Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme F... A... a demandé au tribunal administratif de Melun de condamner l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) à titre principal, ou l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), à titre subsidiaire, à lui verser la somme totale de 143 875 euros en réparation des préjudices résultant des conditions de sa prise en charge au sein de l'hôpital Albert Chenevier de Créteil, ainsi qu'aux dépens.
Par un jugement n° 1605545 du 20 avril 2018, le tribunal administratif de Melun a condamné l'AP-HP à verser à Mme A... la somme de 63 846,76 euros, à la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne la somme de 15 619,37 euros assortie des intérêts au taux légal, ainsi que le montant des frais de santé futurs exposés par Mme A... et la somme de 1 066 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion, et a mis à la charge de l'AP-HP les frais d'expertise d'un montant total de 2 833,22 euros.
Procédure devant la cour :
I) Par une requête enregistrée le 13 juin 2018 sous le numéro 18PA01995, Mme A..., représentée par Me G..., demande à la cour :
1°) de réformer ce jugement du tribunal administratif de Melun en ce qu'il a limité le montant de la somme due par l'AP-HP à 63 846,76 euros, et de condamner l'AP-HP ou l'ONIAM à lui verser la somme totale de 143 875 euros ainsi qu'aux dépens ;
2°) de mettre à la charge de l'AP-HP ou de l'ONIAM la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le jugement devra être confirmé en ce qu'il a retenu la responsabilité pour faute de l'AP-HP, ayant conduit à la perte de son oeil gauche ;
- à titre subsidiaire, l'ONIAM devra prendre en charge, au titre de la solidarité nationale, l'indemnisation des préjudices subis du fait de l'infection nosocomiale dont elle a été victime ;
- le montant de l'indemnisation due au titre de l'assistance par tierce personne doit être calculé en retenant un coût horaire de 20 euros ;
- le déficit fonctionnel temporaire subi doit faire l'objet d'une réparation calculée sur la base de la somme de 30 euros par jour ;
- les souffrances qu'elle a endurées, évaluées à 3,5 sur 7, doivent être réparées par l'allocation d'une somme de 10 000 euros ;
- le préjudice esthétique temporaire, évalué à 4 sur 7, doit être indemnisé à hauteur de 5 000 euros ;
- son taux d'incapacité permanente partielle doit être fixé à 27 % et justifie une réparation au titre du déficit fonctionnel permanent à hauteur de 80 000 euros ;
- le préjudice esthétique permanent, fixé par l'expert à 2,5 sur 7, doit également être indemnisé à hauteur de 5 000 euros ;
- un préjudice sexuel a été retenu par l'expert et justifie une réparation à hauteur de 20 000 euros ;
- enfin, un préjudice d'agrément a été retenu par l'expert du fait de sa monophtalmie ; il devra être réparé par l'allocation d'une somme de 10 000 euros.
Par un mémoire en défense enregistré le 22 août 2018, la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne, représentée par Me B..., demande à la cour :
1°) de confirmer le jugement du tribunal administratif de Melun en ce qu'il a fait entièrement droit à ses demandes de première instance ;
2°) de mettre à la charge de l'AP-HP la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par un mémoire en défense enregistré le 17 décembre 2018, l'AP-HP, représentée par Me H..., demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Melun ;
2°) à titre principal, de rejeter les demandes présentées en première instance par Mme A... et par la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne ;
3°) à titre subsidiaire, de ramener à de plus justes proportions le montant des condamnations mises à sa charge.
