CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. GERHARD REISCHL,
PRÉSENTÉES LE 14 SEPTEMBRE 1982 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Les faits de la procédure, qui nous occupe aujourd'hui, sont connus pour l'essentiel par suite de l'affaire 62/79 ( 2 ). Il nous suffira dès lors d'observer brièvement ce qui suit.
La société française «Les Films La Boétie», productrice du film «Le Boucher» et titulaire exclusive des droits sur ce film, a conclu, le 8 juillet 1969, avec la société belge Ciné-Vog Films, un contrat de cession par lequel cette dernière obtenait le droit exclusif pour sept ans de faire représenter publiquement le film, entre autres, en Belgique et au Luxembourg. Le film a été projeté pour la première fois dans des cinémas belges en mai 1970.
Le droit de représenter le film à la télévision allemande a été cédé par la société La Boétie, apparemment par l'intermédiaire d'une société de distribution française, à un institut de télévision allemand. Celui-ci a diffusé le film en langue allemande, sous le titre «Der Schlächter», en janvier 1971, c'est-à-dire à une époque où, d'après la convention existant entre La Boétie et Ciné-Vog, le film ne pouvait pas encore être montré à la télévision belge. Cette diffusion a été captée par trois
sociétés belges qui pratiquent la télédistribution (Coditel) et transmise par câbles, sans l'autorisation de La Boétie ou de Ciné-Vog, aux abonnés de ces sociétés en Belgique.
Pour Ciné-Vog, il s'agit là d'une atteinte portée à sa position juridique. C'est pourquoi, ensemble avec la Chambre syndicale belge de la cinématographie, elle s'est adressée au tribunal de première instance de Bruxelles et a obtenu, le 19 juin 1975, un jugement qui déclarait que les sociétés Coditel, ayant agi sans l'autorisation de Ciné-Vog, avaient enfreint son droit d'auteur et les condamnait dès lors à des dommagesintérêts.
Les sociétés Coditel ont saisi de ce jugement la cour d'appel de Bruxelles, en faisant valoir que la cession du droit exclusif de représentation par La Boétie à Ciné-Vog était incompatible avec les articles 85 et 59 du traité CEE, que le contrat conclu était donc nul et de nul effet et ne pouvait pas avoir conféré à Ciné-Vog une position juridique lui permettant d'agir à l'encontre des sociétés Coditel. La cour d'appel a déclaré, dans son arrêt du 30 mars 1979, que le tribunal de première instance
était parti judicieusement de la considération que, d'après la législation belge sur le droit d'auteur (loi du 22 mars 1886) et l'article 11 bis de la convention de Berne, les sociétés Coditel avaient besoin d'une autorisation de Ciné-Vog. A propos de l'article 85 du traité CEE, elle a estimé que cette disposition n'était pas applicable au cas qui lui était soumis. L'article 36 du traité CEE s'appliquerait en effet aussi au droit d'auteur, et l'objet spécifique du droit d'auteur d'un film
comporterait également le droit de représentation. Or, ce droit continuerait en toute hypothèse à appartenir à Ciné-Vog, même s'il fallait admettre que l'article 85 du traité CEE entraine la nullité de la clause d'exclusivité. En revanche, la cour d'appel a éprouvé des doutes en ce qui concerne l'application de l'article 59 du traité CEE, sorte que, sur ce point, elle a posé deux questions préjudicielles à notre Cour, qui peuvent sans doute être supposées connues en tant qu'elles étaient l'objet de
la procédure dans l'affaire 62/79 ( 3 ).
Dans son arrêt du 18 mars 1980 ( 3 ), la Cour a déclaré qu'il était compatible avec les dispositions du traité relatives à la libre prestation de services que le cessionnaire des droits de représentation d'un film cinématographique dans un État membre invoque son droit pour faire interdire la représentation de ce film dans cet Éut par voie de télédistribution, si le film, ainsi représenté, est capté et transmis après avoir été diffusé par un tiers dans un autre État membre, avec le consentement du
titulaire originaire du droit. De cette décision préjudicielle, la cour d'appel ne semble pas encore avoir tiré des conséquences.
