Avis juridique important
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61993C0039
Conclusions de l'avocat général Lenz présentées le 10 février 1994. - Syndicat français de l'Express international, DHL International SA, Service Crie-LFAL SA et May Courier International SARL contre Commission des Communautés européennes. - Pourvoi - Concurrence - Règles applicables aux entreprises - Lettre de la Commission à un plaignant - Acte attaquable. - Affaire C-39/93 P.
Recueil de jurisprudence 1994 page I-02681
Conclusions de l'avocat général
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Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
A - Introduction
1. Le présent pourvoi est dirigé contre l' ordonnance du Tribunal de première instance des Communautés européennes (ci-après "Tribunal") du 30 novembre 1992, SFEI e.a./Commission (1), dont les faits sont exposés ci-après.
2. Le Syndicat français de l' express international (ci-après "SFEI") est un groupement d' entreprises spécialisées en France dans le courrier rapide. Le 21 décembre 1990, le SFEI a déposé auprès de la Commission une plainte visant le soutien logistique et économique apporté par l' administration française des postes (ci-après "La Poste") à la Société française de messagerie internationale (ci-après "SFMI"). D' après les constatations du Tribunal, la SFMI est une société par actions de droit
français dont 66 % du capital est détenu - indirectement - par l' administration française des postes. L' assistance contestée par le SFEI comprenait, selon ce dernier, entre autres la mise à disposition de l' ensemble des bureaux de poste, une procédure privilégiée de dédouanement, l' octroi de conditions financières privilégiées et des opérations de publicité en faveur de la SFMI.
3. Dès le 20 décembre 1990, le SFEI avait adressé une plainte à l' autorité française compétente en matière de concurrence, dans laquelle il invoquait une infraction, de la part de l' administration française des postes et de la SFMI, aux dispositions françaises règlementant la concurrence.
4. La plainte du SFEI à la Commission se composait de trois parties: une lettre de couverture au directeur général de la direction générale IV (ci-après "DG IV"), un bref résumé de la plainte et la plainte elle-même, à laquelle était annexé un sommaire. A cette plainte était également jointe une copie de la plainte que le SFEI avait adressée la veille à l' autorité française compétente en matière de concurrence.
Dans la lettre de couverture, le SFEI indiquait que la plainte était fondée sur les articles 92 et suivants du traité CE et dirigée contre l' État français. Il était dit en même temps que cette plainte ne portait pas préjudice à toute action fondée sur les articles 85 et 86 du traité CE. Le SFEI ajoutait que la plainte déposée auprès de l' autorité française compétente en matière de concurrence était "également pertinente", et cela tant au regard des articles 85 et 86 du traité CE que du point de
vue des articles 5 et 90 du même traité.
5. Le 18 mars 1991, lors d' une réunion de la DG IV avec des représentants du plaignant, a été évoquée entre autres la question de l' applicabilité de l' article 86 du traité CE. La DG IV a promis d' examiner les renseignements dont elle disposait sous l' angle de cette disposition.
6. Le 15 novembre 1991, le conseil du plaignant a adressé une lettre au directeur général de la DG IV, dans laquelle il demandait si la Commission avait l' intention, compte tenu des faits exposés dans la plainte, d' engager une procédure et, si c' était le cas, sur quel fondement (articles 85, 86 et 90 et/ou articles 92 et suivants).
7. Le 9 janvier 1992, le directeur général de la DG IV a répondu à la lettre du 15 novembre 1991. Cette lettre, rédigée en langue anglaise, était ainsi rédigée:
"Lorsque mes collègues vous ont rencontré le 18 mars 1991, ils ont indiqué qu' il était peu probable qu' ils trouvent un fondement pour une décision constatant que les règles du traité relatives aux aides d' État ont été enfreintes. Ils ont depuis enquêté davantage sur cet aspect. Nous nous sommes également engagés à examiner les informations disponibles afin de parvenir à une position de principe sur l' application de l' article 86.
Pendant l' enquête, les services du courrier rapide de la Poste ont été affectés par le projet d' une entreprise commune entre TNT, la Poste elle-même et quatre autres administrations postales. Nous avons procédé à une enquête au titre des dispositions du règlement sur les concentrations sur ces accords et la décision de la Commission du 2 décembre a été publiée récemment. Il est clair que le résultat de cette enquête influencera notre examen de la plainte du SFEI.
Nous vous enverrons sous peu une lettre plus complète avec nos conclusions en la matière."
8. Le projet auquel il était fait allusion dans cette lettre consiste en une entreprise commune réunissant d' un côté une entreprise australienne (TNT Ltd), de l' autre les postes allemande, canadienne, française, néerlandaise et suédoise. Ce projet avait été notifié à la Commission le 28 octobre 1991. Le 2 décembre 1991, la Commission a décidé que le projet était compatible avec le marché commun, au sens du règlement (CEE) n 4064/89 du Conseil, du 21 décembre 1989, relatif au contrôle des
opérations de concentration entre entreprises (JO L 395, p. 1). Dans le cadre de cette procédure, les quatre administrations postales européennes avaient pris certains engagements, qui sont précisés dans une annexe à ladite décision de la Commission.
9. Le 10 mars 1992, la Commission a adressé deux lettres au plaignant. Dans la première (qui portait le n 06873), la Commission informait le plaignant de la "décision" des services compétents de clore la procédure relative à une violation éventuelle des articles 92 et suivants du traité CE.
Dans la seconde, rédigée en langue anglaise (sous le n 000978), le rédacteur - un directeur de la DG IV - se référait à la lettre du 9 janvier 1992. Il renvoyait à l' enquête menée dans le cadre de la vérification de la conformité de l' entreprise commune susmentionnée et à la décision de la Commission du 2 décembre 1991 qui en avait découlé, et expliquait que cette enquête avait nécessairement couvert les points les plus importants soulevés par le SFEI quant à une infraction à l' article 86. Il
faisait notamment référence à la question des subventions croisées potentielles et aux avantages que l' entreprise commune pourrait tirer de l' accès à l' infrastructure et aux privilèges de La Poste française. Il expliquait aussi que, dans cette décision, la Commission, compte tenu de la situation du marché et des engagements pris par les intéressés, était parvenue à la conclusion qu' il n' y avait ni création ni renforcement d' une position dominante qui aurait pu avoir pour effet de diminuer de
façon significative une concurrence effective.
La fin de la lettre était rédigée comme suit:
"I am aware that you had hoped that the Commission would follow the full procedure of an Article 86 investigation. This procedure would have only dealt with the situation regarding France. However, this investigation under the Merger Regulation has dealt with significant changes in the wider Community market. The competitive conditions facilitated by previous Commission decisions on international express have now been effectively extended. I am satisfied that the result is the best framework that
could be obtained at this time in order to ensure that SFEI members and other operators all have a full opportunity to compete.
