CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
MME ELEANOR SHARPSTON
présentées le 14 mai 2009 ( 1 )
Affaire C-141/08 P
Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware Co. Ltd
contre
Conseil de l’Union européenne
«Pourvoi — Politique commerciale — Dumping — Importations de planches à repasser originaires de Chine — Règlement (CE) no 384/96 — Articles 2, paragraphe 7, sous c) et 20, paragraphes 4 et 5 — Statut d’entreprise opérant en économie de marché — Droits de la défense — Enquête antidumping — Délais accordés aux entreprises pour présenter leurs observations»
1. En résumé, le présent pourvoi ( 2 ) concerne un exportateur chinois soumis à une enquête antidumping dont la demande de voir ses prix normaux évalués de la même manière que ceux d’un exportateur évoluant dans une économie de marché a été d’abord rejetée par la Commission des Communautés européennes, puis réexaminée avec plus de bienveillance avant d’être finalement rejetée de manière inattendue.
2. Devant le Tribunal, l’exportateur a soutenu que la Commission i) avait cru à tort qu’elle n’avait pas le droit de modifier son appréciation initiale et ii) n’avait pas accordé suffisamment de temps à l’exportateur pour réagir à l’appréciation finale.
3. Le Tribunal a jugé que i) l’observation de la Commission quant à l’impossibilité d’apprécier à nouveau des faits anciens était seulement de nature incidente et que, par conséquent, ii) même si l’exportateur avait eu suffisamment de temps pour réagir, sa réaction n’aurait pu porter que sur cette observation incidente et non sur les raisons de fond du rejet, de sorte que ses droits de défense n’avaient pas été lésés.
4. L’exportateur soutient désormais que la constatation du Tribunal sur les motivations de la Commission était manifestement contraire aux éléments de preuve, de sorte que, s’il avait bénéficié de suffisamment de temps, il aurait pu réagir de manière pertinente.
5. La Cour devra déterminer, tout d’abord et avant tout, si le Tribunal a «dénaturé les éléments de preuve». Si ce n’est pas le cas, elle n’est pas compétente en principe pour apprécier la valeur qu’il convient d’attribuer à ces éléments ( 3 ). C’est seulement dans l’hypothèse où une telle dénaturation a eu lieu qu’elle pourra examiner les arguments concernant le fait de ne pas avoir accordé au requérant suffisamment de temps pour réagir.
Procédure et législation antidumping
6. C’est essentiellement le règlement (CE) no 384/96 du Conseil ( 4 ) qui régit la protection de l’industrie communautaire contre les importations en dumping (ci-après le «règlement de base»).
7. D’après l’article 1er, paragraphes 1 et 2, de ce règlement, peut être soumis à un droit antidumping tout produit faisant l’objet d’un dumping lorsque sa mise en libre pratique dans la Communauté cause un préjudice. Un produit fait l’objet d’un dumping lorsque son prix à l’exportation vers la Communauté est inférieur au prix comparable, pratiqué au cours d’opérations commerciales normales, pour le produit similaire dans le pays exportateur.
8. D’après l’article 5, paragraphe 1, une enquête visant à déterminer l’existence, le degré et l’effet de tout dumping allégué est ouverte sur plainte présentée par écrit au nom de l’industrie communautaire. L’article 6 régit la procédure d’enquête alors que les articles 2 à 4 fixent en substance les critères à appliquer.
9. L’article 2 a trait à la détermination de l’existence d’un dumping. Il fixe les règles de détermination de la valeur normale (partie A, paragraphes 1 à 7) et du prix à l’exportation (partie B, paragraphes 8 et 9), à comparer (partie C, paragraphe 10) afin d’établir la marge de dumping (partie D, paragraphes 11 et 12). Seule la partie A nous intéresse ici.
10. D’après le premier alinéa de l’article 2, paragraphe 1, la valeur normale est normalement basée sur les prix payés ou à payer, au cours d’opérations commerciales normales, par des acheteurs indépendants dans le pays exportateur. Cette valeur est déterminée, dans le cas d’entreprises opérant dans une économie de marché, d’après les règles édictées dans la suite du paragraphe 1 et aux paragraphes 2 à 6.
11. Pour les autres entreprises, l’article 2, paragraphe 7, sous a), première alinéa, dispose que: «[dans] le cas d’importations en provenance de pays n’ayant pas une économie de marché, la valeur normale est déterminée sur la base du prix ou de la valeur construite dans un pays tiers à économie de marché, du prix pratiqué à partir d’un tel pays tiers à destination d’autres pays, y compris la Communauté, ou, lorsque cela n’est pas possible, sur toute autre base raisonnable, y compris le prix
effectivement payé ou à payer dans la Communauté pour le produit similaire, dûment ajusté, si nécessaire, afin d’y inclure une marge bénéficiaire raisonnable».
12. Or, d’après l’article 2, paragraphe 7, sous b), dans les enquêtes concernant les importations en provenance, entre autres, de Chine (qui n’est pas considérée comme une économie de marché), «la valeur normale est déterminée conformément aux paragraphes 1 à 6, s’il est établi, sur la base de requêtes dûment documentées présentées par un ou plusieurs producteurs faisant l’objet de l’enquête et conformément aux critères et aux procédures énoncés au point c), que les conditions d’une économie de
marché prévalent pour ce ou ces producteurs, en ce qui concerne la fabrication et la vente du produit similaire concerné. Si tel n’est pas le cas, les règles du point a) s’appliquent».
13. L’article 2, paragraphe 7, sous c), qui était décisif pour déterminer si l’exportateur remplissait en l’espèce les conditions du traitement susmentionné (le «statut d’économie de marché», également connu sous le nom de «MET» pour «market economy treatment»), fixe différents critères qui doivent tous être remplis de manière probante afin de pouvoir en bénéficier. Parmi ces critères, le deuxième tiret du premier alinéa indique que les entreprises utilisent «un seul jeu de documents comptables de
base, qui font l’objet d’un audit indépendant conforme aux normes internationales et qui sont utilisés à toutes fins» ( 5 ).
14. Le dernier alinéa de l’article 2, paragraphe 7, précise que: «[la] question de savoir si le producteur remplit les critères mentionnés ci-dessus doit être tranchée dans les trois mois de l’ouverture de l’enquête, après une consultation spécifique du comité consultatif et après que l’industrie communautaire a eu l’occasion de présenter ses observations. La solution retenue reste en vigueur tout au long de l’enquête» ( 6 ).
15. Dans l’affaire Nanjing Metalink International/Conseil ( 7 ), le Tribunal a interprété cette disposition comme «[ayant] notamment pour objet d’assurer que [la question de savoir si le producteur opère dans des conditions d’économie de marché] ne soit pas tranchée en fonction de son effet sur le calcul de la marge de dumping». Le Tribunal poursuivait ainsi: «il convient d’interpréter la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base en ce sens qu’elle interdit aux
institutions de réévaluer les éléments dont elles disposaient lors de la détermination initiale du statut d’entreprise évoluant en économie de marché. Cette disposition ne s’oppose toutefois pas à ce que l’octroi du statut d’entreprise évoluant en économie de marché ne soit pas maintenu lorsqu’une modification de la situation factuelle sur la base de laquelle ce statut avait été accordé ne permet plus de considérer que le producteur en cause opère dans les conditions d’une économie de marché» (
8 ).
16. Au cours de la procédure, la Commission peut imposer des droits provisoires en application de l’article 7. Toutefois, c’est seulement lorsqu’il ressort de la constatation définitive des faits qu’il y a dumping et préjudice en résultant, et que l’intérêt de la Communauté nécessite une action, qu’un droit antidumping définitif est imposé par le Conseil, statuant sur proposition de la Commission présentée au plus tard un mois avant l’expiration des droits provisoires, et après consultation du
comité consultatif (article 9, paragraphe 4). En cas d’imposition d’un droit définitif, la procédure doit, dans tous les cas, être terminée dans un délai de quinze mois suivant son ouverture (article 6, paragraphe 9).