Entre-temps, les sociétés Coditel s'étaient en effet pourvues, contre l'arrêt de la cour d'appel, devant la Cour de cassation belge, en faisant valoir entre autres que la cour d'appel avait estimé à ton que l'article 85 du traité CEE n'était pas applicable à l'espèce. Étant donné que l'article 36 ne limite pas le champ d'application de l'article 85, celui-ci pourrait parfaitement entrer en ligne de compte lorsque l'exercice d'un droit de propriété industrielle ou d'un droit d'auteur constitue —
comme c'est le cas pour une cession de licence exclusive sur un film — l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente. A cet égard, il faudrait vérifier notamment si des contrats similaires existent entre les mêmes parties, ou aussi entre des tiers, et quelles autres clauses anticoncurrentielles le contrat à apprécier comprend.
Lors de l'examen de l'affaire, qu'elle a effectué apparemment en connaissant la décision préjudicielle 62/79 ( 3 ), la Cour de cassation belge est arrivée à la conclusion que le moyen de cassation pris d'une violation de la convention de Berne devait être rejeté. En revanche, à propos des articles 36 et 85 du traité CEE, elle a jugé nécessaire d'obtenir une interprétation complémentaire. C'est pourquoi, par arrêt du 3 septembre 1981, elle a suspendu la procédure pendante devant elle et déféré, en
application de l'article 177 du traité CEE, la question préjudicielle suivante:
«Lorsqu'une société, propriétaire des droits d'exploitation d'un film cinématographique, accorde par contrat à une société d'un autre État membre un droit exclusif de représentation de ce film dans cet État, dans un délai déterminé, ce contrat est-il susceptible, en raison des droits et obligations qu'il contient et du contexte économique et juridique dans lequel il se situe, de constituer une entente interdite entre entreprises par application de l'article 85, paragraphes 1 et 2, du traité, ou ces
dispositions sontelles inapplicables, soit parce que le droit de représentation du film ferait partie de l'objet spécifique du droit d'auteur et que, dès lors, l'article 36 du traité ferait obstacle à l'application de l'article 85, soit parce que le droit que fait valoir le cessionnaire du droit de représentation résulte d'un statut légal lui conférant une protection erga omnes, qui échappe aux éléments contractuels et de concertation visés par ledit article 85?»
Sur cette question, nous prenons position comme suit.
1. Nous commencerons, si vous le voulez bien, par rappeler la jurisprudence actuelle en la matière.
a) Comme la question posée comporte une référence à l'article 36, qui permet certaines dérogations aux règles du traité, entre autres pour des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, il faut noter surtout la constatation, faite dans la jurisprudence, selon laquelle cette propriété comprend aussi les droits d'auteur et des droits protégés voisins (voir arrêts dans les affaires 78/70 ainsi que 55 et 57/80 ( 4 )).
b) De plus, la Cour a souligné dans la jurisprudence qu'il ressortait des termes de l'article 36, spécialement de sa deuxième phrase, ainsi que de la position de cet article que, si le traité n'affecte pas l'existence des droits protégés, l'exercice de ces droits n'en peut pas moins, selon les circonstances, enfreindre les interdictions édictées par le traité, et que des dérogations aux règles de ce dernier ne sont possibles que dans la mesure où elles sont nécessaires à la sauvegarde des droits
qui constituent l'objet spécifique de la propriété industrielle et commerciale, ou d'un autre droit de propriété intellectuelle (voir par exemple, pour le droit d'auteur et les droits protégés voisins, l'affaire 78/70 ( 5 ) et, pour le droit de marque, l'affaire 192/73 ( 6 )).
A propos du droit de représentation d'un film, qui nous intéresse ici, la Cour a observé fondamentalement dans l'affaire 62/79 ( 7 ) que les problèmes que comporte le respect du droit d'auteur par rapport aux exigences du traité ne sont pas les mêmes que ceux qui concernent les œuvres littéraires et artistiques, dont la mise à la disposition du public se confond avec la circulation du support matériel de l'œuvre (point 12 des motifs). Le titulaire du droit d'auteur d'un film et ses ayants
droit ont un intérêt légitime, a-t-elle dit, à calculer les redevances dues pour l'autorisation de représenter le film en fonction du nombre réel ou probable des représentations et à n'autoriser une émission télévisée du film qu'après une certaine période de projection dans les salles de cinéma (point 13). La fonction essentielle du droit d'auteur sur un film comporterait dès lors la faculté, pour le titulaire du droit d'auteur et ses ayants droit, d'exiger des redevances pour toute
représentation (point 14). C'est pourquoi les règles du traité CEE ne feraient pas obstacle, en principe, aux limites géographiques dont les parties au contrat portant cession des droits d'exploitation sont convenues pour protéger l'auteur et ses ayants droit (point 16), le seul fait que ces limites géographiques peuvent coïncider avec les frontières nationales n'impliquant pas une appréciation différente.
