CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. ALBERTO TRABUCCHI,
PRÉSENTÉES LE 4 JUILLET 1973 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Dans cette affaire, comme dans beaucoup d'autres qui ont eu pour objet l'interprétation de dispositions du règlement no 3 concernant la sécurité sociale des travailleurs, le problème qui se pose au juge national et au sujet duquel nous sommes appelés à émettre un jugement est celui de la détermination de la législation applicable au travailleur migrant.
Il s'agit d'établir si, sur la base du règlement no 3 et, en particulier, de ses articles 12 et 13, et en raison de l'activité que l'intéressé a déployée avant l'entrée en vigueur du règlement no 24/64 du 10 mars 1964 qui modifie l'article 13 du règlement no 3, il doit être considéré comme soumis à la législation française sur la sécurité sociale, comme l'a décidé la cour d'appel, ou si d'autres législations lui sont, au contraire, applicables à titre concurrent ou exclusif.
Tel est le point que les deux premières questions posées par la Cour de cassation française visent à élucider. En revanche, la troisième question a implicitement pour objet l'examen de la même question sous l'empire du nouveau texte de l'article 13, c, introduit par le règlement précité no 24/64/CEE du Conseil.
Avant d'examiner les deux questions relatives à la législation nationale applicable jusqu'en 1964, il est peut-être opportun de noter que la cour d'appel de Paris, dans son arrêt relatif à l'affaire actuellement en instance devant la Cour de cassation, semble partir de l'idée, qu'en vertu du règlement no 3, la législation française est applicable à l'intéressé à partir de 1950, date du début de son activité de représentant de commerce français en Allemagne. Il faut cependant noter que le règlement
entré en vigueur le 1er janvier 1959 ne modifie pas rétroactivement les critères retenus par le droit interne ou par les conventions internationales en vigueur pour déterminer la législation sociale applicable aux travailleurs migrants avant son entrée en application.
Par la première question, la juridiction française demande à la Cour de se prononcer sur la signification du terme «occupé» visé à l'article 12 du règlement no 3 et cela afin d'établir si un représentant de commerce, qui effectue des tournées continues de prospection dans un État membre pendant 9 mois par an, mais dont l'activité a un prolongement sur le territoire d'un autre État membre où se trouve le siège de l'entreprise qui l'emploie et avec laquelle il revient prendre contact, doit être
considéré comme «occupé» dans ces deux Etats ou exclusivement dans le premier; et si, en outre, une occupation principale sur le territoire d'un État membre est suffisante pour l'application de l'article 12 susvisé.
Cette disposition énonce le principe général pour déterminer la législation sociale à appliquer au travailleur migrant. Elle dispose que : «les travailleurs salariés ou assimilés occupés sur le territoire d'un État membre sont soumis à la législation de cet État, même s'ils résident sur le territoire d'un autre État membre ou si leur employeur ou le siège de l'entreprise qui les occupe se trouve sur le territoire d'un autre État membre».
Il s'agit maintenant de voir si un représentant dé commerce qui se trouve dans une situation analogue à celle de M. Hakenberg doit être considéré comme occupé, au sens de l'article 12, dans les deux États ou seulement dans celui où il déploie son activité pendant le temps le plus long. Il ne nous paraît pas douteux que, dans le cas envisagé par la Cour de cassation, dans lequel l'activité déployée sur le territoire de l'État où l'employeur a son siège présente des caractères susceptibles de
constituer la continuation, ne fût-ce que sur un plan purement administratif, du travail accompli à l'étranger, l'intéressé devra être considéré comme occupé dans les deux États membres.
