CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
MME ELEANOR SHARPSTON
présentées le 13 juillet 2016 ( 1 )
Affaire C‑188/15
Asma Bougnaoui et
Association de défense des droits de l’homme (ADDH)
contre
Micropole SA
[demande de décision préjudicielle formée par la Cour de cassation (France)]
«Politique sociale — Égalité de traitement en matière d’emploi et de travail — Directive 2000/78/CE — Discrimination fondée sur la religion ou les convictions — Exigence professionnelle essentielle et déterminante — Notion — Discrimination directe et discrimination indirecte — Port du foulard islamique»
1. Dans quelle mesure la prohibition de la discrimination fondée sur la religion ou les convictions en droit de l’Union, en particulier selon la directive 2000/78/CE ( 2 ), entraîne-t-elle l’illégalité du licenciement d’une travailleuse, qui est une musulmane pratiquante, au motif qu’elle refuse de se conformer à une consigne impartie par son employeur (une entreprise du secteur privé) de ne pas porter de voile ni de foulard lorsqu’elle est en contact avec les clients de l’entreprise ? La Cour est
saisie de cette question concernant l’article 4, paragraphe 1, de cette directive. Ainsi que je l’expliquerai plus loin, des questions découlant de la distinction établie, à l’article 2, paragraphe 2, sous a) et b), entre discrimination directe et discrimination indirecte sont également pertinentes dans ce contexte ( 3 ).
Le cadre juridique
La convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
2. L’article 9 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ( 4 ) énonce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
3. En vertu de l’article 14 de la CEDH :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
4. L’article 1er du protocole no 12 à la CEDH est intitulé « Interdiction générale de la discrimination » ( 5 ). Le paragraphe 1 dispose :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Le traité sur l’Union européenne
5. L’article 3, paragraphe 3, TUE, énonce :
« L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique.
Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales […]. »
6. L’article 4, paragraphe 2, TUE, dispose :
« L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule
responsabilité de chaque État membre. »
La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
7. L’article 10 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ( 6 ) est intitulé « Liberté de pensée, de conscience et de religion ». Le paragraphe 1 est libellé comme suit :
« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. »
8. L’article 16 de la Charte, intitulé « Liberté d’entreprise », dispose :
« La liberté d’entreprise est reconnue conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales. »
9. L’article 21 de la Charte est intitulé « Non-discrimination ». Son paragraphe 1 énonce :
« Est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. »
La directive 2000/78
10. Les considérants de la directive 2000/78 énoncent notamment :
« (1) Conformément à l’article 6 du traité sur l’Union européenne, l’Union européenne est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs à tous les États membres et elle respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la [CEDH] et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du
droit [de l’Union].
[…]
(9) L’emploi et le travail constituent des éléments essentiels pour garantir l’égalité des chances pour tous et contribuent dans une large mesure à la pleine participation des citoyens à la vie économique, culturelle et sociale, ainsi qu’à l’épanouissement personnel.
[…]
(11) La discrimination fondée sur la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle peut compromettre la réalisation des objectifs du traité CE, notamment un niveau d’emploi et de protection sociale élevé, le relèvement du niveau et de la qualité de la vie, la cohésion économique et sociale, la solidarité et la libre circulation des personnes.
(12) À cet effet, toute discrimination directe ou indirecte fondée sur la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle dans les domaines régis par la présente directive doit être interdite dans [l’Union européenne]. […]
[…]
(15) L’appréciation des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte appartient à l’instance judiciaire nationale ou à une autre instance compétente, conformément au droit national ou aux pratiques nationales […]
[…]
(23) Dans des circonstances très limitées, une différence de traitement peut être justifiée lorsqu’une caractéristique liée à la religion ou aux convictions, à un handicap, à l’âge ou à l’orientation sexuelle constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée. Ces circonstances doivent être mentionnées dans les informations fournies par les États membres à la Commission.
[…] »
11. En vertu de son article 1er, la directive a pour objet « d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, [le] handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement ».
12. L’article 2 de la directive est intitulé « Concept de discrimination ». Il énonce notamment :
« 1. Aux fins de la présente directive, on entend par “principe de l’égalité de traitement” l’absence de toute discrimination directe ou indirecte, fondée sur un des motifs visés à l’article 1er.
2. Aux fins du paragraphe 1 :
a) une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er ;
b) une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes, à moins que :
i) cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires, […]
[…]
5. La présente directive ne porte pas atteinte aux mesures prévues par la législation nationale qui, dans une société démocratique, sont nécessaires à la sécurité publique, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé et à la protection des droits et libertés d’autrui. »
13. Aux termes de l’article 3 de la directive, intitulé « Champ d’application » :
« 1. Dans les limites des compétences conférées à [l’Union], la présente directive s’applique à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, y compris les organismes publics, en ce qui concerne :
a) les conditions d’accès à l’emploi, aux activités non salariées ou au travail, y compris les critères de sélection et les conditions de recrutement, quelle que soit la branche d’activité et à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle, y compris en matière de promotion ;
[…]
c) les conditions d’emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération ;
[…] »
14. L’article 4 de la directive, intitulé « Exigences professionnelles », dispose au paragraphe 1 :
« Nonobstant l’article 2, paragraphes 1 et 2, les États membres peuvent prévoir qu’une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article 1er ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée. »
15. L’article 4, paragraphe 2, concerne les différences de traitement fondées sur la religion ou les convictions d’une personne dans le cadre particulier des activités professionnelles d’églises et « d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions ».
16. L’article 6 de la directive prévoit certaines dérogations aux dispositions de la directive pour ce qui concerne la discrimination fondée sur l’âge.
17. L’article 7, paragraphe 1, de la directive dispose que, pour assurer la pleine égalité dans la vie professionnelle, le principe de l’égalité de traitement ne doit pas empêcher un État membre de maintenir ou d’adopter des mesures spécifiques destinées à prévenir ou à compenser des désavantages liés à l’un des motifs visés à l’article 1er.
Le droit français
18. L’article L. 1121-1 du code du travail dispose :
« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »
19. En vertu de l’article L. 1321-3 du code du travail, dans la version en vigueur au moment des faits :
« Le règlement intérieur ne peut contenir :
1° Des dispositions contraires aux lois et règlements ainsi qu’aux stipulations des conventions et accords collectifs de travail applicables dans l’entreprise ou l’établissement ;
2° Des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ;
3° Des dispositions discriminant les salariés dans leur emploi ou leur travail, à capacité professionnelle égale, en raison de leur origine, de leur sexe, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, […] de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales ou mutualistes, de leurs convictions religieuses, de leur apparence physique, de leur nom de famille ou en raison de leur état de santé ou de leur handicap. »
20. L’article L. 1132-1 du code du travail dispose :
« Aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, […] notamment en matière de rémunération […], de mesures d’intéressement ou de distribution d’actions, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de
renouvellement de contrat en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation ou identité sexuelle, de son âge, […] de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou en raison de son état de santé ou de son handicap. »
21. Aux termes de l’article L. 1133-1 du code du travail :
« L’article L. 1132-1 ne fait pas obstacle aux différences de traitement, lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée. »
Les faits, la procédure et la question préjudicielle
22. Mme Asma Bougnaoui a été employée en qualité d’ingénieur d’études par Micropole SA, une société décrite dans la décision de renvoi comme spécialisée dans le conseil, l’ingénierie et la formation spécialisée dans le développement et l’intégration de solutions décisionnelles. Avant de travailler pour cette société en qualité de travailleuse salariée, elle y avait accompli un stage de fin d’études. Son contrat de travail avec Micropole a pris effet le 15 juillet 2008.
23. Le 15 juin 2009, elle a été convoquée à un entretien préalable à un éventuel licenciement et a ensuite été licenciée par lettre du 22 juin 2009. Cette lettre (ci‑après la « lettre de licenciement ») était rédigée ainsi :
« Vous avez effectué votre stage de fin d’études à compter du 4 février 2008, puis été embauchée par notre société le 1er août 2008 [ ( 7 )] en qualité d’Ingénieur d’études. Dans le cadre de vos fonctions, vous êtes amenée à intervenir sur des missions pour le compte de nos clients.
Nous vous avons demandé d’intervenir pour le client Groupama le 15 mai dernier sur leur site de Toulouse. À la suite de cette intervention, le client nous a indiqué que le port du voile, que vous portez effectivement tous les jours, avait gêné un certain nombre de ses collaborateurs. Il a également demandé à ce qu’il n’y ait “pas de voile la prochaine fois”.
Lors de votre embauche dans notre société et de vos entretiens avec votre Manager opérationnel, […], et la Responsable du recrutement, […], le sujet du port du voile avait été abordé très clairement avec vous. Nous vous avions précisé que nous respections totalement le principe de liberté d’opinion ainsi que les convictions religieuses de chacun, mais que, dès lors que vous seriez en contact en interne ou en externe avec les clients de l’entreprise, vous ne pourriez porter le voile en toutes
circonstances. En effet, dans l’intérêt et pour le développement de l’entreprise, nous sommes contraints, vis-à-vis de nos clients, de faire en sorte que la discrétion soit de mise quant à l’expression des options personnelles de nos salariés.
Lors de notre entretien du 17 juin dernier [ ( 8 )], nous vous avons réaffirmé ce principe de nécessaire neutralité que nous vous demandions d’appliquer à l’égard de notre clientèle. Nous vous avons à nouveau demandé si vous pouviez accepter ces contraintes professionnelles en acceptant de ne pas porter le voile et vous nous avez répondu par la négative.
Nous considérons que ces faits justifient, pour les raisons susmentionnées, la rupture de votre contrat de travail. Dans la mesure où votre position rend impossible la poursuite de votre activité au service de l’entreprise, puisque nous ne pouvons envisager, de votre fait, la poursuite de prestations chez nos clients, vous ne pourrez effectuer votre préavis. Cette inexécution du préavis vous étant imputable, votre préavis ne vous sera pas rémunéré.
Nous regrettons cette situation dans la mesure où vos compétences professionnelles et votre potentiel nous laissaient espérer une collaboration durable. »
24. En novembre 2009, Mme Bougnaoui a contesté son licenciement devant le conseil de prud’hommes de Paris (France), en faisant valoir qu’il constituait une mesure discriminatoire fondée sur ses convictions religieuses. L’Association de défense des droits de l’homme (ADDH) est intervenue volontairement à la procédure. Par jugement du 4 mai 2011, le conseil de prud’hommes a dit le licenciement fondé sur une cause réelle et sérieuse, a condamné Micropole à payer à Mme Bougnaoui la somme de
8378,78 euros au titre de l’indemnité compensatoire de préavis et a rejeté ses autres demandes au fond.
25. Sur appel de Mme Bougnaoui et appel incident de Micropole, la cour d’appel de Paris (France) a confirmé le jugement du conseil de prud’hommes par arrêt du 18 avril 2013.
26. Mme Bougnaoui a saisi la juridiction de renvoi d’un pourvoi contre cet arrêt. Éprouvant des doutes sur l’interprétation du droit de l’Union dans les circonstances du cas d’espèce, la juridiction de renvoi a soumis la question suivante à la Cour de justice en vertu de l’article 267 TFUE :
« Les dispositions de l’article 4, [paragraphe 1], de la [directive 2000/78] doivent‑elles être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d’un client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de service informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur d’études, portant un foulard islamique ? »
27. Mme Bougnaoui et l’ADDH, Micropole, les gouvernements français et suédois ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations écrites à la Cour. Lors de l’audience du 15 mars 2016, les mêmes parties – rejointes par le gouvernement du Royaume-Uni – ont présenté leurs plaidoiries.
Remarques préliminaires
Introduction
28. Considérée du point de vue le plus général, la question que la Cour est appelée à examiner concerne l’incidence des règles de non-discrimination du droit de l’Union sur le port de tenues vestimentaires religieuses. La Cour est interrogée en particulier sur le port de telles tenues dans le cadre d’une relation de travail de droit privé par une femme qui est une adepte pratiquante de la religion musulmane. Les dernières décennies ont apporté beaucoup de changements en matière d’usages sociaux en
général et dans le domaine du travail en particulier. Il fut un temps où les personnes de religions et d’origines ethniques différentes pouvaient s’attendre à vivre et travailler séparément, mais tel n’est plus le cas. Des questions qui, à une époque relativement récente, étaient considérées comme sans importance ou tout au plus d’importance minime sont aujourd’hui mises en lumière, d’une manière parfois dérangeante. Considéré sous cet angle, ce contexte peut être perçu comme relativement
« moderne » et peut, dans certains milieux, être perçu comme sensible. Il s’agit aussi d’un contexte qui suscite des opinions et des pratiques très différentes au sein de l’Union.
29. Il est fréquent (peut-être général) qu’un adepte d’une religion donnée ne perçoive pas chacune des pratiques liées à cette religion comme absolument « essentielle » à sa propre pratique religieuse. La pratique religieuse varie en forme et en intensité. Ce qu’une personne donnée considère comme essentiel à sa pratique religieuse peut aussi varier dans le temps. Cela s’explique par le fait que les niveaux de croyance personnelle et, partant, de pratique personnelle associée à cette croyance
évoluent habituellement au cours de la vie d’une personne. Certains deviennent moins pratiquants avec le temps ; d’autres le sont plus. Parmi les adeptes d’une foi particulière, le niveau de pratique peut également fluctuer au cours de l’année religieuse. Une pratique renforcée – que l’adepte peut juger approprié de manifester de diverses manières – peut donc caractériser certains moments de l’année religieuse ( 9 ), tandis qu’une pratique « réduite » peut paraître appropriée, à la même
personne, à d’autres moments ( 10 ).
