CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME ELEANOR SHARPSTON
présentées le 11 juillet 2019 ( 1 )
Affaire C‑298/18
Reiner Grafe,
Jürgen Pohle
contre
Südbrandenburger Nahverkehrs GmbH,
OSL Bus GmbH
[demande de décision préjudicielle présentée par l’Arbeitsgericht Cottbus (tribunal du travail de Cottbus, Allemagne)]
(« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Directive 2001/23/CE – Transferts d’entreprises ou d’établissements – Maintien des droits des travailleurs – Exploitation de services de transport public par autobus – Reprise par une nouvelle entreprise d’activités assurées par une autre entreprise à la suite d’une procédure de passation des marchés publics »)
Introduction
1. La directive 2001/23/CE ( 2 ) codifie la directive 77/187/CEE concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d’entreprises, d’établissements ou de parties d’établissements ( 3 ). La Cour a été saisie de la présente demande de décision préjudicielle par l’Arbeitsgericht Cottbus (tribunal du travail de Cottbus, Allemagne) dans le cadre d’une procédure engagée par MM. Reiner Grafe et Jürgen Pohle contre l’ancien
exploitant d’un service de transport public urbain et interurbain par autobus, Südbrandenburger Nahverkehrs GmbH (ci‑après « SBN »), et le nouvel opérateur de ce service, OSL Bus GmbH
2. La juridiction de renvoi cherche à savoir s’il y a eu transfert d’une entreprise au sens de la directive 2001/23 alors qu’aucun transfert notable d’actifs corporels n’est intervenu, mais que la majorité des effectifs employés par l’ancien exploitant a été reprise par le nouvel opérateur. En outre, elle cherche à savoir si la solution retenue par la Cour dans l’arrêt Liikenne ( 4 ), concernant l’application du droit de l’Union relatif aux droits des travailleurs en cas de transferts d’entreprises
portant sur l’exploitation d’un service de transport public par autobus, est applicable en l’espèce.
Le droit de l’Union
La directive 2001/23
3. Dans les considérants de la directive 2001/23 le législateur affirme, premièrement, qu’en cas de changement de chef d’entreprise, des dispositions sont nécessaires pour protéger les travailleurs et en particulier pour assurer le maintien de leurs droits ( 5 ). Il cite, deuxièmement, la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs ( 6 ), qui énonce que « la réalisation du marché intérieur doit conduire à une amélioration des conditions de vie et de travail des travailleurs
dans [ce qui était à l’époque] la Communauté européenne. Cette amélioration doit entraîner, là où cela est nécessaire, le développement de certains aspects de la réglementation du travail, tels que les procédures de licenciement collectif ou celles concernant les faillites.» ( 7 ). Il rappelle, troisièmement, que la directive 77/187 a été adoptée en 1977 pour encourager, notamment, l’harmonisation des législations nationales garantissant le maintien des droits des travailleurs ( 8 ).
4. Aux termes de l’article 1er, paragraphe 1, sous a), de la directive 2001/23, celle‑ci est applicable à tout transfert d’entreprise, d’établissement ou de partie d’entreprise ou d’établissement à un autre employeur résultant d’une cession conventionnelle ou d’une fusion. Selon l’article 1er, paragraphe 1, sous b) de cette même directive, « est considéré comme transfert, au sens de la [directive 2001/23], celui d’une entité économique maintenant son identité, entendue comme un ensemble organisé de
moyens, en vue de la poursuite d’une activité économique, que celle‑ci soit essentielle ou accessoire ». L’article 1er, paragraphe 1, sous c), de cette directive précise que celle‑ci est applicable aux entreprises publiques et privées exerçant une activité économique, qu’elles poursuivent ou non un but lucratif. Conformément à l’article 1er, paragraphe 2, de ladite directive, elle est applicable si et dans la mesure où l’entreprise, l’établissement ou la partie d’entreprise ou d’établissement à
transférer se trouve dans le champ d’application territorial du traité.
5. L’article 2 de la directive 2001/23 contient les définitions suivantes : on entend par « cédant »« toute personne physique ou morale qui, du fait d’un transfert au sens de l’article 1er, paragraphe 1, perd la qualité d’employeur à l’égard de l’entreprise, de l’établissement ou de la partie d’entreprise ou d’établissement » ; par « cessionnaire », « toute personne physique ou morale qui, du fait d’un transfert au sens de l’article 1er, paragraphe 1, acquiert la qualité d’employeur à l’égard de
l’entreprise, de l’établissement ou de la partie d’entreprise ou d’établissement » ; et par « travailleur », « toute personne qui, dans l’État membre concerné, est protégée en tant que travailleur dans le cadre de la législation nationale sur l’emploi» ( 9 ).
6. Aux termes de l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2001/23, « [l]es droits et les obligations qui résultent pour le cédant d’un contrat de travail ou d’une relation de travail existant à la date du transfert sont, du fait de ce transfert, transférés au cessionnaire ». Selon l’article 3, paragraphe 3, premier alinéa, de cette même directive, « [a]près le transfert, le cessionnaire maintient les conditions de travail convenues par une convention collective dans la même mesure
que celle‑ci les a prévues pour le cédant, jusqu’à la date de la résiliation ou de l’expiration de la convention collective ou de l’entrée en vigueur ou de l’application d’une autre convention collective ».
La directive 92/50
7. La directive 92/50/CEE du Conseil portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services ( 10 ) a établi les règles auxquelles doivent se conformer les pouvoirs adjudicateurs lors de l’attribution de ces marchés. Toutefois, à la date à laquelle le pouvoir adjudicateur dans la procédure au principal a organisé la mise en concurrence pour l’attribution du marché de fourniture d’un service de transport public urbain et interurbain par autobus, cette directive avait été
remplacée par la directive 2014/24/UE sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE ( 11 ). En conséquence, je me référerai à la directive 2014/24 dans les présentes conclusions.
Les antécédents du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles
8. SBN était titulaire d’un marché conclu avec le Landkreis Oberspreewald-Lausitz (collectivité territoriale d’Oberspreewald‑Lausitz, ci‑après le « pouvoir adjudicateur ») pour l’exploitation, à compter du 1er août 2008, d’un système de transport public urbain et interurbain par autobus sur son territoire. En septembre 2016, le pouvoir adjudicateur a lancé un nouvel appel d’offres portant sur l’exploitation de son service d’autobus. SBN n’a pas participé à cette mise en concurrence. Par la suite,
elle a décidé de cesser son activité et a notifié leur licenciement à l’ensemble de ses employés.
9. Le 19 janvier 2017, SBN a convenu d’un plan social avec le comité d’entreprise de la société. Le plan social prévoyait le versement aux travailleurs d’indemnités de divers montants dans le cas où le nouvel opérateur ne leur ferait pas une offre de reprise ou qu’ils subiraient une perte financière lors de leur réembauche.
10. Kraftverkehrsgesellschaft Dreiländereck mbH, filiale à 100 % de Rhenus Veniro GmbH & Co. KG, s’est vu attribuer le marché de fourniture du service de transport public urbain et interurbain par autobus sur le territoire du pouvoir adjudicateur à compter du 1er août 2017. Cette dernière a constitué une nouvelle filiale à 100 %, OSL Bus, pour fournir ce service de transport. OSL Bus a réembauché un grand nombre de conducteurs d’autobus, ainsi qu’une partie du personnel d’encadrement, de l’ancien
exploitant, SBN. Par lettre du 10 avril 2017, le nouvel opérateur a indiqué à SBN qu’il ne comptait ni acheter, ni louer, ni utiliser d’aucune autre manière les actifs corporels dont celle‑ci était propriétaire (autobus, dépôts, ateliers et installations d’exploitation).
11. M. Grafe était employé à temps plein par SBN (ou son prédécesseur en droit) depuis le 16 juillet 1978 en tant que conducteur d’autobus et contremaître. Par lettre du 27 janvier 2017, SBN l’a licencié au 31 août 2017. Depuis le 1er septembre 2017, il est employé par OSL Bus comme conducteur d’autobus. Le nouvel opérateur n’a pas pris en compte les périodes d’emploi qu’il a effectuées auparavant chez SBN. Par conséquent, M. Grafe a été classé au premier grade prévu par la convention collective
conclue avec OSL Bus, à l’instar d’un nouvel employé. M. Grafe, qui a contesté son licenciement par SBN, fait valoir que le nouvel opérateur est tenu de prendre en compte son ancienneté aux fins de sa classification. M. Grafe et SBN considèrent tous deux que la relation de travail a été transférée à OSL Bus dans le cadre d’un transfert d’entreprise.
12. M. Pohle était employé à temps plein par SBN depuis le 6 novembre 1979 en tant que conducteur d’autobus et contremaître. Par lettre du 27 janvier 2017, SBN l’a licencié au 31 août 2017. Le nouvel opérateur ne lui a pas fait d’offre d’emploi. M. Pohle a contesté la décision de SBN. À titre subsidiaire, il a réclamé le paiement d’une indemnité d’un montant de 68034,56 euros au titre du plan social convenu entre SBN et son comité d’entreprise.
13. Dans sa demande reconventionnelle, SBN fait valoir que la relation de travail conclue avec M. Pohle a été transférée au nouvel opérateur, puisqu’il s’agit d’un transfert d’entreprise au sens de la directive 2001/23 ; par conséquent, SBN n’était pas tenue de lui verser une quelconque indemnité. OSL Bus, elle, soutient qu’il n’y a pas eu de transfert d’entreprise au sens de la directive ; elle n’a repris aucun des actifs corporels de l’ancien exploitant et la reprise d’une grande partie des
effectifs n’est pas d’une importance décisive pour la fourniture de services de transport par autobus.
14. Dans l’arrêt Liikenne ( 12 ), la Cour a jugé que le transport par autobus ne peut être considéré comme une activité reposant essentiellement sur la main-d’œuvre dans la mesure où une telle exploitation exige un matériel et des installations importants. Dans un secteur tel que le transport public régulier par autobus, où les éléments corporels contribuent de manière importante à l’exercice de l’activité, l’absence de transfert à un niveau significatif de l’ancien au nouveau titulaire du marché de
tels éléments, qui sont indispensables au bon fonctionnement de l’entité, doit conduire à considérer que cette dernière ne conserve pas son identité ( 13 ).
15. La juridiction de renvoi reprend à son compte l’argumentation de SBN au principal, à savoir que les conditions relatives à l’exploitation de services d’autobus en cause sont différentes de celles qui sous‑tendent l’arrêt Liikenne ( 14 ). Ces conditions comprennent : i) des contraintes juridiques, des évolutions techniques et la protection de l’environnement, notamment la « norme Euro 6 » pour les émissions ( 15 ), ii) un marché d’une durée de dix ans pour l’exploitation du service d’autobus en
cause et iii) un cahier des charges de l’appel d’offres stipulant que l’âge des autobus ne peut dépasser quinze ans (à compter de la date de première immatriculation) ( 16 ), que tous les autobus utilisés doivent présenter un minimum d’éléments de design uniformes, qu’ils doivent respecter la norme Euro 6 ( 17 ) et que, à compter du 1er janvier 2018, 40 % des véhicules utilisés doivent être des véhicules à plancher ou accès bas (ce chiffre étant porté à 70 % au 1er janvier 2022) ( 18 ). Ainsi,
il ne serait pas déraisonnable pour un nouvel opérateur d’écarter toute reprise du parc d’autobus utilisés par l’ancien exploitant.
16. La juridiction de renvoi a abouti aux conclusions suivantes. Premièrement, des autobus qui, de manière générale, ne sont pas adaptés à un usage ultérieur ou ne sont utilisables que de manière très limitée ne peuvent pas être considérés comme étant essentiels à l’activité du nouvel opérateur. Au contraire, il est impératif de remplacer ces autobus pour assurer un service de transport public urbain et interurbain par autobus. Deuxièmement, les dépôts d’autobus ne sont plus nécessaires.
Troisièmement, les conducteurs d’autobus sont essentiels à l’entreprise concernée. Le cahier des charges de l’appel d’offres stipulait que « le contractant doit veiller à ce que le personnel de conduite réponde aux exigences d’un service de transport public urbain et interurbain attractif, entièrement dédié au service et à la clientèle ». Les conducteurs d’autobus constituent, précisément dans les zones rurales, l’élément le plus important, mais surtout une ressource rare. Enfin, en raison de
leurs connaissances des conditions locales, acquises au fil des années, et de leur « savoir-faire » concernant les itinéraires, les conducteurs d’autobus ne sont pas des éléments facilement interchangeables.
17. Le service public d’autobus sur le territoire du pouvoir adjudicateur a été assuré par SBN jusqu’au 31 juillet 2017, puis, à compter du 1er août 2017, par le nouvel opérateur. La juridiction de renvoi précise que, si la question des autobus utilisés était sans incidence sur le transfert sans heurt et en douceur du système de transport public urbain et interurbain, il en allait en revanche différemment de la question des conducteurs d’autobus qui les conduisaient.
