CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,
PRÉSENTÉES LE 24 FÉVRIER 1972 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
L'article 4 de l'annexe VII du statut des fonctionnaires des Communautés prévoit qu'à certaines conditions ceux-ci ont droit à une indemnité de dépaysement. Mme Bertoni, épouse Sabbatini (affaire 20-71) et Mme Bauduin, épouse Chollet (affaire 32-71), qui sont requérantes dans les affaires sur lesquelles nous concluons aujourd'hui (et qui ne nous en voudront pas de les appeler, pour la commodité, la requérante no 1 et la requérante no 2) s'étaient vu accorder le bénéfice de cette indemnité. En effet,
au moment de son entrée en fonctions à Luxembourg, la requérante no 1 (engagée le 1er janvier 1960 au service du Parlement européen en qualité de fonctionnaire de grade C 1) avait la nationalité italienne et elle n'avait pas, «de façon habituelle, pendant la période de cinq années expirant six mois avant son entrée en fonctions, habité ou exercé son activité professionnelle principale» au Grand-Duché. Quant à la requérante no 2, entrée au service de la Commission de la Communauté économique
européenne le 2 juillet 1962 comme fonctionnaire de grade C 3, elle avait à cette époque la nationalité française et ne se trouvait pas, elle non plus, quant à sa résidence habituelle et à ses activités professionnelles, dans les conditions dont la présence exclut l'octroi de l'indemnité de dépaysement.
Nos requérantes perdirent toutefois le droit au bénéfice de ladite indemnité, et cela par application de l'article 4, paragraphe 3, de l'annexe VII, dont nous vous rappelons les termes: «Le fonctionnaire perd le droit à l'indemnité si, se mariant avec une personne qui à la date du mariage ne remplit pas les conditions d'octroi de cette indemnité, il n'acquiert pas la qualité de chef de famille.» Et effectivement, pour ce qui est de la requérante no 1, elle a contracté mariage le 4 novembre 1970; son
époux est né à Luxembourg, il y a toujours vécu et il exerce une profession en dehors des Communautés. — Quant à la requérante no 2, elle s'est mariée le 31 octobre 1970; son époux a la nationalité belge et, lui aussi, exerce une profession en dehors des Communautés. La requérante no 1 a été informée par une lettre de la direction générale de l'administration, datée du 17 novembre 1970, que son indemnité de dépaysement serait supprimée à compter du 1er décembre 1970. En ce qui concerne la requérante
no 2, elle a tout d'abord continué à toucher l'indemnité de dépaysement jusqu'au mois de janvier 1971 inclusivement, mais, en recevant le décompte de son traitement du mois de février 1971, elle a dû constater que le bénéfice de cette indemnité lui était retiré. En outre, une lettre de l'administration du 12 mars 1971 l'a informée que, conformément à une note de la division «droits individuels», son indemnité de dépaysement était supprimée à compter du 1er novembre 1970 et que l'intéressée était
tenue de rembourser les sommes qu'elle avait touchées au titre de cette indemnité pour les mois de novembre 1970 à janvier 1971.
Les requérantes estiment toutes deux que les mesures ainsi prises à leur égard sont illégales. Aussi, le 15 février 1971, la requérante no 1 a-t-elle saisi la direction générale de l'administration d'une note où, relevant que la notion de «chef de famille» avait été supprimée dans le droit de certains États membres, elle en déduisait qu'il ne fallait pas interpréter d'une manière trop restrictive la disposition dont il lui avait été fait application. Faisant valoir en outre que ladite disposition
était incompatible avec l'article 119 du traité CEE, qui consacre le principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail, elle concluait que la mesure prise à son égard devait être révisée. Mais cette réclamation n'a pas été couronnée de succès. Par une lettre du 24 février 1971, la direction générale de l'administration a répondu à l'intéressée que les textes dont il avait été fait application étaient parfaitement clairs et que
les arguments qu'elle avait invoqués n'étaient pas de nature à faire modifier la décision prise à son égard.
La requérante no 2 a connu le même sort. Le 2 mars 1971, elle a adressé au président de la Commission une réclamation au titre de l'article 90 du statut des fonctionnaires, en faisant valoir, elle aussi, qu'il y avait violation de la règle de l'égalité de traitement. Elle a prétendu, en outre, qu'en dépit de son mariage, elle avait conservé la qualité de chef de famille, au motif qu'elle vivait sous le régime de la séparation de biens, que sa fortune personnelle se trouvait en France et qu'au
surplus elle devait fréquemment se rendre en France pour administrer le patrimoine de ses parents. Mais sa demande de révision de la décision qui avait été prise à son égard n'a été honorée d'aucune réponse.
