Vu, enregistrée à la Cour sous le n° 12PA03276, la décision du 23 juillet 2012 par laquelle le Conseil d'Etat statuant au contentieux a, saisi d'un pourvoi présenté pour M. H... G..., Mme I...G..., épouseF..., M. M... D..., M. J... C...et Mme L...C..., annulé l'arrêt de la Cour administrative d'appel de Paris en date du
3 février 2011 et renvoyé l'affaire devant la même Cour ;
Vu, sous le n° 09PA05098, la requête, enregistrée le 12 août 2009, présentée pour M. H... G..., demeurant..., Mme I...G..., épouseF..., demeurant..., M. M... D..., demeurant..., M. J... C..., demeurant ... et Mme L...C..., demeurant..., par Me E... ; M. G..., MmeG..., épouseF..., M.D..., M. C...et Mme C...demandent à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n° 0618073, 0618075 et 0618077 en date du 11 juin 2009 du Tribunal administratif de Paris en ce qu'il les a renvoyés devant l'administration afin qu'il soit procédé à un nouvel examen de leur dossier par la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation (CIVS) et en ce qu'il a rejeté leur demande tendant, d'une part, à l'indemnisation d'un manque à gagner résultant de la spoliation de l'entreprise de leur grand-père et, d'autre part, à une nouvelle évaluation de l'indemnisation des éléments incorporels de son fonds de commerce, fondée sur les chiffres d'affaires des années 1938 et 1939 ;
2°) de condamner l'Etat à leur verser une indemnité globale de 387 142 euros au titre de la spoliation du fonds de commerce de M. B...A..., assortie des intérêts au taux légal à compter de leur demande préalable, et une indemnité globale de 181 499 euros au titre du manque à gagner subi par leur aïeul entre 1941 et 1945 ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
....................................................................................................................
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999 modifié instituant une commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation ;
Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 20 janvier 2014 :
- le rapport de M. Marino, président,
- et les conclusions de M. Ladreyt, rapporteur public ;
1. Considérant que M.G..., MmeG..., épouseF..., et MmeC..., aux droits de laquelle viennent M. D...ainsi que M. J...C...et Mme L...C..., ont saisi la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation, instituée par le décret du
10 septembre 1999, en vue de l'indemnisation de la spoliation des biens de leur père et grand-père, M. B...A..., qui dirigeait une entreprise de récupération de métaux à Paris, placée sous administration provisoire à compter de mai 1941 puis liquidée en 1942 ; que, sur recommandations de la commission en date du 23 décembre 2003 puis du 3 mars 2006, le Premier ministre, par des décisions du 27 février 2004, leur a accordé des indemnités d'un montant total de 74 000 euros réparant la spoliation des biens corporels de l'entreprise, puis, par des décisions du 31 mai 2006, des indemnités complémentaires d'un montant total de
30 000 euros réparant la perte d'éléments incorporels du bien de M. A...; qu'estimant ces indemnités insuffisantes, ils ont saisi le Tribunal administratif de Paris de demandes tendant, d'une part, à l'annulation pour excès de pouvoir de ces décisions en tant qu'elles ne leur avaient pas accordé l'indemnisation qu'ils demandaient ainsi que des décisions implicites de rejet nées du silence gardé par le Premier ministre sur leurs recours gracieux et, d'autre part, à ce qu'il soit enjoint à l'Etat de leur verser les sommes restant dues ; que, par jugement du 11 juin 2009, le Tribunal administratif de Paris a annulé lesdites décisions du Premier ministre en tant seulement qu'elles n'avaient pas indemnisé l'ensemble des éléments incorporels de l'entreprise de récupération de métaux de M.A..., a renvoyé les requérants devant l'administration afin qu'il soit procédé à un nouvel examen de leur dossier par la CIVS au regard des motifs d'annulation du jugement et a rejeté le surplus de leurs demandes ; que M.G..., MmeG..., épouse F...et les ayants droit de Mme C...ont formé appel de ce jugement en tant qu'il n'avait pas fait intégralement droit à leurs conclusions portant sur les biens incorporels et le manque à gagner ; que la Cour administrative d'appel de Paris a rejeté leur requête par un arrêt du 3 février 2011 ; que, par une décision du 23 juillet 2012, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé cet arrêt et a renvoyé l'affaire à la Cour ;
