ORDONNANCE DE LA COUR (sixième chambre)
15 janvier 2020 (*)
« Renvoi préjudiciel – Article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour – Coopération judiciaire en matière civile – Procédures d’insolvabilité – Modification rétroactive des conditions d’exécution de compensations réciproques effectuées avec un établissement de crédit en faillite – État de droit – Principe de sécurité juridique – Droit à un recours effectif »
Dans l’affaire C‑647/18,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Okrazhen sad Vidin (tribunal régional de Vidin, Bulgarie), par décision du 15 octobre 2018, parvenue à la Cour le 17 octobre 2018, dans la procédure
Corporate Commercial Bank, en liquidation,
contre
Elit Petrol AD,
LA COUR (sixième chambre),
composée de M. M. Safjan, président de chambre, M. J.‑C. Bonichot (rapporteur), président de la première chambre, et M^me C. Toader, juge,
avocat général : M. M. Campos Sánchez-Bordona,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour Corporate Commercial Bank, en liquidation, par M. A. Donov et M^me K. Marinova,
– pour Elit Petrol AD, par M^es G. Stoychev et A. Kolarov, advokati,
– pour le gouvernement bulgare, par M^mes T. Mitova et L. Zaharieva, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par MM. H. Krämer et M. Wilderspin ainsi que par M^mes Y. Marinova et A. Steiblytė, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour,
rend la présente
Ordonnance
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2 TUE, de l’article 67, paragraphe 1, TFUE, de l’article 7, paragraphe 2, sous h), ainsi que de l’article 8 du règlement (UE) 2015/848 du Parlement européen et du Conseil, du 20 mai 2015, relatif aux procédures d’insolvabilité (JO 2015, L 141, p. 19), lus en combinaison avec l’article 17, paragraphe 1, l’article 20 et l’article 47, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après
la « Charte »), et de l’article 77 de la directive 2014/59/UE du Parlement européen et du Conseil, du 15 mai 2014, établissant un cadre pour le redressement et la résolution des établissements de crédit et des entreprises d’investissement et modifiant la directive 82/891/CEE du Conseil ainsi que les directives du Parlement européen et du Conseil 2001/24/CE, 2002/47/CE, 2004/25/CE, 2005/56/CE, 2007/36/CE, 2011/35/UE, 2012/30/UE et 2013/36/UE et les règlements du Parlement européen et du Conseil (UE)
n° 1093/2010 et (UE) n° 648/2012 (JO 2014, L 173, p. 190).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Corportate Commercial Bank, en liquidation (ci-après « KTB »), à Elit Petrol AD au sujet du remboursement par compensation de dettes de cette dernière à l’égard de KTB.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
Le règlement 2015/848
3 L’article 7 du règlement 2015/848 dispose :
« 1. Sauf disposition contraire du présent règlement, la loi applicable à la procédure d’insolvabilité et à ses effets est celle de l’État membre sur le territoire duquel cette procédure est ouverte (ci-après dénommé “État d’ouverture”).
2. La loi de l’État d’ouverture détermine les conditions liées à l’ouverture, au déroulement et à la clôture de la procédure d’insolvabilité. Elle détermine notamment les éléments suivants :
[...]
h) les règles régissant la production, la vérification et l’admission des créances ;
[...] »
4 L’article 8 de ce règlement énonce :
« 1. L’ouverture de la procédure d’insolvabilité n’affecte pas le droit réel d’un créancier ou d’un tiers sur des biens corporels ou incorporels, meubles ou immeubles, à la fois des biens déterminés et des ensembles de biens indéterminés dont la composition est sujette à modification, appartenant au débiteur et qui sont situés, au moment de l’ouverture de la procédure, sur le territoire d’un autre État membre.
2. Les droits visés au paragraphe 1 sont notamment :
a) le droit de réaliser ou de faire réaliser un bien et d’être désintéressé par le produit ou les revenus de ce bien, en particulier en vertu d’un gage ou d’une hypothèque ;
b) le droit exclusif de recouvrer une créance, notamment en vertu de la mise en gage ou de la cession de cette créance à titre de garantie ;
c) le droit de revendiquer un bien et/ou d’en réclamer la restitution entre les mains de quiconque le détient ou en jouit contre la volonté de l’ayant droit ;
d) le droit réel de percevoir les fruits d’un bien.
