CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. GERHARD REISCHL,
PRÉSENTÉES LE 30 JANVIER 1975 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Dans le cadre d'une procédure pendante devant lui, le tribunal de police de Mons a demandé à la Cour de justice d'interpréter une disposition du règlement du Conseil no 543/69 relatif à l'harmonisation de certaines dispositions en matière sociale dans le domaine des transports par route.
L'article 11, paragraphe 2, du règlement susmentionné, qui a été entre autres adopté en vue de mettre en oeuvre une politique commune des transports sur la base de l'article 75 du traité CEE, prévoit — pour autant que cela importe en l'espèce — que tout membre d'un équipage affecté aux transports de voyageurs doit avoir bénéficié, au cours de la période de 24 heures précédant tout moment où il exerce une des activités indiquées à l'article 14, paragraphe 2, sous c) et d) (c'est-à-dire lorsqu'il
conduit un véhicule ou est présent au travail), d'un repos journalier de 10 heures consécutives au moins, sans possibilité de réduction au cours de la semaine. L'article 14, paragraphe 2, de ce règlement prévoit en outre que les membres de l'équipage inscriront, dans le livret individuel de contrôle, entre autres le relevé des interruptions de travail d'au moins 15 minutes. Selon l'article 18 du règlement en cause, il est de la compétence des États membres d'arrêter les dispositions législatives,
réglementaires et administratives nécessaires à l'exécution du règlement; celles-ci doivent entre autres porter sur les sanctions applicables en cas d'infraction.
Un arrêté royal a donc été pris en Belgique le 23 mars 1970. Son article 3 renvoie à l'article 2 de la loi du 18 février 1969 (loi relative aux mesures d'exécution des traités et actes internationaux en matière de transport par route, par chemin de fer ou par voie navigable) et prévoit clairement que les infractions aux dispositions du règlement du Conseil précité sont punissables.
Sur la base des dispositions citées, des poursuites pénales ont été intentées contre Jean-Pierre Cagnon, chauffeur d'autobus et contre l'entrepreneur de transport Jean-Paul Taquet, son patron. Abstraction faite du fait que le premier a omis de mentionner les interruptions de travail d'au moins 15 minutes prescrites par l'article 14, paragraphe 2, du règlement du Conseil, infraction qui ne nous intéresse plus à ce stade de la procèdure, il lui est reproché de ne pas avoir, au cours d'un transport de
voyageurs en Allemagne, respecté un repos journalier de 10 heures consécutives au moins au cours des 24 dernières heures précédant le début de son activité. Son employeur, qui a déclaré que le chauffeur avait reçu pour instruction de passer la nuit en cause au lieu de destination, en Allemagne, ne pourrait, sur la base de ses moyens de défense, être poursuivi au pénal. Toutefois, si le chauffeur avait effectivement commis une infraction dans l'exercice des fonctions auxquelles son commettant
l'employait, ce dernier serait, en vertu de l'article 2, paragraphe 4, de la loi susmentionnée du 18 février 1969, solidairement responsable des frais et amendes mis à charge de son chauffeur. C'est pour cette raison qu'il n'a pas été mis hors de cause dans l'instance au principal.
Au cours de la procédure au principal, le chauffeur inculpé s'est surtout défendu en soutenant que l'article 11, paragraphe 2, du règlement du Conseil susmentionné ne prescrirait d'obligations que pour l'employeur, et n'en imposerait au contraire aucune au personnel affecté aux transports. Selon cette disposition, il serait suffisant que l'employeur veille à ce qu'il soit possible [à son personnel] de bénéficier du repos journalier; il ne serait toutefois pas requis que ce personnel se repose
effectivement Si cette interprétation était exacte, il ne serait pas possible, selon l'argumentation développée au cours de la procédure au principal, de prononcer de sanction contre le chauffeur mis en cause.
Eu égard à cette situation qui requiert une interprétation du règlement du Conseil no 543/69, le tribunal de police de Mons a estimé opportun, dans son ordonnance rendue le 6 septembre 1974, de suspendre la procédure et de poser, à titre préjudiciel, conformément à l'article 177 du traité CEE, la question de savoir en quel sens les mots «avoir bénéficié d'un repos» mentionnés à l'article 11, paragraphe 2, du règlement du Conseil no 543/69 doivent être compris.
