Avis juridique important
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61989C0376
Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 16 janvier 1991. - Panagiotis Giagounidis contre Stadt Reutlingen. - Demande de décision préjudicielle: Bundesverwaltungsgericht - Allemagne. - Libre circulation des personnes - Interprétation de la directive 68/360 - Droit de séjour - Titre d'identité. - Affaire C-376/89.
Recueil de jurisprudence 1991 page I-01069
Conclusions de l'avocat général
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Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1 . La présente question préjudicielle posée par le Bundesverwaltungsgericht vous conduit à préciser la portée de l' article 4 de la directive 68/360/CEE du Conseil ( 1 ) ( ci-après "directive ") relatif à la reconnaissance par les États membres du droit de séjour sur leur territoire accordé aux ressortissants communautaires . Cette disposition a déjà fait l' objet de nombreuses décisions de votre part . Cependant, elle est envisagée ici sous un jour nouveau .
2 . Les faits relatés par le juge a quo peuvent être résumés comme suit : M . Giagounidis, ressortissant grec, s' est rendu en République fédérale d' Allemagne en 1973 sous le couvert d' un passeport . Il y a bénéficié d' une autorisation de séjour, puis, à partir de 1981, année d' entrée en vigueur de l' acte d' adhésion de la Grèce aux Communautés, d' une carte de séjour de ressortissant d' un État membre de la CEE . Depuis la fin de ses études, il travaille comme enseignant en Allemagne . Lorsqu'
il a sollicité en novembre 1984 un "titre de séjour", document plus protecteur que la carte de séjour de ressortissant communautaire, les autorités allemandes ont refusé de satisfaire sa demande . Après un nouveau refus, le Verwaltungsgerichtshof, statuant en appel, a rejeté son recours au motif que M . Giagounidis n' avait pas pu justifier de son identité pendant un certain laps de temps, en violation des dispositions de la Auslaendergesetz ( loi sur les étrangers ) ( 2 ) et de la Aufenthaltsgesetz
( loi sur l' entrée et le séjour des ressortissants de la Communauté économique européenne, ci-après "AufenthG/EWG ") ( 3 ). Cette double référence ne doit pas surprendre . La première est invoquée parce qu' il s' agit d' un "titre de séjour", plus protecteur que la carte de séjour de ressortissant communautaire, prévu dans la loi sur les étrangers . La seconde référence correspond à la qualité du demandeur qui a la nationalité d' un État membre . En tout état de cause, la condition qui fait ici
difficulté, à savoir l' exigence de validité des titres nationaux d' identité, est commune aux deux lois . Cela étant, le Bundesverwaltungsgericht devant lequel M . Giagounidis a introduit son recours en révision ne vous interroge que sur la reconnaissance du droit de séjour accordé en vertu du droit communautaire . La motivation de son ordonnance de renvoi ne s' appuie que sur l' article 10 de la AufenthG/EWG . En outre, le refus de délivrance aurait pu se produire aussi bien à propos de la carte
de séjour .
3 . Plus précisément, le Bundesverwaltungsgericht voudrait savoir si l' article 4 de la directive permet ou oblige un État membre d' accorder le droit de séjour sur son territoire aux personnes visées par son article 1er lorsqu' elles présentent une carte d' identité dont l' État qui l' a délivrée a restreint le champ de validité géographique à son propre territoire .
4 . Aux termes de son premier considérant, la directive a pour objet d' adopter des mesures conformes aux droits et facultés reconnus par le règlement ( CEE ) n 1612/68 du Conseil ( 4 ) aux ressortissants de chaque État membre qui se déplacent en vue d' exercer une activité salariée et aux membres de leur famille . Dans son article 1er, le Conseil engage les États à supprimer les restrictions au déplacement et au séjour des personnes précitées dans les conditions fixées par les articles suivants,
lesquels s' inscrivent dans un déroulement logique . L' article 2 prévoit, tout d' abord, la liberté de quitter le territoire d' un État membre . L' article 3 envisage, ensuite, l' admission sur le territoire d' un État membre .
5 . Enfin, l' article 4, paragraphe 1, s' attache à la reconnaissance du droit de séjour :
"Les États membres reconnaissent le droit de séjour sur leur territoire aux personnes visées à l' article 1er qui sont en mesure de présenter les documents énumérés au paragraphe 3 ..."
Ces documents sont, d' une part, une déclaration d' engagement de l' employeur ou une attestation de travail dont l' existence n' est pas contestée dans la présente affaire, d' autre part, le document sous le couvert duquel le ressortissant communautaire a pénétré sur le territoire . C' est cette dernière exigence qui fait ici difficulté .