While we do not propose to pursue enquiries under Article 86 in these circumstances, I can assure you that we shall maintain a close watch on developments in this market. In a separate letter we are informing you of the outcome of our consideration of the linked case presented under the State aid rules."
(Je sais que vous aviez espéré que la Commission suivrait la procédure complète d' une enquête au titre de l' article 86. Cette procédure n' aurait concerné que la situation à l' égard de la France. L' enquête effectuée au titre du règlement sur les concentrations a cependant porté sur des changements significatifs dans le marché communautaire plus large. Les conditions concurrentielles facilitées par les décisions antérieures de la Commission en matière de courrier rapide international ont à
présent été étendues de manière effective. Je suis convaincu que les résultats obtenus constituent le meilleur cadre actuellement possible en vue de garantir que les membres du SFEI et les autres opérateurs disposent tous de toutes les possibilités de se faire concurrence.
Dans ces circonstances, même si nous n' envisageons pas de poursuivre notre enquête au titre de l' article 86, je peux vous assurer que nous continuerons à surveiller de près l' évolution de ce marché. Nous vous informons par lettre séparée de la solution concernant le cas joint présenté dans le cadre des aides d' État.)
10. Le 16 mai 1992, le SFEI et trois entreprises membres de ce syndicat - DHL International, Service Crie et May Courier - ont formé devant le Tribunal un recours en annulation de la décision que comportait, selon eux, la lettre du 10 mars 1992 portant le n 000978. Les parties requérantes estimaient que la Commission avait rejeté définitivement par cette lettre la plainte basée sur l' article 86. Dans leur requête, ils ont fait grief à la Commission, entre autres, d' avoir enfreint des formes
substantielles (et notamment d' avoir méconnu l' obligation prévue à l' article 190 de motiver les actes juridiques), d' avoir violé l' article 86 et commis un détournement de pouvoir.
Simultanément, les requérants attaquaient aussi la décision de la Commission contenue dans la lettre portant le n 06873 et mettant fin à l' examen de la plainte fondée sur les articles 92 et suivants. Cette requête est devenue caduque après que la Commission eut fait connaître le 9 juillet 1992 le retrait de cette décision.
11. La Commission a soulevé plusieurs exceptions d' irrecevabilité contre le recours relatif à la lettre portant le n 000978. Elle a notamment soutenu que, faute de présenter le caractère d' une décision, cette lettre ne constituait pas un acte attaquable.
A l' appui de sa thèse, la Commission a expliqué que cette lettre ne représentait qu' une première prise de position de ses services, qui ressortissait par conséquent à la première phase de l' examen des plaintes, ainsi que le Tribunal l' avait exposé de manière plus détaillée dans l' affaire Automec I (2). Selon elle, la Commission ne faisait qu' expliquer dans cette lettre la décision du 2 décembre 1991 et son importance pour le traitement de la plainte du SFEI. Cette prise de position provisoire
aurait été annoncée au SFEI par la lettre du 9 janvier 1992.
Dans ce contexte, la Commission a avancé l' argument selon lequel la plainte déposée le 21 décembre 1990 ne reposait à l' origine que sur une éventuelle violation des articles 92 et suivants. Ce n' est que lors de la rencontre du 18 mars 1991 que les faits rapportés dans la plainte ont été examinés sous l' angle de l' article 86. Les requérants contestaient cette interprétation et soutenaient qu' il avait déjà été fait grief de la violation éventuelle de l' article 86 dans la plainte du 21 décembre
1990.
12. Le Tribunal a décidé d' examiner tout d' abord cette fin de non-recevoir soulevée par la Commission. Pour cela, il estima qu' il fallait vérifier en premier lieu si la plainte du 21 décembre 1990 était fondée aussi sur l' article 86, et rechercher en second lieu si la lettre attaquée comportait une décision et était susceptible de produire des effets de droit (3).
13. Pour ce qui est du premier point, le Tribunal, après un examen approfondi - aux points 32 à 37 de l' ordonnance - est parvenu à la conclusion que la plainte du 21 décembre 1990 reposait exclusivement sur l' article 92 (4).
14. En ce qui concerne la seconde question, le Tribunal a distingué deux situations. Si la lettre attaquée avait été émise dans le cadre d' une procédure du règlement n 17 (5), cela ne pouvait être le cas en l' espèce que sur la base d' une demande complémentaire formulée oralement par le SFEI lors de la réunion du 18 mars 1991, ce que les requérants eux-mêmes avaient affirmé et la Commission admis (6). On sait que l' article 3 du règlement n 17 permet à des personnes physiques ou morales qui font
valoir un intérêt légitime de déposer auprès de la Commission une demande de constatation d' infraction aux articles 85 ou 86 du traité CE. Or, selon le Tribunal, la lettre litigieuse ne pouvait pas en l' espèce revêtir le caractère d' une décision "dès lors qu' elle se situerait à un stade antérieur à la phase conclusive d' une procédure d' instruction" (7). La lettre ne contenait aucune qualification des faits allégués au regard de l' article 86 (8) et, comme telle, n' avait pas "à ce stade" de la
procédure mis un terme à l' instruction menée par la Commission (9). Il y avait bien plutôt lieu, compte tenu de son contenu, de considérer que la lettre ne constituait que "un acte se situant à un stade préliminaire de l' instruction, se limitant à exprimer une première réaction des services de la Commission et dépourvu d' effets juridiques" (10).
S' il s' était agi au contraire d' une lettre qui n' était pas intervenue dans le cadre d' une procédure fondée sur le règlement n 17, une telle lettre, faute de produire des effets de droit, ne saurait faire l' objet d' un recours au titre de l' article 173 du traité CE (11).
15. Le SFEI et les entreprises DHL International, Service Crie et May Courier (ci-après les "requérants au pourvoi") ont engagé un pourvoi contre la décision du Tribunal. Il font valoir pour l' essentiel trois moyens, qu' il est possible de résumer ainsi: premièrement, le Tribunal aurait mal interprété la notion de "demande" utilisée à l' article 3 du règlement n 17; contrairement au point de vue du Tribunal, la plainte du 21 décembre 1990 aurait couvert aussi l' article 86. Deuxièmement, le
Tribunal aurait méconnu la notion d' acte attaquable. La lettre du 10 mars 1992 attaquée par les requérants au pourvoi constitue selon eux une décision définitive, qui peut faire l' objet d' une procédure de l' article 173 du traité CE. Enfin, le Tribunal aurait violé le principe de bonne foi et de sécurité juridique, en ne tenant pas dûment compte d' une déclaration de la Commission publiée dans le XXe Rapport annuel sur la politique de concurrence.
