Vu, 1° sous le numéro 332126, la requête sommaire et les mémoires complémentaires, enregistrés les 18 septembre 2009, 18 décembre 2009 et 15 avril 2010 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, présentés pour l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS, dont le siège est 11, place Dauphine à Paris Cedex 01 (75053) ; l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS demande au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2009-874 du 16 juillet 2009 pris pour l'application de l'article L. 561-15-II du code monétaire et financier ;
Vu, 2° sous le n° 333395, la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 30 octobre 2009 et 1er février 2010 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS, dont le siège est 11, place Dauphine à Paris Cedex 01 (75053) ; l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2009-1087 du 2 septembre 2009 relatif aux obligations de vigilance et de déclaration pour la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
....................................................................................
Vu, 3° sous le n° 337341, la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 8 mars et 8 juin 2010 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS, dont le siège est 11, place Dauphine à Paris Cedex 01 (75053) ; l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS demande au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pour excès de pouvoir le décret n° 2010-9 du 6 janvier 2010 pris pour l'application de l'ordonnance du 30 janvier 2009 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme aux sociétés de ventes volontaires, aux commissaires-priseurs judiciaires, aux huissiers de justice, aux notaires, aux avocats et aux avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ;
....................................................................................
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Vu la directive 2005 / 60 / CE du Parlement et du Conseil du 26 octobre 2005 ;
Vu le code monétaire et financier, notamment son article L. 561-15 ;
Vu la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 ;
Vu l'ordonnance n° 2009-104 du 30 janvier 2009 ;
Vu, avec les pièces qui y sont visées, la décision du 17 décembre 2010 par laquelle le Conseil d'Etat statuant au contentieux n'a pas renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS au soutien de sa requête enregistrée sous le n° 332126 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Marc Pichon de Vendeuil, chargé des fonctions de Maître des Requêtes,
- les observations de Me Le Prado, avocat de l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS,
- les conclusions de M. Mattias Guyomar, rapporteur public ;
La parole ayant été à nouveau donnée à Me Le Prado, avocat de l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS ;
Considérant que les requêtes n° 332126, 333395 et 337341 sont dirigées contre trois décrets pris pour l'application des dispositions législatives du code monétaire et financier issues de l'ordonnance du 30 janvier 2009 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, ratifiée par l'article 140 de la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 et qui a transposé la directive 2005/60/CE du Parlement et du Conseil du 26 octobre 2005 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme ; que ces requêtes présentent à juger des questions similaires ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision ;
Sur la légalité externe des décrets attaqués :
En ce qui concerne le moyen tiré de l'incompétence du pouvoir réglementaire :
Considérant que le II de l'article L. 561-15 du code monétaire et financier dispose que : " (...) les personnes mentionnées à l'article L. 561-2 déclarent au service mentionné à l'article L. 561-23 les sommes ou opérations dont ils savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu'elles proviennent d'une fraude fiscale lorsqu'il y a présence d'au moins un critère défini par décret. " ; que l'article 2 du décret du 16 juillet 2009 visé ci-dessus, désormais codifié à l'article D. 561-32-1 du code monétaire et financier, institue en application de ces dispositions une liste de seize critères ; que, contrairement à ce que soutient l'ordre requérant sous le n° 332126, les dispositions de ce décret, qui se bornent à définir les faits ou événements objectifs qui peuvent justifier, au sens des dispositions législatives rappelées ci-dessus, l'existence d'un soupçon de fraude fiscale édictent les mesures de nature réglementaire propres à la mise en oeuvre de la loi ; qu'elles n'ont pas davantage pour objet ou pour effet de déterminer les éléments constitutifs d'un quelconque délit de fraude fiscale ; que, par suite, le moyen tiré de ce que les dispositions du décret attaqué empièteraient sur le domaine de la loi doit être écarté ;
En ce qui concerne le moyen tiré d'un vice de procédure :
Considérant que si l'ordre requérant soutient que les décrets attaqués ont été pris à l'issue d'une procédure irrégulière dans la mesure où le comité consultatif de la législation et de la réglementation financières, appelé à rendre un avis sur ces textes, aurait été irrégulièrement composé, il n'assortit ce moyen d'aucun élément permettant au juge de l'excès de pouvoir d'en apprécier le bien-fondé ; que, par suite, le moyen ne peut qu'être écarté ;
Sur la légalité interne des décrets attaqués :
En ce qui concerne les textes applicables :
