CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. ALBERTO TRABUCCHI,
PRÉSENTÉES LE 5 AVRIL 1973 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
L'introduction, dans le système de protection des droits et intérêts des fonctionnaires prévu par le statut, de l'obligation d'engager préalablement une procédure administrative nécessaire pour pouvoir entamer l'action en justice devait fatalement donner lieu à des discussions et à des controverses, en ce qui concerne les critères de la nouvelle réglementation et surtout la détermination du minimum exigé pour que cette obligation puisse être considérée comme remplie.
La présente affaire, dans la phase actuelle de discussion sur la recevabilité de la requête introductive du recours, offre à votre jugement un cas typique dont la solution ne manquera pas de constituer un précédent pour clarifier les problèmes posés par la détermination de l'obligation du recours administratif qui constitue désormais une condition de recevabilité du recours devant la Cour, conformément au nouveau texte de l'article 91 du statut, tel qu'il résulte de la modification réalisée par le
règlement du Conseil no 1473/72 du 30 juin 1972.
L'intérêt des parties à obtenir votre décision sur la recevabilité du présent recours est cependant ttès relatif. En effet, s'il n'existe aucun doute quant à la recevabilité du nouveau recours de contenu essentiellement identique que la même requérante a introduit le 22 mars dernier (affaire 112-73) et qui, semble-t-il, a été précédé d'une réclamation administrative régulière, nous pourrions nous demander si, en l'espèce, la défenderesse a encore un intérêt suffisant à maintenir l'exception
d'irrecevabilité qu'elle a opposée. Il est certain que la Commission a un intérêt d'ordre général à obtenir de vous, Messieurs, la solution du problème de procédure soulevé par cette affaire, afin de pouvoir éventuellement régler des situations futures analogues. Mais, on pourrait douter que la Cour soit obligée de se prononcer sur une question qui, en l'espèce, serait purement académique, faute d'un intérêt concret des parties dans le cas particulier en question: judex judicat, Tribonianus aut
Ulpianus respondeat!
L'idée que votre décision puisse avoir une fonction concrète en ce qui concerne la répartition des dépens entre les parties sera peut-être de nature à nous convaincre de l'utilité de notre travail commun.
Il existe aussi d'autres raisons qui nous font considérer comme plus que probable le caractère essentiellement académique de notre examen de la question de recevabilité: selon l'arrêt que vous avez rendu dans l'affaire no 44-71 (Marcato contre Commission, Recueil, 1972, p. 433: nous nous référons au texte original français, étant donné que la traduction italienne attribue, par erreur, à la défenderesse les considérations qui sont celles de la Cour et que vous avez confirmées dans la plus récente
décision rendue dans une autre affaire Marcato, affaire 37-72, du 15 mars dernier), une réclamation administrative contre les décisions d'un jury de concours n'a pas de sens, du moment que l'autorité administrative n'a pas le pouvoir d'annuler ou de réformer une décision de ce genre. Le recours devant la Cour est donc le seul moyen dont les intéressés disposent pour se protéger contre des actes de cette nature.
Dans ces circonstances, il nous semble qu'il serait inutile d'imposer aux fonctionnaires qui veulent se protéger contre la décision d'un jury de concours, d'engager préalablement une procédure qui ne pourrait pas remplir la fonction pour laquelle elle a été instituée: Cessante ratione legis, cessat et ipsa lex! Sur la base de cette jurisprudence, le recours juridictionnel devrait donc être admis en l'espèce même en l'absence d'une réclamation administrative, du moins dans la mesure où il concerne
des activités de jury qui échappent au contrôle de l'autorité administrative. Et cela serait suffisant.
Quoi qu'il en soit, il nous incombe maintenant d'étudier les problèmes d'interprétation de la notion de réclamation administrative, soulevés par l'exception que la défenderesse oppose à la recevabilité du recours.
Comme vous le savez, en subordonnant, par le règlement no 1473 déjà mentionné, la possibilité du recours juridictionnel à l'introduction de la réclamation administrative prévue par l'article 90, paragraphe 2, le Conseil a cherché à éviter que des controverses susceptibles d'être résolues sur le plan administratif ne soient portés prématurément devant la Cour.