6 . On sait que les États membres doivent admettre sur leur territoire, en vertu de l' article 3 de la directive, les personnes visées à son article 1er qui présentent une carte d' identité ou un passeport en cours de validité . Aussi, le législateur allemand ( 5 ) s' est-il appuyé sur la combinaison des articles 3 et 4 de la directive pour exiger, aux fins de l' octroi d' un droit de séjour, une carte d' identité ou un passeport en cours de validité, condition qui paraît a priori non contestable .
7 . En effet, dans votre arrêt Sagulo du 14 juillet 1977 ( 6 ), vous avez reconnu que l' exigence d' une carte d' identité ou d' un passeport national en cours de validité donnait le moyen aux intéressés d' établir leur qualité au regard de l' application des dispositions du traité tout en permettant aux États membres de recueillir des renseignements sur les mouvements de population affectant leur territoire . De plus, vous avez affirmé alors qu' une telle exigence s' appliquait à une personne qui
avait le "droit de séjourner sur le territoire national en vertu du droit communautaire" ( 7 ).
8 . Dans la présente affaire, cette exigence n' est pas contestée en son principe ( 8 ). En revanche, le juge national vous demande d' en préciser la portée au regard du droit de séjour, notamment lorsque le ressortissant communautaire présente une carte d' identité dont la validité géographique est limitée au territoire de l' État qui l' a délivrée .
9 . Les textes communautaires éclairés par votre jurisprudence ont permis de régler un certain nombre de difficultés qui pouvaient surgir à l' occasion de la délivrance de documents par les autorités nationales .
10 . L' article 2 de la directive s' attache à la situation des ressortissants qui quittent leur territoire en vue d' accéder à une activité salariée sur celui d' un autre État membre . "Ce droit est exercé sur simple présentation d' une carte d' identité ou d' un passeport en cours de validité ." C' est ce dernier membre de phrase qui fait difficulté lors de la reconnaissance du séjour . Il vise assurément la validité dans le temps, mais est-ce à dire qu' il inclut aussi la validité dans l' espace?
Le paragraphe 3 de cet article précise : "Le passeport doit être valable au moins pour tous les États membres et pour les pays de transit direct entre ceux-ci . Lorsque le passeport est le seul document valable pour sortir du pays, la durée de sa validité ne peut être inférieure à cinq ans ." Pourquoi n' y a-t-il pas d' exigence équivalente à l' endroit des cartes d' identité? C' est, à notre avis, en raison de la nature du passeport, véritable titre de voyage, accordé à la discrétion des autorités
de l' État d' origine . Le Conseil n' avait pas imaginé, semble-t-il, des restrictions portant sur la validité territoriale des cartes d' identité . Enfin, le paragraphe 4 interdit les visas de sortie et obligations équivalentes .
11 . En ce qui concerne l' admission sur le territoire, l' article 3 de la directive réitère certaines exigences : la présentation d' une carte d' identité ou d' un passeport en cours de validité et l' interdiction de visa d' entrée ou d' obligation équivalente ( 9 ).
12 . Enfin, il nous faut relever une disposition de la directive 64/221/CEE du Conseil ( 10 ). Selon son article 3, paragraphe 4, "l' État qui a délivré le document d' identité recevra sans formalité sur son territoire le titulaire de ce document, même si celui-ci est périmé ou si la nationalité du titulaire est contestée ".
13 . Quelles conséquences peut-on tirer de ces dispositions? A priori, aucune d' entre elles ne permet de résoudre précisément la difficulté qui vous est soumise . Il est vrai que la directive 68/360, dans son article 3, ne semble admettre aucune restriction particulière à l' endroit des titres d' identité exigés . La Commission remarque, à juste titre ( 11 ), qu' en principe la carte d' identité est un "document national typique" dont l' utilisation à l' étranger n' est rendue possible qu' en vertu
de conventions particulières . Cependant, pour l' entrée et le séjour dans les États membres de la Communauté, elle acquerrait une portée communautaire puisque la directive a prévu une alternative ( une carte d' identité ou un passeport en cours de validité ). Certes, ces dispositions de la directive pourraient ne pas suffire à emporter la conviction . Dès lors, qu' en est-il de leur contexte?
14 . Tous les textes que nous avons cités, qui sont fondés sur l' article 48 du traité CEE, tendent à faciliter la circulation des travailleurs communautaires, notamment en interdisant aux États membres d' opposer des obstacles même purement administratifs à la circulation des travailleurs communautaires, puis à leur séjour . Bien que la question porte sur le droit de séjour dans l' État d' accueil, l' obstacle visé trouve sa source en amont, dans l' État d' origine . Ne faut-il donc pas admettre
que l' État d' accueil doit passer outre à de telles restrictions?
15 . Accorder le droit de séjour aux ressortissants des États membres qui se déplacent en vue d' exercer une activité salariée constitue, précisément, une obligation et non une simple latitude pour les États membres, étant donné que les intéressés tirent de tels droits directement du traité .
16 . Vous avez, en effet, affirmé, suivant une jurisprudence constante, que le droit des ressortissants d' un État membre d' entrer sur le territoire d' un autre État membre et d' y séjourner aux fins voulues par le traité - notamment pour y rechercher ou exercer une activité professionnelle salariée ou indépendante, ou pour y rejoindre leur conjoint ou leur famille - constitue un droit directement conféré par le traité, ou, selon le cas, par les dispositions prises pour la mise en oeuvre de
celui-ci ( 12 ).
17 . Reconnaître un pouvoir discrétionnaire aux États membres en cette matière conduirait à affaiblir la protection juridique des droits individuels que les particuliers tirent des dispositions communautaires directement applicables .
18 . De surcroît, essayons de mesurer la portée de telles restrictions d' un point de vue pratique? Tirer une conséquence, au regard du droit communautaire, du fait qu' un État membre limite la validité territoriale de la carte d' identité pourrait compromettre la libre circulation des travailleurs qui ne détiennent pas de passeport . La carte d' identité, lorsqu' elle est prévue par la législation nationale, devrait pouvoir être communément utilisée sur le territoire national pour y accomplir de
nombreux actes de la vie courante et pour les séjours sur les territoires des autres États membres . Subordonner, en pareil cas, la libre circulation des ressortissants communautaires à la détention d' un passeport, véritable titre de voyage, coûteux de surcroît, ne serait pas acceptable .
19 . En outre, la restriction opérée par les autorités helléniques est d' autant plus grave et gênante qu' elle s' applique à toutes les personnes auxquelles on délivre des cartes d' identité et non seulement à l' égard de certaines catégories de personnes .
20 . En réalité, l' essentiel, aux fins de l' application du traité, en particulier des articles 48 et suivants, et du règlement ( CEE ) n 1612/68, n' est-il pas de s' assurer que le ressortissant a effectivement la nationalité d' un État membre et qu' il exerce des activités réelles et effectives? Dans votre arrêt Royer ( 13 ), vous avez affirmé que
"le droit de séjour doit donc être reconnu par les autorités des États membres à toute personne relevant des catégories désignées à l' article 1er de la directive et qui est en mesure de prouver, par la présentation des documents spécifiés au paragraphe 3 de l' article 4, l' appartenance à l' une de ces catégories" ( 14 ).
L' accent est ainsi mis sur la preuve que le ressortissant appartient aux catégories de personnes visées par les textes communautaires . Si les États devaient tenir compte d' autres éléments pour accorder le séjour, alors il leur serait possible d' ériger des obstacles, notamment en invoquant le respect de la souveraineté des autres États membres ( 15 ).
21 . Aussi, il conviendrait de répondre à la question principale du Bundesverwaltungsgericht que le droit communautaire oblige les États membres à accorder le droit de séjour sur leur territoire aux personnes citées à l' article 1er de la directive 68/360, même lorsqu' elles présentent une carte d' identité dont l' État qui l' a délivrée a restreint le champ de validité géographique à son propre territoire, dès lors que leur nationalité n' est pas contestée .
22 . Par ailleurs, la juridiction allemande vous pose plusieurs questions complémentaires qui ne devraient pas susciter de difficultés .
23 . Elle vous demande, tout d' abord, s' il y a lieu de prendre en considération le fait que la carte d' identité a été établie avant l' adhésion aux Communautés européennes de l' État qui l' a délivrée et avant que ses ressortissants aient commencé à bénéficier de la libre circulation . Compte tenu de ce que nous avons relevé, le ressortissant communautaire doit être en mesure de prouver son identité et sa nationalité . Aussi, le fait que des documents d' identité en cours de validité ont été émis
avant l' adhésion de la République hellénique aux Communautés n' affecte en rien leur validité : la directive n' exige pas la production de titres communautaires aux fins de la reconnaissance du droit de séjour, mais uniquement la présentation de titres nationaux d' identité en cours de validité . Quant à l' autre aspect de la question, il est indifférent que la carte ait été établie avant que son titulaire ait commencé à bénéficier de la libre circulation . Cette carte ou le passeport devait
préexister au libre exercice par l' intéressé de ce droit, et rien dans les textes communautaires ne l' obligeait à renouveler ce document après l' adhésion .
24 . En second lieu, la juridiction fait remarquer que l' intéressé a pénétré sur le territoire non pas sous le couvert de la carte d' identité, mais sous celui d' un passeport . Il est vrai que l' article 4 de la directive impose la présentation du document sous le couvert duquel le ressortissant a pénétré sur le territoire . Dans ses observations écrites, la ville de Reutlingen ( 16 ) a fait valoir que ce texte imposait à celui-ci de prouver son identité avec le document qui lui a permis d' entrer
sur le territoire, c' est-à-dire son passeport . Mais, comme le relève la Commission ( 17 ), la formulation de la directive ne renvoie pas à un document identique, sinon le droit de séjour pourrait être refusé lorsque le passeport a été remplacé parce qu' il est venu à expiration ou a été perdu entre-temps . De même, il faut tenir compte du cas où une personne ne désirerait pas, par manque de moyens, renouveler son passeport, sachant que la carte d' identité suffit . Cette équivalence devrait être
reconnue d' autant plus que carte d' identité et passeport doivent tous deux établir l' identité, la nationalité et contenir un certain nombre d' indications communes .
25 . Enfin, le Bundesverwaltungsgericht désirerait savoir s' il importe que la restriction de la validité du document au territoire de l' État qui l' a délivré ne se trouve pas mentionnée sur la carte d' identité elle-même . Compte tenu de la réponse que nous proposons, nous estimons qu' une telle restriction, apparente ou non, est inopérante aux fins de l' octroi du droit de séjour d' un travailleur communautaire .
26 . Dès lors, nous vous proposons de dire pour droit :
"1 ) L' article 4, paragraphe 1, de la directive 68/360/CEE du Conseil, du 15 octobre 1968, doit être interprété en ce sens qu' un État membre doit accorder le droit de séjour sur son territoire aux personnes citées à l' article 1er de cette directive même lorsque celles-ci présentent une carte d' identité qui a un champ de validité géographique limité au territoire national de l' État qui l' a délivrée, dès lors que leur identité et leur qualité de ressortissant d' un État membre ne sont pas
contestées .
2 ) Le fait que, d' une part, la carte d' identité a été établie avant l' adhésion aux Communautés européennes de l' État qui l' a délivrée et avant que ses ressortissants aient commencé à bénéficier de la libre circulation, que, d' autre part, elle ne comporte pas mention des limitations de sa validité territoriale, qu' enfin les intéressés, à leur entrée sur le territoire de l' État membre d' accueil, ont présenté non pas cette carte d' identité mais un passeport ne modifie en rien l' appréciation
selon laquelle les autorités de l' État d' accueil sont dans l' obligation de reconnaître le droit de séjour dans une telle situation ."
(*) Langue originale : le français .
( 1 ) Directive du 15 octobre 1968 relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l' intérieur de la Communauté ( JO L 257, p . 13 ).
( 2 ) BGBl . 1965, I, p . 353 .
( 3 ) BGBl . 1980, I, p . 116 .
( 4 ) Règlement du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs à l' intérieur de la Communauté ( JO L 257, p . 2 ).
( 5 ) Article 10 de la "AufenthG/EWG ".
( 6 ) 8/77, point 4, Rec . p . 1495 .
( 7 ) Ibidem, point 10 .
( 8 ) Voir observations de la Commission, p . 9 de la traduction française .
( 9 ) Voir une illustration dans l' arrêt du 3 juillet 198O, Pieck, point 10 ( 155/79, Rec . p . 2171 ).
( 10 ) Directive du 25 février 1964 pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d' ordre public, de sécurité publique et de santé publique ( JO 56, p . 850 ).
( 11 ) Observations écrites, p . 12 et 13 de la traduction française .
( 12 ) Arrêt du 8 avril 1976, Royer, point 31 ( 48/75, Rec . p . 497 ); arrêt du 15 mars 1989, Echternach et Moritz, point 25 ( 389/87 et 390/87, Rec . p . 723 ); arrêt du 18 mai 1989, Commission/République fédérale d' Allemagne, point 9 ( 249/86, Rec . p . 1263 ).
( 13 ) 48/75, précité .
( 14 ) Point 36, souligné par nous .
( 15 ) Le représentant de la ville de Reutlingen parle d' "ingérence inadmissible" dans la souveraineté de la République hellénique, observations p . 4 de la traduction française .
( 16 ) Observations, p . 2 de la traduction française .
( 17 ) Observations écrites, p . 17 de la traduction française .