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07/06/2019 | FRANCE | N°423892

France | France, Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 07 juin 2019, 423892


Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 5 septembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les associations Médecins du Monde, la fédération Parapluie rouge, le Strass (syndicat du travail sexuel), les Amis du bus des femmes, Cabiria, Griselidis, Paloma, AIDES, Acceptess-t, d'une part, et, d'autre part, M. E...J..., Mme G...D..., Mme A...B..., Mme I...C...et Mme H...F...demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite du Premier ministre rejetant la demande qu'ils ont présentée le 4 juin 2018 te

ndant à l'abrogation du décret n° 2016-1709 du 12 décembre 2016 relatif...

Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 5 septembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les associations Médecins du Monde, la fédération Parapluie rouge, le Strass (syndicat du travail sexuel), les Amis du bus des femmes, Cabiria, Griselidis, Paloma, AIDES, Acceptess-t, d'une part, et, d'autre part, M. E...J..., Mme G...D..., Mme A...B..., Mme I...C...et Mme H...F...demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite du Premier ministre rejetant la demande qu'ils ont présentée le 4 juin 2018 tendant à l'abrogation du décret n° 2016-1709 du 12 décembre 2016 relatif au stage de responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple ou sexistes et au stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels ;

2°) d'enjoindre au Premier ministre d'abroger ce décret ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code pénal ;

- la décision du Conseil constitutionnel n° 2018-761 QPC du 1er février 2019 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Pierre Ramain, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Anne Iljic, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Spinosi, Sureau, avocat de Médecins du Monde, du Strass (syndicat du travail sexuel), de l'Association AIDES, de la fédération Parapluie rouge, des Amis du bus des femmes, de Cabiria, de Griselidis, de Paloma, de Acceptess-t, de M. E...J..., de Mme G...D..., de Mme A...B..., de Mme I...C...et de Mme H...F...;

Considérant ce qui suit :

Sur les interventions de l'association " Coalition pour l'abolition de la prostitution " et des associations " Amicale du Nid ", " Zéromacho - Des hommes contre la prostitution ", " Maison des femmes de Paris " et " Mémoire Traumatique et Victimologie " :

1. L'association " Coalition pour l'abolition de la prostitution ", d'une part, et les associations " Amicale du Nid ", " Zéromacho - Des hommes contre la prostitution ", " Maison des femmes de Paris " et " Mémoire Traumatique et Victimologie ", d'autre part, justifient, eu égard à leur objet statutaire, d'un intérêt suffisant au maintien du décret litigieux. Il s'ensuit que leurs interventions en défense sont recevables.

Sur la légalité du décret litigieux :

2. Aux termes de l'article 611-1 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 13 avril 2016, " le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir des relations de nature sexuelle d'une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d'une rémunération, d'une promesse de rémunération, de la fourniture d'un avantage en nature ou de la promesse d'un tel avantage est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la 5e classe. / Les personnes physiques coupables de la contravention prévue au présent article encourent également une ou plusieurs des peines complémentaires mentionnées à l'article 131- 6 et au second alinéa de l'article 131-17 ". L'article 225-12-1 du code pénal dans sa rédaction issue de la même loi dispose que : " Lorsqu'il est commis en récidive dans les conditions prévues au second alinéa de l'article 132-11, le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir des relations de nature sexuelle d'une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d'une rémunération, d'une promesse de rémunération, de la fourniture d'un avantage en nature ou de la promesse d'un tel avantage est puni de 3 750 € d'amende (...) ". Les dispositions du décret du 12 décembre 2016 précisent notamment le contenu et les modalités de mise en oeuvre du stage de sensibilisation à la lutte contre l'achats d'actes sexuels prévu aux articles 225-12-1 et 611-1 du code pénal dans leur version issue de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées.

3. En premier lieu, à l'appui de leur recours pour excès de pouvoir contre le refus d'abroger le décret du 12 décembre 2016, les requérants ont demandé au Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article 611-1, de l'article 225-12, du 9° bis de l'article 131-16 et du 9° de l'article 225-20 du code pénal, dans leur rédaction issue de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées. Par sa décision n° 423892 du 12 novembre 2018, le Conseil d'Etat a transmis cette question au Conseil constitutionnel. Par sa décision n° 2018-761 QPC du 1er février 2019, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les dispositions du premier alinéa de l'article 225-12-1 et de l'article 611-1 du code pénal dans leur rédaction résultant de la loi du 13 avril 2016. Dans ces conditions, le moyen tiré de ce que le décret litigieux aurait été pris pour la mise en oeuvre de dispositions législatives contraires à la Constitution et devrait, en conséquence, être regardé comme étant dépourvu de base légale ne peut qu'être écarté.

4. En second lieu, les requérants soutiennent que le décret litigieux serait illégal comme pris sur le fondement de dispositions législatives qui seraient incompatibles avec les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, selon lesquelles : " Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. / Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ".

5. Il ressort toutefois des travaux parlementaires préalables à l'adoption de la loi du 13 avril 2016 que le législateur, faisant le constat que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d'être humains rendus possibles par l'existence d'une demande de relations sexuelles tarifées, a entendu, en instituant une contravention réprimant le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir des relations de nature sexuelle d'une personne qui se livre à la prostitution en échange d'une rémunération, d'une promesse de rémunération, de la fourniture d'un avantage en nature ou de la promesse d'un tel avantage, priver le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite d'êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle et assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et de l'ordre public.

6. Or, dès lors qu'elle est contrainte, la prostitution est incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine. Le choix de prohiber la demande de relations sexuelles tarifées par l'incrimination instituée par les dispositions contestées de la loi du 13 avril 2016 repose sur le constat, ainsi qu'il a été dit au point 5, que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d'êtres humains qui sont rendus possibles par l'existence d'une telle demande. Dans ces conditions, alors même qu'elles sont susceptibles de viser des actes sexuels se présentant comme accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé, les dispositions litigieuses ne peuvent, eu égard aux finalités d'intérêt général qu'elles poursuivent, être regardées comme constituant une ingérence excessive dans l'exercice du droit au respect de la vie privée protégé par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il s'ensuit que le moyen tiré de ce que le décret du 12 décembre 2016 aurait été pris pour mettre en oeuvre des dispositions législatives incompatibles avec ces stipulations doit être écarté.

7. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à demander l'annulation pour excès de pouvoir du refus d'abroger le décret du 12 décembre 2016. Leurs conclusions à fin d'injonction ainsi que celles présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées. Il en va de même pour les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative par l'association " Coalition pour l'abolition de la prostitution ", qui n'a pas la qualité de partie à l'instance.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : L'intervention de l'association " Coalition pour l'abolition de la prostitution " et l'intervention de l'association " Amicale du Nid " et autres sont admises.

Article 2 : La requête de l'association Médecins du Monde et autres est rejetée.

Article 3 : Les conclusions présentées par l'association " Coalition pour l'abolition de la prostitution " au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à l'association Médecins du Monde, premier dénommé, pour l'ensemble des requérants, au Premier ministre, à la garde des sceaux, ministre de la justice et à la ministre des solidarités et de la santé.

Copie en sera adressée à l'association " Coalition pour l'abolition de la prostitution " et à l'association " Amicale du Nid ", première intervenante dénommée pour cette intervention.


Synthèse
Formation : 10ème - 9ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 423892
Date de la décision : 07/06/2019
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Analyses

26-055-01-08-02 DROITS CIVILS ET INDIVIDUELS. CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME. DROITS GARANTIS PAR LA CONVENTION. DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE ET FAMILIALE (ART. 8). VIOLATION. - ABSENCE - LOI DU 13 AVRIL 2016 SANCTIONNANT LE RECOURS À LA PROSTITUTION [RJ1].

26-055-01-08-02 Loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 instituant une infraction consistant à solliciter, accepter ou obtenir des relations de nature sexuelle d'une personne qui se livre à la prostitution, en échange d'une rémunération, d'une promesse de rémunération, de la fourniture d'un avantage en nature ou de la promesse d'un tel avantage.... ,,Dès lors qu'elle est contrainte, la prostitution est incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine. Le choix de prohiber la demande de relations sexuelles tarifées par l'incrimination instituée par la loi du 13 avril 2016 repose sur le constat que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d'êtres humains qui sont rendus possibles par l'existence d'une telle demande. Dans ces conditions, alors même qu'elles sont susceptibles de viser des actes sexuels se présentant comme accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé, les dispositions instituant une telle infraction ne peuvent, eu égard aux finalités d'intérêt général qu'elles poursuivent, être regardées comme constituant une ingérence excessive dans l'exercice du droit au respect de la vie privée protégé par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH).


Références :

[RJ1]

Rappr. Cons. const., 1er février 2019, n° 2018-761 QPC.


Publications
Proposition de citation : CE, 07 jui. 2019, n° 423892
Mentionné aux tables du recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Pierre Ramain
Rapporteur public ?: Mme Anne Iljic
Avocat(s) : SCP SPINOSI, SUREAU ; SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO ; SCP DELAMARRE, JEHANNIN

Origine de la décision
Date de l'import : 18/06/2019
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2019:423892.20190607
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