Elle soutient que :
- les premiers juges ont omis de répondre au moyen en défense tiré de ce qu'il appartenait à l'ONIAM d'indemniser les préjudices subis par Mme A... du fait d'une infection nosocomiale ayant entrainé pour la victime une incapacité permanente partielle excédant le seuil de 25 % prévu par l'article L. 1142-1-1 du code de la santé publique ;
- l'existence d'un retard fautif de diagnostic et de traitement de l'infection nosocomiale ne faisait pas obstacle à la condamnation de l'ONIAM, le tribunal pouvant se prononcer dans un second temps sur l'action récursoire de l'office, en tenant compte de la perte de chance liée au retard fautif ;
- l'erreur de diagnostic commise par les services de l'hôpital Albert Chenevier n'est pas fautive, dès lors que Mme A... présentait une symptomatologie complexe ;
- le retard de diagnostic n'a pu occasionner qu'une perte de chance pour la victime, par ailleurs immunodéprimée au moment des faits, d'éviter le dommage ; cette perte de chance doit être fixée à 40 % ; les premiers juges ont par suite condamné à tort l'AP-HP à réparer l'intégralité des préjudices subis par Mme A... ;
- la demande au titre de l'assistance par tierce personne devra être rejetée, faute pour Mme A... d'établir avoir bénéficié d'une telle aide ; la réalité des préjudices sexuel et d'agrément n'est pas établie ; les autres préjudices subis par la requérante ont fait l'objet d'une évaluation suffisante par les premiers juges.
Par un mémoire en défense enregistré le 21 janvier 2019, l'ONIAM, représenté par Me D..., demande à la cour :
1°) à titre principal, de confirmer le jugement en ce qu'il a retenu la responsabilité de l'AP-HP du fait d'une prise en charge non conforme de l'infection nosocomiale subie par Mme A... et l'a condamnée à indemniser les préjudices en résultant ;
2°) à titre subsidiaire,
- de confirmer l'évaluation des préjudices portée par les premiers juges et de réduire les sommes allouées à Mme A... au titre des préjudices esthétiques temporaire et permanent ;
- de condamner l'AP-HP à le garantir de toutes condamnations mises à sa charge, en application de l'article L. 1142-21 du code de la santé publique.
Il soutient que :
- la charge de l'indemnisation des conséquences de l'infection nosocomiale subie par Mme A... ne lui incombe pas dès lors qu'elle n'a pas entraîné une incapacité supérieure à 25 % ;
- les fautes commises par l'hôpital Albert Chenevier, un retard de diagnostic et un défaut de prise en charge de l'infection, sont à l'origine de la gravité des dommages subis par Mme A... ; la responsabilité pour faute de l'AP-HP est donc pleinement engagée ;
- à titre subsidiaire, s'il devait être condamné à indemniser la requérante au titre de la solidarité nationale, il serait fondé à exercer une action récursoire à l'encontre de l'AP-HP ;
- s'agissant de l'évaluation des préjudices, le jugement doit être confirmé en ce qui concerne l'assistance par tierce personne, le déficit fonctionnel temporaire, les souffrances endurées, le déficit fonctionnel permanent, le préjudice sexuel, le préjudice d'agrément ; les sommes accordées au titre des préjudices esthétiques temporaire et permanent devront en revanche être minorées.
Vu les autres pièces du dossier.
II) Par une requête et un mémoire enregistrés les 20 juin 2018 et 17 décembre 2018, sous le numéro 18PA02104, l'AP-HP, représentée par Me H..., demande à la cour :
1°) d'infirmer le jugement du tribunal administratif de Melun du 20 avril 2018 ;
2°) de rejeter les demandes de premières instances de Mme A... et de la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne ;
3°) à titre subsidiaire, de ramener à de plus justes proportions le montant des condamnations prononcées à son encontre.
Elle soutient que :
- le jugement n'est pas suffisamment motivé ;
- les premiers juges ont omis de répondre au moyen en défense tiré de ce qu'il appartenait à l'ONIAM d'indemniser les préjudices subis par Mme A... du fait d'une infection nosocomiale ayant entrainé pour la victime une incapacité permanente partielle excédant le seuil de 25 % prévu par l'article L. 1142-1-1 du code de la santé publique ;
- l'existence d'un retard fautif de diagnostic et de traitement de l'infection nosocomiale ne faisait pas obstacle à la condamnation de l'ONIAM, le tribunal pouvant se prononcer dans un second temps sur l'action récursoire de l'office, en tenant compte de la perte de chance liée au retard fautif ;
- l'erreur de diagnostic commise par les services de l'hôpital Albert Chenevier n'est pas fautive, dès lors que Mme A... présentait une symptomatologie complexe ;
- le retard de diagnostic n'a pu occasionner qu'une perte de chance pour la victime, par ailleurs immunodéprimée au moment des faits, d'éviter le dommage ; cette perte de chance doit être fixée à 40 % ; les premiers juges ont par suite condamné à tort l'AP-HP à réparer l'intégralité des préjudices subis par Mme A... ;
- la demande au titre de l'assistance par tierce personne devra être rejetée, faute pour Mme A... d'établir avoir bénéficié d'une telle aide ; la réalité des préjudices sexuel et d'agrément n'est pas établie ; les autres préjudices subis par la requérante ont fait l'objet d'une évaluation suffisante par les premiers juges.