17. La dernière disposition qui nous intéresse ici est l’article 20, paragraphes 4 et 5. D’après l’article 20, les parties concernées par une enquête peuvent demander à la Commission de fournir les détails sous-tendant les faits et considérations essentiels sur la base desquels des mesures provisoires ont été instituées (paragraphe 1) ainsi que l’«information finale» sur les faits et considérations essentiels sur la base desquels il est envisagé de recommander l’institution de mesures définitives
(paragraphe 2). Les paragraphes 4 et 5 se lisent ainsi:
«4. L’information finale doit être donnée par écrit. Elle doit l’être, compte tenu de la nécessité de protéger les informations confidentielles, dès que possible et, normalement, un mois au plus tard avant la décision définitive ou la transmission par la Commission d’une proposition de décision finale conformément à l’article 9. Lorsque la Commission n’est pas en mesure de communiquer certains faits ou considérations à ce moment-là, cela doit être fait dès que possible par la suite.
L’information ne fait pas obstacle à toute décision ultérieure qui peut être prise par la Commission ou le Conseil et, lorsque cette décision se fonde sur des faits et considérations différents, ces derniers doivent être communiqués dès que possible.
5. Les observations faites après que l’information finale a été donnée ne peuvent être prises en considération que si elles sont reçues dans un délai que la Commission fixe dans chaque cas en tenant dûment compte de l’urgence de l’affaire, mais qui ne sera pas inférieur à dix jours.»
Contexte factuel
18. Les faits sont rapportés aux points 4 à 23 de l’arrêt attaqué. Je les résume ci-après, en mentionnant et citant également certains documents portés à la connaissance du Tribunal et dont il est question dans le pourvoi.
19. Le 4 février 2006, la Commission a ouvert une enquête concernant les importations de planches à repasser, y compris celles fabriquées et exportées par l’entreprise Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware Co. Ltd (ci-après «Yongjian»), sise à Foshan, Chine.
20. Yongjian a demandé à bénéficier du statut d’entreprise évoluant en économie de marché le 23 février 2006. Après examen, la Commission lui a répondu le qu’elle considérait que Yongjian ne satisfaisait pas au critère visé à l’article 2, paragraphe 7, sous c), premier alinéa, deuxième tiret, du règlement de base, parce que ses documents comptables, ainsi que ses rapports d’audit, n’étaient pas conformes aux exigences des normes comptables internationales. Il s’est ensuivi un nouvel échange de
courrier en septembre 2006, mais la Commission a maintenu sa position.
21. La Commission a alors adopté le règlement (CE) no 1620/2006 ( 9 ), confirmant le rejet de la demande de Yongjian à bénéficier du statut d’entreprise évoluant en économie de marché et a institué un droit provisoire de 18,1 % sur les importations de ses planches à repasser.
22. Yongjian a continué de présenter des observations et des statistiques à l’appui de sa demande à bénéficier du statut d’entreprise évoluant en économie de marché. D’après le point 13 de l’arrêt du Tribunal:
«Par lettre du 20 février 2007, la Commission a communiqué à la requérante un document d’information finale générale ainsi qu’un document d’information particulière. Dans le premier document, la Commission a fait part de son intention d’accorder à la requérante le statut d’entreprise évoluant en économie de marché ( 10 ). En effet, la Commission a considéré, d’une part, que les défauts dans les pratiques comptables de l’entreprise, relevés au stade des mesures provisoires, étaient dépourvus
d’incidence significative sur les résultats financiers retranscrits dans les comptes et, d’autre part, que le caractère incomplet des comptes, premièrement, ne posait pas de problème concernant les informations relatives aux ventes à l’exportation, dans la mesure où la Commission avait déjà accepté ces données quand elle était en mesure de vérifier leur fiabilité, et, deuxièmement, n’était pas déterminant concernant les ventes intérieures, celles-ci n’étant pas suffisamment importantes pour être
représentatives. La Commission a ainsi indiqué que, dans ces conditions, la valeur normale devait être établie sur la base des coûts de production et que le coût de l’acier en était un élément essentiel. À cet égard, la Commission a considéré que les données statistiques officielles chinoises concernant les importations d’acier, produites au cours de la procédure administrative, confirmaient la fiabilité des données comptables de l’entreprise au sujet du coût de l’acier et permettaient ainsi le
calcul de la valeur normale sur la base de la valeur construite en Chine.»
23. En conséquence, le document d’information finale générale indiquait un taux définitif de droit de 0 % pour les planches à repasser de Yongjian.
24. En mars 2007, la Commission a reçu des observations des plaignants qui, d’après les termes du point 14 de l’arrêt attaqué «[faisaient] valoir, d’une part, que la requérante ne satisfaisait pas au critère visé à l’article 2, paragraphe 7, sous c), premier alinéa, deuxième tiret, du règlement de base et, d’autre part, que, en tout état de cause, la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base s’opposait à ce que les institutions modifient la détermination du statut
d’entreprise évoluant en économie de marché en cours de procédure».
25. Les 6 et , le comité consultatif a examiné les propositions de la Commission du 20 février. Selon les termes du point 15 de l’arrêt attaqué: «Plusieurs membres du comité consultatif ont contesté l’octroi à la requérante du statut d’entreprise évoluant en économie de marché».
26. Il peut être utile de citer ici les points 13 à 18 du mémoire en intervention du gouvernement italien en première instance ( 11 ):
«13 Lors des réunions du comité antidumping des 6 et , certains membres se sont opposés à l’octroi du statut MET à l’entreprise requérante.
14 Il a été reproché en particulier à la Commission d’avoir enfreint l’article 7, paragraphe 2, sous c), [sic] du règlement antidumping de base tel qu’interprété par l’arrêt Metalink du 14 novembre 2006 (affaire T-138/02).
15 En substance, il est interdit d’accorder le statut MET à des entreprises qui font l’objet d’une enquête pour dumping après les trois premiers mois de l’enquête, à moins que ne soient survenus des changements pertinents.
16 Ce n’était pas le cas des entreprises chinoises à qui la Commission envisageait d’accorder tardivement le statut MET. En outre, les motifs qui avaient justifié le refus de ce statut lors de la phase provisoire étaient très graves et il n’était pas possible de remédier rapidement à la situation: comptabilité irrégulière en violation des principes IAS.
17 Cette position a été fermement exprimée lors du conseil antidumping du 6 mars 2007 par la délégation italienne, suivie par celles du Portugal, de la Lituanie, de la Roumanie, de la France, de l’Espagne, de la Pologne, de la Grèce, de la Belgique et de la République tchèque.
18 À la suite de cette opposition affirmée des États membres et confrontée à une violation manifeste de la jurisprudence Metalink, la Commission, confirmant la position qu’elle avait déjà prise dans le règlement provisoire, a rejeté l’octroi du statut MET aux trois entreprises chinoises concernées, dont la partie requérante, dans un document du 23 mars 2007.»
27. Le soir du vendredi 23 mars 2007, la Commission a adressé à Yongjian, par télécopie, un document d’information finale générale révisé et un document d’information finale particulière révisé. Elle confirmait dans ces documents son refus initial d’accorder le statut d’entreprise évoluant dans une économie de marché au motif, essentiellement, que les pratiques comptables de Yongjian étaient manifestement contraires aux normes comptables internationales. En conséquence, un taux de droit définitif de
18,1 % était proposé pour les produits de Yongjian. La Commission évoquait, tout en les rejetant, les arguments de Yongjian à l’appui de sa demande d’octroi du statut d’entreprise évoluant dans une économie de marché, mais ne disait mot de son intention précédente de proposer de lui accorder ce statut et, en conséquence, n’indiquait pas les raisons pour lesquelles elle avait changé d’avis depuis le 20 février.
28. Yongjian avait au départ jusqu’au jeudi 29 mars 2007 (six jours de calendrier) pour présenter des commentaires ou des observations. Le lundi 26 mars, elle a demandé à voir le dossier, ce qui lui a été accordé le mardi 27 mars. Le mercredi 28 mars, elle a demandé que le délai qui lui était imparti pour présenter des observations soit prolongé d’une semaine.
29. La Commission a répondu le 29 mars, soulignant que Yongjian avait déjà vu le dossier quatre fois et que la seule information nouvelle concernait les documents d’information révisés. Elle déclarait aussi que ces documents «ne présentaient pas en substance de nouvelles conclusions […] mais confirmaient plutôt les conclusions initiales [de la Commission]» et concluait ainsi: «Par conséquent, nous ne pensons pas que les motifs invoqués justifient suffisamment cette demande de prolongation. Nous
pourrions toutefois accepter, exceptionnellement, de reporter le délai au lundi 2 avril 2007». Ainsi Yongjian a-t-elle obtenu finalement dix jours de calendrier pour présenter des commentaires ou des observations.
