GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE LOPES DE SOUSA FERNANDES c. PORTUGAL
(Requête no 56080/13)
ARRÊT
STRASBOURG
19 décembre 2017
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller,
Ksenija Turković,
Yonko Grozev,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Pauliine Koskelo,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Roderick Liddell, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 novembre 2016 et le 20 septembre 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 56080/13) dirigée contre la République portugaise et dont une ressortissante de cet État, Mme Maria Isabel Lopes de Sousa Fernandes (« la requérante »), a saisi la Cour le 23 août 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Invoquant l’article 2 de la Convention, la requérante se plaignait que son mari était décédé à l’hôpital à la suite d’une infection nosocomiale du fait de la négligence et de l’imprudence du personnel médical. Elle alléguait en outre que les autorités auxquelles elle s’était adressée n’avaient pas dûment élucidé la cause précise de la dégradation soudaine de l’état de santé de son mari. Sur le terrain des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, elle dénonçait par ailleurs la durée et l’issue de la procédure interne menée dans le cadre de l’action qu’elle avait engagée à cet égard.
3. La requête a été attribuée à la première puis à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Une chambre de la quatrième section composée de András Sajó, président, Vincent A. De Gaetano, Nona Tsotsoria, Paulo Pinto de Albuquerque, Krzysztof Wojtyczek, Iulia Antoanella Motoc et Gabriele Kucsko‑Stadlmayer, juges, et de Françoise Elens-Passos, greffière de section, a rendu un arrêt le 15 décembre 2015. La Cour a déclaré à l’unanimité la requête recevable, a conclu à la majorité à la violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention et a conclu à l’unanimité à la violation du volet procédural de l’article 2. L’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Sajó et Tsotsoria se trouve joint à l’arrêt.
4. Le 10 mars 2016, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 2 mai 2016, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
6. Par une lettre du 2 juin 2016, la requérante a été invitée à remplir et à retourner au greffe le 23 juin 2016 au plus tard un pouvoir autorisant un avocat à la représenter devant la Cour, conformément à l’article 36 §§ 2 et 4 du règlement. Le 22 juin 2016, la requérante a communiqué un pouvoir autorisant Me Sá Fernandes, avocat à Lisbonne, à la représenter devant la Cour. Elle a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire le 8 décembre 2016.
7. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond (article 59 § 1 du règlement).
8. Par ailleurs, des observations ont été reçues des gouvernements britannique et irlandais, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 16 novembre 2016 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmesM.F. da Graça Carvalho, procureure générale
adjointe,agente,
A. Garcia Marques, juriste au bureau de l’agente,
M.E. Sousa Pina, médecin du Service national de
la santé à la retraite,conseillères ;
– pour la requérante
M.R. Sá Fernandes, avocat,conseil,
MmesI. Rogeiro, avocate,
A. Martins, avocate,
M.D. Machado, médecin,conseillers.
La Cour a entendu Me Sá Fernandes et Mme da Graça Carvalho en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par des juges.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. La requérante est née en 1969 et réside à Vila Nova de Gaia. Son mari, M. António Rui Calisto Fernandes, était né en 1957. Il est décédé le 8 mars 1998 à l’issue d’une série de problèmes médicaux survenus après qu’il eut subi une opération chirurgicale bénigne (ablation de polypes nasaux).
A. L’enchaînement des événements ayant abouti au décès du mari de la requérante
1. Le traitement à l’hôpital de Vila Nova de Gaia
11. Le 26 novembre 1997, M. Fernandes fut admis dans le service d’oto‑rhino-laryngologie (ORL) de l’hôpital de Vila Nova de Gaia (« le CHVNG ») pour y subir une polypectomie nasale. Il fut opéré le 27 novembre et sortit de l’hôpital le lendemain à 10 heures.
12. Le 29 novembre 1997, à une heure du matin, la requérante emmena son mari au service des urgences du CHVNG car il souffrait de violents maux de tête et était agité. M. Fernandes fut examiné par les médecins de garde, dont un neurologue. Ceux-ci diagnostiquèrent des troubles d’ordre psychologique et lui prescrivirent des tranquillisants. La requérante affirme qu’ils recommandèrent que M. Fernandes rentrât chez lui mais qu’elle s’y opposa.
13. Dans la matinée, M. Fernandes fut examiné par la nouvelle équipe médicale de garde. À 10 heures, il subit une ponction lombaire qui révéla une méningite bactérienne. Il fut transféré à l’unité de soins intensifs de l’hôpital.
14. Le 30 novembre 1997, un scanner révéla la présence d’un œdème cérébral. Le 2 décembre, un autre scanner montra que l’œdème cérébral avait diminué.
15. Le 5 décembre 1997, après une amélioration de son état clinique, M. Fernandes fut transféré à l’unité D. de médecine générale de l’hôpital, où il fut suivi par le docteur J.V. Le 10 décembre, on lui diagnostiqua deux ulcères duodénaux.
16. Le 13 décembre, M. Fernandes fut autorisé à sortir de l’hôpital, son état ayant été jugé stable. L’équipe médicale lui recommanda de revenir passer un scanner de contrôle en consultation externe.
17. Le 18 décembre, M. Fernandes, pris de vertiges et de maux de tête, fut admis aux urgences du CHVNG. Il fut examiné par le docteur J.V., qui le garda en observation car il souffrait d’une diarrhée aiguë, de douleurs abdominales et d’une forte anémie. Il reçut des transfusions sanguines.
18. Le 19 décembre, il fut soumis à une endoscopie, qui confirma la présence d’un ulcère gastroduodénal.
19. Le 23 décembre 1997, M. Fernandes sortit de l’hôpital. On lui prescrivit un régime spécial et un traitement médicamenteux. Un rendez‑vous médical fut pris pour le 9 février 1998.
20. Après sa sortie de l’hôpital, M. Fernandes continua de souffrir de violentes douleurs abdominales et de diarrhée. Le 9 janvier 1998, il retourna aux urgences du CHVNG. Il fut examiné par le docteur J.V., qui ne jugea pas nécessaire de l’hospitaliser. Il rentra donc chez lui le jour même.
21. Le 25 janvier 1998, M. Fernandes fut à nouveau hospitalisé au CHVNG. Une coloscopie mit en évidence une colite infectieuse avec ulcère. Des examens bactériologiques révélèrent aussi la présence de la bactérie clostridium difficile. M. Fernandes fut placé sous perfusion et reçut un traitement antibiotique.
22. À la demande de la requérante et de son mari, le docteur J.V. autorisa celui-ci à sortir de l’hôpital le 3 février 1998. Il lui prescrivit un traitement par voie orale et l’orienta vers les consultations externes de l’hôpital pour le suivi.
2. Le traitement à l’hôpital général Saint-Antoine de Porto
23. Le 17 février 1998, M. Fernandes fut admis à l’hôpital général Saint‑Antoine à Porto après qu’on eut constaté qu’il souffrait de diarrhée chronique et d’une anémie microcytaire. Il fut soumis à divers examens, dont une coloscopie, une endoscopie et des analyses de sang. L’équipe médicale émit plusieurs hypothèses quant à la cause de son état, notamment la possibilité d’une infection par la bactérie clostridium difficile, mais elles furent finalement toutes écartées. En revanche, les examens révélèrent une infection au cytomégalovirus, pour laquelle un traitement fut administré.
24. Le 5 mars 1998, M. Fernandes fut examiné par un médecin, qui estima que la situation était maîtrisée.
25. Le 6 mars 1998, l’état de M. Fernandes se détériora. Le mari de la requérante fut examiné par un médecin, qui soupçonna une perforation viscérale. Il passa alors une radiographie et une échographie abdominale. Cette dernière révéla la présence d’ascite dans l’abdomen mais ne permit pas de confirmer le diagnostic initial. À 17 h 30, il fut examiné par un autre médecin, qui détecta à la palpation une contracture abdominale. Une gazométrie artérielle révéla une alcalose métabolique, mais le patient ne présentait aucun signe d’hypocalcémie. Une rectosigmoïdoscopie fut réalisée. Elle mit en évidence une rectocolite.
26. Le 7 mars 1998 à 13 heures, M. Fernandes fut mis sous oxygène car il avait du mal à respirer. À 15 heures, il fut examiné par un médecin généraliste puis par un chirurgien. Constatant la présence d’une péritonite généralisée, celui-ci jugea qu’il était nécessaire d’opérer en urgence. M. Fernandes entra au bloc opératoire à 16 heures, et en sortit quelques minutes plus tard afin d’être préparé pour l’intervention chirurgicale. Il reçut notamment une transfusion sanguine. Il entra à nouveau au bloc opératoire à 20 heures. Il décéda le lendemain, à 2 h 55.
27. Selon le certificat de décès établi par l’hôpital Saint-Antoine, il avait succombé à une septicémie causée par une péritonite et une perforation viscérale.
B. Les procédures engagées par la requérante
28. Le 13 août 1998, la requérante adressa une lettre commune au ministère de la Santé, à l’administration de la santé de la région du Nord et à l’Ordre des médecins. Elle s’y plaignait de n’avoir pas obtenu des hôpitaux une réponse lui permettant de comprendre l’aggravation soudaine de l’état de santé, puis le décès, de son mari.
1. La procédure menée devant l’Inspection générale de la santé
29. Le 30 octobre et le 23 décembre 1998, l’administration de la santé de la région du Nord envoya à la requérante une copie des rapports qui avaient été établis par le CHVNG et par l’hôpital Saint-Antoine à partir du dossier médical de M. Fernandes.
30. Le 30 mai 2000, la requérante s’enquit auprès de l’administration régionale de la santé de l’état d’avancement de la procédure, indiquant qu’elle n’avait toujours pas reçu d’explication claire quant aux événements qui avaient précédé le décès de son mari. Par une lettre du 5 juillet 2000, l’administration l’informa que le dossier avait été transmis à l’Inspection générale de la santé (Inspeção‑Geral da Saúde – « l’IGS ») en vue de l’ouverture d’une enquête.
31. Par une décision du 20 septembre 2000, l’inspecteur général de la santé ordonna la réalisation d’une enquête (processo de averiguações).
32. Le 6 novembre 2001, un inspecteur fut désigné pour diriger l’enquête.
33. Le 7 février 2002, l’IGS informa la requérante que les membres de l’équipe médicale qui avait soigné son mari allaient être entendus et qu’un rapport d’expertise médicale allait être établi.
34. Le 3 avril 2002, la requérante fut entendue.
35. Le 23 septembre 2002, des expertises médicales furent demandées. Des spécialistes en médecine interne, en gastroentérologie et en chirurgie générale rendirent leurs rapports en novembre 2002. Il ressortait de ces rapports que, compte tenu de la dégradation de l’état de santé du mari de la requérante après sa polypectomie nasale, il aurait été impossible de lui sauver la vie.
36. Le rapport d’enquête fut rendu le 28 novembre 2002. Il concluait, en s’appuyant sur les rapports d’expertise médicale, que M. Fernandes avait reçu un traitement adéquat.
37. Par une décision du 12 décembre 2002, l’inspecteur général de la santé déclara l’enquête close, estimant qu’il n’y avait pas eu de négligence médicale et qu’il n’y avait pas de motif d’engager de procédure disciplinaire contre les médecins qui avaient traité M. Fernandes.
38. Par une lettre du 17 février 2003, la requérante contesta cette décision. Elle arguait que le rapport d’enquête ne répondait pas à ses questions, et elle se plaignait de la présence de certaines zones d’ombre ainsi que de la durée de l’enquête et des conclusions auxquelles celle-ci avait abouti.
39. Le 28 mars 2003, l’inspecteur général de la santé informa la requérante qu’il avait annulé sa décision du 12 décembre 2002 et ordonné la réouverture de l’enquête.
40. Le 26 septembre 2005, compte tenu des questions qui avaient été soulevées par la requérante, les experts furent invités à fournir un complément d’information.
41. Un nouveau rapport d’enquête fut établi le 23 novembre 2005. Ce rapport précisait les faits et tenait compte des réponses fournies par les trois experts médicaux. Il indiquait, d’une part, que M. Fernandes avait reçu au CHVNG et à l’hôpital Saint-Antoine des soins médicaux pertinents et adéquats s’agissant du diagnostic, de la surveillance et du traitement, et qu’il n’y avait donc pas de raison de critiquer le personnel médical qui l’avait pris en charge et, d’autre part, que toutes les autorisations de sortie de l’hôpital dont l’intéressé avait fait l’objet avaient été données de manière justifiée eu égard à l’amélioration de son état de santé. Les conclusions du rapport étaient les suivantes :
« Les résultats de l’enquête (...) consécutive à la réouverture de la procédure, aux nouvelles investigations et aux nouveaux rapports médicaux ne font pas apparaître de comportements négligents ou imprudents contraires à la bonne pratique médicale. Il n’y a donc lieu d’engager d’action judiciaire ou disciplinaire contre aucune des personnes ayant participé à la prise en charge [du patient] (...) »
42. Compte tenu de ce rapport, l’inspecteur général de la santé rendit à nouveau, le 27 décembre 2005, une décision mettant fin à la procédure.
43. Par une lettre du 1er février 2006, la requérante contesta cette décision, dénonçant des zones d’ombre et des omissions. Elle émettait par ailleurs plusieurs hypothèses : l’aggravation soudaine de l’état de santé de son mari et, en définitive, la mort de celui-ci avaient peut-être été causées par des bactéries présentes au bloc opératoire le jour de la polypectomie nasale ; les diagnostics avaient peut-être été posés à la hâte ; et des négligences et des imprudences avaient peut-être été commises lors du traitement. Enfin, elle se plaignait que les rapports de médecine interne et de gastroentérologie aient été établis à chaque fois par les mêmes experts. Elle demandait donc la réouverture de l’enquête et la réalisation d’une nouvelle expertise médicale.
44. Le 2 mars 2006, l’inspecteur général de la santé adressa à la requérante une lettre par laquelle il l’informait qu’il avait annulé sa décision de clôture de la procédure et ordonné la réalisation de nouvelles expertises par d’autres spécialistes en médecine interne et en gastroentérologie.
45. La requérante fut à nouveau entendue le 27 avril 2006.
46. Les deux experts médicaux rendirent leur rapport le 20 mai et le 10 juillet 2006. L’expert en gastroentérologie considérait, d’une part, qu’il était possible, quoique rare, qu’une polypectomie nasale cause une méningite et, d’autre part, que l’équipe médicale avait administré à M. Fernandes un traitement approprié mais qu’il n’avait peut-être pas été judicieux de le laisser sortir de l’hôpital le 3 février 1998 compte tenu de son état clinique. Il concluait que le patient avait souffert d’une série de complications qui n’étaient pas fréquentes mais qui pouvaient se produire, et qu’il avait bénéficié d’une prise en charge médicale adaptée au CHVNG. Sur la prise en charge à l’hôpital Saint-Antoine, il était d’avis que le tableau clinique du patient était extrêmement compliqué et avait donné lieu à des doutes quant à la meilleure manière de procéder. L’expert en médecine interne excluait pour sa part la possibilité d’une infection nosocomiale car il considérait que, face à une telle infection, les antibiotiques administrés au patient n’auraient eu aucun effet. Il estimait que la méningite s’était développée de manière inattendue, et que la décision de laisser le patient quitter l’hôpital le 3 février 1998 avait été prise à bon escient mais qu’il eût fallu continuer de le suivre dans le cadre de consultations externes.
47. Le 25 juillet 2006, l’enquête s’acheva par l’établissement d’un rapport, qui contenait les conclusions suivantes :
« (...)
Il ressort des rapports d’expertise médicale les plus récents (...) que rien ne permet de conclure à la responsabilité disciplinaire pour faute de l’un quelconque des professionnels de santé qui sont intervenus dans la prise en charge médicale de [M. Fernandes] (...)
(...) la décision du médecin assistant [J.V.] d’orienter le patient vers les consultations externes n’a pas été suffisante et adéquate du point de vue clinique dans la mesure où, pour prévenir une récidive de la colite à clostridium difficile (...), il aurait fallu garder le patient à l’hôpital sous surveillance médicale étroite (...)
(...)