c) En rapport avec le problème particulier de la relation entre l'article 36 et les règles de concurrence du traité, la Cour a jugé initialement (arrêt dans les affaires 56 et 58/64 ( 8 )) que l'article cité en premier lieu ne limitait pas le champ d'application de l'article 85. Plus tard, elle a déclare au contraire, dans l'affaire 40/70 ( 9 ), que les principes de l'article 36 étaient aussi applicables en matière de concurrence, en unt qu'expression d'un principe juridique général. Le seul
sens possible de cette décision est très certainement que les règles du droit de la concurrence doivent céder le pas lorsque cela est nécessaire, de la manière indiquée tout à l'heure, à la sauvegarde des droits visés à l'article 36.
d) Le premier examen de droits de propriété industrielle (d'un droit de marque) au regard des règles de concurrence du traité a dû être effectué dans les affaires déjà citées 56 et 58/64 ( 8 ), dans lequelles il s'agissait de l'octroi d'une concession exclusive de vente pour le territoire d'un État membre, conférant une protection territoriale absolue, avec cette circonstance que le distributeur exclusif avait été autorisé à utiliser une marque pour garantir la protection territoriale et pour
empêcher des importations parallèles. La Cour a constaté dans cet arrêt que le droit communautaire avait une incidence sur l'exercice des droits de propriété industrielle et que celui-ci pouvait être limité dans la mesure nécessaire pour faire respecter l'article 85. Elle a jugé qu'une marque ne pouvait pas être utilisée dans un but visé par un accord devant être considéré comme illicite et qu'il était donc incompatible avec les principes de base du régime communautaire de la concurrence que
les droits découlant des dispositions nationales en matière de marque des différents États soient utilisés abusivement à des fins contraires aux dispositions communautaires relatives aux ententes. Des faits similaires étaient également à l'origine de l'affaire 28/77 ( 10 ), dans laquelle la Cour a tiré des conclusions allant dans le même sens.
Si, dans ces affaires, la Cour a déclaré que l'exercice de droits de propriété industrielle n'est pas digne de protection lorsqu'il peut être parlé d'un emploi abusif à. des fins contraires aux règles de concurrence, dans d'autres procédures elle a été beaucoup plus loin. Dans l'affaire 40/70 ( 9 ), dans laquelle un droit de marque avait été cédé par contrat à des entreprises établies dans différents États membres, elle a constaté que l'exercice d'un droit de marque se prêtait à cloisonner le
marché, qu'une juxtaposition de cessions aboutissait donc à reconstituer des barrières entre les États membres, que l'article 85 pouvait dès lors trouver application lorsque des titulaires d'une marque ou leurs ayants droit concluent des accords qui donnent la possibilité d'empêcher des importations en provenance d'autres États membres (point 10 des motifs), mais qu'il en était toutefois autrement lorsque, pour éviter tout cloisonnement du marché, des ententes relatives à l'utilisation de
droits nationaux à une même marque interviennent dans des conditions qui sont susceptibles de concilier l'exercice général des droits de marque à l'échelle de la Communauté avec le respect des conditions de concurrence et d'unité du marché. L'exercice du droit de marque pourrait donc tomber sous le coup des prohibitions de l'article 85 lorsqu'il apparaît comme étant l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente. Aussi en rapport avec l'exercice de droits d'auteur et de droits protégés
voisins, l'arrêt de l'affaire 78/70 ( 11 ) déclare que cet exercice peut relever des interdictions édictées à l'article 85 lorsqu'il apparaît qu'il est l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente qui a pour effet de cloisonner le marché commun.
