COUR D'APPEL
d'ANGERS
Chambre Sociale
ARRÊT N
clm/jc
Numéro d'inscription au répertoire général : 13/02585
numéro d'inscription du dossier au répertoire général de la juridiction de première instance
Jugement Au fond, origine Tribunal de Grande Instance d'ANGERS, décision attaquée en date du 19 Septembre 2013, enregistrée sous le no 13/02346
ARRÊT DU 03 Février 2015
APPELANTE :
La SA EUROVIANDE SERVICE - Agissant par le Président de son Conseil d'Administration et ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège
12, Rue Déry -
Les Fousseaux - BP 70116
49481 SAINT SYLVAIN D'ANJOU
non comparante - représentée par Maître LANGLOIS, avocat postulant au barreau D'ANGERS et par Maître CHEVRE, avocat plaidant au barreau de NANTES
INTIMEES :
Le Syndicat SYNDICAT GENERAL AGROALIMENTAIRE CFDT DU FINISTERE
29 route du Calvaire
29800 LANDERNEAU
La Fédération FEDERATION GÉNÉRALE AGROALIMENTAIRE CFDT
47-49 avenue Simon Bolivar
75950 PARIS
non comparantes - représentées par Maître GUYON, avocat postulant au barreau d'ANGERS et par Maître BEZIZ, avocat plaidant au barreau de RENNES
COMPOSITION DE LA COUR : L'affaire a été débattue le 16 Décembre 2014 à 14H00 en audience publique et collégiale, devant la cour composée de :
Madame Anne JOUANARD, président
Madame Catherine LECAPLAIN-MOREL, assesseur
Madame Anne LEPRIEUR, assesseur
qui en ont délibéré
Greffier : Madame BODIN, greffier
ARRÊT : du 03 Février 2015, contradictoire, prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
Signé par Madame Anne JOUANARD, Président, et par Madame BODIN, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
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FAITS ET PROCÉDURE :
La société EUROVIANDE SERVICE exerce une activité de sous-traitance dans le domaine de la transformation de la viande. Ses activités recoupent différentes étapes dans la transformation de la viande : le désossage, le parage, la mise en pièces et le conditionnement.
Elle a la particularité de ne pas disposer d'un site de production propre pour assurer l'exercice de ses activités. Dans le cadre des contrats de sous-traitance conclus avec ses clients, elle affecte ses opérateurs sur les sites d'exploitation desdits clients, sur la France entière, afin que les travaux de découpe, de désossage et d'emballage des viandes soient réalisés sur les lignes de production qui lui sont exclusivement réservées et sous la direction d'un responsable hiérarchique membre de son personnel.
Dans ses rapports avec son personnel, elle relève de l'application de la convention collective nationale des Entreprises de l'Industrie et des Commerces en Gros des Viandes.
La rémunération des techniciens bouchers de la société EUROVIANDE SERVICE comprend une part fixe et une part variable qualifiée de "prime de tonnage ou de production".
Selon les contrats types produits par la société (sa pièce no 1) et par le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et la fédération générale agroalimentaire CFDT (leurs pièces no 1 et 2), le montant de cette prime de tonnage ou de production "dépend de la productivité ou du type de produits travaillés, de l'expérience propre à chaque opérateur et de diverses appréciations formulées par les responsables de sites" ou "par les agents de maîtrise". "Elle correspond à la valorisation effectuée au kilo ou à la pièce de la production réalisée mensuellement par chaque opérateur sous déduction du salaire de base brut. Cette prime de tonnage ou de production englobe, par ailleurs, l'ensemble des primes conventionnelles brutes qui pourraient être versées à l'intéressé, quelle que soit leur périodicité de versement.".
Certains contrats de travail (cf pièce no 3 des intimées) se contentent de prévoir une rémunération fixe correspondant au produit d'un taux horaire par 169 heures travaillées en indiquant que "Seront inclus dans la rémunération nette notamment, "la prime d'activité ou prime de tonnage (si le volume de production est suffisant)".
La production globale de la chaîne est distribuée parmi l'ensemble des techniciens intervenant sur la chaîne en tenant compte du travail effectué par chacun et d'autres critères appréciés par le responsable de chantier, tels la qualité du travail fourni par l'opérateur, sa polyvalence, son niveau de productivité industrielle.
Au sujet de ce principe de distribution, l'Accord de négociations salariales pris le 24 avril 2012 pour l'année 2012 énonce : "Bons de tonnage : Les parties conviennent que l'entreprise indiquera sur les bons de tonnage hebdomadaires un état des productions journalières afin de permettre une meilleure lisibilité et donner les moyens de contrôle de production de la veille. De plus, l'entreprise fera apparaître sur les bons de tonnage hebdomadaires le pourcentage de distribution attribué à chaque salarié par le responsable de site. Cette mesure s'appliquera sur l'ensemble des sites de production à compter du 1er juillet 2012.".
Le livret d'accueil remis à chaque salarié énonce que la prime de tonnage ou de production venant en complément de la rémunération fixe "sera attribuée si un quota minimum de production est atteint".
En pratique, la prime de tonnage ou de production résulte de la multiplication des quantités de viandes travaillées par un prix unitaire au kilo ou à la pièce, variable en fonction du produit.
Lors de sa réunion du 28 septembre 2012, le comité d'entreprise a été informé et consulté sur la question de la mise en place de nouvelles modalités de calcul du montant de la prime de tonnage ou de production incluant les coûts directs d'exploitation du chantier de la façon suivante : "si les coûts directs d'exploitation sont inférieurs ou supérieurs à 87% du CA, le montant de la prime de tonnage pourra varier de +20% à -30%.". (pièces no 7 et 8 des intimés). Le comité d'entreprise n'a émis aucun avis sur cette proposition.
Lors de la réunion du comité d'entreprise du 17 octobre 2012, la direction a indiqué que cette mesure ne constituait pas une modification unilatérale des contrats de travail mais une application des mesures convenues dans ces contrats.
A l'occasion de la réunion du comité d'entreprise du 21 novembre 2012, la direction a précisé que les coûts directs de chantier seraient constitués par les éléments suivants :
les salaires bruts, les charges sociales dont le taux accident du travail de 4,7 %, les frais de déplacement, les primes de panier, la contribution patronale au comité d'entreprise, l'intérim, les EPI (équipements de protection individuelle), le matériel, le nettoyage du linge.
Elle a indiqué que, selon que les coûts d'exploitation seraient inférieurs ou supérieurs à 87 % du chiffre d'affaires, le montant de la prime de tonnage serait augmenté ou diminué de 30 %.
Par ordonnance du 7 juin 2013, le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et la fédération générale agroalimentaire CFDT ont été autorisés à faire assigner la société EUROVIANDE SERVICE à jour fixe pour l'audience du 4 juillet 2013.
Par acte d'huissier du 18 juin 2013, le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et la fédération générale agroalimentaire CFDT ont fait assigner la société EUROVIANDE SERVICE devant le tribunal de grande instance d'Angers pour cette date afin, sous le bénéfice de l'exécution provisoire:
- de voir juger que la modification des modalités de calcul des parts variables des rémunérations des salariés ne pouvait pas être mise en oeuvre par la société EUROVIANDE SERVICE sans l'accord préalable des salariés concernés ;
- de voir juger que la modification des modalités de calcul des parts variables des rémunérations des salariés ne pouvait pas être mise en oeuvre par la société EUROVIANDE SERVICE sans consultation préalable du comité d'entreprise ;
- de voir juger en toute hypothèse que le critère lié aux «coûts d'exploitation du chantier, servant de base au calcul de la part variable de la rémunération du personnel technique qualifié est illicite" ;
- de voir faire interdiction à la société EUROVIANDE SERVICE d'appliquer le nouveau mode de calcul des parts variables des rémunérations des salariés fondé sur les «coûts d'exploitation du chantier», sous astreinte de 1000 euros par
infraction constatée consistant à prendre en compte les coûts d'exploitation dans le calcul de la partie variable des rémunérations des salariés ("prime de tonnage ou de production"), à compter du quinzième jour suivant la signification du jugement à intervenir ;
- d'entendre condamner la société EUROVIANDE SERVICE à payer à chacune d'elles la somme de 5 000 euros en réparation du préjudice direct causé à l'intérêt collectif des salariés qu'elles représentent ;
- de voir dire qu'à défaut pour la société EUROVIANDE SERVICE d'afficher le jugement sollicité sur les panneaux d'affichage dans les locaux du personnel pendant une durée de trois mois à compter du .huitième jour suivant la signification du jugement à intervenir, elle y serait contrainte par une astreinte de 1 000 euros par jour de retard, à compter du quinzième jour suivant la signification du jugement à intervenir ;
- d'entendre condamner la société EUROVIANDE SERVICE à payer à chacun du syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et de la fédération générale agroalimentaire CFDT la somme de 1 500 ¿ en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.