La dernière partie de la première question, relative à la notion «d'occupation principale», non expressément prévue par l'article 12, semble impliquer l'idée, exprimée et défendue dans le mémoire des entreprises qui emploient le travailleur intéressé, qu'en cas de poursuite dans un État, de l'activité que le travailleur déploie la plupart du temps dans un second État, on pourrait, au lieu de considérer que la législation respective est applicable pour chaque période d'occupation dans chacun des
États, donner la primauté à la législation du pays dans lequel le travailleur accomplit principalement son travail. Dans un cas du genre de celui qui nous intéresse, caractérisé par une succession rapide, régulière et réitérative de séjours du travailleur dans deux Etats différents, bien que dans le cadre de la même occupation, cette thèse du recours à la notion «d'occupation principale» aurait l'avantage d'éviter l'application, selon une succession rapide et continue, de législations sociales
d'États différents, Cependant, le sens de l'expression «occupé» sur le territoire d'un État membre, tel que nous l'avons élucidé ci-dessus, ne permet pas d'admettre cette interprétation de l'article 12, qui, d'ailleurs, se trouverait aujourd-hui en contradiction avec la disposition de l'article 13, c, lequel, pour déterminer la législation applicable aux travailleurs qui déploient normalement leur activité sur le territoire de plusieurs États, se réfère non pas au critère de l'occupation principale,
mais à celui de la résidence.
Dans un cas du genre de celui qui nous occupe, l'application de la règle énoncée par l'article 12 conduirait à appliquer, au cours de chaque période de douze mois, deux législations sociales nationales différentes à l'égard du même travailleur: la législation allemande pour environ neuf mois et la législation française pour environ trois mois et cela pendant plusieurs années. Afin d'éviter les inconvénients résultant d'une alternance rapide et répétée de législations nationales différentes à l'égard
d'un même travailleur, l'article 13 établit quelques exceptions au principe général de l'article 12. C'est sur la première de ces exceptions que porte la seconde question du juge français. A cet égard, l'article 13, a, du texte initial du règlement disposait que «le principe posé à l'article précédent comporte l'exception suivante: Les travailleurs salariés ou assimilés ayant leur résidence sur le territoire d'un État membre, occupés sur le territoire d'un État membre par une entreprise ayant, sur
le territoire du premier, un établissement dont ils relèvent normalement, sont soumis à la législation de cet État, comme s'ils étaient occupés sur son territoire, pour autant que la durée probable de leur occupation sur le territoire du second n'excède pas douze mois; si la durée de cette occupation se prolonge au-delà de douze mois, la législation du premier État continue à être appliquée pour une nouvelle période de douze mois, au maximum, à la condition que l'autorité compétente du deuxième État
ou l'organisme qu'il désignera ait donné son accord avant la fin de la première période de douze mois.»
Il s'agit bien entendu du texte en vigueur avant le règlement précité no 24/64/CEE, du Conseil du 10 mars 1964.
A ce sujet, le juge français nous demande de définir le sens de l'expression «durée d'occupation de douze mois», et cela afin d'établir si un travailleur qui a été occupé, durant plusieurs années, sur le territoire d'un État membre par une entreprise ayant son siège sur le territoire d'un autre État membre, par périodes successives de neuf mois par an séparées par des séjours de trois mois dans le second État, doit être considéré comme assujetti aux dites dispositions.
Il est certain que le législateur communautaire, en formulant, dans l'article 13, a, la dérogation de l'article 12, n'a nullement songé à l'hypothèse des travailleurs qui exercent leur activité, de façon temporaire, sur le territoire de plusieurs États membres, hypothèse qui a été ensuite expressément considérée dans une nouvelle disposition ajoutée à cet article, c'est-à-dire l'actuel alinéa c, dont l'interprétation fait l'objet de la troisième question.
Il est vrai que dans le texte de ce même article 13, cette nouvelle disposition s'accompagne d'une modification de l'alinéa a, où, en limitant la portée précédente, il est fait référence non plus à la durée probable de l'«occupation» sur le territoire du second État, mais à la durée prévisible du travail que le travailleur doit y effectuer. La Commission pense pouvoir en tirer argument pour justifier l'application de l'ancien alinéa a au cas en question, en considérant chaque séjour de l'intéressé
en Allemagne comme un «détachement» distinct des précédents.
Toutefois, il ne nous paraît pas raisonnable d'interpréter l'expression «durée d'occupation de douze mois», comme la Commission le propose en dernière analyse, en l'entendant en ce sens qu'elle ne se référerait qu'à une période non interrompue de douze mois; dans ce cas, toute interruption, même brève, de l'occupation dans l'État de non-résidence aboutirait à faire recommencer chaque fois le calcul des douze mois. Le fait que cette disposition se réfère expressément à la durée probable de
l'cocupation sur le territoire du second Etat exclut que l'on puisse y faire entrer la situation d'un travailleur qui, bien qu'il accomplisse chaque fois une période de travail de neuf mois seulement dans le second Etat, est cependant destiné — on le sait d'avance — à recommencer chaque année cette période de séjour et d'occupation dans ledit Etat et cela indéfiniment, tant que dure son rapport de travail avec l'entreprise ayant son siège dans le premier État, ou, en particulier, tant qu'il continue
à exercer son activité de représentant d'entreprises françaises en Allemagne.
Selon les informations que la Commission nous a fournies, la raison de ce changement de rédaction de l'article 13, a, a été due à la nécessité d'éliminer les abus auxquels cette disposition avait donné lieu, en particulier la pratique de certaines entreprises, qui font continuellement des travaux dans d'autres États membres, consistant à faire effectuer des rotations périodiques des travailleurs ressortissants de l'État où elles ont leur siège, afin de maintenir l'application d'une législation
sociale moins onéreuse pour elle. Le cas considéré dans cette affaire ne présente certainement pas un tel caractère abusif. En effet, le retour périodique de l'intéressé en France était dû à des exigences objectives liées à son activité. Sous cet angle, par conséquent, aucune raison de principe ne s'opposerait a priori à une tentative d'application extensive de la règle en question, tentative qui pourrait se ramener à la nécessité, déjà reconnue par la Cour et que les dérogations au principe général
de l'article 12, fixées par l'article 13, tendent précisèment à satisfaire, d'éliminer les obstacles qui pourraient entraver ou gêner la libre circulation des travailleurs et de promouvoir l'interpénétration économique, en évitant les complications administratives que des cas du genre de celui auquel se réfère le juge français, susciteraient pour les travailleurs, les entreprises et les organismes de sécurité sociale (v. arrêt rendu dans l'affaire no 35-70, Sàrl Manpower, Recueil 1970, p. 1256).
Outre qu'elle répond à des finalités générales, la nécessité d'un effort d'interprétation pour parvenir à appliquer la dérogation de l'article 13, a, à des cas du genre de celui qui est pendant devant la Cour de cassation française se fait encore davantage sentir dans ce cas spécifique, étant donné que, comme la Commission nous en a informés à l'audience, à défaut d'application de l'exception prévue à l'article 13, a, et faute par conséquent d'appliquer à l'intéressé la législation sociale
française, celui-ci demeurerait privé du bénéfice d'une législation sociale, puisque le droit allemand ne prévoit pas l'affiliation au régime commun de sécurité sociale pour un représentant de commerce non salarié. Il s'agit toutefois d'une considération d'un fait particulier, qui, bien que regrettable, ne pourrait pas justifier une interprétation d'une règle de portée générale en contradiction manifeste avec son expression et sa signification.
Dans l'arrêt que vous avez rendu dans l'affaire 19-67 (Recueil 1967, p. 458), vous avez affirmé que l'article 13, a — première version — dans la phrase «la durée probable de leur occupation», se réfère à la durée de chaque rapport de travail et non à la durée des travaux à effectuer. Ce critère, considéré à la lumière de la référence expresse faite par la même disposition à la «durée probable» de l'occupation exclut l'applicabilité de ladite exception au cas d'un travailleur dont le rapport de
travail ou le genre d'activité, à caractère continu, le destine à être occupé chaque année, régulièrement, pendant neuf mois sur le territoire d'un État autre que celui où l'entreprise, pour le compte de laquelle il travaille, a son siège.
Le but de cette limitation dans le temps consistant à éviter la possibilité d'abus, qui videraient le principe de l'article 12 de son contenu, s'oppose à l'application de cette disposition à une situation du genre de celle-ci; même si elle ne présente certainement aucun caractère abusif et cela, même dans le cas — que nous n'envisageons ici qu'à titre d'hypothèse et que nous discuterons dans le cadre de la troisième question — où un travailleur dans la situation de M. Hakenberg peut continuer à être
considéré comme «résident» en France, en vertu du règlement no 3.
Des doutes pourraient surgir du fait que cette règle se réfère au concept de résidence du travailleur sur le territoire de l'État membre où l'entreprise ou l'établissement qui l'emploie a son siège. En effet, nous nous demandons comment il est possible de considérer comme résident sur le territoire d'un Etat membre, une personne qui est occupée sur le territoire d'un autre Etat membre pendant une période qui peut atteindre deux années ininterrompues, quand, sur la base de l'article 1, h, du
règlement no 3, le terme «résidence» indique le séjour habituel et donc un état de fait qui, au cours de ces deux années, semble exister, pour le travailleur considéré, sur le territoire du second Etat. Cependant, il faut observer que la durée probable de l'occupation ne doit pas, en principe, excéder douze mois et, que, par conséquent, lorsqu'il s'agit d'une durée relativement brève, le législateur a estimé pouvoir continuer à considérer comme séjour habituel, celui de l'État d'origine, précisément
en raison du caractère tout à fait transitoire et strictement limité dans le temps de l'occupation du travailleur dans le second Etat. Sous cet angle, la référence de la règle à la condition de la résidence du travailleur sur le territoire du premier Etat confirme l'interprétation proposée ci-dessus des termes «durée d'occupation de douze mois». En effet, il serait difficilement concevable, dans la généralité des cas, qu'un travailleur qui se trouve occupé — supposons, pendant onze mois par an dans
une localité bien déterminée du second Etat et pendant un mois par an, dans le premier, et cela, pendant des années — puisse continuer à être considéré comme résident sur le territoire du premier Eut, en vertu du règlement no 3. Cela confirme la thèse selon laquelle la réglementation en question a été conçue pour des cas d'occupation limitée dans le temps, de séjour même d'une certaine durée mais «una tantum» et non pas des séjours réguliers et répétés.
Nous estimons donc qu'il n'existe pas d'éléments suffisants pour justifier l'interprétation proposée par la Commission.
D'autre part, en réponse à une question écrite posée par un membre de l'Assemblée parlementaire européenne, la Commission, se référant spécialement à la situation des représentants de commerce qui exercent leur activité sur le territoire de plusieurs Etats membres, telle qu'elle existait avant le règlement no 24/64, avait déclaré textuellement que : «L'application du principe précité entraînait leur assujettissement aux régimes de ces différents Etats. C'est ce qui a amené la Commission à soumettre
au Conseil, ainsi d'ailleurs que la Commission sociale du Parlement européen en a été informée en son temps par le président du groupe des affaires sociales de la Commission de la CEE, un projet de règlement dérogeant à ce principe afin que ces travailleurs ne soient soumis qu'à une seule législation et que leur situation en matière de sécurité sociale soit simplifiée» (JO 1964, p. 1839).
C'est à cette idée que le Conseil se réfère, lui aussi, dans le second considérant du règlement no 24/64.
Il faut donc répondre négativement à la seconde question, ce qui implique, en l'espèce, l'application intégrale de la règle générale de l'article 12 du règlement no 3.
Par la troisième question, la Cour de cassation française nous demande d'interpréter les dispositions de l'article 1, h, du règlement no 3, selon lesquelles le terme «résidence» doit être entendu comme «séjour habituel» et cela afin de déterminer s'il faut considérer comme constituant la résidence, tout séjour habituel dans les limites des frontières d'un Etat membre, même lorsque le séjour n'a pas lieu dans un endroit fixe et consiste en tournées de prospection effectuées avec une caravane, ou si
le séjour habituel, au sens de ladite disposition, implique une certaine fixité en un lieu donné et si, en conséquence, la résidence se trouve seulement dans l'Etat membre où le travailleur revient dans l'intervalle de ses tournées, à un domicile précis et où se trouve également le siège des entreprises qui l'emploient.
Comme l'observe la Commission, cette question a été mise en relation avec la disposition de l'article 13, alinéa 1, c, qui a été introduite par le règlement no 24/ 64. Dans son premier sous-alinéa, cette disposition prévoit que les travailleurs salariés ou assimilés (autres que ceux travaillant dans le secteur des transports) qui exercent normalement leur activité sur le territoire de plusieurs Etats membres, sont soumis à la législation de celui de ces États membres sur le territoire duquel ils ont
leur résidence. Le second sous-alinéa règle la situation des travailleurs qui ne résident sur le territoire d'aucun des Etats membres où ils exercent leur activité, en disposant «qu'ils sont soumis à la législation de l'Etat membre sur le territoire duquel se trouve l'employeur ou les employeurs ou bien le siège de l'entreprise ou des entreprises qui les occupent».
A ce point, le problème devient extrêmement délicat, parce que, considérée en elle-même, la disposition de l'article 1, h, à laquelle le législateur communautaire a voulu attribuer la valeur d'une règle interprétative, n'offre pas d'éléments suffisants pour résoudre un cas du genre de celui qui est soumis à l'examen du juge «a quo».
En interprétant cette règle interprétative, que le juge national doit ensuite appliquer à l'article 13, nous devons nous référer au système de ce dernier article et au nouvel esprit de clarification intentionnelle qui devait résulter de la réforme de 1964.
La succession des critères de liaison, qui doivent servir de base pour déterminer la législation applicable est nettement la suivante :
1. la règle générale est celle de l'article 12 (application de la lex loci où le travailleur est occupé) ;
2. si les lieux d'occupation sont situés dans plusieurs Etats, le critère qui prévaut est celui, non de la plus grande durée dans le temps, mais de la résidence (art. 13, c, sous-alinéa 1) ;
3. si le travailleur ne réside dans aucun des Etats membres, on applique la législation de l'Etat de l'entrepreneur (norme finale, qui complète le système et qui assure la protection du travailleur (art. 13, c, sous-alinéa 2).
Le problème est maintenant de voir si, dans un cas comme celui qui nous occupe, le travailleur a une résidence et selon quel critère, elle peut être déterminée.
Voyons alors s'il est possible de déterminer une résidence, dans le sens du règlement no 3, pour un voyageur de commerce qui se déplace continuellement et qui a des engagements de travail, de caractère différent mais faisant partie d'une seule occupation, dans différents Etats membres.
Que signifie la résidence d'un voyageur, prise comme critère de liaison distinct de son lieu de travail? Le fait qu'il s'agit, dans ce système, d'un critère distinct, se déduit très bien d'une autre règle de ce même article 13, celle de l'alinéa b, qui, après avoir considéré d'autres cas pour d'autres travailleurs subordonnés, voyageurs eux aussi, en quelque sorte, que sont les employés d'une entreprise de transport, prévoit dans une dernière hypothèse, le cas où le travailleur est occupé d'une
manière exclusive ou prépondérante, sur le territoire d'un Etat membre et y réside. Cette disposition, bien qu'elle concerne un cas qui n'entre pas directement dans notre hypothèse, permet de déduire que le séjour prépondérant (ou même exclusif) en vue d'effectuer un travail sur le territoire d'un État, ne s'identifie pas automatiquement avec la résidence.
C'est sous cet angle qu'entre en considération l'article 1, h, du règlement no 3, qui définit la résidence comme le lieu de «séjour habituel», et, avec raison, la Cour de cassation française a attiré l'attention sur ce point, puisque c'est cette définition de l'article 1 qui doit faire l'objet d'interprétation.
Nous devons maintenant aborder une question préliminaire. Nous nous demandons si le contenu de la définition même de «séjour habituel» doit être établi par référence générique au territoire d'un État ou à un lieu plus précisément défini, qui serait la localité où l'on séjourne habituellement.
Disons tout de suite que, même si l'on devait s'en tenir à l'idée qui vient tout d'abord à l'esprit, selon laquelle, puisqu'il s'agit de déterminer la législation de l'État à appliquer, un lien générique de l'intéressé avec l'un ou l'autre État devrait suffire comme critère de référence territoriale, la solution ne pourrait être trouvée dans la seule donnée, nous dirons quantitative — ou presque matérielle — du temps passé sur le territoire de l'un ou de l'autre État, en reconnaissant comme Etat de
résidence celui dans lequel le travailleur passe la plus grande partie de ses journées. Et nous savons que le demandeur au principal vit pendant environ neuf mois en Allemagne et pendant trois mois seulement, en France.
