ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
27 mars 2025 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Politique commune en matière d’asile – Directive 2011/95/UE – Conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers pour pouvoir bénéficier du statut de réfugié – Article 2, sous d) – Motifs de persécution – Article 10, paragraphe 1, sous d) – Notion d’“appartenance à un certain groupe social” – Condition relative à la perception du groupe comme étant différent par la société environnante dans le pays d’origine –
Conditions de la protection subsidiaire – Article 2, sous f) – Notion d’“atteintes graves” – Article 15, sous a) et b) – Personnes faisant partie d’une même famille et visées par une vendetta en raison de leur lien familial »
Dans l’affaire C‑217/23 [Laghman] ( i ),
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche), par décision du 28 mars 2023, parvenue à la Cour le 4 avril 2023, dans la procédure
Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl
contre
A N,
LA COUR (troisième chambre),
composée de Mme K. Jürimäe, présidente de la deuxième chambre, faisant fonction de président de la troisième chambre, M. K. Lenaerts, président de la Cour, faisant fonction de juge de la troisième chambre, MM. N. Jääskinen, M. Gavalec et N. Piçarra (rapporteur), juges,
avocat général : M. J. Richard de la Tour,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour A N, par Me R. Lukits, Rechtsanwalt,
– pour le gouvernement autrichien, par M. A. Posch, Mme J. Schmoll et M. M. Kopetzki, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement allemand, par M. J. Möller et Mme A. Hoesch, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes M. K. Bulterman, A. Hanje et M. J. M. Hoogveld, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mmes A. Azéma, J. Hottiaux et J. Vondung, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 5 septembre 2024,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection
(JO 2011, L 337, p. 9).
2 Cette demande a été introduite dans le cadre d’un litige opposant le Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl (Office fédéral pour les étrangers et l’asile, Autriche, ci‑après le « BFA ») à A N au sujet du rejet de la demande de protection internationale présentée par ce dernier.
Le cadre juridique
Le droit international
3 Aux termes de l’article 1er, section A, point 2, de la convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, no 2545 (1954)], entrée en vigueur le 22 avril 1954 et complétée par le protocole relatif au statut des réfugiés, conclu à New York le 31 janvier 1967, entré en vigueur le 4 octobre 1967 (ci-après la « convention de Genève ») :
« Aux fins de la présente Convention, le terme “réfugié” s’appliquera à toute personne [q]ui, [...] craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays [...] »
Le droit de l’Union
La directive 2011/95
4 Les considérants 6, 29, 30, 33, 34 et 39 de la directive 2011/95 énoncent :
« (6) Les conclusions du Conseil européen [qui s’est tenu à Tampere les 15 et 16 octobre 1999] précisent [...] que les règles relatives au statut de réfugié devraient aussi être complétées par des mesures relatives à des formes subsidiaires de protection offrant un statut approprié à toute personne nécessitant une telle protection.
[...]
(29) L’une des conditions à remplir pour pouvoir prétendre au statut de réfugié au sens de l’article 1er, section A, de la convention de Genève, est l’existence d’un lien de causalité entre les motifs de persécution que sont la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un certain groupe social, et les actes de persécution ou l’absence de protection contre de tels actes.
(30) Il est également nécessaire d’adopter une nouvelle définition commune du motif de persécution que constitue “l’appartenance à un certain groupe social”. Aux fins de la définition d’un certain groupe social, il convient de prendre dûment en considération les questions liées au genre du demandeur – notamment l’identité de genre et l’orientation sexuelle, qui peuvent être liées à certaines traditions juridiques et coutumes, résultant par exemple dans des mutilations génitales, des stérilisations
forcées ou des avortements forcés – dans la mesure où elles se rapportent à la crainte fondée du demandeur d’être persécuté.
[...]
(33) Il convient d’arrêter aussi des normes relatives à la définition et au contenu du statut conféré par la protection subsidiaire. La protection subsidiaire devrait compléter la protection des réfugiés consacrée par la convention de Genève.
(34) Il convient de fixer les critères communs que doivent remplir les demandeurs d’une protection internationale pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire. Ces critères devraient être définis sur la base des obligations internationales au titre des instruments relatifs aux droits de l’homme et des pratiques déjà existantes dans les États membres.