Par un mémoire en défense enregistré le 20 novembre 2018, Mme A..., représentée par Me G..., demande à la cour :
1°) de réformer le jugement du tribunal administratif de Melun en ce qu'il a limité le montant de la somme due par l'AP-HP à 63 846,76 euros, et de condamner l'AP-HP ou l'ONIAM à lui verser la somme totale de 143 875 euros ainsi qu'aux dépens ;
2°) de mettre à la charge de l'AP-HP ou de l'ONIAM la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le jugement devra être confirmé en ce qu'il a retenu la responsabilité pour faute de l'AP-HP, ayant conduit à la perte de son oeil gauche ;
- à titre subsidiaire, l'ONIAM devra prendre en charge, au titre de la solidarité nationale, l'indemnisation des préjudices subis du fait de l'infection nosocomiale dont elle a été victime ;
- le montant de l'indemnisation due au titre de l'assistance par tierce personne doit être calculé en retenant un coût horaire de 20 euros ;
- le déficit fonctionnel temporaire subi doit faire l'objet d'une réparation calculée sur la base de la somme de 30 euros par jour ;
- les souffrances qu'elle a endurées, évaluées à 3,5 sur 7, doivent être réparées par l'allocation d'une somme de 10 000 euros ;
- le préjudice esthétique temporaire, évalué à 4 sur 7, doit être indemnisé à hauteur de 5 000 euros ;
- son taux d'incapacité permanente partielle doit être fixé à 27 % et justifie une réparation au titre du déficit fonctionnel permanent à hauteur de 80 000 euros ;
- le préjudice esthétique permanent, fixé par l'expert à 2,5 sur 7, doit également être indemnisé à hauteur de 5 000 euros ;
- un préjudice sexuel a été retenu par l'expert et justifie une réparation à hauteur de 20 000 euros ;
- enfin, un préjudice d'agrément a été retenu par l'expert du fait de sa monophtalmie ; il devra être réparé par l'allocation d'une somme de 10 000 euros.
Vu les autres pièces du dossier.
Mme A... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle partielle à hauteur de 55 % par une décision du 21 septembre 2018 du bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal de grande instance de Paris.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité sociale ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme C...,
- les conclusions de Mme Pena, rapporteur public,
- et les observations de Me G..., représentant Mme A....
Une note en délibéré, présentée pour Mme A..., a été enregistrée le 14 octobre 2019.
Considérant ce qui suit :
1. Mme A..., alors âgée de 45 ans, a été admise le 29 mai 2009 à l'hôpital Albert Chenevier, établissement situé à Créteil et qui relève de l'AP-HP, en raison de son état de dénutrition et de déshydratation. Elle s'est plainte à partir du lendemain de douleurs à l'oeil gauche. En l'absence d'amélioration de ses symptômes, elle est transférée le 4 juin 2009 à l'hôpital Henri Mondor, puis le même jour à l'Hôtel Dieu à Paris, en service ophtalmologie. Atteinte d'un abcès surinfecté, qui est traité par antibiothérapie à partir du 4 juin 2009, elle quitte l'Hôtel-Dieu le 10 juin 2009, puis séjourne à l'hôpital Albert Chenevier jusqu'au 23 juillet. Elle subit des greffes de membranes amniotiques les 20 octobre 2009, 8 novembre 2010 et
24 novembre 2010 à l'Hôtel Dieu. Malgré ces traitements, Mme A... est éviscérée de l'oeil gauche au centre d'ophtalmologie des Quinze-Vingts le 7 décembre 2012. Elle porte désormais une prothèse oculaire.