Néanmoins, à notre avis, il n'est pas dit, dans un cas comme le nôtre, que le concept de résidence doive se référer de façon générique au seul rapport avec l'ensemble du territoire de l'Etat. En effet, le législateur n'a pas parlé de résidence dans l'Etat, mais d'application de la loi de l'Etat sur le territoire duquel le travailleur «a sa résidence». En d'autres termes, le règlement semble présupposer pour une conséquence déterminée, une situation qui n'a pas seulement une référence générique au
cadre de l'Etat. La détermination de la législation nationale applicable apparaît plutôt comme la conséquence de la détermination du lieu où le travailleur se trouve dans cette situation, de fait, mais juridiquement définissable, qu'est précisément la résidence. La différence apparaît clairement avec d'autres règles, toujours du même règlement, no 3, qui en parlant, par exemple, des apatrides, dit que la loi de l'État «où ils ont leur résidence» leur est applicable (art. 4, paragraphe 1). Dans cette
dernière acception, la résidence est considérée comme juxtaposée au concept de citoyenneté et certainement pas, par exemple, à celui du lieu de travail, comme dans le cas qui nous intéresse: s'agissant de sujets qui n'ont aucun lien avec tel ou tel État, on s'en est tenu au seul fait important, à savoir qu'ils vivent dans un État. Avoir sa résidence dans un État, ou parler d'Etat dans lequel un travailleur a sa propre résidence, sont des situations qui peuvent être considérées comme bien distinctes,
de même que dans le cadre de l'Etat, il est possible de distinguer une résidence du domicile ou d'autres relations territoriales.
Outre qu'elle est fondée sur des données littérales, l'objection contre le critère de référence au territoire d'un État apparaît également confirmée par le fait qu'en n'utilisant qu'une comparaison purement quantitative de la durée des périodes de travail dans les différents États, le législateur n'a pas voulu établir de distinction mais s'est référé à un concept qui désigne généralement le lien étroit d'une certaine personne avec un certain lieu: lieu qui, par définition n'existe pas pour le sujet
qui vit en se déplaçant continuellement à bord de sa caravane, en portant avec soi, si l'on peut s'exprimer ainsi, son siège local.
Pour ces raisons, il nous paraîtrait certainement préférable de partir de l'idée que, pour le travailleur migrant, il faut prendre en considération un concept propre de résidence comme lien avec un lieu déterminé. Sous cet angle, le problème pratique pourrait paraître facile à résoudre en faveur de l'applicabilité de la législation française considérant que l'itinérant ne réside habituellement en aucun lieu; ou, le cas échéant, il ne pourrait avoir une résidence que dans le lieu auquel il a
l'habitude de retourner périodiquement, c'est-à-dire en France, dans le cas de M. Hakenberg. Dans l'une et l'autre de ces dernières solutions, c'est de toute façon toujours la législation de cet État qui serait applicable en l'espèce.
Mais, pour proposer à la juridiction de renvoi, un critère de solution valide même dans l'hypothèse où on accepterait un concept de résidence entendu par référence à l'ensemble du territoire national, il faut voir si, du fait qu'elle se réfère au caractère «habituel», la notion de résidence telle qu'elle est qualifiée par l'article 1, h, implique, au-delà de l'élément de durée, d'autres conditions, telles qu'une assiduité de fréquence et un élément d'intentionnalité. Lorsqu'en pratique, il n'existe
pas de séjours permanents, mais seulement plus ou moins durables, l'élément «habitude» pourrait également revêtir un caractère de relativité: peu est plus habituel que rien. Il reste, toutefois, entendu que le caractère habituel ne peut pas résulter de la somme de plusieurs séjours occasionnels n'impliquant pas l'élément essentiel du lien de l'intéressé avec le territoire qui se manifeste dans ce caractère habituel. Nous observons, enfin, que l'état de fait sur lequel se fonde la résidence doit
avoir également une certaine apparence, de manière que les intéressés et les tiers puissent s'y fier.
Chacun connaît les différences qui existent dans la législation et la pratique, les incertitudes, les contrastes qu'a toujours présentés la détermination du rapport de la personne avec le territoire. Depuis l'antique «domicilium» qui était lié aux «sacra» de la famille, mais qui était essentiellement un rapport de fait et de sentiment, considéré comme point de référence d'affections et d'intérêts, les relations se sont multipliées et, par conséquent, compliquées, en liaison avec le fait que l'on a
voulu faire du «domicilium», la substance d'une obligation légale et donc de relations juridiques. La relation de fait de la personne avec le territoire était cependant trop forte pour être négligée et cette situation de fait qui se concrétise dans la résidence a ainsi fini par s'imposer, même en-dehors d'une disposition législative expresse.
