Vu la requête, enregistrée le 21 décembre 2004 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour Mme Isabelle B, demeurant ... ; Mme B demande au Conseil d'Etat :
1°) de condamner Me A, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, au versement d'une indemnité de 52500 euros, avec intérêts de droits à compter du 18 mai 2001, correspondant au préjudice financier et moral subi par Mme B, en qualité d'héritière de M. Pierre C, causé par la faute de Me A, dans le cadre d'un appel incident devant le Conseil d'Etat formé par elle pour M. C sous le numéro 154121 ;
2°) d'ordonner la capitalisation des intérêts échus à la date d'enregistrement de la requête et à chaque date anniversaire ultérieure ;
3°) de mettre à la charge de Me A la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la note en délibéré présentée le 5 avril 2006 pour Mme B,
Vu l'ordonnance du 10 septembre 1817, modifiée par le décret n° 2002-76 du 11 janvier 2002 ;
Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Stéphane Hoynck, Auditeur,
- les observations de la SCP Gaschignard, avocat de Mme B, de la SCP Vier, Barthélemy, Matuchansky, avocat de Me A et de la SCP Baraduc, Duhamel, avocat de l'Ordre des avocats au Conseil d'Etat et a la Cour de cassation,
- les conclusions de M. Mattias Guyomar, Commissaire du gouvernement ;
Considérant qu'à la suite à l'appel formé devant le Conseil d'Etat, sous le numéro 154121, par le ministre de l'éducation et de la culture, contre un jugement du tribunal administratif de Nantes du 30 septembre 1993, qui condamnait l'Etat à verser à M. C la somme de 110354 francs en réparation du préjudice subi du fait de son éviction illégale du poste de maître contractuel de l'enseignement privé au lycée privé Mongazon, Me A a formé pour M. C un appel incident aux fins d'augmentation de l'indemnité, au motif que le tribunal avait indûment déduit des revenus qu'il aurait pu recevoir du lycée privé Mongazon, s'il n'avait pas été illégalement privé de son emploi, différentes sommes qu'il percevait par ailleurs antérieurement comme postérieurement à son éviction ;
Considérant que Mme B, ayant droit de M. C, soutient que Me A s'est abstenue de solliciter devant le Conseil d'Etat l'application de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 et la capitalisation des intérêts dus, alors que M. C le lui avait demandé par écrit ; qu'elle soutient que Me A s'est également abstenue de produire les avis d'imposition et bulletins de salaire correspondant à l'activité de maître contractuel de M. C au lycée Mongazon pour les années 1985 à 1995, alors que la production de ces pièces était annoncée dans le mémoire enregistré au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 7 octobre 1996, que ces pièces venaient à l'appui d'un moyen développé dans ce mémoire et étaient de nature à établir la matérialité des faits allégués par M. C et auraient permis de voir ses conclusions accueillies par le Conseil d'Etat ;
Considérant que Mme B soutient que ces abstentions sont constitutives d'une faute professionnelle ; que cette faute a causé à M. C un préjudice de 1805,05 euros au titre de l'abstention de solliciter l'application l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991, et de 49827,68 euros au titre de son abstention de produire les pièces annoncées dans le mémoire et de solliciter la capitalisation des intérêts ; qu'elle soutient en outre que le préjudice peut être ramené à 51000 euros en raison de l'aléa inhérent à toute procédure juridictionnelle ; qu'un préjudice moral est par ailleurs invoqué à hauteur de 1500 euros au titre des troubles dans les conditions d'existence dont a souffert M. C en conséquence de la façon dont son litige a été traité ;
Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 13 de l'ordonnance du 10 septembre 1817, modifié par le décret du 11 janvier 2002 : « Les actions en responsabilité civile professionnelle engagées à l'encontre d'un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation sont portées, après avis du conseil de l'ordre, devant le Conseil d'Etat, quand les faits ont trait aux fonctions exercées devant le tribunal des conflits et les juridictions de l'ordre administratif, et devant la Cour de cassation dans les autres cas » ; que les faits en cause ont trait à l'appel incident formé par Me A, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour le compte du requérant devant le Conseil d'Etat ; que dès lors celui-ci est compétent pour connaître de la requête de Mme B ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que le mémoire enregistré au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 7 octobre 1996, présenté pour M. C, soutenait que « M. C avait toujours accompli un service à temps incomplet au lycée Mongazon et avait toujours exercé par ailleurs des fonctions d'enseignement dans un autre établissement d'enseignement privé », et détaillait pour les années 1985 à 1991 le montant des revenus de M. C versés respectivement par l'Etat et au titre de son activité privée ; que ce mémoire annonçait la production d'avis d'imposition et de bulletins de salaire de M. C, ce qui n'a pas été fait ; que cette omission est une erreur fautive de l'avocat de M. C ;
Considérant qu'il est établi que M. C avait demandé à Me A de solliciter la capitalisation des intérêts et l'application de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991, devenu l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; que le mémoire complémentaire présenté ne comportait pas de conclusions à ces fins ; que ces omissions sont également des erreurs fautives de son avocat ;
Considérant que le Conseil d'Etat, par une décision du 3 avril 1998, a rejeté les conclusions de M. C tendant à l'augmentation de l'indemnité qui lui était due, au motif que, si le requérant soutenait que le tribunal administratif avait « indûment déduit des revenus qu'il aurait pu recevoir du lycée privé Mongazon s'il n'avait pas été illégalement privé de son emploi, différentes sommes qu'il percevait par ailleurs antérieurement comme postérieurement à son éviction », il n'établissait « ni le montant de ces sommes, ni leur origine, ni le fait qu'il les aurait déjà perçu avant son éviction » ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède, et de l'instruction, que la production des pièces annoncées par le mémoire complémentaire, à savoir des bulletins de salaire et des avis d'imposition, et une demande de capitalisation au 7 octobre 1996, auraient permis au Conseil d'Etat d'accueillir la demande de M. C au titre du préjudice financier à hauteur de 40 831,80 euros supplémentaires ;
Considérant que Mme B est fondée à demander réparation du préjudice qu'elle a subi du fait de cette faute, dans la mesure où celle-ci a entraîné pour M. C, dont elle est l'ayant droit unique, la perte d'une chance sérieuse d'obtenir une décision plus favorable devant le Conseil d'Etat ;
Considérant que les conséquences résultant de la perte d'une chance sérieuse d'obtenir satisfaction devant la juridiction administrative en raison de la faute professionnelle d'un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation doivent être indemnisés dans leur totalité comme un préjudice suffisamment certain ; qu'en l'absence de partage de la faute, il sera fait une exacte appréciation du préjudice financier résultant de l'omission de produire les pièces nécessaires et de solliciter la capitalisation des intérêts, en l'évaluant à la somme de 40 831,80 euros ;
Considérant que le préjudice pécuniaire résultant de l'omission de solliciter l'application de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 s'élève à 1 808,50 euros ;
Considérant que la requérante n'apporte pas la preuve d'un préjudice moral ; que la demande de réparation de ce préjudice doit être rejetée ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de condamner Me A à verser à Mme B une somme de 42639,85 euros, cette somme étant augmentée, comme le demande la requérante, des intérêts au taux légal à compter du 18 mai 2001, date de réception de la demande d'avis du conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation présentée par Mme B ;
Sur les intérêts des intérêts :
Considérant que Mme B a demandé la capitalisation des intérêts dus le 21 décembre 2004 ; qu'à cette date, il était dû au moins une année d'intérêts ; que, dès lors, il y a lieu de faire droit à cette demande, tant à cette date qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761 ;1 du code de justice administrative :
Considérant qu'il y a lieu de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de Me A la somme de 3 000 euros que Mme B demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
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Article 1er : Me A versera à Mme B une somme de 42639,85 euros. Cette somme sera augmentée des intérêts au taux légal à compter du 18 mai 2001. Les intérêts échus à la date du 21 décembre 2004, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, seront capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 2 : Me A versera à Mme B la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761 ;1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme Isabelle B, à Me A, à l'Ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, et au garde des sceaux, ministre de la justice.