16. En conséquence, les requérants au pourvoi demandent à la Cour d' annuler l' ordonnance du Tribunal du 30 novembre 1992, SFEI e.a./Commission, précitée, et de tirer de cette annulation toutes conséquences de droit, et en particulier de renvoyer la cause devant le Tribunal, et de réserver les dépens.
17. La Commission conclut au rejet du pourvoi et à la condamnation solidaire aux dépens des requérants au pourvoi.
B - Discussion
Sur la recevabilité du pourvoi
18. Avant que nous n' examinions les moyens du pourvoi présentés par les requérants au pourvoi, il nous semble nécessaire de considérer de plus près un argument que la Commission a présenté à l' audience. L' agent de la Commission a exprimé à cette occasion l' opinion que les requérants au pourvoi commettaient un abus de droit en poursuivant l' annulation de l' ordonnance du Tribunal. Il semble que cette opinion se fonde sur l' idée que l' ordonnance contestée aboutissait précisément au résultat que
recherchaient les anciens requérants et actuels requérants au pourvoi, à savoir que la Commission poursuive la procédure engagée sur la base de leur plainte.
19. En fait, il est constant que l' ordonnance du Tribunal du 30 novembre 1992, précitée, signifiait que l' examen de la plainte par la Commission n' était pas encore clos. Les requérants au pourvoi auraient donc pu laisser cette ordonnance passer en force de chose jugée pour ensuite inviter la Commission à prendre une position définitive sur l' existence d' une infraction à l' article 86 invoquée par eux. Si au contraire on admet comme fondée la thèse défendue par les requérants au pourvoi dans les
deux instances, à savoir que la lettre du 10 mars 1992 avait clos la procédure de la Commission et constituait donc un acte attaquable, on aboutirait tout au plus à ce que la Cour annule l' ordonnance du Tribunal et à ce que celui-ci, dans le cas le plus favorable aux requérants au pourvoi - et à supposer donc qu' il juge par ailleurs le recours recevable et fondé - annule cette décision de la Commission. Il en résulterait donc aussi que l' enquête de la Commission sur la plainte du SFEI devrait
être considérée comme n' étant pas close et que, partant, la Commission pourrait être invitée à prendre position de façon définitive sur cette plainte.
De ce point de vue, on pourrait vraiment se demander si la saisine de la Cour par les requérants au pourvoi ne constitue pas un abus de droit. Une telle conclusion pourrait peut-être trouver un fondement dans la remarque du représentant des requérants au pourvoi, selon laquelle ceux-ci, ayant perdu confiance en la Commission, s' efforçaient depuis des années de saisir la Cour de cette cause.
20. Toutefois, cette objection de la Commission ne mérite pas à notre avis de plus longs développements. En effet, si le présent pourvoi devait aboutir, il n' est pas exclu que le Tribunal, à nouveau saisi du recours, en examine aussi le bien-fondé. Il est facile de comprendre qu' un arrêt du Tribunal annulant la décision de la Commission - de l' existence de laquelle on devrait partir dans cette hypothèse - pour, par exemple, violation de l' article 86 ou pour détournement de pouvoir (12)
modifierait de façon décisive la situation juridique des requérants au pourvoi. En l' espèce, la formation d' un pourvoi par les parties requérantes ne saurait donc en aucun cas être assimilée à un abus de droit.
21. La Commission a soutenu que certains des griefs invoqués par les parties requérantes au pourvoi étaient irrecevables, étant donné qu' il s' agissait de questions de fait et non de droit. Il est notoire que le pourvoi est limité aux questions de droit, conformément aux articles 168 a, paragraphe 1 du traité CE et 51, paragraphe 1, du statut de la Cour de justice des Communautés européennes. Pour plus de clarté, nous examinerons ce point à propos de chacun des moyens pour lesquels cette objection
peut être soulevée.
Examen des différents moyens
Premier moyen du pourvoi: mauvaise interprétation de la notion de "demande"
22. Le Tribunal a souligné dans son ordonnance que la plainte du 21 décembre 1990 ne contenait en soi aucune référence à l' article 86 du traité CE. Selon lui, la circonstance que dans un "document extérieur à la plainte proprement dite", à savoir dans la lettre de couverture adressée au directeur général de la DG IV, il était expressément réservé la possibilité de saisir ultérieurement la Commission sur la base des articles 85 et 86, et que dans ce mémoire il était fait référence à la plainte
déposée auprès de l' autorité française compétente en matière de concurrence, ne fait qu' attester que la plainte adressée à la Commission reposait à l' origine sur le seul article 92 (13).
23. Les requérants au pourvoi font grief au Tribunal d' avoir soumis la notion de "demande" au sens de l' article 3 du règlement n 17 à un formalisme qui n' était pas justifié. Il font valoir que la plainte que le SFEI a déposée devant la Commission le 21 décembre 1990 comprenait aussi la lettre de couverture, ainsi que la plainte à l' autorité française compétente en matière de concurrence, jointe en annexe. De plus, le Tribunal aurait manifestement mal interprété les documents dont se composait
donc la plainte. Sur la base de ces documents, le Tribunal n' aurait pas pu parvenir à la conclusion que la plainte du 21 décembre 1990 ne reposait pas sur l' article 86. Enfin, les motifs indiqués par le Tribunal seraient contradictoires, étant donné que la lettre de couverture est présentée tout d' abord (au point 32) comme partie intégrante de la plainte, alors que, par la suite, le Tribunal (au point 37) adopte le point de vue opposé.
24. La Commission oppose à ce moyen l' argument qu' il ne vise pas des points de droit, mais l' appréciation d' éléments de fait par le Tribunal. Nous approuvons ce point de vue. Il s' agirait, certes, d' une question de droit - susceptible d' être vérifiée dans le cadre d' une procédure de pourvoi - si le Tribunal avait interprété de manière erronée la notion de demande (au sens de l' article 3 du règlement n 17). Or, à notre avis, ce n' est pas ici le cas.
Il faut, certes, concéder aux requérants au pourvoi que l' expression choisie par le Tribunal a pu faire croire à tort que le Tribunal a fait une distinction stricte entre une plainte au sens propre, d' une part, et des documents divers, d' autre part, et n' a accordé à ces derniers aucun intérêt pour déterminer le contenu d' une plainte. Or, il ressort du contexte, selon nous et sans plus ample examen, que cela n' est pas l' interprétation la plus simple et la plus vraisemblable. Bien au contraire,
le Tribunal a examiné les différents documents et est parvenu par là à la conclusion qu' il ne ressortait d' aucun d' entre eux que la plainte du 21 décembre 1990 reposait aussi sur l' article 86. Il s' agit là d' une appréciation des faits qui, comme telle, ne peut être soumise au contrôle du juge du pourvoi.