3. Est assimilé à un droit réel le droit, inscrit dans un registre public et opposable aux tiers, sur le fondement duquel un droit réel au sens du paragraphe 1 peut être obtenu.
4. Le paragraphe 1 ne fait pas obstacle aux actions en nullité, en annulation ou en inopposabilité visées à l’article 7, paragraphe 2, point m). »
5 L’article 84 dudit règlement précise :
« 1. Les dispositions du présent règlement ne sont applicables qu’aux procédures d’insolvabilité ouvertes postérieurement au 26 juin 2017. Les actes accomplis par le débiteur avant cette date continuent d’être régis par la loi qui leur était applicable au moment où ils ont été accomplis.
2. Nonobstant l’article 91 du présent règlement, le règlement (CE) n° 1346/2000 [du Conseil, du 29 mai 2000, relatif aux procédures d’insolvabilité (JO 2000, L 160, p. 1),] continue de s’appliquer aux procédures d’insolvabilité relevant du champ d’application dudit règlement et qui ont été ouvertes avant le 26 juin 2017. »
La directive 2014/59
6 L’article 1^er de la directive 2014/59 précise, à son paragraphe 1, premier alinéa :
« La présente directive définit des règles et des procédures de redressement et de résolution pour les entités suivantes :
a) les établissements qui sont établis dans l’Union ;
b) les établissements financiers qui sont établis dans l’Union et qui sont des filiales d’un établissement de crédit, d’une entreprise d’investissement ou d’une compagnie visée aux points c) ou d), et à qui s’applique la surveillance sur une base consolidée de leur entreprise mère, conformément aux articles 6 à 17 du règlement (UE) n° 575/2013 [du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, concernant les exigences prudentielles applicables aux établissements de crédit et aux entreprises
d’investissement et modifiant le règlement (UE) n° 648/2012 (JO 2013, L 176, p. 1)] ;
c) les compagnies financières holdings, les compagnies financières holdings mixtes et les compagnies holdings mixtes qui sont établies dans l’Union ;
d) les compagnies financières holdings mères dans un État membre, les compagnies financières holdings mères dans l’Union, les compagnies financières holdings mixtes mères dans un État membre, les compagnies financières holdings mixtes mères dans l’Union ;
e) les succursales d’établissements qui sont établies ou situées hors de l’Union, conformément aux conditions spécifiques prévues par la présente directive. »
7 L’article 77 de cette directive prévoit :
« 1. Les États membres veillent à ce que les contrats de garantie financière avec transfert de propriété ainsi que les accords de compensation réciproque et les accords de compensation fassent l’objet d’une protection appropriée de manière à empêcher le transfert d’une partie, mais non de la totalité, des droits et engagements protégés par un contrat de garantie financière avec transfert de propriété ou un accord de compensation réciproque ou un accord de compensation entre l’établissement
soumis à une procédure de résolution et une autre personne, ainsi que la modification ou la résiliation de tels droits et engagements protégés par un contrat de garantie financière avec transfert de propriété ou un accord de compensation réciproque ou un accord de compensation par l’exercice de pouvoirs auxiliaires.
Aux fins du premier alinéa, les droits et engagements sont réputés protégés par un tel accord si les parties à cet accord sont habilitées à procéder à une compensation desdits droits et engagements avec ou sans déchéance du terme.
