QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE PAIS PIRES DE LIMA c. PORTUGAL
(Requête no 70465/12)
ARRÊT
STRASBOURG
12 février 2019
DÉFINITIF
12/05/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Pais Pires de Lima c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Ganna Yudkivska, présidente,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Péter Paczolay, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 janvier 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 70465/12) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant de cet État, M. Joaquim António Pais Pires de Lima (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 octobre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me R. Sá Fernandes, avocat exerçant à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M. F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.
3. Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant se plaignait d’avoir été condamné à payer une indemnisation à un juge en raison de propos à l’égard de celui-ci exprimés dans une lettre qu’il avait adressée au Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM »).
4. Le 18 janvier 2016, le grief tiré de l’article 10 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
5. Le 6 août 2017, le représentant du requérant a informé la Cour que son client était décédé le 26 mars 2017. Par des lettres du 29 juin, du 13 juillet et du 28 août 2018, les frères et sœurs du requérant, M. Luís Gonzaga Pais Pires de Lima, M. José Augusto Pais Pires de Lima, Mme Maria Pais Pires de Lima et Mme Maria José Pais Pires de Lima da Cunha Coutinho, ainsi que ses neveux, M. Luís Gonzaga de Amorim Pires de Lima et M. Miguel Luís Magalhães Pires de Lima, ont demandé à pouvoir poursuivre l’instance en son nom. Ils ont produit les procurations écrites signées par eux en faveur du représentant du requérant.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant, né en 1938 et décédé en 2017, résidait à Cascais.
A. La genèse de l’affaire
7. Le 1er mars 2007, le requérant adressa une lettre au président du CSM dans laquelle il accusait le juge R. P. du tribunal de Cascais d’avoir manqué à son devoir d’impartialité dans le cadre d’une affaire civile où il défendait, en sa qualité d’avocat, la partie demanderesse. La lettre se lisait ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :
« (...)
L’avocat signataire est d’avis qu’il est évident qu’il y a eu une combine entre ledit magistrat et la défenderesse P. et son gérant A. dans le but de [les] favoriser, en pénalisant la demanderesse.
En effet,
1. Le matin même de [la première audience] le juge a déclaré au plaignant (participante) par téléphone qu’il souhaitait écarter l’intervention du tribunal dans sa formation collégiale pour juger les faits ;
2. Le juge accusé (arguido) a souligné que les aveux extrajudiciaires faits par l’avocat mandaté par le gérant de la société P. (A.) dans le cadre d’une procédure pénale qui avait été ouverte contre lui n’étaient pas pertinents, puisqu’il n’y avait pas encore eu en l’espèce passage en force de chose jugée, ignorant ainsi la valeur des aveux comme moyens de preuve (...) ;
(...)
4. Tout au long du procès, le juge faisant l’objet de la présente plainte (participado) a pris connaissance que l’acte de vente de l’immeuble en question de R. à P. et l’inscription de celui-ci au registre foncier au nom de la société n’avaient aucune valeur :
En effet :
a) il n’a pas été prouvé au cours de la procédure que P. avait payé le prix d’achat du terrain à R. (...) ;
b) le seul contractant qui apparaît sur l’acte d’achat de P. à R. est S., fils de la vendeuse et gérant de [la société] acheteuse ;
(...).
5. Par conséquent, on ne pouvait que conclure que tant l’inscription au registre foncier au nom de P. que celle au nom de R. et la transaction entre ces deux entités étaient nulles (...).
6. En ne se prononçant pas sur la question du prix de la vente alléguée de R. à P., en dévalorisant l’aveu de S. dans la procédure pénale et en concluant à la bonne foi de P. dans l’acquisition de l’immeuble de R., le juge faisant l’objet de la présente plainte a laissé paraître qu’il existait une combine grossière avec la défenderesse P. et le gérant S., en vue de les favoriser, au détriment de la demanderesse.
L’attitude du juge est aussi grossière et partiale qu’il est certain qu’il a considéré comme établis les actes relatifs à la prescription acquisitive de l’immeuble litigieux entier (...), ce que contredit le jugement.
Indépendamment de ce qui sera décidé dans le cadre du recours interjeté, [je] demande l’ouverture d’une enquête et d’une procédure disciplinaire contre le juge faisant l’objet de la présente plainte étant donné que, du point de vue du plaignant, il existe des indices forts de corruption du magistrat [en cause].
(...)
[Je] demande que des recherches soient entreprises pour déterminer quel est le patrimoine du juge accusé et avec quels moyens il a acquis la propriété de Cascais où il réside. »
8. Le 22 mai 2007, le CSM décida de classer l’affaire sans suite. D’après lui, eu égard à la réponse donnée par le juge R.P., rien ne permettait de conclure à une action intéressée ou partiale de la part de celui-ci.
B. La procédure civile engagée contre le requérant pour violation du droit à l’honneur du juge R.P.
9. Le 29 octobre 2007, le juge R.P. engagea à l’encontre du requérant une action en responsabilité civile devant le tribunal de Lisbonne, réclamant une indemnisation de 150 000 euros (EUR) pour atteinte à son honneur personnel et professionnel et à sa réputation en raison des accusations formulées à son égard dans la lettre qui avait été adressée par le requérant au CSM.
10. Le 2 janvier 2008, le requérant présenta son mémoire en défense. Il arguait notamment :
– que, au moment des faits, il souffrait d’un cancer et se trouvait fragilisé ;
– qu’il avait déposé la plainte en question devant le CSM dans l’intérêt de la partie qu’il représentait dans le cadre du litige sur lequel le juge R.P. avait eu à statuer ;
– que l’avocat de la partie adverse dans la procédure civile litigieuse s’était vanté qu’il disposait de toutes les garanties d’une décision favorable ;
– qu’il avait été choqué par l’attitude du juge R.P. à son égard, laquelle contrastait, selon lui, avec celle dont avait bénéficié l’avocat de la partie adverse ;
– que, en sa qualité d’avocat, il s’était senti dans l’obligation de dénoncer le comportement du juge en cause en ayant recours à la même vigueur que celle qu’il utilisait dans les causes qu’il défendait ;
– qu’il n’avait jamais voulu calomnier le juge en question.
