la notion de discrimination), la requête soutient que (nous citons) «la variation des prix effectivement pratiqués pouvant être continue dans le. système institué par les décisions soumises à l'examen de la Cour, il en résulte que la discrimination ne peut jouer que pour des transactions strictement simultanées. Or, ce cas étant purement hypothétique, la notion de discrimination se trouve vidée de son contenu». Ce point a fait l'objet de développements dans le
mémoire en réplique, ainsi d'ailleurs que le premier.
Nous pensons, Messieurs, que ce deuxième grief — les décisions attaquées ont vidé la notion de discrimination de tout contenu — se rattache étroitement à celui qui est relatif à la méconnaissance du lien qui unirait la règle de non-discrimination et le régime de publicité des barèmes. Ce sont deux aspects d'une argumentation qui est directement fondée sur la violation de l'article 60.
En réalité, nous discernons clairement deux moyens dans la requête du Gouvernement français: un moyen de violation du Traité, l'article 60 en l'occurence, et un moyen de détournement de pouvoir. Nous les examinerons successivement.
MOYEN TIRÉ DE LA VIOLATION DE L'ARTICLE 60 DU TRAITÉ
Et, tout d'abord, le moyen tiré de la violation de l'article 60.
1o En ce qui concerne les décisions Nos 1-54 et 3-54
Messieurs, nous pensons tout d'abord que le vrai — et même le seul litige — concerne la deuxième décision: 2-54, celle qui a pour objet l'assouplissement de la publicité.
En effet, si nous nous référons à la première décision, décision 1-54, qu'y lisons-nous? Nous y lisons:
1o qu'en principe, est regardée comme «pratique interdite» au sens de l'article 60, paragraphe 1, l'application par un vendeur de prix ou conditions qui s'écartent de ceux qui sont prévus à son barème;
mais 2o qu'il en est cependant autrement dans deux cas:
— d'abord, lorsque le vendeur peut justifier que la transaction en cause n'entre pas dans les catégories de transactions prévues par son barème; c'est là, Messieurs, rapprochée de la phrase qui précède, une vérité qui paraît sortir de la bouche de M. de La Palice en personne. On a, sans doute, voulu viser par là le cas de ces «transactions aux caractéristiques singulières», irréductibles à tout barème, qui sont mises hors jeu par le quatrième alinéa de l'article 1 bis de la décision 2-54;
— et il en est autrement ensuite, lorsque le vendeur peut justifier que les écarts «sont appliqués dans une mesure égale à toutes les transactions comparables entre elles». Messieurs, une telle formule est d'une orthodoxie parfaite, et on ne voit pas en quoi elle peut être contraire à la règle de non-discrimination qu'elle respecte, au contraire, à la lettre.
Sans doute, peut-on soutenir que la Haute Autorité n'ayant pas défini ce qu'il faut entendre par «transactions comparables», le seul moyen de contrôle serait, en fait comme en droit, le respect absolu des barèmes publiés; mais alors, Messieurs, nous sommes ramenés à la question de la légalité du régime de publicité souple institué par la décision 2-54; si ce régime n'existait pas et que la thèse du Gouvernement français fût exacte, il en résulterait simplement que les justifications exigées par la
décision 1-54 ne seraient jamais admises et que ce texte demeurerait lettre morte, mais non pas qu'il serait illégal.
Quant à la dernière décision, la décision 3-54, relative aux informations, elle n'est pas non plus critiquable en elle-même, et n'est d'ailleurs pas critiquée à ce point de vue. Personne ne peut contester que l'article 47, aux termes duquel, nous vous le rappelons, «la Haute Autorité peut recueillir les informations nécessaires à l'accomplissement de sa mission», sauf à respecter le secret professionnel, a la portée la plus générale. Ce que le requérant prétend, c'est que le régime de publicité
prévu à l'article 60 paragraphe 2 est le seul qui, accompagné bien entendu des contrôles dont il ne dispense pas, à été prévu pour assurer le respect de la non-discrimination en matière de prix, ce qu'il ne peut faire que s'il est absolu et sans fissures, et que l'article 47, concernant les informations destinées à la Haute Autorité, ne saurait être utilisé dans un régime de publicité ayant les tiers pour objet.
Nous sommes donc de toutes manières ramenés à la décision 2-54: les deux autres, eu égard aux moyens invoqués, ne nous paraissent contenir aucun vice propre et ne pourraient être annulées que comme conséquence de l'annulation de la décision 2-54 en raison des liens de connexité qu'elles présentent avec celle-ci.
2o En ce qui concerne la décision No 2-54
Quant à la décision 2-54, la question de sa légalité — nous nous permettons d'employer ce terme dans le sens de l'article 33 (violation du Traité ou de toute règle de droit relative à son application) et bien que le Traité ne soit pas une «loi» au sens formel — la question de sa légalité, disons-nous, se pose d'abord et essentiellement à l'égard des dispositions du paragraphe 2 a) de l'article 60 sur lesquelles elle est fondée. C'est le pouvoir qui lui est attribué par ce texte que la Haute Autorité
a exercé. A-t-elle outrepassé ou non ce pouvoir? Messieurs, c'est là tout le problème.
Ce problème, nous l'estimons, quant à nous, malgré les vives lumières projetées sur lui ces derniers jours, extrêmement délicat. Tout dépend, en effet, du sens à donner au texte de ce paragraphe 2 a), et l'interprétation littérale, vous l'avez vu, prête à discussion, Il est donc nécessaire de le remettre dans son cadre, qui est d'abord l'article 60 lui-même, tout entier, et aussi le Traité dans son ensemble.
a) Interprétation littérale de l'article 60 paragraphe 2 a
Nous allons donc, Messieurs, si vous le voulez bien, commencer par voir ce qu'on peut tirer de l'interprétation littérale, et nous nous excusons d'avance de l'aridité de nos explications sur ce point; puis, nous remettrons ce paragraphe dans le cadre d'ensemble de l'article 60 et, enfin, l'article 60 lui-même dans le cadre général du Traité.
Le premier argument — qui nous paraît nettement en faveur de la Haute Autorité — est tiré de l'expression «dans la mesure» qui précède immédiatement l'expression «et dans les formes»: «les barèmes des prix et conditions de vente… doivent être rendus publics dans la mesure et dans les formes prescrites par la Haute Autorité …» Il est évident que le terme «dans la mesure» implique par lui-même à la fois une limitation possible à la publicité, que le terme «dans les formes» ne comporterait pas à lui
seul, et un pouvoir d'appréciation conféré à cet égard à la Haute Autorité.
Un deuxième argument de texte — qui nous paraît être dans Je sens du requérant — vient du sujet de la phrase: «les barèmes des prix et conditions de vente… sont rendus publics, dans la mesure, etc…» La notion même de barème ne comporte-t-elle pas, par elle-même, une certaine publicité? Il y a des prix, qui peuvent ne pas être publiés, mais si ces prix ont fait l'objet d'un «barème», c'est-à-dire d'une liste établie par objet ou catégories de produits, ne sont-ils pas dès lors déjà publiés? Publicité
simplement commerciale évidemment, et qui n'est pas nécessairement ni même normalement comparable à la publication de textes législatifs ou réglementaires, mais qui n'en existe pas moins. Le rôle de la Haute Autorité doit donc consister à rendre cette publicité suffisante pour parvenir aux fins des exigences du paragraphe 1, et notamment du respect de la non-discrimination; le mot «mesure», dans cette thèse, indiquerait simplement que la Haute Autorité doit fixer les limites des indications à
publier, ce qui concerne surtout les «conditions de vente», comme elle l'avait fait dans la décision 31-53, mais elle ne l'autoriserait pas à dispenser de toute publication certains barèmes car, encore une fois, la notion de barème implique par elle-même une certaine publicité.