e) Enfin, il faut encore rappeler l'arrêt très récent rendu dans l'affaire 258/78 ( 12 ), qui concernait un accord de distribution exclusive de semences et la cession du droit d'obtention végétale par son titulaire au distributeur exclusif D'après cet arrêt, le droit d'obtention végétale n'est pas un droit de propriété industrielle présentant des caractéristiques si spécifiques qu'elles exigent, par rapport aux règles de concurrence, un traitement différent de celui des autres droits de
propriété industrielle, sans que cette conclusion affecte toutefois la nécessité de prendre en considération, pour l'application des règles de concurrence, la näime spécifique des produits qui font l'objet du droit d'obtention (point 43 des motifs). En rapport avec l'octroi d'une licence exclusive pour un droit d'obtention, la Cour a jugé déterminant le fait que la licence concernait la culture et la commercialisation de semences qui avaient été développées par le titulaire et qui, au début
de la collaboration entre ce dernier et le preneur de licence, n'étaient pas connues sur le territoire visé par la licence. Dans ces conditions, a déclaré la Cour, il faut partir de l'idée que le preneur de licence pourrait être amené à ne pas accepter le risque de la culture et de la commercialisation s'il n'a pas la certitude de ne pas souffrir d'une concurrence de la part d'autres licenciés pour le territoire qui lui a été concédé, ou de la part du titulaire du droit lui-même, ce qui
serait nuisible à la diffusion d'une nouvelle technologie et porterait ainsi atteinte à la concurrence entre le produit nouveau et les produits semblables existant sur le territoire de la Communauté (point 57). C'est pourquoi la Cour a conclu que, compte tenu de la spécificité du produit en cause, l'octroi de licences exclusives ouvertes, c'est-à-dire de licences à l'occasion desquelles le titulaire s'engage seulement à ne pas concéder d'autres licences pour le même territoire et à ne pas
faire concurrence lui-même au licencié, n'est pas incompatible avec l'article 85, paragraphe 1, du traité (point 58). Suivant cet arrêt, l'article 85 vise seulement, au contraire, la protection territoriale absolue, par laquelle les parties cherchent à exclure, sur le territoire concédé, toute concurrence de tiers, aussi au moyen d'importations et d'exportations parallèles.
2. a) Lorsqu'on examine les problèmes, qui ont été soulevés dans la procédure actuelle, sur l'arrière-plan de cette jurisprudence, il faut rappeler d'abord que la question posée vise en premier lieu à savoir si la concession contractuelle d'un droit exclusif de représentation d'un film pendant un délai déterminé, par le titulaire des droits sur le film à une société établie dans un autre État membre, relève de l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE. En conséquence, il faut ignorer la
circonstance que le contrat en discussion comprend aussi d'autres clauses qui peuvent avoir de l'importance du point de vue des règles de concurrence. Cela vaut, par exemple, pour le calcul de la redevance en cas de représentation simultanée d'un ou de plusieurs autres films ou en cas de représentation simultanée d'un court métrage ne provenant pas de La Boétie, ou encore pour les clauses sur la possibilité d'une diffusion du film, d'une part, à la télévison belge et, d'autre part, à la
télévision luxembourgeoise, ce que Coditei considère comme constituant une infraction à l'article 85, paragraphe 1, lettres d) et e).
Ces clauses présentent indubitablement un intérêt si la question principale appelle une réponse affirmative et s'il s'agit de déterminer Vampieur de la restńction de concurrence, entre autres au regard du critère de la «sensibilité». Si la question principale appelle en revanche une réponse négative, les clauses peuvent tout au plus — en cas de réunion des éléments constitutifs de l'article 85, paragraphe 1, parmi lesquels figurent la sensibilité d'une restriction de concurrence et l'entrave
causée aux échanges interétatiques — avoir de l'importance sous l'angle de la question de savoir si elles entraînent l'inefficacité de l'ensemble de la convention conclue entre La Boétie et Ciné-Vog et si elles privent aussi de fondement, de ce fait, la concession du droit d'exploitation, qui forme la base du recours introduit par Ciné-Vog.