Telles sont, Messieurs, les conditions dans lesquelles vous avez été saisis, le 26 avril 1971 par la requérante no 1 et le 18 juin 1971 par la requérante no 2.
Pour ce qui est de la requérante no 1, elle conclut dans sa requête à ce qu'il vous plaise:
— annuler la décision qui lui a été notifiée par lettre du 17 novembre 1970 et aux termes de laquelle elle perd, en raison de son mariage, le droit à l'indemnité de dépaysement à compter du 1er décembre 1970;
— annuler la décision qui lui a été notifiée par lettre du 24 février 1971 et qui rejette la réclamation qu'elle avait introduite le 15 février 1971;
— dire que, nonobstant son mariage, elle peut prétendre à l'indemnité de dépaysement.
Quant à la requérante no 2, elle vous demande:
— d'annuler la décision de la Commission aux termes de laquelle elle perd, en raison de son mariage, le droit à l'indemnité de dépaysement à compter du 1er novembre 1970;
— d'annuler la décision implicite de rejet de sa réclamation du 2 mars 1971;
— de dire que, nonobstant son mariage, elle peut prétendre à l'indemnité de dépaysement.
A titre subsidiaire, la requérante no 2 avait en outre conclu à ce que vous constatiez qu'elle a conservé la qualité de chef de famille, mais (si nous avons bien compris) elle a abandonné cette demande à l'audience.
Comme les requérantes ont le même conseil et comme, pour l'essentiel, les arguments qu'elles ont invoqués à l'appui de leurs recours sont identiques, les deux affaires ont été jointes aux fins de la procédure orale par ordonnance du 3 décembre 1971. Aussi croyons-nous pouvoir les examiner ensemble au moment de vous soumettre nos conclusions.
1. Nous devrons commencer notre analyse par quelques brèves observations sur certains problèmes de recevabilité. Sans doute le représentant du Parlement européen, défendeur, ne les a-t-il soulevés qu'à la barre, alors qu'au cours de la procédure écrite cette institution avait formellement déclaré qu'elle n'entendait pas contester la recevabilité du recours. Mais, s'agissant de problèmes qui doivent être examinés d'office, il est certain que là tardiveté de cette exception importe peu.
Comme vous vous en souvenez, Messieurs, le représentant du Parlement a relevé qu'invoquant principalement l'illégalité d'une disposition du statut des fonctionnaires, la requérante incrimine dès lors un acte normatif. Et cette institution de mettre en doute la recevabilité d'un tel moyen. Apparemment, le défendeur incline à comprendre l'article 91 du statut dans ce sens que le fonctionnaire ne peut soumettre à votre censure que la légalité des actes faisant grief comme tels, c'est-à-dire des
actes pris en application du statut, mais qu'à défaut de disposition formelle, il lui est impossible d'incriminer les règles normatives servant de fondement à l'acte qui lui fait grief.
Pour apprécier cette argumentation, c'est en vain que nous chercherions des éléments décisifs dans le traité lui-même, dont l'article 179 renvoie, en ce qui concerne le droit de recours des agents de la Communauté, aux limites et conditions fixées dans le statut des fonctionnaires. Toutefois, et contrairement à ce qu'estime le défendeur, nous croyons qu'il n'y a aucune raison de comprendre dans un sens restrictif l'article 91 de ce statut, aux termes duquel la Cour est compétente pour statuer sur
tout litige «opposant les Communautés à l'une des personnes visées au présent statut et portant sur la légalité d'un acte faisant grief à cette personne». Plusieurs considérations nous amènent à le penser. Tout d'abord, il est certain qu'en principe le droit de recours est largement ouvert aux agents des Communautés. Il suffit de penser à la «compétence de pleine juridiction» que possède la Cour dans «les litiges de caractère pécuniaire» dont ces agents peuvent la saisir. Observons ensuite que le
texte de l'article 91 utilise des formules tout à fait générales. Le contrôle de légalité ne porte nullement sur le seul point de savoir si c'est l'acte directement attaqué lui-même qui est illégal; en d'autres termes, rien n'empêche d'examiner si l'illégalité de l'acte ne découle pas du fait que celui-ci a été pris par application d'une disposition qui apparaît comme illégale au regard d'une norme de rang supérieur. N'oublions pas enfin que, dans une affaire mettant en jeu le traité CECA et son
article 36 (CJ 13 juin 1958, 9-56 (Meroni contre Haute Autorité), Recueil, 1958, p. 26 et suiv.), la Cour a affirmé que ce texte (comme d'ailleurs l'article 184 du traité CEE) consacrait «un principe général». A notre avis, cette possibilité de se prévaloir de l'irrégularité des dispositions normatives doit également jouer en matière de litiges opposant les Communautés à leurs agents. Aussi croyons-nous que, même si aucun texte ne prévoit formellement dans le statut la faculté de soulever ce
qu'il est convenu d'appeler l'exception d'irrecevabilité des dispositions de portée générale, on ne peut considérer que ladite faculté serait exclue en cette matière.