[...]
(39) En répondant à l’invitation lancée par le programme de Stockholm pour mettre en place un statut uniforme en faveur des réfugiés ou des personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et sauf dérogations nécessaires et objectivement justifiées, il convient d’accorder aux bénéficiaires du statut conféré par la protection subsidiaire les mêmes droits et avantages que ceux dont jouissent les réfugiés au titre de la présente directive et de les soumettre aux mêmes conditions d’accès. »
5 L’article 2 de cette directive, intitulé « Définitions », dispose :
« Aux fins de la présente directive, on entend par :
a) “protection internationale”, le statut de réfugié et le statut conféré par la protection subsidiaire définis aux points e) et g) ;
[...]
d) “réfugié”, tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle,
ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner et qui n’entre pas dans le champ d’application de l’article 12 ;
e) “statut de réfugié”, la reconnaissance, par un État membre, de la qualité de réfugié pour tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride ;
f) “personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire”, tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 15, l’article 17, paragraphes 1 et 2,
n’étant pas applicable à cette personne, et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays ;
g) “statut conféré par la protection subsidiaire”, la reconnaissance, par un État membre, d’un ressortissant d’un pays tiers ou d’un apatride en tant que personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire ;
h) “demande de protection internationale”, la demande de protection présentée à un État membre par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, qui peut être comprise comme visant à obtenir le statut de réfugié ou le statut conféré par la protection subsidiaire, le demandeur ne sollicitant pas explicitement un autre type de protection hors du champ d’application de la présente directive et pouvant faire l’objet d’une demande séparée ;
i) “demandeur”, tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle il n’a pas encore été statué définitivement ;
[...] »
6 L’article 4 de ladite directive, intitulé « Évaluation des faits et circonstances », dispose, à son paragraphe 3 :
« Il convient de procéder à l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale en tenant compte des éléments suivants :
[...]
c) le statut individuel et la situation personnelle du demandeur, y compris des facteurs comme son passé, son sexe et son âge, pour déterminer si, compte tenu de la situation personnelle du demandeur, les actes auxquels le demandeur a été ou risque d’être exposé pourraient être considérés comme une persécution ou une atteinte grave ;
[...] »
7 L’article 6 de la même directive, intitulé « Acteurs des persécutions ou des atteintes graves », prévoit :
« Les acteurs des persécutions ou des atteintes graves peuvent être :
a) l’État ;
b) des partis ou organisations qui contrôlent l’État ou une partie importante du territoire de celui-ci ;
c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou les atteintes graves au sens de l’article 7. »
8 L’article 7 de la directive 2011/95, intitulé « Acteurs de la protection », est libellé comme suit :
« 1. La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par :
a) l’État ; ou
b) des partis ou organisations, y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’État ou une partie importante du territoire de celui-ci,
pour autant qu’ils soient disposés à offrir une protection au sens du paragraphe 2 et en mesure de le faire.
2. La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe 1, points a) et b), prennent des mesures raisonnables pour empêcher les persécutions ou les atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le
demandeur a accès à cette protection.
[...] »
9 L’article 9 de cette directive, intitulé « Actes de persécution », dispose, à son paragraphe 3 :
« Conformément à l’article 2, point d), il doit y avoir un lien entre les motifs mentionnés à l’article 10 et les actes de persécution au sens du paragraphe 1 du présent article ou l’absence de protection contre de tels actes. »
10 L’article 10 de ladite directive, intitulé « Motifs de la persécution », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Lorsqu’ils évaluent les motifs de la persécution, les États membres tiennent compte des éléments suivants :
[...]
d) un groupe est considéré comme un certain groupe social lorsque, en particulier :
– ses membres partagent une caractéristique innée ou une histoire commune qui ne peut être modifiée, ou encore une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce, et
– ce groupe a son identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante.