Troisième argument de texte — en sens contraire, c'est-à-dire, cette fois, dans le sens de la Haute Autorité —: c'est l'expression «rendus publics». Les barèmes doivent être rendus publics dans la mesure, etc… Ceci implique qu'il s'agit de documents qui n'étaient pas publics jusque là, mais qui sont susceptibles de le devenir, dans une mesure à déterminer. Cela prouverait, contrairement à ce que nous venons de dire, que des barèmes peuvent exister sans être «publics». S'il y avait dans le texte
l'expression «peuvent être publiés», on pourrait avoir des doutes, car une telle expression est couramment employée (bien qu'à tort) dans le cas de textes qui sont à la fois établis et publiés, notamment lorsqu'ils n'ont de valeur que par leur publication. On dit, par exemple, qu'une autorité a publié un règlement; c'est une expression courante pour signifier que cette autorité a pris un règlement qui a aussitôt été publié. Mais le choix de l'expression, beaucoup moins usuelle, «rendus publics»
empêche toute équivoque à cet égard.
C'est d'ailleurs, Messieurs, la thèse de la Haute Autorité dans ses défenses écrites sur le recours du Gouvernement français; la Haute Autorité admet expressément qu'il peut y avoir des «barèmes non publiés», lesquels expriment notamment la courbe de ces «fluctuations mineures et passagères» qu'on laisse se poursuivre dans la limite des écarts autorisés. Notons cependant que, dans sa défense au recours du Gouvernement italien, la Haute Autorité ne va pas aussi loin et adopte une thèse, ou tout au
moins une terminologie, un peu différente.
Quant à l'argument tiré du mot «appliqués» qui figure au début du texte («les barèmes des prix et conditions de vente appliqués sur le marché commun par les entreprises doivent être rendus publics…»), Messieurs, nous n'en apercevons guère la portée. Dans sa réplique, le requérant prétend que si la thèse de la Haute Autorité était exacte, on aurait dû dire plutôt «prix pratiqués». En réalité, Messieurs, cet argument de texte peut être invoqué dans les deux sens. Si l'on admet, comme le requérant, que
le seul prix «licite» ou «régulier» qu'une entreprise est autorisée à demander est celui qui est inscrit dans son barème préalablement publié, on peut, en effet, soutenir que le mot «appliqués» qu'emploie le texte, est plus proche de cette notion de prix licites ou réguliers. Mais si l'on adopte la thèse de la Haute Autorité qui admet l'existence de véritables barèmes de prix et conditions de vente en dehors de toute publication, celle-ci n'étant prescrite que «dans la mesure» nécessaire, à ce
moment le terme «appliqués» vient plutôt renforcer cette dernière idée en montrant qu'il y a, indépendamment de toute publication, des prix de barèmes parfaitement licites et non pas seulement des prix «pratiqués». La Haute Autorité, de son côté, soutient que si la thèse du requérant était exacte, le texte comporterait l'expression «prix à appliquer» et non pas «prix appliqués». Messieurs, c'est possible, mais il n'en est pas ainsi et il faut bien prendre le texte tel qu'il est. Il ne faut, en
réalité, attacher qu'une importance limitée à la discussion sur ce point: il s'agit d'une simple nuance de langage, sans aucun caractère décisif, et même, à notre sens, sans aucun caractère indicatif.
En définitive, les arguments de texte tirés de l'article 60, para graphe 2 a) lui-même n'apparaissent nullement concluants.
b) Interprétation dans le cadre de l'article. 60
Nous allons donc maintenant examiner ce texte dans le cadre d'ensemble de l'article 60.
Si nous lisons d'abord le paragraphe 1 de cet article et, tout de suite après, comme il se doit, le paragraphe 2, nous sommes immédiatement frappés par la différence de nature entre les deux paragraphes: le premier indique les fins à poursuivre, qui sont celles mêmes définies comme objectifs fondamentaux de la Communauté par les articles 2, 3 et 4 du Traité. Appliquant ces principes en matière de prix, l'article 60, paragraphe 1 condamne les pratiques contraires à ces articles et, notamment, les
pratiques déloyales de concurrence et les pratiques discriminatoires. Le second paragraphe, lui, concerne les modalités prévues pour assurer le respect des interdictions prononcées au paragraphe 1. «Aux fins énoncées ci-dessus», cette expression commande tout le reste de l'article relatif à la publicité et aux modes de cotation. Le paragraphe 2, et notamment son a), n'est qu'un moyen destiné à réaliser lés objets qui ont été définis au paragraphe 1.
Cette analyse, Messieurs, est juste et les deux parties la tiennent pour telle.
La Haute Autorité en tire immédiatement la conséquence suivante: l'application du paragraphe 2 a), selon elle, est entièrement subordonnée aux fins du paragraphe 1er, lesquelles ne concernent d'ailleurs pas exclusivement le respect de la règle de non-discrimination. Donc, lorsque ce paragraphe 2 a) permet à la Haute Autorité, et même l'oblige à établir un régime de publicité des barèmes des prix et conditions de vente, c'est seulement dans la mesure où celui-ci sera jugé nécessaire pour assurer, au
mieux, la réalisation des objets fixés au paragraphe 1, objets parmi lesquels figure, mais non pas exclusivement, le contrôle de l'interdiction des discriminations. L'expression «dans la mesure», rapprochée de celle «aux fins énoncées ci-dessus», prend ainsi tout son sens.
Mais ce raisonnement se heurte alors à l'argumentation qui constitue le fond de la thèse du requérant: si, en effet, celui-ci reconnaît que les deux notions de non-discrimination et de publicité sont «intellectuellement détachables», selon une expression qui figure déjà dans la requête, et que le régime de publicité n'est qu'un moyen au service d'une fin, il soutient que ce moyen a été imposé par le Traité comme devant assurer par lui-même le contrôle de la règle de non-discrimination, et que le
régime de publicité, par essence même et tel qu'il a été défini par le Traité, ne saurait s'accomoder de la «souplesse» qu'y a introduite la Haute Autorité.
La encore, Messieurs, les deux thèse s'affrontent et le texte de l'article 60, paragraphe 1 ne suffit pas, à lui seul, à les résoudre. Toutefois, il nous paraît nettement pencher du côté de la Haute Autorité.
Mais si, maintenant, après avoir lu ce qui précède (le paragraphe 2 a), nous lisons ce qui suit, c'est-à-dire le paragraphe 2 b), nous allons avoir une impression contraire. Ce dernier texte, en effet, qui permet les alignements, ne parle que de «barèmes», sans faire de distinction entre barèmes «publiés» et barèmes «non publiés». N'est-ce pas parce que les auteurs de ce texte n'ont pas envisagé un instant une telle distinction qui, à priori, est quelque peu étonnante lorsqu'il s'agit de «s'aligner»
sur les prix d'une entreprise concurrente? Comment connaître ces prix sinon par la publication du barème qui les contient? Le défaut de publication et l'incertitude qui en résulte ne vont-ils pas s'opposer tout à la fois à une application correcte du système de l'alignement par le vendeur et au contrôle de la Haute Autorité? La lecture du paragraphe 2 b) prouverait ainsi que les barèmes des prix et conditions de vente, tels qu'ils sont envisagés dans l'article 60, ne peuvent jamais s'entendre que de
barèmes publiés, car on ne saurait donner à la notion de barème un sens différent dans les diverses parties d'un même texte.
La Haute Autorité, vous le savez, ne laisse pas cette argumentation sans réponse. Selon elle, c'est sur le «barème des prix effectivement pratiqués» par le concurrent que l'alignement doit s'opérer, ainsi qu'elle l'a d'ailleurs indiqué à l'avant-dernier alinéa de sa communication du 7 janvier 1954, publiée au Journal Officiel de la Communauté à la suite des décisions attaquées. Selon cette communication, «la preuve des conditions résultant pour l'acheteur des prix effectivement pratiqués par
l'entreprise sur laquelle il s'aligne peut notamment être fondée sur une offre confirmée de cette entreprise». La Haute Autorité aurait pu faire remarquer qu'un barème n'est pas un tarif. Elle ajoute qu'en fait, les vendeurs usent largement de la faculté d'alignement sur les prix effectifs de leurs concurrents, qu'ils sont fort bien en mesure de connaître, tant par les offres que leurs clients leur communiquent que par les renseignements dont ils disposent eux-mêmes sur les conditions du marché.