11. Par un jugement du 17 juillet 2008, le tribunal de Lisbonne fit partiellement droit à l’action du juge R.P. et condamna le requérant à verser à ce dernier la somme de 50 000 EUR à titre de dommages et intérêts en raison des allégations faites à son encontre. Le tribunal estima que l’état de faiblesse psychologique dans laquelle pouvait se trouver le requérant n’expliquait pas les accusations qu’il avait formulées, d’autant plus qu’il disposait d’une longue expérience professionnelle en tant qu’avocat. Il jugea que ces accusations étaient objectivement très graves et pouvaient potentiellement détruire la réputation du juge R.P. étant donné que les soupçons à son égard pouvaient perdurer même après un classement sans suite de l’affaire. Le tribunal considéra également que les propos litigieux ne relevaient pas de l’exercice du mandat d’avocat du requérant puisque ceux-ci n’avaient pas été exprimés dans le cadre du recours contre le jugement du tribunal de Cascais mais un an après celui-ci.
12. Le requérant interjeta appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Il soutenait que le tribunal de Lisbonne avait omis d’établir les circonstances factuelles qui l’avaient effectivement amené à présenter sa plainte à l’encontre du juge R.P. devant le CSM.
13. Par un arrêt du 16 avril 2009 la cour d’appel de Lisbonne fit droit à l’appel du requérant et annula le jugement du tribunal de Lisbonne au motif que celui-ci avait omis d’établir une partie des faits indiqués par le requérant pour étayer les allégations de corruption et de manque d’impartialité du juge visé et pour démontrer sa propre bonne foi. Elle ordonna donc le renvoi de l’affaire en première instance en précisant que le tribunal de Lisbonne devait établir :
– si l’avocat de la partie adverse s’était effectivement vanté qu’il avait reçu des garanties de la part du juge R.P. quant au prononcé d’une décision favorable ;
– si le juge R.P. avait eu un comportement inapproprié pendant l’audience, comme l’alléguait le requérant.
14. Le tribunal de Lisbonne reprit l’établissement des faits et tint une nouvelle audience.
15. Le 22 avril 2010, il rendit un jugement faisant à nouveau partiellement droit à l’action du juge R.P. en condamnant le requérant à verser à ce dernier la somme de 50 000 EUR à titre de dommages et intérêts, en application des articles 483 et 484 du code civil (paragraphe 27 ci-après). En mettant en balance la liberté d’opinion du requérant et le droit du juge R.P. au respect de sa réputation, conformément à l’article 335 du code civil, il rappela qu’il considérait comme particulièrement graves les accusations faites par le requérant à l’encontre du juge R.P. Il jugea aussi que la plainte litigieuse ne pouvait être considérée comme relevant du mandat d’avocat du requérant puisqu’elle avait été déposée un an après l’audience et la décision de la cause.
16. Le tribunal de Lisbonne considéra comme établis les faits suivants :
– le juge R.P. avait bâillé au moment des plaidoiries du requérant au cours de l’audience où il intervenait en qualité d’avocat de la partie demanderesse ;
– le requérant avait alors suggéré au juge R.P. d’ajourner l’audience ;
– le juge R.P. s’était en revanche montré intéressé par les plaidoiries de la partie adverse.
Le tribunal jugea toutefois que les allégations du requérant selon lesquelles l’avocat de la partie adverse s’était vanté d’avoir eu les garanties d’une issue favorable au litige en cause n’étaient pas établies.
17. En tenant compte de ces éléments, le tribunal écarta les allégations de corruption à l’égard du juge R.P. Il s’exprima comme suit :
« (...) ce procès est l’exemple parfait pour montrer que des commérages, des soupçons jamais étayés et des mauvaises intentions peuvent servir et servent à mettre en cause la réputation d’un magistrat.
(...)
Le défendeur est avocat depuis de nombreuses années. En dépit de sa maladie, il a exercé son mandat dans la procédure en cause. Il a disposé de plusieurs mois pour mesurer le contenu de sa plainte. Étant donné que celle-ci a été formulée par écrit, elle aurait certainement pu faire l’objet d’une révision et d’une réflexion par rapport à son contenu.
On peut généralement soutenir que l’on n’a pas voulu ou que l’on n’aurait pas dû dire [quelque chose] mais, généralement, on écrit ce que l’on voulait écrire.
Le défendeur a donc agi de façon illégale, portant atteinte au droit [au respect de la vie privée] du demandeur, et a commis une faute grave. En effet, étant donné qu’il était avocat, il savait qu’il ne pouvait pas le faire, et il savait aussi que les expressions utilisées accusaient le demandeur du crime de corruption.
Il est clair que le défendeur a voulu le calomnier (et l’a fait) et l’agresser de la manière la plus grave qui soit à l’encontre d’un magistrat, en cette qualité.
Et le défendeur devait savoir qu’il est difficile, voire même impossible, de prouver de simples soupçons.
Et comme nous l’avons dit, à notre avis, la fonction de juger ne peut reposer sur de simples soupçons.
Mais cela est encore plus grave lorsque c’est un avocat avec l’ancienneté et le curriculum du défendeur qui les soulève. Grave, parce qu’il suppose que celui qui les tient est au-dessus de tout soupçon, leur donnant ainsi une crédibilité lorsqu’il les rapporte.
(...) »
18. Le requérant et le juge R.P. interjetèrent appel du jugement. Le premier contestait l’établissement des faits et le deuxième le montant que le tribunal de Lisbonne avait fixé au titre des dommages et intérêts.
19. Le 4 octobre 2011, la cour d’appel de Lisbonne rejeta l’appel du requérant. Elle confirma l’établissement des faits effectué par le tribunal de Lisbonne. Sur la question de savoir si le requérant avait agi dans le cadre de son mandat, la cour d’appel s’exprima comme suit :
« (...) le timing utilisé par le défendeur est complètement incompréhensible, étant donné qu’il n’avait alors pas épuisé les voies de défense possibles qu’il avait à sa disposition. Il a déposé la plainte devant le CSM presque un an après l’adoption du jugement. Or comment expliquer que l’on intervienne en défense de la partie représentée (...) tant de temps après l’audience et l’adoption du jugement ? Comment justifier, ainsi, que le [requérant] agissait en étant convaincu qu’il exerçait un droit et qu’il rendait compte d’un devoir ?