En fonction des conditions qui prévalent dans le pays d’origine, un groupe social spécifique peut être un groupe dont les membres ont pour caractéristique commune une orientation sexuelle. L’orientation sexuelle ne peut pas s’entendre comme comprenant des actes réputés délictueux d’après la législation nationale des États membres. Il convient de prendre dûment en considération les aspects liés au genre, y compris l’identité de genre, aux fins de la reconnaissance de l’appartenance à un certain
groupe social ou de l’identification d’une caractéristique d’un tel groupe ;
[...] »
11 L’article 15 de la même directive, intitulé « Atteintes graves », dispose :
« Les atteintes graves sont :
a) la peine de mort ou l’exécution ; ou
b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ; ou
c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international. »
12 L’article 18 de la directive 2011/95, intitulé « Octroi du statut conféré par la protection subsidiaire », est libellé comme suit :
« Les États membres octroient le statut conféré par la protection subsidiaire à un ressortissant d’un pays tiers ou à un apatride pouvant bénéficier de la protection subsidiaire conformément aux chapitres II et V. »
La directive 2013/32
13 L’article 10 de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60), intitulé « Conditions auxquelles est soumis l’examen des demandes », prévoit, à son paragraphe 2 :
« Lors de l’examen d’une demande de protection internationale, l’autorité responsable de la détermination détermine d’abord si le demandeur remplit les conditions d’octroi du statut de réfugié et, si tel n’est pas le cas, détermine si le demandeur remplit les conditions pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire. »
Le droit autrichien
14 L’article 3 du Bundesgesetz über die Gewährung von Asyl (Asylgesetz 2005) [loi fédérale relative à l’octroi du droit d’asile (loi sur le droit d’asile de 2005)], du 16 août 2005 (BGBl. I, 100/2005), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après l’« AsylG 2005 »), intitulé « Statut de bénéficiaire du droit d’asile », dispose :
« (1) Un ressortissant étranger qui a introduit en Autriche une demande de protection internationale se voit reconnaître le statut de bénéficiaire du droit d’asile, pour autant que cette demande ne doive pas être rejetée au titre des articles 4, 4a ou 5, s’il est vraisemblable qu’il soit menacé de persécution dans son pays d’origine, au sens de l’article 1er, section A, point 2, de la [convention de Genève].
[...]
(5) La décision octroyant à un étranger, d’office ou sur la base d’une demande de protection internationale, le statut de bénéficiaire du droit d’asile doit être liée à la constatation que cet étranger bénéficie de plein droit du statut de réfugié. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
15 Le 4 novembre 2015, A N, un ressortissant afghan de l’ethnie pachtoune et originaire de la province de Laghman (Afghanistan), a déposé une demande de protection internationale en Autriche au titre de l’AsylG 2005. Au soutien de cette demande, A N a allégué qu’il était menacé de persécution en Afghanistan en raison d’une vendetta visant des personnes ayant un lien de parenté avec son père. Cette vendetta aurait pour origine un différend patrimonial portant sur un terrain agricole et opposant son
père à des cousins de ce dernier. Selon les informations fournies par A N, son père et son frère auraient été tués par les cousins de son père en exécution de ladite vendetta.
16 Par décision du 21 juin 2017, le BFA a rejeté cette demande, considérant que le départ de A N de son pays d’origine était « uniquement motivé par son désir d’améliorer sa situation économique et sociale » et que les informations fournies concernant le risque de persécution ne correspondaient pas à la réalité. A N a introduit un recours contre cette décision.
17 Par décision du 26 juillet 2022, le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral, Autriche) a accueilli le recours de A N, lui a accordé le statut de bénéficiaire de l’asile en vertu de l’article 3, paragraphe 1, de l’AsylG 2005 et a constaté, conformément à l’article 3, paragraphe 5, de cette loi, que le statut de réfugié lui revenait de plein droit.
18 Cette juridiction a estimé que les déclarations de A N sur les raisons pour lesquelles il craignait d’être persécuté dans son pays d’origine étaient avérées. Selon les constatations de ladite juridiction, A N est visé par une vendetta fondée sur un différend de nature patrimoniale qui l’exposerait, en cas de retour dans son pays d’origine, au risque d’être agressé, voire tué, par les cousins de son père en raison de son lien de filiation avec ce dernier, sans pouvoir raisonnablement espérer une
protection de la part des autorités afghanes. En outre, en cas d’établissement dans une autre région de son pays d’origine, A N risquerait de ne pas pouvoir subvenir à ses besoins.