2. Considérant qu'aux termes de l'article 1er du décret du 10 septembre 1999 instituant une commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation : " Il est institué auprès du Premier ministre une commission chargée d'examiner les demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants droit pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des législations antisémites prises, pendant l'Occupation, tant par l'occupant que par les autorités de Vichy./ La commission est chargée de rechercher et de proposer les mesures de réparation, de restitution ou d'indemnisation appropriées " ;
3. Considérant que le dispositif institué par les dispositions du décret du
10 septembre 1999, qui participe à l'indemnisation des préjudices de toute nature causés par les actions de l'Etat ayant concouru à la déportation ou à la spoliation, aboutit, au terme d'une procédure de conciliation, à ce que la commission recommande, le cas échéant, au Premier ministre de prendre une mesure d'indemnisation ; que les décisions prises par le Premier ministre sont susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir ; qu'elles peuvent être annulées notamment si elles sont entachées d'erreur de droit, d'erreur de fait, d'erreur manifeste d'appréciation ou de détournement de pouvoir ; que, saisi de conclusions en ce sens, le juge administratif peut enjoindre à l'administration de prendre les mesures qu'impose nécessairement sa décision, notamment de procéder au réexamen des points encore en litige et de prendre, le cas échéant, une décision accordant en tout ou partie l'indemnisation demandée ;
4. Considérant, en premier lieu, que, suivant la recommandation émise le 3 mars 2006, par laquelle la CIVS avait estimé que si M. A...avait conservé certains éléments incorporels de son fonds de commerce, il avait néanmoins été victime d'une perte d'importants segments de clientèle du fait des agissements de l'administrateur provisoire, le Premier ministre a proposé, par ses décisions du 31 mai 2006, de verser aux requérants à ce titre une indemnité complémentaire globale de 30 000 euros ; que, par le jugement attaqué, non contesté sur ce point, le Tribunal administratif de Paris a annulé les décisions du 31 mai 2006 précitées en tant qu'elles rejetaient la demande des requérants tendant à l'indemnisation de l'ensemble des éléments incorporels de l'entreprise de leur aïeul, au motif qu'elles étaient entachées d'une erreur de fait et d'une erreur manifeste d'appréciation dès lors que, si M. A...avait exercé une activité professionnelle de 1945 à 1947, celle-ci ne pouvait être assimilée à une reprise d'activité ; que par ce même jugement, les premiers juges ont écarté le grief, adressé à la commission et au Premier ministre, d'avoir déterminé le préjudice lié à la perte des éléments incorporels de manière forfaitaire et non par référence aux chiffres d'affaires des années 1938 et 1939, dont elle avait une connaissance exacte par les pièces en sa possession ;
5. Considérant, d'une part, qu'il ressort des pièces du dossier et notamment du courrier du commissaire aux comptes adressé en décembre 1942 au directeur de l'économie générale du ministère des finances lors de la liquidation de l'entreprise, que le chiffre d'affaires réalisé par l'entreprise de M. A...s'élevait à 2 428 141,29 francs pour l'année 1938, à
1 545 287,95 francs pour l'année 1939 et à 244 350,60 francs pour l'année 1940 ; que cette variation importante peut s'expliquer entre autres par l'entrée en guerre de la France à compter du 3 septembre 1939 jusqu'à l'armistice signé le 22 juin 1940 ; que, d'autre part, ainsi qu'il ressort du rapport de la mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France présidée par