30. Les questions qui sont soulevées dans les présentes conclusions ne concernent pas la seule religion islamique ni les seules personnes de sexe féminin. Le port de tenues vestimentaires religieuses ne se limite pas à une religion spécifique ni à un seul sexe. Dans certains cas, il existe des règles pouvant être qualifiées d’absolues, même si elles ne s’appliquent pas nécessairement à tous les adeptes de la religion en question ou dans toutes les circonstances. Dans d’autres cas, les adeptes
peuvent disposer d’un ou plusieurs types de tenues et choisir de les porter soit en permanence (à tout le moins en public), soit dans les moments ou les endroits qu’ils jugent appropriés. À titre de simple exemple, les nonnes de religion catholique et anglicane devaient traditionnellement porter un habit comportant une coiffe ou un voile. Dans certains ordres, cette tenue distinctive peut aujourd’hui être remplacée par une petite croix discrète épinglée à une tenue civile ordinaire. De même,
l’usage de la kippa ( 11 ) par les adeptes masculins de la religion juive est bien connu. Même si la question de savoir s’il existe une obligation d’avoir la tête couverte à tout moment (plutôt que pendant la seule prière) est largement débattue, de nombreux fidèles orthodoxes le font en pratique ( 12 ). Les sikhs de sexe masculin doivent généralement porter un dastar (ou turban) en tout temps et ne peuvent pas l’ôter en public ( 13 ).
31. En outre, les adeptes d’une religion particulière peuvent disposer d’une variété de types de tenues religieuses. Mme Bougnaoui semble avoir porté ce qu’on appelle un « hijab », c’est-à-dire une sorte de foulard qui couvre la tête et le cou mais laisse le visage dégagé. D’autres tenues portées par des femmes musulmanes sont le niqab, un voile intégral qui couvre le visage en ne laissant qu’une ouverture pour les yeux, la burqa, un voile intégral qui couvre tout le corps et est muni d’un grillage
devant le visage, et le tchador, ou chador, ou l’abaya, un voile noir qui recouvre tout le corps de la tête aux chevilles en laissant le visage dégagé ( 14 ).
32. Enfin, pour ce qui concerne le type de vêtement que les adeptes de sexe féminin de la religion islamique peuvent choisir de porter sur la tête et le corps, je voudrais observer que, comme presque toutes les autres religions, la religion islamique comprend plusieurs écoles de pensée quant aux règles précises que doivent observer les fidèles. Toutes ces écoles n’imposent pas de règles à cet égard. Certaines sont d’avis que les femmes sont libres de ne porter aucune forme de pièce de vêtement
particulière sur la tête ou le corps. D’autres écoles de pensée prescrivent aux femmes d’en porter en public en tout temps. Certaines femmes musulmanes peuvent adopter une approche sélective, en choisissant de porter une tenue religieuse ou non selon le contexte ( 15 ).
33. Les questions ne se limitent d’ailleurs pas au port de tenues vestimentaires religieuses. L’usage de signes religieux a également donné lieu à des litiges et ces signes peuvent évidemment être de tailles et de significations variables. Par exemple, dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Eweida, la Cour européenne des droits de l’homme a fondé une partie de son raisonnement sur le fait que la croix portée par Mme Eweida était « discrète » ( 16 ). Il apparaît que la croix en question était
très petite et portée attachée à un collier autour du cou. Elle pouvait donc dans une certaine mesure, mais bien sûr pas totalement, passer inaperçue. D’autres adeptes de la foi chrétienne peuvent choisir de porter des croix nettement plus grandes, d’une longueur allant jusqu’à plusieurs centimètres. Parfois, cependant, il n’est pas raisonnable de demander à la personne concernée de faire un choix « discret ». Ainsi, on conçoit difficilement comment un sikh de sexe masculin pourrait être discret
ou passer inaperçu en observant l’obligation de porter un dastar ( 17 ). Soit il porte le turban prescrit par sa religion, soit il ne le porte pas.
Les États membres
34. Dans son arrêt rendu dans l’affaire Leyla Şahin c. Turquie, la Cour européenne des droits de l’homme a relevé qu’« il n’est pas possible de discerner a' travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société […] et le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse ne sont pas les mêmes suivant les époques et les contextes » ( 18 ). Rien ne suggère que cette situation ait changé au cours des quelque dix années qui
se sont écoulées depuis le prononcé de cet arrêt.
35. Pour ce qui concerne la diffusion des croyances religieuses dans les États membres, les résultats d’une enquête commandée par la Commission en 2012 ( 19 ) montrent que, en moyenne, 74 % des personnes dans l’Union affirment avoir des croyances chrétiennes. Toutefois, les résultats étaient très différents selon les États membres. Pour Chypre, le chiffre était de 99 %, suivi de près par la Roumanie à 98 %, la Grèce à 97 %, Malte à 96 %, le Portugal à 93 % et l’Irlande à 92 %. En revanche, les
pourcentages les plus bas ont été enregistrés en Estonie, à 45 %, et en République tchèque, à 34 %. Les pourcentages les plus élevés de personnes déclarées comme adeptes de la foi islamique ont été enregistrés en Bulgarie, à 11 %, suivie par la Belgique, à 5 %. Pour seize États membres, le chiffre était de 0 %. Parmi celles se déclarant athées ou agnostiques, le niveau le plus élevé a été enregistré en République tchèque, avec 20 et 39 % respectivement, tandis que 41 % de la population des
Pays-Bas se déclarent agnostiques. Pour Chypre et la Roumanie, le chiffre était de 0 % dans les deux cas. S’agissant de la perception de la discrimination fondée sur la religion ou les convictions dans les États membres, selon l’étude, 51 % des Européens la considèrent globalement comme rare ou inexistante, tandis que 39 % la considèrent comme largement répandue. La discrimination fondée sur ces motifs était perçue comme la plus répandue en France (66 %) et en Belgique (60 %), alors que le
chiffre correspondant pour la République tchèque et la Lettonie était de 10 %.
36. La législation et la jurisprudence des États membres relatives au port de tenues vestimentaires religieuses dans un contexte d’emploi présentent aussi un grand degré de variété ( 20 ).
37. À une extrémité du spectre, certains États membres ont adopté une législation imposant l’interdiction générale de porter certains types de tenues en public. Ainsi, tant la République française ( 21 ) que le Royaume de Belgique ( 22 ) ont adopté des lois interdisant de porter dans les lieux publics des tenues conçues pour dissimuler le visage. Même si ces lois ne visent pas spécifiquement le domaine de l’emploi, leur champ d’application est tel qu’elles peuvent inévitablement placer les femmes
musulmanes qui choisissent de porter la burqa ou le niqab parmi les personnes dont la capacité d’accès au marché de l’emploi est limitée.
38. Sont également pertinents dans ce contexte les principes de laïcité et de neutralité ( 23 ), qui, à nouveau, sont particulièrement importants en France et en Belgique. C’est sur la base de ces principes qu’il est interdit aux travailleurs du secteur public en France de porter des signes ou vêtements religieux au travail ( 24 ). Les agents de l’État en Belgique sont également tenus strictement de respecter le principe de neutralité ( 25 ).
39. D’autres États membres accordent une plus grande liberté à leurs agents. Ainsi, en Allemagne, le Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle fédérale) a récemment jugé qu’une interdiction de porter des signes religieux au travail fondée sur un risque théorique d’atteinte à la neutralité de l’État dans le secteur de l’enseignement public était contraire à la liberté de culte et que donner la priorité aux valeurs judéo-chrétiennes revenait à créer une discrimination directe injustifiée. C’est
seulement lorsque l’apparence extérieure des enseignants peut engendrer ou contribuer à engendrer un risque suffisamment précis d’atteinte à la neutralité de l’État ou à la coexistence pacifique au sein du système scolaire qu’une telle interdiction peut être justifiée ( 26 ). Dans d’autres États membres encore, le port de signes ou vêtements religieux par les agents de l’État ne fait l’objet d’aucune restriction de principe. Tel est le cas, par exemple, au Danemark, aux Pays-Bas et au
Royaume-Uni ( 27 ). Il convient d’ajouter que, dans aucun de ces États membres, la loi n’institue de distinction formelle entre le statut des travailleurs du secteur public et celui des travailleurs du secteur privé.
40. S’agissant de l’emploi dans le secteur privé, il y a également de grandes différences entre les États membres. Je souligne qu’il semble n’y avoir en général pas de restrictions importantes en la matière. Celles que j’indiquerai ci-dessous constituent donc plutôt l’exception que la règle.
41. En France, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a été appelée récemment, dans une affaire concernant une crèche du secteur privé située dans une zone défavorisée du département des Yvelines, à examiner un règlement édicté par un employeur, interdisant aux travailleurs d’inclure des signes religieux dans leur tenue vestimentaire. La directrice adjointe avait enfreint ce règlement en refusant d’ôter son foulard islamique et avait été licenciée. La juridiction nationale a jugé, eu égard
notamment aux articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail, que les restrictions à la liberté des travailleurs de manifester leurs convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Pour cette raison, les entreprises privées ne peuvent pas prévoir, dans les conditions d’emploi, de restrictions générales et imprécises à une liberté fondamentale. Toutefois, des restrictions qui sont suffisamment précises, justifiées par
la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être licites. La Cour de cassation a relevé à cet égard que l’entreprise en cause n’avait que 18 travailleurs et que ceux-ci étaient ou pouvaient être en relation directe avec de jeunes enfants et leurs parents. Sur cette base, elle a donc approuvé la restriction, précisant dans le même temps qu’il ne résultait pas de son arrêt que le principe de la laïcité de l’État, au sens de l’article 1er de la Constitution,
s’appliquait aux employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ( 28 ).
42. Même si le principe de laïcité ne s’applique généralement pas aux relations de travail dans le secteur privé en France, le port de tenues vestimentaires religieuses peut y faire l’objet de restrictions, premièrement, pour des raisons de santé, de sécurité ou d’hygiène, dans un but de protection des personnes ( 29 ). Deuxièmement, ces restrictions peuvent être justifiées par les exigences de l’organisation du travail dans l’entreprise. Ainsi, i) un travailleur ne peut pas refuser d’accomplir des
tâches qui sont clairement décrites dans son contrat de travail et connues dès le début de la relation de travail ( 30 ) ; ii) il faut éviter un déséquilibre inacceptable entre les droits des travailleurs à exercer leur liberté de religion et les intérêts de l’entreprise ainsi qu’entre les travailleurs en général, par exemple, en termes d’autorisations d’absence pour des fêtes religieuses ( 31 ) ; et iii) la relation avec la clientèle peut justifier une restriction, mais seulement en cas de
trouble objectif causé à l’entreprise ; la simple crainte qu’un tel trouble survienne ne suffit pas ( 32 ).
43. En Allemagne, un travailleur du secteur privé peut en principe se voir interdire de porter des signes religieux au travail, en vertu d’une convention collective ou du pouvoir de direction de l’employeur. Une telle interdiction ne peut néanmoins être qu’exceptionnelle ( 33 ). Par contraste, aux Pays-Bas, le College voor de Rechten van de Mens (institut des droits de l’homme) a décidé qu’une règle ou une consigne interdisant expressément le port de signes religieux doit être considérée comme une
discrimination directe ( 34 ).
44. Dans plusieurs États membres, certaines restrictions au port de tenues vestimentaires et de signes religieux par des travailleurs du secteur privé ont été admises sur la base i) de la santé et de sécurité ( 35 ) et ii) des intérêts commerciaux de l’employeur ( 36 ).
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
45. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la liberté de pensée, de conscience et de religion, qui se trouve consacrée à l’article 9 de la CEDH, représente l’une des « assises d’une société démocratique » au sens de la CEDH ( 37 ) et que la liberté de religion implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, et en public ( 38 ). Elle a jugé qu’une mesure consistant à interdire de porter un foulard islamique constitue une
ingérence dans ce droit ( 39 ).
46. Dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les éléments qui nous intéressent au premier chef pour les présentes conclusions concernent i) la dérogation à la règle générale de la liberté de religion prévue à l’article 9, paragraphe 2, de la CEDH et ii) l’article 14 de la CEDH, qui interdit la discrimination fondée sur certains motifs, dont la religion.
47. Une part importante de cette jurisprudence a porté sur l’application de règles nationales relatives au port de tenues vestimentaires islamiques. Dans ces affaires, après avoir établi qu’il y a eu ingérence avec le droit consacré d’une manière générale à l’article 9, paragraphe 1, la Cour européenne des droits de l’homme vérifie ensuite si la mesure en cause était « nécessaire dans une société démocratique », aux fins de l’article 9, paragraphe 2. Dans le cadre de cet examen, elle détermine si
les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe, c’est-à-dire si les motifs invoqués pour les justifier apparaissent « pertinents et suffisants », et sont proportionnées au but légitime poursuivi. Pour statuer sur ce dernier point, elle doit mettre en balance les exigences de la protection des droits et libertés d’autrui avec le comportement reproché au requérant ( 40 ). Dans la mesure où, pour les raisons que j’exposerai au point 81 ci‑dessous, je n’entends pas examiner
en détail dans les présentes conclusions des mesures adoptées par l’État, je n’évoquerai que brièvement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans ce domaine. Il est toutefois utile de mettre en évidence certaines des affaires dans lesquelles cette cour a estimé que les mesures en cause satisfaisaient au contrôle de ce qui est « proportionné au but légitime poursuivi ».
48. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé notamment :
— que l’interdiction de porter un foulard islamique dans le cadre d’une activité d’enseignement, imposée à une enseignante exerçant auprès d’enfants en « bas âge » dans l’enseignement public, était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique ; elle était donc « nécessaire dans une société démocratique » ( 41 ) ;
— que des principes similaires s’appliquaient à l’obligation de se présenter sans couvre-chef (en l’espèce, un foulard islamique) imposée à une femme professeur d’université associée, qui avait le statut de fonctionnaire ( 42 ) et à une interdiction analogue imposée à une femme professeur de religion dans une école secondaire de l’enseignement public ( 43 ) ;
— que, de manière similaire, l’interdiction de porter une tenue vestimentaire religieuse (en l’espèce, un foulard islamique) imposée à une assistante sociale travaillant en service de psychiatrie d’un hôpital public n’enfreignait pas l’article 9 de la CEDH ( 44 ).