Considérant que la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme s'applique, aux termes de son article 2, aux : " (...) notaires et autres membres de professions juridiques indépendantes, lorsqu'ils participent, au nom de leur client et pour le compte de celui-ci, à toute transaction financière ou immobilière ou lorsqu'ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation de transactions portant sur : i) l'achat et la vente de biens immeubles ou d'entreprises commerciales; ii) la gestion de fonds, de titres ou d'autres actifs appartenant au client ; iii) l'ouverture ou la gestion de comptes bancaires, d'épargne ou de portefeuilles ; iv) l'organisation des apports nécessaires à la constitution, à la gestion ou à la direction de sociétés ; v) la constitution, la gestion ou la direction de fiducies (trusts), de sociétés ou de structures similaires " ; qu'aux termes de ses articles 22 et 23 : " 1. Les États membres exigent des établissements et des personnes soumis à la présente directive et, le cas échéant, de leurs dirigeants et employés qu'ils coopèrent pleinement: a) en informant promptement la CRF, de leur propre initiative, lorsqu'ils savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu'une opération ou une tentative de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme est en cours ou a eu lieu ; b) en fournissant promptement à la CRF, à la demande de celle-ci, toutes les informations nécessaires, conformément aux procédures prévues par la législation applicable. (...) Les États membres ne sont pas tenus d'imposer les obligations prévues à l'article 22, paragraphe 1, aux notaires, aux membres des professions juridiques indépendantes, aux commissaires aux comptes, aux experts-comptables externes et aux conseillers fiscaux pour ce qui concerne les informations reçues d'un de leurs clients ou obtenues sur un de leurs clients, lors de l'évaluation de la situation juridique de ce client ou dans l'exercice de leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d'engager ou d'éviter une procédure, que ces informations soient reçues ou obtenues avant, pendant ou après cette procédure. " ; qu'aux termes de son article 28 : " Les établissements et les personnes soumis à la présente directive, ainsi que leurs dirigeants et employés, ne révèlent ni au client concerné ni à des tiers que des informations ont été transmises à la CRF en application des articles 22 et 23 ou qu'une enquête sur le blanchiment de capitaux ou le financement du terrorisme est en cours ou pourrait être ouverte. " ; qu'enfin, aux termes du considérant n° 20 de la directive : " (...) Il faut ainsi soustraire à l'obligation de déclaration les informations obtenues avant, pendant ou après une procédure judiciaire ou lors de l'évaluation de la situation juridique d'un client. Par conséquent, le conseil juridique reste soumis à l'obligation de secret professionnel, sauf si le conseiller juridique prend part à des activités de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme, fournit un conseil juridique à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ou sait que son client le sollicite à de telles fins. " ; que ces dispositions, à l'exception de modifications purement rédactionnelles, sont identiques à celles de la directive 91/308/CEE du Conseil du 10 juin 1991 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux, dans sa version issue de la directive 2001/97/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 décembre 2001 ;
Considérant qu'en vue de transposer la directive du 26 octobre 2005, le code monétaire et financier a été modifié par l'ordonnance du 30 janvier 2009 précitée ; que l'article L. 561-2 issu de cette ordonnance dispose que : " Sont assujettis aux obligations prévues par les dispositions des sections 2 à 7 du présent chapitre : (...) 13° Les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, les avocats, les avoués près les cours d'appel, les notaires, les huissiers de justice, les administrateurs judiciaires, les mandataires judiciaires et les commissaires-priseurs judiciaires, dans les conditions prévues à l'article L. 561-3 " ; que son article L. 561-3 précise que : " I.-Les personnes mentionnées au 13° de l'article L. 561-2 sont soumises aux dispositions du présent chapitre lorsque, dans le cadre de leur activité professionnelle : 1° Elles participent au nom et pour le compte de leur client à toute transaction financière ou immobilière ou agissent en qualité de fiduciaire ; 2° Elles assistent leur client dans la préparation ou la réalisation des transactions concernant : a) L'achat et la vente de biens immeubles ou de fonds de commerce ; b) La gestion de fonds, titres ou autres actifs appartenant au client ; c) L'ouverture de comptes bancaires, d'épargne ou de titres ou de contrats d'assurance ; d) L'organisation des apports nécessaires à la création des sociétés ; e) La constitution, la gestion ou la direction des sociétés ; f) La constitution, la gestion ou la direction de fiducies, régies par les articles 2011 à 2031 du code civil ou de droit étranger, ou de toute autre structure similaire ; g) La constitution ou la gestion de fonds de dotation. / II.- Les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, les avocats et les avoués près les cours d'appel, dans l'exercice d'une activité relative aux transactions mentionnées au I, ne sont pas soumis aux dispositions du présent chapitre lorsque l'activité se rattache à une procédure juridictionnelle, que les informations dont ils disposent soient reçues ou obtenues avant, pendant ou après cette procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d'engager ou d'éviter une telle procédure, non plus que lorsqu'ils donnent des consultations juridiques, à moins qu'elles n'aient été fournies à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ou en sachant que le client les demande aux fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme. (...) " ; qu'enfin, l'article L. 516-17 du même code prévoit que : " Par dérogation aux articles L. 561-15 et L. 561-16, l'avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, l'avocat ou l'avoué près la cour d'appel communique la déclaration, selon le cas, au président de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, au bâtonnier de l'ordre auprès duquel l'avocat est inscrit ou au président de la compagnie dont relève l'avoué. Dès lors que les conditions fixées à l'article L. 561-3 sont remplies, ces autorités transmettent la déclaration au service mentionné à l'article L. 561-23, dans les délais et selon les modalités définis par décret en Conseil d'Etat. / Lorsqu'une déclaration a été transmise en méconnaissance de ces dispositions, le service mentionné à l'article L. 561-23 en refuse la communication et informe dans les meilleurs délais, selon le cas, le président de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, le bâtonnier de l'ordre auprès duquel l'avocat déclarant est inscrit ou le président de la compagnie dont relève l'avoué déclarant. (...) " ;
En ce qui concerne le moyen tiré de la méconnaissance des articles 6 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :
Considérant que l'ordre requérant soutient que les dispositions de la directive 2005/60, les dispositions législatives du code monétaire et financier prises pour sa transposition et les décrets attaqués sont incompatibles avec les stipulations des articles 6 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui protègent notamment le droit fondamental au secret professionnel ainsi que le droit de garder le silence, en ce qu'elles imposent aux avocats de révéler des informations par l'intermédiaire de leur ordre professionnel et qu'elles ne prévoient pas que la relation de travail entre l'avocat et son client cesse une fois que l'avocat a dénoncé certaines activités de celui-ci ;
Considérant toutefois, d'une part, qu'aucun des textes mentionnés ci-dessus, dès lors qu'ils imposent que soient exclues du champ des obligations d'information et de coopération les informations reçues ou obtenues par les avocats à l'occasion de leurs activités juridictionnelles, ne méconnaît les exigences liées au droit à un procès équitable garanti par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que, d'autre part, l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales permet une ingérence de l'autorité publique dans l'exercice des droits qu'il protège, notamment lorsqu'une telle mesure est nécessaire à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales ; qu'eu égard, d'une part, à l'intérêt général qui s'attache à la lutte contre le blanchiment de capitaux et, d'autre part, à la garantie que représente l'exclusion de son champ d'application des informations reçues ou obtenues par les avocats à l'occasion de leurs activités juridictionnelles, ainsi que de celles reçues ou obtenues dans le cadre d'une consultation juridique, sous les seules réserves, pour ces dernières informations, des cas où le conseiller juridique prend part à des activités de blanchiment de capitaux, où la consultation juridique est fournie à des fins de blanchiment de capitaux et où l'avocat sait que son client souhaite obtenir des conseils juridiques aux fins de blanchiment de capitaux, la soumission des avocats à l'obligation de déclaration de soupçon, à laquelle procèdent la directive litigieuse et les textes pris pour son application, ne porte pas une atteinte excessive au secret professionnel ; qu'eu égard à l'indépendance et au caractère libéral de la profession d'avocat, il est inhérent à son exercice que ses membres apprécient librement s'ils doivent mettre fin à la relation contractuelle les unissant à leur client ; que, contrairement à ce qui est soutenu, les dispositions du décret attaqué qui assurent la transposition de la directive du 26 octobre 2005 faisant interdiction de divulguer les informations transmises au titre des obligations de déclaration qu'elle impose ne sauraient être regardées comme faisant obstacle à cette libre appréciation ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations des articles 6 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être écarté ;
En ce qui concerne le moyen tiré de la violation du principe de sécurité juridique :
Considérant que si l'ordre requérant soutient, à l'appui de la requête n° 332126, que les dispositions du décret qu'il attaque méconnaissent le principe de sécurité juridique en ce qu'elles contraignent les avocats à vérifier de manière systématique si certains faits ont eu lieu alors que ces faits se situent en dehors de leur domaine de compétence professionnelle, il ressort des termes mêmes de l'article L. 561-15-II du code monétaire et financier mentionné ci-dessus que les personnes assujetties à une obligation de déclaration ne sont en tout état de cause pas tenues, en dehors de la survenance d'un fait ou événement correspondant à l'un ou plusieurs des critères énoncés par le décret attaqué, d'effectuer une quelconque recherche sur des sommes ou opérations qui n'auraient pas été portées à leur connaissance ; que, dans ces conditions, l'ordre requérant n'est pas fondé à soutenir que le décret attaqué aurait méconnu le principe de sécurité juridique ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS n'est pas fondé à demander l'annulation des décrets attaqués ;
Sur les conclusions de l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement d'une somme au titre des frais exposés par l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS et non compris dans les dépens ; que doivent être rejetées, par voie de conséquence, les conclusions présentées en ce sens par l'ordre requérant sous les n° 332126 et 333395 ;
D E C I D E :
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Article 1er : Les requêtes n° 332126, 333395 et 337341 sont rejetées.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS, au Premier ministre, au garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, et au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.