M.K..., les premières mesures officielles en France qui ont marqué l'exclusion des Juifs de la vie politique, économique et sociale ont été mises en oeuvre avec la loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs ; qu'ainsi, en l'espèce, si l'entreprise de M. A...n'a été mise en liquidation qu'en 1942, il ressort des termes mêmes du courrier précité du commissaire aux comptes qu'elle n'avait plus aucune activité commerciale depuis la fin de l'année 1940 ; qu'en tout état de cause, elle avait été placée, à compter du mois de mai 1941, sous administration provisoire confiée au principal concurrent de M.A..., cette mesure constituant ainsi, dans les circonstances de l'espèce, la première étape de la spoliation de l'entreprise ; que, par suite, les requérants sont fondés à soutenir que le préjudice résultant de la perte des éléments incorporels de l'entreprise de récupération de métaux de M. A...pouvait être déterminé de façon pertinente par l'application d'un coefficient à un chiffre d'affaires moyen, calculé par référence aux chiffres d'affaires réalisés au cours des années précédant l'arrêt de l'activité du fait des législations antisémites, une telle méthode d'évaluation étant habituellement au nombre de celles retenues par les services fiscaux ; que c'est ainsi à tort que le tribunal a écarté le moyen tiré de la contestation de la méthode d'évaluation de ce chef de préjudice ;
6. Considérant, en deuxième lieu, que la perte de revenus résultant de l'impossibilité d'exploiter un fonds de commerce ayant fait l'objet d'une spoliation intervenue du fait des législations antisémites entre dans le champ d'application du décret du 10 septembre 1999, qui prévoit la réparation des préjudices " consécutifs " à de telles spoliations ; que, par suite, en écartant ce préjudice des préjudices indemnisables au titre du décret précité, le Tribunal administratif de Paris a commis une erreur de droit ;
7. Considérant, toutefois, qu'il appartient à la Cour administrative d'appel, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par M. G..., MmeG..., épouseF..., M.D..., M. C...et MmeC... ;
Sur l'évaluation du préjudice lié aux pertes des éléments incorporels de l'entreprise de M. A... :
8. Considérant qu'il ressort des conclusions du rapport précité de la mission K...que ni l'ordonnance allemande du 20 mai 1940 prévoyant la nomination de commissaires-gérants aux entreprises abandonnées par leurs propriétaires et essentielles à l'alimentation des populations, ni la loi du 10 septembre 1940 entérinant cette ordonnance et en élargissant le champ d'application aux entreprises dont les dirigeants étaient " pour quelque motif que ce soit, placés dans l'impossibilité d'exercer leurs fonctions " ne concernaient spécialement les Juifs ; que, dès lors, ainsi qu'il a été dit précédemment, les premières mesures antisémites ayant pu conduire à la cessation de l'activité de M. A...ont pris effet au plus tôt à compter de la fin de l'année 1940 et, de façon certaine, à compter du mois de mai 1941 lorsque l'entreprise de
M. A...a été placée sous administration provisoire ; que, par suite, contrairement à ce que soutiennent les requérants, il n'y a pas lieu d'exclure l'année 1940 pour déterminer le chiffre d'affaires moyen de l'entreprise de M.A... ; que ce chiffre d'affaires moyen déterminé, ainsi qu'il est indiqué au point 5, à partir des chiffres d'affaires réalisés au cours des années 1938, 1939 et 1940, s'élève dès lors à 1 405 927 francs ; qu'il y a lieu d'appliquer le taux de conversion franc-euro de 0,416 tel que défini par l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) au titre des années considérées, pour obtenir le montant en euros de ce chiffre d'affaires, soit 584 865 euros ;
9. Considérant que, dans les circonstances de l'espèce, le montant du préjudice lié à la perte des éléments incorporels de l'entreprise peut être déterminé à hauteur de 25% du chiffre d'affaires moyen, soit une somme de 145 000 euros ; que, par suite, en proposant, par sa décision du 31 mai 2006, une indemnité de 30 000 euros en réparation du préjudice dont s'agit, et quand bien même, comme l'indique le Premier ministre dans son mémoire enregistré le
25 juillet 2013, cette somme serait portée à 60 000 euros pour tenir compte de la recommandation émise par la CIVS le 16 décembre 2010 incluant l'ensemble des éléments incorporels de l'entreprise de M.A..., le Premier ministre a entaché ses décisions d'une erreur manifeste d'appréciation ; qu'il y a donc lieu d'annuler cette décision en tant qu'elle procède à une évaluation inférieure à 145 000 euros du préjudice lié à la perte des éléments incorporels de l'entreprise ;