18. C’est dans ce contexte que la juridiction de renvoi a saisi la Cour des questions préjudicielles suivantes :
« 1) Le transfert de l’exploitation de lignes d’autobus par une société d’autobus à une autre sur la base d’une procédure de marchés publics conformément à la [directive 2014/24] constitue-t-il un transfert d’entreprise au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la [directive 2001/23], même s’il n’y a aucun transfert notable des moyens de production, notamment d’autobus, entre les deux entreprises mentionnées ?
2) La supposition que, en cas d’adjudication des services pour une durée déterminée, les autobus ne revêtent plus, sur la base d’une décision commerciale raisonnable, une importance considérable pour la valeur d’exploitation en raison de leur âge et des exigences techniques accrues (valeurs des émissions polluantes, véhicules à plancher [bas]) justifie-t-elle que la [Cour] s’écarte de son arrêt du 25 janvier 2001, Liikenne (C‑172/99, EU:C:2001:59) en ce sens que, dans ces conditions, la reprise
de l’essentiel du personnel pourrait conduire à l’applicabilité de la [directive 2001/23] ? »
19. SBN, OSL Bus et la Commission européenne ont toutes trois déposé des observations écrites. Ni M. Grafe ni M. Pohle n’ont présenté d’observations écrites et ils n’étaient pas présents lors de l’audience du 21 mars 2019 à laquelle SBN, OSL Bus et la Commission ont été entendues en leurs plaidoiries.
Analyse
Remarques préliminaires
20. Il est vrai que l’ordonnance de renvoi ne contient pas de description du droit national et qu’elle ne précise pas non plus si la procédure de passation des marchés publics portant sur le service d’autobus exploité pour le compte du pouvoir adjudicateur respectait les conditions prévues par le droit de l’Union. Néanmoins, il me semble que la Cour dispose d’éléments suffisants pour statuer et que ces omissions ne sauraient, dès lors, avoir pour effet de priver celle‑ci de sa compétence pour
répondre aux questions préjudicielles ( 19 ).
21. La citation de la directive 92/50 par la juridiction de renvoi appelle deux observations de ma part. Premièrement, il ressort clairement des informations fournies que cette directive n’était plus en vigueur lorsque le pouvoir adjudicateur a lancé son appel d’offres ( 20 ). Deuxièmement, il est constant que les points de droit en cause concernent uniquement l’interprétation de la directive 2001/23 relative aux transferts d’entreprises. Comme l’a déjà précisé la Cour, le fait que les dispositions
de cette directive peuvent, le cas échéant, trouver à s’appliquer dans le contexte d’une opération relevant du champ d’application des directives relatives à la passation des marchés publics ne saurait être analysé comme mettant en cause les objectifs de la directive 2001/23 ( 21 ). La Cour ne dispose pas des éléments nécessaires pour vérifier le respect des dispositions pertinentes du droit de l’Union en matière de passation des marchés publics et il n’est pas nécessaire de s’appesantir
davantage sur ce point pour répondre aux questions préjudicielles.
22. Il est constant que le transfert de l’exploitation du service de transport public par autobus pour le compte du pouvoir adjudicateur relève du champ d’application de l’article 1er, paragraphe 1, sous a), de la directive 2001/23 ( 22 ). Aux fins de cette directive, SBN est le cédant, OSL Bus, le cessionnaire et MM. Grafe et Pohle sont des travailleurs au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous a), b) et d), de ladite directive.
Les questions préjudicielles
23. Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi cherche à savoir si le transfert de l’exploitation d’un service d’autobus en zone rurale d’un opérateur à un autre, dans le cadre d’une procédure de passation des marchés publics, constitue un transfert d’entreprise au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive 2001/23, même dans l’hypothèse où aucun actif corporel (tel que les autobus eux‑mêmes) n’a été transféré au nouvel opérateur. La seconde question
préjudicielle porte, en substance, sur le point de savoir si, en cas de transfert d’entreprise pour lequel les actifs corporels ne revêtent plus d’importance, il est possible de s’écarter de la solution retenue par la Cour dans l’arrêt Liikenne ( 23 ). Pour répondre à la première question préjudicielle, il est nécessaire d’étudier la décision de la Cour dans cette affaire. Par conséquent, j’examinerai ces deux questions ensemble.
24. En l’espèce, il s’agit, en pratique, de déterminer si OSL Bus reprend les droits et obligations de l’ancien exploitant issus des contrats de travail de MM. Grafe et Pohle ( 24 ).
25. Sur ce point, il existe un certain terrain d’entente entre SBN, OSL Bus et la Commission. Premièrement, elles font toutes valoir que, pour déterminer s’il y a eu transfert d’entreprise au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive 2001/23, il est nécessaire de tenir compte de l’ensemble des circonstances de fait qui caractérisent l’activité en cause. Lesdites circonstances doivent être appréciées dans le cadre d’une évaluation d’ensemble de l’espèce et, partant, ne sauraient
être appréciées isolément. Deuxièmement, elles reconnaissent que la Cour a jugé que, dans certains secteurs dans lesquels la reprise des effectifs de l’entreprise est d’une importance primordiale, une entreprise peut conserver son identité après un transfert si le nouvel opérateur non seulement poursuit la même activité, mais garde aussi, pour l’essentiel, le personnel déjà en place.
26. SBN soutient qu’il y a bien eu transfert d’entreprise. Les autobus eux‑mêmes (qui sont facilement remplaçables) sont moins importants que le personnel. Ce n’est qu’en reprenant une grande partie des effectifs existants de SBN que le nouvel opérateur a pu continuer à assurer le bon fonctionnement du service d’autobus sur le territoire du pouvoir adjudicateur.
27. OSL Bus soutient qu’au contraire, la directive 2001/23 ne s’applique pas en l’absence de transfert notable de moyens de production (en l’espèce, les autobus) de l’ancien exploitant au nouvel opérateur. Selon elle, le transport par autobus est précisément l’un des secteurs qui ne repose pas essentiellement sur l’emploi de personnel qualifié. Dans ce secteur, la valeur ajoutée est créée notamment au moyen des actifs corporels, c’est‑à‑dire des autobus. Le service ne peut pas être exploité sans ces
moyens de production. Ainsi, le point de savoir si les autobus sont transférés de l’ancien exploitant au nouvel opérateur est déterminant.
28. De même, la Commission soutient qu’il ressort de l’arrêt Liikenne ( 25 ) que le transport par autobus n’est pas un secteur où le fonctionnement du service repose sur le personnel. Il appartient à la juridiction nationale de déterminer si les facteurs existants sont suffisants pour indiquer l’existence d’un transfert. Elle estime que l’absence de transfert d’actifs corporels est un élément trop important pour pouvoir être contrebalancé par le fait que l’ancien exploitant a exercé l’activité en
cause avec des actifs corporels ayant perdu l’essentiel de leur valeur matérielle en raison de leur âge et devenus obsolètes du fait des progrès techniques accomplis dans le secteur concerné.
29. Il me semble que, pour garantir une application uniforme de la directive 2001/23, l’approche de la Cour pour déterminer s’il y a eu transfert au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de cette directive consiste, en substance, à examiner si l’entité en cause conserve son identité ( 26 ). Cette approche permet une telle application uniforme en dépit des différences entre les diverses versions linguistiques de la directive et des divergences entre les législations nationales quant à la
définition d’une cession conventionnelle. La Cour en a donné une interprétation suffisamment souple pour répondre à l’objectif de la directive 2001/23 ( 27 ).
30. Afin de déterminer si une entité conserve son identité, il y a lieu de prendre en considération l’ensemble des circonstances de fait qui caractérisent l’opération en cause, au nombre desquelles figurent notamment le type d’entreprise ou d’établissement dont il s’agit, le transfert ou non d’actifs corporels, tels que les bâtiments et les biens mobiliers, la valeur des actifs incorporels au moment du transfert, la reprise ou non de l’essentiel des effectifs par le nouveau chef d’entreprise, le
transfert ou non de la clientèle, ainsi que le degré de similarité des activités exercées avant et après le transfert et la durée d’une éventuelle suspension de ces activités. Ces éléments doivent être appréciés dans le cadre d’une évaluation d’ensemble des circonstances de l’espèce et ne sauraient, de ce fait, être appréciés isolément. En particulier, la Cour a considéré que le juge national, dans son appréciation des circonstances de fait qui caractérisent l’opération en cause, doit notamment
tenir compte du type d’entreprise ou d’établissement dont il s’agit ( 28 ). Il en résulte que, pour déterminer l’existence ou l’absence d’un transfert au sens de la directive 2001/23, l’importance respective à accorder aux différents critères varie nécessairement en fonction de l’activité exercée, voire des méthodes de production ou d’exploitation utilisées dans l’entreprise, dans l’établissement ou dans la partie d’établissement en cause ( 29 ).
31. La difficulté en l’espèce consiste à déterminer la manière dont il convient d’appliquer ces critères et en particulier le poids devant être accordé à ces différents facteurs d’appréciation. Il me semble qu’il ne s’agit pas simplement de savoir si les effectifs ou les actifs corporels (les autobus) ont été transférés au nouvel opérateur, mais que toute appréciation devrait avoir comme point de départ l’objectif de la directive 2001/23, qui vise à protéger les travailleurs en cas de changement de
chef d’entreprise, en particulier pour assurer le maintien de leurs droits ( 30 ). Par conséquent, de mon point de vue, la solution appelle une approche plus nuancée que celle que suggèrent les parties à la procédure.
32. Conformément à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/23, les obligations qui résultent pour le cédant d’un contrat de travail (ou d’une relation de travail) existant à la date d’un transfert sont automatiquement transférés au cessionnaire à cette date.
33. L’histoire législative confirme que, en cas de transfert d’une entreprise, c’est la protection de la relation de travail existant entre le cédant et les travailleurs transférés au nouvel opérateur qui est au cœur de la directive 2001/23 ( 31 ). Ainsi, c’est à l’aune de cet objectif essentiel qu’il convient de déterminer si l’entité en cause conserve son identité et d’apprécier les faits et circonstances de l’espèce.
34. Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une telle appréciation est nécessairement flexible. Partant, le poids qu’il convient d’accorder aux différents éléments de cette appréciation doit varier en fonction du cas d’espèce. D’une part, la Cour a jugé que, lorsque l’activité repose essentiellement sur la main-d’œuvre, l’identité d’une entité économique ne peut être maintenue si le nouvel opérateur n’engage pas l’essentiel des effectifs de l’ancien exploitant ( 32 ). D’autre part, lorsque
l’activité repose essentiellement sur des équipements, le fait que les anciens salariés n’aient pas été repris par le nouvel opérateur pour exercer cette activité n’exclut pas l’existence d’un transfert d’une entreprise au sens de la directive 2001/23 ( 33 ).
35. En l’espèce, la juridiction de renvoi souligne l’importance de la main-d’œuvre (conducteurs d’autobus et personnel d’encadrement) pour assurer le transfert sans heurt et en douceur, de l’ancien exploitant au nouvel opérateur, de la fourniture du service d’autobus urbain et interurbain sur le territoire du pouvoir adjudicateur ( 34 ). En revanche, la juridiction de renvoi ne constate nullement à aucun moment dans l’ordonnance de renvoi que les autobus et les autres actifs corporels revêtaient un
caractère essentiel pour l’entreprise, en particulier au moment où l’autorité compétente a lancé l’appel d’offres.
36. Par conséquent, il me semble que c’est à tort que les défenderesses au principal, SBN et OSL Bus, suggèrent toutes deux que l’existence d’un des facteurs identifiés par la Cour entraîne automatiquement l’existence (ou, a contrario, l’absence) d’un transfert d’entreprise. L’appréciation à laquelle il convient de procéder est plus complexe que cela.
37. Dans son arrêt Schmidt ( 35 ), la Cour s’est penchée précisément sur la question de savoir si l’absence de tout transfert d’éléments d’actifs exclut l’existence d’un transfert au sens de la directive 77/187 ( 36 ). La Cour, sans équivoque, a répondu à cette question par la négative. Elle a rappelé avoir cité le transfert de tels éléments, dans sa jurisprudence antérieure, au nombre « des différents critères à prendre en compte par le juge national pour, dans le cadre de l’évaluation d’ensemble
d’une opération complexe, apprécier la réalité d’un transfert d’entreprise» ( 37 ). Cependant, le simple fait que le transfert d’éléments d’actifs soit cité comme facteur ne permet pas, selon elle, de conclure qu’il n’y a pas eu de transfert d’entreprise en l’absence d’un tel transfert d’éléments d’actifs. Dans son arrêt Spijkers ( 38 ), la Cour a rappelé que ce facteur n’était pas déterminant à lui seul . En conséquence, elle a conclu que l’objet de la directive, à savoir la protection des
travailleurs, « ne saurait dépendre de la seule prise en considération [de ce] facteur» ( 39 ).
