Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 23 mai et 23 août 2007 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés par les SOCIETES FIDUCIAL AUDIT et FIDUCIAL EXPERTISE, dont le siège est 41, rue du Capitaine Guynemer à La Défense (92 925), représentées par leur président; les SOCIETES FIDUCIAL AUDIT et FIDUCIAL EXPERTISE demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 15 décembre 2006 par laquelle le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a autorisé l'opération de concentration constituée par l'acquisition de la société Janny Marque Futur, holding du groupe BDO Marque et Gendrot, par la société Deloitte ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat les frais exposés par elles et non compris dans les dépens au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de commerce ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Xavier Domino, Auditeur,
- les observations de la SCP Delaporte, Briard, Trichet, avocat de la société Deloitte France,
- les conclusions de M. Emmanuel Glaser, Rapporteur public ;
La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Delaporte, Briard, Trichet, avocat de la société Deloitte France ;
Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 430-4 du code de commerce, dans sa rédaction applicable à la date de la décision attaquée : La réalisation effective d'une opération de concentration ne peut intervenir qu'après l'accord du ministre chargé de l'économie et, le cas échéant, du ministre chargé du secteur économique concerné ; qu'aux termes de l'article L. 430-5 du même code : I. Le ministre chargé de l'économie se prononce sur l'opération de concentration dans un délai de cinq semaines à compter de la date de réception de la notification complète./ II. Les parties à l'opération peuvent s'engager à prendre des mesures visant notamment à remédier, le cas échéant, aux effets anticoncurrentiels de l'opération (...). / III. Le ministre chargé de l'économie peut : / - soit constater, par décision motivée, que l'opération qui lui a été notifiée n'entre pas dans le champ défini par les articles L. 430-1 et L. 430-2 ; / - soit autoriser l'opération, en subordonnant éventuellement, par décision motivée, cette autorisation à la réalisation effective des engagements pris par les parties./ Toutefois, s'il estime que l'opération est de nature à porter atteinte à la concurrence et que les engagements pris ne suffisent pas à y remédier, il saisit pour avis le Conseil de la concurrence (...) ; qu'en vertu des III et IV de l'article L. 430-7 du même code, lorsque le Conseil de la concurrence a été saisi et après qu'il ait rendu son avis, l'opération envisagée peut faire l'objet soit d'un arrêté motivé du ministre chargé de l'économie et du ministre chargé du secteur économique concerné interdisant l'opération ou l'autorisant en enjoignant aux parties de prendre toute mesure propre à assurer une concurrence suffisante ou en les obligeant à observer des prescriptions, soit, à défaut, d'une décision motivée du ministre chargé de l'économie autorisant l'opération concernée en la subordonnant, le cas échéant, à la réalisation effective des engagements pris par les parties qui ont procédé à la notification ; que les sociétés FIDUCIAL AUDIT et FIDUCIAL EXPERTISE contestent par la voie du recours pour excès de pouvoir la décision du 15 décembre 2006, publiée le 23 mars 2007 au Bulletin officiel de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, par laquelle le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a, sur le fondement des dispositions citées ci-dessus, autorisé sans saisir le Conseil de la concurrence et sans émettre de réserve, la société Deloitte à acquérir 100 % des actions de la société Janny Marque Futur, holding du groupe Marque Gendrot et 100 % des actions des sociétés de ce groupe ;
Considérant que, par la décision attaquée, le ministre a autorisé l'opération de concentration notifiée au motif, d'une part, qu'elle n'apparaissait pas présenter le risque de créer ou de renforcer une situation de position dominante collective sur les marchés pertinents et, d'autre part, qu'elle ne paraissait pas non plus de nature à déboucher sur la création ou le renforcement d'une position dominante individuelle ;
Sur la motivation :
Considérant que les sociétés requérantes soutiennent que le ministre aurait insuffisamment motivé sa décision en ce qui concerne les risques de l'opération sur le segment de l'audit contractuel et de l'expertise comptable au profit des grandes entreprises et des sociétés cotées, en concluant à l'absence de risque, sur ce segment, de création ou de renforcement d'une position dominante collective au profit des quatre principaux opérateurs, les cabinets Ernst et Young, Deloitte, PricewaterhouseCoopers et KPMG, par simple déduction des constats qu'il avait opérés sur le segment de l'audit légal, sans procéder à un examen détaillé de la situation spécifique sur le segment de l'audit contractuel et de l'expertise comptable ;
Considérant que, si le ministre a conduit son analyse sur le seul segment de l'audit légal, pour lequel il a estimé que l'opération notifiée n'était pas susceptible de créer ou de renforcer une position dominante collective, et s'il a déduit de cette seule analyse que les mêmes conclusions se vérifiaient nécessairement sur le segment de l'audit contractuel et de l'expertise comptable au profit des grandes entreprises et des sociétés cotées, il ressort des termes de sa décision qu'il a justifié sa démarche par le fait, d'une part, que les caractéristiques du segment de l'audit légal, qu'il a détaillées, étaient les plus susceptibles de conduire au renforcement ou à la création d'une position dominante collective, et, d'autre part, que le segment de l'audit contractuel et de l'expertise comptable présentait, à l'inverse, en raison du caractère plus atomisé de l'offre, de l'hétérogénéité des services, de l'opacité des prix proposés et du grand nombre d'acteurs susceptibles d'animer la concurrence, une structure moins propice à la constitution d'un oligopole dominant ; qu'en exposant ainsi les raisons pour lesquelles la démonstration de l'absence d'une position dominante collective sur le segment de l'audit légal pouvait être regardée comme emportant celle de l'absence d'une telle situation sur le segment de l'audit contractuel et de l'expertise comptable, le ministre n'a pas, en tout état de cause, entaché sa décision d'une insuffisance de motivation ;
Sur l'appréciation par le ministre des risques de création ou de renforcement, du fait de l'opération litigieuse, d'une situation de position dominante collective :
Considérant que les comportements d'opérateurs en situation oligopolistique sur un marché peuvent, en l'absence même de toute entente formelle, être implicitement coordonnés, de sorte que le pouvoir de ces opérateurs sur le marché s'en trouve accru, au détriment, notamment, des consommateurs ; que l'identification d'une telle position dominante collective suppose que, compte tenu des différents indices et éléments de preuve qui peuvent être relevés, il apparaisse que chacun des membres de l'oligopole est en mesure de connaître de manière suffisamment précise et immédiate l'évolution du comportement des autres, qu'il existe des menaces de représailles crédibles en cas de déviation de la ligne d'action implicitement approuvée par tous et que les réactions prévisibles des consommateurs et des concurrents actuels ou potentiels de l'oligopole ne peuvent suffire à remettre en cause les résultats attendus de la collusion tacite ;
Considérant que les sociétés requérantes reprochent en premier lieu au ministre d'avoir entaché sa décision de contradiction de motifs et d'erreur de droit pour avoir affirmé qu'il convenait, afin d'évaluer le risque de création ou de renforcement d'une position dominante collective, de mener une analyse au regard des trois éléments d'appréciation mentionnés ci-dessus et s'être ensuite contenté de conclure sur le troisième de ces éléments ;
Considérant toutefois qu'il ressort des termes de la décision attaquée que le ministre s'est livré à un examen détaillé des caractéristiques du marché et de l'opération en cause, afin de déterminer si les indices et éléments de preuve dont il disposait lui permettaient de conclure que les trois conditions mentionnées ci-dessus étaient réunies ; qu'après avoir relevé qu'il n'était pas possible de déterminer avec certitude si les deux premières conditions étaient ou non remplies, il a pu, ayant conclu que la troisième condition ne pouvait en tout état de cause être regardée comme remplie du fait de l'existence d'une pression concurrentielle significative de la part des cabinets dits de second rang , estimer, sans entacher sa décision de contradiction de motifs ni d'erreur de droit, que ce seul constat suffisait à établir l'absence de risque de création ou de renforcement d'une position dominante collective du fait de l'opération ;
Considérant que les sociétés requérantes soutiennent en deuxième lieu que, pour conclure à l'inexistence d'une situation de position dominante collective préalablement à l'opération notifiée, le ministre a commis une erreur d'appréciation ;
Considérant que, pour écarter l'existence d'une position dominante collective préalable à l'opération, le ministre s'est d'abord référé à l'analyse qu'il avait menée pour prendre la décision du 19 novembre 2004, par laquelle il a autorisé le rachat par l'un des quatre principaux opérateurs, KPMG, d'un cabinet de second rang, Salustro et Reydel, dont le Conseil d'Etat statuant au contentieux a d'ailleurs jugé, par une décision du 30 juin 2006, qu'elle était exempte d'erreur de droit et d'erreur d'appréciation ; qu'il a notamment rappelé qu'il avait alors conclu à l'absence de risque de création d'une position dominante collective du fait de l'opération envisagée ; qu'il a ensuite estimé que, compte tenu de l'évolution, favorable au total, des parts de marché des cabinets alternatifs en termes de nombre de mandats de commissaires aux comptes détenus auprès des entreprises du CAC 40 et du SBF 120 , la situation n'avait pas évolué de façon telle que puisse être identifiée l'existence d'une situation de position dominante collective sur le segment de l'audit légal au profit des grandes entreprises et des sociétés cotées ; qu'aucun autre élément, en particulier ni l'évolution des parts de marché des différents cabinets, mesurées en termes de chiffre d'affaires, ni la relative stabilité des positions des quatre principaux opérateurs, ni l'évolution, d'ailleurs fortement hétérogène, du montant des honoraires moyens perçus par ces derniers, ne sont de nature à remettre en cause cette analyse, qui n'est entachée d' aucune erreur d'appréciation ;
Considérant que les sociétés requérantes reprochent en troisième lieu au ministre d'avoir commis une erreur de droit et une erreur d'appréciation dans son analyse du risque de création, du fait de l'opération notifiée, d'une position dominante collective, en ne procédant pas à une analyse prospective des effets de l'opération et en analysant de façon erronée la situation du segment de marché de l'audit légal au regard de chacun des trois éléments d'appréciation rappelés ci-dessus ;
Considérant qu'il ressort des termes mêmes de la décision attaquée que, pour autoriser l'opération litigieuse, le ministre a analysé les effets prévisibles de l'opération notifiée au regard des trois éléments d'appréciation rappelés ci-dessus ; qu'il a conclu de ses analyses que, si le degré de transparence du marché demeurait incertain et si la possibilité de mise en oeuvre d'un mécanisme efficace de représailles en cas de déviance d'un des membres de l'oligopole ne pouvait être évaluée de façon indiscutable, le segment de l'audit légal resterait, après le rachat notifié, soumis à la pression concurrentielle des cabinets de second rang, et en particulier du cabinet Mazars ; qu'il en a déduit que le risque de création d'une position dominante collective sur le marché de l'audit légal et de l'expertise comptable pouvait être écarté ;
Considérant que, ainsi que le soutiennent les sociétés requérantes, le rachat par l'un des quatre grands cabinets internationaux de l'un des principaux cabinets d'audit de second rang en France pouvait faire craindre que l'opération en cause ne fût de nature à augmenter les risques de mise en place d'une position dominante collective ;
Considérant, toutefois, d'une part, qu'après l'opération autorisée, il restait au moins trois cabinets indépendants qui sont regardés comme pouvant fournir une telle solution alternative, et qu'en particulier l'un d'entre eux paraît en mesure d'exercer une pression concurrentielle significative, en constituant, dans une certaine mesure, une alternative crédible, notamment en ce qui concerne l'attribution du second mandat de commissaire aux comptes ; que, d'autre part, cette opération ne modifie que très marginalement la situation sur le segment de marché en cause ; qu'ainsi, le ministre, dont la décision comporte, contrairement à ce que soutiennent les sociétés requérantes, des éléments d'analyse prospective, a pu sans erreur de droit ni erreur d'appréciation, et sans qu'il y ait lieu d'examiner les critiques formulées à l'encontre de l'appréciation qu'il aurait portée sur les deux autres éléments rappelés ci-dessus, estimer que l'opération notifiée n'était pas de nature à créer une situation de position dominante collective ;
Sur l'appréciation par le ministre des effets unilatéraux de l'opération litigieuse :
Considérant qu'après avoir notamment fait valoir qu'à l'issue de l'opération notifiée, la nouvelle entité resterait confrontée à la concurrence des trois autres principaux acteurs du marché, ainsi que, dans une certaine mesure, à celle d'au moins un cabinet alternatif, le ministre a conclu que l'opération de concentration ne risquait pas de produire des effets unilatéraux sur le marché de l'audit et de l'expertise comptable au profit des grandes entreprises et des sociétés cotées ; que si les sociétés requérantes soutiennent que le ministre aurait commis une erreur de droit en omettant de prendre en considération certains effets unilatéraux potentiels, elles n'assortissent ce moyen d'aucune précision permettant d'en apprécier la portée ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les SOCIETES FIDUCIAL AUDIT et FIDUCIAL EXPERTISE ne sont pas fondées à demander l'annulation de la décision du 15 décembre 2006 ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant que ces dispositions font, en tout état de cause, obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, une somme au titre des frais exposés par les SOCIETES FIDUCIAL AUDIT et FIDUCIAL EXPERTISE et non compris dans les dépens ; que, dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées par l'Etat et par la société Deloitte sur le même fondement ;
D E C I D E :
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Article 1er : La requête des SOCIETES FIDUCIAL AUDIT et FIDUCIAL EXPERTISE est rejetée.
Article 2 : Les conclusions présentées par l'Etat et par la société Deloitte au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la SOCIETE FIDUCIAL AUDIT, à la SOCIETE FIDUCIAL EXPERTISE, au ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, et à la société Deloitte.