Dès lors, le médecin en question n’a pas agi avec le soin et la diligence qui s’imposaient, de sorte que sa responsabilité disciplinaire peut être engagée à raison de sa conduite négligente dans l’assistance médicale apportée (...) à l’unité D. du service de médecine du CHVNG entre le 25 janvier et le 3 février 1998.
Les avis médicaux ne critiquent pas la manière dont le patient a été pris en charge au service de gastroentérologie de l’hôpital général Saint‑Antoine de Porto (...) »
48. À la lumière de ce rapport, l’inspecteur général ordonna, par une décision du 26 juillet 2006, l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’encontre du docteur J.V.
49. La requérante fut informée par une lettre du 31 juillet 2006 que la procédure disciplinaire dirigée contre le docteur J.V. serait suspendue dans l’attente de l’issue de la procédure pénale (paragraphes 59-68 ci-dessous).
2. La procédure menée devant l’Ordre des médecins
50. Entretemps, le 31 août 1998, l’Ordre des médecins accusa réception de la lettre de la requérante du 13 août 1998, et l’informa qu’il allait y être donné suite.
51. L’affaire fut renvoyée devant le conseil disciplinaire de la région du Nord de l’Ordre des médecins. Après avoir reçu le dossier médical du patient, ce conseil recueillit l’avis de quatre collèges de médecine spécialisée : gastroentérologie, maladies infectieuses, chirurgie générale et ORL.
52. Dans son rapport du 14 juillet 1999, le collège de gastroentérologie formula les conclusions suivantes :
« (...)
La veille de son décès, le patient avait fait l’objet d’une radiographie simple de l’abdomen qui n’avait révélé aucune dilatation ou perforation du côlon.
Le décès a été causé par une péritonite due à la perforation de l’ulcère duodénal. Les difficultés qu’ont eues les membres de l’équipe médicale à diagnostiquer cette affection sont compréhensibles compte tenu de la gravité de l’état clinique du patient et du fait que ses douleurs abdominales s’expliquaient par la maladie inflammatoire du côlon.
Le rôle des corticostéroïdes dans l’aggravation ou la réactivation de l’ulcère peptique (...) n’est pas actuellement considéré comme un facteur de risque (...) Toutefois, le patient ayant déjà connu un épisode de saignements intestinaux, il y aurait eu lieu d’évaluer le rapport bénéfice-risques de l’usage de ces médicaments.
(...)
Les décisions d’autoriser le patient à quitter l’hôpital ont pu retarder le diagnostic ou la mise en place du traitement. Pour autant, après avoir examiné les documents qui m’ont été communiqués, je ne suis pas en mesure de confirmer que ces décisions aient effectivement nui au diagnostic ou au programme de traitement.
(...) »
53. Les conclusions du rapport rendu le 17 avril 2000 par le collège des maladies infectieuses étaient les suivantes :
« 1. À notre avis, la méningite, qui était très probablement due à la polypectomie nasale, a été diagnostiquée avec un retard inexplicable. Le fait qu’il n’y ait pas eu dans l’équipe médicale de personne formée à ce type de diagnostic (par exemple un spécialiste des maladies infectieuses) peut être considéré comme la seule explication à cela. Toutefois, ce n’était pas la cause immédiate du décès du patient.
2. À notre avis, il s’est écoulé un temps trop long entre le diagnostic de perforation de l’ulcère duodénal et l’intervention chirurgicale.
3. Le fait qu’il n’ait pas été pratiqué d’autopsie, alors que cette mesure est obligatoire (mandatória) en pareil cas pour faire la lumière sur l’enchaînement des événements, a porté un préjudice incalculable à la procédure. »
Le rapport se poursuivait ainsi :
« Les conditions inhumaines dans lesquelles s’est déroulé le traitement du patient sont un autre exemple de la situation quotidienne dans nos hôpitaux ; elles reflètent les conditions structurelles et opérationnelles épouvantables qui y règnent, et qu’il est impératif d’analyser et de modifier d’urgence.
Le présent comité du collège des maladies infectieuses de l’Ordre des médecins doit jouer un rôle fondamental dans la défense des droits des patients et des médecins afin que soient assurées de meilleures conditions de soins pour les premiers et de meilleures conditions de travail pour les seconds.
Nous redisons, une fois encore, la nécessité d’envisager la création de services ou d’unités de traitement des maladies infectieuses dans les hôpitaux du même type que celui de Vila Nova de Gaia, afin d’améliorer la qualité des soins dans ce domaine. »
54. Dans son rapport du 24 avril 2001, le collège de chirurgie générale concluait qu’il n’y avait eu ni négligence ni faute médicale dans les hôpitaux concernés. Il exposait ceci :
« 1. La perforation d’un ulcère duodénal nécessite une intervention immédiate. Dans le cas présent, la perforation (...) était difficile voire impossible à diagnostiquer compte tenu du contexte clinique dans lequel elle est survenue. En outre, eu égard à la gravité de l’état du patient, il fallait réfléchir soigneusement à la manière de procéder à l’intervention qu’il devait subir et prendre un certain nombre de mesures pour l’y préparer.
(...) »
55. Dans son rapport du 1er août 2001, le collège d’ORL formula les conclusions suivantes :
« 1. La méningite consécutive à une opération de chirurgie micro-endoscopique des polypes nasaux est l’une des (principales) complications rapportées pour ce type d’intervention ; elle est estimée dans la littérature à une incidence de 0,6 % à 1 % des cas. Ces chiffres sont plus élevés lorsqu’il s’agit d’une seconde opération, comme c’était le cas en l’occurrence (le patient avait déjà été opéré en 1993, comme indiqué à la page 314 du dossier de l’intervention).
2. La tomodensitométrie post-opératoire du cerveau réalisée le 29 novembre 1997 ne montre aucune discontinuité entre les os de la base du crâne (...) ce qui indique une absence d’opération chirurgicale endocrânienne invasive.
3. La description de l’intervention réalisée sur le patient le 26 novembre 1997 (page 310 du dossier) ne fait apparaître aucun signe de négligence ou de faute clinique.
4. Il n’a été réalisé de procédure ORL lors d’aucun des séjours subséquents du patient à l’hôpital de Vila Nova de Gaia ou à l’hôpital Saint-Antoine. »
56. Par une décision du 28 décembre 2001, le conseil disciplinaire de la région du Nord décida, après avoir examiné les conclusions des différents collèges de spécialistes, de ne pas donner suite à la plainte de la requérante, au motif qu’il n’y avait aucune preuve de manquement ou de négligence médicale.
57. Le conseil disciplinaire observa que :
i. la méningite était une complication susceptible de survenir dans 0,6 % à 1 % des cas après une polypectomie nasale, et le taux d’incidence était plus élevé lorsque le patient avait déjà été opéré, ce qui était le cas de M. Fernandes ;
ii. M. Fernandes avait reçu un traitement approprié à chacun de ses séjours à l’hôpital ;
iii. la méningite bactérienne (à pseudomonas) qu’il avait contractée avait été correctement traitée ;
iv. même si le collège des maladies infectieuses avait estimé que la présence d’un spécialiste de cette discipline eût permis de parvenir à un diagnostic plus tôt, ce facteur n’avait pas joué un rôle déterminant dans l’évolution de la situation clinique du patient ;
v. la péritonite avait été causée par la perforation de l’ulcère duodénal, ce qu’il était difficile de diagnostiquer du fait de la gravité de l’état clinique du patient, fait reconnu tant par le collège de gastroentérologie que par le collège de chirurgie générale ;
vi. même si le collège des maladies infectieuses avait considéré qu’il s’était écoulé trop longtemps entre le diagnostic de perforation de l’ulcère duodénal et l’intervention chirurgicale, ce n’était pas sans raison que les médecins avaient pris un certain temps pour préparer l’intervention : le patient souffrait d’une maladie intestinale ainsi que d’une grave anémie, d’une septicémie et d’un déséquilibre fluidique et électrolytique, comme l’avait noté le collège de chirurgie générale.
58. Le 29 avril 2002, la requérante contesta cette décision devant le conseil disciplinaire national de l’Ordre des médecins. Le 18 mars 2003, ce recours fut déclaré irrecevable pour tardiveté.
3. La procédure pénale menée devant le tribunal de Vila Nova de Gaia
59. Le 29 avril 2002, la requérante saisit le service des enquêtes et poursuites pénales de Porto d’une plainte pour homicide par négligence.