La société EUROVIANDE SERVICE a soulevé l'incompétence du tribunal de grande instance d'Angers ratione materiae au profit du conseil de prud'hommes d'Angers, l'irrecevabilité des demandes et il les a contestées au fond.
Par jugement du 19 septembre 2013 auquel il est renvoyé pour un ample exposé, le tribunal de grande instance d'Angers a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire :
- rejeté l'exception d'incompétence au motif qu'il s'agissait bien d'un litige collectif du travail ;
- déclaré les demandes recevables en ce qu'elles sont présentées par le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et par la fédération générale agroalimentaire CFDT ;
- constaté que la modification des modalités de calcul des parts variables des rémunérations des salariés ne pouvait pas être mise en oeuvre par la société EUROVlANDE SERVICE sans l'accord préalable des salariés concernés et sans la consultation et l'avis préalable du comité d'entreprise ;
- dit que le critère lié aux «coûts d'exploitation du chantier» tel qu'il est actuellement mis en oeuvre et servant de base au calcul de la part variable de la rémunération du personnel technique qualifié, est illégal ;
- fait interdiction à la société EUROVIANDE SERVICE d'appliquer le nouveau mode de calcul des parts variables des rémunérations des salariés fondé sur les coûts d'exploitation du chantier, et ce dans un délai d'un mois à compter de la signification de la décision ;
- dit que faute pour la société EUROVIANDE SERVICE d'arrêter l'application de ce nouveau mode de calcul des parts variables des rémunérations fondé sur les coûts d'exploitation du chantier, elle serait redevable, passé un délai d'un mois suivant la signification du jugement d'une astreinte dont le montant a été provisoirement fixé jusqu'au 2 janvier 2014 à la somme de 300 euros par infraction constatée ;
- ordonné à la société EUROVIANDE SERVICE d'afficher le jugement sur les panneaux d'affichage dans les locaux du personnel pendant une durée de trois mois et ce, passé un délai d'un mois à compter de la signification de la présente décision sous peine, passé ce délai, d'une astreinte provisoire de 500 ¿ par jour de retard qui courra jusqu'au 31 mars 2014 ;
- condamné la société EUROVIANDE SERVICE à payer à chacun du syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et de la fédération générale agroalimentaire CFDT, d'une part, la somme de 500 ¿ à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral, d'autre part, une indemnité de procédure de 1 500 ¿ ;
- rejeté le surplus des demandes et condamné la société EUROVIANDE SERVICE aux dépens.