Et ce en sachant, tel qu’il ressort des documents versés au dossier (...) que le tribunal a fait partiellement droit à l’action [civile], autrement dit, à la prétention de la partie [demanderesse] qui était représentée par le requérant (...).
En outre, même s’il existait des soupçons fondés sur le comportement du juge en charge de l’affaire [le juge R.P], [le requérant] aurait pu demander sa substitution en invoquant un empêchement pour suspicion conformément aux articles 127 g) et 130 du code de procédure civile.
Enfin, après avoir épuisé une telle voie, s’il avait des preuves concrètes (...) il aurait pu présenter la plainte au CSM.
Plus encore, s’il existait un soupçon de « combine grossière » et, plus que cela, des « indices solides de corruption », il ne restait plus au défendeur qu’à déclencher une procédure pénale si bien que, en cas de condamnation, il aurait pu introduire, sur ce fondement, un recours extraordinaire de révision [par rapport à la procédure civile] (...)
Or cela ne s’est pas passé ainsi. En effet, [le requérant] a présenté la plainte (en n’y joignant aucun moyen de preuves) un an après que le jugement a été rendu, il a donc eu le temps de réfléchir et de planifier son acte, et aussi d’en prendre conscience. La fragilité physique et émotionnelle résultant [de son] cancer ne vont pas amputer un professionnel de ce domaine de sa raison ni de son bon sens. Il ne reste plus que l’issue partiellement favorable du litige pour expliquer une possible révolte [de sa part]. Or, eu égard aux circonstances de l’espèce et à la gravité de l’accusation, ceci est sans fondement, il ne reste que des motifs infondés, d’autant plus qu’il n’y avait plus rien à sauvegarder ou préserver, ou si peu à défendre dans l’intérêt du client représenté. »
20. Faisant partiellement droit au recours du juge R.P., la cour d’appel de Lisbonne augmenta la somme à verser au titre des dommages et intérêts, la portant à 100 000 EUR. Elle considéra en effet que le requérant, sans avoir eu recours à d’autres instances au préalable, avait présenté une plainte à l’encontre du juge R.P. devant le CSM sans preuve, en accusant l’intéressé de « combine grossière » et de « corruption ». Elle jugea que, même si le requérant avait, au moment des faits, un taux d’incapacité de 80 %, il avait agi de façon délibérée en sachant qu’il allait calomnier, agresser et décrédibiliser le juge R.P., voire détruire sa vie professionnelle. Quant aux dommages subis par celui-ci, elle s’exprima en ces termes :
« Face à une dénonciation de « corruption » présentée par le défendeur au CSM, ce n’est pas seulement l’honneur, la crédibilité, l’image, la réputation et la morale du [juge R.P.] en tant que personne qui a été entachée, mais surtout celle du représentant d’un organe de souveraineté qui administre la justice au nom du peuple ; ce sont les valeurs essentielles et fondamentales devant orienter le comportement de tout juge qui ont été atteintes, ce qui a mis en cause son honneur, son indépendance, sa probité et son intégrité.
D’ailleurs, tel qu’il ressort des témoignages rendus et transcrits ci-dessus, les soupçons se sont propagés dans les couloirs du tribunal, puisqu’il s’agit d’un milieu où tout se sait et où les nouvelles courent vite... Ceci a mis en cause l’image du demandeur en tant que magistrat, non seulement devant la société et le CSM mais aussi devant ses collègues. La mauvaise image, la mauvaise réputation et les ragots demeurent même si l’innocence a été prouvée devant le CSM. La crédibilité, l’honorabilité et l’indépendance du [juge R.P.] en tant que professionnel au mérite reconnu ont été fortement affectées.
Nous estimons donc que les préjudices sont profonds (...).
21. À une date non précisée, le requérant se pourvut en cassation devant la Cour suprême. Il alléguait que, en dépit de l’annulation du premier jugement rendu par le tribunal de Lisbonne, les juridictions n’avaient pas pris en compte tous les éléments pertinents soulevés pour sa défense. Il soutenait par ailleurs que la cour d’appel de Lisbonne avait omis de mettre en balance les différents intérêts en jeu. D’après lui, le droit à l’honneur du juge R.P. ne pouvait prévaloir sur sa liberté d’expression étant donné qu’il n’avait pas été prouvé qu’il avait agi de façon gratuite et malveillante. En outre, le requérant indiquait que la dénonciation litigieuse n’avait pas été publique. Il estimait aussi que le montant qu’il avait été condamné à verser au juge R.P. au titre des dommages et intérêts était excessif.
22. Par un arrêt du 20 avril 2012, porté à la connaissance du requérant le 23 juillet 2012, la Cour suprême fit partiellement droit à son recours, ramenant l’indemnisation à 50 000 EUR. Elle jugea que les faits étaient ceux qui avaient été considérés comme établis par la cour d’appel de Lisbonne, aucune circonstance exceptionnelle ne justifiant qu’ils fussent modifiés. Quant au fond, en mettant en balance le droit de porter plainte (direito de denunciar) du requérant et le droit à l’honneur du juge R.P., elle releva qu’aucun élément n’avait permis de prouver qu’il y avait eu une « combine » entre ce dernier et la partie adverse ou qu’il avait manqué à son devoir d’impartialité. Elle conclut que les allégations du requérant étaient des jugements de valeur personnels gratuits et non fondés et qu’elles avaient lésé l’honneur et l’image du juge R.P. Elle s’exprima notamment comme suit :
« (...) nous estimons que les allégations qui figuraient dans la plainte (...) faites en sachant qu’elles allaient salir la réputation du demandeur n’étaient, d’une part, pas nécessaires, [autrement dit], elles étaient disproportionnées aux intérêts légitimes de nature pénale ou disciplinaire (...) et, d’autre part, excessives eu égard aux faits concrets qui sont présentés comme des jugements conclusifs. En outre, ces allégations ne sont pas justifiées eu égard aux intérêts et aux objectifs que le défendeur, en tant qu’avocat, avait pour mission, devoir ou droit de défendre, dans l’exercice normal de son droit de pétition.