60. Elle fut entendue le 7 juin 2002.
61. Par une ordonnance du 27 septembre 2002, le tribunal d’instruction criminelle l’autorisa à intervenir dans la procédure en qualité d’auxiliaire du ministère public (assistente).
62. Le 7 décembre 2007, le parquet présenta ses conclusions. Il accusait le docteur J.V. d’homicide par négligence grave (grosseira) et citait à l’appui le rapport joint à la décision de l’IGS du 25 juillet 2006. Il considérait que le docteur J.V. n’aurait pas dû autoriser M. Fernandes à rentrer chez lui le 3 février 1998 alors que son état clinique était problématique et qu’il avait été infecté par la bactérie clostridium difficile.
63. L’affaire fut renvoyée devant le tribunal de Vila Nova de Gaia. Au cours du procès, le tribunal entendit la requérante, l’accusé, les huit médecins qui étaient intervenus auprès de M. Fernandes au CHVNG et à l’hôpital Saint-Antoine et les cinq experts médicaux qui avaient été désignés dans le cadre de la procédure devant l’IGS. Il sollicita également l’avis du conseil disciplinaire de l’Ordre des médecins.
64. Le 15 janvier 2009, le tribunal acquitta le docteur J.V. Il estima en particulier que les constats faits par l’IGS dans sa décision du 26 juillet 2006 ne pouvaient pas être pris en considération car ils n’avaient pas été confirmés par les cinq experts médicaux qui avaient déposé pendant le procès.
65. Le tribunal jugea établis, notamment, les faits suivants :
« L’hospitalisation du patient le 18 décembre 1997 (...) n’était pas due à un manque de contrôle médical de son état clinique (...) en effet, elle n’avait aucun lien avec les complications de la méningite. Elle était en réalité due à une anémie aigüe causée par les saignements intestinaux d’un ulcère duodénal ; (...)
Les décisions d’autoriser le patient à sortir prises les 13 et 23 décembre 1997 étaient appropriées, étant donné que, la première fois, le problème de méningite bactérienne avait été résolu, [le patient] avait terminé son traitement antibiotique, il ne présentait plus ni symptômes ni fièvre, ses leucocytes avaient légèrement augmenté, ses neutrophiles avaient baissé, sa vitesse de sédimentation était normale et il ne se plaignait pas (...) et, la seconde fois, c’est-à-dire à l’issue de la période d’hospitalisation du 18 au 23 décembre 1997, le patient ne se plaignait ni de douleurs abdominales ni de diarrhée ni de saignements (...) de sorte qu’il était possible de continuer de traiter son ulcère par un régime alimentaire tout en poursuivant la surveillance dans le cadre de consultations externes (...)
Lorsque le patient a été admis à l’hôpital Saint-Antoine, les tests réalisés en laboratoire recherchaient la présence de clostridium difficile. Les résultats ont été négatifs par deux fois. »
66. Sur la question de l’intervention chirurgicale qui avait précédé le décès de M. Fernandes, le tribunal releva ceci :
« (...) le patient était dans un état clinique très grave, il avait subi un choc septique et présentait une défaillance multiviscérale. Il a donc été placé sous ventilation artificielle et on lui a administré des fluides et des médicaments vasoactifs (...), ainsi que de l’hydrocortisone afin de combattre une éventuelle insuffisance surrénalienne aigüe (falência supra-renal aguda), et des antibiotiques à large spectre ;
(...) dans ce contexte médical, le pronostic vital du patient était très incertain, compte tenu du choc septique et de la défaillance multiviscérale ;
(...) une radiographie abdominale simple et une échographie abdomino-pelvienne ont donc été pratiquées ; elles n’ont pas révélé de perforation intestinale. »
67. Le tribunal estima qu’il n’avait pas été démontré que les soins apportés au mari de la requérante pendant son séjour à l’hôpital du 25 janvier au 3 février 1998 n’avaient pas été conformes aux bonnes pratiques médicales ni qu’il eût fallu le garder hospitalisé plus longtemps. Il conclut donc qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre le traitement administré au patient par le docteur J.V. au CHVNG et son décès ultérieur, dû à une perforation viscérale dénuée de rapport avec la maladie du côlon traitée par ce médecin. Il tint le raisonnement suivant :
« (...) aucun élément n’indique que le traitement administré par l’accusé pour l’infection à clostridium difficile ait été incomplet, qu’il ait été prématuré de renvoyer le patient chez lui le 3 février 1998 ni, en bref, que l’accusé soit responsable du décès du patient, survenu le 8 mars 1998. »
68. La requérante ne contesta pas ce jugement.
4. La procédure menée devant le tribunal administratif et fiscal de Porto
69. Entre-temps, le 6 mars 2003, la requérante avait introduit devant le tribunal administratif et fiscal de Porto une action en responsabilité civile contre le CHVNG, l’hôpital Saint-Antoine et les huit médecins qui étaient intervenus auprès de son mari pendant ses séjours hospitaliers, afin d’être indemnisée du préjudice que lui avait causé le décès de celui-ci. Dans le cadre de cette action, elle alléguait notamment :
i. que la méningite contractée par son mari était due à la bactérie pseudomonas cepacia, à laquelle il avait selon elle été exposé au bloc opératoire lors de sa polypectomie nasale ;
ii. que la méningite avait été diagnostiquée tardivement, ce qui avait provoqué son aggravation ;
iii. que l’on avait administré des doses excessives de médicaments à son mari et que l’absence de traitement prophylactique adéquat avait causé l’ulcère duodénal dont il avait fini par décéder.
70. Pour cette procédure, la requérante avait obtenu le bénéfice de l’aide judiciaire, sous la forme d’une exemption des dépens et des honoraires de l’avocat de son choix.
71. Entre le 4 et le 24 avril 2003, les huit médecins excipèrent de leur défaut de qualité pour agir (ilegitimidade passiva) en s’appuyant sur l’article 2 du décret-loi no 48051 du 21 novembre 1967.
72. Le 16 avril 2007, le tribunal rendit une décision préparatoire (despacho saneador) dans laquelle il départageait les faits considérés comme établis de ceux qui restaient à établir. En vertu de l’article 2 du décret-loi précité, il jugea que les médecins présentaient un défaut de qualité pour agir dans la mesure où ils n’étaient poursuivis que pour conduite négligente. Il déclara donc l’action recevable seulement pour autant qu’elle était dirigée contre les hôpitaux.
73. Le 17 janvier 2011, la requérante déposa devant le tribunal.
74. Au cours des trois audiences qu’il tint, le tribunal entendit les témoins suivants :
i. les onze médecins qui étaient intervenus auprès de M. Fernandes pendant ses différents séjours au CHVNG et à l’hôpital Saint-Antoine,
ii. le médecin généraliste de M. Fernandes,
iii. deux médecins amis de la famille,
iv. l’inspecteur qui avait rédigé le dernier rapport d’enquête dans le cadre de la procédure menée devant l’IGS, et
v. les experts médicaux en gastroentérologie et en médecine interne dont les rapports avaient servi de fondement à la dernière décision de l’IGS.
75. Le 24 mai 2011, le tribunal rendit une ordonnance sur les faits. Tenant compte du dossier médical du défunt et des différentes déclarations faites par les témoins qui avaient été entendus, il jugea établi, notamment :
i. qu’une polypectomie était une opération chirurgicale simple qui ne présentait que des risques minimes et que le patient en avait été informé ;
ii. que le bloc opératoire avait été aseptisé et était stérile au moment de la polypectomie ;
iii. que l’origine de la bactérie liée à la méningite du patient n’avait pas été établie : le tribunal excluait la possibilité d’une infection nosocomiale, notant qu’en pareil cas, le traitement prescrit n’aurait eu aucun effet ;
iv. que les médicaments prescrits au CHVNG et à l’hôpital Saint‑Antoine pouvaient causer des problèmes intestinaux, et donc une colite ;
v. que M. Fernandes avait reçu au CHVNG des médicaments gastroprotecteurs ;
vi. que la perforation gastroduodénale n’avait été détectée qu’au moment de l’opération ; et
vii. que M. Fernandes était décédé d’une septicémie causée par une péritonite due à une perforation viscérale.