30. Entre-temps, le 23 mars 2007, la Commission avait envoyé le document de travail final révisé au comité consultatif. Le comité a approuvé ce document le à la suite d’une procédure écrite. La Commission avait également présenté au Conseil, le , la proposition de mesures définitives fondée sur le document d’information finale générale révisé.
31. Yongjian a soumis ses observations à la Commission le 2 avril 2007, contestant la constatation selon laquelle elle ne remplissait pas les conditions pour bénéficier du statut d’entreprise évoluant dans une économie de marché et invitant la Commission à ne pas suivre les plaignants qui soutenaient que la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base lui interdisait de revenir sur son appréciation initiale.
32. La Commission a répondu à l’avocat de Yongjian par lettre du 4 avril 2007. Pour autant que cela présente ici un intérêt, elle a déclaré ce qui suit:
«Le 20 février 2007, les services de la Commission ont révélé leur intention de changer l’appréciation relative au statut d’économie de marché (MET) et, par conséquent, les marges de dumping et les taux de droits applicables aux trois entreprises chinoises exportatrices, dont votre cliente, et ont invité les parties intéressées à présenter leurs commentaires. Cette information ne constituait en aucun cas une nouvelle appréciation relative au MET.
Ainsi que l’indique clairement le document d’information finale générale révisé, la Commission a continué de rechercher et vérifier toute information qu’elle jugeait nécessaire aux fins de ses conclusions définitives (voir le point 4). En agissant ainsi, la Commission n’a privé aucune des parties intéressées de son droit à présenter des commentaires dûment étayés.
Conformément au principe précité et selon les commentaires y relatifs de l’industrie communautaire, les services de la Commission ont décidé de ne pas procéder à des changements à propos du MET mais de confirmer leurs conclusions provisoires. En fait, il a été établi en définitive que les effets des pratiques comptables dont, ainsi que nous l’avons déjà dit, la non-conformité aux règles IAS a été constatée, ne sauraient être tenus pour négligeables.
Les explications fournies par votre cliente après le document d’information provisoire ont été examinées avec les commentaires présentés par l’industrie communautaire à la suite du document d’information finale du 20 février 2007 et il a été établi que les comptes de votre cliente ne faisaient pas l’objet d’un audit conforme aux règles IAS étant donné qu’il a été constaté que votre cliente ne respectait pas la méthode de la comptabilité d’engagement (contrairement à la règle IAS 1.25),
pratiquait la compensation (contrairement à la règle IAS 1.32) et regroupait les opérations au lieu de les présenter séparément (contrairement aux règles IAS 1.13 et IAS 1.29). Les auditeurs n’ont pas commenté toutes les anomalies précitées.
Dans ses observations du 2 avril 2007, votre cliente continue de répéter les mêmes arguments, déjà avancés avant l’information finale, sur les anomalies comptables et leur conformité, ou non, avec les normes IAS, mais, ainsi que vous en êtes bien conscient, la jurisprudence relative à l’appréciation des demandes de statut d’entreprise évoluant en économie de marché ne permet pas la réévaluation de faits anciens.
Quant aux données nouvelles concernant les prix de l’acier fournies par votre cliente après le document d’information provisoire, nous relevons que cette information a été également examinée avec les commentaires présentés par l’industrie communautaire à la suite du document d’information finale du 20 février 2007 et qu’il a été établi que la nouvelle information sur les prix de l’acier ne permettait pas un réexamen de tous les défauts constatés dans les comptes de votre cliente.
Étant donné donc que les nouveaux éléments concernant les prix de l’acier n’ont pu avoir d’incidence sur la détermination du MET, la valeur normale de votre cliente devait être déterminée conformément aux dispositions pertinentes de l’article 2, paragraphe 7, du règlement de base, c’est-à-dire qu’elle devait être établie sur la base du prix ou de la valeur construite dans un pays analogue.
Pour ce qui est de la détermination du prix à l’exportation, nous relevons que votre cliente n’a jamais contesté dans ses observations sur les documents d’information provisoire et d’information finale les principes fondamentaux appliqués par les services de la Commission à la détermination des ventes à l’exportation directement à des clients indépendants. Les commentaires de votre cliente portaient uniquement sur le taux de change utilisé ou sur des détails techniques relatifs à la présentation
Excel des NCP groupés utilisée pour les calculs de dumping (ces deux points sont visés dans les documents d’information finale tant générale que particulière). On en déduit logiquement que votre cliente avait accepté les conclusions des services de la Commission. Partant, de nouvelles observations dans ce domaine ne sauraient être prises en considération.
L’article 20, paragraphe 4, du règlement de base dispose que l’information finale ne fait pas obstacle à toute décision ultérieure qui peut être prise par la Commission ou le Conseil et que, lorsque cette décision se fonde sur des faits et considérations différents, ces derniers doivent être communiqués dès que possible. Tel était le but du document d’information finale générale révisé du 23 mars 2007.
Veuillez noter cependant que la Commission est disposée à revoir la situation MET de votre cliente dans un an si des éléments suffisants à cette fin sont communiqués.»
33. Pour ce qui est des raisons qui avaient amené la Commission à changer d’avis, il peut être utile de noter ici que, au point 23 de son mémoire en défense en première instance ( 12 ), le Conseil écrivait ceci:
«La Commission a effectivement envisagé, en février 2007, de modifier sa position sur le MET en raison d’éléments qu’elle considérait alors comme ‘considérables’. Dans le premier document d’information, elle a indiqué qu’elle pouvait envisager de proposer un tel changement en se fondant sur une réévaluation des faits et sur la confirmation de certains prix à l’importation de l’acier, considérés comme des éléments nouveaux. Elle était prête à conclure qu’il s’agissait là de ‘données et
explications nouvelles’ suffisantes pour justifier une révision de la solution retenue quant au MET. Néanmoins, après avoir reçu les observations des parties intéressées et consulté le [comité antidumping], la Commission est revenue sur ces considérations et a confirmé la solution retenue initialement, à savoir que la requérante n’avait pas droit au MET compte tenu du deuxième tiret de l’article 2, paragraphe 7, point c), de l’absence de nouveaux éléments suffisants et du texte parfaitement
clair de la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, point c). Elle a conclu que les conditions nécessaires pour modifier la solution retenue, telles qu’exposées dans l’arrêt Nanjing Metalink International, n’étaient pas réunies et que l’obligation de base énoncée à la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, point c), telle qu’interprétée dans ledit arrêt, devait par conséquent s’appliquer […]».
34. Par lettre du 5 avril 2007, Yongjian a demandé à la Commission de proposer des mesures définitives fondées sur le document d’information finale générale du , dans la mesure où la conclusion concernant le statut d’entreprise évoluant en économie de marché était, selon elle, fondée sur une erreur de droit.
35. Or, le 23 avril 2007, le Conseil a adopté le règlement antidumping litigieux ( 13 ), imposant, entre autres, un droit antidumping définitif de 18,1 % sur les importations des planches à repasser fabriquées par Yongjian.
Procédure et arrêt de première instance
36. Yongjian a demandé l’annulation de ce règlement dans la mesure où il la concernait. La Commission, les trois plaignants représentant l’industrie communautaire ( 14 ) et la République italienne sont intervenus, tous à l’appui du Conseil.
37. Yongjian avançait deux moyens de droit: i) l’interprétation erronée de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base et ii) la violation de l’article 20 du même règlement et des droits de la défense.
Premier moyen: interprétation erronée de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base
38. Yongjian soutenait que la seule explication proposée par la Commission pour son brusque changement de position se trouvait dans la lettre du 4 avril 2007, selon laquelle la jurisprudence n’autorisait pas la réévaluation de faits anciens. (À supposer, toutefois, que la vraie raison fût autre, la proposition soumise au Conseil n’indiquait pas de motifs, en violation de l’article 253 CE).
39. La référence à la jurisprudence ne pouvait porter que sur l’arrêt Nanjing Metalink International/Conseil. Or, d’après cet arrêt, la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base visait à garantir que la question du statut d’entreprise évoluant en économie de marché fût tranchée de manière objective et non en fonction de son effet sur le calcul de la marge de dumping. Il est donc interdit aux institutions de réévaluer des informations dont elles disposaient au moment
de l’appréciation initiale, mais pas de retirer le statut d’entreprise évoluant en économie de marché s’il apparaît, à la suite d’un changement de circonstances ou de nouveaux éléments de preuve, que la société concernée ne remplit pas les critères requis. Une telle règle suppose qu’une décision sur le statut d’entreprise évoluant en économie de marché précède une décision sur la valeur normale.