Dans l'hypothèse où, dans le cadre du nouveau régime de recours, l'exigence d'une réclamation préalable serait considérée comme nécessaire même pour des décisions de jury, la solution de l'exception d'irrecevabilité opposée par la défenderesse au recours intenté par Mlle Campogrande contre certaines procédures de concours présuppose la détermination du caractère de la réclamation prévue par l'article 90, paragraphe 2, du statut des fonctionnaires dans son texte actuel. Ce règlement, publié le
16 juillet 1972, bien qu'il dispose qu'il entre en vigueur à partir du 1er juillet de la même année, n'est évidemment pas opposable aux fonctionnaires antérieurement à la date de sa publication. Il n'est pas douteux que jusqu'à cette date, la requérante aurait pu attaquer la décision en question sans devoir engager au préalable la procédure de la réclamation. Mais, puisque le recours n'a été introduit que le 28 août suivant, il se trouve soumis au nouveau régime en vigueur à la date de sa
présentation, en vertu du principe général «tempus regit actum».
Pour établir la recevabilité du recours, il faut donc vérifier si la condition que constitue la réclamation prévue par la nouvelle réglementation a été remplie.
En ce qui concerne le cas d'espèce, cette question ne peut toutefois pas être considérée comme séparée de considérations de caractère plus général touchant certains aspects du nouveau système de recours.
Sans vouloir mettre en doute ici l'utilité au point de vue administratif d'un mécanisme de filtrage des controverses qui surgissent entre les fonctionnaires et l'administration, lors de l'application du statut, il nous paraît tout aussi indubitable qu'un système de ce genre, conçu dans l'intérêt de l'économie du travail des autorités juridictionnelles et administratives, doit sauvegarder l'essence même des droits des intéressés, c'est-à-dire les fonctionnaires.
C'est dans cette perspective que le nouveau mécanisme doit être considéré et interprété. Si la réclamation par voie administrative devait répondre essentiellement aux mêmes conditions que celles du recours juridictionnel, cela constituerait pour le fonctionnaire non pas un assouplissement et un allégement, mais une aggravation et une complication. Si la procédure de réclamation administrative a été rendue nécessaire pour chercher à éviter, dans toute la mesure du possible, les complications et les
charges de la procédure juridictionnelle, il faut donner à la réclamation une structure dénuée de formalisme et, en particulier, éviter que la manière et la forme dans lesquelles elle doit être effectuée ne puissent léser la possibilité de protection juridictionnelle dont l'intéressé doit disposer dans le cas où la controverse n'a pas été réglée par la voie administrative. D'autre part, cette exigence doit être tempérée par celle que poursuit l'institution de la réclamation obligatoire, qui est de
permettre que les demandes de l'intéressé soient portées à la connaissance de l'autorité administrative compétente afin de donner éventuellement satisfaction au fonctionnaire, avant que l'administration ne se trouve devant la situation engendrée par l'introduction de ces requêtes devant la Cour.
La souplesse des formes qui s'impose en matière de réclamation administrative doit également se répercuter sur la qualification, au sens de l'article 90, paragraphe 2, des requêtes des fonctionnaires relatives à des actes administratifs faisant grief.
L'établissement d'une réglementation procédurale limite inévitablement le libre développement des arguments que le droit pourrait reconnaître aux intéressés; nous devons pourtant éviter que l'effet aille au-delà de celui qui est essentiellement son but.
Si nous en venons maintenant à la présente affaire, qui est une des premières dans lesquelles la Commission ait soulevé la nouvelle exception d'irrecevabilité, nous devons donc examiner la situation en tenant compte de la nature des actes accomplis et en considérant spécialement les circonstances temporelles du recours. Nous ne devons pas oublier que la modification textuelle est entrée en vigueur en juillet 1972, juste au moment où s'achevait la procédure administrative, dont la nature fait l'objet
de cette discussion, procédure qui a été engagée par la lettre adressée par la requérante à M. Coppé, le 18 mai 1972, à laquelle celui-ci avait répondu par une lettre du 12 juillet suivant.