76. Le 23 janvier 2012, le tribunal administratif et fiscal de Porto rendit un jugement par lequel il déboutait la requérante. Concernant les faits, il exposa les considérations suivantes :
« La bactérie pseudomonas était résistante aux différents antibiotiques qui ont été essayés (...)
Lorsque le patient a été admis à l’hôpital de Vila Nova de Gaia le 18 décembre 1997, il était complètement guéri de sa méningite bactérienne.
(...)
Le 25 janvier 1998, le patient est retourné à l’hôpital de Vila Nova de Gaia, où on lui a diagnostiqué une colite pseudomembraneuse causée par clostridium difficile (...) La colite a été traitée avec succès dans cet hôpital (...) ;
Pendant tout son séjour à l’hôpital de Vila Nova de Gaia, [le patient] a reçu un traitement gastroprotecteur.
(...)
Lorsqu’il a été admis [à l’hôpital Saint-Antoine le 17 février 1998], il présentait une diarrhée chronique (...) et les médecins ont soupçonné une maladie inflammatoire de l’intestin. Ils lui ont prescrit des médicaments correspondant à ce diagnostic.
(...)
À l’hôpital Saint-Antoine, où il a été gardé en observation, [le patient] a reçu quotidiennement un traitement médicamenteux et il a subi différents examens.
(...)
Le 6 mars 1998 (...), rien ne permettait de prévoir la perforation gastroduodénale (...) les examens réalisés ce jour-là (...) n’ont pas confirmé l’existence d’une perforation duodénale impliquant qu’il faille continuer de surveiller la situation ;
(...)
Ce n’est que le 7 mars 1998 que l’on a diagnostiqué un syndrome abdominal aigu nécessitant une opération chirurgicale d’urgence (...) ce n’est qu’au cours de cette opération que l’on a constaté que le patient souffrait d’une perforation duodénale ;
(...)
La perforation était survenue 24 heures avant l’opération. »
77. Les conclusions énoncées dans le jugement sont les suivantes :
« (...) au vu des faits qui ont été établis, il n’est pas possible de dire à quel moment les défendeurs, par leurs actions ou par leurs omissions, auraient enfreint les règles de bonne pratique médicale (...)
Il est considéré comme établi que [M. Fernandes] est décédé d’une septicémie due à une péritonite consécutive à la perforation de son ulcère duodénal (...)
Il ne subsiste pas de doutes quant au diagnostic de méningite, à la procédure suivie, à l’enchaînement des traitements et à la résolution du problème, toutes les séquelles ayant été dûment expliquées.
Il n’y a donc pas de divergence d’avis quant à la nécessité de prescrire et d’utiliser des antibiotiques dans le contexte de la méningite de [M. Fernandes] et de ses autres affections, même s’il a été expliqué que la colite était un déséquilibre bactérien causé par les antibiotiques (les mêmes qui ont des effets indésirables sur la flore intestinale).
Néanmoins, il n’a pas été possible de déterminer l’agent ou la cause de la présence de la bactérie liée à la méningite ni, dès lors, d’établir avec certitude si l’opération des sinus a été la source du problème ou n’a été qu’un facteur causal de l’infection. Les autres facteurs et circonstances ayant précédé l’opération (...) perdent donc toute pertinence.
Il est néanmoins surprenant que [M. Fernandes] soit décédé (...) alors qu’il était robuste et en bonne santé et que la microchirurgie des sinus qu’il a subie était une opération simple. Toutefois, il n’a pas été démontré que la thérapie ou le traitement médicamenteux qui lui ont été administrés aient été à quelque moment que ce fût inadaptés à son état clinique. Dès lors, il n’y a pas eu de violation des règles de bonne pratique médicale (que ce soit par action ou par omission). Partant, l’une des conditions cumulatives nécessaires à l’établissement de la responsabilité civile, à savoir un acte illicite, est absente. »
78. La requérante forma un recours contre ce jugement devant la Cour suprême administrative. Elle contesta les faits jugés établis, arguant que ce n’était qu’en examinant ce qui s’était passé avant, pendant et après l’opération qu’il serait possible de comprendre par quel type de bactérie son mari avait été contaminé. Elle répétait qu’il avait contracté une infection nosocomiale et qu’il n’avait reçu de traitement adéquat ni au CHVNG ni à l’hôpital Saint-Antoine.
79. Le 26 février 2013, la Cour suprême administrative rejeta le recours de la requérante et confirma le jugement du tribunal administratif et fiscal de Porto. Elle refusa d’abord de réexaminer les faits que la juridiction inférieure avait jugé établis, aux motifs que les audiences n’avaient pas été enregistrées et qu’il n’avait pas été soumis de documents nouveaux susceptibles de faire douter des éléments de preuve qui formaient la base de la décision du tribunal. La Cour suprême administrative conclut ainsi son arrêt :
« La juridiction inférieure a considéré, en bref, qu’il n’avait pas été possible de déterminer la nature et l’origine de la bactérie qui avait causé la méningite, et qu’il n’avait pas été démontré que les affections consécutives au traitement du [patient] et à sa guérison de cette maladie (...) eussent été la conséquence d’un diagnostic ou d’un traitement erronés.
Pour cette raison, elle a conclu qu’il n’avait pas été démontré qu’eût été commis un manquement aux règles de bonne pratique médicale susceptible d’avoir causé la mort du patient.
L’appelante analyse la situation différemment. Cependant, elle fonde ses arguments principalement sur des allégations qui n’ont pas été prouvées, à savoir notamment que la méningite a été causée par la bactérie pseudomonas, que son mari aurait contractée à l’hôpital, (...) et que le patient n’a pas reçu un traitement prophylactique approprié de gastroprotection pendant son traitement par antibiotiques.
En conséquence, ces griefs se résument à des allégations de négligence médicale non étayées par les faits établis. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le droit pénal
80. Les dispositions pertinentes du code pénal sont ainsi libellées :
Article 137
« 1. Toute personne dont la faute cause la mort d’une autre personne est passible d’une peine d’emprisonnement de trois ans au maximum ou d’une amende.
2. La faute grave est passible d’une peine d’emprisonnement de cinq ans au maximum. »
Article 150
« (...)
2. Lorsque, en réalisant une opération chirurgicale ou en prodiguant un traitement dans les buts indiqués au paragraphe précédent d’une manière contraire aux règles de bonne pratique médicale, les personnes visées audit paragraphe mettent en danger la vie ou la santé du patient ou l’exposent à un risque de préjudice corporel grave, leur conduite est passible d’une peine d’emprisonnement de deux ans au maximum ou d’un maximum de 24 jours-amendes, à moins qu’une autre disposition légale ne prévoie une peine plus lourde. »
81. La direction de l’établissement de santé concerné est tenue d’informer l’autorité judiciaire compétente de tout décès suspect d’un patient à l’hôpital et doit à cette fin communiquer le dossier médical de l’intéressé afin de permettre l’ouverture d’une enquête destinée à établir les circonstances du décès (article 51 du décret-loi no 11/98 du 24 janvier 1998 sur la médecine légale). Une autopsie est réalisée en cas de mort violente ou inexpliquée, sauf lorsque les données et autres éléments cliniques sont suffisamment convaincants pour écarter tout soupçon d’infraction ; en pareil cas, il n’est pas nécessaire de pratiquer une autopsie (article 54).
B. Le droit civil et le droit administratif
82. La disposition pertinente du code civil est la suivante :
Article 487
« 1. Il incombe à la partie ayant subi le préjudice de prouver la responsabilité pour faute (culpa), à moins que celle-ci ne fasse l’objet d’une présomption légale.
2. En l’absence de tout autre critère juridique, la faute s’apprécie par référence à la diligence que l’on peut attendre d’un bon père de famille, au vu des circonstances de la cause. »
83. À l’époque des faits, la responsabilité non contractuelle de l’État était régie par le décret-loi no 48051 du 21 novembre 1967, dont l’article 2 était ainsi libellé :
« 1. L’État et les autres entités de droit public sont civilement responsables à l’égard des tiers de toute atteinte aux droits de ceux-ci ou aux dispositions légales destinées à protéger leurs intérêts résultant d’une faute illicite commise par l’État ou des organismes publics ou par des agents de l’État agissant dans l’exercice de leurs fonctions ou en conséquence de celles-ci.