La Commission des Communautés européennes a été la seule à exprimer son opinion à propos de cette question. Elle a recommandé d'interpréter l'article 11 du règlement du Conseil en ce sens qu'il prévoirait une obligation, également pour le personnel affecté aux transports, de respecter effectivement les périodes de repos journalier, c'est-à-dire d'interrompre les activités visées à l'article 14, paragraphe 2, sous c) et d).
Nous estimons que cette opinion et les motifs sur lesquels elle s'appuie sont convaincants. Nous proposons donc à la Cour de les adopter.
En premier lieu, il importe de relever que la disposition à interpréter fait partie d'un règlement, par conséquent d'un acte qui, selon l'article 189 du traité CEE a une portée générale, est obligatoire dans tous ses éléments et est directement applicable dans tout État membre.
Ensuite, la Commission a raison lorsqu'elle soutient que le libellé de l'article 11, paragraphe 2, montre clairement à lui seul que cet article non seulement impose aux entreprises de transport l'obligation de prévoir la possibilité de respecter les périodes de repos journalier, mais encore oblige le personnel affecté aux transports à respecter effectivement les dispositions relatives au repos journalier. En effet — pour autant que cela nous intéresse en l'espèce — nous lisons à l'article 11,
paragraphe 2: «Tout membre d'un équipage affecté aux transports de voyageurs doit avoir bénéficié, au cours de la période de 24 heures précédant tout moment où il exerce une des activités indiquées à l'article 14, paragraphe 2, sous c) et d) : — d'un repos journalier de 10 heures consécutives au moins, sans possibilité de réduction au cours de la semaine …» Il est certain que cette disposition aurait été formulée autrement si les auteurs du règlement avaient voulu imposer aux entreprises de
transport uniquement l'obligation de donner à leur personnel affecté aux transport la possibilité de respecter les temps de repos journalier. Comme la Commission l'a également souligné à bon droit, les temps de repos journalier au sens de l'article 11 du règlement du Conseil doivent être envisagés par opposition aux périodes de conduite et aux autres périodes de présence au travail qui sont visées à l'article 11 par renvoi à l'article 14. Il s'ensuit que le personnel affecté aux transports dispose
sans aucun doute d'une certaine liberté pour «moduler» les périodes de repos, mais il est en tout cas exclu qu'il conduise ou soit présent au travail.
Le libellé de l'article 11, paragraphe 2, n'est pas seul à plaider en faveur de cette interprétation. Nous relèverons également entre autres les articles 7 et 8 du règlement du Conseil qui délimitent les périodes de conduite par rapport aux temps de repos journalier. En effet, cette circonstance incline à croire que le personnel affecté aux transports est directement obligé, sans équivoque possible, non seulement de tenir compte des périodes de conduite, mais aussi de respecter strictement les temps
de repos.
Pour terminer, nous ne pouvons pas perdre de vue les objectifs que poursuit le règlement du Conseil, comme en témoigne expressément son préambule. La référence à la décision du Conseil du 13 mai 1965 nous apprend que l'objectif visé, à savoir une harmonisation de certaines dispositions ayant une incidence sur la concurrence dans le domaine des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable, est important. Il y est question de «favoriser le progrès social» et, en fin de compte,
d'améliorer la sécurité routière. Or, il nous semble tout à fait évident que ces objectifs ne pourraient pas être atteints si l'article 11 devait se limiter, comme le prévenu dans la procédure au principal le soutient, à prévoir la possibilité de respecter les temps de repos. Dans ce cas, l'harmonisation des conditions de concurrence n'y gagnerait rien, la sécurité routière ne pourrait certainement pas être améliorée et il faudrait notamment considérer que le progrès social n'est pas favorisé, mais
qu'au contraire il y a un recul par rapport à l'état du droit déjà existant dans les États membres.
Pour tous ces motifs, il conviendrait de répondre comme suit à la question du tribunal de police de Mons :
L'article 11, paragraphe 2, du règlement no 543/69 doit être compris en ce sens qu'il comporte pour le personnel affecté aux transports l'obligation de respecter effectivement les dispositions relatives aux temps de repos, en ce sens que chaque activité visée à l'article 14, paragraphe 2, sous c) et d) doit être interrompue pendant les périodes de temps prescrites.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.