Il n' y a pas lieu ici de rechercher si cette considération s' appliquerait également si le Tribunal avait commis une erreur manifeste dans cette appréciation des faits. Contrairement à ce que pensent les requérants au pourvoi, une telle erreur manifeste n' apparaît pas. Même le texte de la lettre de couverture, considéré objectivement, ne permet guère de conclure que la plainte du 21 décembre 1990 a eu d' autre fondement que celui de l' article 92.
25. En tout état de cause, il est inutile de poursuivre sur ce point, étant donné que les parties s' accordent entièrement sur le fait qu' il a été question, lors de la réunion du 18 mars 1991 entre les représentants du SFEI et la Commission, de l' applicabilité de l' article 86 et que, partant, c' est tout au plus depuis cette date qu' il y a lieu de considérer (ce que la Commission a fait également) que la plainte visait tant l' article 92 que l' article 86. Il n' était donc nécessaire d' examiner
la portée exacte de la plainte, comme elle se présentait au 21 décembre 1990, que si le laps de temps écoulé entre ce jour-là et le 18 mars 1991 avait une quelconque importance pour la solution des questions examinées ici. Il est manifeste que ce n' est pas le cas. Les développements du Tribunal aux points 32 à 37 de son ordonnance sont donc - ainsi que la Commission l' a fait observer à juste titre - inutiles.
26. La raison pour laquelle le Tribunal a développé ce point - sans importance pour la solution de l' affaire - est énigmatique. Encore plus singulier est le luxe de détails avec lequel il l' a fait. Néanmoins, il y a lieu de constater que l' existence de ces explications n' aboutit pas à l' annulation de l' ordonnance attaquée, étant donné qu' elles ne sont pas à la base de la décision du Tribunal.
Toutefois, les requérants au pourvoi soulignent avec raison que le Tribunal a indiqué (au point 31) qu' il accordait de l' importance auxdits développements pour motiver sa décision. Nous reviendrons sur ce point, dans un autre contexte.
Deuxième moyen: violation de la notion d' acte attaquable
27. Les requérants soulèvent un deuxième moyen tiré de la violation par le Tribunal de la notion d' acte attaquable. Ils soutiennent qu' au vu des circonstances dans lesquelles elle a été adoptée, d' une part, et de son contenu, d' autre part, la lettre attaquée constitue une décision de rejet susceptible d' un recours en annulation.
En ce qui concerne le contexte dans lequel est intervenue la lettre attaquée, les requérants au pourvoi invoquent notamment la lettre du 9 janvier 1992, dans laquelle la Commission annonçait qu' elle ferait parvenir ses "conclusions". Selon eux, le choix de ce terme laissait envisager une prise de position définitive, qu' aurait constituée la lettre attaquée du 10 mars 1992. Le Tribunal n' aurait pas du tout tenu compte de la lettre du 9 janvier 1992 et ne se serait pas prononcé sur le moyen tiré de
la signification de cette lettre, si bien que son ordonnance serait, dans cette mesure, viciée dans son fondement. En outre, ils invoquent une large ressemblance entre la lettre attaquée et la deuxième lettre de la Commission du 10 mars 1992, qui, selon eux, constitue incontestablement une décision.
En ce qui concerne la lettre attaquée elle-même, les requérants au pourvoi exposent qu' une décision par laquelle la Commission rejette une plainte présente trois caractéristiques: premièrement, elle met fin à l' enquête engagée, deuxièmement, elle contient une appréciation des accords litigieux et troisièmement, elle empêche le plaignant de demander la réouverture de l' enquête, à moins d' apporter de nouvelles preuves. A leur avis, la lettre attaquée présentait ces caractéristiques, ainsi que le
montrerait son libellé et son contexte. Ils font remarquer que, dans son ordonnance, le Tribunal s' est appuyé sur l' arrêt Automec I, précité, sans toutefois appliquer correctement cette jurisprudence.
28. La Commission a objecté à ce moyen de pourvoi qu' il visait des questions de fait et, partant, devait être considéré comme irrecevable. Pour ce qui est de l' interprétation de la lettre attaquée, la Commission a maintenu le même point de vue qu' en première instance, selon lequel il s' agissait seulement d' une prise de position provisoire de sa part.
29. Examinons tout d' abord le grief selon lequel l' interprétation de la lettre attaquée par le Tribunal aurait été erronée. A notre avis, il s' agit là d' une appréciation de faits, qui, en tant que telle, échappe au contrôle du juge du pourvoi. Il n' en est pas moins vrai que la limite entre question de fait et question de droit est très subtile. On pourrait très bien estimer que l' interprétation de la lettre litigieuse doit permettre de constater s' il s' agit en l' espèce d' une décision
attaquable, si bien qu' il y aurait là en fin de compte qualification d' un état de fait juridique et, partant, question de droit.
A notre avis, une telle interprétation ne serait toutefois pas correcte. Elle aurait pour conséquence que la notion de "question de droit" serait interprétée de façon très extensive et étendue aussi à l' appréciation des faits par le Tribunal. Cela irait à l' encontre de l' objectif que visait l' institution d' un Tribunal de première instance. La création de deux instances avait pour objectif d' améliorer la protection juridique dans la Communauté en permettant à la Cour de justice, notamment en
cas de requêtes dont la solution exige un examen approfondi de faits complexes, de concentrer son activité "sur sa tâche essentielle, qui est d' assurer une interprétation uniforme du droit communautaire" (14).
L' objectif recherché, qui était de soulager la Cour de justice, serait réduit à néant, si on devait étendre la notion de "question de droit" au point d' englober aussi la constatation du contenu d' un document. Autrement, la Cour devrait vérifier elle-même en l' espèce si la lettre attaquée du 10 mars 1992 constituait une décision définitive et, partant, substituer son appréciation à celle du Tribunal. Par là, la Cour de justice ne serait plus juge du pourvoi, mais bien plutôt juge d' appel.
30. La thèse selon laquelle une approche restrictive s' impose dans l' interprétation de la notion de "question de droit" se reflète aussi dans la jurisprudence de la Cour. Nous rappelons notamment ici l' arrêt du 1er octobre 1991 Vidrányi/Commission (15), dans lequel la Cour a décidé qu' un pourvoi "ne peut s' appuyer que sur des moyens portant sur la violation, par le Tribunal, de règles de droit à l' exclusion de toute appréciation des faits". Un pourvoi n' est donc recevable que "dans la mesure
où la requête fait grief au Tribunal d' avoir statué en méconnaissance de règles de droit dont il avait à assurer le respect" (16).