La société EUROVIANDE SERVICE a relevé appel de ce jugement le 5 octobre 2013.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 4 décembre 2014.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :
Les dernières conclusions, respectivement déposées le 20 novembre 2014 pour la société EUROVIANDE SERVICE dites "récapitulatives et responsives no 3" et le 5 décembre 2014 pour le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et la fédération générale agroalimentaire CFDT dites "récapitulatives no 3", auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, peuvent se résumer ainsi qu'il suit:
La société EUROVIANDE SERVICE demande à la cour :
- d'infirmer le jugement entrepris ;
- de déclarer le tribunal de grande instance d'Angers incompétent ratione materiae pour connaître de la présente affaire et ce, au profit du conseil de prud'hommes d'Angers au motif que, même si l'affaire a un impact collectif, il s'agit de litiges individuels en ce que les demandes présentées, fondées sur la modification des contrats de travail des salariés, relèvent pour chacun d'eux de l'exercice d'un droit propre ;
- de déclarer les demandes formées par le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et par la fédération générale agroalimentaire CFDT irrecevables au motif qu'ils n'ont pas qualité pour agir s'agissant de demandes fondées, non pas sur les dispositions d'un accord collectif mais sur le contenu des contrats de travail et qui relèvent, pour chaque salarié, de l'exercice d'un droit propre fondé sur la modification du contrat de travail, et non d'une action visant à défendre les intérêts matériels et moraux des personnes représentées par les syndicats ou l'intérêt collectif de la profession ; qu'en l'espèce, la modification des modalités de calcul alléguées des parts variables de rémunération ne concerne pas la défense des intérêts collectifs de la profession;
- de débouter le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et la fédération générale agroalimentaire CFDT de leurs demandes aux motifs :
1) que la mise en oeuvre de critères objectifs à la place des appréciations subjectives des responsables hiérarchiques ne constitue pas une modification de la structure de la rémunération laquelle demeure composée d'une partie fixe et d'une partie variable ;
2) la clause de variation de salaire est licite en ce qu'elle est fondée sur des éléments objectifs indépendants de la volonté de l'employeur, qu'elle ne fait pas porter le risque d'entreprise sur le salarié et qu'elle ne réduit pas la rémunération au-dessous des minima légaux ;
3) la procédure de consultation du comité d'entreprise a été respectée et est régulière ;
- de débouter le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et la fédération générale agroalimentaire CFDT de leurs demandes de dommages et intérêts pour délit d'entrave ;
- de les condamner in solidum à lui payer la somme de 3 000 ¿ en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les entiers dépens sous le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
S'agissant de la fin de non-recevoir, quoique dans le dispositif de ses conclusions, la société EUROVIANDE SERVICE demande à la cour de déclarer irrecevables "les demandes" des intimés, ce qui s'entend des demandes dans leur ensemble, dans le corps de ses écritures et aux termes de ses explications fournies à l'audience, elle précise que le tribunal n'a pas vérifié l'étendue de la fin de non-recevoir soulevée et que celle-ci ne porte que sur la demande suivante: "juger que la modification des modalités de calcul des parts variables des rémunérations des salariés ne pouvait pas être mise en oeuvre par la société EUROVIANDE SERVICE sans l'accord préalable des salariés concernés" au motif que la notion de "modification essentielle du contrat de travail" est par essence une notion individuelle qui se rapporte à des intérêts individuels.
Le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et la fédération générale agroalimentaire CFDT demandent à la cour :
- d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a estimé que le délit d'entrave au fonctionnement régulier du comité d'entreprise n'est pas caractérisé ;
- de le confirmer en toutes ses autres dispositions ;
- statuant à nouveau, de juger qu'il y a eu délit d'entrave au fonctionnement régulier du comité d'entreprise ;
- de condamner la société EUROVIANDE SERVICE à payer à chacun d'eux la somme de 2 500 ¿ en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens d'appel sous le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Les intimés font valoir en substance que :
1) sur la compétence du tribunal de grande instance :
- il s'agit bien d'une action collective en ce qu'ils agissent pour leur propre compte au nom de l'intérêt collectif et non pour celui des salariés ;
- l'objet de la présente instance est de faire interdire à l'entreprise de mettre en ¿uvre une évolution du système de rémunération de l'ensemble des salariés de la catégorie des techniciens bouchers compte tenu de l'illicéité de ce projet au regard des principes du droit du travail et de l'obligation de consulter les institutions représentatives du personnel ;
2) sur la recevabilité des demandes :