b) La jurisprudence rappelée tout à l'heure permet aisément de constater qu'il n'est pas possible de prétendre, comme Coditei le fait, que des intérêts protégés par l'article 36 dans le cadre de la libre circulation des marchandises peuvent être pris en considération dans le contexte des règles de concurrence de l'article 85, paragraphe 3, et que c'est seulement lorsqu'il apparaît que l'application de tout l'article 85, son paragraphe 3 y compris, entraîne une atteinte à l'existence d'un droit
de propriété industrielle que ce dernier doit recevoir la priorité par rapport aux règles de concurrence. Le principe, que la Cour n'a pas abandonné jusqu'à présent, d'après nous, et selon lequel l'article 36 exige aussi d'être pris en considération dans le cadre du droit de la concurrence, peut seulement être compris d'une manière raisonnable en ce sens que l'article 85 n'est pas applicable dès l'abord lorsqu'il s'agit de la sauvegarde de droits qui constituent l'objet spécifique d'un droit
de propriété industrielle ou d'un autre droit protégé, c'est-à-dire que, dans une telle situation, il ne faut pas faire jouer l'article 85, paragraphe 3, avec les procédures relativement compliquées, et créant une certaine insécurité juridique, qu'il entraîne.
c) D'après la jurisprudence il ne suffit pas, pour l'article 85, qu'il existe un contrat qui présente une quelconque relation avec un droit de propriété industrielle, mais il faut que l'exercice d'un pareil droit doit l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente, c'est-à-dire d'un accord qui restreint la concurrence.
Contrairement à l'opinion de Coditei, il ne peut cependant pas être parlé d'une entente restrictive de la concurrence lorsque les droits d'auteur d'un film font l'objet — pour autant que c'est possible — d'une cession définitive. C'est pertinemment que la Commission a fait valoir qu'on se trouve ici en présence d'un acte juridique unique et qu'entre le titulaire initial et l'ayant droit on n'aperçoit pas de relations juridiques durables, susceptibles de produire des effets sur l'état de la
concurrence au sens d'une limitation de la liberté du titulaire initial. De fait, dans un tel cas, ce n'est pas le contrat qui empêche le titulaire initial d'exploiter lui-même le droit ou d'octroyer des licences à d'autres intéressés pour le territoire en cause; cette conséquence est plutôt un effet de l'acte de cession lui-même et tout ce qui se produit par la suite est tout simplement une manifestation de la mise en œuvre du droit cédé par la nouveau titulaire, sur laquelle le titulaire
précédent n'a plus d'influence.
Lorsque, en revanche, il y a seulement octroi d'une licence exclusive pour un certain territoire et lorsque l'autorisation d'exercer le droit, qui continue en principe d'appartenir au titulaire initial, est ainsi donnée à un autre pour une période déterminée, on peut y voir en principe une entente relevant du droit de la concurrence, parce que la liberté du titulaire d'exploiter. économiquement son droit est alors restreinte, par suite de la convention, sous un double point de vue: il n'a pas
la possibilité d'accorder d'autres licences pour le territoire concédé, et il lui est aussi interdit d'exploiter lui-même son droit sur ce territoire. Dans ce cas, le contrat crée par conséquent une situation qui exclut toute concurrence sur le territoire concédé et qui prive les cinémas, intéressés à la projection d'un film, de la possibilité de choisir entre plusieurs distributeurs.
Ainsi se pose donc le problème de la qualification exacte du contrat conclu entre La Boétie et Ciné-Vog, problème qui, d'après ce que déclarent les juridictions belges — lesquelles parlent d'un «mandat exclusif» et d'une cession temporaire du droit de représentation — n'est apparemment pas encore résolu clairement. Opérer cette qualification n'est toutefois pas notre tâche, mais celle de la jurisprudence nationale. Quant à l'opinion du gouvernement britannique, selon laquelle une distinction
entre une cession et un octroi de licence n'est pas possible, avec comme conséquence que les deux cas doivent être traités de manière identique sous l'angle des règles de concurrence, une telle distinction juridique nous paraît en réalité parfaitement possible. Pour ce faire, il faut analyser les clauses du contrat, comme par exemple le délai convenu, qui peut être plus court que la durée du droit d'auteur, et vérifier qui supporte finalement le risque de l'exploitation, question pour
laquelle la manière dont la redevance a été fixée peut fournir des indices importants. Au surplus nous pensons que nous n'avons pas affaire, dans cette procédure, à une cession et à un abandon du droit d'auteur, mais plutôt, comme la Commission et Coditei le pensent également, à la conclusion d'un conimi de licence exclusive.
d) Si cette analyse est effectivement correcte et s'il existe donc en principe de bonnes raisons pour parler de l'existence d'une entente, il faut examiner ensuite si l'octroi d'une licence exclusive pour un État membre ne tombe pas sous le coup de l'article 85 parce que cette manière d'exercer le droit d'auteur d'un film est nécessaire à la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de ce droit.