49. Dans ce dernier arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a statué pour la première fois sur une interdiction imposée à des travailleurs du secteur public en dehors du domaine de l’enseignement. Elle a jugé qu’il existait dans ce cadre un lien entre la neutralité du service public hospitalier et l’attitude de ses agents, qui suppose que les patients ne puissent en aucun cas douter de cette impartialité. L’État contractant n’avait pas outrepassé la marge d’appréciation qui lui est reconnue
par l’article 9, paragraphe 2, de la CEDH ( 45 ).
50. Dans un autre contexte, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la protection de la santé et de la sécurité des infirmières et des patients dans un service public hospitalier constituait un objectif légitime. S’agissant des mesures requises pour assurer une telle protection dans un service hospitalier, une marge d’appréciation étendue doit être accordée aux autorités internes. Une restriction concernant le port d’une croix (chrétienne) pendue à une chaîne, qui était « à la fois
visible et accessible », imposée à une infirmière travaillant dans le service de gériatrie dans un hôpital psychiatrique, n’était pas disproportionnée et était nécessaire dans une société démocratique ( 46 ).
51. En revanche, concernant l’interdiction générale de porter en public des tenues conçues pour dissimuler le visage, imposée par la législation française, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que, s’agissant de la nécessité au regard de la sûreté ou de la sécurité publiques, au sens notamment de l’article 9 de la CEDH, une telle interdiction ne pouvait passer pour proportionnée qu’en présence d’un contexte révélant une menace générale contre la sécurité publique ( 47 ).
52. Dans le domaine de l’emploi dans le secteur privé, il n’existe actuellement qu’un seul arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme qui soit directement pertinent pour la question du port de tenues vestimentaires religieuses, à savoir l’arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni ( 48 ). Dans le cas de Mme Eweida, la Cour européenne des droits de l’homme était saisie de la question du port visible d’une croix, décrite comme « discrète », en violation (à l’époque) de la réglementation de travail,
qui visait à projeter une certaine image commerciale. La Cour a jugé que cette restriction constituait une ingérence dans les droits de la requérante au titre de l’article 9, paragraphe 1, de la CEDH ( 49 ). Pour déterminer si la mesure en question était justifiée dans son principe et proportionnée, il fallait rechercher un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation ( 50 ). La volonté qu’avait l’employeur
de projeter une certaine image commerciale était légitime mais devait être mise en balance avec la volonté de Mme Eweida de manifester sa conviction religieuse. Dans la mesure où la croix de cette dernière était discrète, elle ne pouvait pas nuire à son apparence professionnelle. L’employeur avait autorisé d’emblée d’autres membres du personnel à porter d’autres éléments vestimentaires religieux tels que le turban ou le hijab et avait ensuite modifié son code vestimentaire pour permettre le port
visible de pièces symboliques de joaillerie religieuse. Dans la mesure où aucune atteinte réelle aux intérêts d’autrui n’avait été établie, les instances nationales – en l’espèce, les juridictions nationales qui avaient rejeté les recours de Mme Eweida – n’avaient pas suffisamment protégé le droit de celle-ci à manifester sa religion, en violation de l’obligation positive découlant de l’article 9 de la CEDH ( 51 ).
53. S’agissant de la fonction de la tenue vestimentaire islamique et de son rôle dans la vie des femmes qui la portent, je voudrais m’arrêter un instant sur ce qui apparaît comme un changement de cap de la Cour européenne des droits de l’homme, entre sa jurisprudence la plus ancienne et des arrêts plus récents ( 52 ). Dans l’affaire Dahlab c. Suisse ( 53 ), par exemple, elle a dit : « Comment dès lors pourrait‑on dans ces circonstances dénier de prime abord tout effet prosélytique que peut avoir le
port du foulard dès lors qu’il semble être imposé aux femmes par une prescription coranique qui […] est difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes. Aussi, semble-t-il difficile de concilier le port du foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves » ( 54 ).
54. En revanche, dans son arrêt S.A.S. c. France ( 55 ), la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté les arguments du gouvernement français tirés de l’égalité des sexes, dans les termes suivants :
« 119. […] La Cour estime en revanche qu’un État partie ne saurait invoquer l’égalité des sexes pour interdire une pratique que des femmes – telle la requérante – revendiquent dans le cadre de l’exercice des droits que consacrent [l’article 8, paragraphe 2, et l’article 9, paragraphe 2, de la CEDH], sauf à admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l’exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux […]
120. […] [A]ussi essentiel soit-il, le respect de la dignité des personnes ne peut légitimement motiver l’interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public. La Cour est consciente de ce que le vêtement en cause est perçu comme étrange par beaucoup de ceux qui l’observent. Elle souligne toutefois que, dans sa différence, il est l’expression d’une identité culturelle qui contribue au pluralisme dont la démocratie se nourrit. […]. »
55. L’autre point sur lequel je voudrais souligner un changement de perspective est celui de la liberté qu’ont les travailleurs d’abandonner leur emploi et, partant, en trouver un autre ailleurs. Dans une décision plus ancienne, la Commission européenne des droits de l’homme a estimé que cette liberté était « la garantie fondamentale [du droit du travailleur] à la liberté de religion » ( 56 ). Plus récemment, la Cour européenne des droits de l’homme elle-même a adopté un autre point de vue,
observant que, « [v]u l’importance que revêt la liberté de religion dans une société démocratique, la Cour considère que, dès lors qu’il est tiré grief d’une restriction à cette liberté sur le lieu de travail, plutôt que de dire que la possibilité de changer d’emploi exclurait toute ingérence dans l’exercice du droit en question, il vaut mieux apprécier cette possibilité parmi toutes les circonstances mises en balance lorsqu’est examiné le caractère proportionné de la restriction » ( 57 ).
56. Pour ce qui concerne les griefs de violation de l’article 14 de la CEDH, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé que cet article n’a pas d’existence autonome puisqu’il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres dispositions normatives de la CEDH et des protocoles ( 58 ). Dans l’affaire Eweida et autres c. Royaume-Uni ( 59 ), elle a jugé, s’agissant de Mme Eweida, que, étant donné qu’elle avait constaté la violation de l’article 9, il n’était pas
nécessaire d’examiner séparément le grief soulevé par l’intéressée sur le terrain de l’article 14 ( 60 ). S’agissant de la deuxième requérante dans cette affaire, elle a jugé que les éléments à mettre en balance pour apprécier la proportionnalité de la mesure sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 9 seraient similaires et que rien ne lui permettait donc de conclure non plus à une violation de cette première disposition dès lors qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 9 ( 61
).
57. L’objectif du protocole no 12 à la CEDH est de renforcer la protection contre la discrimination, mais il reste à ce jour d’une importance très limitée. Plus précisément, il n’a été ratifié à ce jour que par neuf États membres ( 62 ) et il n’existe encore que très peu de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme à son sujet ( 63 ).
Les différences entre l’approche basée sur les restrictions et l’approche basée sur la discrimination
58. Dans ses observations écrites, Micropole a souligné la différence fondamentale qui existe selon elle, dans ce domaine du droit, entre la restriction à un droit et la prohibition de la discrimination. Leurs champs d’application sont différents et la première est nettement plus souple que la seconde. Micropole souligne qu’il convient de les distinguer.
59. Il s’agit d’une question importante et qui appelle un examen plus attentif.
60. Il est vrai en effet que l’approche primaire de la Cour européenne des droits de l’homme, dans l’application de la CEDH, a été d’adopter, pour ce qui concerne l’article 9, ce que j’appellerais une approche fondée sur les restrictions. Ainsi que je l’ai indiqué au point 56, le rôle joué par l’article 14 a été accessoire. La Charte ayant valeur contraignante depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, on pourrait s’attendre à voir la Cour adopter maintenant la même approche dans
l’application des dispositions correspondantes de cet instrument, à savoir les articles 10 et 21.
61. Cette position me paraît trop simpliste.
62. La directive 2000/78 institue une série de prohibitions en matière de discrimination. Elle suit ainsi l’approche qui a été adoptée dans ce qui est maintenant le droit de l’Union depuis sa naissance ( 64 ). Concernant la discrimination en fonction de l’âge, la Cour a jugé que le principe de non‑discrimination doit être considéré comme un principe général du droit de l’Union qui a été concrétisé par la directive 2000/78 dans le domaine de l’emploi et du travail ( 65 ). La même conclusion doit
s’appliquer au principe de non‑discrimination fondée sur la religion et les convictions.
63. Dans le même temps, il existe toutefois une différence fondamentale dans l’analyse intellectuelle qui sous-tend les deux approches. Il est vrai que l’analyse peut être la même pour l’essentiel concernant la discrimination indirecte, dans la mesure où les dérogations permises par la législation de l’Union exigent qu’il y ait un objectif légitime qui soit proportionné, ce qui reflète l’analyse sous l’empire de la CEDH. S’agissant de la discrimination directe, cependant, la protection accordée par
le droit de l’Union est plus élevée. Ici, une ingérence dans un droit garanti par la CEDH peut toujours être justifiée par le fait qu’elle poursuit un objectif légitime et qu’elle est proportionnée. En vertu de la législation de l’Union, en revanche, les dérogations ne sont autorisées que pour autant que la mesure en question les prévoie de manière spécifique ( 66 ).
64. Cette différence d’approche me semble parfaitement légitime : l’article 52, paragraphe 3, de la Charte prévoit expressément que le droit de l’Union peut accorder une protection plus étendue que celle de la CEDH.
65. Je voudrais observer en passant qu’il est clair que les règles relatives à la discrimination indirecte peuvent être nettement plus souples que celles qui concernent la discrimination directe. On pourrait objecter que les règles du droit de l’Union concernant la dernière catégorie sont appliquées de manière inutilement rigide et qu’il serait opportun de procéder à une sorte de « fusion » des deux catégories.
66. Je ne pense pas que ce soit le cas.
67. La distinction entre les deux catégories de discriminations est un élément fondamental de ce domaine du droit de l’Union. Je ne vois pas de raison de s’en écarter, avec l’inévitable perte de sécurité juridique qui en résulterait. Parce que cette distinction est claire, l’employeur est forcé de réfléchir soigneusement aux règles précises qu’il souhaite édicter dans son règlement de travail. Ce faisant, il doit considérer dûment les limites qu’il souhaite tracer et leur application à son
personnel.
La prohibition de la discrimination en droit de l’Union
68. À l’origine, lorsque le traité de Rome a été adopté, la seule disposition substantielle de son titre consacré à la politique sociale était l’article 119, imposant expressément aux États membres d’assurer l’égalité de rémunération sans discrimination fondée sur le sexe. Les autres dispositions de ce titre avaient une portée limitée et conféraient peu de droits directs aux citoyens. Les choses ont changé considérablement dans l’Union depuis lors.
69. Au début, la protection s’est surtout développée en matière d’emploi, avec l’adoption de la directive 75/117/CE relative à l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins ( 67 ), suivie de la directive 76/207/CEE, relative à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi ( 68 ) et de l’arrêt de principe rendu par la Cour dans l’affaire Defrenne II ( 69 ). Il en est résulté une prohibition de la
discrimination fondée sur le sexe dans le cadre de la législation pertinente, assortie (en vertu de l’arrêt de la Cour) d’une distinction entre discrimination directe et discrimination indirecte.
70. L’adoption de l’article 13 CE (devenu, après amendement, article 19 TFUE) après l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, le 1er mai 1999, a renforcé les moyens de lutter contre la discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. Cette disposition du traité a constitué la base de la directive 2000/43/CE, relative à la discrimination fondée sur la race ou l’origine ethnique ( 70 ), et de la directive
2000/78 ( 71 ). Chacune de ces directives suit la même structure : elle prévoit une interdiction générale de la discrimination directe, sous la seule réserve de dérogations spécifiques prévues par la législation, couplée à une interdiction de la discrimination indirecte, qui peut cependant être justifiée lorsque la mesure en cause est objectivement justifiée par un objectif légitime et que les moyens mis en œuvre pour atteindre cet objectif sont appropriés et nécessaires ( 72 ).
71. Dans ses conclusions présentées dans l’affaire Coleman ( 73 ), l’avocat général Poiares Maduro a souligné que l’égalité fait partie des principes fondamentaux du droit de l’Union. Selon lui, les valeurs qui sous-tendent cette égalité sont la dignité humaine et l’autonomie personnelle. Dans sa plus simple expression, la dignité humaine suppose la reconnaissance de la valeur égale de tous les individus. Pour sa part, l’autonomie personnelle exige (pour reprendre ses mots) « que les individus
puissent définir le cours de leur propre existence et mener celle-ci en effectuant des choix successifs entre plusieurs options valables ». Des caractéristiques telles que la religion, l’âge, le handicap et l’orientation sexuelle ne devraient jamais entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer s’il se justifie ou non de traiter quelqu’un moins favorablement ( 74 ). L’avocat général a poursuivi en ces termes :
« 11. De même, l’engagement en faveur de l’autonomie signifie que les personnes ne doivent pas être privées par le biais de classifications suspectes d’options valables dans des domaines d’importance fondamentale pour leur existence. L’accès à l’emploi et l’épanouissement professionnel sont d’une importance cruciale pour tout individu, non seulement parce qu’ils sont un moyen pour celui‑ci de gagner sa vie, mais aussi parce qu’ils constituent un moyen important de s’accomplir soi-même et de
réaliser son potentiel. Quiconque traite de façon discriminatoire une personne appartenant à une catégorie visée par une classification suspecte prive injustement celle-ci d’options valables. Partant, la capacité de cette personne de mener une vie autonome se trouve gravement compromise, puisqu’un aspect important de son existence est déterminé non par ses propres choix, mais par les préjugés d’un autre. En traitant les personnes appartenant à une telle catégorie moins favorablement à
cause de leurs caractéristiques, on les empêche d’exercer leur autonomie. Dans cette situation, il est justifié et raisonnable d’appliquer des dispositions de lutte contre la discrimination. En substance, lorsque nous montrons un attachement à l’égalité et que nous nous engageons à réaliser cette égalité par la voie juridique, nous nous donnons pour objectif de garantir à toute personne les conditions nécessaires à son autonomie. »
72. Je souscris entièrement à ces observations. Elles soulignent que la discrimination a des conséquences à la fois économiques (parce qu’elle peut affecter la capacité d’une personne à gagner sa vie sur le marché de l’emploi) et morales (parce qu’elle peut affecter l’autonomie de cette personne). J’ajouterais que la législation antidiscrimination doit, comme toute autre législation, être appliquée d’une manière effective. Elle doit également être appliquée conformément aux principes établis.