2. Nonobstant le paragraphe 1, lorsque cela est nécessaire pour garantir la disponibilité des dépôts couverts, l’autorité de résolution peut :
a) transférer des dépôts couverts qui relèvent d’un contrat mentionné au paragraphe 1, sans transférer d’autres actifs, droits ou engagements figurant dans le même contrat ; et
b) transférer, modifier ou supprimer ces actifs, droits ou engagements sans transférer les dépôts couverts. »
Le droit bulgare
8 Aux termes de l’article 59 du zakon za bankovata nestayatelnost (loi relative à la faillite bancaire, DV n° 92, du 27 septembre 2002), dans sa version applicable aux faits au principal :
« (1) [...] Un créancier peut effectuer une compensation avec sa dette envers la banque si, avant la date de la décision d’ouverture de la procédure de faillite, les deux dettes existaient, étaient réciproques et comparables et si sa créance était exigible, sauf dans les cas visés au paragraphe 5. Si sa créance est devenue exigible pendant la procédure de faillite ou à cause de la décision d’ouverture d’une procédure de faillite, ainsi que si la comparabilité des deux dettes résulte de cette
décision, le créancier peut effectuer une compensation seulement après la survenance de l’exigibilité ou de la comparabilité.
[...]
(3) La compensation peut être déclarée inopposable aux créanciers de la faillite si le créancier a acquis sa créance et sa dette avant la date de la décision d’ouverture de la procédure de faillite mais savait au moment de l’acquisition de l’une ou [...] l’autre que l’insolvabilité était survenue ou que l’ouverture d’une procédure de faillite était demandée.
(4) [...] Le créancier est réputé avoir su que l’insolvabilité était survenue si sa créance ou sa dette a été acquise après la date d’inscription de la décision de la [Banque nationale de Bulgarie (BNB)] de retirer l’agrément pour exercer une activité bancaire en vertu de l’article 36, paragraphe 2, du zakon za kreditnite institutsii [(loi relative aux établissements de crédit)].
(5) [...] Toute compensation effectuée par un créancier ou par la banque est inopposable aux créanciers de la faillite sauf pour la partie que chacun d’entre eux recevrait en cas de partage du produit de la liquidation des actifs, et ce quel que soit le moment où sont nées les deux dettes réciproques :
1. après la date du début de l’insolvabilité ;
2. après la date de placement de la banque sous contrôle spécial [...] si cette date est antérieure à la date visée au point 1.
[...] »
9 Les paragraphes 5, 7 et 8 des dispositions transitoires et finales du zakon za izmenenie i dopalnenie na Zakona za bankovata nesastoyatelnost (loi modifiant et complétant la loi relative à la faillite bancaire, DV n° 22, du 13 mars 2018), prévoient :
« § 5. (1) Les radiations de sûretés constituées au profit de [KTB], en faillite, par des débiteurs ou des tiers, effectuées par les contrôleurs financiers, ainsi que les syndics de faillite provisoires et permanents de la banque, entre la date où celle-ci a été placée sous contrôle spécial et la date d’ouverture de la procédure de réalisation des actifs de la banque, sont nulles. Les sûretés constituées sont réputées valables et conservent leur rang.
[...]
(4) Les sûretés sont opposables à tout tiers, quelle que soit la façon dont ceux-ci ont acquis le bien.
§ 7. La présente loi s’applique également aux procédures de faillite ouvertes avant son entrée en vigueur.
§ 8. Les paragraphes 5, 6 et 7 de l’article 59 s’appliquent à compter du 20 juin 2014. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
10 Par décision du 20 juin 2014, la BNB a placé KTB, établissement bancaire bulgare, sous surveillance spéciale en vertu de la loi relative aux établissements de crédit, en raison d’un risque d’insolvabilité. Toutes les opérations bancaires de cet établissement ont été interrompues.
11 Par décision du 15 août 2014 de la BNB, les contrôleurs financiers missionnés par la BNB ont été autorisés à effectuer des opérations bancaires.
12 Elit Petrol, société de droit bulgare, a alors compensé des créances qu’elle détenait envers cet établissement, acquises auprès de déposants, avec ses dettes, issues de deux contrats de crédits souscrits auprès de KTB. Les sûretés dont ces créances étaient assorties ont ensuite été radiées.
13 Par décision du 6 novembre 2014, la BNB a procédé au retrait de l’agrément de KTB pour l’exercice d’une activité bancaire.
14 Le 22 avril 2015, le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie) a déclaré KTB insolvable à compter du 6 novembre 2014.
15 Le 3 juillet 2015, l’Apelativen sad Sofia (cour d’appel de Sofia, Bulgarie) a annulé la décision de première instance en ce qui concerne la date de début de l’insolvabilité de KTB et a fixé cette date au 20 juin 2014.
16 Dans le cadre de la procédure de faillite d’Elit Petrol, ouverte devant l’Okrazhen sad Vidin (tribunal régional de Vidin, Bulgarie), KTB s’est prévalue des dispositions transitoires et finales de la loi modifiant et complétant la loi relative à la faillite bancaire pour faire valoir qu’elle devait de nouveau être considérée comme détentrice des créances qui avaient fait l’objet d’une compensation avec cette société.
17 Elit Petrol soutient, au contraire, que ses dettes à l’égard de KTB ont été définitivement réglées par les compensations effectuées conformément à la loi nationale alors en vigueur et que les dispositions transitoires et finales invoquées par KTB, qui ont modifié rétroactivement la légalité de ces opérations, sont contraires au droit de l’Union.
18 La juridiction de renvoi exprime des doutes quant à la conformité de ces mêmes dispositions avec le droit de l’Union.
19 C’est dans ce contexte que l’Okrazhen sad Vidin (tribunal régional de Vidin) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) a) Le principe de “l’État de droit” consacré à l’article 2 TUE doit-il être interprété en ce sens que le législateur national est tenu, lors de l’adoption des lois d’un État membre, de respecter les principes et les critères juridiques caractérisant “l’État de droit”, élaborés et fixés par la jurisprudence de la Cour et dans la communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil – Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit [COM (2014) 158 final] du 11 mars
2014 ?
b) Le principe de “l’État de droit” consacré à l’article 2 TUE et les principes sur lesquels il se fonde : la légalité, la sécurité juridique, le contrôle juridictionnel indépendant et effectif, avec la sauvegarde des droits fondamentaux et l’égalité devant la loi, doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à l’adoption d’une disposition de droit national telle que le paragraphe 5 des dispositions transitoires et finales de la loi modifiant et complétant la loi relative à la
faillite bancaire qui redéfinit de manière exceptionnelle les règles relatives à l’inscription de sûretés aux registres publics au profit d’un sujet de droit privé déterminé ? En l’espèce, la disposition nationale prévoit, rétroactivement, que les radiations des registres de sûretés constituées au profit de [KTB] sont nulles et crée une insécurité juridique en disposant que les sûretés réputées radiées sont opposables ex lege par [KTB] à tout tiers, même si les dettes pour lesquelles ces sûretés ont
été constituées ont été réglées.
c) La juridiction de céans [peut-elle] invoquer et appliquer directement l’article 2 TUE si elle constate que la façon dont la disposition nationale du paragraphe 5 des dispositions transitoires et finales de la loi modifiant et complétant la loi relative à la faillite bancaire redéfinit rétroactivement les conséquences juridiques des inscriptions de sûretés dans les registres publics au profit de [KTB] viole le principe de “l’État de droit” et les principes évoqués ci-dessus, sur lesquels ce
principe est fondé [?]
d) Quels sont les critères et les conditions que le juge national doit appliquer lorsqu’il interprète le principe de “l’État de droit” consacré à l’article 2 TUE, afin de déterminer si ce principe permet d’adopter une disposition nationale telle que l’article 5 des dispositions transitoires et finales de la loi modifiant et complétant la loi relative à la faillite bancaire ?
e) L’article 67, paragraphe 1, TFUE, prévoyant que l’Union constitue un espace de liberté, de sécurité et de justice dans le respect des droits fondamentaux et des différents systèmes et traditions juridiques des États membres, doit-il être interprété en ce sens qu’il permet des dispositions de droit national qui créent une insécurité dans la vie civile et la vie des affaires, ainsi que de dispositions qui préjugent de l’issue de contentieux juridictionnels ?
2) a) La juridiction de céans a besoin d’éclaircissements quant au point de savoir si les dispositions applicables de l’article 7, paragraphe 2, sous h), et de l’article 8 du règlement [2015/848], lues conjointement avec l’article 2 TUE, peuvent être interprétées systématiquement à la lumière des droits fondamentaux consacrés à l’article 17, paragraphe 1, à l’article 20 et à l’article 47, paragraphe 2, de la Charte ?
b) À supposer que lesdites dispositions du droit de l’Union doivent être interprétées à la lumière des droits consacrés par la Charte, est-il possible d’appliquer ces droits dans une procédure de faillite en cours dans un État membre et la protection que ces droits accordent doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle ne permet pas une disposition nationale qui redéfinit de manière exceptionnelle et rétroactive les rapports sociaux au profit d’un créancier de la société en faillite
précisément désigné par le législateur ?
c) Les dispositions de l’article 7, paragraphe 2, sous h), et de l’article 8 du règlement [2015/848], interprétées à la lumière des droits consacrés à l’article 17, paragraphe 1, à l’article 20 et à l’article 47, paragraphe 2, de la Charte, excluent-elles l’application d’une disposition de droit national disposant avec effet rétroactif que des radiations de sûretés de [KTB] inscrites dans les registres et les sûretés ainsi “ressuscitées” au profit de [KTB] sont opposables ex lege à tout tiers,
portant ainsi atteinte aux droits des autres créanciers et modifiant l’ordre de satisfaction des créanciers dans la procédure de faillite ?
d) La disposition de l’article 7, paragraphe 2, sous h), du règlement [2015/848] peut-elle être interprétée, à la lumière des droits consacrés à l’article 17, paragraphe 1, à l’article 20 et à l’article 47, paragraphe 2, de la Charte, en ce sens qu’elle ne permet pas, dans une procédure de faillite en cours, d’admettre sous condition les créances d’un créancier précisément désigné par le législateur ([KTB]) si, au moment où ce créancier fait valoir ses créances, ces dernières ont été
entièrement réglées par compensations et si des actions judiciaires en annulation de ces compensations sont pendantes et non clôturées ? Si ce créancier peut faire valoir ses créances dans la procédure de faillite à condition que les compensations par lesquelles ses créances ont été réglées soient déclarées nulles par la juridiction nationale, le droit à un procès équitable consacré à l’article 47, paragraphe 2, de la Charte permet-il une disposition du droit national qui modifie avec effet
rétroactif les conditions d’exécution d’une compensation valide, préjugeant ainsi de l’issue des actions judiciaires pendantes en annulation des compensations, c’est-à-dire de l’admission de la créance dans la procédure de faillite ?
e) La juridiction de céans [peut-elle] invoquer et appliquer directement l’article 7, paragraphe 2, sous h), et l’article 8 du règlement [2015/848], lus conjointement avec les dispositions de l’article 17, paragraphe 1, de l’article 20 et de l’article 47, paragraphe 2, de la Charte, si elle constate que les dispositions du droit national qui servent de base à l’admission sous condition de la créance de [KTB] ou qui font en sorte que la condition à laquelle est subordonnée l’admission de la
créance soit remplie sont contraires à des dispositions du droit de l’Union [?]
3) La disposition de l’article 77 de la directive [2014/59] doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle ne permet pas l’application d’une loi nationale qui modifie rétroactivement les conditions d’exécution d’une compensation de créances et de dettes réciproques avec un établissement de crédit qui fait l’objet d’une procédure de faillite ou de restructuration, préjugeant ainsi de l’issue des actions judiciaires pendantes en annulation des compensations effectuées avec un tel établissement de
crédit ? »
Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle
20 En vertu de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, lorsqu’une demande ou une requête est manifestement irrecevable, la Cour, l’avocat général entendu, peut à tout moment décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure.
21 Il y a lieu de faire application de cette disposition dans la présente affaire.
22 À cet égard, s’agissant de la troisième question, qu’il convient d’examiner en premier lieu, il importe de rappeler que l’article 1^er, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2014/59 prévoit en substance que ne relèvent de son champ d’application que les procédures de redressement et de résolution d’établissements financiers, de compagnies financières holdings et de succursales d’établissements de crédit.
23 Or, il ressort de la décision de renvoi que le litige au principal concerne l’admission de créances de KTB dans une procédure de faillite d’une société, Elit Petrol, qui ne relève d’aucune de ces catégories.