40. Or, dans la présente affaire, la Commission a accompli les deux démarches en même temps. Il n’y avait donc pas de raison de traiter différemment le statut de Yongjian au regard de l’article 2, paragraphe 7, sous c), et d’autres aspects de l’appréciation provisoire qui pouvaient être revus. Comme la Commission avait conclu que l’appréciation initiale sur le statut d’entreprise évoluant en économie de marché était injustifiée pour les raisons énoncées dans le document d’information finale du
20 février 2007, et qu’elle n’avait pas expliqué en quoi ces raisons pouvaient être erronées, non seulement elle avait le droit, mais elle était obligée de rectifier sa conclusion. La proposition de mesures définitives était donc contraire à l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base, ce qui invalidait le règlement litigieux.
41. Le Tribunal a relevé, d’abord, que les points douzième à quatorzième des considérants du règlement litigieux montraient que «le refus de modifier la détermination du statut d’entreprise évoluant en économie de marché, opérée dans le règlement provisoire, n’était pas motivé par l’obstacle à la réévaluation de faits anciens posé par l’article 2, paragraphe 7, sous c), dernière phrase, du règlement de base, mais par la non-conformité de la comptabilité de la requérante avec les normes IAS et par
l’absence de nouvel élément susceptible d’affecter cette appréciation. Ce refus procédait, par conséquent, d’une application des critères matériels de l’article 2, paragraphe 7, sous c), premier alinéa, deuxième tiret, de ce règlement» ( 15 ).
42. Il ne ressortait pas davantage des documents d’information révisés que le refus de la Commission de proposer l’octroi à la requérante du statut d’entreprise évoluant en économie de marché ait été motivé par l’interdiction de réévaluer les faits anciens, les arguments de la Commission ayant été exclusivement tirés de la non-conformité des pratiques comptables de Yongjian ( 16 ).
43. Le Tribunal s’est ensuite référé à la lettre de la Commission du 4 avril 2007 comme «[l’]unique document dans lequel la Commission expose que la jurisprudence concernant la détermination du statut d’entreprise évoluant en économie de marché n’autorise pas la réévaluation de faits anciens». Il en a cité le paragraphe pertinent: «Dans ses observations du , votre cliente continue de répéter les mêmes arguments, déjà avancés avant l’information finale, sur les anomalies comptables et leur
conformité, ou non, avec les normes IAS, mais, ainsi que vous en êtes bien conscient, la jurisprudence relative à l’appréciation des demandes de statut d’entreprise évoluant en économie de marché ne permet pas la réévaluation de faits anciens» ( 17 ).
44. Le Tribunal a poursuivi ainsi, aux points 47 à 50 de son arrêt:
«47 Ainsi qu’il ressort de cette lettre, la Commission s’est référée à la jurisprudence interdisant la réévaluation des faits anciens aux fins de rejeter des arguments que la requérante avait déjà avancés avant la communication de l’information finale. En réponse à une question du Tribunal durant l’audience, la Commission a précisé, sans être contredite par la requérante sur ce point, que les arguments visés par cette observation étaient contenus dans la lettre du 1er septembre 2006, envoyée par
la requérante antérieurement à la détermination initiale du statut d’entreprise évoluant en économie de marché, laquelle date du et a été mise en œuvre dans le règlement provisoire.
48 Il convient cependant d’observer que, dans sa lettre du 4 avril 2007, la Commission a fondé son refus de reconnaissance du statut d’entreprise évoluant en économie de marché sur ce que, en contravention avec les normes IAS, les comptes de la requérante négligeaient le principe de la comptabilité d’engagement, opéraient des compensations et présentaient les transactions ensemble au lieu de les faire figurer séparément. La Commission a relevé, à cet égard, que les audits opérés n’avaient donné
lieu à aucune observation sur ces points. Le Tribunal note que la Commission a indiqué également que les informations concernant le prix de l’acier ne permettaient pas une nouvelle appréciation des lacunes constatées dans les comptes de la requérante.
49 Il ressort ainsi de l’ensemble de cette lettre que l’observation de la Commission relative à l’impossibilité d’apprécier à nouveau des faits anciens est de nature incidente, l’institution ayant fondé son refus de proposer l’octroi du statut d’entreprise évoluant en économie de marché sur une appréciation de la question de savoir si la requérante se conformait aux critères matériels applicables.
50 Force est donc de constater que l’allégation de la requérante selon laquelle la Commission se serait fondée en l’espèce sur une interdiction de réévaluer des faits anciens manque en fait. Le premier moyen ne pouvant, pour cette raison, être accueilli, le débat concernant l’interprétation de la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base et du point 44 de l’arrêt Nanjing Metalink/Conseil, précité, est, par conséquent, dénué de pertinence.»
45. Après avoir traité rapidement un certain nombre d’autres points qui ne sont pas en cause dans le pourvoi, le Tribunal a donc rejeté le premier moyen de droit de Yongjian.
Deuxième moyen: violation de l’article 20 du règlement de base et des droits de la défense
46. Yongjian soutenait qu’il résultait de l’article 20, paragraphes 4 et 5, du règlement de base que la Commission devait communiquer aux parties intéressées l’information finale sur les faits et considérations essentiels sur la base desquels il était envisagé de recommander l’institution de mesures définitives au moins dix jours avant la transmission au Conseil de la proposition de mesures définitives, afin de permettre aux parties de formuler des observations et à la Commission de les prendre en
considération. Or, la Commission avait transmis en l’espèce au Conseil la proposition de mesures définitives fondées sur l’information finale révisée à peine six jours après la communication de cette dernière à Yongjian, et quatre jours avant la date impartie à celle-ci pour le dépôt de ses observations.
47. Sur ce point, le Tribunal était, en substance, d’accord avec Yongjian. Il a relevé d’abord que, si l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base ne précisait pas que la Commission devait attendre l’expiration du délai de dix jours pour transmettre au Conseil sa proposition, cette disposition ne saurait recevoir une interprétation qui ne soit pas en cohérence avec le paragraphe 4 du même article, lequel impose à la Commission de rendre un document d’information finale au plus tard un mois
avant de proposer une action au Conseil. Il s’ensuit que la Commission ne pouvait soumettre sa proposition au Conseil avant l’expiration du délai de dix jours ( 18 ).
48. Le Tribunal a alors rejeté l’argument du Conseil selon lequel la Commission pouvait tenir compte des observations en modifiant sa proposition au Conseil. L’article 250, paragraphe 2, CE autorise la Commission à modifier sa proposition afin de faciliter une convergence de vue au sein de l’institution ou entre les institutions impliquées dans un processus décisionnel, mais l’exercice de ce pouvoir est impropre aux fins d’une prise en considération adéquate des observations des parties ( 19 ). Par
ailleurs, les observations des parties intéressées sont susceptibles d’avoir des conséquences importantes sur le contenu de l’acte final. La circonstance que le Conseil ait d’ores et déjà été saisi d’une proposition de mesures définitives est, en soi, susceptible d’influer sur les conséquences qui pourraient être tirées de ces observations. Ainsi, il ne saurait être exclu que la possibilité, pour la Commission, de communiquer au Conseil sa proposition avant même la réception des observations des
parties intéressées nuise à leur prise en considération effective ( 20 ).
49. En l’espèce, la Commission devait informer Yongjian de sa nouvelle position, fondée sur une considération nouvelle, ou différente, au sens de l’article 20, paragraphe 4, du règlement de base, à savoir que l’information sur le prix des importations d’acier ne changeait rien aux conclusions découlant, quant au statut d’entreprise évoluant en économie de marché, du fait que Yongjian ne respectait pas les règles IAS. L’article 20, paragraphe 4, n’étayait pas le point de vue de la Commission selon
lequel le simple changement d’appréciation d’éléments de fait qui n’avaient pas varié n’exigeait pas de communication aux parties intéressées. La première fois qu’une appréciation des éléments de fait pertinents est envisagée, cette appréciation doit être envoyée aux parties intéressées de façon à ce que celles-ci puissent présenter leurs observations y afférentes. Comme les documents d’information finale révisés avaient été envoyés à Yongjian le 23 mars 2007 et que la proposition de mesures
définitives a été présentée au Conseil le , six jours après, la Commission ne remplissait pas les conditions de l’article 20, paragraphe 5 ( 21 ).