19 Le BFA a formé un recours en Revision contre cette décision devant le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche), qui est la juridiction de renvoi, en faisant valoir, en substance, que le fait d’être membre d’une famille visée par une vendetta ne pouvait pas être qualifié d’« appartenance à un certain groupe social », au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2011/95.
20 La juridiction de renvoi relève que, selon les constatations du Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral), qui ne sont plus remises en cause par le BFA et sur lesquelles elle doit se fonder, A N fait l’objet de menaces, avec une probabilité suffisamment concrète d’actes de violence physique allant jusqu’à l’homicide, par des cousins de son père, en raison de sa qualité de membre d’une famille visée par une vendetta, dont l’origine se trouve dans un différend patrimonial. Elle se
demande si des personnes faisant l’objet de telles menaces uniquement en raison de ce lien de parenté doivent être considérées comme appartenant à un « certain groupe social », au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de cette directive, en tant que motif de persécution susceptible de conduire l’autorité nationale compétente à leur reconnaître le statut de réfugié. En particulier, cette juridiction demande à la Cour de clarifier la portée de la condition prévue au second tiret de cette
disposition, en vertu de laquelle un « certain groupe social » doit avoir son identité propre dans le pays tiers en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante.
21 Ladite juridiction relève également que, dans l’hypothèse où il résulterait des réponses de la Cour que A N ne peut se voir reconnaître le statut de réfugié, il serait encore nécessaire d’examiner s’il y a lieu de lui reconnaître le statut conféré par la protection subsidiaire en raison des menaces d’actes de violence physique pouvant aller jusqu’à l’homicide, constatées par le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral).
22 C’est dans ce contexte que le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’expression “ce groupe a son identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante”, qui figure à l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la [directive 2011/95], doit-elle être interprétée en ce sens que, dans le pays en question, un groupe ne possède une identité propre que s’il est considéré comme étant différent par la société environnante, ou est-il nécessaire d’examiner l’existence d’une “identité propre” de manière autonome et
indépendamment de la question de savoir si le groupe est perçu comme étant différent par la société environnante ?
Si, selon la réponse à la première question, l’existence d’une “identité propre” doit être examinée de manière autonome :
2) Selon quels critères convient-il de vérifier l’existence d’une “identité propre” au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la [directive 2011/95] ?
Indépendamment de la réponse aux première et deuxième questions :
3) Pour déterminer si un groupe est perçu comme étant différent “par la société environnante”, au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la [directive 2011/95], faut-il se fonder sur le point de vue de l’[acteur] de la persécution ou bien sur celui de l’ensemble ou d’une partie significative de la société d’un pays ou d’une partie de ce pays ?
4) Selon quels critères apprécie-t‑on si un groupe est perçu comme étant “différent” au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la [directive 2011/95] ? »
Sur les questions préjudicielles
23 Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens qu’un demandeur de protection internationale visé par une vendetta dans son pays d’origine en raison de sa qualité de membre d’une famille impliquée dans un différend de nature patrimoniale peut, pour ce seul motif, être considéré comme appartenant à un « certain groupe social », au sens de cette
disposition.
24 À titre liminaire, il convient de rappeler que l’article 2, sous d), de la directive 2011/95, qui reprend, en substance, la définition figurant à l’article 1er, section A, paragraphe 2, de la convention de Genève [arrêt du 14 mai 2019, M e.a. (Révocation du statut de réfugié), C‑391/16, C‑77/17 et C‑78/17, EU:C:2019:403, point 84], reconnaît la qualité de réfugié à tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa
nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays.
25 Un risque avéré de subir des actes de violence physique pouvant aller jusqu’à l’homicide, tel que celui auquel serait exposé A N dans son pays d’origine, ne suffit cependant pas, à lui seul, pour que puisse lui être reconnu le « statut de réfugié », au sens de l’article 2, sous e), de la directive 2011/95. En effet, en vertu de l’article 9, paragraphe 3, de cette directive, lu en combinaison avec l’article 6, sous c), ainsi que l’article 7, paragraphe 1, de celle-ci et à la lumière de son
considérant 29, la reconnaissance du statut de réfugié suppose qu’un lien soit établi soit entre l’un des motifs de persécution mentionnés à l’article 10, paragraphe 1, de ladite directive et les actes de persécution, au sens des dispositions auxquelles renvoie l’article 9, paragraphe 3, de la même directive, soit entre l’un de ces motifs de persécution et l’absence de protection, par les « acteurs de la protection », contre de tels actes lorsqu’ils sont perpétrés par des « acteurs non
étatiques » [voir, en ce sens, arrêt du 16 janvier 2024, Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques), C‑621/21, EU:C:2024:47, point 66].
26 La juridiction de renvoi interroge la Cour sur l’existence d’un tel lien entre, d’une part, le risque d’actes de violence auquel un demandeur de protection internationale visé par une vendetta dans son pays d’origine est exposé et, d’autre part, le motif tiré de l’appartenance à un « certain groupe social », au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2011/95. En d’autres termes, cette juridiction s’interroge sur le point de savoir si, dans de telles circonstances, ce
demandeur doit être regardé comme risquant d’être persécuté dans son pays d’origine « du fait de son appartenance à un certain groupe social ».
27 Il résulte de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de cette directive qu’un groupe est considéré comme constituant un « certain groupe social » lorsque deux conditions cumulatives sont remplies. D’une part, les membres du groupe concerné doivent partager au moins l’un des trois traits d’identification énoncés au premier tiret de ladite disposition, à savoir une « caractéristique innée », une « histoire commune qui ne peut être modifiée » ou encore une « caractéristique ou croyance à ce point
essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce ». D’autre part, ce groupe doit avoir son identité propre dans le pays d’origine « parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante » [arrêt du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487, point 40 et jurisprudence citée].
28 En ce qui concerne la première de ces conditions, dont la satisfaction n’est pas contestée devant la juridiction de renvoi, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 24 à 26 de ses conclusions, les membres d’une famille partagent, en raison de leurs liens familiaux, que ces liens découlent d’une filiation biologique, d’une adoption ou encore d’un mariage, une « caractéristique innée » ou une « histoire commune qui ne peut être modifiée ». La circonstance que les membres d’une famille,
et en particulier les hommes et les garçons de cette famille, se trouvent soumis, du fait de leur ascendance, à une vendetta, au motif que celle-ci se transmet de génération en génération, en ligne patrilinéaire, relève également d’une telle histoire commune qui ne peut être modifiée et constitue ainsi un trait supplémentaire commun à ces personnes. Partant, lesdites personnes peuvent être considérées comme satisfaisant à cette première condition.
29 S’agissant de la seconde condition devant être satisfaite pour qu’il y ait un « certain groupe social », au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), second tiret, de la directive 2011/95, ayant trait à l’identité propre de ce groupe dans le pays d’origine concerné « parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante », la juridiction de renvoi se demande si cette disposition impose d’examiner l’existence d’une « identité propre » de manière autonome et indépendamment de
la question de savoir si le groupe concerné est perçu comme étant différent par la société environnante.
30 Il résulte du libellé de l’article 10, paragraphe 1, sous d), second tiret, de la directive 2011/95, dans l’ensemble de ses versions linguistiques, que la perception, par la société environnante, de la différence du groupe concerné revêt une importance décisive. Ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, en substance, aux points 30 à 32 de ses conclusions, l’« identité propre » du groupe, visée à cette disposition, constitue une condition qui doit être appréciée non pas de manière distincte et
autonome par rapport à la perception de la société environnante, mais en lien avec celle-ci.
31 Il appartient à l’État membre concerné de déterminer quelle « société environnante », au sens de cette disposition, est pertinente pour apprécier l’existence d’un groupe social. Cette société peut coïncider avec l’ensemble du pays d’origine du demandeur de protection internationale ou être plus circonscrite, par exemple à une partie du territoire ou de la population de ce pays tiers [arrêts du 16 janvier 2024, Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques),
C‑621/21, EU:C:2024:47, point 54, et du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487, point 50].