- ils ont qualité pour agir en ce que la demande présentée, relative aux modalités de détermination de la rémunération, concerne les intérêts matériels et moraux des personnes visées par les statuts tant de la fédération générale agroalimentaire CFDT ("travailleurs de l'agroalimentaire") que du syndicat général de l'agroalimentaire du Finistère ("salariés du département du Finistère ( ... ) des industries privées ( ... ) alimentaires") étant précisé que la société EUROVIANDE SERVICE dispose d'un nombre important de chantiers et donc de sites d'activité dans le département du Finistère ;
- la demande porte sur une question de principe susceptible de porter préjudice à de multiples salariés ;
3) au fond :
- l'introduction dans l'assiette de calcul de la part variable de la rémunération des techniciens bouchers, d'un nouveau critère lié aux coûts d'exploitation d'un chantier qui n'était jusqu'alors pas prévu dans les contrats de travail, constitue une modification du contrat de travail des salariés qui aurait dû être soumise à leur accord préalable ; cette donnée ne peut pas entrer dans le champ des "appréciations formulées par les responsables de site" prévues dans les contrats de travail ;
- ce critère est illicite en ce qu'il conduit à réduire la part variable de la rémunération des salariés en fonction de coûts incombant normalement à l'entreprise ;
- les critères de détermination de la part variable de la rémunération doivent être transparents ; or, en l'espèce, les salariés ne disposent d'aucun élément leur permettant de contrôler l'application des critères ayant servi de base au calcul de leur part variable, dès lors que les coûts d'exploitation ne leur sont pas communiqués ;
- le critère des coûts de production n'a pas été introduit pour objectiver la détermination de la part variable mais pour permettre à l'entreprise de réaliser des économies sur les salaires, sur la base d'éléments qui échappent à tout contrôle des salariés ;
- le délit d'entrave est constitué car le nouveau régime des rémunérations variables a été mis en place dès le 1er octobre 2012 alors que la consultation du comité d'entreprise n'était pas achevée et sans l'avis de ce comité ; la circonstance que le comité d'entreprise ait, quelques jours avant l'audience de première instance, décidé pour des questions d'opportunité, de ne pas engager d'action en justice du chef du délit d'entrave ne prive pas les syndicats d'exercer son droit propre d'action en justice pour faire constater l'entrave apportée au fonctionnement régulier des institutions représentatives du personnel.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
1) Sur la révocation de l'ordonnance de clôture :
Lors de l'audience, le conseil de la société EUROVIANDE SERVICE a déclaré que sa cliente ne voyait aucune difficulté à ce que les dernières conclusions des intimés soient déclarées recevables quoique déposées postérieurement à l'ordonnance de clôture.
En application du dernier alinéa de l'article 784 du code de procédure civile, il convient de prononcer d'office la révocation de l'ordonnance de clôture, de déclarer recevables les conclusions déposées pour le compte du syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et de la fédération générale agroalimentaire CFDT le 5 décembre 2014 et d'ordonner la clôture de l'instruction au 16 décembre 2014, jour des débats.
2) Sur la compétence du tribunal de grande instance d'Angers:
Aux termes de l'article L. 1411-1 du code du travail, "Le conseil de prud'hommes règle par voie de conciliation les différends qui peuvent s'élever à l'occasion de tout contrat de travail soumis aux dispositions du présent code entre les employeurs, ou leurs représentants, et les salariés qu'ils emploient.".
En vertu de l'article L. 211-3 du code de l'organisation judiciaire, "Le tribunal de grande instance connaît de toutes les affaires civiles et commerciales pour lesquelles compétence n'est pas attribuée, en raison de leur nature ou du montant de la demande, à une autre juridiction.".
Il découle de ces textes que le législateur a entendu conférer une compétence d'attribution au conseil de prud'hommes s'agissant exclusivement des conflits du travail de nature individuelle nés à l'occasion de tout contrat de travail de droit privé qui lie ou a lié un employeur et un salarié.
Le tribunal de grande instance est quant à lui compétent pour connaître des conflits collectifs du travail, c'est à dire, comme l'a exactement retenu le tribunal, des litiges tendant à faire trancher une question de droit ou une difficulté sur un plan collectif, au nom de l'intérêt commun, au moins pour une catégorie de salariés, et non au bénéfice personnel d'un ou de plusieurs salariés pris individuellement.
Au cas d'espèce, outre l'octroi de dommages et intérêts subséquents, la demande formée par le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et par la fédération générale agroalimentaire CFDT a pour objet de voir déclarer illégale, non pas la clause des contrats de travail des techniciens bouchers relative à la part variable de leur rémunération, mais le nouveau paramètre, constitué par les coûts directs d'exploitation du chantier, introduit dans les modalités de calcul de la prime de tonnage versée aux techniciens bouchers et de voir, en conséquence, interdire la mise en oeuvre de ces nouvelles modalités de calcul par l'introduction de ce nouveau paramètre ou critère.