50. Tout en admettant ce point de vue, le Tribunal a quand même rejeté le second moyen de Yongjian.
51. Il a considéré que le non-respect du délai de dix jours de l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base ne pouvait conduire à l’annulation du règlement litigieux que dans la mesure où il existait une possibilité que, en raison de cette irrégularité, la procédure administrative aurait pu aboutir à un résultat différent, affectant ainsi concrètement les droits de défense de Yongjian ( 22 ). Or, les documents d’information finale révisés ne comportaient pas de nouveaux éléments de fait qui
n’aient déjà été portés à l’attention de Yongjian et celle-ci avait eu l’occasion, dans une phase précédente de la procédure, de faire connaître son point de vue sur la position énoncée de nouveau dans les documents d’information finale révisés du 23 mars 2007. De plus, en dehors de la thèse relative à la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base, Yongjian n’a avancé dans sa lettre du aucun argument nouveau en réponse à la position nouvelle de la Commission. Les
observations contenues dans sa lettre concernant la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), et l’arrêt Nanjing Metalink International/Conseil n’ont influencé en aucun cas la teneur du règlement litigieux. Ainsi qu’il avait été constaté dans le cadre du premier moyen, le refus de lui accorder le statut d’entreprise évoluant en économie de marché reposait sur l’application des critères de fond contenus dans le second tiret de l’article 2, paragraphe 7, sous c), premier alinéa ( 23
).
Le pourvoi
52. Yongjian avance deux moyens de pourvoi, que je résumerai ci-après, avec les observations écrites et orales du Conseil, de la Commission et des plaignants, ainsi qu’avec les observations écrites de la République italienne.
Premier moyen de pourvoi: discordance manifeste entre les constatations et le contenu du dossier
53. Yongjian fait valoir, en substance, que le Tribunal a commis une erreur de droit en concluant que l’interprétation de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base, et du point 44 de l’arrêt Nanjng Metalink International/Conseil était dépourvue de pertinence dans la mesure où cette conclusion est manifestement discordante par rapport au contenu du dossier. En conséquence, il a également eu tort de ne pas statuer sur la question fondamentale de savoir si la dernière phrase de
l’article 2, paragraphe 7, sous c), empêchait la Commission de reconsidérer sa décision initiale de ne pas accorder le statut d’entreprise évoluant en économie de marché.
54. Ses arguments sont centrés sur la première partie de cette observation et s’appuient largement sur les déclarations du gouvernement italien et du Conseil présentées dans leurs mémoires de première instance ( 24 ), selon lesquelles la Commission était revenue à sa position initiale en réponse aux critiques selon lesquelles une réévaluation serait contraire à la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base, telle qu’interprétée dans l’arrêt Nanjing Metalink
International/Conseil. D’après Yongjian, le dossier montre tout à fait clairement que ce point n’était pas une simple incidence, mais qu’il était bien au cœur du changement d’attitude de dernière minute de la Commission et, partant, de la décision finale d’imposer un droit antidumping de 18,1 % au lieu de 0 %. La conclusion contraire du Tribunal révèle une dénaturation manifeste des éléments de preuves au sens de la jurisprudence et est donc soumise à l’examen de la Cour.
55. Le Conseil, la Commission et les plaignants mettent tous en exergue la jurisprudence selon laquelle le Tribunal est seul compétent, d’une part, pour constater les faits, sauf dans le cas où une inexactitude matérielle de ses constatations résulterait des pièces du dossier qui lui ont été soumises, et, d’autre part, pour apprécier ces faits ( 25 ), et qu’il appartient à un requérant qui allègue une dénaturation d’éléments de preuve par le Tribunal, d’indiquer de façon précise les éléments qui
auraient été dénaturés par celui-ci et de démontrer les erreurs d’analyse qui, dans son appréciation, auraient conduit le Tribunal à cette dénaturation ( 26 ).
56. Le Conseil souligne alors que Yongjian ne se réfère qu’à des déclarations émises dans leurs plaidoiries par le Conseil (en fait, un argument fondé sur un élément de preuve déjà soumis au Tribunal) et par le gouvernement italien (repris dans l’affirmation du Tribunal selon laquelle: «[plusieurs] membres du comité consultatif ont contesté l’octroi à la requérante du statut d’entreprise évoluant en économie de marché»). Elle ne se réfère pas aux textes probants qui fondent la conclusion du
Tribunal, à savoir les considérants du règlement litigieux, les motifs indiqués dans le document d’information finale révisé et l’explication donnée par la Commission dans sa lettre du 4 avril 2007.
57. La Commission ajoute que les observations du Conseil et du gouvernement italien ne sauraient faire foi de ses propres raisons de revenir à son point de vue initial. Ces raisons ont été énoncées dans sa proposition au Conseil et portaient sur le fait que Yongjian ne remplissait pas les critères de fond applicables.
58. Le gouvernement italien souligne que Yongjian n’a pas contesté les faits et les constatations de fait sur la base desquels le Tribunal a conclu que, en revenant à son appréciation initiale, la Commission ne s’appuyait aucunement sur la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base.
59. À l’audience, les plaignants ont soutenu que la vraie raison du changement de position était que, dans le document d’information finale du 20 février 2007, la Commission avait admis la thèse de Yongjian selon laquelle le non-respect des règles internationales de comptabilité ne faisait obstacle à l’octroi du statut d’entreprise évoluant en économie de marché que s’il avait un impact sur les calculs de dumping, mais que cette thèse avait été balayée ensuite par leur propre argument selon lequel
ce non-respect formel, quel qu’en soit l’effet, constituait un empêchement, ce qui a justifié le document révisé du 23 mars.
60. Tant le gouvernement italien que les plaignants soulignent que, d’après la jurisprudence Nanjing Metalink International/Conseil, le refus d’accorder le statut d’entreprise évoluant en économie de marché ne peut être remis en cause qu’en cas de changement des faits connus, alors que Yongjian tentait seulement de démontrer que les irrégularités comptables, qu’elle reconnaissait, n’avaient pas d’incidence sur ses prix.
Second moyen de pourvoi: conclusion erronée concernant l’effet de la violation de l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base
61. Yongjian met en exergue la nature essentielle en droit communautaire du droit à être entendu, en particulier dans les procédures antidumping ( 27 ). Tout en admettant que la violation de ce droit ne pouvait affecter la validité d’une mesure mise en cause que si, en l’absence de cette irrégularité, le résultat aurait pu être différent ( 28 ), Yongjian fait valoir que cela n’est vrai que s’il n’y a absolument aucune chance que l’issue soit différente ( 29 ).
62. Dans le cas d’espèce, Yongjian le répète, l’interprétation de la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base était décisive pour la décision d’imposer un droit antidumping au taux de 18,1 % au lieu de 0 %. En conséquence, le fait que Yongjian ait été privée de toute chance de démontrer que l’interprétation de la Commission était fausse revenait à lui dénier le droit d’être entendue équitablement. Ce droit, s’il avait été exercé, aurait pu changer radicalement
l’issue de l’affaire.
63. Le Conseil souligne que le Tribunal a considéré que la violation de l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base n’avait pas affecté la teneur du règlement litigieux ni, corrélativement, le droit de Yongjian à être entendue équitablement. Dans ces conditions, l’argument de Yongjian est largement dépourvu de pertinence. Il repose en tout état de cause sur une hypothèse de succès du premier moyen de pourvoi. Le droit de Yongjian à être entendue à propos du refus de lui accorder le statut
d’entreprise évoluant en économie de marché n’était pas affecté, puisqu’elle avait eu l’occasion de se faire entendre auparavant. De plus, le Tribunal a établi le fait — qui ne peut être remis en cause par le pourvoi — que Yongjian n’avait ni présenté de nouveaux arguments en réponse à la position de la Commission ni indiqué les arguments qu’elle aurait pu présenter.
64. La Commission soutient que ce moyen d’appel est fondé sur des prémisses erronées. Il repose, en particulier, sur des présomptions selon lesquelles Yongjian aurait pu présenter des arguments nouveaux et décisifs si la Commission avait attendu jusqu’au-delà du 2 avril 2007 pour soumettre sa proposition au Conseil et que la Commission était convaincue que Yongjian méritait d’obtenir le statut d’entreprise évoluant en économie de marché mais estimait que l’arrêt Nanjing Metalink
International/Conseil lui interdisait de le lui accorder. Le Tribunal a constaté qu’aucune de ces deux assertions n’était fondée, sans que Yongjian conteste ces constatations comme constituant une dénaturation des éléments de preuve.
65. Le gouvernement italien et les plaignants soutiennent, pour l’essentiel, les arguments du Conseil et de la Commission.
L’interprétation de l’article 20, paragraphes 4 et 5, du règlement de base
66. De plus, le Conseil, la Commission et les plaignants contestent la conclusion du Tribunal selon laquelle l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base impose un délai de dix jours pour présenter des observations dans tous les cas où la Commission fonde ses conclusions sur des faits ou des arguments différents de ceux figurant dans les documents d’information finale.
67. À l’audience, les deux institutions ont fait une distinction entre i) le document d’information finale mentionné dans les première et deuxième phrases de l’article 20, paragraphe 4, ii) les faits et considérations que la Commission n’est pas en mesure de révéler à la date du document d’information finale et iii) les faits et considérations différents, mentionnés dans la dernière phrase de cette disposition, sur lesquels une décision ultérieure peut être fondée. La règle des dix jours ne
s’applique, à leur avis, que dans l’hypothèse i) qui couvre l’ensemble de l’enquête et qui est donc beaucoup plus importante que toute rectification ultérieure. Dans les hypothèses ii) et iii), il y a toujours un droit de réponse ( 30 ), mais la seule règle est que le délai alloué soit raisonnable compte tenu de la nature des faits ou des considérations.
68. Tant les institutions que les plaignants relèvent que les procédures antidumping sont enfermées dans des délais stricts ( 31 ), qui seraient difficiles à respecter si des modifications mineures entraînaient une prorogation. La Commission ajoute qu’elle pouvait modifier sa proposition au Conseil et qu’elle l’aurait fait si Yongjian avait émis des commentaires pertinents après la présentation de la proposition initiale. Les plaignants font valoir que, si les observations de Yongjian du 2 avril
2007 avaient amené la Commission à changer de position, il aurait fallu accorder à l’industrie communautaire une nouvelle période de dix jours pour présenter des commentaires, ce qui eût conduit à dépasser le délai global imparti pour la procédure. C’est seulement dans l’hypothèse de nouveaux éléments décisifs, que les parties n’ont pas déjà eu la possibilité de commenter, que la Commission doit les informer et leur donner dix jours pour présenter des commentaires lorsqu’elle change de position,
et non pas, comme c’est le cas ici, lorsque tous les éléments invoqués ont été pleinement discutés.
Appréciation
Premier moyen du pourvoi: discordance manifeste entre les constatations et le contenu du dossier
69. L’élément central et essentiel de ce moyen de pourvoi est la thèse selon laquelle, contrairement à ce qui a été jugé par le Tribunal, la Commission avait bel et bien fondé sa position finale quant au statut d’entreprise évoluant en économie de marché sur l’idée que la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base lui interdisait de revenir sur son appréciation initiale.
70. Ce que Yongjian met en cause, ce n’est pas l’exactitude d’une quelconque constatation de fait de la part du Tribunal, mais plutôt l’appréciation par celui-ci des faits établis et la conclusion qu’il en a tirée.
71. Il ressort d’une jurisprudence abondante et cohérente que la Cour «n’est pas compétente pour constater les faits ni, en principe, pour examiner les preuves que le Tribunal a retenues à l’appui de ces faits. Dès lors que ces preuves ont été obtenues régulièrement, que les principes généraux du droit ainsi que les règles de procédure applicables en matière de charge et d’administration de la preuve ont été respectés, il appartient au seul Tribunal d’apprécier la valeur qu’il convient d’attribuer
aux éléments qui lui ont été soumis. Cette appréciation ne constitue donc pas, sous réserve du cas de la dénaturation de ces éléments, une question de droit soumise, comme telle, au contrôle de la Cour […]» ( 32 ).
72. La «dénaturation des éléments de preuve» est une notion que la Cour a employée pour la première fois dans l’affaire Hilti/Commission ( 33 ). Il semble qu’elle s’inspire de la notion de dénaturation du droit français, qui constitue un moyen de pourvoi en cassation. Il y a dénaturation lorsqu’une juridiction, qui traite du fond d’une affaire, outrepasse ses pouvoirs en interprétant un document libellé dans des termes clairs et univoques (comme un accord, un testament, un rapport, un jugement ou
une loi étrangère) d’une manière incompatible avec ce libellé. En revanche, la juridiction est compétente pour interpréter un document rédigé en des termes obscurs ou ambigus et son interprétation ne saurait être remise en cause par le pourvoi ( 34 ).
73. Dans le cas d’espèce, le Tribunal s’est référé dans son examen aux considérants du règlement litigieux, au document d’information finale générale révisé et à la lettre de la Commission du 4 avril 2007.
74. Le Tribunal a déduit des deux premiers documents que les seules raisons invoquées à l’appui de la décision finale sur le statut d’économie de marché étaient que les pratiques comptables de Yongjian n’étaient pas conformes aux règles IAS ( 35 ).
75. Cette conclusion semble devoir échapper à la controverse, et ce n’est certainement pas une dénaturation d’un élément de preuve. D’ailleurs, Yongjian elle-même n’a pas prétendu le contraire.
76. Le Tribunal a déduit de la lettre du 4 avril 2007 que, même si la Commission disait que, «ainsi que vous le savez, la jurisprudence concernant l’appréciation des demandes de MET ne permet pas de réévaluation de faits anciens», elle justifiait en fait son refus d’accorder le statut d’entreprise évoluant dans une économie de marché par la raison que les comptes de Yongjian étaient contraires aux règles IAS dans la mesure où ils ne respectaient pas la méthode de la comptabilité d’engagement,
pratiquaient la compensation et regroupaient des opérations au lieu de les présenter séparément, points que les auditeurs n’avaient pas commentés. Le Tribunal a relevé aussi la déclaration de la Commission selon laquelle l’information sur les prix de l’acier ne permettait pas de réévaluation des déficiences découvertes dans les comptes de la requérante. Il a donc conclu que l’observation de la Commission sur l’impossibilité de réévaluer des faits anciens était incidente, dans la mesure où le
refus d’accorder le statut d’entreprise évoluant en économie de marché reposait sur une appréciation du point de savoir si Yongjian remplissait les critères de fond pertinents ( 36 ).
77. Je ne vois rien dans ces constatations ou conclusions qui dénature la signification claire des passages pertinents de la lettre du 4 avril 2007 ( 37 ), au sens strict retenu par la jurisprudence de la Cour.
78. Certes, il serait loisible de soutenir que l’on aurait aussi bien pu conclure, à partir de la lettre du 4 avril 2007, que la raison principale du changement de position inattendu de la Commission était en fait que celle-ci pensait qu’il lui était interdit de revenir sur sa première décision. Je ne me prononcerai pas sur cette hypothèse, si ce n’est pour dire qu’il est clair que ce n’est pas la seule conclusion qui puisse être tirée du texte de la lettre. Il s’ensuit que la conclusion que le
Tribunal a effectivement tirée résulte d’une appréciation des éléments de preuve, ce qui, en l’absence d’une dénaturation de ces éléments, ne constitue pas un point de droit soumis à l’examen de la Cour.
79. Cette conclusion ne peut être affectée par la teneur des observations exposées en première instance par le gouvernement italien et le Conseil. Même si les déclarations émises ( 38 ) pouvaient être considérées comme des éléments de preuve plutôt que des arguments, il est clair que ni l’une ni l’autre de ces parties n’a pu être au courant des raisons réelles du changement de position de la Commission entre le document d’information finale et le document d’information finale révisé.
80. De fait, dans ses propres observations en première instance, la Commission — qui seule pouvait informer valablement le Tribunal de ses motifs — a spécifiquement déclaré que, confrontés aux objections de plusieurs États membres, tant ses membres que ses services avaient poursuivi leur réflexion à la suite des documents finals et étaient parvenus à la conclusion que les déficiences de la comptabilité de Yongjian étaient telles que l’on ne pouvait considérer que la condition énoncée au second tiret
de l’article 2, paragraphe 7, sous c), premier alinéa, du règlement de base était remplie. La référence à l’arrêt Nanjing Metalink International/Conseil dans la lettre du 4 avril 2007 visait seulement à souligner qu’aucun fait nouveau n’avait été produit ( 39 ).