32 Par ailleurs, « l’appartenance à un certain groupe social » doit être constatée indépendamment du risque d’actes de persécution auxquels les membres de ce groupe sont exposés dans leur pays d’origine [voir, en ce sens, arrêt du 16 janvier 2024, Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques), C‑621/21, EU:C:2024:47, point 55].
33 À titre d’exemple, l’existence, dans le pays d’origine, d’une législation pénale visant spécifiquement les personnes homosexuelles permet de constater que ces personnes constituent un groupe à part qui est perçu par la société environnante comme étant différent (arrêt du 7 novembre 2013, X e.a., C‑199/12 à C‑201/12, EU:C:2013:720, point 49).
34 De même, en fonction des conditions et notamment des normes sociales, morales ou juridiques prévalant dans le pays d’origine, peuvent être considérées comme appartenant à « un certain groupe social », au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), second tiret, de la directive 2011/95, tant les femmes de ce pays dans leur ensemble que des groupes plus restreints de femmes partageant une caractéristique supplémentaire, telle que le fait de s’être soustraites à un mariage forcé ou, pour des femmes
mariées, d’avoir quitté leurs foyers, ou encore le fait de s’identifier de manière effective à la valeur fondamentale de l’égalité entre les femmes et les hommes [voir, en ce sens, arrêts du 16 janvier 2024, Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques), C‑621/21, EU:C:2024:47, points 52, 53 et 62, ainsi que du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487,
points 49 et 64].
35 Dans ce contexte, il importe de souligner que ne saurait être déterminante la perception qu’ont seulement quelques individus faisant partie de la société environnante. Pour pouvoir être reconnu comme ayant une identité propre dans le pays d’origine, le groupe doit être perçu comme étant différent par la société environnante dans son ensemble, ce qui implique nécessairement que cette perception soit partagée par une partie substantielle des individus formant cette société et non pas uniquement par
des auteurs isolés d’actes susceptibles d’être qualifiés d’actes de persécution au sens de la directive 2011/95. Dans le cas contraire, en effet, de tels actes suffiraient à considérer les personnes qu’ils visent comme appartenant à un « certain groupe social », ce qui priverait cette condition d’effet utile.
36 De même, la perception de leur propre différence, par les victimes de tels actes, ne saurait, à elle seule, être déterminante dans ce contexte. Dans des circonstances caractérisées par une vendetta familiale, la perception subjective de leur différence, par les membres de la famille visés par cette vendetta, n’implique pas en soi que le groupe qu’ils forment ensemble soit perçu comme étant différent par la société environnante, comme l’exige le second tiret de cet article 10, paragraphe 1,
sous d).
37 Partant, ce qui importe est le fait qu’un groupe soit perçu comme étant différent par la société environnante dans son ensemble, en raison notamment des normes sociales, morales ou juridiques prévalant dans le pays d’origine. La preuve d’une telle perception, au niveau de la société environnante, peut notamment être apportée à partir d’indices concrets tels que, par exemple, des traitements discriminatoires ou des pratiques d’exclusion, voire des stigmatisations affectant de manière générale les
membres du groupe en question et ayant pour effet de placer ceux-ci en marge de la société environnante [voir, en ce sens, arrêts du 16 janvier 2024,Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques), C‑621/21, EU:C:2024:47, point 53, et du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487, point 49].
38 En l’occurrence, sous réserve des vérifications que la juridiction de renvoi doit effectuer, il ne ressort pas du dossier dont dispose la Cour que, dans leur pays d’origine, le groupe constitué par les membres d’une famille particulière visés par une vendetta dont la cause est un différend de nature patrimoniale soit perçu comme étant différent non seulement par les membres des familles impliquées dans cette vendetta, mais également par la société environnante dans son ensemble.
39 Il résulte de ce qui précède que le fait, pour un demandeur de protection internationale, d’être exposé, dans son pays d’origine, à un risque de subir des actes de violence physique allant jusqu’à l’homicide en exécution d’une vendetta visant tout ou partie des membres de sa famille en raison d’un différend patrimonial ne permet pas de constater que ce demandeur appartient à un « certain groupe social », au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2011/95. Partant, un tel
demandeur ne pourrait, à ce titre, se voir reconnaître le statut de réfugié.
