Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 17 décembre 1999 et 21 mars 2000 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS (S.N.C.F.), dont le siège est ... ; la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS demande que le Conseil d'Etat :
1°) annule l'arrêt du 29 octobre 1999 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté son appel dirigé contre le jugement du 28 mars 1997 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à ce que l'Etat soit condamné à lui payer la somme de 140 992,25 F en réparation du préjudice qu'elle a subi à la suite de dommages causés aux installations ferroviaires de la gare de Viviez-Decazeville le 17 décembre 1984 ;
2°) condamne l'Etat à lui verser une indemnité de 140 992,25 F augmentée des intérêts et des intérêts capitalisés ;
3°) condamne l'Etat à lui payer la somme de 20 000 F pour les frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi n° 83-8 du 7 janvier 1983, notamment son article 92 ; Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mlle Verot, Auditeur,
- les observations de Me de Nervo, avocat de la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS,
- les conclusions de Mme Prada Bordenave, Commissaire du gouvernement ;
Considérant qu'aux termes de l'article 92 de la loi du 7 janvier 1983 dont les dispositions ont été incorporées à l'article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales : "L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens" ;
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, le 17 décembre 1984, vers 5 heures 40, des salariés de la société "Vieille Montagne", en conflit avec la direction de l'entreprise, ont pénétré en groupe sur la voie ferrée à proximité de la gare de Viviez-Decazeville, saboté des rails et provoqué le déraillement de trois wagons ; qu'après avoir relevé que ces agissements avaient été perpétrés avec le concours de plusieurs centaines de personnes dans le cadre d'une action collective destinée à défendre des revendications professionnelles, la cour a estimé qu'en raison notamment du caractère prémédité de cette action, les dommages en résultant ne pouvaient être regardés comme la conséquence d'un rassemblement ou d'un attroupement au sens de l'article 92 de la loi du 7 janvier 1983 ; qu'elle a ainsi donné aux faits qui lui étaient soumis une qualification juridique erronée ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS est fondée à demander l'annulation de l'arrêt du 29 octobre 1999 de la cour administrative d'appel de Paris ;
Considérant qu'aux termes de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, le Conseil d'Etat, s'il prononce l'annulation d'une décision d'une juridiction administrative statuant en dernier ressort, peut "régler l'affaire au fond si l'intérêt d'une bonne administration de la justice le justifie" ; que, dans les circonstance de l'espèce, il y a lieu de régler l'affaire au fond ;
Considérant que, comme il a été dit ci-dessus, les dommages causés le 17 décembre 1984 aux installations ferroviaires de la gare de Viviez-Decazeville doivent être regardés comme la conséquence d'un attroupement ou d'un rassemblement au sens des dispositions précitées de l'article 92 de la loi du 7 janvier 1983 ; que les agissements qui étaient à l'origine de ces dommages étaient constitutifs du délit de destruction volontaire de biens d'autrui, réprimé par les dispositions du code pénal alors en vigueur ; que, par suite, l'Etat doit être déclaré responsable du préjudice subi par la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS du fait desdits agissements ; que, dès lors, la requérante est fondée à soutenir que c'est à tort que, par son jugement du 28 mars 1997, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande d'indemnisation dirigée contre l'Etat ;
Considérant que les dispositions législatives précitées, qui n'énoncent aucune restriction quant à la nature des dommages indemnisables, rendent l'Etat responsable des dommages de toute nature qui sont la conséquence directe et certaine des crimes et délits visés par ces dispositions ; qu'ainsi, la responsabilité de l'Etat peut être engagée non seulement pour les dommages corporels et matériels, mais aussi, le cas échéant, pour les dommages ayant le caractère d'un préjudice commercial consistant notamment en un accroissement de dépenses d'exploitation ou en une perte de recettes d'exploitation ; qu'il résulte de l'instruction que la détérioration de voies et le renversement de wagons par les manifestants ont provoqué l'interruption, jusqu'au lendemain à 11 h 30, de toute circulation ferroviaire entre Capdenac et Rodez et entre Capdenac et Decazeville et ont rendu nécessaire le détournement du trafic ferroviaire et la mise en place de transports de substitution ; que, par suite, les chefs de préjudice invoqués par la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS et relatifs non seulement à la nécessité de procéder à la réparation des installations, mais aussi aux dépenses supplémentaires engagées en raison des frais de traction et de déviation des trains, ainsi que de l'organisation de transports de substitution, présentent un lien direct avec les agissements des manifestants ; que le montant des dépenses engagées par ces opérations, qui n'est pas sérieusement contesté par le ministre de l'intérieur, s'élève à 140 992,25 F ; que, par suite, l'Etat doit être condamné à payer une indemnité de ce montant à la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS ;
Considérant que la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS a droit aux intérêts de la somme de 140 992, 25 F à compter du 19 décembre 1988, date de la réception de sa demande d'indemnisation par le ministre de l'intérieur ;
Considérant que la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS a demandé, le 19 septembre 1989, la capitalisation des intérêts ; qu'à cette date, une année ne s'était pas écoulée depuis que la demande d'indemnité avait été adressée au ministre ; que la requérante a également demandé, les 23 juillet 1997 et 19 décembre 1999, la capitalisation des intérêts ; qu'à chacune de ces deux dates, il était dû au moins une année d'intérêts ; que, dès lors, conformément aux dispositions de l'article 1154 du code civil, il y a lieu de faire droit à ces dernières demandes ;
Sur les conclusions relatives aux frais exposés et non compris dans les dépens :
Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de condamner l'Etat à verser à la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS la somme de 20 000 F qu'elle demande pour les frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris en date du 29 octobre 1999 est annulé.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Paris en date du 28 mars 1997 est annulé.
Article 3 : L'Etat est condamné à payer à la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS une indemnité de 140 992,25 F. Cette somme portera intérêt au taux légal à compter du 19 décembre 1988. Les intérêts échus les 23 juillet 1997 et 19 décembre 1999 seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 4 : L'Etat est condamné à payer à la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS la somme de 20 000 F en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête de la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS est rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS et au ministre de l'intérieur.