81. Il convient par conséquent, à mon avis, de rejeter le premier moyen du pourvoi. L’allégation de dénaturation des éléments de preuve par le Tribunal ne peut être accueillie. Si l’appréciation des faits par le Tribunal est maintenue, dans la mesure où il a conclu que la Commission n’avait pas fondé son changement de position sur la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base tel qu’interprété par l’arrêt Nanjing Metalink International/Conseil, il est clair que
l’argument concernant l’interprétation de la législation et de la jurisprudence, que ce soit en première instance ou en pourvoi, n’est pas pertinent.
82. Cela dit, je saisis l’occasion de déclarer que la thèse du Tribunal, exposée aux points 44 à 47 de l’arrêt Nanjing Metalink International/Conseil et décrite au point 15 ci-dessus me semble exacte sur tous les points où elle est explicite.
83. Il distingue, selon moi à juste titre, entre la réévaluation d’éléments de preuve déjà examinés (qui est interdite) et le fait de parvenir à une conclusion différente à la suite d’un changement des circonstances de fait pertinentes (qui est autorisé). J’aimerais ajouter que — ainsi que la Commission l’a reconnu dans ses observations écrites et confirmé à l’audience — la possibilité de parvenir à une telle conclusion différente doit s’appliquer dans les deux sens: il s’agit de permettre un
changement d’appréciation, qu’il soit favorable ou (comme dans l’affaire Nanjing Metalink International/Conseil) défavorable à l’exportateur.
84. En conséquence, si Yongjian avait établi que les circonstances de fait avaient changé, mais que la Commission, se fondant sur la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base, avait refusé d’en tenir compte, Yongjian aurait pu demander au Tribunal, avec des chances de succès, de réviser la décision relative au statut d’économie de marché dans le règlement litigieux.
Second moyen du pourvoi: conclusion erronée concernant l’effet de la violation de l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base
85. Je considère que le rejet du premier moyen de pourvoi avancé par Yongjian entraîne aussi le rejet du second.
86. Le Tribunal a conclu, au vu des faits, que le changement de position de la Commission entre les documents d’information finale et d’information finale révisé avait exclusivement pour origine des questions sur lesquelles Yongjian avait déjà eu l’occasion de s’exprimer et n’était pas affecté par l’interprétation que faisait la Commission de la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base.
87. Si cette conclusion — ainsi que je le pense — est la bonne, Yongjian n’a pas été privée d’un droit à être entendue sur tout point susceptible d’avoir affecté l’issue de l’affaire. La conclusion du Tribunal selon laquelle, même s’il y a eu violation de l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base, cela n’a pas affecté la teneur du règlement litigieux ni, par voie de conséquence, les droits de défense de la partie requérante, de sorte que l’irrégularité ne pouvait entraîner l’illégalité et
l’annulation dudit règlement, est en complet accord avec la jurisprudence qu’il a invoquée ( 40 ).
88. Par ailleurs, Yongjian n’a produit aucun document qui ne repose sur la présomption que le changement de position de la Commission était réellement motivé par l’idée que la dernière phrase de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base lui interdisait de revenir sur son appréciation initiale quant au statut d’économie de marché, de sorte que Yongjian aurait pu présenter des observations à l’encontre de cette thèse. Elle cherche à déduire de l’arrêt Alrosa/Commission ( 41 ) qu’une
violation du droit à être entendu ne peut être ignorée comme étant de pure forme que s’il n’y avait aucune chance que l’issue pût être différente, mais qu’il s’agit d’un vice de fond affectant la validité de la mesure adoptée s’il est tout simplement impossible de déterminer la portée exacte d’une éventuelle incidence sur l’issue. Cet argument ne peut toutefois être pertinent dès lors que les seules observations que la partie concernée prétend n’avoir pas eu l’occasion de faire ont trait à des
questions dont il a été établi qu’elles ne sauraient influencer l’issue de l’affaire.
L’interprétation de l’article 20, paragraphes 4 et 5, du règlement de base
89. Il reste la question, soulevée par le Conseil, la Commission et les plaignants, de savoir si le Tribunal a eu raison de considérer que l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base impose à la Commission d’accorder dix jours aux parties pour réagir à toute nouvelle révélation de faits ou de considérations avant de soumettre sa proposition au Conseil.
90. La question n’a pas été soulevée dans le cadre d’un pourvoi incident ( 42 ), et elle n’est pas non plus déterminante pour le présent pourvoi. Si des observations portant sur l’interprétation de l’article 2, paragraphe 7, sous c), du règlement de base ne pouvaient avoir aucun effet sur l’issue de l’appréciation par la Commission du statut d’entreprise évoluant dans une économie de marché, et donc sur la teneur du règlement litigieux, alors le fait que Yongjian n’a pas eu la possibilité de
présenter de telles observations est dépourvu de pertinence — que cette impossibilité ait été ou non, d’un point de vue formel, une violation de l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base.
91. Il s’agit néanmoins d’une question dont l’importance est évidente pour les institutions et pour toutes les parties concernées par des procédures antidumping. C’est pourquoi j’y consacrerai de brefs développements.
92. Premièrement, l’importance accordée par les institutions et les plaignants aux délais globaux rigoureux applicables aux procédures antidumping ne m’impressionne guère. Le législateur communautaire a imposé cette limite globale, qui inclut en son sein certains délais plus courts. Il appartient aux institutions de prendre les mesures nécessaires au respect de toutes ces contraintes et il n’y a aucune raison de les dispenser de respecter un délai partiel au motif que cela complique le respect du
délai global.
93. Deuxièmement, je conviens avec le Tribunal que la Commission doit accueillir les observations des parties intéressées avant de soumettre sa proposition au Conseil, accompagnée du raisonnement au terme duquel elle a pris sa décision ( 43 ). Les observations portant sur des faits ou des considérations qui diffèrent de ceux contenus dans le document d’information finale et qui aboutissent à une autre conclusion méritent manifestement au moins autant d’égards que les observations concernant ce
document lui-même. Il est clair cependant que leur intérêt pratique serait diminué si elles ne parvenaient à la Commission qu’après que celle-ci eut mis au point et présenté au Conseil sa proposition: il y aurait un risque sensible qu’elles ne soient pas autant prises en compte.
94. Troisièmement, je relève que, en l’espèce, la Commission a bien fixé un délai au cours duquel Yongjian avait la faculté de faire des observations sur les documents révisés, de sorte qu’il est sans intérêt de rechercher si le règlement de base l’obligeait ou non à le faire. Or, en fixant ce délai, la Commission s’est nécessairement soumise d’elle-même à la règle de l’article 20, paragraphe 5, qui impose une durée minimale de dix jours. Au départ, elle avait omis de respecter cette règle en fixant
un délai de six jours seulement. Après avoir rectifié ce vice en prolongeant le délai jusqu’à dix jours, elle était logiquement tenue d’attendre les observations (et d’en tenir compte) avant de présenter sa proposition au Conseil.
95. Je relève à ce propos que la présentation a été soumise le 2 avril 2007, alors qu’un peu moins de quatorze mois s’étaient écoulés depuis le début de l’enquête le , et que le règlement litigieux a été adopté le , quatorze mois et neuf jours après ce début. Il y avait donc encore une marge de manœuvre avant l’expiration du délai de quinze mois fixé dans le règlement de base. En tout état de cause, il est tout à fait clair que la Commission, qui a conscience des contraintes de délai qui s’imposent
à elle, doit tenir compte à la fois de ces contraintes et de la nécessité de respecter les droits de la défense lorsqu’elle mène une enquête antidumping. Le cas échéant, elle doit calculer à rebours des délais imposés afin de permettre aux parties de présenter les observations qu’elles jugent utiles.
96. Quatrièmement, il me semble que l’attitude de la Commission en l’espèce (si l’on se rappelle notamment que les documents révisés incluaient un changement de position radical et totalement inattendu, qui affectait grandement les intérêts de Yongjian, et qu’ils avaient été envoyés par télécopie un vendredi soir après les heures normales de bureau) peut être qualifié en tout état de cause d’incompatible avec les principes de bonne administration. Qu’il y ait eu ou non violation de l’article 20,
paragraphe 5, du règlement de base, il est clair que la Commission n’a pas fait preuve de beaucoup de considération à l’égard d’une partie dont elle affectait les intérêts et qui était en droit de s’attendre à plus d’efficacité et de sollicitude de la part d’une institution communautaire.