Il apparaît des lors, Messieurs, que les moyens de fond invoqués par la requérante résistent en fin de compte aux objections que le Parlement a cru pouvoir leur opposer sur le plan de la recevabilité.
2. Pour ce qui est du fond, nous avons déjà expliqué qu'il s'agit avant tout de savoir si le régime fixé, par l'annexe VII, article 4, paragraphe 3, peut être considéré comme conforme au droit. Compte tenu des arguments que les requérantes ont avancés à cet égard, notre analyse devra s'effectuer en plusieurs étapes.
Dans leurs requêtes, Mmes Sabbatini et Chollet ont allégué en premier lieu que la disposition litigieuse était illégale parce qu'elle méconnaissait un principe de droit de rang supérieur, celui qui impose l'égalité de traitement entre l'homme et la femme ou qui, autrement dit, interdit toute discrimination fondée sur le sexe. A l'audience, il n'a plus été fait état dudit principe de droit, si bien qu'il est permis de se demander si les requérantes ont abandonné ce moyen. Cela se comprendrait
parfaitement, car, en dépit de tous les arguments qu'elles ont développés devant nous, il faut bien reconnaître qu'elles n'ont pas apporté la preuve qu'il leur incombait d'administrer à cet égard. Elles ne l'ont certes pas apportée dans leur requête. Et même les développements que les requérantes ont consacrés à ce point dans leur réplique ne sont pas de nature à démontrer que le précepte qu'elles invoquent existerait sous la forme d'un principe général de droit s'imposant d'une manière absolue.
En effet, les intéressées se bornent en somme à renvoyer d'une manière très vague aux conceptions sociologiques qui seraient admises dans tous les États membres et au niveau actuel de l'évolution sociale. Quant aux éléments concrets dont elles ont fait état pour tenter de compléter leur démonstration, ils ont trait à un principe moins large, celui de l'égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins, problème particulier que nous aurons à examiner plus loin. Telle
est l'objection qui peut être opposée aux requérantes, tant lorsqu'elles invoquent l'article 119 du traité CEE que lorsqu'elles se réfèrent à la convention no 100 de 1951 de l'Organisation internationale du travail, au fait qu'à la suite de la résolution de la conférence des États membres du 30 décembre 1961, la Commission a fait de l'égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins un objectif important de sa politique, et enfin au rapport établi par la Commission
pour le Conseil au sujet de l'application du principe de l'égalité de rémunération.
En revanche, par de nombreuses références au droit national, la Commission (défenderesse dans l'affaire 32-71) a été en mesure de démontrer que la thèse des requérantes n'est pas fondée et que les systèmes juridiques des États membres ne connaissent pas de principe général imposant d'une manière absolue l'égalité de traitement entre l'homme et la femme. Nous nous permettons de vous renvoyer à cet égard aux observations développées par la Commission au sujet du droit constitutionnel des États
membres et aux exemples par lesquels elle a mis en lumière la différence de traitement consacrée par les législations en matière de service militaire, par le droit du travail, par les législations en matière de sécurité sociale, par le droit de la fonction publique et par les dispositions légales régissant la nationalité. En outre, même dans le secteur du droit de la famille (droit des relations matrimoniales et droit patrimonial de la famille), nous pouvons observer que, non seulement à l'époque
à laquelle le statut des fonctionnaires a été adopté, mais encore actuellement, certains États membres, qui connaissent la notion de chef de famille et l'obligation pour l'épouse de suivre son mari, sont encore très éloignés de l'égalité des droits entre l'homme et la femme et que même les systèmes juridiques «plus progressistes» consacrent, en dépit de l'élimination de la notion de «chef de famille», une primauté de l'homme dans certaines situations (par exemple en matière d'administration des
biens de la communauté, d'obligation de subvenir à l'entretien de la famille ou de choix de la résidence).