40 Il importe toutefois de préciser que, si, lors de l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale effectuée conformément à l’article 4 de la directive 2011/95, en tenant compte, en particulier, des éléments indiqués au paragraphe 3 de cet article, l’autorité compétente constate que le demandeur ne remplit pas les conditions de reconnaissance du statut de réfugié, l’article 10, paragraphe 2, de la directive 2013/32 oblige cette autorité à déterminer si le demandeur remplit les
conditions pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire.
41 Ainsi qu’il ressort, premièrement, du considérant 33 de la directive 2011/95, la protection subsidiaire complète la protection des réfugiés consacrée par la convention de Genève. Deuxièmement, le considérant 34 de cette directive précise que les critères communs que doivent remplir les demandeurs de protection internationale pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire sont définis sur la base des obligations internationales au titre des instruments relatifs aux droits de l’homme et des
pratiques déjà existantes dans les États membres. Troisièmement, il découle du considérant 39 de ladite directive que, sauf dérogations nécessaires et objectivement justifiées, les bénéficiaires du statut conféré par la protection subsidiaire doivent jouir des mêmes droits et avantages que ceux dont jouissent les réfugiés au titre de la même directive et être soumis aux mêmes conditions d’accès.
42 En vertu de l’article 2, sous f), de la directive 2011/95, peut bénéficier de la protection subsidiaire tout ressortissant d’un pays tiers qui ne peut être considéré comme étant un réfugié, mais pour lequel il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, s’il était renvoyé dans son pays d’origine, il courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 15 de cette directive et qu’il ne peut pas ou, compte tenu de ce risque, n’est pas disposé à se prévaloir de la
protection de ce pays.
43 La notion d’« atteintes graves » comprend notamment, aux termes de cet article 15, sous a) et b), la peine de mort, l’exécution, la torture, des traitements ou des sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine. Ces dispositions n’établissant aucune distinction selon que l’atteinte est commise par une autorité étatique ou par un acteur non étatique, une telle notion couvre une menace réelle, pesant sur le demandeur, d’être tué ou de se voir infliger des actes de
violence par un membre de sa famille ou de sa communauté, indépendamment des motifs sous-tendant lesdits actes [voir, en ce sens, arrêt du 16 janvier 2024, Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques), C‑621/21, EU:C:2024:47, points 75 et 80].
44 Il incombe ainsi à l’autorité nationale compétente d’apprécier, dans le cadre notamment de la procédure prévue à l’article 4 de la directive 2011/95, si un demandeur de protection internationale tel que A N satisfait aux conditions prévues pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire. La Cour a précisé, à cet égard, que les circonstances relatives au statut individuel et à la situation personnelle du demandeur sont susceptibles de constituer des éléments pertinents pour l’évaluation d’une
demande de protection subsidiaire par l’autorité nationale compétente, indépendamment du type spécifique d’atteintes graves, au sens de l’article 15 de la directive 2011/95, qui fait l’objet d’une telle évaluation [voir, en ce sens, arrêt du 9 novembre 2023, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Notion d’atteintes graves), C‑125/22, EU:C:2023:843, point 43].
45 Si un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride réunissent les conditions prévues par cette directive pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire, les États membres sont tenus, conformément à l’article 18 de ladite directive, de leur octroyer le statut conféré par cette protection.
46 Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens qu’un demandeur de protection internationale visé par une vendetta dans son pays d’origine en raison de sa qualité de membre d’une famille impliquée dans un différend de nature patrimoniale ne peut pas, pour ce seul motif, être considéré comme appartenant à un « certain groupe social », au sens de cette
disposition.
Sur les dépens
47 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :
L’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection,
doit être interprété en ce sens que :
un demandeur de protection internationale visé par une vendetta dans son pays d’origine en raison de sa qualité de membre d’une famille impliquée dans un différend de nature patrimoniale ne peut pas, pour ce seul motif, être considéré comme appartenant à un « certain groupe social », au sens de cette disposition.
Signatures
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
( *1 ) Langue de procédure : l’allemand.
( i ) Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.