Lorsque l’on agit ainsi, on ne le fait pas au nom de la libre expression d’idées pour exposer des faits, consacré dans la Constitution ou la Convention européenne des droits de l’homme.
En outre, un tel agissement est le résultat d’un acte mûri, conscient et libre et non le produit d’un moment de réflexion limitée, résultat d’une impulsion consistant à raconter les vicissitudes d’un jugement et son résultat, comme le montre le laps de temps écoulé entre les décisions et la plainte.
En somme, la bonne foi, dans son volet subjectif (...) est complètement absente.
Comme nous l’avons dit, nous considérons que les accusations formulées à l’encontre du demandeur sont gratuites et déshonorantes, dépourvues de tout contenu, support ou finalité utiles.
(...). »
C. La procédure disciplinaire
23. À une date non spécifiée, le juge R.P. porta à la connaissance du conseil de l’ordre des avocats la décision du CSM classant sans suite la plainte qui avait été déposée contre lui par le requérant.
24. Le conseil de l’ordre des avocats ordonna l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’encontre du requérant. Après avoir entendu l’intéressé ainsi que ses témoins, le rapporteur désigné par l’ordre des avocats dressa un acte d’accusation. Il considéra que le requérant avait omis d’informer préalablement le juge en cause qu’il allait déposer une plainte devant le CSM, conformément aux exigences de l’article 91 du statut de l’ordre des avocats. Tout en reconnaissant que les expressions utilisées par le requérant dans sa plainte au CSM étaient virulentes, il jugea que l’intéressé n’avait fait qu’exercer son mandat de défense des droits de la partie qu’il représentait dans le cadre de la procédure à l’origine des faits et ne prononça donc pas d’accusation contre lui sur ce point.
25. Le 14 avril 2009, la première section du Conseil de déontologie de l’ordre des avocats rendit sa décision. Tout d’abord, elle jugea qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur les allégations faites à l’encontre du juge R.P. étant donné que cela ne relevait pas de sa compétence. Souscrivant à l’acte d’accusation, elle considéra que les expressions utilisées dans la plainte du requérant au CSM n’avaient pas dépassé les limites du civisme (civilidade) et qu’elles relevaient bien de l’exercice de son mandat d’avocat. Elle jugea toutefois que le requérant avait commis une infraction disciplinaire en n’avertissant pas le juge R.P. qu’il allait déposer une plainte contre lui devant le CSM. Un blâme (censura) fut ainsi prononcé à l’encontre du requérant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. La Constitution
26. Les dispositions pertinentes de la Constitution en l’espèce sont les suivantes :
Article 26
« 1. Toute personne a droit (...) à l’honneur et à la réputation (...) et au respect de l’intimité de sa vie privée et familiale (...) ».
B. Le code civil
1. Sur l’atteinte à l’honneur
27. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil se lisent ainsi :
Article 70
Protection générale de la personne
« 1. La loi protège les individus contre les atteintes ou les menaces d’atteintes illicites contre leur personnalité physique ou morale.
2. Sans préjudice de la responsabilité civile à laquelle donnerait lieu l’atteinte, la personne concernée peut demander des mesures, adaptées aux circonstances de l’affaire, dans le but d’éviter la mise à exécution d’une menace ou d’atténuer les conséquences d’une atteinte. »
Article 335
Conflit de droits
« 1. En cas de conflit entre des mêmes droits ou entre des droits de même nature, les personnes concernées devront céder dans la mesure du nécessaire pour que tous les droits produisent de façon égale leurs effets, sans que cela ne soit fait au détriment d’une des parties. »
(...) »
Article 483
Principe général
« Quiconque, par un dol ou une faute simple, porte atteinte de manière illicite à un droit d’autrui, ou à une quelconque disposition légale ayant pour but la protection des intérêts d’autrui, doit indemniser la personne lésée pour les dommages résultant d’un tel acte.
(...) »
Article 484
Atteinte à la réputation et au bon nom
« Quiconque énonce ou fait connaître un fait susceptible de porter atteinte au respect et à la réputation d’une personne physique ou morale répondra des dommages causés.»
2. Sur les successions
28. Aux termes de l’article 2062 du code civil, la renonciation à un héritage produit ses effets rétroactivement à l’ouverture de la succession.
29. S’agissant de la succession des frères et sœurs et de leurs descendants, l’article 2145 du code civil est ainsi libellé :
« En l’absence d’un époux, de descendants ou d’ascendants, la succession est dévolue aux frères et sœurs du défunt et, en représentation de ces derniers, à leurs descendants. »
C. Le code de procédure civile
30. Au moment des faits, l’article 127 § 1 du code de procédure civile était ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 127 § 1
Motifs de la récusation (suspeição)
« Les parties peuvent demander la récusation d’un juge uniquement dans les cas suivants :
(...)
g. s’il existe une aversion ou une grande intimité entre le juge et l’une des parties ou ses mandataires.
(...) »
Article 130
Jugement de la récusation
« 1. Une fois le dossier reçu, le président de la cour d’appel peut demander les éclaircissements qu’il juge nécessaires aux parties ou au juge faisant l’objet de la demande de récusation. (...)
(...)
3. Après conclusion des démarches jugées nécessaires, le président rend une décision non susceptible de recours. En cas de rejet de la demande de récusation, il examine si celui qui a demandé la récusation a agi de mauvaise foi. »
D. Le statut de l’ordre des avocats
31. Au moment des faits, l’article 91 du statut de l’ordre des avocats, dans sa rédaction issue de la loi no 15/2005 du 26 janvier 2005, était ainsi libellé :
« Avant d’intervenir dans une procédure disciplinaire, judiciaire ou de tout autre nature contre un collègue ou un magistrat, l’avocat doit communiquer par écrit à ceux-ci son intention de le faire, avec les explications qu’il juge nécessaires, sauf s’il s’agit d’une procédure secrète ou urgente. »
E. La pratique interne en matière de succession
32. Dans un arrêt du 2 février 2015, la cour d’appel de Porto a considéré que, eu égard aux effets rétroactifs de la renonciation à l’héritage, tout se passait comme si celui qui refusait l’héritage n’avait jamais figuré dans la catégorie des successeurs potentiels, comme s’il n’avait jamais été appelé à la succession. Elle a jugé que la renonciation à l’héritage faisait disparaître légalement les successeurs habilités.