2. Lorsqu’ils ont versé une indemnité en vertu du paragraphe précédent, l’État et les autres entités de droit public peuvent en demander le remboursement (direito de regresso) auprès des responsables des organismes en cause ou des agents publics concernés si ceux-ci n’ont pas exercé leurs fonctions avec le soin et la diligence requis. »
84. L’article 6 du décret-loi susmentionné énonce ceci :
« Aux fins du présent décret-loi, les actes juridiques qui enfreignent les lois et règlements ou les principes généraux pertinents sont réputés illicites, de même que les actes matériels qui enfreignent lesdits textes et principes ou les règles techniques ou les principes relatifs à la prudence requise qui doivent être pris en compte. »
C. Les dispositions disciplinaires pertinentes
85. L’article 2 du code disciplinaire des médecins définit ainsi l’infraction disciplinaire :
« Un médecin qui, par action ou par omission, manque, soit intentionnellement soit par négligence, à une ou plusieurs des obligations découlant du statut de l’Ordre des médecins, du code de déontologie, du présent code, des règles internes ou de toute autre disposition applicable est considéré comme ayant commis une infraction disciplinaire. »
86. Le code disciplinaire des agents et employés de l’État, dans sa version en vigueur au moment des faits, était contenu dans le décret-loi no 24/84 du 16 janvier 1984. En son article 3 § 1, il définissait ainsi l’infraction disciplinaire :
« Une infraction disciplinaire est constituée par un manquement, d’une gravité non supérieure à la faute, de la part d’un agent ou d’un employé de l’État, à l’une des obligations générales ou spécifiques liées à ses fonctions. »
87. L’article 3 § 6 du même code définissait ainsi le devoir de diligence :
« Le devoir de diligence consiste en la connaissance des règles applicables et des instructions des supérieurs hiérarchiques, alliée à la maîtrise et au perfectionnement des compétences techniques et des méthodes de travail requises pour qu’une personne puisse exercer ses fonctions correctement et efficacement. »
D. Le cadre réglementaire en vigueur en matière de santé
88. L’article 64 de la Constitution portugaise garantit le droit à la santé et à un service national de santé universel axé sur la délivrance de soins gratuits tout en tenant compte de la situation économique et sociale des citoyens.
89. La loi sur la santé, qui a été approuvée par la loi no 48/90 du 24 août 1990, pose le principe selon lequel les soins sont dispensés par des services et des établissements publics et par d’autres organismes publics ou privés, à but lucratif ou non, sous le contrôle de l’État (article I, paragraphe 4).
90. En vertu du principe fondamental XIV de la loi, les usagers du système de santé ont, entre autres droits, celui de choisir librement leur médecin et leur établissement de santé, celui de recevoir ou de refuser le traitement proposé, celui d’être traités correctement et avec humanité, promptitude et respect, celui d’être informés de leur situation, des autres possibilités de traitement et de l’évolution probable de leur état de santé, et celui de se plaindre de la manière dont ils ont été traités et d’être indemnisés pour tout préjudice subi.
91. Les règles appliquant la loi sur la santé sont énoncées dans le décret-loi no 11/93 du 15 janvier 1993, par lequel a été approuvé le statut du système national de santé (Estatuto do sistema nacional de saúde). En vertu de l’article 38 de ce décret-loi, l’État supervise les établissements de santé, et le ministère de la Santé est chargé de fixer les normes en matière de soins, sans préjudice des fonctions attribuées à l’Ordre des médecins et à l’Ordre des pharmaciens.
92. La loi sur la gestion des hôpitaux, promulguée par le décret-loi no 19/88 du 21 janvier 1988, est demeurée en vigueur jusqu’en 2002. En son préambule, elle énonçait ceci :
« Tous les citoyens sont en droit d’attendre des hôpitaux (institutions dont le but social ne doit jamais être oublié) qu’ils délivrent un traitement du niveau que l’on peut raisonnablement escompter eu égard, d’une part, au respect dû aux citoyens et, d’autre part, aux ressources humaines et matérielles disponibles. L’évaluation des services fournis dans les hôpitaux, quant à leur rentabilité mais aussi et peut-être surtout quant à l’assurance de leur qualité, est une tâche de plus en plus complexe et essentielle, à laquelle les autorités doivent accorder la plus grande attention et qui doit être intégrée à la gestion des hôpitaux. »
93. L’article 3 § 2 du décret-loi prévoit, en particulier, que le ministre de la Santé doit :
« (...) définir des normes et des critères pour la fourniture de services dans les hôpitaux, établir des lignes directrices que devront suivre les plans et les programmes de fourniture de services, suivre leur mise en œuvre et évaluer les résultats obtenus et la qualité des soins dispensés à la population, et demander toute information et toute documentation nécessaires à cette fin. »
94. Les principes régissant la fourniture de services sont énoncés à l’article 6 du décret-loi. Ils comprennent : le respect des droits des patients ; la promptitude et la qualité de l’assistance fournie, dans les limites des ressources disponibles ; l’utilisation licite et efficace de ces ressources ; le devoir de faire le maximum pour fournir les services, dans la mesure du possible, avec les structures organisationnelles, le personnel et le matériel nécessaires ; et le respect de la déontologie par tous ceux qui travaillent à l’hôpital.
95. L’article 27 du décret-loi no 73/90 du 6 mars 1990 sur les professions médicales énonce les obligations des médecins hospitaliers. Il mentionne notamment :
« a) l’accueil des patients dûment inscrits en consultation externe, leur hospitalisation si nécessaire, et la communication à leur médecin traitant des informations appropriées au moyen d’un rapport confidentiel ;
b) le diagnostic et le traitement des patients, s’appuyant sur une relation professionnelle efficace avec leur médecin traitant et avec les autres médecins participant à leur traitement hors de l’hôpital ;
c) l’accueil dans les services d’urgence des hôpitaux ;
(...) »
96. L’article 7 du décret-loi no 373/79 du 8 septembre 1979 sur le statut des membres du corps médical exposait les obligations des professionnels de la santé, parmi lesquelles celles de veiller à leur actualisation professionnelle et de contribuer à l’établissement et au maintien de bonnes conditions de travail humainement et techniquement, en vue de la fourniture d’un service effectif et du développement du prestige du service de santé auquel ils appartenaient.
97. Les textes pertinents dans le secteur de la santé comprennent aussi le statut général des hôpitaux, approuvé par l’ordonnance no 48358 du 27 avril 1968, qui définit les formes d’organisation et de fonctionnement applicables à tous les hôpitaux, sans préjudice du fait que chaque établissement a ses propres règles locales.
98. Au moment des faits, l’Inspection générale de la santé était en vertu du décret-loi no 291/93 du 24 août 1993 un service du ministère de la Santé jouissant d’une autonomie technique et administrative (article 1). Elle était chargée, entre autres tâches, de superviser les activités et le fonctionnement des établissements de santé (article 3 § 1 a)) et d’engager les poursuites disciplinaires (article 3 § 2 b)). Elle était dirigée par un inspecteur général qui avait notamment pour attributions d’ordonner l’ouverture de procédures d’enquête et de statuer à l’issue de celles-ci (article 5 h)). En vertu du décret-loi no 275/2007 du 30 juin 2007, l’Inspection générale de la santé est devenue l’Inspection générale des activités de la santé (IGAS). Celle-ci dispose de compétences plus larges, qui s’étendent aux organismes privés.
99. L’Ordre des médecins était régi à l’époque des faits par le statut de l’Ordre des médecins, adopté par le décret-loi no 282/77 du 5 juillet 1977 modifié par le décret-loi no 217/94 du 20 août 1994. C’est un organe indépendant chargé de veiller à l’application des normes par les membres du corps médical et au respect du code de déontologie médicale. Les médecins doivent être inscrits auprès de lui pour pouvoir exercer ; cette obligation leur rappelle qu’ils doivent respecter les normes professionnelles régissant leur discipline.