38. Dans l’ordonnance de renvoi, la juridiction de renvoi précise que la reprise, par OSL Bus, du parc d’autobus utilisés par SBN était exclue en pratique, parce que les conditions applicables à l’exploitation de lignes d’autobus pour le compte du pouvoir adjudicateur ont changé. Elle rappelle que, désormais, des exigences accrues s’appliquent en matière d’émissions, qu’il est interdit d’utiliser des autobus de plus de 15 ans (la moyenne d’âge des autobus de SBN au moment où le nouvel opérateur a
repris le service d’autobus était de 13 ans), qu’une grande partie des véhicules utilisés doit permettre l’accès aux personnes à mobilité réduite, et que la tendance générale est à l’utilisation d’autobus électriques plutôt que d’autobus fonctionnant au diesel ou à l’essence. En outre, la juridiction de renvoi a tenu compte du fait que le marché a été attribué au nouvel opérateur pour une période de dix ans. S’agissant du personnel, elle reprend à son compte l’argumentation de SBN qui indique
que « [l]es conducteurs d’autobus sont essentiels à l’entité économique ». Le cahier des charges de l’appel d’offres stipulait que « le contractant doit veiller à ce que le personnel de conduite réponde aux exigences d’un service de transport public urbain et interurbain attractif, entièrement dédié au service et à la clientèle ». La juridiction de renvoi a également considéré que, dans les zones rurales (dont relève le pouvoir adjudicateur), les conducteurs d’autobus expérimentés sont une
ressource rare et précieuse ( 40 ).
39. La question de savoir si l’entreprise en cause a conservé son identité est en définitive une question de fait, et donc une question qu’il appartient à la juridiction de renvoi de trancher. Il est de jurisprudence constante que le maintien de l’identité résulte, notamment, de la poursuite effective ou de la reprise par le nouveau chef d’entreprise des mêmes activités économiques ou d’activités analogues ( 41 ).
40. En l’espèce, il ressort de l’ordonnance de renvoi que le nouvel opérateur, OSL Bus, a fourni un service d’autobus analogue, pour l’essentiel, à celui exploité par l’ancien exploitant, SBN. Le service n’a pas été interrompu d’un jour à l’autre ( 42 ). Il a été fourni pour le compte du même client (le pouvoir adjudicateur) et a probablement été exploité en grande partie sur les mêmes lignes et pour les mêmes passagers.
41. Dans ce contexte, la circonstance qu’il n’y a pas eu de transfert d’actifs corporels revêt-elle une signification prépondérante ?
42. OSL Bus insiste tout particulièrement sur ce qu’elle décrit comme « la valeur ajoutée des actifs corporels de l’ancien exploitant ». Elle soutient que les facteurs énoncés par la juridiction de renvoi dans l’ordonnance de renvoi ne sont pas pertinents. Selon elle, l’appréciation de l’espèce doit être effectuée in abstracto et la question déterminante est de savoir si les actifs corporels sont transférés au nouvel opérateur.
43. Je ne peux souscrire à une telle analyse.
44. Le transfert d’une entreprise n’intervient pas in abstracto. Au contraire, les éléments cités par la juridiction de renvoi sont conformes aux facteurs identifiés par la Cour dans son vaste corpus jurisprudentiel. C’est précisément parce que le transfert d’une entreprise a des effets réels et pratiques non seulement pour les entités concernées, mais aussi pour les travailleurs qu’elles emploient, que le législateur européen a décidé d’agir dans ce domaine. Par conséquent, il serait pernicieux
d’examiner de tels cas d’un point de vue purement abstrait. Les critères que la Cour applique sont typiquement des critères qui renvoient au monde réel : est-on en présence du « transfert d’une entité économique maintenant son identité » au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive 2001/23 ? Cette appréciation ne saurait être réduite à la question de savoir si les actifs corporels sont transférés de l’ancien exploitant au nouvel opérateur.
45. Résulte-t-il nécessairement de l’arrêt Liikenne ( 43 ) qu’il n’y a pas eu de transfert d’entreprise en l’espèce parce que le parc existant de (vieux) autobus n’a pas été transféré au nouvel opérateur par l’ancien exploitant ?
46. L’arrêt Liikenne ( 44 ) concernait un marché portant sur la fourniture d’un service d’autobus couvrant sept lignes régionales pour une période de trois ans. L’ancien exploitant (Hakunilan Liikenne, ci‑après « HL ») exploitait ces lignes au moyen de 26 autobus. Dans l’attente de la livraison des 22 nouveaux autobus qu’il avait commandés, le nouvel opérateur (Liikenne) avait racheté quelques tenues de travail à HL et avait loué deux de ses autobus pendant deux ou trois mois ( 45 ). Liikenne
n’avait repris aucun véhicule ni aucun autre moyen de production notable à titre permanent.
47. La Cour a tout d’abord soulevé un certain nombre de points généraux selon une jurisprudence bien établie, à savoir une référence aux objectifs de la directive 2001/23, le point de savoir ce qui constitue une entreprise au sens de cette directive, une description des critères et éléments d’appréciation de l’existence d’un « transfert » au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de cette même directive, et un rappel concernant le fait qu’il appartient au juge national d’apprécier les faits
du cas d’espèce ( 46 ).
48. Le passage dudit arrêt qui peut potentiellement poser des difficultés est le suivant :
« 39. Toutefois, le transport par autobus ne peut être considéré comme une activité reposant essentiellement sur la main-d’œuvre dans la mesure où il exige un matériel et des installations importants (voir, pour la même constatation en ce qui concerne le forage des tunnels miniers, arrêt Allen e.a. [ ( 47 )] [...]. Dès lors, l’absence de transfert, de l’ancien au nouveau titulaire du marché, des actifs corporels utilisés pour l’exploitation des lignes d’autobus concernées constitue une
circonstance qu’il convient de prendre en considération.
40. Lors de l’audience, le conseil des défendeurs au principal a souligné la valeur économique du contrat conclu entre YTV, le pouvoir adjudicateur, et Liikenne en indiquant qu’il s’agit d’un actif incorporel significatif. Cette valeur ne saurait être contestée ; toutefois, dans les circonstances d’un marché faisant l’objet d’un renouvellement, la valeur d’un tel actif incorporel devient en principe nulle à l’expiration du contrat de l’ancien titulaire, puisque, précisément, le marché est remis
en jeu.
41. Certes, si une procédure d’adjudication, telle que celle en cause au principal, prévoit la reprise, par le nouveau titulaire du marché, des contrats en cours avec la clientèle ou si la majeure partie de celle‑ci peut être considérée comme captive, il convient néanmoins d’estimer qu’il y a transfert de clientèle.
42. Cependant, dans un secteur tel que le transport public régulier par autobus, où les éléments corporels contribuent de manière importante à l’exercice de l’activité, l’absence de transfert à un niveau significatif de l’ancien au nouveau titulaire du marché de tels éléments, qui sont indispensables au bon fonctionnement de l’entité, doit conduire à considérer que cette dernière ne conserve pas son identité.
43. Il en résulte que, dans une situation telle que celle de l’affaire au principal, la directive 77/187 ne s’applique pas en l’absence de transfert d’éléments corporels significatifs entre l’ancien et le nouveau titulaire du marché. »
49. La Cour a donc répondu à la juridiction nationale que « dans une situation telle que celle au principal, la directive 77/187 ne s’applique pas en l’absence de transfert d’éléments corporels significatifs entre les deux entreprises susmentionnées» ( 48 ).
50. Au vu des extraits de l’arrêt Liikenne cités ci‑dessus, je ne peux que féliciter l’Arbeitsgericht Cottbus (tribunal de travail de Cottbus) pour la loyauté et la sagacité dont il fait preuve en introduisant le présent renvoi préjudiciel.
51. La solution retenue par la Cour dans l’arrêt Liikenne signifie‑t‑elle qu’il n’est pas permis au juge national d’aboutir à une conclusion différente en l’espèce, c’est‑à‑dire dans une affaire différente dans laquelle, cependant, le changement d’exploitant d’un service de transport public urbain et interurbain par autobus ne s’est pas non plus accompagné du transfert du parc d’autobus existant de l’ancien exploitant au nouvel opérateur ?
52. Je ne le pense pas.
53. À mon avis, les faits de l’espèce sont clairement très différentes, sur des points essentiels, de celles ayant donné lieu à l’arrêt Liikenne.
54. Il est bien entendu impossible d’exploiter un service d’autobus sans autobus ni conducteurs pour les conduire. Cela étant, rien n’indique, dans l’exposé des faits de l’affaire Liikenne figurant dans les conclusions de l’avocat général Léger ( 49 ) et dans l’arrêt de la Cour ( 50 ), que la décision du nouvel opérateur, à l’époque, de ne pas reprendre le parc d’autobus de l’ancien exploitant aurait été dictée par des motifs juridiques, techniques ou environnementaux. Liikenne semble avoir eu
presque assez d’autobus à sa disposition pour exploiter les sept lignes supplémentaires dont elle reprenait l’exploitation (elle a loué deux autobus à HL pendant une courte période) et elle avait déjà passé commande pour 22 nouveaux autobus. Pourquoi donc, d’un point de vue commercial, aurait-elle dans ce cas également repris le parc existant de 26 autobus de HL ?
55. En l’espèce, le marché mis en adjudication concernait une période plus de trois fois plus longue (dix ans au lieu de trois). Il portait sur l’exploitation d’un service d’autobus sur l’ensemble du territoire du pouvoir adjudicateur et il est probable que, dans ce cadre, le fait de disposer d’autobus facilement interchangeables entre les différentes lignes a constitué un facteur important. On peut légitimement supposer que la question de savoir si l’on pouvait raisonnablement utiliser le parc
d’autobus existant pendant toute la durée du marché a été une considération pertinente. Vingt ans après les faits exposés dans l’arrêt Liikenne ( 51 ), le cahier des charges de l’appel d’offres indiquait très clairement aux soumissionnaires potentiels que les biens d’équipement (autobus) utilisés au cours de la nouvelle période de dix ans prévue par l’appel d’offres devaient répondre à des normes techniques et environnementales spécifiques nouvelles (c’est‑à‑dire plus contraignantes).
56. Ainsi, l’ordonnance de renvoi contient d’amples éléments permettant de conclure (sous réserve, naturellement, de toute autre vérification qui s’avérerait nécessaire et à laquelle il incombera à la juridiction nationale, en tant que seul juge du fond, de procéder) que, quelle que soit la taille du parc d’autobus déjà détenu par le nouvel opérateur, il aurait été absurde que celui‑ci reprenne le parc d’autobus existant de l’ancien exploitant, car il n’aurait pas pu utiliser ces autobus pour
satisfaire à ses nouvelles obligations contractuelles et légales. Les véhicules concernés avaient presque atteint la fin de leur durée de vie autorisée et ne satisfaisaient pas aux contraintes juridiques, techniques et environnementales prévues par le cahier des charges de l’appel d’offres. Si le parc d’autobus existant avait été transféré, il n’aurait pas été « indispensabl[e] au bon fonctionnement de l’entité », pour reprendre les termes du point 42 de l’arrêt Liikenne ( 52 ). Il aurait été
bon pour être envoyé à la casse.
57. Lorsque, en raison de contraintes juridiques, techniques et environnementales, il n’est pas commercialement rentable pour le nouvel opérateur de reprendre les actifs corporels de l’ancien exploitant, il me semble qu’il revient au juge national de ne pas tenir compte de ce qui est advenu de ces éléments et de se concentrer sur les autres éléments de l’opération pour apprécier si un transfert d’entreprise relevant du champ d’application de la directive 2001/23 est ou non intervenu. En effet, comme
la Cour l’a jugé dans l’arrêt Liikenne ( 53 ) (la référence aux « éléments corporels » étant placée entre crochets), « pour déterminer si les conditions d’un transfert d’une entité économique sont remplies, il y a lieu également de prendre en considération l’ensemble des circonstances de fait qui caractérisent l’opération en cause, au nombre desquelles figurent notamment le type d’entreprise ou d’établissement dont il s’agit, [le transfert ou non d’éléments corporels, tels que les bâtiments et
les biens mobiliers,] la valeur des éléments incorporels au moment du transfert, la reprise ou non de l’essentiel des effectifs par le nouveau chef d’entreprise, le transfert ou non de la clientèle, ainsi que le degré de similarité des activités exercées avant et après le transfert et la durée d’une éventuelle suspension de ces activités. Ces éléments ne constituent toutefois que des aspects partiels de l’évaluation d’ensemble qui s’impose et ne sauraient, de ce fait, être appréciés isolément
(voir, notamment, arrêts précités Spijkers [ ( 54 )], point 13, et Süzen [ ( 55 )], point 14) ».
58. J’ajouterai qu’une analyse qui se concentrerait exclusivement sur l’absence de transfert de tels éléments corporels serait susceptible de saper l’objectif central de la directive 2001/23. En effet, il ne serait que trop facile pour le nouvel opérateur de structurer l’opération de telle sorte qu’elle échappe au champ d’application de la directive, en ne reprenant pas les actifs corporels (et il semble probable que c’est en fait précisément de cette manière qu’il procèderait). Le nouvel opérateur
serait de ce fait en mesure de se soustraire aux obligations qu’il devrait sinon assumer envers les travailleurs employés par l’ancien exploitant. Il est clair qu’il ne saurait en être ainsi.
59. L’approche que je propose n’est pas incompatible avec la solution retenue par la Cour dans l’arrêt Liikenne ( 56 ). Dans chaque affaire impliquant un transfert d’entreprise, le juge national doit appliquer les critères énoncés par la jurisprudence de la Cour aux circonstances particulières de l’espèce dont il est saisi. Comme je l’ai démontré, les faits et circonstances de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Liikenne ( 57 ) diffèrent sur des points essentiels des faits et circonstances de
l’espèce. Ainsi, sans toucher au raisonnement suivi dans l’arrêt Liikenne ( 58 ), on aboutit en l’espèce à une autre conclusion sur la base de ces circonstances très différentes.
60. Par conséquent, je considère que, pour déterminer si une entité économique a conservé son identité et, donc, s’il y a eu transfert d’une entreprise au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive 2001/23, il incombe à la juridiction nationale : i) de tenir pleinement compte de l’objectif principal de ladite directive, à savoir la protection des travailleurs et le maintien de leurs droits en cas de changement de chef d’entreprise, et ii) de procéder à l’appréciation de l’ensemble
des faits et circonstances relatifs à l’opération en cause, en ce compris les contraintes juridiques, techniques et environnementales liées à l’exploitation de l’activité concernée. À ce titre, l’absence de transfert notable d’actifs corporels est un élément pertinent, mais n’est pas nécessairement un élément déterminant.
Conclusion
61. Eu égard à ce qui précède, j’estime que la Cour devrait répondre de la manière suivante aux questions préjudicielles déférées par l’Arbeitsgericht Cottbus (tribunal du travail de Cottbus, Allemagne) :
Pour déterminer si une entité économique a conservé son identité, et donc s’il y a eu transfert d’une entreprise au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive 2001/23/CE du Conseil, du 12 mars 2001, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements, il incombe à la juridiction nationale :
– de tenir pleinement compte de l’objectif principal de ladite directive, à savoir la protection des travailleurs et le maintien de leurs droits en cas de changement de chef d’entreprise, et
– de procéder à l’appréciation de l’ensemble des faits et circonstances relatifs à l’opération en cause, en ce compris les contraintes juridiques, techniques et environnementales liées à l’exploitation de l’activité concernée.
Lorsque le transfert d’actifs corporels significatifs est en pratique exclu en raison de l’existence de telles contraintes juridiques, techniques et environnementales, la juridiction nationale ne devrait pas considérer cet aspect de l’opération comme étant nécessairement déterminant lorsqu’elle statue sur la question de savoir s’il y a eu ou non transfert d’entreprise au sens de l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive 2001/23.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
( 1 ) Langue originale : l’anglais.
( 2 ) Directive du Conseil du 12 mars 2001 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements (JO 2001, L 82, p. 16). Bien que la juridiction de renvoi mentionne la directive 77/187 dans l’ordonnance de renvoi, c’est la directive 2001/23 qui était en vigueur à la date pertinente (voir points 8 à 17 des présentes conclusions).
( 3 ) Directive du Conseil du 14 février 1977 (JO 1977, L 61, p. 26).
( 4 ) Arrêt du 25 janvier 2001, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 5 ) Considérant 3.
( 6 ) La charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs a été adoptée le 9 décembre 1989 (voir, notamment, ses points 7, 17 et 18).
( 7 ) Considérant 5.
( 8 ) Considérant 6.
( 9 ) Article 2, paragraphe 1, sous a), b) et d), de la directive 2001/23.
( 10 ) Directive du 18 juin 1992 (JO 1992, L 209, p. 1). Cette directive a été abrogée et remplacée par la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO 2004, L 134, p. 114).
( 11 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 (JO 2014, L 94, p. 65).
( 12 ) Arrêt du 25 janvier 2001, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 13 ) Arrêt du 25 janvier 2001, Liikenne, C‑172/99, EU:C:2001:59, points 39 et 42.
( 14 ) Arrêt du 25 janvier 2001, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 15 ) La juridiction de renvoi indique que, dans le cadre de la procédure de passation des marchés publics, l’appel d’offres stipulait que les autobus devaient respecter la norme Euro en vigueur. Selon elle, des autobus déjà utilisés pendant un certain nombre d’années pour fournir des services de transport public urbain et interurbain ne pourraient probablement pas satisfaire à ces exigences. Pour des raisons de protection de l’environnement, il est probable que des autobus électriques seraient
utilisés, plutôt que des véhicules fonctionnant au diesel ou à l’essence. La plupart des véhicules fonctionnant au diesel est susceptible d’être interdite de circulation (particulièrement en ville) en raison de la pollution aux oxydes d’azote. Par conséquent, la juridiction de renvoi estime que la reprise du parc d’autobus existant par l’adjudicataire serait en pratique exclue.
( 16 ) La moyenne d’âge des autobus de SBN était de treize ans.
( 17 ) Les autobus de SBN respectaient la norme Euro 3 ou la norme Euro 4, mais pas la norme Euro 6.
( 18 ) Aucun des autobus de SBN ne répondait à ces critères d’accessibilité.
( 19 ) Voir, notamment, arrêt du 1er décembre 2005, Burtscher, C‑213/04, EU:C:2005:731, point 33.
( 20 ) Voir points 7, 9 et 10 des présentes conclusions.
( 21 ) Voir arrêt du 25 janvier 2001, Liikenne, C‑172/99, EU:C:2001:59, point 22 ; voir, aussi, son point 25. Cet arrêt a également établi, sur avis consultatifs de la Cour AELE du 25 septembre 1996, Eilert Eidesund/Stavanger Catering AS (E-2/95, EFTA Court Report 1 July 1995 – 31 December 1996, p. 1, point 50) et du 14 mars 1997, Tor Angeir Ask e.a/ABB Offshore Technology AS et Aker Offshore Partner AS (E-3/96, EFTA Court Report 1997, p. 1, point 33), que la circonstance qu’un marché a été attribué
à la suite d’une procédure de passation de marchés publics n’exclut pas l’application des dispositions garantissant la protection des travailleurs en cas de transfert d’une entreprise (voir ledit arrêt, point 21).
( 22 ) Voir arrêt du 11 juillet 2018, Somoza Hermo et Ilunión Seguridad, C‑60/17, EU:C:2018:559, points 26 à 28.
( 23 ) Arrêt du 25 janvier 2001, Liikenne, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 24 ) Points 11 et 12 des présentes conclusions.
( 25 ) Arrêt du 25 janvier 2001, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 26 ) Arrêt du 25 janvier 2001, Liikenne, C‑172/99, EU:C:2001:59, point 27 ; voir, plus récemment, arrêt du 11 juillet 2018, Somoza Hermo et Ilunión Seguridad, C‑60/17, EU:C:2018:559, point 28 et jurisprudence citée.
( 27 ) Voir arrêt du 20 janvier 2011, CLECE, C‑463/09, EU:C:2011:24, point 29 et jurisprudence citée.
( 28 ) Voir arrêt du 11 juillet 2018, Somoza Hermo et Ilunión Seguridad, C‑60/17, EU:C:2018:559, points 30 et 31 et jurisprudence citée.
( 29 ) Voir arrêt du 11 juillet 2018, Somoza Hermo et Ilunión Seguridad, C‑60/17, EU:C:2018:559, point 32 et jurisprudence citée.
( 30 ) Considérants 3, 5 et 6 de la directive 2001/23.
( 31 ) Voir l’exposé des motifs de la proposition de directive de la Commission, COM(74) 351 final, du 29 mai 1974, p. 2 à 3 et 5. Dans les années 1970, le transfert d’entreprises, les licenciements collectifs et l’insolvabilité de l’employeur ont été, en dehors du domaine de l’égalité des sexes, les trois questions centrales de politique sociale qui, les premières, ont fait l’objet d’une réglementation par l’Union européenne [voir résolution du Conseil, du 21 janvier 1974, concernant un programme
d’action sociale (JO 1974, C 13, p. 1)].
( 32 ) Voir arrêt du 19 octobre 2017, Securitas, C‑200/16, EU:C:2017:780, point 29.
( 33 ) Voir arrêt du 19 octobre 2017, Securitas, C‑200/16, EU:C:2017:780, point 30.
( 34 ) Lors de l’audience, la Cour a été informée que 85 % des effectifs de l’ancien exploitant était employé par le nouvel opérateur.
( 35 ) Arrêt du 14 avril 1994, C‑392/92, EU:C:1994:134.
( 36 ) Voir point 1 et note en bas de page 2 des présentes conclusions.
( 37 ) Arrêt du 14 avril 1994, Schmidt, C‑392/92, EU:C:1994:134, point 16.
( 38 ) Arrêt du 18 mars 1986, 24/85, EU:C:1986:127, point 12.
( 39 ) Arrêt du 14 avril 1994, Schmidt, C‑392/92, EU:C:1994:134, point 16. La version anglaise de cet arrêt n’est pas très heureuse (particulièrement au regard de la traduction d’« objet » par « subject-matter »). J’ai utilisé une paraphrase afin de restituer le sens de la langue originale de l’arrêt (le français), tel que je le comprends. Aux termes de la version française, « [l]a circonstance que la jurisprudence de la Cour cite le transfert de tels éléments au nombre des différents critères à
prendre en compte par le juge national pour, dans le cadre de l’évaluation d’ensemble d’une opération complexe, apprécier la réalité d’un transfert d’entreprise ne permet pas de conclure que l’absence de ces éléments exclue l’existence d’un transfert. En effet, le maintien des droits des travailleurs qui, selon son intitulé même, est l’objet de la directive, ne saurait dépendre de la seule prise en considération d’un facteur dont la Cour a, d’ailleurs, déjà relevé qu’il n’était pas, à lui seul,
déterminant (voir arrêt du 18 mars 1986, Spijkers, 24/85, EU:C:1986:127, point 12) ».
( 40 ) Voir points 15 et 16 des présentes conclusions.
( 41 ) Voir arrêt du 14 avril 1994, Schmidt, C‑392/92, EU:C:1994:134, point 17.
( 42 ) SBN a cessé de fournir le service d’autobus pour le pouvoir adjudicateur le 31 juillet 2017. OSL Bus a commencé à exploiter le service d’autobus le 1er août 2017.
( 43 ) Arrêt du 25 janvier 2001, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 44 ) Arrêt du 25 janvier 2001, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 45 ) Conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire Liikenne, C‑172/99, EU:C:2000:563, point 10. Ces faits sont rappelés aux points 9 et 10 de l’arrêt.
( 46 ) Arrêt du 25 janvier 2001, Liikenne, C‑172/99, EU:C:2001:59 ; voir, notamment, points 19, 26, 27, 31, 33 et 35.
( 47 ) Arrêt du 2 décembre 1999, Allen e.a., C‑234/98, EU:C:1999:594.
( 48 ) Arrêt du 25 janvier 2001, Liikenne, C‑172/99, EU:C:2001:59, point 44 et point 2, deuxième tiret, du dispositif de l’arrêt (c’est moi qui souligne).
( 49 ) Conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire Liikenne, C‑172/99, EU:C:2000:563, points 8 à 14.
( 50 ) Arrêt du 25 janvier 2001, Liikenne, C‑172/99, EU:C:2001:59, points 8 à 14.
( 51 ) Arrêt du 25 janvier 2001, Liikenne, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 52 ) Arrêt du 25 janvier 2001, Liikenne, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 53 ) Arrêt du 25 janvier 2001, C‑172/99, EU:C:2001:59, point 33.
( 54 ) Arrêt du 18 mars 1986, Spijkers, 24/85, EU:C:1986:127.
( 55 ) Arrêt du 11 mars 1997, Süzen, C‑13/95, EU:C:1997:141.
( 56 ) Arrêt du 25 janvier 2001, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 57 ) Arrêt du 25 janvier 2001, C‑172/99, EU:C:2001:59.
( 58 ) Arrêt du 25 janvier 2001, C‑172/99, EU:C:2001:59.