2. Le 30 juin 2016, Mme A... a demandé au tribunal administratif de Melun de condamner l'AP-HP ou l'ONIAM à lui verser la somme totale de 143 875 euros en réparation des préjudices résultant des conditions de sa prise en charge au sein de l'hôpital Albert Chenevier de Créteil. Par jugement du 20 avril 2018, dont Mme A... et l'AP-HP relèvent appel, le tribunal a condamné l'AP-HP à verser à Mme A... la somme de 63 846,76 euros, à la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne la somme de 15 619,37 euros assortie des intérêts au taux légal, ainsi que le montant des frais de santé futurs exposés par Mme A... et la somme de 1 066 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion, et a mis à la charge de
l'AP-HP les frais d'expertise d'un montant total de 2 833,22 euros.
I. Sur la jonction :
3. Les requêtes susvisées portant les numéros 18PA01995 et 18PA02104, présentées respectivement par Mme A... et par l'AP-HP, sont dirigées contre un même jugement, présentent à juger des questions semblables et ont fait l'objet d'une instruction commune. Dans ces conditions, il y a lieu de les joindre pour y statuer par un seul arrêt.
II. Sur la régularité du jugement :
4. Il résulte de l'instruction que l'AP-HP a, en première instance, demandé au tribunal de rejeter les demandes indemnitaires de Mme A... en faisant valoir qu'elles devaient être exclusivement dirigées contre l'ONIAM, sur le fondement des dispositions de l'article
L. 1142-1-1 du code de la santé publique. Il ressort du jugement attaqué que le tribunal a omis d'examiner ce moyen en défense avant de condamner l'AP-HP. Cette dernière est dès lors fondée à en demander l'annulation.
5. Il y a lieu par suite d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée par Mme A... devant le tribunal administratif de Melun.
III. Sur les conclusions indemnitaires :
A. En ce qui concerne la responsabilité :
6. Aux termes de l'article aux termes du I de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé (...) ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. / Les établissements, services et organismes susmentionnés sont responsables des dommages résultant d'infections nosocomiales, sauf s'ils rapportent la preuve d'une cause étrangère ". Par ailleurs, aux termes de l'article L. 1142-1-1 du même code : " Sans préjudice des dispositions du septième alinéa de l'article L. 1142-17, ouvrent droit à réparation au titre de la solidarité nationale : 1° Les dommages résultant d'infections nosocomiales dans les établissements, services ou organismes mentionnés au premier alinéa du I de l'article L. 1142-1 correspondant à un taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique supérieur à 25 % déterminé par référence au barème mentionné au II du même article, ainsi que les décès provoqués par ces infections nosocomiales ".
7. Il résulte d'abord du rapport de l'expertise ordonnée le 3 février 2015 par le juge des référés du tribunal administratif de Melun, et remis par le docteur Estève le 5 septembre 2015, que Mme A..., admise à l'hôpital Albert Chenevier le 29 mai 2009, a formulé de premières plaintes relatives à son oeil gauche le lendemain, ne présentant auparavant aucune symptomatologie ophtalmique. Un prélèvement cornéen du 4 juin 2009 a révélé la présence de trois germes, Branhamella catarrhalis, Streptococcus species et Staphylococcus à coagulase négative, à l'origine d'un grave abcès. Cette infection, qui n'était ni présente ni en incubation avant la prise en charge de la victime, revêt par suite un caractère nosocomial.
8. Il résulte également du rapport d'expertise précité que les services de l'hôpital Albert Chenevier n'ont pas immédiatement pris la mesure des symptômes ophtalmologiques présentés par Mme A... dès le 30 mai 2009, lui prescrivant dans un premier temps un simple collyre antiseptique inefficace, sans même procéder à un prélèvement bactériologique. Ce n'est que le
2 juin 2009 qu'un rendez-vous spécialisé en ophtalmologie est sollicité, lequel aura lieu le 4 juin 2009, date à laquelle est débutée une antibiothérapie adéquate. Ce retard de diagnostic de l'infection nosocomiale, et par suite de prise en charge conforme aux données acquises de la science, a permis, souligne l'expert, à l'abcès infectieux d'évoluer défavorablement durant six jours, et est responsable de la perte de l'oeil. Si l'AP-HP fait valoir en défense que l'erreur ainsi commise ne présente par un caractère fautif, en raison de la complexité de l'état de santé de Mme A..., par ailleurs dénutrie, déshydratée et en cours de sevrage alcoolique, ces circonstances auraient au contraire dû inciter les services hospitaliers à faire preuve d'une vigilance accrue dans la prise en charge de la patiente. L'hôpital Albert Chenevier a ainsi commis une faute de nature à engager la responsabilité de l'AP-HP.
9. L'expert a indiqué dans son rapport que l'évolution de l'infection nosocomiale vers la perte de l'oeil gauche de Mme A... était évitable, s'il avait été tenu compte de ses plaintes dès le 30 mai 2009, du recueil infirmier de la douleur et des facteurs de risques d'immunodépression de la patiente. Le docteur Estève souligne en outre que les germes retrouvés dans la cornée de la victime étaient particulièrement sensibles aux antibiotiques, et qu'un traitement adapté précoce aurait amoindri fortement les séquelles, évaluant à " moins de 2 % " les cas d'évolution défavorable sur la base d'un article scientifique publié en 2007. Si un premier expert, qui a examiné Mme A... dès 2010, a qualifié de " modérée " la perte de chance d'évolution favorable de l'infection du fait de la faute, son rapport a été établi avant la perte de l'oeil de la victime. Dans ces conditions, la faute imputable à l'AP-HP doit être regardée comme ayant fait perdre à Mme A... toute chance d'éviter la perte de son oeil gauche. Dès lors que les dommages ainsi subis par la patiente résultent intégralement de la faute commise par l'hôpital Albert Chenevier et non directement de la survenue de l'infection nosocomiale elle-même,
l'AP-HP n'est pas fondée à soutenir que leur réparation devrait être assurée par l'ONIAM au titre de la solidarité nationale, sur le fondement de l'article L. 1142-1-1 précité du code de la santé publique, alors même que l'atteinte permanente à l'intégrité physique et psychique de la victime a été évaluée à 27 % par l'expert.
B. En ce qui concerne les préjudices :
10. Il résulte de l'expertise que l'état de santé de Mme A... a été consolidé " un mois après " l'éviscération de son oeil gauche, intervenue le 7 décembre 2012. La date de consolidation qui doit être retenue pour l'évaluation des préjudices subis est par suite celle du 7 janvier 2013, et non celle du 7 janvier 2012 comme indiqué dans le rapport d'expertise par erreur de plume.
S'agissant des préjudices patrimoniaux temporaires :
Quant aux dépenses de santé avant consolidation :
11. La caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne produit un tableau listant ses débours à l'occasion de la prise en charge de Mme A..., ainsi qu'une attestation d'imputabilité établie par son médecin conseil. Ces éléments sont de nature à justifier que la caisse a exposé, du fait de la faute imputable à l'AP-HP, la somme de 7 253,03 euros au titre de frais hospitaliers, la somme de 7 645,49 euros au titre de frais pharmaceutiques et la somme de 757,85 euros au titre de frais d'appareillage. En revanche, faute de production d'un détail des sommes exposées en ce qui concerne les frais médicaux entre le 26 mai 2009 et le 18 janvier 2013, et les frais de transport entre le 26 mai 2009 et le 29 mars 2010, elle ne met pas la cour en mesure de déterminer les débours exclusivement imputables à la faute de l'AP-HP, qui ne saurait impliquer la condamnation de cette dernière pour des frais exposés avant le 30 mai 2009. Il y a lieu dans ces conditions de rejeter les demandes de la caisse en tant qu'elles concernent ces frais médicaux et de transport. L'AP-HP devra donc verser à la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne la somme totale de 15 656,37 euros.
Quant aux frais divers :
12. L'expert a estimé que Mme A... avait eu besoin de l'assistance d'une tierce personne à hauteur de deux heures par jour, chaque jour de la semaine, durant les quatre semaines qui ont suivi ses hospitalisations entre 2009 et 2012. L'intéressée ayant été hospitalisée pour subir des greffes de membranes du 20 au 21 octobre 2009, du 8 au 9 novembre 2009, du
24 au 25 novembre 2009 et pour l'éviscération de l'oeil gauche du 6 au 8 décembre 2012, elle a eu besoin d'une aide non spécialisée deux heures par jour durant 99 jours, soit 198 heures. Alors même qu'elle ne présente pas de factures, une telle aide pouvant être apportée par l'entourage de la victime, Mme A... est fondée à demander réparation de ce poste de préjudice. Eu égard au montant horaire du SMIC lors des périodes en cause, incluant les charges sociales et les congés payés, il en sera fait une exacte appréciation en l'évaluant à la somme de 2 574 euros.
S'agissant des préjudices extrapatrimoniaux temporaires :
Quant au déficit fonctionnel temporaire :
13. Il résulte de l'expertise que le déficit fonctionnel temporaire dont a été atteinte Mme A... du fait de la faute imputable à l'AP-HP a été total du 30 mai au 23 juillet 2009, puis lors des hospitalisations, du 20 au 21 octobre 2009, du 8 au 11 novembre 2010, du 24 au
25 novembre 2010 et du 6 au 8 décembre 2012, soit pendant soixante-six jours. En dehors de ces périodes, le déficit fonctionnel temporaire dont elle a été atteinte a été évalué à 25 % du 23 juillet 2009 au 7 janvier 2013, date de consolidation, soit 1 256 jours. Compte tenu d'un montant mensuel de 500 euros, il sera fait une juste appréciation de ce chef de préjudice en l'évaluant à la somme totale de 6 333 euros.
Quant aux souffrances endurées :
14. L'expert a évalué le préjudice subi à ce titre par Mme A... à 3,5 sur une échelle allant de 0 à 7, en raison d'un défaut de prise en compte de sa douleur initiale, de soins douloureux, des interventions subies et des souffrances psychologiques. Il en sera fait une juste appréciation en l'évaluant à la somme de 5 000 euros.
Quant au préjudice esthétique temporaire :
15. Mme A... a été temporairement affectée d'un oeil blanc et de tarsorraphies. Le préjudice en résultant a été évalué par l'expert à 4 sur 7. Il en sera fait une juste appréciation en l'évaluant à la somme de 4 500 euros.
S'agissant des préjudices extrapatrimoniaux permanents :
Quant au déficit fonctionnel permanent :
16. Depuis la consolidation de son état de santé, Mme A..., qui a définitivement perdu son oeil gauche, conserve des séquelles physiologiques et doit porter une prothèse oculaire. La perte de son oeil occasionne en outre une douleur psychologique permanente, qui doit être prise en compte au titre du déficit fonctionnel permanent. Il résulte de l'expertise que ce déficit doit être fixé à 27 %. Mme A... était âgée de 48 ans à la date de consolidation de son état de santé. Il sera donc fait une juste appréciation de ce chef de préjudice en l'évaluant à la somme de 55 000 euros.
Quant au préjudice esthétique permanent :
17. Mme A... porte de manière permanente une prothèse oculaire qui, peu mobile, attire les regards. Pour ce motif, l'expert a évalué ce chef de préjudice à 2,5 sur 7. Il en sera fait une juste appréciation en l'évaluant à la somme de 3 500 euros.
Quant au préjudice sexuel :
18. Mme A... a déclaré au cours de l'expertise " ne plus avoir de vie sentimentale ". En l'absence cependant de tout élément de nature à établir la réalité de difficultés sexuelles et leur lien de causalité avec la faute imputable à l'AP-HP, la demande à ce titre doit être rejetée.
Quant au préjudice d'agrément :
19. Il ne résulte pas de l'instruction que Mme A... pratiquait, avant l'infection dont elle a été victime, une ou plusieurs activités sportives ou de loisirs dont elle aurait été privée du fait des séquelles qu'elle conserve. La seule circonstance que sa monophtalmie rend toute activité plus pénible ne justifie pas qu'elle perçoive une indemnisation au titre d'un préjudice d'agrément. Par suite, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande d'indemnisation de ce chef de préjudice.
20. Il résulte de ce qui précède que l'AP-HP doit être condamnée à verser à Mme A... la somme de 76 907 euros, et à la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne la somme de 15 656,37 euros, en réparation des préjudices subis du fait de la faute qui lui est imputable.
IV. Sur les intérêts :
21. La caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne demande que la condamnation prononcée par le point 10 du présent arrêt porte intérêts au taux légal à compter de sa demande. Le mémoire produit par la caisse en première instance a été enregistré par le greffe du tribunal administratif de Melun le 9 août 2016. Il y a lieu par suite d'assortir la condamnation mentionnée ci-dessus des intérêts au taux légal à compter de cette dernière date.
V. Sur les frais liés à l'instance :
En ce qui concerne l'indemnité forfaitaire prévue par les dispositions de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale :
22. Aux termes du 9e alinéa de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale : " En contrepartie des frais qu'elle engage pour obtenir le remboursement mentionné au troisième alinéa ci-dessus, la caisse d'assurance maladie à laquelle est affilié l'assuré social victime de l'accident recouvre une indemnité forfaitaire à la charge du tiers responsable et au profit de l'organisme national d'assurance maladie. Le montant de cette indemnité est égal au tiers des sommes dont le remboursement a été obtenu, dans les limites d'un montant maximum de 910 euros et d'un montant minimum de 91 euros. A compter du 1er janvier 2007, les montants mentionnés au présent alinéa sont révisés chaque année, par arrêté des ministres chargés de la sécurité sociale et du budget, en fonction du taux de progression de l'indice des prix à la consommation hors tabac prévu dans le rapport économique, social et financier annexé au projet de loi de finances pour l'année considérée. ". L'article 1er de l'arrêté du 27 décembre 2018 fixe à 107 euros et 1 080 euros les montants minimum et maximum de l'indemnité pouvant être recouvrée par l'organisme d'assurance maladie.
23. L'AP-HP doit être condamnée à verser à la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne la somme de 1 080 euros, au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion instituée par l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale.
En ce qui concerne les dépens :
24. Par deux ordonnances des 11 février 2011 et 5 octobre 2015, le président du tribunal administratif de Melun a liquidé et taxé les frais et honoraires des expertises ordonnées dans le cadre de la présente instance aux sommes respectives 1 433,22 euros et 1 400 euros. Il y a lieu de mettre ces sommes à la charge définitive de l'AP-HP.
En ce qui concerne les frais exposés et non compris dans les dépens :
25. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'AP-HP, partie perdante, le versement de la somme de 1 000 euros à Mme A..., qui bénéfice de l'aide juridictionnelle partielle à hauteur de 55 %, et le versement de la somme de 1 500 euros à la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne, sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1605545 du 20 avril 2018 du tribunal administratif de Melun est annulé.
Article 2 : L'AP-HP est condamnée à verser à Mme A... la somme de 76 907 euros.
Article 3 : L'AP-HP est condamnée à verser à la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne la somme de 15 656,37 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 9 août 2016, ainsi que la somme de 1 080 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion.
Article 4 : Les frais et honoraires d'expertise, d'un montant total de 2 833,22 euros, sont mis à la charge définitive de l'AP-HP.
Article 5 : L'AP-HP versera la somme de 1 000 euros à Mme A..., et la somme de 1 500 euros à la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne, au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à Mme F... A..., à l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) et à la caisse primaire d'assurance maladie du Val-de-Marne.
Délibéré après l'audience du 10 octobre 2019, à laquelle siégeaient :
- M. E..., premier vice-président,
- M. Bernier, président assesseur,
- Mme C..., premier conseiller,
Lu en audience publique, le 24 octobre 2019.
Le rapporteur,
G. C...Le président,
M. E...
Le greffier,
E. MOULIN
La République mande et ordonne au ministre des solidarités et de la santé en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 10PA03855
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N° 18PA01995, 18PA02104