A ce propos, il faut rappeler d'abord la partie de l'arrêt dans l'affaire 62/79 ( 13 ) dans laquelle la Cour a souligné par principe que les problèmes que comporte le respect du droit d'auteur par rapport aux exigences du traité ne sont pas les mêmes, dans le cas d'un droit d'auteur sur un film cinématographique, que ceux qui concernent les œuvres littéraires et artistiques, dont la mise à la disposition du public se confond avec la circulation du support matériel de l'œuvre (point 12 des
motifs), Il est donc clair que le renvoi par Coditel. aux licences de brevets et aux licences de marques, ainsi qu'à la pratique de la Commission en la matière, n'est pas forcément péremptoire en l'espèce.
De plus il y a lieu de noter que la Cour a déclaré, dans le même arrêt, que le titulaire du droit d'auteur d'un film et ses ayants droit ont un intérêt légitime à calculer les redevances dues pour l'autorisation de représenter le film en fonction du nombre réel ou probable des représentations et à n'autoriser une émission télévisée du film qu'après une certaine période de projection dans les salles de cinéma (point 13). C'est pourquoi, a-t-elle déclaré, la faculté d'exiger une redevance pour
chaque représentation du film fait partie de la fonction essentielle du droit d'auteur sur ce genre d'oeuvres littéraires ou artistiques, si bien que les règles du traité CEE ne s'opposent pas, en principe, aux limites géographiques dont les parties au contrat de cession des droits d'exploitation sont convenues pour protéger l'auteur et ses ayants droit. Il peut sûrement être déduit de cette phrase que l'exclusion de la diffusion télévisée du film pendant un certain temps, qui a été prévue en
l'espèce, n'est pas critiquable sous l'angle de l'article 85. Il peut également en être conclu que n'est pas critiquable la limitation géographique du droit d'exploiter le film, laquelle a pour conséquence qu'une entreprise, qui a obtenu une licence pour un pays déterminé, ne peut pas agir en dehors de son territoire ni, partant, sur le territoire d'un autre preneur de licence.
En revanche, on peut se demander si la légalité de l'octroi de licences exclusives pour un territoire, c'est-à-dire l'exclusion de toute activité du titulaire sur le territoire en question ainsi que de l'octroi d'autres licences pour ce dernier, peut être justifié sur la base des considérations, développées dans l'arrêt 62/79 ( 14 ), dans lesquelles la Cour a parlé du calcul des redevances de représentation. Force est en effet de reconnaître qu'en cas de concurrence de plusieurs distributeurs
sur un même territoire, un tel calcul apparaît également possible, puisque chacun de ces distributeurs a affaire à des théâtres cinématographiques bien précis, auxquels des droits de représentation ont été cédés et puisque, selon le nombre des représentations, sa rémunération ainsi que, par ricochet, le pourcentage du titulaire initial peuvent dès lors être calculés.
e) Avant de pouvoir tirer une conclusion définitive pour la réponse à donner à la question posée, il y a toutefois lieu de tenir compte à cet égard des considérations de principe suivantes.
aa) Ainsi, on peut avoir le sentiment que les formulations utilisées dans le premier arrêt Coditel ne suffisent pas tout à fait pour définir l'objet spécifique du droit d'auteur d'une œuvre cinématographique. Sans doute ne s'agit-il pas seulement du calcul de la rémunération, mais de la garantie d'une rémunération adéquate pour la prestation intellectuelle que représente la création d'un film, laquelle nécessite l'utilisation de divers droits d'auteur (musique, littérature, etc.) et comporte
des risques financiers considérables. C'est pourquoi une telle œuvre ne confère pas seulement des droits — non aliénables — protégeant la personnalité humaine, mais aussi — sous la forme d'un monopole — le droit d'exploiter le film en le reproduisant et en le représentant. Mais si le titulaire du droit sur un film n'est pas lui-même en mesure de l'exploiter de la sorte — ce qui est fréquemment le cas pour des producteurs européens plus petits, qui ne possèdent pas partout des
organisations de distribution propres —, le résultat économique pour lui varierait de toute évidence fortement, en cas de cession des droits d'exploitation, selon qu'un territoire déterminé est couvert par seulement un distributeur ou selon qu'un territoire concédé connaît, conformément aux exigences de l'article 85, une situation de concurrence.