L'explication de fait ainsi fournie semble exacte. Les renseignements qui ont été fournis à l'audience par l'agent de la Haute Autorité nous ont paru pertinents à cet égard. Nous pensons qu'on doit tenir pour établi que la faculté d'alignement sur les prix effectifs, non seulement peut être pratiquée, mais qu'elle est, en fait, pratiquée et même sur une large échelle.
S'il en était autrement, nous pensons que l'objection aurait été décisive, car il nous eût paru impossible de consacrer en droit une thèse aboutissant à empêcher le jeu d'une disposition aussi importante que les règles sur l'alignement. Mais il ne résulte pas de la preuve que nous avons maintenant de l'existence d'une situation contraire, c'est-à-dire de la possibilité de fonctionnement pratique du système d'alignement sur les prix effectifs, il n'en résulte pas, disons-nous, que la Haute Autorité
ait raison en droit. La difficulté est toujours la même: peut-on admettre la notion de barèmes de prix non publiés à côté des barèmes publiés?
Pour en finir avec l'analyse directe des textes, nous écarterons, pour ne plus y revenir, l'argument tiré par le requérant de l'article 64 sur les amendes qui sanctionne, vous le savez, la violation des dispositions «du présent chapitre» (et, entre autres, par conséquent, de l'article 60) ou «des décisions prises pour son application», d'amendes calculées sur «/a valeur des ventes irrégulières». Cette notion de «ventes irrégulières» ne serait pas admise par la Haute Autorité, ce qui rendrait
l'article 64 inapplicable.
Messieurs, sur ce point, la réponse de la Haute Autorité nous paraît pertinente: constituent des «ventes irrégulières», au sens de l'article 64, celles qui sont Conclues en contravention avec les décisions prises par la Haute Autorité pour l'application de l'article 60. Ce seront aussi bien celles qui auront violé la règle de non-discrimination (par exemple, une vente qui aurait été conclue avec un écart qui n'a pas été appliqué dans une mesure égale à des transactions comparables — violation de la
décision 1-54), que celles qui auront méconnu la décision 2-54 (par exemple, la vente comportant un dépassement de l'écart moyen autorisé et qui n'aurait pas été précédée de la publication d'une modification appropriée du barème). Donc, il n'y a, à notre avis, aucune violation de l'article 64 concernant les amendes, qui a toujours son champ d'application dans le nouveau système.
c) Interprétation dans le cadre de l'ensemble du Traité
Messieurs, que peut-on retenir de cette discussion de textes? A notre sens, c'est qu'elle n'apporte aucun argument décisif ni dans un sens ni dans l'autre. Même replacé, comme nous avons essayé de le faire, dans l'ensemble de l'article 60, le paragraphe .2 a) qu'il s'agit d'interpréter ne donne pas de solution certaine. Il faut donc aller plus loin; il faut examiner la question en litige par rapport au Traité tout entier. Messieurs, une telle méthode de recherche est toujours légitime; elle s'impose
particulièrement pour ce Traité du 18 avril 1951 dont toutes les parties se tiennent. L'ensemble des dispositions du titre III, notamment, ne constitue que la mise en œuvre des principes posés par le titre premier dont il ne doit jamais être dissocié. La Haute Autorité n'a pas manqué de faire remarquer que l'article 60 se réfère expressément aux articles 2, 3 et 4 et que les interdictions expressément prononcées (pratiques déloyales de concurrence, pratiques discriminatoires) le sont sous le couvert
d'un «notamment». Mais l'article 60 n'eût-il pas contenu cette référence expresse aux dispositions liminaires du Traité, laquelle référence, d'ailleurs, ne vise que les dispositions d'interdiction, il n'en serait pas moins du devoir de la Haute Autorité et du devoir du juge, de les avoir constamment présentes à l'esprit, ainsi d'ailleurs que les autres dispositions d'application du titre III susceptibles d'interférer sur le problème à résoudre.
Quel est donc l'objet du Traité (nous ne parlons pas du but qui est de commencer à faire l'Europe), quel est son objet? Créer un marché commun du charbon et de l'acier, définir les règles de fonctionnement de ce marché et, enfin, organiser un système institutionnel propre à assurer ce fonctionnement.
Messieurs, on peut discuter à loisir sur ce qu'il faut entendre par «marché commun» ou par «marché» tout court ou par «économie de marché». Nous n'avons, bien entendu, pas l'intention, ni la prétention, de nous aventurer dans des discussions doctrinales sur ces sujets, ce qui nous paraîtrait d'ailleurs absolument inutile. En revanche, appelés à appliquer ce Traité, nous estimons devoir tout simplement regarder ce qu'il contient.
Eu égard aux préoccupations soulevées par le présent litige, nous pensons, Messieurs, que l'idée la plus intéressante est exprimée à l'article 5, lorsqu'il est dit que la Communauté «assure l'établissement, le maintien et le respect de conditions normales de concurrence et n'exerce une action directe sur la production et le marché que lorsque les circonstances l'exigent». Il s'agit donc bien d'un marché fondé sur la concurrence, celle-ci s'entendant d'un régime de liberté, régime assorti cependant
de règles considérées comme nécessaires pour assurer cette liberté même et qu'il appartient à l'autorité publique de faire respecter. La concurrence est un jeu, mais c'est un jeu qui a ses règles. Nous ne pouvons pas, en ce moment, ne pas penser précisément à cette «règle du jeu» dont ici même, il y a quelques mois, un orateur aussi brillant que qualifié venait entretenir un public de juristes luxembourgeois.
On peut dire que tout le Traité est fondé sur cette idée que la mission de la Communauté et le rôle de la Haute Autorité, chargée d'exécuter cette mission, consistent essentiellement dans la création et le maintien de certaines conditions, celles mêmes qui sont nécessaires pour que les objectifs prévus soient atteints par le libre jeu — ou, plus exactement, le jeu normal — de l'activité productrice, les interventions directes étant limitées aux hypothèses où ce jeu normal ne fonctionnerait plus.
Qu'il nous suffise, Messieurs, de rappeler ce qui est dit à l'article 2:
«La Communauté doit réaliser l'établissement progressif de conditions assurant par elles-mêmes la répartition la plus rationnelle de la production, etc…»
— l'article 3 d):
«veiller au maintien de conditions incitant les entreprises à développer et à améliorer leur potentiel de production, etc…»
— ce même article 3 où, d'un bout à l'autre, on emploie les mots «veiller à», «promouvoir» (c'est ici que nous trouvons la formule: «veiller à l'établissement des prix les plus bas»).
— l'article 5 déjà cité: «la Communauté accomplit sa mission dans les conditions prévues au présent Traité avec des interventions limitées».
— spécialement dans le domaine de la production, l'article 5? où il est dit que, dans ce domaine, «la Haute Autorité recourt de préférence aux modes d'action indirects qui sont à sa disposition, tels que… les interventions en matière de prix,…» (ce qui prouve bien, entre parenthèses, l'interpénétration des différentes dispositions du Traité).
Sans doute, il y a aussi, dans le Traité, des dispositions d'interdiction et il y à des sanctions, souvent très sévères. Mais, même dans les cas les plus extrêmes (nous pensons, par exemple, aux articles 65 et 66 sur les ententes et les concentrations), ces interdictions, ces réglementations, ces sanctions, n'ont, elles aussi, d'autre objet que de faire respecter «la règle du jeu», mais dans des hypothèses particulièrement sensibles où cette règle risquerait tout spécialement d'être méconnue: là est
la seule justification d'une intervention plus poussée ou d'un contrôle plus vigilant: loin de violer la liberté, elles ont, au contraire, pour objet d'en assurer l'exercice.