97. Enfin, je peux néanmoins marquer mon accord avec les institutions et les plaignants lorsqu’ils soutiennent que toute modification des faits ou des arguments sur lesquels repose la proposition faite au Conseil n’impose pas la fixation d’un délai pour présenter d’autres observations. Certaines peuvent être si mineures qu’elles n’appellent pas de commentaires ou ne sauraient avoir d’incidence sur l’issue de l’affaire. Or, dans ce dernier cas, il est sans grand intérêt de rechercher s’il y a ou non
violation formelle de l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base, étant donné que l’absence de toute incidence éventuelle sur l’issue de l’affaire signifie que la validité de la mesure finale n’est pas affectée.
98. En l’occurrence, le changement de position était suffisamment radical et inattendu, et avait une incidence suffisante, pour qu’il fût nécessaire de proroger le délai de présentation de commentaires. Même s’il est apparu que Yongjian n’était pas en mesure de présenter des observations susceptibles d’affecter l’issue de l’affaire, cela n’était pas prévisible dès le départ.
Les dépens
99. Selon l’article 122 du règlement de procédure, lorsque le pourvoi n’est pas fondé, la Cour statue sur les dépens. Aux termes de l’article 69, paragraphe 2, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. D’après l’article 69, paragraphe 4, les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige doivent supporter leurs propres dépens, alors que la Cour peut décider qu’une autre partie intervenante supportera ses propres dépens.
100. Je conclus en l’occurrence au rejet du pourvoi. Le Conseil a conclu à la condamnation de la partie requérante. Les plaignants ont conclu, eux aussi, dans le même sens, et leur participation à la procédure de pourvoi semble justifiée, étant donné que leurs intérêts sont en cause. Par conséquent, Yongjian devrait être condamnée à supporter les dépens du Conseil et des plaignants, alors que le gouvernement italien et la Commission devraient supporter leurs propres dépens.
Conclusion
101. Pour les raisons qui viennent d’être énoncées, je conclus qu’il plaise à la Cour:
— rejeter le pourvoi;
— condamner Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware Co. Ltd à payer les dépens du Conseil de l’Union européenne, ainsi que ceux de Vale Mill (Rochdale) Ltd, Pirola SpA. et Colombo New Scal SpA;
— condamner la République italienne et la Commission des Communautés européennes à supporter leurs propres dépens.
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( 1 ) Langue originale: l’anglais.
( 2 ) Contre l’arrêt rendu par le Tribunal de première instance des Communautés européennes dans l’affaire T-206/07, Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware/Conseil (T-206/07, Rec. p. II-1, ci-après l’«arrêt attaqué»).
( 3 ) Voir, très récemment, l’arrêt du 22 décembre 2008, British Aggregates/Commission (C-487/06 P, Rec. p. I-10505, point 97).
( 4 ) Règlement du 22 décembre 1995, relatif à la défense contre les importations qui font l’objet d’un dumping de la part de pays non membres de la Communauté européenne (JO 1996, L 56, p. 1), tel que modifié.
( 5 ) Il semble s’agir ici d’une référence au règlement (CE) no 1725/2003 de la Commission, du 29 septembre 2003, portant adoption de certaines normes comptables internationales conformément au règlement (CE) no 1606/2002 du Parlement européen et du Conseil (JO L 261, p. 9). La norme comptable internationale IAS 1 concerne la présentation des documents financiers.
( 6 ) Le comité consultatif institué par l’article 15 du règlement de base se compose de représentants de chaque État membre et est présidé par un représentant de la Commission.
( 7 ) Arrêt du 14 novembre 2006, T-138/02, Rec. p. II-4347, en particulier points 44 et 47.
( 8 ) Dans cet arrêt, le Tribunal n’avait pas de raison (et, partant, il ne l’a pas fait) d’envisager la situation inverse, dans laquelle un changement des conditions de fait qui avaient motivé le refus de ce statut ne permettait plus de soutenir que le producteur en cause n’évoluait pas en économie de marché.
( 9 ) Règlement du 30 octobre 2006, instituant un droit antidumping provisoire sur les importations de planches à repasser originaires de la République populaire de Chine et d’Ukraine (JO L 300, p. 13).
( 10 ) Le document d’information particulière ne portait que sur les calculs de dumping et non sur les questions en cause ici, que ce soit en première instance ou en pourvoi.
( 11 ) Cités par Yongjian dans son pourvoi et traduits de l’original italien.
( 12 ) Cité par Yongjian dans son pourvoi.
( 13 ) Règlement (CE) no 452/2007 du Conseil, du 23 avril 2007, instituant un droit antidumping définitif et portant perception définitive du droit provisoire institué sur les importations de planches à repasser originaires de la République populaire de Chine et d’Ukraine (JO L 109, p. 12).
( 14 ) Vale Mill (Rochdale) Ltd, Pirola SpA et Colombo New Scal SpA. («les plaignants»).
( 15 ) Point 44 de l’arrêt attaqué.
( 16 ) Point 45.
( 17 ) Point 46; le passage pertinent de la lettre est cité en totalité ci-dessus, au point 32.
( 18 ) Point 65, citant l’arrêt du 19 novembre 1998, Champion Stationery e.a./Conseil (T-147/97, Rec. p. II-4137, points 81 à 83).
( 19 ) Point 66, citant l’arrêt du 5 octobre 1994, Allemagne/Conseil (C-280/93, Rec. p. I-4973, point 36).
( 20 ) Point 67.
( 21 ) Point 68 à 70.
( 22 ) Point 71, citant les arrêts du 10 juillet 1980, Distillers Company/Commission (30/78, Rec. p. 2229, point 26), et du , Shanghai Teraoka Electronic/Conseil (T-35/01, Rec. p. II-3663, point 331).
( 23 ) Points 72 à 75.
( 24 ) Citées ci-dessus, respectivement aux points 26 et 33.
( 25 ) Arrêt du 11 février 1999, Antillean Rice Mills e.a./Commission (C-390/95 P, Rec. p. I-769, point 29.
( 26 ) Arrêt du 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a./Commission (C-204/00 P, C-205/00 P, C-211/00 P, C-213/00 P, C-217/00 P et C-219/00 P, Rec. p. I-123, point 50).
( 27 ) Arrêt du 27 juin 1991, Al-Jubail Fertilizer/Conseil (C-49/88, Rec. p. I-3187, point 16).
( 28 ) Voir la jurisprudence citée à la note 22 ci-dessus.
( 29 ) Arrêt du 11 juillet 2007, Alrosa/Commission (T-170/06, Rec. p. II-2601, point 203).
( 30 ) Le cinquième point des considérants du règlement de base indique que le règlement repose sur l’accord antidumping de 1994 de l’OMC. D’après l’article 6, paragraphe 9, de cet accord: «Avant d’établir une détermination finale, les autorités informeront toutes les parties intéressées des faits essentiels examinés qui constitueront le fondement de la décision d’appliquer ou non des mesures définitives. Cette divulgation devrait avoir lieu suffisamment tôt pour que les parties puissent défendre
leurs intérêts».
( 31 ) L’article 6, paragraphe 9, impose un délai global de quinze mois pour les enquêtes, l’article 7, paragraphe 7, un délai de neuf mois pour les droits provisoires alors que, selon l’article 9, paragraphe 4, une proposition tendant à imposer des droits définitifs doit être présentée un mois avant l’expiration des droits provisoires.
( 32 ) Arrêt British Aggregates/Commission, précité note 3, point 97; voir également jurisprudence citée au point 55 ci-dessus.
( 33 ) Arrêt du 2 mars 1994, Hilti/Commission (C-53/92 P, Rec. p. I-667, point 42).
( 34 ) Voir, par exemple, les définitions dans Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, 1987, ou http://www.dictionnaire-juridique.com.
( 35 ) Points 43 à 45 de l’arrêt attaqué.
( 36 ) Points 46 à 49 de l’arrêt attaqué.
( 37 ) Point 32 ci-dessus.
( 38 ) Cité ci-dessus, respectivement, aux points 26 et 33.
( 39 ) Voir, en particulier, les points 10 et 11 du mémoire en intervention de la Commission en première instance.
( 40 ) Voir point 51 et note 22 ci-dessus.
( 41 ) Voir point 61 et note 29 ci-dessus.
( 42 ) À l’audience, le Conseil a déclaré, si je l’ai bien compris, que son objection portait sur la déclaration de principe énoncée par le Tribunal et non sur la constatation que la Commission avait violé l’article 20, paragraphe 5, du règlement de base.
( 43 ) Voir point 48 ci-dessus.