Dès lors, Messieurs, nous croyons que, sans nous attarder davantage sur le premier argument ainsi invoqué dans les requêtes, il convient que nous abordions immédiatement la question de savoir si la disposition du statut ici en cause viole le principe de l'égalité de rémunération entre l'homme et la femme, principe qui, sur la base de la convention de l'Organisation internationale du travail dont nous parlions tout à l'heure, a été consacré par l'article 119 du traité CEE dans les termes suivants:
«Chaque État membre assure au cours de la première étape, et maintient par la suite, l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail. Par rémunération il faut entendre, au sens du présent article, le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum, et tous autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l'employeur au traveilleur en raison de l'emploi de ce dernier …» A
cet égard, une question préliminaire se pose: c'est de savoir avant tout, si on peut considérer que les dédommagements du genre de l'indemnité de dépaysement prévue par le statut des fonctionnaires entrent vraiment dans le champ d'application dudit article 119 du traité. C'est ce que soutiennent les requérantes, en affirmant que l'article 119 vise tous les avantages payés aux travailleurs, le mot «avantages» étant pris dans un sens large. La Commission, en revanche, a émis certaines objections à
l'audience, en relevant que l'indemnité de dépaysement représentait, non pas la compensation d'un travail fourni, mais un dédommagement pour la situation de dépaysement des fonctionnaires éloignés de leur pays d'origine, situation qui est étrangère au travail qu'ils fournissent. — En ce qui concerne cette controverse, nous vous avouerons franchement, Messieurs, que nous avons commencé par partager les doutes de la Commission sur la possibilité d'invoquer l'article 119 du traité, car il est bien
certain que l'indemnité de dépaysement ne constitue pas le prix d'un travail fourni. Toutefois, la genèse de l'article 119, que notre éminent et très regretté collègue, M. l'avocat général Dutheillet de Lamothe, vous avait si clairement exposée dans ses conclusions sur l'affaire 80-70 (préj. Defrenne contre État belge, Recueil, 1971, p. 456-457), paraît indiquer que c'est une erreur de concevoir d'une façon aussi «minimaliste» le champ d'application de cet article du traité. Il semble à vrai dire
que la question à se poser soit de savoir quels sont les avantages payés par l'employeur à l'occassion du travail et que, pour l'application de l'article 119, il convienne d'avoir égard non seulement au salaire proprement dit, mais également aux autres avantages versés en raison des liens unissant le travailleur à son employeur. C'est là une condition qui pourrait être réalisée dans le cas de l'indemnité de dépaysement, puisque celle-ci est étroitement liée à l'accomplissement de ses fonctions
par l'agent des Communautés, auquel elle est destinée à assurer un certain dédommagement pour le cas où il est amené à s'en acquitter à l'étranger, c'est-à-dire dans des conditions de vie différentes de celles qu'il connnaissait dans son milieu d'origine. Aussi ne voyons-nous pas pourquoi on refuserait d'appliquer l'article 119 à une situation comme celle qui nous occupe dans la présente espèce. Mais, comme, d'autre part, il est impossible d'approfondir ici les problèmes encore obscurs et peu
connus que soulève l'article 119, nous croyons qu'il est préférable de laisser provisoirement ouvertes les questions qui se posent à cet égard et de poursuivre notre analyse en partant de l'idée que les principes consacrés par cette disposition du traité peuvent également s'appliquer à l'égard de l'indemnité de dépaysement.
