Vu la requête, enregistrée au greffe de la cour le 30 mars 1989, et présentée pour M. Michel X..., demeurant ..., par Me J.C. Baverez, avocat au barreau de Lyon ;
M. X... demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du 2 février 1989 par lequel le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à ce que l'Etat soit condamné à lui verser la somme de 800 000 francs majorée des intérêts, en réparation du préjudice par lui subi du fait de sa tentative de suicide du 7 avril 1984, alors qu'il effectuait son service militaire,
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 800 000 francs majorée des intérêts calculés à compter du 14 avril 1985,
3°) subsidiairement d'ordonner une expertise médicale ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code du service national ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 23 juin 1994 :
- le rapport de M. Fontbonne, conseiller ;
- les observations de Me Bonnefoy-Claudet substituant Me Baverez, avocat de M. X... ;
- et les conclusions de Mme Haelvoet, commissaire du gouvernement ;
Considérant que le requérant demande l'annulation du jugement en date du 2 février 1989 par lequel le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à ce que l'Etat soit déclaré responsable des conséquences dommageables de la tentative de suicide qu'il a effectuée avec une arme de service alors qu'il était appelé du contingent ;
Sur la recevabilité des conclusions d'appel :
Considérant qu'après avoir demandé en première instance une indemnité de 800 000 francs, le requérant établit en appel son préjudice à 1 395 000 francs sans faire valoir une aggravation de son état ; que par suite en tant qu'elles portent sur une somme supérieure à 800 000 francs, les conclusions du requérant présentent le caractère d'une demande nouvelle en appel et ne sont pas recevables ;
Sur la responsabilité :
Considérant que les appelés du contingent effectuant leur service militaire qui subissent dans l'accomplissement de leurs obligations un préjudice corporel sont fondés, même en l'absence de toute faute de la collectivité publique, à en demander réparation dès lors que, conformément à l'article L.62 du code du service national, le forfait de pension ne leur est pas opposable ; que toutefois ce droit à réparation n'est ouvert que lorsque le préjudice subi est directement imputable au service ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que M. X... a tenté de se suicider en se tirant une balle dans le ventre avec l'arme de service dont il était doté alors qu'il était affecté avec un autre appelé à la garde d'une armurerie pendant une période de fin de semaine ;
Considérant que le fait d'être placé pendant toute une période de fin de semaine dans l'atmosphère de confinement d'une armurerie avec, en dehors des moments de repas, le seul contact d'un autre appelé et avec, conformément aux instructions réglementaires, la libre disposition permanente d'une arme de poing chargée, créait, compte tenu de l'état de prédisposition de l'intéressé, une situation matérielle et psychologique favorable à l'accomplissement d'un acte suicidaire ; que, dès lors, les circonstances dans lesquelles le requérant a été amené à exécuter normalement son service, constituent la cause déterminante d'un acte qui ne peut dans ces conditions être regardé comme un fait personnel détachable du service ; que le préjudice dont il demande réparation est ainsi directement imputable à l'accomplissement de ses obligations militaires ; que l'état de prédisposition de l'intéressé ne peut constituer un fait ou une faute de la victime de nature à atténuer la responsabilité de l'Etat ; que, par suite, sans qu'il y ait lieu de rechercher si en raison des antécédents médicaux de l'intéressé et d'une première tentative de suicide commise quatre mois auparavant, l'autorité militaire qui connaissait cette situation a commis une faute en l'affectant à cet emploi alors que le service de santé, même s'il n'avait posé aucune restriction d'aptitude, avait dûment signalé une pathologie très sérieuse "nécessitant un suivi", l'Etat doit être déclaré entièrement responsable de l'accident survenu à M. X... le 7 avril 1984 dans les locaux de la caserne général Guillaume à Gap ; que le requérant est en conséquence fondé à demander l'annulation du jugement du 2 février 1989 par lequel le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à voir engager la responsabilité de l'Etat ;
Sur le préjudice :
Considérant qu'il résulte de l'instruction et en particulier du rapport de l'expertise prescrite par l'arrêt de la cour du 17 octobre 1990 qui peut être retenu comme pièce du dossier, que le requérant qui était âgé de 22 ans à l'époque de l'accident a subi une incapacité temporaire totale pendant 2 ans avec une période de coma d'un mois ; que l'expert évalue à 50 % l'incapacité permanente partielle dont il reste atteint ;
Considérant qu'il résulte du rapport d'expertise que les séquelles de la blessure se manifestent pas des douleurs chroniques persistantes notamment au niveau plantaire rendant difficiles de simples déplacements ; qu'elles entraînent une diminution générale de ses possibilités physiques, psychiques et intellectuelles et ont ainsi un retentissement sur la vie personnelle sociale et professionnelle de l'intéressé ; que le rapport d'expertise met clairement en évidence que les troubles psychiques dont il était antérieurement atteint et qui bien que décelés, avaient permis son incorporation, présentaient un caractère limité et réversible ; que dans ces conditions il ne peut être regardé comme atteint avant l'accident d'une affection entraînant une incapacité permanente partielle ; que par suite, même en admettant que l'état psychique préexistant du requérant ait été de nature à aggraver les conséquences de l'accident dont il a été victime et que de graves complications n'aient pu se développer qu'en présence d'une vulnérabilité existante, cette circonstance ne saurait entraîner une diminution de la réparation incombant à l'Etat dès lors que seul le traumatisme de l'accident a déclenché l'évolution d'affections qui tant qu'elles restaient à l'état latent, ne compromettaient pas définitivement les possibilités physiques et intellectuelles de l'intéressé ; qu'en conséquence contrairement à ce que soutient le ministre de la défense, il y a lieu de retenir l'intégralité de l'incapacité permanente dont il demeure atteint qui ne peut même pour partie être rattachée à un état antérieur qui, ainsi qu'il a été dit ci-dessus n'entraînait aucune incapacité permanente partielle ; que le ministre qui se borne à faire valoir cet état antérieur, n'apporte aucun élément tendant à démonter que l'expert aurait fait au regard de l'état actuel de la victime une évaluation exagérée de l'incapacité en la fixant au taux de 50 % ; qu'il y a lieu de rejeter les conclusions du ministre tendant à ce qu'une nouvelle expertise soit prescrite ;
Considérant que le requérant a subi des troubles dans ses conditions d'existence pendant la période d'incapacité temporaire totale de 2 ans au cours de laquelle il a été quasi constamment alité ; qu'à raison de l'incapacité permanente partielle de 50 % dont il demeure atteint, il subit des troubles dans ses conditions d'existence et des pertes de chance professionnelles induisant des pertes de revenus ; qu'il a subi des souffrances physiques qualifiées d'intenses par l'expert ; qu'il subit un préjudice esthétique et d'agrément ;
Considérant que le préjudice total du requérant doit, dans les circonstances de l'espèce, donner lieu à l'attribution d'une rente viagère annuelle payable par trimestres échus avec jouissance du 7 avril 1984, date de l'accident, qui sera revalorisée en appliquant les coefficients prévus par l'article L.434-17 du code de la sécurité sociale ; que le montant de ladite rente doit, en tenant compte du fait que les conclusions du requérant tendant à l'octroi d'une indemnité en capital ne sont, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, recevables qu'à hauteur de 800 000 francs à la date du présent arrêt, être fixé à un montant annuel de 30 000 francs à sa date de jouissance ; que dans la mesure où elle a été versée la provision de 250 000 francs qui a été allouée à M. X... par ordonnance devenue définitive du président de la 3ème chambre de la cour, doit venir en déduction du montant des arrérages échus à lui payer en exécution du présent arrêt ; que la garantie bancaire à la présentation de laquelle le versement de ladite provision était subordonnée à concurrence de 200 000 francs peut, si elle a été constituée, être levée ; que devront être également déduits du montant des arrérages échus ou à échoir, tous autres versements effectués par l'Etat à raison de l'accident en cause ;
Sur les intérêts et leur capitalisation :
Considérant que le requérant a droit sur les arrérages échus aux intérêts au taux légal à compter du 14 avril 1985, date non contestée de la réception par le ministre de sa demande préalable ; que, dès lors, les arrérages échus porteront intérêts au taux légal à compter de leurs échéances respectives à l'exception de ceux échus avant le 14 avril 1985 qui ne porteront intérêts qu'à compter de cette date ;
Considérant que la capitalisation des intérêts a été demandée le 10 mai 1991, le 9 juin 1992 et le 5 octobre 1993 ; qu'à ces dates il était dû au moins une année d'intérêts ; que dès lors conformément à l'article 1154 du code civil il y a lieu de faire droit à ces demandes ;
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel :
Considérant que dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de condamner l'Etat à payer à M. X... une somme de 8 000 francs ;
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Marseille du 2 février 1989 est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à payer à M. Jean-Claude X... une rente viagère annuelle de 30 000 francs payable par trimestres échus avec jouissance du 7 avril 1984 qui sera revalorisée à partir de cette date en appliquant les coefficients prévus à l'article L.434-17 du code de la sécurité sociale.
Article 3 : Les arrérages échus à payer en exécution du présent arrêt, seront versés sous déduction le cas échéant de la provision de 250 000 francs accordée par ordonnance du président de la 3ème chambre de la cour du 10 juin 1991 de même que de tous autres versements effectués par l'Etat en raison de l'accident en cause.
Article 4 : La garantie bancaire à la présentation de laquelle le versement de la provision était subordonné à hauteur de 200 000 francs, peut être levée si elle a été constituée.
Article 5 : Les arrérages échus porteront intérêts au taux légal à compter de leurs échéances respectives à l'exception de ceux échus avant le 14 avril 1985 qui ne porteront intérêts qu'à compter de cette date.
Article 6 : Les intérêts dus par l'Etat à M. X... seront capitalisés pour produire eux mêmes intérêts le 10 mai 1991, le 9 juin 1992 et le 5 octobre 1993.
Article 7 : Les arrérages échus ou à échoir seront payés à M. X... sous déduction le cas échéant de tous autres versements effectués par l'Etat à raison de l'accident en cause.
Article 8 : Le surplus des conclusions de la requête de M. X... est rejeté.
Article 9 : Les conclusions du ministre de la Défense tendant à ce qu'une nouvelle expertise soit prescrite sont rejetées.
Article 10 : L'Etat est condamné à payer à M. X... une indemnité de 8 000 francs sur le fondement de l'article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel.