Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
Le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP a demandé au tribunal administratif de Grenoble d'annuler la décision en date du 25 janvier 2018 par laquelle la commission permanente du comité national des appellations d'origine laitières, agroalimentaires et forestières de l'Institut national de l'origine et de la qualité a refusé d'instruire sa demande de modification du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " reblochon " ou " reblochon de Savoie ".
Par un jugement n° 1802502 du 28 novembre 2019, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté cette demande.
Procédure devant la cour
Par une requête enregistrée le 29 janvier 2020 et deux mémoires enregistrés le 15 décembre 2020 et le 21 mai 2021, le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP, représenté par Me Roche (SELARL Delsol avocats), avocat, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Grenoble du 28 novembre 2019 ;
2°) d'annuler la décision de l'Institut national de l'origine et de la qualité du 25 janvier 2018 ;
3°) d'enjoindre à l'Institut national de l'origine et de la qualité d'approuver la demande de modification mineure du 27 février 2015, par tous moyens, le cas échéant en reprenant l'instruction, dans un délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard ;
4°) de mettre à la charge de l'Institut national de l'origine et de la qualité une somme de 7 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- il a intérêt à interjeter appel ;
- sa demande n'impliquait pas une modification majeure du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " reblochon " ou " reblochon de Savoie ", en l'absence d'altération du lien entre le produit et son aire géographique ;
- la décision litigieuse méconnaît les principes de la liberté du commerce et de l'industrie, de la liberté d'entreprendre et de la libre concurrence ;
- l'Institut national de l'origine et de la qualité était tenu d'abroger cette disposition réglementaire illégale.
Par deux mémoires en défense enregistrés le 5 novembre 2020 et le 26 mars 2021, l'Institut national de l'origine et de la qualité, représenté par la SCP Hélène Didier et François Pinet, avocat, conclut au rejet de la requête et demande, dans le dernier état de ses écritures, que soit mise à la charge du syndicat professionnel des producteurs de lait AOP la somme de 6 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il expose que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Par ordonnance du 25 mai 2021, la clôture de l'instruction a été fixée, en dernier lieu, au 10 juin 2021.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 21 novembre 2012 ;
- le code de la consommation ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- le décret n° 2012-643 du 3 mai 2012 ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Sophie Corvellec, première conseillère,
- les conclusions de M. Samuel Deliancourt, rapporteur public,
- et les observations de Me Chaurand, avocate, représentant le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP, et celles de Me Pinet, avocat, représentant l'Institut national de l'origine et de la qualité ;
Considérant ce qui suit :
1. Le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP relève appel du jugement du 28 novembre 2019 par lequel le tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision de la commission permanente du comité national des appellations d'origine laitières, agroalimentaires et forestières de l'Institut national de l'origine et de la qualité (INAO) refusant d'instruire sa demande de modification du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " reblochon " ou " reblochon de Savoie ".
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
2. Aux termes de l'article L. 641-5 du code rural et de la pêche maritime : " Peuvent bénéficier d'une appellation d'origine contrôlée les produits agricoles, forestiers ou alimentaires et les produits de la mer, bruts ou transformés, qui remplissent les conditions fixées par les dispositions de l'article L. 115-1 du code de la consommation, possèdent une notoriété dûment établie et dont la production est soumise à des procédures comportant une habilitation des opérateurs, un contrôle des conditions de production et un contrôle des produits ". Aux termes de l'article L. 115-1 du code de la consommation, devenu l'article L. 431-1 de ce code : " Constitue une appellation d'origine la dénomination d'un pays, d'une région ou d'une localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont la qualité ou les caractères sont dus au milieu géographique, comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains ".
3. En premier lieu, aux termes de l'article 53.2 du règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires : " Pour qu'une modification soit considérée comme mineure dans le cas du système de qualité décrit au titre II, elle ne doit pas : (...) b) altérer le lien visé à l'article 7, paragraphe 1, point f) i) ou ii) (...) ". Selon l'article 7 auquel il est ainsi renvoyé : " 1. Une appellation d'origine protégée ou une indication géographique protégée respecte un cahier des charges qui comporte au moins les éléments suivants : (...) f) les éléments établissant : i) le lien entre la qualité ou les caractéristiques du produit et le milieu géographique visé à l'article 5, paragraphe 1 (...) ". L'article R. 641-20-1 du code rural et de la pêche maritime prévoit que : " I.- La demande de modification d'un cahier des charges d'une appellation d'origine, d'une indication géographique ou d'une spécialité traditionnelle garantie est soumise pour approbation au comité national compétent de l'Institut national de l'origine et de la qualité. Lorsque ce dernier estime qu'elle comporte des modifications majeures, la demande est soumise à une procédure nationale d'opposition dans les conditions prévues à l'article R. 641-13. (...) IV.- Lorsque l'INAO estime que la modification demandée du cahier des charges n'est pas justifiée, il notifie au demandeur et, le cas échéant, aux opposants son refus de l'approuver ".
4. Il résulte de ces dispositions que, saisi d'une demande de modification d'un cahier des charges d'une appellation d'origine, il appartient au comité national compétent de l'INAO d'apprécier si la modification demandée peut être qualifiée de mineure. S'il estime que tel n'est pas le cas, cette circonstance n'est pas, à elle seule, de nature à justifier le rejet de la demande, mais implique seulement qu'elle soit soumise à la procédure d'opposition prévue à l'article R. 641-13 du code rural et de la pêche maritime. En revanche, l'INAO peut rejeter la demande de modification, qu'elle soit ou non mineure, s'il estime qu'elle n'est pas justifiée.
5. Le premier paragraphe de l'article 5.5 du cahier des charges de l'appellation d'origine " reblochon " ou " reblochon de Savoie ", tel qu'homologué par le décret susvisé du 3 mai 2012, prévoit que " la traite doit se faire deux fois par vingt-quatre heures le matin et le soir. L'intervalle entre chaque traite est d'au minimum huit heures (intervalle entre la fin de la traite du troupeau (dernière vache) et le début de la traite suivante (première vache), soit une plage de quatre heures pour chacune des deux traites journalières ". Par un formulaire daté du 27 avril 2015, le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP a demandé l'approbation d'une modification de ce cahier des charges, qu'il a lui-même qualifiée de mineure, consistant, pour l'essentiel, à substituer à ce premier paragraphe, les dispositions suivantes : " L'entier troupeau est trait trois fois au plus par vingt-quatre heures. L'intervalle entre chaque traite n'est pas fixé sous réserve que l'exploitant soit en mesure de démontrer que les caractéristiques du produit visées à l'article 2 sont respectées de même que celles du lait mis en œuvre telles que visées à l'article 5.6.1. ". Si elle n'exclut pas une double traite quotidienne et un intervalle minimal de huit heures entre ces deux traites, la modification ainsi sollicitée a dès lors pour effet de supprimer le caractère obligatoire de ces pratiques.
6. Il résulte toutefois du document unique relatif à cette appellation, tel que prévu au c) du 1. de l'article 8 du règlement du 21 novembre 2012 susvisé, et plus précisément de son article 5 relatif au " lien avec l'aire géographique ", que le nom même de " reblochon ", issu du mot " reblâche ", est lié à la pratique ancienne d'une double traite, laquelle donnait, après une première traite incomplète, un lait peu abondant mais riche en matière grasse et donc très crémeux et imposait en outre une " utilisation rapide et précise du lait ". Cette double traite, ainsi que le savoir-faire qu'elle implique, constituent donc un des facteurs humains caractérisant l'aire géographique de cette appellation. Le paragraphe 3 de ce même article indique que les " caractéristiques organoleptiques du reblochon/reblochon de Savoie sont bien liées [notamment] au maintien du savoir-faire des fromagers et affineurs ". Le lien entre les qualités du produit et son aire géographique ne saurait, par suite, être réduit à la seule alimentation des vaches laitières par pâturage. Dès lors, et contrairement à ce que prétend le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP, la double traite participe à établir ce lien. La modification proposée ayant pour effet de supprimer cette exigence, elle ne pouvait dès lors constituer une modification mineure du cahier des charges, indépendamment même des éventuels effets de l'usage de robots de traite sur l'alimentation des bovins et sur le recours au pâturage. Le moyen, tiré de l'erreur d'appréciation qu'aurait commise l'INAO en retenant une telle qualification, ne peut qu'être écarté.
7. En second lieu, comme indiqué ci-dessus, la double traite quotidienne constitue une pratique ancienne participant, par les spécificités du lait qu'elle permet de recueillir et le savoir-faire humain qu'elle induit, aux qualités qui caractérisent le reblochon. Le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP ne démontre pas que les mêmes qualités seraient obtenues par trois traites par jour. Ainsi, cette exigence, qui répond à la volonté de préserver la qualité et l'identité du produit, est nécessaire pour que l'appellation d'origine protégée remplisse sa fonction. Il en est de même de l'intervalle minimal de huit heures entre deux traites, lequel vise à réduire notablement le risque de lipolyse et ainsi à préserver les arômes, caractéristiques du reblochon, du lait issu d'un long pâturage et d'une double traite. Par ailleurs, si le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP soutient que ces exigences rendent difficile l'usage de robots de traite dans des conditions financières raisonnables, elles n'ont pas pour autant pour effet de les interdire. Au surplus, il résulte des différentes études versées au dossier que l'usage de tels robots s'accompagne très fréquemment d'une baisse du recours au pâturage, compte tenu du temps nécessaire à l'organisation des traites, du recours accru à des aliments concentrés pour faciliter leur déroulement et de l'éventuel éloignement des pâturages. Une telle réduction du pâturage ne peut être évitée que dans des conditions très exigeantes, rarement réunies, tenant notamment à une grande proximité des pâturages. L'utilisation des robots de traite ne permet donc pas de garantir de manière aussi satisfaisante que la traite traditionnelle l'une des qualités essentielles attendues du reblochon, et par ailleurs exigée par le cahier des charges de l'appellation, tenant à l'utilisation de lait issu de troupeaux placé durablement en pâturage. Dans ces conditions, la restriction de cet usage n'est pas de nature à conférer un caractère disproportionné aux exigences dont le requérant demande la suppression. Par suite, les moyens tirés de l'atteinte portée à la liberté du commerce et de l'industrie, à la liberté d'entreprendre et au principe de libre concurrence, de même, en l'absence d'illégalité, que celui tenant à l'obligation d'abroger les dispositions en cause, doivent être écartés.
8. Il résulte de tout ce qui précède que le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
9. La présente décision rejetant les conclusions à fin d'annulation du syndicat professionnel des producteurs de lait AOP et n'appelant, dès lors, aucune mesure d'exécution, ses conclusions à fin d'injonction doivent être rejetées.
Sur les frais liés au litige :
10. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Institut national de l'origine et de la qualité, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, une somme au titre des frais exposés par le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de ce dernier une somme de 2 000 euros à verser à l'Institut national de l'origine et de la qualité en application de ces mêmes dispositions.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête du syndicat professionnel des producteurs de lait AOP est rejetée.
Article 2 : Le syndicat professionnel des producteurs de lait AOP versera à l'Institut national de l'origine et de la qualité une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au syndicat professionnel des producteurs de lait AOP et à l'Institut national de l'origine et de la qualité.
Délibéré après l'audience du 30 novembre 2021, à laquelle siégeaient :
M. Gilles Fédi, président-assesseur, assurant la présidence de la formation de jugement en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative,
Mme Bénédicte Lordonné, première conseillère,
Mme Sophie Corvellec, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 décembre 2021.
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N° 20LY00420