33. Dans un arrêt du 28 avril 2016, la cour d’appel de Lisbonne a jugé que celui qui refusait une succession n’était pas héritier du défunt et qu’il ne pouvait donc pas être habilité comme tel.
EN DROIT
I. SUR LE LOCUS STANDI
34. À la suite du décès du premier requérant, ses frères et ses sœurs, M. Luís Gonzaga Pais Pires de Lima, M. José Augusto Pais Pires de Lima, Mme Maria Pais Pires de Lima et Mme Maria José Pais Pires de Lima da Cunha Coutinho et ses neveux, M. Luís Gonzaga de Amorim Pires de Lima et M. Miguel Luís Magalhães Pires de Lima, ont demandé à poursuivre la requête en son nom. Dans leur lettre du 29 juin 2018 (paragraphe 5 ci-dessus), eu égard à leurs liens familiaux avec le requérant, ils allèguent vouloir rendre hommage à celui-ci et déclarent renoncer à toute indemnité qui pourrait être attribuée dans la présente espèce.
Les cinq premiers ont produit un acte notarié du 1er juin 2017 par lequel ils ont renoncé à la succession qui leur revenait en leur qualité d’héritiers du requérant. Ils arguent avoir agi de la sorte en raison des dettes dont le requérant était redevable, dont l’indemnité qu’il avait été condamné à payer à l’issue de la procédure objet de la présente espèce.
M. Miguel Luís Magalhães Pires de Lima a, quant à lui, produit son certificat de naissance et le certificat de décès de son père, frère du requérant, pour étayer sa qualité d’héritier.
35. Le Gouvernement estime que les frères et sœurs et les neveux du requérant n’ont pas qualité pour poursuivre l’instance en son nom. Il indique que M. Luís Gonzaga Pais Pires de Lima, M. José Augusto Pais Pires de Lima, Mme Maria Pais Pires de Lima et Mme Maria José Pais Pires de Lima da Cunha Coutinho et M. Luís Gonzaga de Amorim Pires de Lima, ont renoncé à la succession qui leur revenait. Pour ce qui est de M. Miguel Luís Magalhães Pires de Lima, le Gouvernement estime qu’il n’a pas produit d’acte notarié de succession prouvant qu’il a effectivement été habilité en tant qu’héritier du requérant.
36. La Cour constate que le décès du requérant est survenu après l’introduction par lui de la requête devant elle. Elle rappelle avoir, dans plusieurs affaires similaires, pris en compte la volonté de poursuivre la procédure exprimée par des héritiers ou parents proches (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 97, CEDH 2014, Ergezen c. Turquie, no 73359/10, §§ 29-30, 8 avril 2014, et les exemples cités au paragraphe 45 de la décision Brūzītis c. Lettonie (déc.), no 15028/04, 26 août 2014).
37. En l’espèce, elle note qu’il ressort de l’acte notarié du 1er juin 2017 que M. Luís Gonzaga Pais Pires de Lima, M. José Augusto Pais Pires de Lima, Mme Maria Pais Pires de Lima, Mme Maria José Pais Pires de Lima da Cunha Coutinho et M. Luís Gonzaga de Amorim Pires de Lima sont les frères et sœurs et le neveu du requérant et ses plus proches parents. Il ressort également de ce document qu’ils ont renoncé à la succession qui leur revenait. La Cour est d’avis que, dans ces circonstances, s’ils n’ont pas la qualité d’héritiers du requérant en droit portugais (paragraphes 28, 29, 32 et 33 ci-dessus), ils n’en demeurent pas moins ses plus proches parents (voir, a contrario, Thévenon c. France (déc.), no 2476/02, CEDH 2006-III).
38. En ce qui concerne M. Miguel Luís Magalhães Pires de Lima, la Cour constate qu’il ressort des documents produits par ce dernier qu’il est bien le neveu du requérant et que son père, frère du requérant, est décédé. Or, selon l’article 2145 du code civil, il a bien qualité d’héritier du requérant, en représentation de son père, entre-temps décédé (paragraphe 29 ci-dessus), aucun élément du dossier ne prouvant le contraire.
39. En l’espèce, même s’ils n’ont pas d’intérêts matériels à voir la procédure se poursuivre devant elle (paragraphe 34 ci-dessus), eu égard à leur qualité de proches parents et, pour ce qui est de M. Miguel Luís Magalhães Pires de Lima, d’héritier, la Cour estime que les frères et sœurs et les neveux du requérant peuvent effectivement avoir, comme ils l’allèguent, un intérêt moral légitime à voir ladite procédure se poursuivre, afin qu’elle détermine si la condamnation du requérant a eu lieu en méconnaissance de son droit à la liberté d’expression ou non (voir Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 39, CEDH 1999‑VI, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000‑XII et, a contrario, Brūzītis, décision précitée, § 49).
40. Compte tenu des circonstances particulières de la cause, se conformant à sa jurisprudence, la Cour leur reconnaît qualité pour se substituer désormais au requérant. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera de désigner M. Pais Pires de Lima comme « le requérant », bien qu’il faille désormais attribuer cette qualité à ses proches parents et son héritier (Dalban, précité, § 1).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
41. Le requérant se plaignait d’une violation de sa liberté d’expression en tant qu’avocat en raison de sa condamnation pour atteinte à la réputation d’un juge dont il disait avoir dénoncé les agissements dans une lettre adressée au CSM. Il invoquait l’article 10 de la Convention, dont les passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté (...) de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
42. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable
B. Sur le fond
1. Thèse des parties
a) Le requérant
43. Le requérant se plaignait que sa condamnation à l’issue de la procédure en dommages et intérêts avait méconnu son droit à la liberté d’expression. Il soutenait que tous les citoyens ont le devoir moral de dénoncer des situations qu’ils considèrent comme étant illégales et que ce devoir est d’autant plus important lorsqu’il s’agit d’avocats, compte tenu du rôle de ceux-ci dans l’administration de la justice. Se référant à l’arrêt Kyprianou c. Chypre ([GC], no 73797/01, § 175, CEDH 2005-XIII), il alléguait que, en leur qualité d’intermédiaire entre les personnes et les tribunaux, les avocats doivent s’assurer de la confiance du public dans le fonctionnement de la justice. En ce qui le concernait plus particulièrement, il disait disposer de cinquante ans d’expérience comme avocat et être connu pour être combatif et exigeant dans la défense des droits de ses clients, mais aussi respectueux vis-à-vis des professionnels des tribunaux, comme l’avaient selon lui reconnu les juridictions au niveau interne. D’ailleurs, en l’espèce, il indiquait ne pas avoir été sanctionné à l’issue de la procédure disciplinaire ouverte contre lui par le conseil de l’ordre des avocats, celui-ci ayant estimé, eu égard au contenu de la plainte en question, que celle-ci ne dépassait pas les limites de l’exercice de sa profession. Comme il l’avait défendu au niveau interne, il arguait par ailleurs que, au moment des faits, il se trouvait fragilisé psychologiquement en raison d’un cancer pour lequel il était en train de se faire soigner.