A la dualité des positions juridiques correspond, du reste, une dualité de fait dans la manière de considérer les rapports de l'homme avec le territoire: dualité qui — comme nous l'avons dit — donne lieu à des divergences et à des incertitudes: une position de droit qui considère surtout la localisation des rapports juridiques du sujet (domicile) et une position de fait qui considère la vie de la personne (résidence). Dans le droit moderne, on observe toutefois une tendance à un retour à l'unité.
C'est précisément à un seul concept, celui de résidence, que se réfère le règlement no 3, à côté de ceux de lieu de travail ou de localisation de l'entreprise.
Il est pour nous, aujourd-hui, d'une grande importance de considérer la résolution adoptée, le 18 janvier 1972, par le Conseil des ministres du Conseil de l'Europe, relative à l'unification du concept juridique de «domicile» et de «résidence». Selon le no 9 de cette résolution, pour déterminer si une résidence est habituelle, il faut tenir compte de la durée et de la continuité de la résidence ainsi que d'autres faits de caractère personnel ou professionnel qui révèlent des liens durables entre une
personne et sa résidence. Selon le no 10 de cette résolution, l'élément intentionnel du sujet, tout en n'étant pas en lui-même décisif, peut toutefois être pris en considération pour déterminer si l'intéressé possède une résidence ou quel est le caractère de celle-ci.
Il s'agit de critères qu'il convient certainement de prendre en considération, non seulement en raison de leur valeur intrinsèque mais encore des objectifs méritoires que cette résolution entend poursuivre.
Dans la jurisprudence, l'orientation qui tend à considérer l'incidence du facteur de résidence effective dans la détermination du domicile comme un élément de fait, soustrait par conséquent au contrôle de la Cour de cassation, est tout aussi remarquable (voir Mazeaud, «Leçons de droit civil», 1970, vol. II, p. 583). L'unité de la notion juridique n'est atteinte précisément qu'avec la fusion de données qui ont leur origine dans des exigences diverses. Si l'on recherche le domicile, comme pour la loi
française, c'est le fait «résidence» qui peut avoir une valeur déterminante. Pour chercher la résidence, là où le lien de la vie d'une personne avec le territoire n'apparaît pas clairement, il faut adopter des critères qui servent à identifier le rapport lui-même au-delà d'une pure matérialité temporelle, non accompagnée d'éléments d'apparence, de stabilité, d'intentionnalité ou autre.
En en venant à notre notion de «séjour habituel», nous observons que, s'il n'existe aucune incertitude lorsque le caractère habituel amène le sujet à résider dans un lieu nettement distinct par rapport à tous les autres, parce que c'est en ce lieu qu'il peut se trouver, c'est à cet endroit qu'il retourne systématiquement, et c'est de là qu'il part, etc., if est difficile d'appliquer le critère du caractère habituel lorsqu'il existe une pluralité de ces lieux. Sera-ce l'élément de la durée du séjour
ou sera-ce l'intention du sujet qui décidera? Nous avons vu la résolution précitée du Conseil de l'Europe, qui reprend également les dernières conclusions de la doctrine, selon laquelle l'intention, bien qu'elle ne soit pas décisive, peut, elle aussi, servir à qualifier un lieu de séjour, d'habituel, et par conséquent de résidence.