En qualifiant la demande contenue dans la lettre du 18 mai, nous ne devons pas oublier non plus qu'elle a été écrite avant la publication des modifications apportées à l'article 91 du statut.
Dans cette lettre, Mlle Campogrande a adressé une protestation détaillée et directe au membre de la Commission compétent pour les questions administratives (il ne nous paraît pas qu'il vaille la peine de nous arrêter sur les exceptions de la défenderesse relatives au fait que la lettre n'avait pas été adressée à la Commission elle-même, ni par la voie hiérarchique; le fait que la lettre n'a pas été renvoyée à l'expéditrice et que celle-ci a même reçu une réponse du membre compétent de la Commission,
couvre, en effet, toute irrégularité éventuelle de ce genre). Cette protestation était dirigée contre une décision prise par un jury de concours à l'égard de la requérante qui en avait eu connaissance, nous ne savons comment, avant même qu'elle soit officiellement publiée. Étant donné ce fait, on pourrait difficilement estimer, en toute rigueur de termes, qu'il s'agisse d'une réclamation formelle. Toutefois, dans l'esprit déjà évoqué, nous devons bien considérer qu'une réponse aux remarques motivées
de l'intéressée a été donnée précisément par l'organe auquel la réclamation formelle aurait dû être adressée; et que cette réponse a été écrite après que le membre compétent de la Commission avait eu connaissance des faits, de telle sorte qu'il lui a été possible de prendre une décision de refus en pleine connaissance de cause.
Les conditions essentielles pour reconnaître à une demande le caractère de réclamation sont doubles. L'une est de caractère formel: la demande doit être adressée à l'autorité compétente; l'autre est de caractère substantiel: il faut qu'il soit demandé clairement à ladite autorité d'intervenir pour modifier une prise de position ou pour supléer à la carence d'un organe inférieur ayant une influence sur la situation juridique du fonctionnaire auteur de la demande.
Il nous semble que, dès qu'une demande satisfait à ces deux exigences fondamentales, on ne devrait rien demander d'autre afin de ne pas aggraver excessivement la position du fonctionnaire, lequel — ne l'oublions pas — ne doit pas être mis dans l'obligation de demander l'assistance d'un avocat au cours d'une procédure administrative.
En l'espèce, la requérante, en s'adressant au membre de la Commission responsable des questions administratives, avait demandé la modification d'une mesure administrative qui lui portait préjudice.
Ce qui vous est demandé maintenant, Messieurs, est de savoir si la requérante aurait dû, pour accomplir les formalités du nouvel article 91, adresser une nouvelle fois au même organe la réclamation à laquelle l'autorité compétente avait déjà donné une réponse précise. Nous estimons qu'il n'est pas possible de répondre affirmativement à une question de ce genre, du moins lors d'une première application du nouveau règlement. Etant donné que la possibilité de protection juridictionnelle est assurée aux
fonctionnaires par les traités instituant les Communautés, et compte tenu également des raisons exposées plus haut à l'encontre d'une structure rigide de la procédure administrative de réclamation actuellement réglementée dans la nouvelle version de l'article 91 du statut, il n'est pas possible, en cas d'identité substantielle du contenu d'une réclamation déjà présentée, d'exiger l'accomplissement d'un acte que l'on a toutes les raisons de considérer comme inutile, dans le seul but de satisfaire,
par des formes et des termes plus appropriés, à la condition procédurale établie dans le nouveau système.
Par conséquent, en laissant de côté toutes les questions de fond et de conformité entre réclamation et recours, nous vous proposons de repousser l'exception d'irrecevabilité, du moins en ce qui concerne la partie des conclusions du recours qui sont déjà substantiellement contenues dans la lettre du 18 mai 1972, et donc de passer à l'examen du fondement substantiel du présent recours.
Indépendamment de l'issue du recours, la défenderesse devra supporter les dépens relatifs à la procédure occasionnée par l'exception d'irrecevabilité qu'elle a soulevée.
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( 1 ) Traduit de l'italien.