100. L’Ordre des médecins dispose aussi de pouvoirs disciplinaires, qui n’empêchent toutefois pas l’ouverture d’autres types de procédures disciplinaires prévues par la loi (article 3 du code disciplinaire des médecins, approuvé par le décret-loi no 217/94 du 20 août 1994). Les conseils disciplinaires régionaux sont chargés de l’ouverture des procédures disciplinaires dirigées contre les médecins de leur région (article 4). Leurs décisions sont susceptibles de recours devant le conseil disciplinaire national (Conselho Nacional de Disciplina). Le recours doit être intenté dans les huit jours suivant l’adoption de la décision contestée (articles 44 et 45).
101. Les collèges de spécialistes (Colégios de especialidades) sont des organes de l’Ordre des médecins composés de spécialistes des différentes branches de la médecine (article 87 du statut de l’Ordre des médecins). Ils ont pour tâche, notamment, de rendre des avis au Conseil exécutif national de l’Ordre.
102. Le code de déontologie contient les règles d’ordre éthique que les médecins doivent respecter et dont ils doivent s’inspirer dans le cadre de leur pratique professionnelle. En vertu du principe de l’indépendance des médecins, ceux-ci sont, dans l’exercice de leur profession, « techniquement et éthiquement indépendants et responsables de leurs actes ; ils ne peuvent, dans l’exercice de leurs fonctions cliniques, recevoir d’instructions techniques ou éthiques de personnes ne faisant pas partie du corps médical », ce qui « n’est pas incompatible avec l’existence de hiérarchies techniques institutionnelles établies par la loi ou par contrat ; un médecin ne peut en aucune circonstance être contraint de réaliser des actes contraires à sa volonté. »
103. Au Portugal, un plan de lutte contre les maladies infectieuses (1988-1998) était en cours à la fin de l’année 1997. Dans le cadre de ce plan, une publication intitulée Livro da mão cor-de-rosa (Livre de la main rose) était parue en 1996. Elle comprenait un ensemble de recommandations pour la prévention des infections nosocomiales et la lutte contre la transmission de ces infections dans les établissements de santé.
104. Dans l’introduction du rapport 1996, on trouvait les informations suivantes :
« En 1988, un plan de lutte contre les maladies infectieuses a été lancé (...) Il avait pour but l’élaboration de méthodes à utiliser dans l’étude des infections (...) La première étude concernant la prévalence des infections a été menée en 1988 sur 10 177 patients de 71 hôpitaux ; elle a été suivie en 1993 d’une seconde étude menée sur 9 331 patients de 65 hôpitaux. D’autres études ont aussi été menées sur l’incidence des infections des voies urinaires chez les patients ayant eu des cathéters, sur celle des infections chirurgicales et sur celle des pneumonies nosocomiales en soins intensifs, par exemple. Ces études montrent que, de façon constante, environ 30 % des patients hospitalisés présentent une infection, contractée, dans un tiers des cas, à l’hôpital. »
105. Selon les recommandations du rapport, chaque établissement de santé devait définir un programme complet de lutte contre les maladies infectieuses, qui devait être coordonné et mis en place par l’une des commissions interdisciplinaires de lutte contre les maladies infectieuses créées la même année en vertu d’une instruction émise par la Direction générale de la Santé.
106. Les commissions de lutte contre les maladies infectieuses ont été instaurées en application d’une instruction émise par la Direction générale de la Santé le 23 octobre 1996. Selon l’article 4 de cette instruction, ces commissions devaient, notamment, « définir, mettre en place et gérer un système de surveillance épidémiologique prévoyant des structures, des procédés et des résultats pour les situations constitutives des menaces les plus graves, formuler des propositions de recommandations et de normes aux fins de la prévention des maladies infectieuses et de la lutte contre ces maladies et proposer des dispositifs de contrôle à cet effet, mener des enquêtes épidémiologiques et diffuser les informations au sein de l’établissement, et contribuer à la formation au sein du service et aux autres actions de formation engagées par l’établissement dans le domaine de la lutte contre les infections. »
107. Un groupe de travail consacré à la question des infections nosocomiales a été mis en place à l’hôpital de Vila Nova de Gaia en 1994. À partir de 1996 au moins, il a publié un livret d’information sur ces questions et sur les procédures à adopter.
108. Entretemps, les recommandations du Conseil de l’Europe concernant la lutte contre les maladies infectieuses, et en particulier la Recommandation no R (84) 20 (paragraphe 116 ci-dessous), ont été diffusées dans les établissements hospitaliers publics et privés.
109. Le plan susmentionné (paragraphe 103 ci-dessus) a par la suite été remplacé par le Programme national de lutte contre les maladies infectieuses adopté le 14 mai 1999.
III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX
A. Les Nations unies
1. Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
110. L’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels est ainsi libellé :
« 1. Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre.
2. Les mesures que les États parties au présent Pacte prendront en vue d’assurer le plein exercice de ce droit devront comprendre les mesures nécessaires pour assurer :
a) La diminution de la mortinatalité et de la mortalité infantile, ainsi que le développement sain de l’enfant ;
b) L’amélioration de tous les aspects de l’hygiène du milieu et de l’hygiène industrielle ;
c) La prophylaxie et le traitement des maladies épidémiques, endémiques, professionnelles et autres, ainsi que la lutte contre ces maladies ;
d) La création de conditions propres à assurer à tous des services médicaux et une aide médicale en cas de maladie. »
111. Dans son Observation générale no 14 sur le droit au meilleur état de santé susceptible d’être atteint, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a dit ceci :
« 9. (...) le droit à la santé doit être entendu comme le droit de jouir d’une diversité d’installations, de biens, de services et de conditions nécessaires à la réalisation du droit au meilleur état de santé susceptible d’être atteint. »
À cet égard, il a estimé qu’il fallait que les installations de soins et de santé publique nécessaires satisfassent aux critères suivants : disponibilité, accessibilité, acceptabilité et qualité.
Le Comité a souligné que l’obligation de protéger le droit à la santé englobait notamment le devoir pour l’État d’adopter une législation ou de prendre d’autres mesures destinées à assurer l’égalité d’accès aux soins de santé et aux services de santé fournis par des tiers et de faire en sorte que les praticiens et autres professionnels de la santé possèdent la formation et les aptitudes requises et observent des codes de déontologie appropriés (paragraphe 35).
Il a dit également que toute personne ou tout groupe victime d’une atteinte au droit à la santé devait avoir accès à des recours effectifs, judiciaires ou autres, à l’échelle nationale et internationale (paragraphe 59).
2. Les textes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)
112. En ses parties pertinentes, la Déclaration de l’OMS sur la promotion des droits des patients en Europe (1994) se lit ainsi :
« 5.1 Chacun a le droit de recevoir les soins correspondant à ses besoins, y compris des mesures préventives et des activités de promotion de la santé. Les services devraient être disponibles en permanence et accessibles à tous dans des conditions d’équité, sans discrimination, et en fonction des ressources financières, humaines et matérielles que la société peut y consacrer.
(...)
6.5 Les patients (...) qui estiment que leurs droits n’ont pas été respectés doivent avoir la possibilité de porter plainte (...) Les patients ont le droit d’obtenir que leurs plaintes soient examinées et qu’il soit statué à leur sujet de façon approfondie, équitable, efficace et rapide, et d’être informés de la suite qui leur est donnée. »
113. L’OMS a aussi adopté dans le domaine médical plusieurs directives à caractère technique portant sur la sûreté des soins et la sécurité chirurgicale, comme les directives pour la sécurité chirurgicale (2009), qui comprennent des listes de contrôle et énoncent dix objectifs et recommandations, parmi lesquels l’utilisation de méthodes dont on sait qu’elles réduisent autant que possible le risque d’infection au bloc opératoire ou encore l’établissement par les hôpitaux et les systèmes de santé publique d’une surveillance chirurgicale systématique.