Dans ce dernier cas, les différents distributeurs devraient certainement, pour obtenir les faveurs des clients, rivaliser à la baisse et ils ne pourraient dès lors pas, de leur côté, verser au titulaire initial des recettes correspondant aux montants que celui-ci pourrait obtenir en cas d'exploitation par lui-même, sur la base de son droit d'auteur.
Vu sous cet angle, il est sans doute possible de défendre le point de vue selon lequel l'objet spécifique du droit d'auteur d'un film comporte non seulement l'exclusion de toute exploitation par un tiers non autorisé, mais aussi, le cas échéant, l'exploitation par une seule personne, que ce soit par le titulaire du droit lui-même ou par un preneur de licence exclusive, à qui le droit a été cédé contre paiement d'une redevance. Cette opinion correspondrait à celle exprimée par le
gouvernement néerlandais, cependant que des considérations similaires ont aussi été exposées par l'agent du gourvernement fédéral allemand, à savoir que l'exercice du droit d'auteur d'un film au moyen d'un contrat ne saurait relever de l'article 85 lorsqu'il demeure dans les limites de ce que le titulaire du droit peut faire lui-même en vertu de l'article 36.
bb) Si, pour la définition de l'objet spécifique du droit d'auteur d'un film et, partant, en rapport avec l'application de l'article 85 du traité CEE, on ne veut pas aller si loin, la procédure devant les juridictions belges et la problématique qu'elle pose concernent en toute hypothèse un film mtsveau, qui venait à l'époque d'être mis sur le marché. Cette situation particulière se distingue de la commercialisation d'un film ancen, qui est connu du public et qui a déjà permis de récupérer les
coûts de sa production.
En relation avec de pareilles considérations, on a évoqué le fait que les films sont souvent réalisés grâce à la participation financière des distributeurs. Celle-ci suppose naturellement une certaine garantie contre les risques; un distributeur ne sera disposé à avancer une somme forfaitaire, destinée à financer un film, que s'il obtient, en contrepartie, un droit de représentation exclusif pour un marché. Si cette possibilité était exclue, la production de films stagnerait dans une
large mesure, si bien que le marché s'appauvrirait et que la concurrence diminuerait.
Tout aussi décisif est le fait qu'un film nouveau doit, à l'instar d'un produit nouveau, être d'abord introduit sur le marché, ce qui entraîne éventuellement des dépenses considérables pour de la publicité ou des synchronisations.
Or, si le producteur ne peut pas exposer ces frais lui-même, il ne trouvera un preneur de licence pour de pareilles dépenses que s'il lui accorde un droit de représentation exclusif. Il en dérive des conclusions similaires à celles qui ont aussi été tirées dans l'affaire Nungesser ( 15 ). Dans cet arrêt, comme nous l'avons déjà dit, la Cour a déclaré une licence territoriale exclusive pour une nouvelle variété de semences compatible avec l'article 85 parce que, sans elle, de la
pénétration sur un nouveau marché ne serait pas possible, de sorte qu'il n'y aurait pas de diffusion de nouvelles technologies ni de renforcement de la concurrence. Nous pensons que dans l'espèce actuelle, l'application de l'article 85 peut au moins être exclue sur la base d'un raisonnement similaire, aussi en rapport avec la cession de droits de représentation exclusifs pour un film nouveau.
cc) En revanche, il nous semble que ne présente pas une importance décisive le fait, qui est également mentionné dans l'arrêt de renvoi, que l'octroi d'une licence exclusive pour la représentation d'un film fonde en droit belge un statut légal, comme c'était du reste le cas aussi dans l'affaire Grundig-Consten ( 16 ) pour le droit de marque. De même, il est sans importance, selon nous, que l'interprétation prônée conduit automatiquement à l'exclusion des «importations parallèles» au maintien
desquelles une si grande valeur a été attachée dans l'affaire Nungesser ( 17 ). De fait, il ne faut pas oublier que ce résultat a déjà été accepté — en ce qui concerne la télévision — dans le premier arrêt Coditei ( 18 ), sur le vu de l'objet spécifique du droit d'auteur d'un film. Or, d'autres genres d'«importations parallèles» ne sont pas pensables dans le cas du droit d'auteur d'un film, parce que celui-ci ne se manifeste pas, comme les brevets ou d'autres droits d'auteur, sous la
forme de supports matériels, si bien qu'il ne peut pas donner lieu à une circulation de marchandises, mais seulement à une cession de droits d'exploitation.