31. La thèse que nous défendons ici ne signifie toutefois pas obligatoirement que le Tribunal soit totalement libre de son appréciation des faits et que cette appréciation échappe au contrôle, sauf en cas d' infraction à des règles de droit. Selon nous, il serait tout à fait possible (et utile) d' admettre également un pourvoi lorsque le Tribunal, dans son appréciation des faits, s' est rendu coupable d' erreurs manifestes - par exemple, d' avoir méconnu les règles de la logique.
32. Toutefois, il n' est pas nécessaire, à notre avis, d' examiner de façon plus approfondie cette possibilité, étant donné l' absence d' une telle erreur manifeste, en toute hypothèse. L' interprétation par le Tribunal du contenu de la lettre attaquée du 10 mars 1992 semble défendable.
33. Certes, les requérants au pourvoi attirent avec raison l' attention sur le fait que le texte de cette lettre suscite à plusieurs endroits l' impression que la Commission a déjà mis fin à l' enquête ouverte sur la plainte du SFEI. Cela vaut en particulier pour les deux premières phrases du passage déjà cité (17), dans lequel le mot "would" est employé deux fois. On pourrait également citer la formule employée au dernier paragraphe de cette lettre: "we do not propose to pursue enquiries under
Article 86". Cette dernière expression semble bien - même si, naturellement, nous n' entendions pas faire autorité dans l' interprétation d' une notion tirée d' une langue étrangère - ne pas exclure une autre interprétation.
Il convient aussi de remarquer que rien dans la lettre n' indique qu' il s' agit seulement d' une prise de position provisoire. De même n' attire-t-on pas l' attention du destinataire de la lettre sur la possibilité de produire de nouveaux arguments. Ce point est d' autant plus important que la Commission elle-même, dans le XXe Rapport sur la politique de concurrence - dont nous allons encore parler - a précisé que, à l' avenir, ses services veilleront à ce que "il ne leur soit pas reproché une
rédaction ambiguë pouvant laisser penser au demandeur qu' il est en présence d' un rejet définitif de plainte" (18). Il serait difficile de trouver dans la lettre la confirmation du point de vue exprimé par le représentant de la Commission à l' audience, selon lequel la lettre contient une invitation "implicite" au destinataire à faire savoir à la Commission s' il partage son point de vue.
34. Il y a, certes, lieu de tenir compte du fait que la lettre attaquée ne porte, sur les faits soumis à la Commission par le SFEI, aucune appréciation expresse au regard de l' article 86. Ainsi que l' a précisé le Tribunal à juste titre, la lettre explique simplement la décision prise au titre du règlement sur les concentrations du 2 décembre 1991 ainsi que les liens qui, selon la Commission, existaient entre cette décision et la plainte du SFEI (19). Dans la lettre attaquée, la Commission indique
que, dans sa décision du 2 décembre 1991, elle était parvenue à la conclusion que la fondation de l' entreprise commune entre l' administration française des postes et les autres participants ne créait ni ne renforçait aucune position dominante de nature à entraver de manière significative une concurrence effective.
Lors de la vérification de la compatibilité de l' entreprise commune au regard du règlement relatif au contrôle des fusions, la situation sur le marché français a été aussi évoquée (20). On est donc près de devoir admettre que les constatations contenues dans la décision du 2 décembre 1991 préjugeaient déjà du point de savoir si, en l' espèce - ainsi que l' avait fait valoir le SFEI dans la plainte -, il y avait abus de position dominante sur le marché. C' est ce que la Commission semble penser dans
sa lettre du 10 mars 1992. On n' y trouve cependant pas de constatation expresse de l' absence d' un tel abus. Si on observe notamment les deux paragraphes de la lettre attaquée que nous avons cités, on ne peut guère se défendre de l' impression que des passages importants sont consacrés aux conséquences de la décision du 2 décembre 1991 sur le traitement de la plainte du SFEI, sans qu' il soit dit toutefois grand-chose du fond. Ce manque de substance - et de clarté - est regrettable. Il ne permet
toutefois pas de contester le caractère plausible de l' interprétation que le Tribunal a donné de ces développements.
Enfin, il faut encore examiner l' argument des requérants selon lequel ils n' ont pu considérer la lettre attaquée que comme une décision, étant donné qu' elle a été envoyée le même jour que la lettre concernant l' article 92 et était très semblable à cette dernière. Lors de l' audience, l' agent de la Commission a contesté cet argument de façon convaincante, en citant le texte de cette lettre. La lettre portant le n 06873 parle sans aucune ambiguïté de la "décision" de la Commission de mettre fin à
l' examen de la plainte fondée sur l' article 92 (21). La lettre qui est ici sous examen ne contient pas de formule aussi claire.
35. Il ressort de cet examen - auxiliaire - de la lettre attaquée du 10 mars 1992 qu' elle contient des éléments laissant penser que la plainte a été définitivement rejetée. D' autre part, il est possible de citer des faits d' importance, de nature à étayer l' affirmation de la Commission selon laquelle il s' agissait seulement d' une prise de position provisoire. A notre avis, les seconds sont plus probants, si bien que l' appréciation du Tribunal ne saurait être remise en cause.
La Commission doit toutefois accepter le reproche d' avoir suscité par la formulation de sa lettre cette incertitude et cette ambiguïté que le Tribunal a déjà blâmées dans l' arrêt Automec I, précité, et auxquelles la Commission elle-même a promis de mettre fin dans le XXe Rapport sur la politique de concurrence. A eux seuls, ces défauts ne justifient toutefois pas d' après nous de voir dans la lettre attaquée, en recourant à la théorie de l' apparence juridique - comme y invitent les requérants au
pourvoi -, une décision attaquable. L' interprétation de la notion de décision attaquable doit (ce que nous allons montrer) se fonder sur des arguments objectifs. Il est aussi possible de satisfaire le principe selon lequel le déclarant est responsable des ambiguïtés de sa déclaration en en tenant compte de manière appropriée dans la décision relative aux dépens.
36. Venons-en maintenant au grief que le Tribunal n' aurait pas tenu compte de la lettre du 9 janvier 1992. Ici aussi, il semble au premier regard qu' il s' agisse d' une question de fait que le juge du pourvoi n' aurait pas à connaître. Toutefois, nous avons le sentiment qu' une telle façon de voir serait erronée. Le contrôle de l' appréciation des faits par le Tribunal devrait, certes - ainsi que nous l' avons déjà exposé -, être enfermé dans des limites très strictes (22). Si toutefois le
Tribunal omet tout à fait de viser un argument de la partie concernée dans sa décision, il ne s' agit pas là du tout d' une appréciation de fait. Il s' agit bien plutôt - ainsi que l' a décidé la Cour dans l' affaire Vidrányi, précitée, - d' une "insuffisance valant absence de motifs", c' est-à-dire de la "méconnaissance d' un principe général, qui impose à toute juridiction l' obligation de motiver ses décisions, en indiquant notamment les raisons qui l' ont amenée à ne pas retenir un grief
formellement invoqué devant elle" (23).
37. Cependant, il convient de remarquer que, dans l' arrêt précité, il s' agissait de la violation d' une règle juridique, que, selon le requérant, le Tribunal n' avait pas examinée. Or, il s' agit ici d' un document, auquel le Tribunal, selon les requérants au pourvoi, n' a pas accordé l' attention qu' il méritait. On ne peut, certes, exiger du Tribunal qu' il vise dans sa décision toutes les circonstances de fait qui sont exposées par les parties au cours de la procédure. On n' admettra bien
plutôt l' existence d' une erreur de droit susceptible d' être corrigée par le juge du pourvoi que s' il s' agit d' un fait substantiel dont la prise en compte aurait pu modifier la décision du Tribunal.
38. Il pourrait, certes, être inutile d' examiner cette question compte tenu de l' arrêt du 22 décembre 1993, Pincherle/Commission (24). Dans cette affaire, le requérant au pourvoi avait fait valoir, entre autres, que le Tribunal n' avait pas tenu compte dans l' arrêt attaqué de trois documents qu' il avait produits. La Cour a rejeté ce moyen au motif qu' il n' était pas prouvé que le Tribunal n' avait pas examiné les documents en cause (25).
Nous tendons à penser que cette considération tenait compte des circonstances particulières de la cause dont la Cour était alors saisie. Il serait certainement inadéquat d' en faire une règle générale. Autrement, le requérant à un pourvoi ne pourrait guère, avec des chances de succès, faire grief au Tribunal d' avoir omis dans sa décision des faits importants, étant donné qu' il lui serait difficile de prouver que le Tribunal avait fait une telle erreur. Seul l' arrêt même du Tribunal, lequel, bien
sûr, ne contient aucun développement sur les faits en cause, pourrait fournir une telle preuve.
39. La question se pose donc de savoir si le Tribunal a tenu compte de la lettre du 9 janvier 1992 et - au cas où cela ne serait pas le cas - si cette lettre revêt une importance substantielle en l' espèce. La Commission a, certes, exposé que les circonstances qui accompagnent la lettre attaquée sont sans importance si la signification de cette lettre apparaît claire et sans ambiguïté d' après son contenu. Or, ce n' est pas le cas en l' espèce. Le représentant de la Commission a dû lui-même
reconnaître à l' audience que la lettre attaquée comportait un élément d' ambiguïté.
Selon nous, il est relativement facile de répondre à la première question. Le Tribunal mentionne certes la lettre du 9 janvier 1992 à différents endroits (aux points 17, 24 et 25 de son ordonnance) où il cite les arguments des parties. En revanche, la lettre n' apparaît plus dans l' appréciation juridique. Ce n' est qu' au point 46 de l' ordonnance que l' on pourrait, à la rigueur, voir une référence à ce document dans le renvoi au point 25. Le contenu de ce point milite toutefois contre une telle
interprétation. Le Tribunal y expose bien plutôt que la lettre du SFEI à la Commission du 15 novembre 1991 ne peut pas être comprise comme une mise en demeure d' agir au sens de l' article 175 du traité CE. Il n' est pas indispensable que nous prenions partie sur le point de savoir si ces développements étaient nécessaires à la décision. Il n' est en tout cas guère douteux, à notre avis, que le Tribunal, ni ici ni à un autre endroit de son ordonnance, n' a mentionné l' importance que revêtait
éventuellement la lettre du 9 janvier 1992 pour l' interprétation de la lettre attaquée.
40. Or, il nous semble que cette question peut être finalement laissée de côté, étant donné que la lettre du 9 janvier 1992 n' apporte de toute façon rien d' essentiel pour l' interprétation de la lettre qui est ici en cause. Le directeur général de la DG IV renvoie dans cette lettre à la décision du 2 décembre 1991 et à ses effets possibles sur le traitement de la plainte introduite par le SFEI. Il fait savoir que la Commission prendra prochainement position sur cette question. Il est tout à fait
plausible d' admettre qu' il s' agissait là de l' annonce d' une prise de position provisoire, intervenue ensuite par la lettre litigieuse.
Les requérants au pourvoi ont attaché une importance particulière à la circonstance que la lettre du 9 janvier 1992 parle dans ce contexte de "conclusions". Leur interprétation, selon laquelle cette notion indique une prise de position définitive, est tout à fait possible. En revanche, elle ne nous apparaît pas convaincante (ou même concluante). L' utilisation de cette notion est tout à fait compatible avec l' idée que la lettre attaquée représente une prise de position provisoire. La lettre du 9
janvier 1992 devrait donc être considérée - comme le dit la Commission - comme l' annonce pure et simple de cette prise de position provisoire.
41. Parvenu à ce point, il y a lieu de considérer comme tout à fait possible et défendable l' interprétation que le Tribunal a donnée de la lettre attaquée. Ainsi que nous l' avons déjà exposé, certains indices sont en faveur de la thèse défendue par les requérants au pourvoi. Mais, comme l' interprétation du Tribunal ne présente pas de défaut manifeste, elle ne devrait pas être attaquable pour ce seul motif.
42. Examinons maintenant le point de savoir si le Tribunal a correctement interprété la notion d' acte attaquable au sens de l' article 173. La question de l' interprétation d' une notion juridique est aussi une question de droit qui peut faire l' objet d' un moyen de pourvoi, ainsi qu' il découle de la jurisprudence antérieure de la Cour (26).
43. Il est visible que le Tribunal s' appuie dans son ordonnance sur l' arrêt Automec I, précité (27). Dans cet arrêt, le Tribunal avait indiqué qu' il y avait lieu de distinguer, dans la procédure d' examen d' une plainte régie par les articles 3 du règlement n 17 et 6 du règlement n 99/63/CEE (28), trois phases successives:
"Pendant la première de ces phases, qui suit le dépôt de la plainte, la Commission recueille, ainsi qu' il en est fait référence à l' article 6 du règlement n 99/63, les éléments qui lui permettront d' apprécier quelle suite elle réservera à la plainte. Cette phase peut comprendre, notamment, un échange informel de vues et d' informations entre la Commission et la partie plaignante, visant à préciser les éléments de fait et de droit qui font l' objet de la plainte et à donner à la partie plaignante
l' occasion de développer ses allégations, le cas échéant à la lumière d' une première réaction des services de la Commission. Les observations préliminaires émises par les services de la Commission dans le cadre de ces contacts informels ne sauraient être qualifiées d' actes attaquables.