Or, si nous examinons le régime de l'indemnité de dépaysement à la lumière des principes énoncés à l'article 119 du traité, nous devrons assurément reconnaître, avec les parties défenderesses, que le texte qui régit cette indemnité n'établit pas de discrimination entre les sexes, puisqu'il parle simplement du «fonctionnaire» sans distinguer entre les fonctionaires du sexe masculin et du sexe féminin. Et cette constatation vaut également pour le paragraphe 3, qui concerne l'hypothèse du mariage du
fonctionnaire. La seule particularité de ce paragraphe 3, c'est que la qualité de chef de famille y joue un rôle. Comme vous le savez, cette qualité de chef de famille est déterminée selon les dispositions de l'article 1 de l'annexe VII du statut. Celui-ci prévoit que c'est normalement le fonctionnaire marié du sexe masculin qui est considéré comme chef de famille cependant que le fonctionnaire marié du sexe féminin ne se voit reconnaître cette qualité qu'à certaines conditions: il faut, en
effet, ou bien que son «conjoint soit atteint d'une infirmité ou d'une maladie grave le rendant incapable d'exercer une activité lucrative», ou bien que le fonctionnaire du sexe féminin soit séparé de fait et ait un ou plusieurs enfants à charge au sens des dispositions de l'article 2, paragraphes 2 et 3, de ladite annexe, ou bien que le fonctionnaire du sexe féminin «assume …», en raison de circonstances exceptionnelles, les charges d'un chef de famille et (que son) conjoint ne (perçoive) pas
une allocation de même nature ». En dépit de la distinction que cette réglementation établit manifestement entre les sexes, les requérantes ne la taxent pas de discriminatoire, en tant qu'elle fixe le droit aux allocations familiales. Mais ce qu'elles estiment, c'est que la liaison entre l'article 4, paragraphe 3, et les dispositions de l'article 1 est artificielle et dépourvue de justification objective, parce qu'elles considèrent que la qualité de chef de famille est étrangère à la situation de
fonctionnaire «dépaysé», c'est-à-dire déraciné de son pays d'origine. Telle est l'idée qui les conduit à soutenir que la différence à laquelle on aboutit en matière d'indemnité de dépaysement selon que c'est un fonctionnaire du sexe masculin ou un fonctionnaire du sexe féminin qui contracte mariage (différence dont la Commission ne nie pas l'existence) doit être qualifiée de discriminatoire.
Le problème soulevé par les deux procès qui nous occupent étant ainsi délimité, il importe avant tout, pour pouvoir le résoudre correctement, de mettre en lumière la nature et le rôle de l'indemnité de dépaysement. Ceux-ci se dégagent de l'analyse des conditions requises pour que cette indemnité puisse être accordée et des cas dans lesquels elle est refusée ainsi que de la combinaison de ces éléments avec les autres dispositions du statut. Or, cette analyse fait apparaître que le bénéfice de
l'indemnité de dépaysement ne peut pas être revendiqué par le fonctionnaire dont la nationalité et la résidence engendrent des liens très étroits entre lui et le pays dans lequel se trouve son lieu d'affectation. C'est en l'absence de tels liens que le fonctionnaire peut prétendre à l'indemnité de dépaysement, laquelle est dès lors destinée à lui assurer une certaine compensation pour le changement de ses conditions de vie, c'est-à-dire pour les inconvénients résultant de la nécessité de vivre
dans un milieu étranger, inconvénients qui ne se manifestent pas seulement sur le plan matériel par un surcroît de dépenses, mais qui sont également d'ordre moral. C'est là que réside là justification principale de l'indemnité de dépaysement; en revanche, il apparaît que c'est s'abuser que de mettre l'accent sur l'idée que le fonctionnaire doit se voir accorder une compensation pour le maintien des liens qui le rattachent à son pays d'origine. La réalisation de cet objectif-là est principalement
assurée par une autre indemnité, à savoir le remboursement annuel des frais de voyage qui est prévu à l'article 8 de l'annexe VII pour permettre aux fonctionnaires de se rendre dans leur pays d'origine et qui, effectivement, est accordé en toute hypothèse, même en cas de mariage du fonctionnaire. Un des éléments qui démontre que c'est bien ainsi qu'il faut apprécier les choses, c'est que l'indemnité de dépaysement n'est pas calculée en fonction de la distance du lieu d'origine. Au surplus, dans
le cas de conjoints fonctionnaires qui pourraient tous deux prétendre à l'indemnité de dépaysement, celle-ci n'est octroyée qu'à l'un des deux, règle qui ne peut en effet s'expliquer que par l'idée de faire abstraction du maintien des liens avec le pays d'origine et de ne prendre en considération que la modification des conditions de vie résultant du séjour permanent dans un pays étranger.