3. En conclusion, nous proposons de donner à la question posée par la Cour de cassation belge la réponse suivante:
Lorsqu'une société, propriétaire des droits d'exploitation d'un film cinématographique, accorde par contrat à une société d'un autre État membre le droit exclusif de représenter ce film dans cet État membre pour une période déterminée, un tel contrat ne doit pas être considéré comme incompatible avec l'article 85 lorsqu'il apparaît que, sans exclusivité, il ne serait pas possible de trouver un preneur de licence pour le territoire en question.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.
( 2 ) Arrêt du 18.3.1980 dans l'affaire 62/79, SA Compagnie générale pour la diffusion de la television. Coditel, et autres/SA Cine-Vog Films et autres. Recueil 1980, p. 881.
( 3 ) Arrêt du 18.3.1980 dans l'affaire 62/79, SA Compagnie generale pour la diffusion de la television, Coditel, et autres/SA Cine-Vog Films et autres. Recueil 1980, p. 881.
( 4 ) Arrêt du 20.1.1981 dans les affaires jointes 55 et 57/8C. Musik-Vertrieb membran GmbH et K-tel International/GEMA — Gesellschaft fur musikalische Auffuhrungs und mechanische Yervielfaltigungsrechte, Recueil 1981, p 147
( 5 ) Arrêt du 8.6.1971 dans l'affaire 78/70, Deutsche Grammophon Gesellschaft GmbH/Metro-SB-Großmarkte GmbH & Co. KG, Recueil 197), p. 487.
( 6 ) Arrêt du 3.7.1974 dans l'affaire 192/73, Van Zuylen Freres/Hag AG. Recueil 1974, p. 731.
( 7 ) Arret du 18.3.1980 dans l'affaire 62/79. SA Compagnie générale pour la diffusion de la television, Coditel, et autres/SA Cine-Vog Films et autres, Recueil 1980, p. 881.
( 8 ) Arrêt du 13.7.1966 dans les affaires jointes 56 et S8/64, Etablissements Consten Siri et Grundig-Verkaufs-GmbH/Commission, Recueil 1966, p. 429.
( 9 ) Arret du 18.2.1971 dans l'affaire 40/70, Sirena Srl/Eda Sri et autres. Recueil 1971, p. 69.
( 10 ) Arret du 20.6.1978 dans l'affaire 28/77, Tepea BV/Commission, Recueil 1978, p. 1391.
( 11 ) Arrêt du 8.6.1971 dans l'affaire 78/70, Deutsche Grammophon-Gesellschaft GmbH/Metro-SB-Großmarkte GmbH & Co. KG. Recueil 1971, p. 487.
( 12 ) Arrêt du 8.6.1982 dans l'affaire 258/78, L. C. Nungesser KG et M. Kurt Eisele/Commisston, non encore publié.
( 13 ) Arrêt du 18.3.1980 dans l'affaire 62/79. SA Compagnie generale pour la diffusion de la television. Coditel, et autres/SA Ciné-Vog Films et autres, Recueil 1980, p. 881.
( 14 ) Arrêt du 18.3.1980 dans l'affaire 62/79. SA Compagnie générale pour la diffusion de la television. Coditel, et auires/SA Cinê-Vog Films et autres. Recueil 1980, p. 881.
( 15 ) Arrêt du 8.6.1982 dans l'affaire 258/78, L. C. Nungesjer KG et M. Kurt Eisele/Committion, non encore publie
( 16 ) Arret du 13.7.1966 dans les affaires jointes 56 et 58/64, Etablissements Consten Sari et Grundig-Verkaut's-GmbH/Commission, Recueil 1966, p. 429
( 17 ) Arret du 8.6.1982 dan l'affaire 258/78. L. C. Nungesser KG et M. Kun Eisele/Commission, non encore publie.
( 18 ) Arret du 18.3.1980 dans l'affaire 62/79, SA Compagnie generale pour la diffusion de la télevison. Coditei, et autres/SA Cine-Vog Films et autres, Recueil 1980, p. 881.