Quelle leçon, Messieurs, devons-nous tirer de ce qu'il faut bien appeler cette philosophie du Traité, telle qu'elle se dégage de son texte même?
A notre avis, la suivante: c'est que lorsque la Haute Autorité est appelée à exercer un pouvoir, tel que celui qui lui est conféré par l'article 60, paragraphe 2, de fixer les conditions de publicité des barèmes, elle ne doit perdre de vue aucun des objectifs du Traité et, pour atteindre celui ou ceux qui sont plus spécialement visés par la disposition à appliquer, éviter d'en sacrifier d'autres peut-être plus importants. Dans le cas où il y aurait incompatibilité, une conciliation peut être
reconnue nécessaire. Quant au juge, il doit, dans toute la mesure où une disposition claire et impérative ne s'y oppose pas, interpréter le texte dans un sens qui permette cette conciliation dans le respect des principes posés par le titre Ier, et notamment celui qui a trait au maintien des conditions normales de concurrence, sans lesquelles il n'y a pas de marché.
A cet égard, il faut évidemment tenir compte des conditions particulières du marché considéré, aussi bien de celles qui lui sont inhérentes que de celles qui peuvent résulter de ce qu'on appelle «la conjoncture».
Messieurs, nous ne voudrions pas ici faire d'économie politique. Il nous faut bien pourtant rappeler quelques notions de base puisées dans dé lointains souvenirs et consignées dans les manuels les plus élémentaires comme d'ailleurs dans des ouvrages fort savants: nous espérons ainsi — sans en être très sûr — ne pas être taxé d'hérésie: en tout cas, ne le serons-nous pas de modernisme …
Voici ce que nous lisons, par exemple, dans le «Précis d'Economie politique» de P. Reboud, Dalloz, Paris 1939, page 436:
«a) Hypothèse d'une libre concurrence.
L'hypothèse d'une concurrence parfaitement libre sur le marché implique la réunion des trois conditions suivantes ( 1 ): il faut que les vendeurs et les acheteurs puissent librement discuter leurs prix; — qu'il n'y ait pas eu d'entente préalable entre vendeurs ni entre acheteurs par laquelle ils se seraient engagés, les premiers à ne pas vendre au-dessous d'un prix minimum et les seconds à ne pas acheter au-dessus d'un prix maximum; — et il faut, enfin, qu'à chaque instant pendant la durée du
marché, une publicité parfaite renseigne complètement les vendeurs et les acheteurs sur les quantités de la marchandise qui sont offertes et demandées, de manière à pouvoir les uns et les autres tirer le meilleur parti possible des conditions du marché.»
Et l'auteur d'ajouter: «Ces conditions ne sont complètement satisfaites sur aucun marché réel.»
Messieurs, il est évident qu'un marché tel que celui de l'acier n'est pas un des plus proches de ce «marché idéal» décrit par les économistes. Non pas qu'il soit particulièrement rebelle aux effets de la conjoncture; il y est, au contraire, très sensible. Mais cette sensibilité même le rend vulnérable et les entreprises ont une tendance toute naturelle à se prémunir contre ces effets par des ententes; ce qui se comprend, si l'on pense à l'importance énorme des charges fixes, salaires et
investissements en particulier, et aux difficultés financières, sociales et autres que des à-coups trop brusques risquent d'entraîner. On peut même dire que de telles fluctuations pourraient se révéler contraires à l'intérêt général, tant des salariés que des consommateurs, et qu'il convient de garder une certaine mesure dans ces effets de la concurrence dite «normale». C'est d'ailleurs, Messieurs, bien l'idée du Traité, si nous en jugeons, par exemple, par ce qui est dit au c) de l'article 3:
«veiller à l'établissement des prix les plus bas dans des conditions telles qu'ils n'entraînent aucun relèvement corrélatif des prix pratiqués par les mêmes entreprises dans d'autres transactions ni de l'ensemble des prix dans une autre période, tout en permettant les amortissements nécessaires et en ménageant aux capitaux engagés des possibilités normales de rémunération.»
Les ententes en cette matière sont donc particulièrement difficiles à éviter, au moins complètement, et il est particulièrement difficile aussi de s'y attaquer, en raison tant du petit nombre des entreprises que de leur puissance, puissance inhérente aux conditions de fonctionnement de cette industrie lourde et qui est encore renforcée par les concentrations imposées par l'élargissement même du marché et les progrès techniques qu'imposent la rationalisation et le développement de la production.
Or, Messieurs, à partir du moment où les prix ne se forment pas librement, la publicité manque totalement son objet qui est précisément de concourir à cette libre formation. Elle se trouve même avoir l'effet contraire en cristallisant les positions arrêtées par les vendeurs. C'est ce qui a pu faire dire à un membre de la Haute Autorité, dans une déclaration dont il a été fait état à plusieurs reprises, que celle-ci, si l'on avait maintenu le système de la décision 31-53, serait devenue le «gendarme
des ententes», et c'est profondément vrai, car c'est bien devant une situation de ce genre que la Haute Autorité s'est trouvée au début du fonctionnement du marché commun de l'acier.
La Haute Autorité devait-elle alors user des armes redoutables que lui confère l'article 65? Peut-être. C'est là un problème que nous retrouverons en examinant le moyen de détournement de pouvoir.
Mais, Messieurs, il est certain que l'article 65, à lui seul, ne suffit pas à résoudre la question. Même si une entente véritable n'existe pas, on ne peut empêcher les entreprises, lorsqu'elles publient leurs barèmes, de rechercher par des contacts, par les informations qui leur sont fournies par leurs organes syndicaux, par exemple, le «prix courant», le «prix normal» qui paraît être celui du produit considéré à l'époque, et il faut s'attendre à la publication simultanée de prix identiques, ou à
peu près, au moins à l'intérieur de chaque pays. Il pouvait d'autant moins en être autrement à l'ouverture du marché commun que la publication se faisant pour la première fois, devait nécessairement être simultanée et porter tout ensemble sur la totalité des produits.
Le résultat fut — et il ne pouvait être autre — la rigidité des barèmes. C'est un fait que les prix de barèmes ont été fixés au-dessus de ce qu'ils auraient dû être; c'est un fait que les entreprises préférèrent pratiquer des rabais plus ou moins importants, en raison de la tendance à la baisse qui se manifestait, plutôt que de déposer de nouveaux barèmes, craignant sans doute que la baisse, ainsi consacrée en quelque sorte, n'en fût par là même précipitée. Mais les barèmes n'étant pas observés, la
publicité manquait alors son objet.
La Haute Autorité nous explique que le contrôle de la non-discrimination devenait, dans cette situation, très difficile, les acheteurs n'ayant pas intérêt à dénoncer leurs vendeurs qui leur avaient consenti des prix plus avantageux que ceux prévus. Sans doute, on peut répondre que rien n'empêchait d'instituer un système de contrôle pour dépister les discriminations. Mais il est évident qu'un tel contrôle se serait avéré beaucoup plus difficile, en raison de l'absence d'informations fournies par les
entreprises, alors que, sous le nouveau système, les déclarations fournies sur les écarts effectivement pratiqués constituent une source précieuse d'informations susceptibles de servir de base à un contrôle sérieux. Et il est évident que de telles informations ne pouvaient être demandées sous l'ancien régime, puisque celui-ci interdisait tout écart: une autorité publique ne peut prescrire la déclaration des infractions commises! Sur tous ces points, Messieurs, les explications complémentaires qui
ont été fournies à la Cour, en réponse à une question posée, nous ont paru pertinentes.