La nature de l'indemnité de dépaysement étant ainsi tirée au clair, il apparaît notamment que c'est dès lors à juste titre que le statut prévoit sa suppression dans les cas où naissent des liens étroits et durables avec le pays dans lequel est situé le lieu d'affectation, et cela non pas uniquement du seul fait d'un séjour prolongé dans ce pays, mais également en raison de liens de nature personnelle, tels que le mariage avec un de ses ressortissants. En pareil cas, on peut admettre que la
fondation d'un foyer, c'est-à-dire l'intégration définitive dans le milieu de l'État en question, a pour effet de supprimer ou de réduire l'élément de dépaysement, ainsi dès lors que les inconvénients matériels et moraux qui en résultent. Mais il apparaît également que, dans ce contexte, il est tout aussi justifié d'attacher de l'importance à la qualité de chef de famille au sens que nous avons précisé plus haut et de ne pas considérer comme anormale et artificielle la règle qui fait intervenir
cet élément-là. A cet égard, il faut considérer qu'est chef de famille celui qui supporte les charges principales de la subsistance de la famille, celui qui, essentiellement, est là pour assurer la défense de ses intérêts, celui dont la famille suit le sort, tant du point de vue économique que du point de vue géographique. Si c'est le fonctionnaire contractant mariage qui acquiert cette qualité, il semble que ce soit avant tout de sa personne qu'il faille tenir compte pour apprécier la question
du dépaysement. Si, en revanche, c'est la personne qu'un fonctionnaire épouse qui devient chef de famille, alors qu'elle a avec le pays du lieu d'affectation et de résidence de la famille les liens étroits visés à l'article 4, paragraphe 1, de l'annexe VII du statut, cela permet de penser que, par l'intermédiaire de la personne qu'il épouse, le fonctionnaire des Communautés se trouve dès lors, lui aussi, rattaché à l'État dans lequel il réside par des liens si étroits qu'ils font disparaître
l'élément de dépaysement. Certes (nous l'avons vu), cette règle a pour conséquence que, nonobstant leur mariage, les fonctionnaires de sexe masculin conservent en général leur droit à l'indemnité de dépaysement, alors que, placés dans la même situation, les fonctionnaires du sexe féminin bénéficient plus rarement de cet avantage. Cependant, il convient d'observer, premièrement, que cette différenciation se justifiait en 1962 et qu'en dépit du terrain que gagne le principe de l'égalité entre
l'homme et la femme, elle continue à se justifier actuellement, en raison de la prééminence qui reste reconnue au mari dans le droit de la famille de la plupart des États membres. En second lieu, et ceci nous paraît encore plus important, ce résultat est en outre conforme à une vision principalement économique du problème (le point de savoir qui supporte les charges de la subsistance de la famille) ainsi qu'avec une appréciation des choses sous l'angle sociologique et psychologique (détermination
de la personne en fonction de laquelle s'orientent la vie familiale et le milieu dans lequel la communauté conjugale est appelée à vivre).
Par conséquent, encore qu'il soit indéniable que le régime actuellement en vigueur ne saurait être qualifié d'idéal et que le législateur pourrait établir des distinctions plus nuancées selon les circonstances des cas d'espèce (perfectionnement qu'on s'efforcera peut-être d'obtenir à l'occasion d'une révision du statut), nous croyons néanmoins qu'une analyse purement juridique, effectuée au regard du principe de l'interdiction des discriminations, ne peut nous conduire qu'à affirmer ceci: compte
tenu tant de la nature de l'indemnité de dépaysement que des principes qui justifient son octroi, on ne saurait voir une violation du principe de l'égalité des rémunérations entre l'homme et la femme dans le fait qu'en cas de mariage, l'octroi de l'indemnité de dépaysement soit en relation avec la qualité de chef de famille et avec les liens qui rattachent le chef de famille à l'État dans lequel est situé le lieu d'affectation. Dès lors, Messieurs, il est impossible de soutenir que l'article 4,
paragraphe 3, de l'annexe VII du statut des fonctionnaires est illégal et il ne saurait donc être question pour les requérantes d'invoquer ce fondement-là pour poursuivre l'annulation des décisions attaquées.
3. Mais à titre subsidiaire les intéressées font encore valoir que, même dans l'hypothèse où on admettrait la légalité de l'article 4, paragraphe 3, de l'annexe VII du statut, les mesures qu'elles attaquent sont irrégulières, au motif qu'elles reposent sur une application erronée de ce texte. En effet, allèguent-elles, les institutions présentement défenderesses ont appliqué la disposition litigieuse au cas où des fonctionnaires épousent des personnes étrangères aux Communautés, alors qu'en réalité
elle ne vise que l'hypothèse du mariage contracté entre des personnes se trouvant déjà au service des institutions communautaires. Les requérantes ont avancé plusieurs arguments à propos de cette thèse et elles ont notamment fait valoir que le texte en question devait être interprété restrictivement parce qu'il déroge à la règle générale et parce qu'en cas de doute, seule une interprétation restrictive permet de limiter les répercussions fâcheuses qu'il entraîne.