Sur l'indemnisation du manque à gagner :
10. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier, ainsi qu'il a été dit précédemment, qu'un administrateur provisoire a été nommé en mai 1941 dans le cadre de " l'aryanisation des biens juifs " décidée par le régime de Vichy ; que celui-ci, principal concurrent de M.A..., a proposé, dès le mois de juillet 1941, la liquidation de l'entreprise alors qu'il n'est pas contesté qu'il a continué l'exploitation de sa propre entreprise de récupération de métaux pendant toute la durée de l'Occupation ; que, par suite, dans les circonstances de l'espèce, la spoliation de l'entreprise de M. A... est à l'origine du préjudice consistant en un manque à gagner à raison de la cessation de l'activité de l'entreprise entre le mois de mai 1941, nonobstant le fait que la liquidation de l'entreprise n'a été prononcée qu'au mois de décembre 1942 et, au plus tôt le rétablissement de la légalité républicaine dans les conditions prévues par l'ordonnance du
9 août 1944, soit à Paris le 25 août 1944 ; qu'il suit de là qu'en refusant d'indemniser le manque à gagner consécutif à la spoliation de l'entreprise de M.A..., le Premier ministre a commis une erreur de droit ; qu'il y a donc lieu d'annuler les décisions précitées du 27 février 2004 et du 31 mai 2006 et les décisions implicites de rejet des demandes de réformation desdites décisions en tant qu'elles rejettent la demande des requérants tendant à l'indemnisation de ce préjudice ;
11. Considérant qu'eu égard à la situation économique générale au cours de la période considérée, le préjudice lié au manque à gagner peut être évalué forfaitairement à la somme de 30 000 euros ;
Sur les conclusions à fin d'injonction :
12. Considérant que le présent arrêt implique nécessairement que l'administration accorde à M. G..., MmeG..., épouseF..., M.D..., M. C...et Mme C...une indemnité complémentaire de 145 000 euros en réparation du préjudice lié à la perte des éléments incorporels de l'entreprise de M. A...et une somme, qui peut être évaluée à
30 000 euros, au titre du manque à gagner, sous déduction des sommes déjà accordées ; que la différence entre la somme globale de 175 000 euros ainsi déterminée et celle de 30 000 euros proposée par le Premier ministre par décisions du 31 mai 2006, soit 145 000 euros, portera intérêt au taux légal à compter du 27 juillet 2006, date à laquelle les requérants ont formé un recours gracieux contre les décisions du 31 mai 2006 et ont demandé une indemnité complémentaire au titre de la réparation de la perte de l'ensemble des éléments corporels ; que, dès lors, il y a lieu d'enjoindre au Premier ministre, en application de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, de prendre une nouvelle décision en ce sens dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt ;
Sur les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
13. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme globale de 2 000 euros au titre des frais exposés par M. G..., MmeG..., épouseF..., M.D..., M. C...et Mme C...et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
Article 1er : Les décisions du Premier ministre du 27 février 2004 et du 31 mai 2006 et les décisions implicites de rejet des demandes de réformation desdites décisions sont annulées en tant qu'elles rejettent les demandes tendant à l'indemnisation du manque à gagner et tendant à une indemnisation plus exacte des éléments incorporels du fonds de commerce de M.A....
Article 2 : Il est enjoint au Premier ministre de prendre une nouvelle décision accordant à M. G..., MmeG..., épouseF..., M.D..., M. C...et Mme C...une somme de
175 000 euros sous déduction des sommes déjà accordées ainsi que les intérêts au taux légal sur la somme de 145 000 euros à compter du 27 juillet 2006, dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : Le jugement n° 0618073, 0618075 et 0618077 du 11 juin 2009 du Tribunal administratif de Paris est réformé en tant qu'il est contraire à l'article 1er ci-dessus.
Article 4 : L'Etat versera à M. G..., MmeG..., épouseF..., M.D..., M. C...et
Mme C...une somme globale de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête de M. G..., MmeG..., épouseF..., M. D..., M. C...et Mme C...est rejeté.
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