44. Le requérant estimait qu’un juste équilibre n’avait pas été ménagé entre, d’une part, son droit à la liberté d’expression et, d’autre part, le droit à l’honneur et à la réputation du juge R.P. Selon lui, en présentant une plainte devant le CSM, l’organe chargé du pouvoir disciplinaire à l’égard des juges, il avait utilisé un moyen adéquat pour exprimer son opinion. Le requérant considérait que cette plainte présentait d’ailleurs un caractère confidentiel et qu’il n’avait fait aucun commentaire public après le classement sans suite rendu par le CSM. Il n’y aurait donc eu aucun retentissement médiatique en l’espèce.
45. Le requérant alléguait que, même si les expressions utilisées dans sa plainte étaient effectivement virulentes, voire même excessives, elles étaient nécessaires et justifiées et ne relevaient pas d’un acte malveillant ou gratuit mais d’une volonté d’agir selon son devoir, notamment dans la défense des intérêts de sa cliente. En outre, ces expressions constituaient à ses yeux des jugements de valeur présentant une base factuelle suffisante. Sur ce point en particulier, le requérant indiquait que le tribunal de Lisbonne avait reconnu que le juge R.P. avait bâillé pendant qu’il plaidait devant lui et qu’il s’était montré particulièrement intéressé par celles présentées par l’avocat de la partie adverse. Il disait avoir bien décrit dans sa plainte les éléments qui avaient éveillé en lui des soupçons à l’encontre du juge R.P. Il déplorait que le CSM et les tribunaux saisis en l’espèce n’eussent pas cherché à établir davantage les circonstances factuelles qui se trouvaient derrières ses accusations à l’encontre du juge R.P., contrairement aux juridictions internes dans l’affaire Lešník c. Slovaquie (no 35640/97, § 58, CEDH 2003 IV). À titre subsidiaire, il alléguait que le juge R.P. avait, après les faits de la présente espèce, fait l’objet d’une dénonciation devant le CSM pour des irrégularités commises dans le cadre d’une procédure pénale dans laquelle il était intervenu en qualité de juge détaché au Timor oriental. Il indiquait que, à l’issue de cette procédure, engagée par une magistrate et non par un avocat, par un arrêt du 27 janvier 2016, la Cour suprême avait annulé la condamnation à une sanction disciplinaire qui avait été prononcée à l’encontre du juge R.P. par le CSM.
46. Enfin, le requérant estimait que le montant de 50 000 EUR qu’il avait été condamné à payer au juge R.P. à titre de dommages et intérêts était excessif, arbitraire et disproportionné, notamment compte tenu de la pratique interne dans les affaires de responsabilité civile relatives à des atteintes à l’honneur ou à la réputation. D’après lui, un tel montant présentait un effet dissuasif général envers l’exercice de la liberté d’expression, en particulier celle des avocats.
47. Le requérant considérait que l’ingérence dans sa liberté d’expression n’était pas nécessaire dans une société démocratique et qu’elle ne relevait pas d’un besoin social impérieux.
b) Le Gouvernement
48. Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation du requérant pour atteinte à la réputation du juge R.P. a constitué une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé à la liberté d’expression. Il estime aussi que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 484 du code civil, qu’elle visait non seulement la protection des droits d’autrui mais aussi la préservation de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire, et qu’elle poursuivait donc bien un but légitime conformément à l’article 10 § 2 de la Convention.
49. Pour ce qui est de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement conteste la thèse du requérant selon laquelle celui-ci n’aurait pas dû être sanctionné puisqu’il aurait agi dans le cadre de l’exercice de ses droit et devoir d’avocat.
50. En premier lieu, à l’instar des juridictions internes, le Gouvernement estime que la plainte du requérant n’était pas nécessaire ni justifiée dans le cadre de la défense des intérêts de sa cliente. D’une part, il indique que la plainte a été adressée au CSM le 1er mars 2007, soit environ dix mois après que le juge R.P. a rendu sa décision dans l’affaire dans laquelle le requérant intervenait en qualité d’avocat de la partie demanderesse. Il ajoute que cette dernière avait d’ailleurs, en l’occurrence, obtenu partiellement gain de cause. D’autre part, il allègue que, au moment des faits, le requérant ne représentait plus cette cliente, le recours présenté ayant été pris en charge par d’autres avocats car le requérant n’aurait plus été en mesure de le faire, comme l’a relevé la cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 4 octobre 2011.
51. Par ailleurs, en se référant à l’affaire Soares c. Portugal (no 79972/12, § 45, 21 juin 2016), le Gouvernement estime que les propos litigieux ne constituaient pas des jugements de valeur mais bien des déclarations factuelles mettant en cause l’indépendance et l’impartialité du juge R.P. et, dès lors, sa réputation et son honneur professionnels et personnels. Il indique que celui-ci était en effet accusé d’avoir manqué à son devoir d’impartialité dans la procédure civile à l’origine des faits de l’espèce et de corruption. Selon lui, ces accusations sont si graves que, si elles sont avérées, elles sont passibles de poursuites criminelles. Le Gouvernement indique que, comme l’ont jugé les juridictions internes en l’espèce, accuser un magistrat de corruption est l’accusation la plus grave pouvant être formulée à son encontre. Or, en l’espèce, ces accusations n’ont selon lui pas été prouvées, comme l’a relevé la Cour suprême dans son arrêt du 17 avril 2002. Le Gouvernement ajoute que, eu égard à leur absence de base factuelle, les propos du requérant ont bien porté atteinte à l’honneur du juge R.P. et, partant, le requérant ne méritait pas la protection de l’article 10 de la Convention.