Des qu'on aborde l'examen de cette controverse, on s'aperçoit d'emblée que de puissants arguments de texte plaident contre la thèse des requérantes. — Observons, premièrement, que l'emploi du terme général «personne» à l'article 4, paragraphe 3, indique que la règle doit se voir reconnaître un large champ d'application. En effet, chaque fois que le statut n'entend viser que les fonctionnaires, il le dit clairement en utilisant le mot «fonctionnaire» ou, à tout le moins (comme au paragraphe 2 de
l'article 4), il parle des personnes «employées au service des trois Communautés européennes» (élément qui, d'ailleurs, milite clairement contre la thèse des requérantes sur le parallélisme qui existerait entre les situations régies par les paragraphes 2 et 3 de l'article 4). — Deuxièmement, si, au paragraphe 3 de l'article 4, le législateur n'avait entendu viser que les fonctionnaires, on ne comprendrait pas pourquoi il a recouru à la formule compliquée «personne qui à la date du mariage ne
remplit pas les conditions d'octroi de cette indemnité». Dans cette hypothèse, en effet, il aurait pu dire simplement: «personnes qui n'ont pas droit à l'indemnité», formule parallèle à celle qui figure au paragraphe 2 (conjoints qui «ont tous deux droit à l'indemnité»). — Relevons enfin à ce propos que, s'il fallait admettre que le paragraphe 3 n'entend viser que le cas du mariage avec un fonctionnaire, on ne comprendrait pas pourquoi ce texte se réfère à la date du mariage. En effet, s'il n'est
pas fait référence à cette date dans le paragraphe 2, c'est tout simplement parce qu'elle ne saurait jouer aucun rôle pour l'octroi de l'indemnité de dépaysement à l'égard des personnes qui sont déjà au service des Communautés. — Il apparaît dès lors que le texte de l'article 4, paragraphe 3, milite bel et bien en faveur de l'idée que cette disposition s'étend aux cas où un fonctionnaire épouse une personne qui n'est pas au service des Communautés.
D'autre part, nous avouerons franchement que nous ne partageons pas non plus l'opinion que l'article 4, paragraphe 3, énonce une disposition dérogatoire et que, donnant lieu à des doutes quant à son interprétation, il doit être interprété restrictivement. Nous croyons que ce texte est clair et qu'il ne peut raisonnablement donner lieu à aucun doute (c'est ce que nous démontrerons un peu plus loin). Il n'est pas davantage possible de soutenir que le paragraphe 1 de l'article 4 énoncerait la règle,
à laquelle le paragraphe 3 établirait une exception: la seule chose qu'on puisse affirmer, c'est que les divers paragraphes de l'article 4 régissent une série d'hypothèses dans lesquelles, ou bien le fonctionnaire se voit accorder le bénéfice de l'indemnité de dépaysement, ou bien se le voit refuser. Au surplus, observons (last but not least) que l'interprétation restrictive préconisée par les requérantes aboutirait à une grossière discrimination, puisque le droit à l'indemnité de dépaysement ne
disparaîtrait qu'en cas de mariage entre fonctionnaires, alors que ce bénéfice ne serait pas retiré au fonctionnaire épousant une personne étrangère aux Communautés. Or, il nous parait bien difficile d'admettre qu'un tel résultat corresponde vraiment à l'intention du législateur communautaire.
Aussi, dans cette dernière partie de notre examen, ne nous reste-t-il plus qu'à aborder l'argument par lequel les requérantes soutiennent avec insistance que la question de savoir si les conditions requises pour l'octroi de l'indemnité de dépaysement sont remplies ne peut se poser qu'à l'égard de fonctionnaires, motif pris de ce que la nature des conditions définies au paragraphe 1 de l'article 4 et la façon dont elles sont formulées indiquent qu'elles ne peuvent se rapporter qu'à des
fonctionnaires. Nous ne nierons pas qu'à première vue cet argument nous a impressionné. Mais en y regardant de plus près, nous avons bien dû reconnaître qu'il n'est convaincant qu'en apparence. En réalité, le mode de formulation dont les requérantes font état est le fruit d'une méthode législative qui est fréquemment utilisée et qui consiste à prévoir que certaines dispositions conçues en vue d'une situation déterminée devront être appliquées par analogie à une autre situation. Comme le
représentant du Parlement européen l'a souligné, il ne peut évidemment s'agir là que d'une application analogique, la règle étant appliquée dans son esprit (c'est ce qu'on indique en allemand par l'expression «sinngemäße Anwendung»); cela revient à dire qu'un certain effort d'abstraction est nécessaire à partir du libellé de la disposition en cause. Et lorsqu'on se place dans cette optique pour examiner le paragraphe 3 de l'article 4, de l'annexe VII, il apparaît que ce texte peut s'appliquer
sans aucune difficulté au cas du mariage d'un fonctionnaire avec une personne étrangère aux Communautés. Nous voulons dire ceci: lorsqu'il s'agit de vérifier si (comme le dit le texte allemand de l'article 4, paragraphe 1, a), premier tiret) la personne que le fonctionnaire a épousée avait, au moment du mariage, «la nationalité de l'État sur le territoire européen duquel» elle exerce son activité («ihre Tätigkeit [ausübt]»), il est évident qu'il ne peut être question du «lieu d'affectation»
(«Dienstort») au sens du statut, mais qu'il ne peut s'agir que du lieu dans lequel cette personne exerce son activité professionnelle principale. Lorsqu'il s'agit ensuite de vérifier si la personne en question «n'a pas, de façon habituelle, pendant la période de cinq années expirant six mois avant son entrée en fonctions, habité ou exercé son activité professionnelle principale sur le territoire européen dudit État», on peut considérer que, le paragraphe 3 prévoyant que c'est à la date du mariage
qu'il faut avoir égard, il convient de retenir cette date-là et de supposer aux fins de l'examen, que c'est à ce moment-là que la personne en question serait devenue fonctionnaire. Il apparaît, par conséquent, qu'il n'existe aucune difficulté insurmontable à appliquer par analogie les dispositions en cause aux personnes qui ne sont pas fonctionnaires des Communautés et que, lorsque cette méthode est admise, il n'y a certainement pas lieu de limiter l'application du paragraphe 3 de l'article 4 au
cas du mariage entre personnes qui sont toutes deux fonctionnaires des Communautés.
Nous récapitulerons donc en constatant que les requérantes ne peuvent pas non plus reprocher aux institutions défenderesses d'avoir fait une application erronée de la disposition litigieuse et que c'est en vain qu'elles invoquent ce grief pour tenter de faire annuler les décisions qu'elles attaquent.
4. Quant à l'autre argument subsidiaire figurant dans la requête de l'affaire 32-71 et par lequel Mme Chollet avait encore fait valoir qu'en toute hypothèse la qualité de chef de famille aurait dû lui être reconnue, il n'est plus nécessaire que nous nous y arrêtions, puisque (sauf erreur de notre part) son conseil a abandonné ce moyen à l'audience. Et s'il l'a fait, c'est après que la Commission eut relevé l'insuffisance des éléments dont la requérante avait fait, état à l'appui de son argumentation
et qu'elle eut démontré, à la lumière du texte non équivoque du statut, qu'ils n'étaient pas de nature à conduire aux conséquences que l'intéressée prétendait en tirer. Et en effet, si nous nous rappelons les conditions exigées par le statut pour qu'un fonctionnaire du sexe féminin puisse se voir reconnaître la qualité de chef de famille (nous les avions examinées en détail au moment où nous avons analysé l'article 1 de l'annexe VII), force nous est, compte tenu du caractère limitatif de ces
conditions, d'admettre qu'il n'y a rien à ajouter aux observations de la Commission. Il apparaît donc que c'est en vain que la requérante chercherait à faire aboutir, ses prétentions en invoquant la nécessité dans laquelle elle se trouve d'administrer le patrimoine paternel dans son pays d'origine, le fait qu'elle ne dispose d'aucune fortune en Belgique et qu'elle vive sous le régime de la séparation de biens, le fait que son mari ait une fille d'un premier lit et enfin l'argument selon lequel la
qualité de chef de famille lui serait de toute façon reconnue si son époux venait à décéder et qu'il y ait un enfant commun.
5. Voici dès lors comment nous récapitulerons nos conclusions:
Encore qu'ils soient recevables, les recours doivent tous deux être rejetés comme non fondés, rien ne venant justifier les conclusions en annulation et en constatation qui y sont formulées. Aussi, par application de l'article 70 du règlement de procédure, chacune des parties devra-t-elle supporter ses propres dépens.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.