Il fallait donc trouver une solution qui, non pas réalisât d'une manière parfaite — c'est impossible — mais qui tendît à la réalisation des deux conditions essentielles à l'existence d'un marché (même imparfait): la libre formation des prix et la publicité. Une certaine souplesse s'imposait en l'occurence, étant donné les conditions du marché, en ce qui concerne la publicité: il fallait, en effet, que celle-ci fût suffisante pour permettre le respect des règles de non-discrimination mais se gardât
de la trop grande rigidité qui aurait contrarié la libre formation des prix et le jeu normal de la concurrence. C'est ce qu'a fait la décision 2-54, qui est si bien éclairée à ce sujet par son premier considérant, que nous avons déjà cité, mais que nous nous permettons de remettre sous vos yeux:
«Considérant que la publicité des prix et conditions de vente, nécessaire à l'application des règles de concurrence définies par le Traité, doit être assurée suivant des modalités compatibles avec une libre formation des prix de l'acier conforme à l'évolution du marché et aux nécessités des négociations commerciales.»
Il ne faut pas oublier, en effet, comme le dit la Haute Autorité dans sa défense écrite (p. 6) que «c'est le marché commun qui détermine les prix et non inversement» et, comme elle le dit encore (dupl. p. 24): «Alors que l'automatisme de la publicité facilitait l'action des ententes et favorisait une attitude uniforme des entreprises contre les tendances à la baisse du marché, le système de l'écart moyen permet une libre réaction des entreprises et une plus grande fluidité du marché.»
Ainsi, Messieurs, la décision prise par la Haute Autorité nous paraît conforme aux objets que celle-ci devait poursuivre pour assurer progressivement la réalisation du marché commun. Elle était, à notre avis, dans la ligne des objectifs généraux du Traité et des principes posés par celui-ci.
d) Discussion générale
Il nous faut, maintenant, revenir à l'article 60, paragraphe 2 et rechercher si, à la lumière de ces explications, ce paragraphe peut recevoir une interprétation compatible avec le contenu des décisions attaquées.
Messieurs, nous pensons, tout d'abord, que si l'on replace l'article 60, comme nous venons de le faire, dans le cadre général du Traité, la notion de publicité apparaît sous un jour sensiblement différent de celui sous lequel elle vous a été décrite par le Gouvernement français. D'après celui-ci, la publicité est destinée aux tiers (ce qui est bien certain) et doit, ajoute-t'il, produire à leur égard des conséquences juridiques. Quel est cet effet juridique à l'égard des tiers? Il n'y en a qu'un,
vous a-t'on dit, qui puisse exister en matière de prix: c'est le droit de réclamer le bénéfice du même prix s'il s'agit d'un acheteur, c'est le droit de s'aligner s'il s'agit d'un concurrent. La publicité dans le cadre de l'article 60 n'aurait de sens que s'il s'agit de la publicité d'une offre de contracter.
Or, Messieurs, nous croyons qu'il y a là une équivoque qui a sa source dans une fausse conception du Traité. Celui-ci, nous croyons l'avoir démontré par sa seule lecture, établit un marché commun fondé sur un régime de libre concurrence dont il définit les règles en confiant à des institutions le soin de les faire respecter. À ces fins, et à ces fins seulement, il attribue des pouvoirs aux institutions, et notamment à la Haute Autorité, en fixant strictement leurs limites et leurs conditions
d'exercice.
Il s'agit donc d'une législation économique précédée d'une législation institutionnelle, puisqu'il était nécessaire de créer les institutions avant de définir leurs pouvoirs. Tout cet ensemble a, de toute évidence, le caractère d'une législation de droit public qui a pris le plus grand soin de ne pas interférer sur le droit privé et sur le droit commercial en particulier, sauf exceptions très précises (et on n'en trouve guère que dans l'article 66 sur les concentrations). Le principe est donc que,
sauf exceptions, encore une fois, les rapports de droit privé tels qu'ils s'établissent normalement dans les différents pays et notamment les relations commerciales, ne sont pas touchés par le Traité.
Quant à la mise en œuvre des pouvoirs, elle est conçue à l'égard des entreprises de production, soigneusement définies à cet effet par un article du Traité, et les obligations, comme les sanctions, ne visent, sauf de très rares exceptions, que ces entreprises. Donc, les seuls rapports de droit qui s'établissent dans le cadre du Traité, s'établissent entre la Haute Autorité et les entreprises, non pas entre la Haute Autorité et les tiers.
Si l'on se réfère plus spécialement à la matière des prix, ce que nous venons de dire apparaît d'une manière éclatante. Toutes les obligations contenues aux articles 60 à 63 ne s'appliquent qu'aux entreprises, tous les pouvoirs de la Haute Autorité ne s'exercent qu'à leur égard. Même dans le cas où, exceptionnellement, on a voulu créer des obligations à la charge d'un acheteur ou d'un commissionnaire, c'est-à-dire d'un tiers, on a pris soin de ne le faire que par voie indirecte: c'est l'article 63,
paragraphe 2, et, en ce cas, les sanctions éventuelles sont indirectes elles aussi: c'est l'interdiction pour l'entreprise de traiter avec l'acheteur qui ne se sera pas conformé à ses obligations, non pas à des obligations prescrites par le Traité ou par la Haute Autorité mais à celles qu'il aura contractées avec l'entreprise; et, en définitive, c'est cette dernière qui est seule passible d'une sanction de la part de là Haute Autorité, en vertu de l'article 64.
Il en est de même en ce qui concerne l'article 61 qui permet de fixer des prix maxima ou des prix minima. Il est évident qu'en pareil cas, il y aurait, là aussi, une publicité qui résulterait tout simplement de la publication de la décision elle-même. Il est évident qu'en pareil cas également, la décision pourrait être prise dans l'intérêt des tiers. Et cependant, les rapports de droit privé demeurent soumis au droit national; les ventes conclues en infraction aux décisions prises ne sont pas
nulles. Seules les sanctions administratives du Traité seront applicables, et seulement à l'égard de l'entreprise.
A plus forte raison, Messieurs, ne peut-on admettre la moindre interférence sur le droit privé des décisions prises en vertu de l'article 60 sur les règles de publicité, alors qu'il s'agit ici du régime normal de liberté.
Donc, Messieurs, lorsqu'on vient nous dire que la publicité, étant faite dans l'intérêt des tiers, doit produire à leur égard des effets juridiques et que la publicité prévue à l'article 60 ne peut être que «la publicité d'une offre de contracter», nous croyons qu'on mêle deux notions bien distinctes, l'une de droit privé, l'autre de droit public. S'agit-il des effets juridiques de la décision prescrivant la publicité? Ils ne se produisent que dans les rapports, qui sont des rapports de droit
public, entre les entreprises et la Haute Autorité. Quant aux effets juridiques de la publicité elle-même, c'est une question de pur droit privé. Un barème peut être regardé, en droit privé, comme une offre de contracter, de même qu'un catalogue ou l'apposition d'une étiquette dans un magasin; c'est une pure question de fait de savoir si, en raison notamment de la nature et de la plus ou moins grande publicité donnée au prix, celui-ci a le caractère d'une offre dont la seule acceptation emporte
conclusion du contrat.
On peut sans doute admettre que les barèmes de prix pour l'acier, dans les conditions où la Haute Autorité oblige à les publier, ont le caractère d'une offre. Mais, ce qui est certain, c'est que l'accord peut se faire sur un autre prix. Peut-être y aura-t'il alors violation d'une législation économique et possibilité d'infractions mais, à moins que la loi n'en dispose autrement d'une manière expresse, l'application de cette législation sera sans influence sur le contrat.
Ceci fait bien apparaître que la véritable utilité, pour l'acheteur, de prix rigides, c'est-à-dire toujours accompagnés de la publication préalable d'un barème, n'existe que dans une conjoncture de hausse: dans ce cas, en effet, le prix publié est pour lui une garantie: il suffit qu'il l'accepte pour que le contrat soit conclu, et le vendeur ne peut hausser son prix qu'en publiant au préalable un nouveau barème. Dans une conjoncture de baisse, ou même simplement neutre, la situation est inversée:
l'acheteur cherchera à obtenir un prix inférieur et il est évidemment de son intérêt que le vendeur puisse y consentir sans se mettre en infraction; si l'accord se fait, conforme ou non à la réglementation en vigueur, il est parfait au point de vue du droit privé.
Il apparaît donc que si, en effet, la publicité donnée à un barème peut constituer une offre de contracter aux conditions de ce barème, le régime de publicité prescrit par l'autorité publique ne crée, par lui-même, aucun droit au profit de l'acheteur: celui-ci y a seulement intérêt et encore, à condition qu'il soit convenablement aménagé.
Telle est, Messieurs, la première conclusion à laquelle nous conduit l'analyse générale du Traité à laquelle nous avons cru devoir nous livrer.
Cette analyse, d'autre part, nous paraît renforcer singulièrement la thèse qui donné tout son sens à l'expression «dans la mesure» qui est, en réalité, la clef de la solution. Ce ne sont pas seulement les formes de la publicité que la Haute Autorité est appelée à définir, mais ses limites et ses conditions. Elle ne jouit pas, à cet égard, d'un pouvoir discrétionnaire — du moins au sens que le droit français attache à ce terme — nous dirons plutôt qu'elle jouit d'un pouvoir d'appréciation, lequel
n'est nullement sans limites: ces limites se trouvent dans l'objet que la Haute Autorité a à poursuivre, et qui est l'aménagement d'un régime permettant d'assurer toute la publicité compatible avec une libre formation des prix et l'établissement de conditions aussi normales que possible de concurrence et il appartient à la Cour d'exercer, s'il y a. lieu, son contrôle, à cet égard, dans les conditions prévues à l'article 33 du Traité, soit par la voie du détournement de pouvoir, soit par le contrôle
objectif de la «violation patente».
Messieurs, le mot «mesure» n'a certainement pas été placé à la légère dans le Traité; il se rattache à cette préoccupation de flexibilité qu'il a été reconnu nécessaire d'introduire — dans une certaine mesure — dans les dispositions relatives aux prix et qui se manifeste si évidemment dans les règles complexes qui suivent sur le délicat problème des modes de cotation.
Toutefois, encore faut-il que cette souplesse dans les règles de publicité n'arrive pas, comme le soutient la requête, à vider la réglementation édictée de tout effet obligatoire, pour ne faire des prix publiés qu'une sorte de barème indicatif, une simple approximation, une source de renseignements statistiques. S'il en était ainsi, il est évident que l'article 60, paragraphe 2, serait violé.
Mais, en réalité, il n'en est rien. En effet, le système, dans les limites qu'il institue, joue d'une manière impérative. Tout d'abord — et ceci est capital — «au moment où un barème est publié, il doit correspondre à la réalité des prix». Messieurs, c'est ce que rappelle, en le soulignant, la Haute Autorité dans sa communication publiée au Journal Officiel de la Communauté (p. 223). Elle ajoute aussitôt: «En agissant autrement, les entreprises accumuleraient dès le départ des écarts qu'elles ne
pourraient compenser qu'en publiant successivement de nouveaux barèmes.» C'est là un conseil de prudence. Mais ce que nous en retenons, quant à. nous, sur le terrain juridique, c'est qu'on ne peut pas dire, comme le requérant le soutient, que le nouveau système a détaché le mode de publication de la réalité des prix. Celle-ci commande, au contraire, la publication puisque, au moins le jour de la publication, les barèmes publiés doivent exprimer cette réalité: ce sont bien «les barèmes des prix et
conditions de vente appliqués sur le marché commun par les entreprises», selon le texte même de l'article 60, paragraphe 2.
Quant aux modifications ultérieures, elles sont simplement dispensées de publication tant que les écarts moyens autorisés ne sont pas dépassés. C'est ce qu'exprime encore fort clairement la suite de la communication de la Haute Autorité: «la latitude qui est donnée aux entreprises est destinée à leur permettre de surmonter, sans publication nouvelle, des fluctuations purement passagères du marché et d'éprouver par expérience le caractère plus ou moins durable des infléchissements que ce marché
manifeste». Ici encore, le même conseil: «elles se retireraient elles-mêmes le bénéfice de cette marge de manœuvre si elles la gaspillaient en publiant des prix différents de ceux qu'elles appliquent au moment de la publication».
Donc les prix publiés doivent être des prix réels et d'autre part, bien entendu, tout dépassement de l'écart moyen met l'entreprise en contravention avec la décision 2-54 et avec l'article 60, paragraphe 2 qui lui sert de base, sans préjudice de la violation éventuelle de la règle de non-discrimination.
Messieurs, une dernière difficulté reste alors à résoudre et ce n'est sans doute pas la moindre:
Relisons une fois de plus le texte du paragraphe 2 a) «les barèmes des prix et conditions de vente appliqués sur le marché commun par les entreprises doivent être rendus publics dans la mesure, etc…» Si, comme nous le croyons, on doit donner son sens plein à l'expression «dans la mesure», il en résulterait que la notion de barème existe indépendamment de la notion de publication. Si les barèmes peuvent être rendus publics dans telle ou telle mesure, c'est qu'ils ne l'étaient pas jusque là. D'autre
part, dans le système de la décision 2-54, ils peuvent subir des modifications dans certaines limites sans que ces modifications soient publiées: si cela se produit, il en résulte qu'il y aurait en réalité, à un moment quelconque, deux barèmes, celui qui a été publié et qui ne correspond plus à la réalité et celui qui, épousant fidèlement les «fluctuations mineures et passagères», continue à refléter exactement l'état du marché.
Mais alors, Messieurs, surgit une objection qui est la suivante: cette notion de «barème non publié» existe-t-elle, notamment dans le commerce de l'acier? Si elle n'existe pas, le système ne vient-il pas à s'effondrer, d'abord parce que le texte de l'article 60 ne peut plus s'appliquer, ensuite parce qu'il devient dès lors impossible aux acheteurs de connaître les prix réels, ce qui va paralyser cette «libre formation des prix» qui est, pourtant, le but de l'opération, en même temps que le contrôle
des non-discriminations va se retrouver aussi difficile qu'auparavant?
Si, au contraire, il existe réellement des barèmes, même non publiés, c'est-à-dire non publiés comme le prescrit la Haute Autorité, mais comportant une liste de prix et l'indication des conditions de vente, si ces barèmes sont suffisamment connus des acheteurs pour jouer leur rôle dans la formation libre des prix, alors pourquoi ne pas en exiger la publication, et quel inconvénient cela peut-il présenter pour qui que ce soit?
Voilà le dilemme.
Messieurs, comme il arrive souvent, ce dilemme n'est, à notre avis, qu'apparent. Le raisonnement de pure logique qui y conduit, si séduisant soit-il, n'est pas décisif, car ce n'est pas la pure logique qui gouverne les rapports économiques et les usages commerciaux.