Le prosélytisme et le comportement au travail
73. Lorsque l’employeur conclut un contrat d’emploi avec un travailleur, il n’achète pas l’âme de cette personne. Il achète toutefois son temps. Pour cette raison, je trace une nette distinction entre la liberté de manifester sa religion – dont l’étendue et les éventuelles limitations dans le cadre de l’emploi sont au cœur de la procédure devant la juridiction nationale – et le prosélytisme en faveur de sa religion. Comme je le démontrerai, concilier la liberté de manifester sa religion avec la
liberté d’entreprise exigera un difficile exercice d’équilibre entre deux droits en conflit. La pratique du prosélytisme n’a, selon moi, tout simplement pas sa place dans le cadre du travail. Il est donc légitime pour l’employeur d’édicter et d’appliquer des règles interdisant le prosélytisme, tant pour s’assurer que le temps de travail qu’il rémunère soit utilisé pour son entreprise que pour créer des conditions de travail harmonieuses pour son personnel ( 75 ). Je devrais préciser que je
considère le port de tenues distinctives dans le cadre de la pratique religieuse comme relevant clairement de la première catégorie, et non de la seconde.
74. Je trace une distinction tout aussi nette entre, d’une part, des règles édictées à bon droit par une entreprise, précisant certains modes de comportement qui sont attendus du personnel (« à tout moment, soyez poli envers les clients ») ou qui ne sont pas autorisés (« lorsque vous représentez l’entreprise lors de rencontres avec les clients, ne fumez pas, ne mâchez pas de gomme, ne buvez pas d’alcool ») et, d’autre part, des règles qui s’ingèrent dans les droits individuels d’une catégorie
particulière de travailleurs sur la base d’une caractéristique prohibée (qu’il s’agisse de la religion ou d’une autre des caractéristiques que le législateur a prohibées en tant que base d’une discrimination). La nature pernicieuse de l’argument selon lequel « parce que notre travailleur X porte un foulard islamique » (ou une kippa, ou un dastar) (ou est noir, homosexuel ou femme) « cette personne ne peut pas avoir un comportement approprié envers nos clients » n’appelle pas plus de
commentaires.
L’égalité des sexes
75. Certains voient dans le port d’un foulard une affirmation féministe, représentant le droit d’une femme à affirmer ses choix et sa liberté religieuse d’être une musulmane qui souhaite manifester sa foi de cette manière. D’autres voient dans le foulard un symbole d’oppression des femmes. Les deux positions trouveront sans aucun doute confirmation dans des cas individuels et des contextes particuliers ( 76 ). Ce que la Cour ne doit pas faire, selon moi, c’est adopter le point de vue selon lequel,
parce que le port du foulard peut ou doit dans certains cas être considéré comme une oppression, tel est toujours le cas. Je suivrais plutôt la position de la Cour européenne des droits de l’homme, citée au point 54 des présentes conclusions ; la chose doit être considérée comme une expression de liberté culturelle et religieuse.
Appréciation
La portée de la question préjudicielle
76. Par sa question, la juridiction de renvoi demande à la Cour de l’éclairer sur l’application de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 au souhait (qui a apparemment mené au licenciement de la travailleuse) exprimé par un client à un employeur de ne plus voir les services de l’employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique. La juridiction de renvoi demande si ce souhait peut constituer une « exigence professionnelle essentielle et déterminante », au sens de cette
disposition, en raison de la nature de l’activité professionnelle concernée ou des conditions de son exercice.
77. La formulation de la question et le contexte du litige au principal soulèvent un certain nombre de questions.
78. Premièrement, alors que la juridiction de renvoi utilise le terme « foulard » dans la question qu’elle soumet à la Cour, elle parle de « voile » dans d’autres parties de la décision ( 77 ). En réponse à des questions que la Cour a posées lors de l’audience, il est apparu clairement que les deux termes doivent être entendus comme des synonymes. L’élément vestimentaire en question consistait en un couvre-chef qui laissait le visage entièrement dégagé. J’utiliserai ci-dessous le terme « foulard »
dans un souci de cohérence et de clarté.
79. Deuxièmement, alors qu’il ressort clairement de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2000/78 que son champ d’application comprend tant le secteur public que le secteur privé, il ne fait aucun doute que les champs d’application des règles nationales relatives à ces secteurs peuvent différer, considérablement dans certains cas ( 78 ). Dans ses observations écrites comme en plaidoirie, le gouvernement français a beaucoup insisté sur la séparation rigoureuse qui caractérise le secteur public
de cet État membre en application du principe de laïcité. Dans la mesure où la présente affaire concerne une relation de travail du secteur privé, ce gouvernement suggère que la Cour devrait limiter sa réponse à ce seul secteur. En d’autres termes, elle ne devrait pas traiter les questions qui concernent le personnel du secteur public.
80. Tout en admettant lors de l’audience que le champ d’application de la directive 2000/78 s’étendait au secteur public, le gouvernement français est resté inflexible quant à la primauté des règles de la laïcité dans ce secteur, une position qui, dans ses observations, est fondée essentiellement sur l’article 3, paragraphe 1, de la directive, lu à la lumière de l’article 4, paragraphe 2, TUE.
81. Je reconnais que les relations exactes entre la directive et les dispositions nationales, y compris les dispositions de droit constitutionnel, peuvent donner lieu à des débats complexes dans le présent contexte. En disant cela, je souhaite préciser que je n’admets ni ne rejette la position du gouvernement français pour ce qui concerne l’application du principe de laïcité à l’emploi dans le secteur public, dans le contexte de la directive 2000/78. Les autres parties qui ont présenté des
observations à la Cour dans cette affaire n’ont pas abordé ce sujet, de sorte que les questions qui se poseraient ou pourraient se poser n’ont pas fait l’objet de débats détaillés. Je me limiterai donc ci-dessous au seul secteur privé.
82. Troisièmement, la décision de renvoi ne fournit que peu d’informations quant aux circonstances factuelles de l’affaire au principal. Il est donc difficile d’établir avec certitude le contexte précis dans lequel est apparue la question posée par la juridiction de renvoi. Je reviendrai sur ce point ultérieurement ( 79 ).
Y a-t-il eu discrimination illégale dans l’affaire au principal ?
83. Le point de départ de toute analyse, pour déterminer s’il y a eu discrimination illégale dans l’affaire au principal, doit être la lettre de licenciement. Or, cette lettre n’indique pas clairement la teneur de l’interdiction qui s’appliquait à Mme Bougnaoui. Invitée à s’exprimer sur ce point lors de l’audience, celle-ci a soutenu que l’interdiction s’appliquait au port du foulard islamique lors des contacts avec les clients de l’entreprise. Micropole a déclaré qu’il était interdit au personnel,
de manière générale, de porter des signes religieux (y compris, il faut le supposer, des éléments vestimentaires) lorsqu’il était présent dans les locaux de ces clients. Cette interdiction s’appliquait à toutes les religions et convictions.
84. Quoi qu’il en soit, il paraît clair cependant que le licenciement de Mme Bougnaoui était lié à une règle du code vestimentaire de son employeur interdisant de porter des tenues vestimentaires religieuses.
85. On peut toutefois remarquer aussi que le licenciement n’a en fait pas été fondé sur la religion (c’est-à-dire le fait que la travailleuse appartenait à la religion musulmane), mais sur la manifestation de cette religion (c’est-à-dire le fait qu’elle portait un foulard). La prohibition édictée par la directive 2000/78 concerne-t-elle non seulement la religion ou les convictions d’un travailleur, mais aussi les manifestations de cette religion ou de ces convictions ?
86. Selon moi, oui.
87. Il est vrai que la directive ne contient aucune référence expresse à la question de la manifestation. Toutefois, il suffit de parcourir l’article 9 de la CEDH et l’article 10 de la Charte pour constater que, dans les deux cas, le droit de manifester sa religion ou ses convictions doit être entendu comme faisant partie intégrante de la liberté que ces dispositions consacrent. Chacune de ces dispositions, après avoir énoncé le droit à la liberté de religion, poursuit ainsi en affirmant que cette
liberté « implique » le droit de la manifester. Selon moi, le silence de la directive à cet égard ne signifie donc rien ( 80 ). Pour ne donner qu’un exemple : s’il en allait autrement, un sikh de sexe masculin, qui doit porter un turban en vertu de sa religion, ne jouirait d’aucun droit concernant cette manifestation particulière de ses croyances et risquerait donc d’être privé de la protection que la directive a précisément pour objectif de lui accorder.
88. Sur cette base, il semble impossible de ne pas conclure que Mme Bougnaoui a été traitée de manière moins favorable, sur la base de sa religion, qu’une autre personne ne l’aurait été dans une situation comparable. Un ingénieur d’études travaillant chez Micropole qui n’aurait pas choisi de manifester ses croyances religieuses en portant une tenue vestimentaire particulière n’aurait pas été licencié ( 81 ). Le licenciement de Mme Bougnaoui constituait donc une discrimination directe à son encontre,
basée sur sa religion ou ses convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78.
89. En conséquence, ce licenciement n’aurait été licite qu’en cas d’application d’une des dérogations prévues dans la directive. La juridiction nationale ayant formulé sa question par rapport à l’article 4, paragraphe 1, je commencerai par examiner cette disposition.
L’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78
90. L’article 4 est intitulé « Exigences professionnelles ». Lorsqu’il est satisfait aux conditions du paragraphe 1, une différence de traitement qui, autrement, constituerait une discrimination échappe au champ d’application de la directive. Peu importe à cet égard que la différence de traitement constitue une discrimination directe ou indirecte. J’en viens maintenant à ces conditions.
91. Premièrement, l’article 4 ne s’applique pas automatiquement. Il faut que l’État membre l’ait « prévu » ( 82 ). La juridiction de renvoi vise dans sa décision l’article L. 1133-1 du code du travail, sans préciser que telle est la disposition de la législation nationale qui doit mettre en œuvre l’article 4, paragraphe 1, de la directive. Je présume néanmoins que tel est le cas.
92. Deuxièmement, les États membres peuvent prévoir qu’une différence de traitement ne constitue pas une discrimination seulement lorsque cette différence de traitement est « fondée sur une caractéristique » liée à l’un des motifs visés à l’article 1er. La Cour a jugé que « c’est non pas le motif sur lequel est fondée la différence de traitement, mais une caractéristique liée à ce motif qui doit constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante » ( 83 ).
93. Dans la présente affaire, la lettre qui a mis fin à la relation de travail de Mme Bougnaoui affirme qu’elle a été licenciée en raison de son prétendu manquement ou refus de respecter les règles édictées par son employeur en matière de port d’un couvre-chef religieux lors de ses contacts avec la clientèle. Dans la mesure où le port d’un foulard islamique est (ou à tout le moins devrait être considéré comme étant) la manifestation d’une croyance religieuse ( 84 ), une règle qui interdit de porter
un tel couvre-chef est à l’évidence susceptible de constituer une « caractéristique liée » à la religion ou aux convictions. Il convient de considérer que cette condition est également remplie.
94. Troisièmement, la caractéristique en question doit constituer une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice. En outre, l’objectif doit être légitime et l’exigence proportionnée.
95. La Cour a jugé que l’article 4, paragraphe 1, est de stricte interprétation ( 85 ). En effet, étant donné que le considérant 23 de la directive précise que la dérogation ne doit s’appliquer que « [d]ans des circonstances très limitées », il serait extrêmement difficile d’en décider autrement. Il s’ensuit que l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 doit s’appliquer d’une manière précise ( 86 ). Cette disposition ne peut pas être employée pour justifier une exception générale pour
toutes les activités qu’un travailleur peut en théorie exercer.
96. Le caractère limité de la dérogation se reflète dans la formulation de l’article 4, paragraphe 1. Non seulement l’exigence professionnelle doit être « essentielle », mais elle doit aussi être « déterminante ». Il s’ensuit, ainsi que le gouvernement suédois l’a observé à bon droit selon moi, que la dérogation doit être limitée à des éléments qui sont absolument nécessaires pour exercer l’activité professionnelle en question.
97. Appliquant cette disposition dans le cadre de la discrimination liée à l’âge, la Cour a admis qu’une exigence basée sur l’âge, quant au fait de disposer de capacités physiques particulièrement importantes, peut être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour l’exercice de la profession de pompier, dont les activités sont caractérisées par leur caractère physique et comprennent la lutte contre le feu et le secours aux personnes ( 87 ). Elle a également jugé
qu’il était satisfait à cette condition dans le cas d’une condition d’âge pour la retraite de pilotes de ligne, considérant qu’il était indéniable que les capacités physiques diminuent avec l’âge et que les défaillances physiques pour cette profession sont susceptibles d’avoir des conséquences importantes ( 88 ). De même, elle a admis que le fait de posséder des capacités physiques particulières peut satisfaire à ce critère pour ce qui concerne une condition d’âge pour accéder à la profession
d’agent de police, considérant que les fonctions concernant la protection des personnes et des biens, l’arrestation et la surveillance des auteurs de faits délictueux ainsi que les patrouilles préventives peuvent exiger l’utilisation de la force physique ( 89 ).