24 Il s’ensuit que la directive 2014/59 n’est pas applicable au litige au principal.
25 Par conséquent, la troisième question est manifestement irrecevable.
26 En ce qui concerne la deuxième question, relative aux articles 7 et 8 du règlement 2015/848, il importe de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instaurée à l’article 267 TFUE, la nécessité de parvenir à une interprétation du droit de l’Union qui soit utile pour le juge national exige que celui-ci définisse le cadre factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions qu’il pose ou
que, à tout le moins, il explique les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées. En particulier, la juridiction nationale doit indiquer les raisons précises qui l’ont conduite à s’interroger sur l’interprétation de certaines dispositions du droit de l’Union et à estimer nécessaire de poser des questions préjudicielles à la Cour. Il est indispensable que la juridiction nationale donne un minimum d’explications sur les raisons du choix des dispositions du droit de l’Union dont
elle demande l’interprétation et sur le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige qui lui est soumis (ordonnance du 11 juillet 2019, Agrotiki Trapeza tis Ellados, C‑262/19, non publiée, EU:C:2019:614, point 12).
27 Ces exigences relatives au contenu d’une demande de décision préjudicielle figurent de manière explicite à l’article 94 du règlement de procédure, selon lequel toute demande de décision préjudicielle doit contenir « un exposé sommaire de l’objet du litige ainsi que des faits pertinents, tels qu’ils ont été constatés par la juridiction de renvoi ou, à tout le moins, un exposé des données factuelles sur lesquelles les questions sont fondées », « la teneur des dispositions nationales
susceptibles de s’appliquer en l’espèce et, le cas échéant, la jurisprudence nationale pertinente », de même que « l’exposé des raisons qui ont conduit la juridiction de renvoi à s’interroger sur l’interprétation ou la validité de certaines dispositions du droit de l’Union, ainsi que le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige au principal » (ordonnance du 7 novembre 2019, Ministero dell’Istruzione, dell’Università e della Ricerca e.a., C‑569/19,
non publiée, EU:C:2019:951, point 5).
28 Ces mêmes exigences figurent dans les recommandations de la Cour de justice de l’Union européenne à l’attention des juridictions nationales, relatives à l’introduction de procédures préjudicielles (JO 2019, C 380, p. 1).
29 Les informations ainsi requises servent non seulement à permettre à la Cour de fournir des réponses utiles, mais également à donner aux gouvernements des États membres ainsi qu’aux autres intéressés la possibilité de présenter des observations conformément à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. Il incombe à la Cour de veiller à ce que cette possibilité soit sauvegardée, compte tenu du fait que, en vertu de cette disposition, seules les décisions de renvoi sont
notifiées aux intéressés (ordonnance du 7 novembre 2019, Ministero dell’Istruzione, dell’Università e della Ricerca e.a., C‑569/19, non publiée, EU:C:2019:951, point 7).
30 Or, en l’occurrence, force est de constater que la deuxième question ne répond manifestement pas à ces exigences.
31 À cet égard, tout d’abord, les éléments fournis par la juridiction de renvoi ne permettent pas de déterminer clairement si la procédure de faillite d’Elit Petrol relève du champ d’application du règlement 2015/848, ne serait-ce que ratione temporis.
32 En effet, et alors que ce règlement ne s’applique, aux termes de son article 84, paragraphe 1, qu’aux procédures d’insolvabilité ouvertes postérieurement au 26 juin 2017, la juridiction de renvoi n’a pas mentionné la date d’ouverture de la procédure d’insolvabilité concernant Elit Petrol et cette date ne peut non plus être déduite des observations écrites des parties.
33 Ensuite et en tout état de cause, il ne ressort pas de la décision de renvoi que les articles 7 et 8 dudit règlement, visés par la juridiction de renvoi dans sa deuxième question, pourraient être pertinents pour l’affaire au principal.
34 En effet, ces dispositions ont pour objet non pas d’harmoniser au fond le droit des États membres concernant l’insolvabilité mais de désigner le droit applicable aux circonstances qu’elles visent.
35 Or, la décision de renvoi ne donne aucune indication sur le lien qu’elle établit entre lesdites dispositions et la législation nationale applicable au litige au principal, qui a modifié rétroactivement le régime des compensations effectuées par une entreprise soumise à une procédure de faillite.