Pour nous en tenir au commerce de l'acier, et spécialement tel qu'il a fonctionné depuis l'intervention des décisions attaquées, nous ne pensons pas qu'il existe à proprement parler de barèmes non publiés à côté des barèmes publiés. D'après ce que nous savons, il y a les barèmes qui ont été régulièrement déposés auprès de la Haute Autorité, qui sont assez largement diffusés et connus des acheteurs; puis il y a le rabais, puisque les écarts n'ont joué jusqu'à présent que dans le sens d'une
minoration. Dans la plupart des cas, du moins dans les premiers mois d'application de la décision 2-54, il semble que ce rabais a été égal au maximum autorisé, c'est-à-dire à 2,50 %, ceci a été expressément reconnu à la barre par le représentant de la Haute Autorité. C'est, paraît-il, ce qu'on appelle le «rabais Monnet», qui a été pratiqué par la généralité des entreprises. Mais, par la suite, une tendance de plus en plus marquée à la hausse s'étant fait sentir, certaines fluctuations se sont
manifestées. Il en est résulté la formation d'un véritable cours de ces fluctuations qui se tiennent entre le prix officiel et l'écart maximum autorisé. On en trouve trace dans les journaux professionnels. Les vendeurs s'alignent spontanément sur celui d'entre eux qui a consenti l'écart le plus grand, et c'est surtout ainsi que se forme naturellement ce «cours» quasi-officiel, à côté du barème. En ce qui concerne les alignements, nous l'avons déjà dit, ils sont largement pratiqués, ce qui prouve
bien que les prix réels sont connus.
D'autre part, s'il n'y a pas eu, du moins jusqu'à présent, de refonte générale des barèmes, la publication de certaines modifications ou de rectifications aux barèmes antérieurement déposés est assez fréquente, et nous savons même, on nous l'a dit à la barre, que récemment quelques entreprises ont déposé individuellement, en quelque sorte, et sans entente, de nouveaux barèmes.
Donc, Messieurs, il semble que le système ait fonctionné dans l'esprit même où il avait été conçu, du moins au bout de quelques semaines. Toutefois, il est difficile de dire que ce «cours» des prix réels se traduit, dans chaque entreprise, par un véritable «barème» qui serait le «barème des prix pratiqués ou appliqués» à côté du barème publié. Il est à remarquer, d'ailleurs, que ces termes de «barèmes des prix effectivement appliqués» que la Haute Autorité emploie dans sa défense au recours du
Gouvernement français, ne sont pas repris dans les mémoires produits en défense au recours du Gouvernement italien: on parle dans ces derniers plutôt de «marge de tolérance» ou «d'écart limité entre les prix publiés et les prix pratiqués». On perçoit aisément, ici, un certain embarras de la Haute Autorité. Au surplus, cette notion de barème, conçue comme s'appliquant aux prix effectivement appliqués par les entreprises, n'est pas celle de la décision 1-54. Lorsque cette décision dit que «constitue
une pratique interdite par l'article 60, paragraphe 1 l'application par un vendeur de prix ou conditions qui s'écartent de ceux prévus par son barème…, lorsque le vendeur ne peut justifier… (notamment) que ces écarts sont appliqués dans une mesure égale à toutes les transactions comparables entre elles», il est clair qu'elle vise le barème publié, puisque c'est par rapport à celui-ci que les écarts sont calculés. S'il en était autrement, d'ailleurs, la décision 1-54 eût été absolument inutile; en
effet, la décision 30-53 qu'elle modifie considérait déjà comme «pratique interdite» les majorations ou minorations appliquées par un vendeur par rapport à «son barème de prix et conditions de vente»; cette règle serait demeurée parfaitement valable sous l'empire du nouveau régime de publicité édicté par la décision 2-54.
Messieurs, nous pensons qu'il ne faut pas exagérer ce qui n'est, somme toute, qu'une querelle de mots suscitée par la rédaction sans doute insuffisamment précise du texte de l'article 60, paragraphe 2 a). Il est certain que la notion de barème, comme nous l'avons vu, implique par elle-même une certaine publicité: donc, lorsque le texte dit qu'ils doivent être «rendus publics», il ne faut pas en conclure, par un raisonnement a contrario trop poussé, qu'ils ne l'étaient pas auparavant. Le Traité
n'avait pas à se faire juge d'une situation passée. Il devait prendre les choses telles qu'elles étaient. Ce qui l'intéresse, ce sont les prix et conditions de vente et la publicité dont ils doivent désormais faire l'objet; c'est pourquoi il parle des barèmes des prix et conditions de vente, et non pas des barèmes de prix. En réalité, une meilleure rédaction aurait été de dire: «les prix et conditions de vente appliqués sur le marché commun par les entreprises doivent être rendus publics, sous forme
de barèmes, dans la mesure, etc…» Cet effort d'interprétation est-il trop grand? Messieurs, en toute sincérité, nous ne le pensons pas. Loin de dénaturer la portée du texte, nous croyons au contraire que cette interprétation lui rend son véritable sens.
Il n'est donc pas nécessaire, à notre avis, d'exiger la coexistence de barèmes appliqués à côté des barèmes publiés. Les seuls barèmes sont ceux qui, déposés auprès de la Haute Autorité, ont été régulièrement publiés, conformément aux prix réellement appliqués par les entreprises au moment de la publication; et puis, il y a les prix effectivement pratiqués, qui correspondent aux fameuses «fluctuations mineures et passagères» et qui, sans donner nécessairement lieu à l'établissement de véritables
barèmes au sens strict du mot, correspondent au cours commercial résultant du jeu de la loi de l'offre et de la demande, mais doivent être suffisamment connus des vendeurs et des acheteurs pour permettre à cette loi de jouer normalement.
Messieurs, si l'on admet cette interprétation du texte du paragraphe 2 a), on doit admettre la même, mutatis mutandis, en ce qui concerne le paragraphe 2 b) relatif à l'alignement. Lorsque ce dernier texte permet «d'aligner l'offre faite sur le barème, établi sur la base d'un autre point, qui procure à l'acheteur les conditions les plus avantageuses au lieu de livraison», il va de soi qu'il s'agit, ici encore, des prix et conditions de vente réellement appliqués conformément au barème établi sur la
base de cet autre point de parité et compte tenu des écarts autorisés que l'application de ce barème peut éventuellement comporter.
Reste alors l'objection tirée de la deuxième branche de notre dilemme: si vraiment les écarts pratiqués par rapport aux barèmes publiés sont l'objet d'un véritable cours, quasi-officiel et connu des intéressés, n'en résulte-t-il pas que chaque entreprise est à même, à tout moment, de pouvoir déterminer en toute connaissance de cause son propre prix et, si c'est cela, pourquoi ne pas l'obliger à le publier? Ce serait d'autant plus facile que la décision 2-54 réduit à un jour le délai de publication.
Messieurs, la réponse, croyons-nous, se trouve dans la communication de la Haute Autorité, à laquelle nous avons déjà fait allusion, page 222 du Journal Officiel de la Communauté:«Les écarts pratiqués doivent être étendus sans discrimination à toutes les transactions comparables. S'ils ne sont pas immédiatement publiés, ce n'est pas tant à cause de la difficulté matérielle qui en résulterait en période de variation rapide des prix. C'est plutôt que la publication lie l'entreprise et étend, par
conséquent, sur une période de temps, des conditions de prix qui peuvent répondre par leur nature à une fluctuation purement fugitive du marché.»
Messieurs, cette explication, qui a été reprise et développée à la barre, nous paraît pertinente. Il est certain que la publication de nouveaux prix tend, sinon à cristalliser ces prix, du moins à freiner les tendances naturelles du marché et à s'opposer à cette «libre formation des prix» qui, nous l'avons vu, est une condition essentielle de l'existence d'un véritable marché.
Les entreprises ont un penchant très normal à publier des prix un peu supérieurs au cours effectif du marché car, de cette manière, elles se garantissent contre les conséquences d'une hausse éventuelle qui les obligerait, nous l'avons vu, à publier de nouveaux prix préalablement à toute transaction si elles voulaient conclure à un prix supérieur à celui du barème publié, lequel vaut offre de contracter; alors qu'en cas de tendance à la baisse ou même en période de stagnation, le maintien d'un barème
de prix publiés légèrement au-dessus du cours normal leur donne une marge de discussion qui leur permet d'accorder des rabais: l'essentiel est que cette marge ne soit pas utilisée à des fins discriminatoires, mais que la souplesse ainsi introduite dans le système aboutisse à la formation d'un véritable cours commercial. Voilà pourquoi, Messieurs, la Haute Autorité nous paraît avoir raison lorsqu'elle dit que la publication lie l'entreprise et est, par elle-même, de nature à contrarier une libre
formation des prix conforme à la loi de l'offre et de la demande. Sans doute, théoriquement, il ne devrait pas en être ainsi mais, Messieurs, le marché actuel de l'acier n'est pas un marché idéal et il est du devoir de la Haute Autorité de tenir compte des réalités.