La demande ne vise donc pas à voir trancher la question de la modification du contrat de travail d'un salarié ou des contrats de travail de plusieurs salariés et à statuer sur les conséquences individuelles, le cas échéant pécuniaires, qui pourraient en résulter pour chacun d'eux.
Le litige en cause est donc bien un litige collectif du travail et le jugement entrepris doit être confirmé en ce qu'il a rejeté l'exception d'incompétence soulevée par la société EUROVIANDE SERVICE.
3) Sur la recevabilité des demandes formées par le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et par la fédération générale agroalimentaire CFDT :
Aux termes de l'article L. 2131-1 du code du travail, "Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu'individuels, des personnes mentionnées dans leurs statuts.".
L'article L. 2132-3 du code du travail énonce quant à lui que "Les syndicats professionnels ont le droit d'agir en justice. Ils peuvent, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif de la profession qu'ils représentent.".
Nonobstant la précision apportée par l'appelante au sujet de l'étendue de la fin de non-recevoir qu'elle soulève, s'agissant d'une procédure écrite, la cour est tenue par le dispositif de ses dernières conclusions aux termes duquel elle entend voir déclarer irrecevables toutes les demandes des intimés.
Comme la cour l'a précédemment précisé, outre une demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé à l'intérêt collectif des salariés représentés, la demande soumise à l'appréciation du tribunal et, aujourd'hui, de la cour, par le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et par la fédération générale agroalimentaire CFDT, a pour objet de voir déclarer illégal le nouveau paramètre, constitué par les coûts directs d'exploitation du chantier, introduit dans les modalités de calcul de la prime de tonnage ou de production versée aux techniciens bouchers et, en conséquence, de voir interdire la mise en oeuvre de ces nouvelles modalités de calcul par l'introduction de ce nouveau paramètre, une mesure d'astreinte étant en outre sollicitée pour garantir le respect de cette interdiction.
Il ressort des motifs et du dispositif du jugement que, outre la demande de dommages et intérêts, c'est d'ailleurs bien cette seule question d'illégalité que le tribunal a tranchée en déclarant "illégal" le critère lié aux coûts d'exploitation du chantier mis en oeuvre et servant de base au calcul de la part variable de la rémunération du personnel technique qualifié. La mesure d'interdiction d'application de ce critère et la mesure d'astreinte consécutivement ordonnées sont des dispositions accessoires destinées à rendre effective cette déclaration d'illégalité.
Nonobstant le fait que le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et la fédération générale agroalimentaire CFDT aient mentionné dans le dispositif de leur assignation et de leurs conclusions de première instance qu'ils demandaient à la juridiction de :
- "de voir juger que la modification des modalités de calcul des parts variables des rémunérations des salariés ne pouvait pas être mise en oeuvre par la société EUROVIANDE SERVICE sans l'accord préalable des salariés concernés ;
- de voir juger que la modification des modalités de calcul des parts variables des rémunérations des salariés ne pouvait pas être mise en oeuvre par la société EUROVIANDE SERVICE sans consultation préalable du comité d'entreprise ;",
ces dispositions ne constituent pas, en réalité, des demandes en justice au sens de l'article 53 du code de procédure civile en ce qu'elles n'ont pas pour objet de soumettre au juge une prétention, mais elles ne tendent qu'à articuler, au soutien de la demande, des moyens permettant de fonder en droit l'illégalité invoquée. Le tribunal les a d'ailleurs clairement, aux termes des motifs et du dispositif du jugement, appréhendées et traitées comme des moyens dont il a, entre autres, tiré sa décision d'illégalité du critère litigieux. Et, aux termes de ses écritures devant la cour, la société EUROVIANDE SERVICE les traite elle-même expressément comme des moyens et non comme des prétentions.
La fin de non-recevoir soulevée par la société EUROVIANDE SERVICE du chef de la disposition suivante : "de voir juger que la modification des modalités de calcul des parts variables des rémunérations des salariés ne pouvait pas être mise en oeuvre par la société EUROVIANDE SERVICE sans l'accord préalable des salariés concernés ;" est donc inopérante en ce que cette disposition s'analyse en un simple moyen et non en une prétention.
Comme l'ont exactement rappelé les premiers juges, "les droits réservés à la partie civile" au sens de l'article L. 2132-3 du code du travail ne se limitent pas à la demande de dommages et intérêts, mais incluent toute demande tendant à établir et faire sanctionner une violation des règles de droit dont la méconnaissance engendre un préjudice, même indirect ou d'ordre moral, à l'intérêt collectif de la profession représentée. Un syndicat a intérêt et qualité pour agir dès lors que le non-respect de certaines dispositions légales par l'employeur cause un préjudice à la profession dont il défend les intérêts.
Au cas d'espèce, aux termes de l'article 5 des statuts de la fédération générale agroalimentaire CFDT, cette dernière "a pour objet de défendre les intérêts et de répondre aux aspirations des travailleurs de l'agroalimentaire quelles que soient leurs catégories sociales ou leurs emplois.".
S'agissant du syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère, l'article 6 de ses statuts prévoit qu'il a notamment pour but "de regrouper les salariés du département du Finistère (1) de la production agricole, de l'artisanat alimentaire, des forêts, des services professionnels et organismes agricoles en relation avec l'agroalimentaire, des industries privées et coopératives alimentaires, et de leurs branches connexes, en vue d'assurer la défense individuelle et collective de leurs intérêts professionnels, économiques et sociaux, par les moyens les plus appropriés.".
Il n'est pas discuté par la société EUROVIANDE SERVICE que ses techniciens bouchers, concernés par l'introduction dans les modalités de calcul de la part variable de leur rémunération qualifiée "prime de tonnage ou de production" du critère litigieux, relèvent bien du domaine professionnel de l'agroalimentaire ou des industries privées alimentaires ou de leurs branches connexes.
La demande tendant à voir déclarer illégal, au regard des règles du droit du travail, le nouveau paramètre ou critère, constitué par les coûts directs d'exploitation du chantier, introduit dans les modalités de calcul de la prime de tonnage versée à ces techniciens bouchers, tend bien à établir et à faire sanctionner la violation de règles de droit dont la méconnaissance cause un préjudice à l'intérêt collectif de la profession représentée via une catégorie de salariés de cette dernière.
Les intimés ont donc intérêt et qualité pour soutenir une telle demande de même que les demandes connexes tendant à l'interdiction, sous astreinte, de mise en oeuvre du nouveau critère litigieux et à l'allocation de dommages et intérêts en réparation du préjudice en résultant pour l'intérêt collectif des salariés représentés.
Par ailleurs, la fédération générale agroalimentaire CFDT, par délibération de sa commission exécutive en date du 25 mars 2013, et le syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère, par délibération de son bureau en date du 11 mars 2013, ont été autorisés à engager la présente action en justice introduite devant le tribunal de grande instance d'Angers le 18 juin 2013.
Le jugement déféré sera en conséquence confirmé en ce qu'il a déclaré leurs demandes recevables.
4) Sur la demande tendant à voir déclarer illégal le critère lié "aux coûts directs d'exploitation du chantier" :
La validité des clauses qui organisent une variation du salaire ou clauses dites de "variabilité du salaire" est subordonnée aux trois conditions suivantes :
1) - elles ne peuvent pas avoir pour effet de réduire la rémunération en-dessous des minima légaux et conventionnels ;
2) - la rémunération doit être fondée sur des éléments objectifs, indépendants de la volonté de l'employeur ;
3) - elles ne peuvent pas conduire à faire peser le risque d'entreprise sur le salarié.
Il résulte des notes d'information soumises au comité d'entreprise les 21 novembre et 19 décembre 2012 que "les coûts directs d'exploitation du chantier" sont en l'occurrence constitués par :
- les salaires bruts,
- les charges sociales dont taux accident du travail de 4,7 %,
- les frais de déplacement et paniers,
- les taxes sociales,
- la contribution patronale au comité d'entreprise,
- l'intérim,
- les EPI (équipements de protection individuelle), le matériel, le nettoyage du linge.
Comme l'ont exactement retenu les premiers juges, même exercé dans le respect des limites et contraintes édictées par la loi, le recours à l'intérim et l'ampleur de ce recours, donc l'importance des charges qu'il induit, dépendent de la volonté de l'employeur.
De même, outre que la mention "EPI, matériel, nettoyage linge" est très imprécise quant aux coûts concernés qui peuvent, s'agissant notamment du matériel, être des coûts d'achat mais aussi des coûts d'entretien, ces coûts dépendent également de la volonté de l'employeur, notamment des efforts qu'il déploie ou non pour les minimiser, par exemple dans le cadre de la négociation des marchés ou des choix d'équipements qu'il arrête.
Les premiers juges ont également exactement considéré que, faire entrer le coût des cotisations "accidents du travail" dans le paramètre litigieux conduisait à faire peser le risque "accident du travail" de l'entreprise sur le salarié, étant observé que l'importance de ce risque dépend directement, notamment, de la volonté de l'employeur de mettre ou non en oeuvre, et dans quelle mesure, une politique de prévention des risques et une politique destinée à garantir la santé et la sécurité des salariés au travail.
Pour ces raisons et sans qu'il y ait lieu à examen du moyen tiré de la modification des contrat de travail, le critère litigieux doit, comme l'ont fait les premiers juges, être déclaré illégal.
S'agissant du défaut de consultation régulier du comité d'entreprise, il ressort de la formulation suivante du dispositif de l'assignation et des écritures de première instance du syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et de la fédération générale agroalimentaire CFDT : "de voir juger que la modification des modalités de calcul des parts variables des rémunérations des salariés ne pouvait pas être mise en oeuvre par la société EUROVIANDE SERVICE sans consultation préalable du comité d'entreprise ;" est également un moyen invoqué à l'appui de la demande d'illégalité du critère litigieux et non une prétention.
Il résulte du dispositif du jugement déféré que le tribunal n'a d'ailleurs pas tranché la question de l'existence ou non d'un délit d'entrave de sorte qu'il n'y a pas lieu à l'infirmation sollicitée de ce chef par les intimés.
En cause d'appel, cette irrégularité de la consultation du comité d'entreprise est encore invoquée comme un moyen à l'appui de la demande d'illégalité du critère litigieux.
A supposer même que la consultation du comité d'entreprise de la société EUROVIANDE SERVICE relativement à l'introduction du critère litigieux dans les modalités de calcul de la prime de tonnage des techniciens bouchers ait été irrégulière et que le délit d'entrave soit constitué, ce moyen est inopérant en ce que cette irrégularité serait sans incidence sur la légalité du critère critiqué. Il n'y a donc pas lieu de l'examiner.
Le jugement entrepris sera en conséquence confirmé en ce qu'il a déclaré illégal le critère lié aux coûts d'exploitation du chantier introduit par la société EUROVIANDE SERVICE dans les modalités de calcul de la prime de tonnage ou de production des techniciens bouchers à compter du 1er octobre 2012.
Comme l'ont exactement retenu les premiers juges, pour garantir l'effectivité de cette déclaration d'illégalité, il était nécessaire d'interdire à l'employeur d'appliquer ce nouveau critère et d'assortir cette interdiction d'une mesure d'astreinte. Le jugement déféré sera dès lors également confirmé sur ces points ainsi qu'en ses dispositions relatives à la mesure d'affichage et à la mesure d'astreinte y afférente.
Les premiers juges ont fait une exacte appréciation du préjudice moral subi par chacun du syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et de la fédération générale agroalimentaire CFDT en raison du préjudice causé à l'intérêt collectif de la profession qu'ils représentent. Le jugement déféré sera également confirmé s'agissant du montant des dommages et intérêts alloués.
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort ;
Prononce la révocation de l'ordonnance de clôture intervenue le 4 décembre 2014 et déclare recevables les conclusions déposées pour le compte du syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et de la fédération générale agroalimentaire CFDT le 5 décembre 2014 ;
Ordonne la clôture de l'instruction au 16 décembre 2014 ;
Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
Condamne la société EUROVIANDE SERVICE à payer à chacun du syndicat général agroalimentaire CFDT du Finistère et de la fédération générale agroalimentaire CFDT la somme de 1 500 ¿ en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au titre de leurs frais irrépétibles d'appel;
Déboute la société EUROVIANDE SERVICE de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile ;
La condamne aux dépens d'appel.
LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,
Viviane BODIN Anne JOUANARD