52. Il reconnaît que la plainte litigieuse n’a pas été portée à la connaissance du public mais, selon lui, il n’empêche qu’elle a fait l’objet de commentaires dans le milieu judiciaire.
53. Le Gouvernement estime que ces accusations sont d’autant plus graves qu’elles ont été formulées par un avocat ayant cinquante ans d’expérience professionnelle. Il indique en outre que les accusations en question n’ont pas été faites de façon spontanée et qu’elles étaient le fruit d’une réflexion compte tenu du laps de temps écoulé depuis la survenance des événements qui en étaient à l’origine. D’après lui, l’état de faiblesse du requérant au moment des faits, qui aurait été dû aux traitements pris par l’intéressé pour traiter la maladie dont il souffrait, ne saurait justifier son comportement.
54. Pour ce qui est de la sanction appliquée, le Gouvernement indique qu’elle était uniquement de nature civile et non pénale. Il admet que la somme de 50 000 EUR est importante mais la considère néanmoins proportionnelle au préjudice qu’aurait subi le juge R.P. eu égard aux circonstances de l’espèce.
55. En se référant à l’affaire Lešník précitée, le Gouvernement estime que les motifs exposés par les juridictions internes étaient suffisants et pertinents, que la marge nationale d’appréciation qui appartenait à celles-ci n’a donc pas été dépassée et qu’il n’y a pas eu méconnaissance du droit à la liberté d’expression du requérant.
2. L’appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »
56. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que les parties conviennent que la condamnation au civil du requérant pour atteinte à l’honneur et à la réputation du juge R.P. constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. C’est également l’opinion de la Cour. Elle note ensuite que cette ingérence était bien prévue par la loi, en l’occurrence par l’article 484 du code civil (paragraphe 27 ci-dessus), ce que le requérant ne contestait pas. Elle constate que la mesure incriminée avait pour but la protection des droits d’autrui, en l’espèce le droit à l’honneur d’un juge, et qu’elle visait ainsi également à préserver la confiance dans l’administration de la justice. Il ne fait aucun doute que la mesure en question poursuivait bien des intérêts légitimes prévus à l’article 10 § 2 de la Convention. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
b) Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »
i. Rappel des principes
57. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris, en l’espèce, la teneur des remarques reprochées au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a formulées. Elle doit notamment déterminer si l’ingérence en question était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent comme « pertinents et suffisants ». Ce faisant, elle doit être convaincue que les autorités nationales ont appliqué des normes respectant les principes énoncés à l’article 10 de la Convention et qu’elles se sont en outre fondées sur une évaluation acceptable des faits pertinents (Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 44, CEDH 2002‑II).
58. Afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il convient de faire une distinction entre les déclarations de faits et les jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les secondes ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Toutefois, même en présence de jugements de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur totalement dépourvu de base factuelle peut se révéler excessif (Pinto Pinheiro Marques c. Portugal, no 26671/09, § 43, 22 janvier 2015, et les nombreuses références qui y sont citées).
59. La Cour rappelle que la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats. Outre la substance des idées et des informations exprimées, elle englobe leur mode d’expression. Les avocats ont ainsi notamment le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 134, CEDH 2015, et les références qui y sont citées).
60. La question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice (Sialkowska c. Pologne, no 8932/05, § 111, 22 mars 2007). Ce n’est donc qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique (Nikula, précité, § 55, et Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 174, CEDH 2005‑XIII).
61. Il convient toutefois de distinguer selon que l’avocat s’exprime dans le prétoire ou en dehors de celui-ci (Morice, précité, § 136). S’agissant tout d’abord des « faits d’audience », dès lors que la liberté d’expression de l’avocat peut soulever une question sous l’angle du droit de son client à un procès équitable, l’équité milite également en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties et l’avocat a le devoir de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients », ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre. De plus, la Cour tient compte du fait que les propos litigieux ne sortent pas de la salle d’audience (idem, § 137). Concernant ensuite les propos tenus en dehors du prétoire, elle rappelle que la défense d’un client peut se poursuivre avec une apparition dans un journal télévisé ou une intervention dans la presse et, à cette occasion, avec une information du public sur des dysfonctionnements de nature à nuire à la bonne marche d’une instruction (idem, § 138).
62. Il reste que les avocats ne peuvent tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle et qu’ils ne peuvent pas non plus proférer des injures. La Cour apprécie les propos dans leur contexte général, notamment pour savoir s’ils peuvent passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite et pour s’assurer que les expressions utilisées en l’espèce présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce (idem, § 139, et les nombreuses références qui y sont citées).
63. Pour finir, la Cour rappelle que toute décision accordant des dommages et intérêts pour diffamation doit présenter un rapport raisonnable de proportionnalité avec l’atteinte causée à la réputation (Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, § 49, série A no 316‑B).
ii. L’application à la présente espèce
64. En l’espèce, la Cour note que le requérant a été condamné civilement en raison des accusations qu’il avait formulées à l’encontre du juge R.P. dans une lettre adressée le 1er mars 2007 au CSM par laquelle il demandait l’ouverture d’une enquête disciplinaire contre le juge R.P. (paragraphe 7 ci-dessus). Elle constate aussi que cette enquête a été classée sans suite par une décision du CSM rendue le 22 mai 2007 (paragraphe 8 ci-dessus). Saisies de la demande en responsabilité civile du juge R.P., les juridictions internes ont, quant à elles, unanimement considéré que les allégations de « combine grossière », de partialité et de corruption formulées par le requérant dans cette lettre étaient particulièrement graves et qu’elles mettaient en cause non seulement l’honneur personnel du juge R.P. mais aussi son éthique professionnelle en tant que représentant du pouvoir judiciaire (paragraphes 15, 17, 19, 20 et 22 ci-dessus). Elles ont considéré qu’il s’agissait de déclarations de fait non étayées et formulées, de manière réfléchie, en dehors du mandat d’avocat du requérant étant donné que la lettre en question avait été envoyée un an après la conclusion de la procédure que l’intéressé critiquait dans son exposé (paragraphes 15, 16, 19 et 22 ci-dessus). Elles ont en outre considéré que le requérant n’avait pas agi de bonne foi et n’ont pas pris en compte les circonstances atténuantes alléguées relatives à son état de faiblesse psychologique et psychique au moment des faits (paragraphes 8, 17 et 22 ci-dessus).
65. S’agissant de la nature des critiques faites par le requérant à l’encontre du juge R.P., la Cour observe qu’elles portaient sur la manière dont le juge R.P. avait conduit l’affaire civile engagée par sa cliente. Le requérant en tirait néanmoins deux conclusions : d’une part, il soutenait qu’il y avait eu une combine grossière entre l’avocat de la partie défenderesse et le juge R.P. qui avait ainsi manqué à son devoir d’impartialité et, d’autre part, il accusait ce dernier d’être corrompu. Pour le requérant, les expressions litigieuses relevaient de jugements de valeur. Suivant l’analyse des juridictions internes, le Gouvernement conteste cette thèse, estimant qu’il s’agissait au contraire de déclarations de fait (paragraphes 43 et 51 ci-dessus). La Cour est également d’avis que les accusations du requérant à l’encontre du juge R.P. constituaient pour l’essentiel des déclarations de fait (comparer avec Morice, précité, § 156, Peruzzi c. Italie, no 39294/09, § 60, 30 juin 2015 et, mutatis mutandis, Egill Einarsson c. Islande, no 24703/15, § 52, 7 novembre 2017). Outre la mise en cause de son éthique professionnelle, et plus particulièrement son devoir d’impartialité, le requérant accusait le juge R.P. du crime de corruption passive. La Cour estime qu’il était par conséquent normal que les juridictions internes aient attendu du requérant qu’il corrobore ses accusations par des éléments pertinents. À ce sujet, elle note que, en ce qui concerne l’allégation de manque d’impartialité du juge R.P., le requérant s’est fondé sur la manière dont ce dernier avait tranché la cause. Or le requérant est uniquement parvenu à prouver que le juge R.P. avait bâillé au moment de ses plaidoiries (paragraphe 16 ci-dessus). Quant aux accusations de corruption, la Cour relève que le requérant demandait la conduite d’une enquête sur le patrimoine immobilier du juge R.P. Si, dans sa décision, le CSM ne s’est pas prononcé pas à cet égard, les juridictions civiles saisies par la suite par le juge R.P. ont jugé, en tenant compte des éléments dont elles disposaient, que les imputations factuelles du requérant n’étaient pas fondées. Dès lors, les motifs avancés par les juridictions internes pour condamner le requérant paraissent à première vue « pertinents » et « suffisants ».
66. Cependant, la Cour estime que l’indemnité de 50 000 EUR que le requérant a été condamné à verser au juge R.P. est excessive, d’autant plus que les accusations n’ont pas été faites publiquement mais au moyen d’une plainte adressée au CSM, organe ayant compétence disciplinaire sur les magistrats (voir, a contrario, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 40, 29 mars 2011, Morice, précité, § 140, et Peruzzi, précité, 30 juin 2015). Sur ce point en particulier, elle considère qu’un tel moyen d’action était tout aussi adéquat et disponible que ceux cités dans l’arrêt du 4 octobre 2011 de la cour d’appel de Lisbonne (paragraphe 19 ci-dessus). Les juridictions internes ont néanmoins considéré que les déclarations litigieuses avaient fait l’objet de discussions dans le milieu judiciaire. À cet égard, la Cour estime que le requérant ne saurait être tenu pour responsable des fuites d’une procédure censée rester confidentielle.
67. Ainsi, aux yeux de la Cour, la somme que le requérant a été condamné à verser au juge R.P. à titre de dommages et intérêts n’a pas ménagé le juste équilibre voulu (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 96, CEDH 2005‑II, Riolo c. Italie, no 42211/07, § 71, 17 juillet 2008, et Medipress-Sociedade Jornalística, Lda c. Portugal, no 55442/12, § 45, 30 août 2016). La Cour estime qu’une telle condamnation est en outre de nature à produire un effet dissuasif pour la profession d’avocat dans son ensemble, notamment lorsqu’il s’agit pour les avocats de défendre les intérêts de leurs clients (voir, mutatis mutandis, Nikula, précité, § 55, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité, § 54, et Erdener c. Turquie, no 23497/05, § 39, 2 février 2016).
iii. Conclusion
68. Eu égard aux observations susmentionnées, la Cour estime que les dommages-intérêts accordés en l’espèce étaient disproportionnés au but légitime poursuivi. L’ingérence dans la liberté d’expression du requérant n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
69. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
70. Le requérant réclamait 50 000 EUR pour le préjudice matériel qu’il disait avoir subi, ce montant correspondant à celui qu’il aurait été condamné à verser au juge R.P. pour dommages et intérêts. Il demandait également l’octroi d’une somme symbolique à fixer en équité par la Cour pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi. Enfin, il sollicitait le remboursement de 3 132,30 EUR, correspondant selon lui aux frais et dépens relatifs à la procédure civile au niveau interne.
71. Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant.
72. Notant que les proches et l’héritier du requérant ont déclaré renoncer à toute indemnité pouvant être octroyée en l’espèce (paragraphe 34 ci-dessous), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer de sommes au titre de l’article 41 de la Convention. En outre, pour ce qui est du préjudice moral subi par le requérant, elle estime que le constat de violation constitue une réparation suffisante.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit que M. Luís Gonzaga Pais Pires de Lima, M. José Augusto Pais Pires de Lima, Mme Maria Pais Pires de Lima et Mme Maria José Pais Pires de Lima da Cunha Coutinho et ses neveux, M. Luís Gonzaga de Amorim Pires de Lima et M. Miguel Luís Magalhães Pires de Lima ont qualité pour poursuivre la présente procédure en lieu et place du requérant ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Marialena TsirliGanna Yudkivska
GreffièrePrésidente