S' ensuit, dans une deuxième phase, la communication prévue à l' article 6 du règlement n 99/63, par laquelle la Commission indique à la partie plaignante les motifs pour lesquels il ne lui paraît pas justifié de donner une suite favorable à sa demande et lui donne l' occasion de présenter, dans un délai qu' elle fixe à cet effet, ses observations éventuelles. Cette communication ... ne doit pas ... être considérée comme une décision ...
Dans la troisième phase de la procédure, la Commission prend connaissance des observations présentées par la partie plaignante. Bien que l' article 6 du règlement n 99/63 ne prévoie pas expressément cette possibilité, cette phase peut se terminer par une décision finale ..." (29).
44. Cet exposé du Tribunal nous semble tout à fait utile pour illustrer le cours de la procédure d' examen d' une plainte. Il n' y a pas lieu ici de traiter des questions que cette conception soulève dans le détail (30). Si la question se pose de savoir, dans l' examen d' une mesure, si celle-ci a ou non le caractère d' une décision, ce schéma permet de classer la mesure en question au stade de la procédure qui convient.
45. L' ordonnance attaquée donne cependant à plusieurs endroits l' impression que le Tribunal a renversé cette logique: selon lui, une mesure ne peut pas constituer un acte attaquable, parce qu' elle est à classer dans la première (ou la seconde) des phases de procédure susmentionnées. Il s' agit là des points 41 à 43 de l' ordonnance attaquée. Une telle argumentation ne constitue bien sûr rien d' autre qu' une petitio principii. Cela vaut d' ailleurs aussi pour l' argumentation de la Commission que
la lettre attaquée n' aurait pas pu constituer une décision, étant donné que la Commission n' avait adressé auparavant au plaignant aucune lettre de l' article 6 du règlement n 99/63 (dans laquelle celui-ci aurait été invité dans un certain délai à prendre position) (31).
Si telle avait été en fait la conception du Tribunal, il y aurait lieu, bien sûr, de la réfuter. Selon la jurisprudence constante de la Cour, il importe, pour déterminer l' existence d' un acte attaquable au sens de l' article 173, que la mesure concernée soit destinée à produire des effets de droit, sans que sa forme entre en ligne de compte (32). S' agissant d' actes qui résultent d' une procédure à plusieurs phases, seules revêtent en principe le caractère d' actes attaquables des mesures qui
établissent de façon définitive le point de vue de la Commission, à l' exclusion des mesures préparatoires (33). Pour cela, il faut toujours cependant partir du contenu de la mesure en cause.
46. Dans l' affaire Philip Morris, la Cour a énoncé certains critères qui peuvent être utilisés pour vérifier si une lettre de la Commission doit être considérée comme portant rejet définitif d' une plainte. Elle y a considéré que les lettres concernées mettaient fin à l' enquête, comportaient une appréciation des accords litigieux et empêchaient les plaignants, à moins qu' ils ne puissent apporter de nouvelles preuves, de demander la réouverture de l' enquête (34).
47. La décision attaquée montre que le Tribunal connaissait cette jurisprudence. Ainsi expose-t-il aux points 42 et 43 de l' ordonnance que la lettre attaquée ne comportait aucune qualification des faits exposés par le plaignant et n' avait pas pour effet de clore la procédure.
48. Nous sommes donc d' avis qu' il n' y a pas lieu de voir autre chose qu' une façon de s' exprimer prêtant à malentendu dans les passages de l' ordonnance dans lesquels le Tribunal semble conclure au caractère juridique de la lettre, d' après la phase de la procédure où, selon lui, elle se situe. On déduira des constatations faites ci-avant (35) que le Tribunal connaissait le droit applicable et qu' il l' a appliqué. Le seul fait que la formulation de l' ordonnance attaquée suscite certains doutes
sur ce point ne justifie pas à lui seul l' annulation de cette ordonnance. Le juge du pourvoi doit seulement vérifier si le Tribunal a enfreint des règles de droit. Il n' est pas possible de constater ici avec certitude une telle erreur. En l' espèce, il y a lieu en outre de tenir compte du fait que l' interprétation de la lettre attaquée entreprise par le Tribunal semble tout à fait défendable en tant que telle. Il serait donc difficilement compatible avec les principes de l' économie du procès de
considérer l' ordonnance comme entachée d' une erreur de droit, au seul motif qu' elle comporte certaines formulations prêtant à malentendu, et de proposer son annulation.
49. Il convient, certes, de noter que l' ordonnance contient, sur un point (l' interprétation du texte de la plainte du 21 décembre 1990), d' abondants développements qui sont manifestement superflus (36). Ce fait oblige à vérifier de façon particulièrement critique les autres explications du Tribunal. Étant donné que l' ordonnance du Tribunal ne repose cependant pas en définitive sur ces explications litigieuses, même ce fait ne saurait justifier l' annulation de l' ordonnance attaquée.
Troisième moyen: violation du principe de bonne foi et de sécurité juridique
50. Par ce dernier moyen, les requérants au pourvoi font grief au Tribunal, en définitive, d' avoir mal interprété une affirmation faite par la Commission dans son XXe Rapport sur la politique de concurrence. La Commission y avait exposé son intention de rédiger à l' avenir les lettres de communication d' observations préliminaires dans les procédures de plainte de façon qu' elles ne puissent être considérées par leurs destinataires que comme une première réaction des services de la Commission. La
Commission avait ajouté qu' elle inviterait le destinataire, dans chaque cas, à faire connaître ses observations complémentaires à la Commission dans un délai fixé dans la lettre; faute de quoi, la plainte serait "considérée comme classée" (37).
Les requérants au pourvoi interprètent ce passage comme signifiant qu' une lettre de la Commission dans laquelle aucun délai ne leur est accordé pour exprimer leur point de vue (comme c' est le cas en l' espèce) doit être considérée comme une décision de rejet de leur plainte.
51. Il n' est pas nécessaire d' examiner plus avant le point de savoir s' il s' agit d' une question de fait ou d' une question de droit et si les déclarations de la Commission dans ses Rapports sur la concurrence ont une quelconque valeur juridique, étant donné que l' opinion des requérants est manifestement infondée.
Le passage cité ne permet qu' une seule interprétation sensée, qui est que la Commission accorde toujours aux plaignants un délai pour déposer de nouvelles observations et qu' une plainte doit donc être "considérée comme classée" lorsque les plaignants n' ont pas fait usage de cette possibilité. Ce sens ressort en effet clairement, par exemple, des versions allemande et italienne de ce Rapport (38). L' offre du représentant des parties requérantes au pourvoi, faite à l' audience, de faire procéder à
une expertise linguistique sur la signification de la virgule dans la version française n' a donc pas lieu d' être prise en considération.
Résultat
52. En conclusion, nous estimons donc qu' il y a lieu de rejeter le pourvoi. Il nous semble cependant qu' il convient de faire observer ici que cette procédure n' aurait pas eu lieu d' être si la Commission avait apporté le soin indispensable à la rédaction de la lettre attaquée. On aurait présumé que la Commission était capable d' un tel effort étant donné que le Tribunal avait déjà, dans l' affaire Automec I, précitée, fait savoir clairement que la pratique de la Commission dans ce domaine
laissait jusqu' à présent à désirer. La Commission a expressément reconnu dans le XXe Rapport sur la politique de concurrence la nécessité de rédiger ses lettres dans les procédures de plainte de façon à exclure des méprises sur leur nature juridique. Il est donc surprenant qu' il n' en ait pas été tenu compte dans la rédaction de la lettre attaquée. Étant donné que la rédaction obscure de la lettre et les difficultés relatives à son appréciation juridique qui en découlent sont à l' origine de la
procédure de pourvoi, il nous semble juste d' en mettre les dépens à la charge de la Commission, en application des dispositions combinées de l' article 122, paragraphe 1, 118 ainsi que 69, paragraphe 3, premier alinéa du règlement de procédure de la Cour de justice.
C - Conclusion
53. Nous vous proposons donc de rejeter le pourvoi et de condamner la Commission aux dépens.
(*) Langue originale: l' allemand.
(1) - T-36/92, Rec. p. II-2479.
(2) - Arrêt du 10 juillet 1990, Automec/Commission (T-64/89, Rec. p. II-367).
(3) - Arrêt précité (note 1), point 31.
(4) - Arrêt précité (note 1), point 37.
(5) - Règlement n 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d' application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204).
(6) - Arrêt précité (note 1), point 40.
(7) - Arrêt précité (note 1), point 41.
(8) - Arrêt précité (note 1), points 42 et 43.
(9) - Arrêt précité (note 1), point 43.
(10) - Arrêt précité (note 1), point 43.
(11) - Arrêt précité (note 1), point 48.
(12) - Voir, en ce qui concerne les griefs soulevés dans la requête, le point 10 ci-dessus.
(13) - Arrêt précité (note 1), point 37.
(14) - Voir les troisième et quatrième considérants de la décision 88/591/CECA, CEE, Euratom du Conseil, du 24 octobre 1988, relative à l' institution d' un Tribunal de première instance des Communautés européennes (JO L 319, p. 1), de même que le premier considérant de la décision 93/350/Euratom, CECA, CEE du Conseil, du 8 juin 1993, portant modification de la décision 88/591/CECA, CEE, Euratom (JO L 144, p. 21).
(15) - C-283/90 P, Rec. p. I-4339, point 12 (mis en italique par nous).
(16) - Arrêt précité (note 15), point 13.
(17) - Voir ci-avant, point 9.
(18) - XXe Rapport sur la politique de concurrence (1990), Bruxelles/Luxembourg, 1991, point 165.
(19) - Arrêt précité (note 1), point 42.
(20) - Voir les points 33 et 42 et suivants de la décision du 2 décembre 1991. Le texte complet de cette décision - à notre connaissance - n' a été publié jusqu' à présent dans aucun recueil ou autre. On peut cependant se le procurer auprès de la Commission (à l' exception des données constituant des secrets commerciaux).
(21) - Le dernier paragraphe de cette lettre (qui a été produite au Tribunal) est ainsi rédigé: Je suis donc au regret de vous faire part de la décision des services compétents de clôturer, en raison des circonstances précisées ci-dessus, le dossier ouvert à la suite de votre demande du 21.12.1990.
(22) - Voir ci-dessus point 31.
(23) - Arrêt précité (note 15), point 29.
(24) - C-244/91 P, non encore publié au Recueil.
(25) - Arrêt précité (note 24), point 33.
(26) - Voir les arrêts du 28 novembre 1991, Schwedler/Parlement (C-132/90 P, Rec. p. I-5745, point 13) et du 17 janvier 1992, Hochbaum/Commission (C-107/90 P, Rec. p. I-157, point 16).
(27) - Voir note 2.
(28) - Règlement de la Commission, du 25 juillet 1963, relatif aux auditions prévues à l' article 19, paragraphes 1 et 2, du règlement n 17 du Conseil (JO 1963, 127, p. 2268). Selon l' article 19, paragraphe 1, du règlement n 17, la Commission doit entendre les intéressés avant de prendre une décision sur la base de l' article 3. L' article 6 du règlement n 99/63 dispose ce qui suit: Lorsque la Commission, saisie d' une demande en application de l' article 3, paragraphe 2, du règlement n 17,
considère que les éléments qu' elle a recueillis ne justifient pas d' y donner une suite favorable, elle en indique les motifs aux demandeurs et leur impartit un délai pour présenter par écrit leurs observations éventuelles .
(29) - Arrêt précité (note 2), points 45 à 47.
(30) - Le dernier point cité de l' arrêt laisse notamment ouverte la question de savoir si la Commission - lorsqu' elle ne souhaite pas donner suite à une plainte - doit (et non seulement peut) rejeter, à la demande du plaignant, la plainte par une décision formelle que le plaignant peut attaquer en application de l' article 173 du traité CE. Il y a lieu de reconnaître selon nous un tel droit au plaignant. L' arrêt du 18 septembre 1992, Automec/Commission (T-24/90, Rec. p. II-2223), qui va dans
cette direction (voir son point 85), est donc à approuver.
(31) - D' ailleurs, le Tribunal a aussi eu recours à cet argument dans l' affaire Automec I, précitée (note 2), point 56.
(32) - Arrêt du 31 mars 1971, Commission/Conseil (22/70, Rec. p. 263, point 42); voir enfin l' arrêt du 16 juin 1993, France/Commission, (C-325/91, non encore publié au Recueil, point 9).
(33) - Voir l' arrêt du 11 novembre 1981, IBM/Commission, (60/81, Rec. p. 2639, points 9 et suiv.).
(34) - Arrêt du 17 novembre 1987, BAT/Commission (142/84 et 156/84, Rec. p. 4487, point 12).
(35) - Voir point 47.
(36) - Voir ci-avant point 26.
(37) - Rapport précité (note 18), point 165.
(38) - Le texte allemand se rapporte au délai, bei deren Nichteinhaltung der Antrag als zu den Akten gelegt angesehen werde . Dans la version italienne, il est dit: ... qualora tali osservazioni non vengano trasmesse, la denuncia verrà considerata archiviata .