Cela dit, la Haute Autorité a-t-elle exercé ses pouvoirs de contrôle avec une «autorité» suffisante? Peut-on affirmer, par exemple, que dès l'entrée en vigueur du nouveau régime, les barèmes qui ont été alors publiés correspondaient vraiment à la réalité des prix à cette époque, ainsi que cela devait être selon les propres prescriptions de la Haute Autorité ou, au contraire, les entreprises ne se sont-elles pas conservé, encore cette fois, la garantie d'une certaine marge, ce qui expliquerait que,
dès le lendemain et pendant trois mois environ, les prix effectifs ont été pratiquement égaux au maximum de l'écart inférieur autorisé? C'est fort possible, sinon même très vraisemblable. Mais, Messieurs, ce n'est pas ce que vous avez à juger. Vous n'avez pas à censurer l'action de la Haute Autorité, mais seulement à dire si le nouveau régime est, par lui-même, de nature à réaliser les objectifs visés par le Traité, notamment par l'article 60, et s'il est compatible avec les dispositions du Traité —
ce que nous croyons avoir démontré.
Nous estimons, en définitive, que les décisions attaquées ne sont pas contraires aux dispositions de l'article 60 et que le premier moyen de la requête ne peut être accueilli.
MOYEN TIRÉ DU DÉTOURNEMENT DE POUVOIR
Nos explications seront beaucoup plus brèves en ce qui concerne le deuxième moyen, tiré du détournement de pouvoir. Nous pensons, en effet, que les développements auxquels nous nous sommes livrés à l'occasion de l'examen du premier moyen faciliteront l'examen du deuxième.
D'autre part, nous nous proposons de réserver les considérations générales sur la notion de détournement de pouvoir dans le Traité, dont nous ne pensons pas pouvoir nous dispenser, aux recours des associations pour lesquelles, en raison des restrictions contenues à l'article 33, le problème se pose dans toute son ampleur.
Le détournement de pouvoir dont seraient entachées les décisions attaquées, aux dires de la requête, aurait été commis tant à l'égard de l'article 61 sur la fixation des prix, que de l'article 65 sur les ententes. La Haute Autorité aurait sacrifié ce que le requérant appelle «les effets spécifiques» de l'article 60 pour obtenir d'autres «effets spécifiques» qui ne pouvaient l'être, selon lui, que par l'application soit de l'article 61 sur les prix maxima, soit de l'article 65 sur les ententes.
Vis-à-vis de l'article 61, on reproche à la Haute Autorité d'avoir usé des pouvoirs qu'elle tenait de l'article 60, non aux fins de cet article, c'est-à-dire pour lutter contre les discriminations, mais en vue de faire baisser les prix, alors que les armes dont elle dispose pour ce dernier objet, qui consistent notamment dans la fixation de prix maxima, lui sont données par l'article 61.
Messieurs, ce reproche n'est pas fondé. D'abord, il est évident que le mécanisme de l'article 61 n'aurait pas atteint son but en l'occurence puisque la conjoncture était déjà à la baisse et que les prix effectifs étaient sensiblement inférieurs aux barèmes lorsqu'ont été prises les décisions attaquées. Mais surtout, il n'est pas exact que la Haute Autorité ait cherché à provoquer ou à accentuer une baisse des prix. Elle s'est bornée, en réalité, nous l'avons vu, à faciliter une libre formation des
prix dont la baisse, étant donné la conjoncture, devait résulter naturellement — ce qui est tout différent et entrait, nous croyons l'avoir démontré, dans le cadre des objets qu'elle avait à poursuivre en établissant le régime de publicité des prix.
Vis-à-vis de l'article 65, le problème est un peu plus délicat. La Haute Autorité ne nie pas qu'elle ait eu l'impression, sinon la conviction, que la fixation simultanée de prix en hausse par les entreprises était ou ne pouvait être que le résultat d'une entente entre les producteurs. Les déclarations faites soit par le président, soit par le vice-président de la Haute Autorité, dont il a été fait état, n'en font pas mystère.
En résulte-t-il que la Haute Autorité était tenue de mettre en mouvement la procédure prévue à l'article 65 et d'essayer de briser l'entente en question? Elle eût été probablement en droit de le faire, mais, Messieurs, elle n'y était pas juridiquement tenue. Si les accords visés à l'article 65 sont nuls de plein droit, s'il est vrai que les pratiques tendant au même objet sont interdites, il appartient à la Haute Autorité seule de prononcer la nullité de ces accords et de pénaliser ces pratiques:
«La Haute Autorité peut prononcer…» des amendes et astreintes contre les entreprises qui auraient conclu les accords ou se seraient livrées aux pratiques en question, dit l'article 65, paragraphe 5. Qu'en fait, la Haute Autorité ait eu raison de s'abstenir de manier cette arme aussi délicate que redoutable (redoutable pour celui qui s'en sert et pas seulement pour celui qu'elle atteint), alors que l'entente supposée concernait probablement toutes les entreprises de la Communauté, ce qui eût équivalu
à une sorte de déclaration de guerre aux producteurs au moment même où le marché commun venait de s'ouvrir, Messieurs, on peut le penser; c'est là, toutefois, une considération mettant en jeu la politique de la Haute Autorité et qui relève d'une autre institution. Pour nous, il suffit de constater qu'il n'y avait pas obligation d'agir au titre de l'article 65; nous ne sommes pas dans un cas légal de carence.
D'autre part, on ne peut pas dire que le but poursuivi par la Haute Autorité, sous le couvert de la réglementation du régime de la publicité des prix, a été en réalité d'obtenir par un moyen détourné la dissolution d'une entente qu'elle ne voulait ou ne pouvait poursuivre selon les voies régulières qui sont celles de l'article 65. Le but réel, Messieurs, nous le connaissons: il a consisté à réaliser les conditions de publicité les plus propres à assurer, compte tenu de la situation du marché, le
contrôle de la non-discrimination tout en favorisant la libre formation des prix, ce qui, nous l'avons vu, entrait exactement dans le champ d'application de l'article 60. L'objet «spécifique» de cet article n'a donc nullement été méconnu. La meilleure preuve en est que des résultats substantiels ont été atteints dans ce domaine et que personne ne peut nier que le marché commun, sans être encore parfait — il s'en faut — commence aujourd'hui à être une réalité.
Messieurs, au terme de ces trop longues explications, nous serions tenté de nous résumer. Nous nous en abstiendrons pour ne pas les allonger encore.
Bornons-nous à dire que si notre conviction est ferme, nous reconnaissons cependant que la question est délicate et complexe, qu'elle met en jeu, dès le premier litige soumis au jugement de la Cour, des problèmes concernant le fond du Traité et même, dans une certaine mesure, nous avons déjà employé ce mot, sa philosophie, et qu'elle oblige le juge à prendre parti sur des difficultés touchant non seulement aux textes, mais à l'étendue de ses propres pouvoirs et aussi à la méthode d'interprétation
qu'il sera amené à adopter. A ce titre, il n'est pas douteux qu'elle engage l'avenir. Le Gouvernement français a donc eu raison de la poser.
Messieurs, votre décision ne manquera pas d'avoir une grande portée et, quel qu'en soit le sens, elle sera, nous en sommes convaincus, utile à la Communauté.
Nous concluons au rejet de la requête.
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( 1 ) Stanley Jevons, «La Théorie de l'économie politique» (trad. franc., p. 102).