B. Le Conseil de l’Europe
1. La Charte sociale européenne
114. L’article 11 de la Charte sociale européenne de 1961, intitulé « Droit à la protection de la santé », est ainsi libellé :
« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection de la santé, les Parties contractantes s’engagent à prendre, soit directement, soit en coopération avec les organisations publiques et privées, des mesures appropriées tendant notamment :
1. à éliminer, dans la mesure du possible, les causes d’une santé déficiente ;
2. à prévoir des services de consultation et d’éducation pour ce qui concerne l’amélioration de la santé et le développement du sens de la responsabilité individuelle en matière de santé ;
3. à prévenir, dans la mesure du possible, les maladies épidémiques, endémiques et autres. »
2. La Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine
115. La Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine (Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine), adoptée en 1997 et entrée en vigueur le 1er décembre 1999, a été ratifiée par vingt-neuf des États membres du Conseil de l’Europe. Ses dispositions pertinentes se lisent ainsi :
Article 3 – Accès équitable aux soins de santé
« Les Parties prennent, compte tenu des besoins de santé et des ressources disponibles, les mesures appropriées en vue d’assurer, dans leur sphère de juridiction, un accès équitable à des soins de santé de qualité appropriée. »
Article 4 – Obligations professionnelles et règles de conduite
« Toute intervention dans le domaine de la santé, y compris la recherche, doit être effectuée dans le respect des normes et obligations professionnelles, ainsi que des règles de conduite applicables en l’espèce. »
Article 24 – Réparation d’un dommage injustifié
« La personne ayant subi un dommage injustifié résultant d’une intervention a droit à une réparation équitable dans les conditions et selon les modalités prévues par la loi. »
Article 25 – Sanctions
« Les Parties prévoient des sanctions appropriées dans les cas de manquement aux dispositions de la présente Convention. »
3. La Recommandation Rec(84)20 sur la prévention des infections hospitalières
116. Dans sa Recommandation Rec(84)20 sur la prévention des infections hospitalières, le Comité des Ministres a recommandé aux gouvernements des États membres de favoriser la mise en œuvre de la stratégie pour la prévention de l’infection hospitalière décrite en détail dans l’annexe à cette recommandation.
C. La Cour interaméricaine des droits de l’homme
117. Les dispositions pertinentes de la Convention américaine relative aux droits de l’homme sont ainsi libellées :
Article 4
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie. Ce droit doit être protégé par la loi, et en général à partir de la conception. Nul ne peut être privé arbitrairement de la vie.
(...) »
Article 5
« 1. Toute personne a droit au respect de son intégrité physique, psychique et morale.
(...) »
118. Dans l’affaire Suárez Peralta c. Équateur (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais et dépens, arrêt du 21 mai 2013, série C no 261), qui concernait des allégations de négligence médicale, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a rappelé l’obligation pour l’État de garantir le droit à l’intégrité personnelle dans le contexte de la santé, en ces termes :
« 132. (...) les États doivent mettre en place un cadre normatif adéquat qui régisse la fourniture de services de santé, en posant pour les établissements publics et privés des normes de qualité permettant d’éviter tout risque de violation de l’intégrité personnelle lors de la fourniture de ces services. De plus, l’État doit créer des mécanismes officiels de supervision et de contrôle des établissements de santé, ainsi que des procédures aux fins de la protection administrative et judiciaire des victimes, dont l’efficacité dépendra évidemment de la manière dont ils seront appliqués par l’administration compétente. » (traduction du greffe)
IV. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE
A. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
119. Les dispositions pertinentes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sont ainsi libellées :
Article 2 – Droit à la vie
« 1. Toute personne a droit à la vie. »
Article 35 – Protection de la santé
« Toute personne a le droit d’accéder à la prévention en matière de santé et de bénéficier de soins médicaux dans les conditions établies par les législations et pratiques nationales. Un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union. »
B. La Recommandation du Conseil relative à la sécurité des patients, y compris la prévention des infections associées aux soins et la lutte contre celles-ci
120. La Recommandation du Conseil relative à la sécurité des patients, y compris la prévention des infections associées aux soins et la lutte contre celles-ci (2009/C 151/01) a été adoptée le 9 juin 2009. Ce texte recommande en particulier aux États membres :
« I. 1. (...)
d) [de revoir et mettre] à jour régulièrement les normes et/ou les meilleures pratiques de sécurité applicables aux soins de santé dispensés sur leur territoire ;
(...)
f) [de prévoir] une stratégie spécifique pour promouvoir des pratiques sûres afin de prévenir les événements indésirables les plus fréquents, tels que les événements liés à la médication, les [infections associées aux soins] et les complications pendant ou après une intervention chirurgicale ; »
et
« 8. (...)
a) [de] mettre en œuvre des mesures de prévention et de lutte à l’échelon national ou régional pour contribuer à endiguer les [infections associées aux soins], notamment :
(...)
iii. pour faire en sorte que des lignes directrices et des recommandations soient disponibles au niveau national. »
121. Ce texte recommande aussi de communiquer aux patients des informations relatives :
« I. 2. b) iii) aux procédures de réclamation et aux voies de recours et de dédommagement disponibles, ainsi qu’aux conditions applicables (...) »
V. DROIT COMPARÉ
122. Il ressort des documents dont dispose la Cour sur la législation des États membres du Conseil de l’Europe que l’ensemble des trente et un États membres étudiés offrent une voie de droit civile qui permet en cas de négligence médicale de demander une indemnisation soit devant les juridictions civiles soit devant les juridictions administratives. Dans la majorité des pays, la responsabilité peut être à la fois contractuelle et extracontractuelle (c’est le cas par exemple en Allemagne, en Autriche, en Azerbaïdjan, en Bosnie‑Herzégovine, en Bulgarie, en Espagne, en Estonie, en Géorgie, en Italie, au Luxembourg, à Monaco, en Pologne et en Suisse). La responsabilité civile est la seule ou la principale forme de responsabilité reconnue en Lituanie, à Malte, en Moldova, au Royaume-Uni, en Russie, en Serbie et en Ukraine.
123. Par ailleurs, dans tous les pays étudiés, la négligence médicale peut être constitutive d’une infraction pénale, que ce soit l’homicide involontaire, les coups et blessures involontaires ou d’autres infractions dans le domaine de la santé (par exemple non-assistance). Dans plusieurs pays, la négligence médicale est une infraction distincte (c’est le cas par exemple en Arménie, en Bosnie‑Herzégovine, en Croatie, dans l’ex-République yougoslave de Macédoine, en Slovénie et en Ukraine).
124. Dans la grande majorité des pays étudiés, des organes professionnels (conseils, chambres ou ordres des médecins) ont le pouvoir d’imposer des sanctions disciplinaires. En l’absence de tels organes, la direction de l’établissement de santé concerné ou le ministère de la Santé peuvent prononcer des sanctions (c’est le cas par exemple en Arménie et en Russie). Dans certains pays, même s’il existe une procédure disciplinaire, elle semble ne jouer dans les cas de négligence médicale soit aucun rôle soit qu’un rôle très limité (par exemple en Azerbaïdjan et en Estonie).
125. Il est possible dans certains pays (comme la Bulgarie, la Croatie, l’Estonie et la Hongrie) de déposer des plaintes administratives devant différents organes publics de contrôle (ministère de la Santé, Inspection de la santé, Commission de la santé, etc.). En Azerbaïdjan, en Espagne, en Russie et en Ukraine, le non-respect des règles relatives à la fourniture de soins est constitutif d’une infraction administrative.
126. Enfin, outre les procédures contentieuses, plusieurs pays prévoient un système de règlement amiable, de médiation ou d’indemnisation en l’absence de faute (c’est le cas par exemple de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Belgique, de la France, de la Pologne et du Royaume-Uni).
EN DROIT
I. QUESTIONS PRÉLIMINAIRES
A. Sur le respect de la règle des six mois
127. La Cour rappelle que rien n’empêche la Grande Chambre d’examiner, le cas échéant, des questions touchant à la recevabilité de la requête au titre de l’article 35 § 4 de la Convention, aux termes duquel la Cour peut « à tout stade de la procédure » rejeter une requête qu’elle considère comme irrecevable. Dès lors, même au stade de l’examen au fond, sous réserve de ce qui est prévu à l’article 55 de son règlement, la Cour peut revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable lorsqu’elle constate que celle-ci aurait dû être considérée comme irrecevable pour une des raisons énumérées aux alinéas 1 à 3 de l’article 35 de la Convention (voir, par exemple, Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 69, CEDH 2016).
128. La Cour constate que l’État défendeur n’a pas soulevé devant la Grande Chambre d’exception fondée sur la règle des six mois comme il l’avait fait devant la chambre. Toutefois, cette règle étant d’ordre public, elle a compétence pour l’appliquer d’office (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012).
129. La Cour rappelle que le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment