Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. B...D..., représenté par MeA..., a demandé au juge des référés du tribunal administratif de la Martinique de condamner l'Etat à lui verser une provision de 24 850 euros en réparation du préjudice moral subi du fait de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Ducos.
Par une ordonnance n° 1800367 du 15 octobre 2018, le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique a condamné l'Etat à verser à M. D...une provision de 12 000 euros.
Procédure devant la cour :
Par un recours enregistré le 31 octobre 2018, un mémoire ampliatif du 20 novembre 2018 et un mémoire complémentaire du 19 décembre 2018, la garde des sceaux, ministre de la justice, demande au juge des référés de la cour :
1°) d'annuler l'ordonnance n° 1800367 du 15 octobre 2018 du juge des référés du tribunal administratif de la Martinique ;
2°) de rejeter la demande présentée par M. D...devant le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique.
Elle soutient que :
- la prescription quadriennale entraîne l'irrecevabilité des conclusions indemnitaires de M. D...portant sur ses conditions de détentions antérieures au 31 décembre 2013 ;
- l'ordonnance contestée du 15 octobre 2018 est irrégulière en ce qu'elle n'est pas signée par le juge des référés ;
- les conditions de détention de M. D...ne sont pas attentatoires à la dignité de la personne humaine et à sa vie privée ; M. D...n'a pas été contraint de partager sa cellule avec d'autres codétenus pendant la totalité de son incarcération ; il a toujours pu bénéficier d'une superficie personnelle d'au moins 3,78 m² ; après le 13 décembre 2013, il a occupé sa cellule soit seul, soit avec un seul autre codétenu ;
- en l'absence de faute avérée et de préjudice, l'administration pénitentiaire ne saurait être condamnée à indemniser un éventuel préjudice ; si la cour en décidait autrement, il conviendra de ramener l'évaluation de ce préjudice à de plus justes proportions.
Par un mémoire enregistré le 18 décembre 2018, M.D..., représenté par MeA..., conclut au rejet du recours et demande à la cour que lui soit donné acte, d'une part, du dépôt d'un dossier d'aide juridictionnelle et, d'autre part, de sa volonté de renoncer, en application de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, au bénéfice de celle-ci, dans l'hypothèse d'une condamnation de l'Etat à lui verser une somme de 2 500 euros au titre des frais irrépétibles.
Il soutient que :
- en raison d'un espace individuel insuffisant, de la présence d'animaux nuisibles, de l'absence de séparation des toilettes avec le reste de la cellule l'empêchant de préserver son intimité, du dysfonctionnement de la chasse d'eau et de l'absence de système d'aération ainsi que de l'absence de lumière dans sa cellule, il a subi une atteinte caractérisée à la dignité humaine ;
- il n'a pas eu accès, au cours de son incarcération, à une activité professionnelle ;
- la prescription quadriennale n'a commencé à courir qu'à compter du 1er jour de l'année qui a suivi sa sortie du centre pénitentiaire de Ducos, soit à compter du 1er janvier 2018 ;
- le moyen relatif à l'irrégularité de l'ordonnance contestée doit être rejeté.
Une décision du bureau d'aide juridictionnelle du 20 mars 2019 accorde à M. D...l'aide juridictionnelle totale.
Vu :
- les autres pièces du dossier ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi du n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 modifiée relative à l'aide juridique ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- le code de justice administrative.
Le président de la cour a désigné M. C...E...en application du livre V du code de justice administrative.
Considérant ce qui suit :
1. M. D...a été incarcéré au centre pénitentiaire de Ducos du 12 janvier 2012 au 21 décembre 2017. La garde des sceaux, ministre de la justice, fait appel de l'ordonnance du 15 octobre 2018 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique a condamné l'Etat à lui verser une provision de 12 000 euros au titre du préjudice subi du fait de ses conditions de détention dans ce centre.
Sans qu'il soit besoin de statuer sur la régularité de l'ordonnance attaquée :
2. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule que : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article D. 349 du code de procédure pénale : " L'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques ". Aux termes des articles D. 350 et D. 351 du même code, d'une part, " les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, l'éclairage, le chauffage et l'aération " et, d'autre part, " dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue. Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des détenus ".
3. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions précitées du code de procédure pénale, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'Etat de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.
En ce qui concerne la période du 12 janvier 2012 au 31 décembre 2013 :
4. Le premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics dispose que : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Aux termes du premier alinéa de son article 7 : " L'Administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond ". Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.
5. Le préjudice moral subi par un détenu à raison de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine revêt un caractère continu et évolutif. Par ailleurs, rien ne fait obstacle à ce que ce préjudice soit mesuré dès qu'il a été subi. Il s'ensuit que la créance indemnitaire qui résulte de ce préjudice doit être rattachée, dans la mesure où il s'y rapporte, à chacune des années au cours desquelles il a été subi. M. D...ayant saisi le tribunal administratif de la Guyane par une demande de référé provision enregistrée au greffe de la juridiction le 20 juin 2018, le ministre est fondé à lui opposer l'exception de prescription quadriennale pour la période allant du 12 janvier 2012 au 31 décembre 2013.
En ce qui concerne la période du 1er janvier 2014 au 31 décembre 2017 :
6. Aux termes de l'article L. 541-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Il peut, même d'office, subordonner le versement de la provision à la constitution d'une garantie ". Il résulte de ces dispositions que, pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s'assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir l'existence avec un degré suffisant de certitude.
7. Il résulte des précisions fournies en appel par la garde des sceaux, non sérieusement démenties, qu'au cours de la période du 1er janvier 2014 au 21 décembre 2017, M. D...a occupé des cellules seul ou en présence d'un seul autre codétenu. Eu égard à la superficie de ces cellules, il ne résulte pas de l'instruction que l'intéressé ait été confronté durant cette période à une situation de promiscuité caractérisant avec suffisamment de certitude une atteinte à la dignité humaine. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu d'accorder une provision au titre de cette période.
8. Il résulte de ce qui précède que la garde des sceaux, ministre de la justice, est fondée à demander l'annulation de l'ordonnance qu'elle conteste et le rejet de la demande de provision présentée par M. D...devant le tribunal administratif.
Sur les conclusions au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
9. L'Etat n'étant pas la partie perdante, les conclusions présentées au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 sont rejetées.
ORDONNE :
Article 1er : L'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de la Martinique n° 1800367 du 15 octobre 2018 est annulée.
Article 2 : la demande de provision présentée par M. D...devant le tribunal administratif de la Guyane est rejetée.
Article 3 : Les conclusions présentées au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 sont rejetées.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à M. B...D...et à la garde des sceaux, ministre de la justice.
Fait à Bordeaux, le 3 avril 2019.
Le juge des référés,
Aymard de Malafosse
La République mande et ordonne à la garde des sceaux, ministre de la justice, en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.
2
No 18BX03787