36 Il s’ensuit que la décision de renvoi ne contient ni l’exposé requis ni une explication relative au lien pouvant exister entre les articles 7 et 8 du règlement n° 2015/848 et la législation nationale en cause au principal, ce qui prive la Cour de la possibilité de vérifier l’applicabilité de ces dispositions dans l’affaire au principal et de donner une réponse utile à la juridiction de renvoi s’agissant de la deuxième question (voir, par analogie, arrêt du 7 novembre 2019, UNESA e.a.,
C‑80/18 à C‑83/18, EU:C:2019:934, point 35).
37 En outre, ce manque d’informations ne permet pas non plus à la Cour de se prononcer sur l’applicabilité des articles de la Charte également invoqués par la juridiction de renvoi dans sa deuxième question (voir, par analogie, arrêt du 7 novembre 2019, UNESA e.a., C‑80/18 à C‑83/18, EU:C:2019:934, point 36).
38 En effet, l’article 51, paragraphe 1, de la Charte prévoit que les dispositions de celle-ci s’adressent aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union (arrêt du 7 novembre 2019, UNESA e.a., C‑80/18 à C‑83/18, EU:C:2019:934, point 37).
39 Cette disposition confirme la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de telles situations (arrêt du 7 novembre 2019, UNESA e.a., C‑80/18 à C‑83/18, EU:C:2019:934, point 38)
40 Ainsi, lorsqu’une situation juridique ne relève pas du champ d’application du droit de l’Union, la Cour n’est pas compétente pour en connaître, et les dispositions éventuellement invoquées de la Charte ne sauraient, à elles seules, fonder cette compétence (arrêt du 7 novembre 2019, UNESA e.a., C‑80/18 à C‑83/18, EU:C:2019:934, point 39).
41 Par conséquent, dans le cadre de la deuxième question, l’applicabilité des articles de la Charte cités par la juridiction de renvoi ne pourrait être constatée que si les autres dispositions du droit de l’Union qui y sont visées étaient applicables dans l’affaire au principal. Or, pour les raisons indiquées au point 36 de la présente ordonnance, cette question est irrecevable en ce qu’elle vise ces autres dispositions, dès lors qu’il n’apparaît pas que celles-ci soient susceptibles de
s’appliquer au litige au principal (voir, par analogie, arrêt du 7 novembre 2019, UNESA e.a., C‑80/18 à C‑83/18, EU:C:2019:934, point 40).
42 Il s’ensuit que la deuxième question est manifestement irrecevable dans son ensemble.
43 Enfin, en ce qui concerne la première question, la juridiction de renvoi vise l’article 2 TUE, aux termes duquel l’Union est fondée, notamment, sur les valeurs de l’État de droit, ainsi que l’article 67, paragraphe 1, TFUE, en vertu duquel l’Union constitue un espace de liberté, de sécurité et de justice dans le respect des droits fondamentaux et des différents systèmes et des traditions juridiques des États membres. La juridiction de renvoi se réfère également, dans cette question, à
différents principes, tels que les principes de sécurité juridique et de protection juridictionnelle effective.
44 Or, ainsi qu’il a été souligné au point 36 de la présente ordonnance, la décision de renvoi ne permet pas de déterminer les dispositions du droit de l’Union qui seraient pertinentes pour l’affaire au principal, de sorte qu’il ne ressort pas des éléments dont dispose la Cour que les droits fondamentaux et les principes généraux auxquels elle fait référence sont susceptibles de s’appliquer ni que leur interprétation serait nécessaire pour la résolution de l’affaire au principal.
45 Il en résulte que la première question est également manifestement irrecevable.
46 Par conséquent, il y a lieu de constater que la présente demande de décision préjudicielle est manifestement irrecevable dans son ensemble.
Sur les dépens
47 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) ordonne :
La demande de décision préjudicielle introduite par l’Okrazhen sad Vidin (tribunal régional de Vidin, Bulgarie), par décision du 15 octobre 2018, est manifestement irrecevable.
Signatures
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* Langue de procédure : le bulgare.