98. La Cour a eu l’occasion d’examiner une dérogation similaire au principe de l’égalité de traitement en fonction du sexe, prévue à l’article 2, paragraphe 1, de la directive 76/207 ( 90 ), dans le cadre d’une discrimination directe basée sur le sexe et le service dans les forces armées. Les conclusions différentes auxquelles la Cour est parvenue, quant à la possibilité d’appliquer la dérogation prévue à l’article 2, paragraphe 2, de cette directive ( 91 ), dans les affaires Sirdar ( 92 ) et (moins
de trois mois plus tard) Kreil ( 93 ), confirment la nécessité d’examiner minutieusement l’argument selon lequel une caractéristique donnée est essentielle pour exercer une activité donnée. Elles montrent également qu’il convient de prendre en compte à la fois l’activité et les conditions de son exercice (plutôt que l’un ou l’autre de ces éléments pris isolément) afin de déterminer si une caractéristique donnée est vraiment et véritablement essentielle (ou, pour employer la formulation de la
directive 2000/78, constitue une « exigence professionnelle essentielle et déterminante »).
99. S’agissant de la prohibition de la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, l’application évidente de la dérogation se situerait dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail. Ainsi, il serait possible d’exclure, pour ces raisons, un travailleur sikh de sexe masculin qui persisterait, pour des raisons religieuses, à porter un turban pour travailler à un poste qui exigerait le port d’un couvre-chef de protection. Il pourrait en aller de même pour une femme musulmane
travaillant à des machines industrielles dangereuses et qui, en portant une tenue vestimentaire particulière, pourrait s’exposer à des risques sérieux en matière de sécurité. Sans vouloir exclure qu’il existe d’autres circonstances dans lesquelles la prohibition de la discrimination fondée sur la religion ou les conditions relèverait de l’article 4, paragraphe 1, je peine à discerner ce qu’elles pourraient être.
100. Or, je ne vois aucune base sur laquelle les motifs que Micropole semble avancer dans la lettre de licenciement de Mme Bougnaoui, à savoir l’intérêt commercial de l’entreprise dans ses relations avec la clientèle, pourraient justifier l’application de la dérogation prévue à l’article 4, paragraphe 1. Ainsi que la Commission l’observe à juste titre, premièrement, la Cour a jugé qu’une discrimination directe (ce qui, selon moi, s’est produit en l’espèce) ne peut pas être justifiée par le préjudice
financier que pourrait subir l’employeur ( 94 ). Deuxièmement, alors que la liberté d’entreprise fait partie des principes généraux du droit de l’Union ( 95 ) et est désormais consacrée à l’article 16 de la Charte, la Cour a jugé que cette liberté « n’apparaît pas comme une prérogative absolue, mais doit être pris[e] en considération par rapport à sa fonction dans la société […]. Ainsi, des limitations peuvent être apportées à l’exercice de cette liberté pourvu, conformément à l’article 52,
paragraphe 1, de la Charte, qu’elles soient prévues par la loi et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elles soient nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et des libertés d’autrui » ( 96 ). La Cour a jugé à cet égard que, s’agissant de la sauvegarde de la liberté fondamentale de recevoir des informations et de la liberté ainsi que du pluralisme des médias garantis par l’article 11 de la
Charte, il était loisible au législateur de l’Union d’adopter des règles comportant des limitations de la liberté d’entreprise tout en privilégiant, au regard de la nécessaire pondération des droits et des intérêts concernés, l’accès du public à l’information par rapport à la liberté contractuelle qu’implique la liberté d’entreprise ( 97 ).
101. Le même raisonnement doit s’appliquer ici pour ce qui concerne le droit de ne pas subir de discrimination. En tout état de cause, interpréter l’article 4, paragraphe 1, de la manière suggérée par Micropole risquerait de « banaliser » la dérogation que cette disposition prévoit. Ce ne saurait être correct. Ainsi que je l’ai déjà indiqué ( 98 ), cette dérogation n’est appelée à s’appliquer que dans des circonstances très limitées.
102. Je ne vois donc pas sur quelle base l’activité exercée par Mme Bougnaoui en tant que travailleuse de Micropole pourrait être considérée comme relevant de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78. Rien dans la décision de renvoi ni dans les autres informations dont dispose la Cour ne suggère que le fait de porter un foulard islamique empêchait en quoi que ce soit Mme Bougnaoui d’accomplir ses tâches en tant qu’ingénieur d’études – en fait, la lettre de licenciement vise expressément sa
compétence professionnelle. Quels qu’aient été les termes précis de l’interdiction qui s’appliquait à elle, la consigne de ne pas porter un foulard lors des contacts avec la clientèle de son employeur ne pouvait pas, selon moi, constituer une « exigence professionnelle essentielle et déterminante ».
Les autres dérogations en matière de discrimination directe
103. Avant de conclure mon analyse relative à la discrimination directe, j’examinerai les autres dérogations qui peuvent s’appliquer à ce type de discrimination en vertu de la directive 2000/78.
104. La première est celle que prévoit l’article 2. Cette disposition est inhabituelle dans la mesure où elle est sans équivalent dans le reste de la législation antidiscrimination de l’Union ( 99 ). La Cour a jugé que cette disposition est destinée à prévenir et arbitrer un conflit entre, d’une part, le principe de l’égalité de traitement et, d’autre part, la nécessité d’assurer l’ordre, la sécurité et la santé publics, la prévention des infractions ainsi que la protection des droits et des
libertés individuels, lesquels sont indispensables au fonctionnement d’une société démocratique. Elle a également jugé que, instituant une dérogation au principe d’interdiction des discriminations, cette disposition doit être interprétée de manière stricte ( 100 ).
105. La dérogation prévue à l’article 2, paragraphe 5, ne peut pas s’appliquer dans l’affaire au principal. Premièrement, rien n’indique que le législateur national aurait adopté une quelconque mesure donnant effet à cette dérogation. Deuxièmement, même si tel était le cas, je ne vois pas comment une telle mesure pourrait être invoquée pour justifier une discrimination comme celle qui est en cause. Je rejette l’idée qu’une interdiction faite aux travailleurs de porter une tenue vestimentaire
religieuse lors de leurs contacts avec la clientèle de leur entreprise puisse être nécessaire à « la protection des droits et des libertés individuels, lesquels sont indispensables au fonctionnement d’une société démocratique » ( 101 ). Pour autant qu’un tel argument soit pertinent aux fins de la directive 2000/78, il doit être examiné dans le cadre de la marge d’appréciation que les règles relatives à la discrimination indirecte peuvent permettre ( 102 ) et non dans celui de la dérogation
prévue à l’article 2, paragraphe 5.
106. La seconde est l’exception prévue à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78. Cette disposition s’applique aux « activités professionnelles d’églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions ». Le considérant 24 de la directive montre que cette disposition est destinée à mettre en œuvre la déclaration no 11 relative au statut des églises et des organisations non confessionnelles ( 103 ). Étant donné la nature des
activités de Micropole, cette dérogation ne peut pas s’appliquer en l’espèce.
107. Les deux dernières dispositions dérogeant au principe de l’égalité de traitement sont prévues aux articles 6 et 7 de la directive. La première concerne la justification de certaines différences de traitement fondées sur l’âge et la seconde des mesures que les États membres maintiennent ou adoptent pour prévenir ou compenser des désavantages liés à l’un des motifs visés à l’article 1er. Elles ne sont manifestement pas pertinentes dans le cas d’espèce.
108. Au vu de tout ce qui précède, je considère qu’une règle du règlement de travail d’une entreprise qui interdit aux travailleurs de porter des signes ou tenues vestimentaires religieux lorsqu’ils sont en contact avec la clientèle de leur entreprise constitue une discrimination directe à laquelle ne s’appliquent ni l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 ni aucune des autres dérogations à la prohibition de la discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions que prévoit
la directive. Il en va ainsi, a fortiori, si la règle en question s’applique au seul port d’un foulard islamique.
La discrimination indirecte
109. En un sens, la conclusion que je viens d’exposer au point 108 pourrait être considérée comme suffisante pour répondre à la question de la juridiction de renvoi. Il est possible, toutefois, que la Cour soit en désaccord avec l’analyse qui est la mienne. J’ai également indiqué les difficultés qui se posent à la Cour pour ce qui est de déterminer précisément l’objet du litige dans la procédure au principal ( 104 ). Une partie à l’affaire au principal pourrait présenter à la juridiction nationale
des éléments supplémentaires indiquant que la discrimination en question est indirecte ou que la situation juridique des parties est différente. C’est pourquoi j’aborderai la question de la discrimination indirecte et envisagerai l’application de l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78 au cas d’espèce. Je ne le ferai toutefois que brièvement.
110. Dans l’analyse de la discrimination indirecte qui suit, je présumerai qu’il existe une règle (hypothétique) d’une entreprise imposant à tous ses travailleurs un code vestimentaire parfaitement neutre. Tout élément de tenue vestimentaire reflétant de quelque manière l’individualité de son porteur est ainsi absolument interdit. En vertu d’un tel code vestimentaire, tous les symboles et éléments de tenue vestimentaire religieux sont (évidemment) bannis – mais il en va de même d’un maillot de
partisan du FC Barcelone ou d’une cravate indiquant que son porteur a fréquenté tel ou tel collège à Cambridge ou à Oxford. Les travailleurs qui enfreignent cette règle se voient rappeler le règlement de l’entreprise et reçoivent un avertissement, indiquant que le respect du code vestimentaire neutre est obligatoire pour tous les travailleurs. S’ils persistent dans un comportement contraire au règlement, ils sont licenciés. Cette règle, ainsi formulée, est apparemment neutre. Elle ne discrimine
pas ostensiblement ceux qui sont tenus par leurs convictions religieuses de porter une tenue particulière. Elle les discrimine toutefois indirectement. S’ils veulent rester fidèles à leurs convictions religieuses, ils n’ont pas d’autre possibilité que d’enfreindre la règle et d’en subir les conséquences.
111. En vertu de l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), une exigence qui serait, autrement, discriminatoire et, partant, illicite peut néanmoins être autorisée lorsque la disposition, le critère ou la pratique en cause sont objectivement justifiés par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires.
Un objectif légitime
112. La directive 2000/78 ne définit pas la notion d’« objectif légitime » aux fins de l’article 2, paragraphe 2, sous b), i). Il est clair toutefois que le caractère légitime d’un objectif peut trouver son fondement dans la politique sociale, en particulier si cette politique trouve un écho spécifique dans des dispositions du traité. Ainsi, l’article 6, paragraphe 1, de la directive cite, comme objectifs légitimes, « des objectifs légitimes de politique de l’emploi, du marché du travail et de la
formation professionnelle », qui peuvent tous trouver leur source à l’article 3, paragraphe 3, TUE ( 105 ).
113. D’un point de vue plus large, il me semble que constitue également un objectif légitime la protection des droits et libertés d’autrui – par exemple, la protection des personnes susceptibles d’être impressionnables, tels que les enfants en bas âge et les personnes âgées n’ayant pas conservé toutes leurs facultés mentales et pouvant donc être assimilées à la première catégorie ( 106 ).
114. Ensuite, il me semble que, lorsqu’il est satisfait à la condition de l’objectif légitime prévue à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78, par exemple, dans le cas d’une interdiction fondée sur des questions de santé ou de sécurité, il sera également répondu au critère de l’« objectif légitime » prévu à l’article 2, paragraphe 2, sous b), i) ( 107 ). Le contrôle sera le même à cet égard.
115. Je considère aussi que l’intérêt commercial de l’employeur constitue un objectif légitime et que la législation n’a pas pour but d’entraver cette liberté plus qu’il n’est approprié et nécessaire ( 108 ).
116. Cet aspect peut, me semble-t-il, être particulièrement pertinent dans les domaines suivants :
— l’employeur peut vouloir projeter une certaine image envers sa clientèle ou ses donneurs d’ordres ; il me semble donc qu’une politique imposant aux travailleurs de porter un uniforme ou un certain style de tenue ou de conserver une apparence « élégante » relève de la notion d’« objectif légitime » ( 109 ) ;
— il peut en aller de même des règles en matière d’horaire de travail ; l’obligation d’être disponible selon un horaire flexible, y compris un horaire pénible, lorsque les nécessités de l’emploi l’exigent, est légitime selon moi ( 110 ) ;
— des mesures prises par un employeur afin de maintenir l’harmonie au sein de son personnel, dans l’intérêt de l’entreprise dans son ensemble.
117. Toutefois, j’ai déjà mentionné que la Cour a jugé que la liberté d’entreprise n’est pas une prérogative absolue mais peut faire l’objet de limitations, pourvu, notamment, qu’elles soient prévues par la loi ( 111 ). Dans la présente affaire, il est clair que les limitations imposées par le droit à l’égalité de traitement en termes de droit de ne pas subir de discrimination fondée, entre autres, sur la religion ou les convictions, sont prévues par la loi. Elles sont expressément prévues par la
directive 2000/78.
118. Je souligne ici que, pour l’adepte pratiquant d’une religion, son identité religieuse fait partie intégrante de son être même. Les exigences de la foi – sa discipline et les règles de vie qu’elle impose – ne sont pas des éléments à appliquer lorsque l’on ne se trouve pas au travail (par exemple, le soir et le week‑end pour ceux qui ont un travail de bureau) mais pouvant être poliment écartés pendant les heures de travail. Naturellement, selon les règles propres à la religion en question et le
niveau de pratique de la personne concernée, tel ou tel élément peut ne pas être contraignant pour cette personne et, partant, être négociable. Mais on aurait tort de supposer que, en quelque sorte, tandis que le sexe ou la couleur de peau suivent une personne partout, la religion ne le ferait pas ( 112 ).
119. La présente affaire constitue précisément un exemple classique de cette situation. Deux droits protégés – le droit d’adhérer à une religion et de la manifester et la liberté d’entreprise – sont potentiellement en conflit. Il faut trouver un aménagement pour que les deux puissent coexister de manière harmonieuse et équilibrée. C’est en ayant cela à l’esprit que je me tourne vers la question de la proportionnalité.
La proportionnalité
120. L’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78 dispose que les moyens de réaliser l’objectif poursuivi par la mesure en question doivent aussi être appropriés et nécessaires. Autrement dit, ces moyens doivent être proportionnés.
121. Analysant la proportionnalité aux fins de la directive 2000/78 dans ses conclusions dans l’affaire Ingeniørforeningen i Danmark ( 113 ), l’avocat général Kokott a observé que, en vertu du principe de proportionnalité, « même si elles sont appropriées et nécessaires à la réalisation des buts légitimement poursuivis, de telles mesures ne doivent pas causer des inconvénients démesurés par rapport aux buts visés ». Il convient de « trouver un juste équilibre entre les différents intérêts en
présence ». Je suis entièrement d’accord.
122. Dans ce contexte, il me semble que toute analyse doit partir du principe qu’un travailleur a le droit de porter une tenue vestimentaire ou un signe religieux mais que l’employeur a aussi, ou peut avoir, le droit d’imposer des restrictions ( 114 ).
123. Il me semble donc que, lorsqu’une entreprise adopte une politique imposant à ses travailleurs de porter un uniforme, il n’est pas déraisonnable d’exiger que les travailleurs fassent le maximum pour s’y conformer. Un employeur peut donc exiger que les travailleurs qui portent un foulard islamique adoptent la couleur de cet uniforme dans le choix de ce foulard (ou, d’ailleurs, proposer une version de ce foulard dans l’uniforme) ( 115 ).
124. De même, lorsqu’il est possible pour un travailleur de porter un symbole religieux discrètement, comme c’était le cas, par exemple, de Mme Eweida dans l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme ( 116 ), il peut être proportionné de lui imposer de le faire.
125. Ce qui est proportionné peut varier selon la taille de l’entreprise concernée. Plus grande est l’entreprise, plus il est probable qu’elle disposera des ressources nécessaires pour affecter avec souplesse ses travailleurs aux différentes tâches qui leur sont assignées. On peut donc attendre d’un employeur qui est une grande entreprise qu’il prenne plus de mesures pour parvenir à un aménagement raisonnable avec son personnel que d’un employeur qui est une entreprise petite ou moyenne.
126. Lorsqu’une forme donnée de pratique religieuse n’est pas considérée comme essentielle par un adepte de cette religion, les risques de voir naître un conflit tel celui qui a débouché sur la présente affaire sont réduits. L’employeur demandera au travailleur de s’abstenir d’une pratique donnée. Cette pratique étant (relativement) peu importante pour le travailleur, celui-ci pourra décider de se plier à cette demande. Le conflit potentiel disparaîtra.
127. Mais qu’arrivera-t-il si la pratique en question est considérée comme essentielle par le travailleur concerné ?
128. J’ai déjà indiqué que, dans certains cas, il se peut qu’une pratique donnée, que le travailleur considère comme essentielle à sa religion, signifie qu’il ne peut pas accomplir une tâche précise ( 117 ). Il me semble cependant que, dans la majorité des cas, l’employeur et le travailleur devraient plutôt étudier le problème ensemble afin de parvenir à une solution qui concilie le droit du travailleur à manifester sa croyance religieuse avec la liberté d’entreprise de l’employeur ( 118 ). Si le
travailleur n’a pas, selon moi, le droit absolu d’exiger d’être autorisé à accomplir une tâche précise au sein de l’entreprise à ses propres conditions, il ne doit pas pour autant s’entendre dire immédiatement de chercher un autre emploi ( 119 ). Une solution située à peu près à mi-chemin de ces deux positions sera vraisemblablement proportionnée. Selon le problème concret qui se pose, cette solution peut exiger ou non une certaine restriction de la liberté du travailleur de manifester sans
entrave sa religion ; elle ne pourra cependant pas porter atteinte à un aspect de la pratique religieuse que le travailleur considère comme essentiel ( 120 ).
129. Je voudrais encore formuler une observation particulière concernant la question qui se pose dans la présente affaire.
130. La société occidentale considère le contact visuel ou échange des regards comme d’importance fondamentale dans toute relation supposant une communication face à face entre les représentants d’une entreprise et ses clients ( 121 ). Il s’ensuit, selon moi, qu’une règle interdisant de porter une tenue vestimentaire religieuse qui couvre les yeux et le visage entièrement lors de l’exécution d’une tâche qui implique un tel contact avec les clients serait proportionnée. La balance des intérêts
pencherait du côté de l’employeur. Inversement, lorsque le travailleur en question est appelé à travailler dans une situation qui ne suppose pas de contact visuel ou échange de regards avec les clients, par exemple, dans un centre d’appels, la même règle perdrait sa justification. La balance pencherait du côté du travailleur. Et lorsque le travailleur n’entend porter qu’un type de couvre-chef qui laisse le visage et les yeux entièrement dégagés, je ne vois pas de justification à l’interdiction
de porter ce couvre-chef.
131. Tant dans ses observations écrites qu’en plaidoirie, Micropole a beaucoup insisté sur le fait que la proportion du temps de travail de Mme Bougnaoui pendant laquelle elle était en contact avec la clientèle et, partant, ne pouvait pas porter un foulard islamique ne dépassait pas les 5 %. Micropole soutient, sur cette base, que la restriction était proportionnée. Un tel argument ne me semble pas convaincant. La durée pendant laquelle une interdiction est susceptible de s’appliquer peut ne pas
avoir de rapport avec la raison pour laquelle la travailleuse veut porter le couvre-chef en question. La conviction religieuse de Mme Bougnaoui quant à ce qui constitue une tenue appropriée pour elle, en tant que femme musulmane pratiquante, est qu’elle devrait porter un foulard islamique (le hijab) au travail. Si tel est le cas lorsqu’elle se trouve dans l’environnement quotidien et familier de l’entreprise de son employeur, il est raisonnable de supposer que tel est a fortiori le cas
lorsqu’elle se trouve en dehors de cet environnement et en contact avec des personnes extérieures à l’entreprise de son employeur.
132. Même si c’est en définitive à la juridiction nationale qu’il incombera de statuer définitivement sur ce point et que d’autres éléments, pertinents pour une discussion sur la proportionnalité, peuvent ne pas avoir été présentés à la Cour, il me paraît improbable qu’un argument fondé sur la proportionnalité de l’interdiction prévue par le règlement de travail de Micropole – que cette interdiction concerne le port de signes ou tenues vestimentaires religieux en général ou du seul foulard
islamique – soit accueilli dans l’affaire au principal.
133. Voici ma dernière observation. Il me semble que, dans la grande majorité des cas, une discussion sensée entre l’employeur et le travailleur permettra de parvenir à un arrangement qui concilie de manière adéquate les droits opposés du travailleur à manifester sa religion et de l’employeur à la liberté d’entreprise. Il se peut toutefois que, dans certains cas, ce ne soit pas possible. En dernier recours, l’intérêt de l’entreprise à produire un profit maximal devrait alors, selon moi, s’effacer
devant le droit du travailleur à manifester ses convictions religieuses. J’attire ici l’attention sur le caractère insidieux de l’argument selon lequel « mais nous devons faire ainsi car, autrement, cela ne plaira pas à nos clients ». Lorsque l’attitude des clients peut en soi indiquer un préjugé fondé sur l’un des « critères interdits », comme la religion, il me paraît particulièrement dangereux de dispenser l’employeur de l’obligation d’égalité de traitement afin de complaire à ce préjugé. La
directive 2000/78 est destinée à assurer une protection dans le cadre de l’emploi contre un traitement défavorable (à savoir la discrimination) fondé sur l’un des critères prohibés. Elle ne prévoit pas que le travailleur puisse perdre son emploi pour améliorer les profits de l’employeur.
134. À la lumière de tout ce qui précède, je conclus que, en cas de discrimination indirecte fondée sur la religion ou les convictions, l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78 doit être interprété en un sens qui reconnaisse que les intérêts de l’entreprise de l’employeur constituent un objectif légitime aux fins de cette disposition. Une telle discrimination n’est cependant justifiée que si elle est proportionnée audit objectif.
Conclusion
135. Je suggère donc à la Cour de répondre comme suit à la question posée par la Cour de cassation :
1) Un règlement de travail d’une entreprise qui interdit aux travailleurs de cette entreprise de porter des signes ou des tenues vestimentaires religieux lorsqu’ils sont en contact avec la clientèle de l’entreprise entraîne une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions, à laquelle ne s’applique ni l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière
d’emploi et de travail ni aucune des autres dérogations à l’interdiction de la discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions prévues par cette directive. Il en va ainsi a fortiori lorsque la règle en question s’applique au seul port du foulard islamique.
2) En cas de discrimination indirecte fondée sur la religion ou les convictions, l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78 devrait être interprété en ce sens que les intérêts de l’entreprise de l’employeur constituent un objectif légitime aux fins de cette disposition. Une telle discrimination n’est cependant justifiée que si elle est proportionnée à cet objectif.
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( 1 ) Langue originale : l’anglais.
( 2 ) Directive du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (JO 2000, L 303, p. 16).
( 3 ) Une demande de décision préjudicielle basée sur des faits similaires (mais non identiques) a été soumise à la Cour par le Hof van Cassatie (Cour de cassation, Belgique) dans l’affaire C‑157/15, Achbita (pendante devant la Cour). La question posée par cette juridiction est différente en ce qu’elle porte essentiellement sur la différence entre discrimination directe et discrimination indirecte, aux fins de l’article 2, paragraphe 2, sous a) et b), de la directive 2000/78. Ma collègue, l’avocat
général Kokott, a présenté ses conclusions dans cette affaire le 31 mai 2016.
( 4 ) Signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »). Tous les États membres sont signataires de la CEDH, mais l’Union européenne n’y a pas encore adhéré en tant que telle : voir avis 2/13 (EU:C:2014:2454).
( 5 ) Ce protocole a été ouvert à la signature le 4 novembre 2000. Parmi les États membres de l’Union, l’ont signé à ce jour la République d’Autriche, le Royaume de Belgique, la République de Croatie, la République de Chypre, la République tchèque, la République d’Estonie, la République de Finlande, la République fédérale d’Allemagne, la République hellénique, la Hongrie, l’Irlande, la République italienne, la République de Lettonie, le Grand-Duché de Luxembourg, la République de Malte, le Royaume
des Pays-Bas, la République portugaise, la Roumanie, la République slovaque, la République de Slovénie et le Royaume d’Espagne. Seuls la République de Croatie, la République de Chypre, la République de Finlande, le Grand-Duché de Luxembourg, la République de Malte, le Royaume des Pays-Bas, la Roumanie, la République de Slovénie et le Royaume d’Espagne l’ont ratifié à ce jour.
( 6 ) JO 2010, C 83, p. 389, ci-après la « Charte ».
( 7 ) La raison pour laquelle la lettre de licenciement indique cette date n’est pas claire, car il semble constant entre les parties que l’emploi de Mme Bougnaoui chez Micropole a commencé le 15 juillet 2008. Je n’attache pas d’importance à cette question, à tout le moins pour ce qui concerne les présentes conclusions.
( 8 ) La lettre de licenciement indique cette date, alors que, aux termes de la décision de renvoi, un entretien a eu lieu le 15 juin 2009. Bien sûr, il est possible que deux entretiens aient eu lieu. Quoi qu’il en soit, je considère que ce point est sans conséquence pour ce qui concerne la question posée à la Cour.
( 9 ) Voir notamment Cour EDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c. France (CE:ECHR:2014:0701JUD004383511, § 12).
( 10 ) À titre d’exemple, il est notoire que les chiffres de fréquentation des églises sont au plus haut pendant la période de Noël (avec des pics pour la messe de minuit ou la messe du jour de Noël) ; d’autre part, de nombreux chrétiens « font un effort » pour le carême, avant les réjouissances pascales. On peut observer un phénomène similaire dans le judaïsme. Ainsi, des synagogues peuvent en venir à distribuer des tickets pour gérer la fréquentation aux célébrations de Roch Hachana (le nouvel an
juif) et du Yom Kippour (le jour du grand pardon) alors que, à d’autres moments de l’année, une telle procédure n’est pas nécessaire car il y a suffisamment de place pour tous ceux qui veulent assister au service.
( 11 ) Également connue comme kipa, yarmoulke ou, plus familièrement, calotte.
( 12 ) Voir Oxtoby, W. G., A Concise Introduction to World Religions, Oxford University Press, Oxford, 2007.
( 13 ) Voir Cole, W. O., et Sambhi, P. S., Sikhism and Christianity : A Comparative Study, Macmillan, 1993. Les avocats sikhs de sexe masculin au Royaume-Uni ont concilié leur obligation religieuse avec les exigences vestimentaires de leur profession (perruque et robe au prétoire) en remplaçant leur dastar noir habituel par un dastar blanc caractéristique.
( 14 ) Voir, pour de plus amples informations, « Niqab, hijab, burqa : des voiles et beaucoup de confusions », Le Monde, 11 juin 2015, disponible sur Internet à l’adresse : http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/06/11/niqab-hijab-burqa-des-voiles-et-beaucoup-de-confusions_4651970_4355770.html#U3778UWCg7HuTisY.99.
( 15 ) Voir notamment Cour EDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c. France (CE:ECHR:2014:0701JUD004383511). Il est rapporté au point 12 de cet arrêt que la requérante, une musulmane pratiquante, portait le niqab en public comme en privé, mais pas de façon systématique. Elle souhaitait pouvoir le porter quand tel était son choix, en particulier lorsque son humeur spirituelle le lui dictait. Il y avait ainsi des moments (par exemple, lors d’événements religieux tels que le ramadan) où elle avait le sentiment
de devoir le porter en public pour exprimer sa religion et sa foi personnelle et culturelle ; son objectif n’était pas de créer un désagrément pour autrui, mais d’être en accord avec elle-même.
( 16 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 94).
( 17 ) Voir point 30 des présentes conclusions.
( 18 ) Cour EDH, 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie (CE:ECHR:2005:1110JUD004477498, § 109).
( 19 ) Voir Commission européenne, Eurobaromètre spécial 393, Discrimination dans l’UE en 2012, novembre 2012. Le rapport n’inclut pas la Croatie. Je devrais ajouter que les chiffres cités doivent être lus avec une certaine prudence. Ils ne sont pas basés sur des statistiques officielles, mais sur les réponses données à des questions. Ils ne distinguent pas les membres pratiquants et non pratiquants d’une religion donnée, ni ne font nécessairement la distinction entre appartenance religieuse et
appartenance ethnique. Je les présente afin de montrer qu’il n’existe pas de « norme » dans les États membres à cet égard.
( 20 ) Je tiens à souligner que l’exposé qui suit ne prétend en aucune manière à l’exhaustivité. En mentionnant certaines des législations et décisions de justice des États membres, je cherche simplement à illustrer certains aspects des règles en la matière qui me paraissent particulièrement pertinents. Un tel exercice est nécessairement incomplet.
( 21 ) Loi no 2010-1192 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public du 11 octobre 2010.
( 22 ) Loi du 1er juin 2011 visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage. L’interdiction s’applique dans tous les lieux accessibles au public.
( 23 ) Note sans objet pour la version en langue française des présentes conclusions.
( 24 ) Voir, pour ce qui concerne les écoles du secteur public, la loi no 2004-228 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics du 15 mars 2004 et, plus généralement, Conseil d’État, avis no 217017 du 3 mai 2000, Mlle Marteaux.
( 25 ) Voir arrêté royal du 14 juin 2007, modifiant l’arrêté royal du 2 octobre 1937 portant statut des agents de l’État, article 8.
( 26 ) Ordonnance du 20 juin 2015, 1 BvR 471/10 et 1 BvR 1181/10.
( 27 ) Cela ne signifie pas qu’il ne puisse y avoir de restrictions fondées, par exemple, sur des motifs de santé ou de sécurité.
( 28 ) Cour de cassation, assemblée plénière, arrêt no 13-28.369 du 25 juin 2014, Baby-Loup.
( 29 ) Voir délibération de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) no 2009-117 du 6 avril 2009, points 40 et 41.
( 30 ) Voir, par exemple, Cour de cassation, chambre sociale, arrêts no 08-45.509 du 12 juillet 2010 et no 95-44.738 du 24 mars 1998.
( 31 ) Voir délibération de la HALDE no 2007-301, du 13 novembre 2007.
( 32 ) Par exemple, le licenciement d’une vendeuse qui portait au travail une tenue religieuse la couvrant de la tête aux pieds a été jugé justifié, la vendeuse n’ayant pas porté cette tenue lors de son embauche [voir cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion (France), 9 septembre 1997, no 97/703.306]. En revanche, le seul fait que le travailleur soit en contact avec la clientèle ne justifie pas une restriction à la liberté de ce travailleur de manifester sa religion. En conséquence, le licenciement
d’une travailleuse qui refusait d’ôter son foulard alors qu’elle le portait depuis le début de la relation de travail et qu’il n’avait pas causé de problème avec la clientèle de l’entreprise avec laquelle elle était en contact a été jugé abusif (voir cour d’appel de Paris, 19 juin 2003, no 03-30.212).
( 33 ) Ainsi, le Bundesarbeitsgericht (Cour fédérale du travail, Allemagne) a jugé que le licenciement d’une vendeuse d’un grand magasin, fondé sur son refus d’ôter son foulard, ne pouvait pas être justifié par les motifs que prévoit le Kündigungsschutzgesetz (loi sur la protection contre le licenciement abusif) parce qu’elle n’était pas dans l’impossibilité d’accomplir son travail en tant que vendeuse et que son comportement ne causait pas de préjudice à son employeur. Voir arrêt du 10 octobre
2002, 2 AZR 472/01.
( 34 ) Décision de l’institut des droits de l’homme du 18 décembre 2015. Même si elles n’ont pas de valeur contraignante, les décisions de cet institut sont revêtues d’une grande autorité et sont suivies par les juridictions nationales dans la plupart des cas.
( 35 ) Il s’agit notamment du Royaume de Belgique, du Royaume de Danemark, du Royaume des Pays-Bas et du Royaume-Uni.
( 36 ) Ainsi : i) en Belgique, par arrêt du 15 janvier 2008 (Journal des tribunaux du travail, no 2008/9, p. 140), la cour du travail de Bruxelles a jugé qu’un employeur pouvait invoquer des considérations objectives propres à l’image de marque de son entreprise pour licencier une vendeuse qui portait un foulard ; ii) au Danemark, la Højesteret (Cour suprême) a jugé qu’un employeur peut imposer un code vestimentaire destiné à refléter l’image de marque de l’entreprise et qui ne permet pas le port
d’un foulard, pourvu que les règles en question s’appliquent à l’ensemble du personnel (Ufr.2005.1265H) ; iii) les juridictions néerlandaises ont accueilli les conclusions des employeurs qui faisaient valoir la priorité de l’image professionnelle et de marque de l’entreprise en édictant un code vestimentaire [voir analyse de la Commissie Gelijke Behandeling (commission pour l’égalité de traitement) en matière de règles relatives aux uniformes de police et à la « neutralité de mode de vie »
(CGB‑Advies/2007/08)] ; et iv) il semblerait que, au Royaume-Uni, un employeur peut imposer un code vestimentaire à ses travailleurs sous cette réserve que, si les règles dudit code devaient défavoriser un travailleur déterminé en raison de sa religion, l’employeur est tenu de les justifier (Vickers, L., « Migration, Labour law, and Religious discrimination », dans Migrants at Work : Immigration & Vulnerability in Labour Law, Oxford University Press, 2014, chapitre 17).
( 37 ) Voir notamment Cour EDH, 15 février 2001, Dahlab c. Suisse (CE:ECHR:2001:0215DEC004239398), et 24 janvier 2006, Kurtulmuş c. Turquie (CE:ECHR:2006:0124DEC006550001).
( 38 ) Cour EDH, 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie (CE:ECHR:2005:1110JUD004477498, § 105).
( 39 ) Voir notamment Cour EDH, 15 février 2001, Dahlab c. Suisse (CE:ECHR:2001:0215DEC004239398).
( 40 ) Voir, pour un exemple de l’application de ces critères, notamment Cour EDH, 15 février 2001, Dahlab c. Suisse (CE:ECHR:2001:0215DEC004239398).
( 41 ) Cour EDH, 15 février 2001, Dahlab c. Suisse (CE:ECHR:2001:0215DEC004239398).
( 42 ) Cour EDH, 24 janvier 2006, Kurtulmuş c. Turquie (CE:ECHR:2006:0124DEC006550001).
( 43 ) Cour EDH, 3 avril 2007, Karaduman c. Turquie (CE:ECHR:2007:0403DEC004129604).
( 44 ) Cour EDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c. France (CE:ECHR:2015:1126JUD006484611).
( 45 ) Cour EDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c. France (CE:ECHR:2015:1126JUD006484611, § 63 et 67). Il convient cependant de signaler que cet arrêt n’a pas échappé à toute critique, au sein même de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans son opinion partiellement conforme et partiellement dissidente, la juge O’Leary a observé que la jurisprudence antérieure de la Cour européenne des droits de l’homme portait essentiellement sur des questions qui sont étroitement liées aux valeurs que les
établissements d’enseignement sont chargés d’enseigner et que l’arrêt en question n’avait que peu examiné l’abondante jurisprudence portant sur la question plus large. Concernant la marge d’appréciation reconnue aux États membres en matière de couvre-chef religieux, sa position est que ladite marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen dans les affaires où la CEDH s’applique, et que ledit contrôle ne peut pas être simplement éludé par l’invocation de cette marge d’appréciation, quelle
que soit l’ampleur de cette dernière. Dans son opinion dissidente, le juge De Gaetano, à l’appui de sa position selon laquelle il y avait eu violation de l’article 9 de la CEDH, a fait valoir que l’arrêt reposait sur ce qu’il a appelé « la prémisse fausse (et très dangereuse) […] qu’un service public impartial ne peut pas être garanti aux usagers si l’agent qui les sert manifeste un tant soit peu son appartenance religieuse. […] Un principe de droit constitutionnel ou une “tradition”
constitutionnelle peut aisément finir par être déifié, ce qui sape toutes les valeurs se trouvant à la base de la [CEDH] […]. »
( 46 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 99 et 100).
( 47 ) Cour EDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c. France (CE:ECHR:2014:0701JUD004383511, § 139). Le gouvernement français n’ayant pas démontré qu’il était satisfait à cette condition, il a perdu concernant ce motif. Néanmoins, la mesure a été validée sur la base du motif distinct du « vivre‑ensemble » avancé par ce gouvernement.
( 48 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010).
( 49 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 91).
( 50 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 84).
( 51 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 94).
( 52 ) J’admets évidemment que les contextes sont différents, la jurisprudence la plus ancienne concernant le secteur de l’enseignement et la jurisprudence récente le domaine public.
( 53 ) Cour EDH, 15 février 2001, Dahlab c. Suisse (CE:ECHR:2001:0215DEC004239398).
( 54 ) Voir également Cour EDH, 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie (CE:ECHR:2005:1110JUD004477498, § 111).
( 55 ) Cour EDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c. France (CE:ECHR:2014:0701JUD004383511).
( 56 ) Voir décision de la Cour EDH du 3 décembre 1996, Konttinen c. Finlande (CE:ECHR:1996:1203DEC002494994), invoquée dans la décision de la Cour EDH du 9 avril 1997, Stedman c. Royaume-Uni (CE:ECHR:1997:0409DEC002910795) dans laquelle la Commission européenne des droits de l’homme a relevé que la requérante était « libre de démissionner ».
( 57 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 83).
( 58 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 85). Pour cette raison, certains auteurs ont qualifié l’article 14 de la CEDH de « parasite ». Voir Haverkort-Spekenbrink, S., European Non‑discrimination Law, School of Human Rights Research Series, volume 59, p. 127.
( 59 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010).
( 60 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 95).
( 61 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 101).
( 62 ) Voir note 5.
( 63 ) Voir notamment Cour EDH, 22 décembre 2009, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine (CE:ECHR:2009:1222JUD002799606), et 15 juillet 2014, Zornić c. Bosnie-Herzégovine (CE:ECHR:2014:0715JUD000368106). Ces affaires concernaient le droit des parties requérantes de se présenter à l’élection à la Chambre des peuples et à la présidence de la Bosnie‑Herzégovine.
( 64 ) Voir points 68 et suiv. des présentes conclusions.
( 65 ) Arrêt du 13 septembre 2011, Prigge e.a. (C‑447/09, EU:C:2011:573, point 38).
( 66 ) Voir aussi, sur la directive 2000/78, point 70 des présentes conclusions.
( 67 ) Directive du Conseil du 10 février 1975 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins (JO 1975, L 45, p. 19).
( 68 ) Directive du Conseil du 9 février 1976 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à l’emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO 1976, L 39, p. 40).
( 69 ) Arrêt du 8 avril 1976, Defrenne (43/75, EU:C:1976:56). Voir, pour une analyse plus complète, Barnard, C., EU Employment Law, Oxford University Press, Oxford, 2012, chapitre 1.
( 70 ) Directive du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique (JO 2000, L 180, p. 22).
( 71 ) Il convient de remarquer que les champs d’application de ces deux directives diffèrent. Par exemple, l’article 3 de la directive 2000/43 dispose que son champ d’application s’étend à « e) la protection sociale, y compris la sécurité sociale et les soins de santé ; f) les avantages sociaux ; g) l’éducation ; [et] h) l’accès aux biens et services et la fourniture de biens et services, à la disposition du public, y compris en matière de logement ». Ces domaines ne sont pas énumérés dans la
directive 2000/78. On voit aussi qu’une mesure constituant une discrimination fondée sur la religion ou les convictions peut aussi, selon les circonstances, constituer une discrimination fondée sur le sexe ou la race. La Commission a certes adopté une proposition de directive du Conseil relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de religion ou de convictions, de handicap, d’âge ou d’orientation sexuelle [COM(2008) 426 final], mais cette
proposition, qui étendrait la protection par rapport aux domaines couverts par la directive 2000/78, doit encore être finalisée.
( 72 ) La même approche a guidé l’actuelle législation relative à la discrimination fondée sur le sexe, à savoir la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil, du 5 juillet 2006, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (JO 2006, L 204, p. 23).
( 73 ) C‑303/06, EU:C:2008:61.
( 74 ) C‑303/06, EU:C:2008:61, points 8 à 10.
( 75 ) En conséquence, une mesure interdisant le prosélytisme, qui pourrait entraîner une discrimination indirecte, serait néanmoins, selon moi, couverte par la dérogation prévue à l’article 2, paragraphe 5, de la directive, comme mesure nécessaire à la protection des droits et libertés d’autrui. Elle devrait cependant être fondée sur des mesures « prévues par la législation nationale » : voir lettre de la dérogation.
( 76 ) Ainsi, le contexte particulier de la présente affaire est celui d’une femme instruite qui veut participer au marché du travail d’un État membre de l’Union. Dans ce contexte, il serait paternaliste de supposer que le port du hijab sert simplement à perpétuer des inégalités et perceptions des rôles existantes. Le lecteur imaginera sans peine d’autres contextes dans lesquels pourrait se poser la question de femmes portant une tenue vestimentaire islamique et où il serait plus légitime de tirer
une telle déduction.
( 77 ) On pourrait penser que le terme « voile » désigne toujours une pièce de vêtement qui couvre le visage. Tel n’est pas le cas ; voir par exemple la définition du Shorter Oxford Dictionary, qui mentionne une pièce de tissu portée « sur la tête ou le visage » (mise en italique par mes soins).
( 78 ) Voir, à cet égard, notamment point 38 des présentes conclusions.
( 79 ) Voir point 109 des présentes conclusions.
( 80 ) Voir aussi, à cet égard et dans un contexte différent, les conclusions que l’avocat général Bot a présentées dans les affaires Y et Z (C‑71/11 et C‑99/11, EU:C:2012:224), où il observe qu’exiger d’une personne qu’elle dissimule, modifie ou renonce à la manifestation publique de sa foi reviendrait à la priver d’un droit fondamental qui lui est garanti à l’article 10 de la Charte (points 100 et 101).
( 81 ) J’ai examiné la distinction qu’il y a lieu d’opérer entre discrimination directe et discrimination indirecte aux points 55 et 56 des conclusions que j’ai présentées dans l’affaire Bressol e.a. (C‑73/08, EU:C:2009:396). Dans la présente affaire, c’est précisément l’interdiction de porter une tenue vestimentaire manifestant l’appartenance religieuse de la travailleuse qui entraîne un traitement défavorable, à savoir le licenciement.
( 82 ) Voir arrêt du 13 septembre 2011, Prigge e.a. (C‑447/09, EU:C:2011:573, point 46), où la Cour précise que la convention collective de Lufthansa qui prévoyait la cessation automatique des contrats de travail à un âge déterminé avait pour origine et base juridique l’article 14, paragraphe 1, du Gesetz über Teilzeitarbeit und befristete Arbeitsverträge (loi sur le travail à temps partiel et les contrats à durée déterminée). Il s’agissait donc d’une mesure « prévue par la législation nationale »
(point 59 de l’arrêt).
( 83 ) Arrêt du 12 janvier 2010, Wolf (C‑229/08, EU:C:2010:3, point 35).
( 84 ) Voir à cet égard point 75 des présentes conclusions.
( 85 ) Arrêts du 13 septembre 2011, Prigge e.a. (C‑447/09, EU:C:2011:573, point 72), et du 13 novembre 2014, Vital Pérez (C‑416/13, EU:C:2014:2371, point 47). L’article 4, paragraphe 1, s’appliquera probablement plus souvent à une discrimination directe qu’à une discrimination indirecte (un exemple évident, en matière de discrimination sexuelle, serait une règle restreignant aux « femmes seulement » l’adhésion à une équipe sportive professionnelle exclusivement féminine). Il n’est toutefois pas
inconcevable qu’une telle discrimination puisse être indirecte. Par exemple, une règle en vertu de laquelle les candidats à un emploi d’agent de sécurité doivent mesurer plus d’1,75 m, quoique neutre en apparence, tendrait à exclure plus de femmes que d’hommes et pourrait aussi affecter proportionnellement certains groupes ethniques plus que d’autres.
( 86 ) Il est intéressant de noter que la formulation essentielle qui figure à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 diffère selon les versions linguistiques. La version en langue anglaise emploie l’expression « by reason of the nature of the particular occupational activities concerned », ce qui correspond en substance aux versions en langues allemande (« aufgrund der Art einer bestimmten berufliche Tätigkeit »), néerlandaise (« vanwege de aard van de betrokken specifieke
beroepsactiviteiten ») (« en raison de la nature de l’activité professionnelle spécifique concernée ») et espagnole (« debido a la naturaleza de la actividad profesional concreta de que se trate »). Les versions en langues française (« en raison de la nature d’une activité professionnelle »), italienne (« per la natura di un’attività lavorativa ») et portugaise (« em virtude da natureza da actividade profissional em causa ») mettent moins l’accent sur la nature spécifique des activités concernées.
Il paraît clair néanmoins que l’accent doit être placé sur les activités précises que le travailleur est appelé à exercer.
( 87 ) Voir arrêt du 12 janvier 2010, Wolf (C‑229/08, EU:C:2010:3, point 40).
( 88 ) Voir arrêt du 13 septembre 2011, Prigge e.a. (C‑447/09, EU:C:2011:573, point 67).
( 89 ) Voir arrêt du 13 novembre 2014, Vital Pérez (C‑416/13, EU:C:2014:2371, point 41).
( 90 ) Note sans objet pour la version en langue française des présentes conclusions.
( 91 ) L’article 2, paragraphe 2, de cette directive énonce : « La présente directive ne fait pas obstacle à la faculté qu’ont les États membres d’exclure de son champ d’application les activités professionnelles et, le cas échéant, les formations y conduisant, pour lesquelles, en raison de leur nature ou des conditions de leur exercice, le sexe constitue une condition déterminante. »
( 92 ) Arrêt du 26 octobre 1999, Sirdar (C‑273/97, EU:C:1999:523). Mme Sirdar voulait être autorisée à accepter une offre d’emploi en qualité de cuisinière (qui lui avait été adressée par erreur) au sein des Royal Marines, les commandos d’élite de l’armée britannique. Les motifs de la politique d’exclusion des femmes dans cette unité sont exposés aux points 6 à 9 de cet arrêt. La motivation minutieuse par laquelle la Cour conclut que cette exclusion s’appliquait est exposée aux points 28 à 32.
( 93 ) Arrêt du 11 janvier 2000, Kreil (C‑285/98, EU:C:2000:2, point 29). Mme Kreil voulait travailler dans le service de maintenance (électromécanique d’armes) de la Bundeswehr. La législation nationale ne permettait aux femmes d’être recrutées que dans les services de santé et dans les formations de musique militaire. Citant largement l’arrêt Sirdar (C‑273/97, EU:C:1999:523), la Cour a néanmoins jugé que « [c]ompte tenu de sa portée, une telle exclusion, qui s’applique à la quasi-totalité des
emplois militaires de la Bundeswehr, ne peut être regardée comme une mesure dérogatoire justifiée par la nature spécifique des emplois en cause ou par les conditions particulières de leur exercice » (point 27) ; et que « la directive s’oppose à l’application de dispositions nationales, telles que celles du droit allemand, qui excluent d’une manière générale les femmes des emplois militaires comportant l’utilisation d’armes et qui autorisent seulement leur accès aux services de santé et aux
formations de musique militaire » (point 32).
( 94 ) Voir arrêt du 3 février 2000, Mahlburg (C‑207/98, EU:C:2000:64, point 29).
( 95 ) Arrêt du 9 septembre 2004, Espagne et Finlande/Parlement et Conseil (C‑184/02 et C‑223/02, EU:C:2004:497, point 51).
( 96 ) Arrêt du 14 octobre 2014, Giordano/Commission (C‑611/12 P, EU:C:2014:2282, point 49).
( 97 ) Arrêt du 22 janvier 2013, Sky Österreich (C‑283/11, EU:C:2013:28, point 66).
( 98 ) Voir point 95 des présentes conclusions.
( 99 ) Il semble que l’article 2, paragraphe 5, ait été inséré dans la directive au cours des dernières heures des négociations (sur l’insistance, semble-t-il, du gouvernement du Royaume-Uni). Voir Ellis, E., et Watson, P., EU Anti-Discrimination Law, Oxford University Press, 2012, p. 403. Voir aussi quatrième rapport de la commission sur l’Union européenne de la chambre des Lords, session 2000-2001, The EU Framework Directive on Discrimination, point 37, qui énonce : « […] [L’article 2,
paragraphe 5] n’a été ajouté à la directive que le 17 octobre, apparemment sur l’insistance du Royaume-Uni. Le ministre a écrit le 25 octobre qu’il était destiné à “préciser que la directive n’empêchera pas les États membres d’agir pour protéger les personnes menacées, par exemple, par des cultes nuisibles ou des pédophiles”. »
( 100 ) Voir arrêt du 13 septembre 2011, Prigge e.a. (C‑447/09, EU:C:2011:573, points 55 et 56).
( 101 ) Mise en italique par mes soins. Ainsi que je l’ai indiqué plus haut (à la note 76 des présentes conclusions), l’article 2, paragraphe 5, pourrait, par exemple, couvrir une règle interdisant le prosélytisme sur le lieu de travail.
( 102 ) Voir points 109 et suiv. des présentes conclusions.
( 103 ) La déclaration no 11 est annexée au traité d’Amsterdam. Elle énonce : « L’Union européenne respecte et ne préjuge pas le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres. L’Union européenne respecte également le statut des organisations philosophiques et non confessionnelles. »
( 104 ) Voir point 82 des présentes conclusions.
( 105 ) Voir à cet égard arrêt du 16 octobre 2007, Palacios de la Villa (C‑411/05, EU:C:2007:604, point 64).
( 106 ) Voir, pour ce qui concerne la jurisprudence de la Cour EDH, décision du 15 février 2001, Dahlab c. Suisse (CE:ECHR:2001:0215DEC004239398), mentionnée au point 48 des présentes conclusions. Dans cette décision, la Cour EDH a décrit les enfants dont la requérante avait la charge comme « en bas âge ». Il me semble que des enfants en âge d’école primaire peuvent à juste titre être qualifiés d’ « impressionnables ». Une fois qu’ils sont passés à l’école secondaire, ils peuvent être considérés
comme plus mûrs et donc mieux en mesure de se forger leurs propres opinions ou de prendre leur parti de la diversité culturelle.
( 107 ) Note sans objet pour la version en langue française des présentes conclusions.
( 108 ) Voir aussi point 100 des présentes conclusions.
( 109 ) Voir, dans ce sens, Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 94). Dans ce cas, la manière évidente de concilier les intérêts économiques légitimes de l’employeur avec la liberté du travailleur de manifester sa religion est d’incorporer les éléments vestimentaires nécessaires dans l’uniforme. Voir point 123 des présentes conclusions.
( 110 ) Une exigence (admissible) de travailler selon un horaire « pénible » ou « flexible » ne doit toutefois pas être confondue avec le fait d’exiger à tout prix du travailleur qu’il travaille en un jour qui est d’importance particulière dans la religion de ce travailleur (par exemple, exiger d’un chrétien zélé qu’il travaille le jour de Noël, le vendredi saint ou le jour de Pâques ; ou d’un juif pratiquant qu’il travaille à Roch Hachana, à Yom Kippour ou à Pessa’h). Ce dernier type d’exigence
serait, selon moi, inadmissible.
( 111 ) Voir point 100 des présentes conclusions.
( 112 ) Voir, par analogie, arrêt du 5 septembre 2012, Y et Z (C‑71/11 et C‑99/11, EU:C:2012:518, points 62 et 63).
( 113 ) C‑499/08, EU:C:2010:248, point 68.
( 114 ) C’est d’ailleurs en ce sens qu’a statué la Cour EDH dans son arrêt du 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010).
( 115 ) Voir, dans ce contexte, http://www.bbc.com/news/uk-scotland-36468441, relatif à une proposition récente de Police Scotland (la police nationale écossaise) d’introduire un hijab comme élément optionnel de son uniforme afin d’encourager les femmes musulmanes à entrer dans la police.
( 116 ) Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010, § 94).
( 117 ) Voir à cet égard point 99 des présentes conclusions.
( 118 ) Ainsi, il était clair dans l’affaire Eweida (CE:ECHR:2013:0115JUD004842010) que British Airways avait effectivement trouvé un tel aménagement avec ses travailleurs musulmans.
( 119 ) Voir, pour ce qui concerne l’évolution de la jurisprudence de la Cour EDH à cet égard, point 55 des présentes conclusions.
( 120 ) Supposons, par exemple, que le travailleur estime devoir prier trois fois par jour. Dans le cadre d’une journée de bureau ordinaire, cela est assez facile à aménager : une prière avant et après le travail et une prière pendant la pause déjeuner. Seule cette dernière se situe pendant la journée de travail proprement dite et elle a lieu pendant la période officielle de temps libre (la pause déjeuner). Supposons maintenant que l’obligation soit de prier cinq fois par jour. Le travailleur
soutient avoir besoin de deux périodes de prière supplémentaires pendant la journée de travail. La première question est de savoir si tel est réellement le cas – une période de prière supplémentaire, ou les deux, ne peuvent-elles pas être programmées avant ou après le travail ? Néanmoins, peut-être les périodes de prière sont-elles liées à des moments précis de la journée. Dans ce cas, peut-être y a-t-il en cours de journée des pauses café ou des pauses cigarette que le travailleur peut utiliser
pour prier ; cependant, il est probable qu’il devra accepter de travailler plus tard ou arriver plus tôt afin de compenser l’absence temporaire liée à l’exécution de ses obligations religieuses. Si nécessaire, le travailleur devra accepter une contrainte supplémentaire (une journée de travail plus longue) ; l’employeur devra l’autoriser à procéder ainsi plutôt que persister à dire qu’aucun aménagement n’est possible et le licencier.
( 121 ) Voir, pour une analyse plus détaillée de l’importance de la communication non verbale dans le cadre commercial, Woollcott, L.A., Mastering Business Communication, Macmillan, 1983.