Or, le point qui reste à résoudre est celui-ci: cet élément intentionnel peut-il avoir une importance telle qu'il permette de surmonter la différence considérable de durée qui peut exister entre le séjour, supposons, de trois mois à Paris et tout le reste du temps pendant lequel l'intéressé voyage en Allemagne. Mais, de ce point de vue, si l'on considère le séjour dans un lieu déterminé, le problème ne peut être résolu que par l'alternative: l'intéressé a-t-il ou n'a-t-il pas sa résidence? Parce que
s'il ne l'a pas à l'endroit où il retourne, où il a tous ses liens extraprofessionnels, où il vote, où il paie ses impôts, où il possède ses biens mobiliers, outre ceux qu'il transporte avec lui dans sa caravane, il ne l'a dans aucun autre endroit, même si, par hasard, le temps durant lequel il séjourne à l'extérieur en se déplaçant continuellement est plus long par rapport au temps qu'il passe dans le lieu où se trouve le centre de sa vie et où il retourne normalement. En effet, il est certain que
cet élément du retour systématique est admis comme critère déterminant dans de nombreux autres rapports; nous pensons, par exemple, au travailleur et à l'étudiant qui retournent régulièrement à la maison, chaque fin de semaine, même si les jours de leur travail à l'extérieur sont plus nombreux que ceux du séjour dans la localité; c'est ici que nous pouvons, juridiquement, conclure qu'ils ont leur séjour habituel.
Du reste, comme nous l'avons vu, le texte même de l'article 13 dans sa première version, admettait, lui-aussi, que le travailleur occupé en dehors de sa patrie, conservait sa résidence dans le pays d'origine tout en travaillant de façon permanente à l'extérieur pendant une période qui pouvait atteindre jusqu'à deux ans; il ne pouvait s'agir visiblement que d'une résidence de caractère principalement intentionnel.
En conclusion, le caractère habituel du séjour auquel se réfère l'article 1 du règlement que nous devons interpréter ne résulte pas de la multiplication de plusieurs séjours occasionnels sur le territoire d'un Etat, dépourvus d'un élément d'habitude avec une localité déterminée, mais du séjour qui présente un caractère de lien effectif avec le territoire. En ce qui concerne les voyageurs, ce lien est comme le port d'arrivée et de départ. C'est celui-là que l'on peut considérer comme leur résidence,
en se fondant soit sur le minimum d'apparence nécessaire, soit sur la continuité, fût-ce avec de longues interruptions, soit sur l'élément intentionnel.
Tout ce que nous avons dit jusqu'ici se réfère en particulier au concept de résidence en tant que rapport avec une localité déterminée. Mais les résultats auxquels nous sommes parvenus pourraient nous être unies même si nous devions accepter une notion de résidence définie par rapport à l'ensemble du territoire de l'Etat. En effet, même sur ce plan, ni le développement du rapport de travail ni le fait qu'il dure plus longtemps sur l'un ou sur l'autre territoire, ne serait suffisant et le fait
matériel de passer dans l'un ou l'autre État la majeure partie des journées, ne pourrait donc pas suffire, s'il ne s'accompagnait d'aucun autre élément qui exprime le lien de la personne avec ce territoire.
Nous concluons donc:
1) Un travailleur salarié ou assimilé qui déploie normalement la partie commerciale de son activité pendant environ neuf mois par an sur le territoire d'un État membre et la partie administrative de cette même activité, pendant la période restante, sur le territoire d'un autre État membre où l'entreprise qui l'emploie a son siège, doit être considéré comme «occupé» dans les deux États au sens de l'article 12 du règlement no 3 du Conseil concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants.
2) La disposition de l'article 13, a, de ce règlement, dans sa version antérieure au règlement no 24/64/CEE du Conseil du 10 mars 1964, en limitant en principe à une période de 12 mois, la dérogation qu'elle a introduite à la règle de l'article 12 de ce même règlement, n'est pas applicable à un travailleur qui, pendant plusieurs années, a été normalement occupé durant neuf mois par an sur le territoire d'un État membre autre que celui sur lequel l'entreprise qui l'emploie a son siège et où il exerce
son activité pendant le reste du temps.
3) La notion de résidence entendue comme «séjour habituel» au sens de l'article 1, h, du règlement no 3, ne se limite pas à la donnée matérielle de la durée du séjour d'une personne, mais présuppose d'autres éléments de fait établissant une relation caractérisée de la personne avec le territoire. L'importance de ces éléments, tels qu'une certaine stabilité et continuité, fût-ce avec des interruptions périodiques, l'intentionnalité, l'apparence, devra être appréciée, chaque fois, afin de déterminer
le caractère habituel du lien avec le territoire, en tenant compte également du genre d'acitivité déployée par l'intéressé.
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( 1 ) Traduit de l'italien.